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AmyEngel
THEBOOKOFIVY
Traduitdel'anglais(Etats-Unis)
parAnaïsGoacolou
LUMEN
L’auteur
Née au Kansas, Amy Engel a passé son enfance dans divers pays du monde (Iran, Taïwan) et
vécu un peu partout aux États-Unis, de la Californie à Washington D.C. Avant de se consacrer à plein
tempsàl'écriture,elleaexercélemétierd'avocate—quis'estavérémoinstrépidantaufinalquedans
lessériestélévisées.Dèsqu'elleaunmomentdelibre,elleseplongedansunbonbouquin,ouselivreà
sonpéchémignon:l'achatcompulsifdechaussures.TheBookofIvyestsonpremierroman.N'hésitezpas
àluirendreunepetitevisitesurInternetsuramyengel.netou@aengelwrites.
Titreoriginal:TheBookoflvy
Copyright©2014byAmyEngel
©2015Lumenpourlatraductionfrançaise
©2015Lumenpourlaprésenteédition
Éditionoriginale:EntangledPublishing
Pourmonpère,quiatoujourseufoienmoi
Chapitre1
enosjours,pluspersonneneportederobeblancheàsonmariage.Tropdifficiledetrouverdutissu
de cette couleur, trop coûteux et compliqué de s'en procurer assez pour fabriquer des robes par
dizaines.Ycomprispourlacérémonied'aujourd'hui—àlaquelleparticipepourtantlefilsdenotre
leader, puisqu'il est l'un des futurs mariés. Mais même lui ne sort pas assez du lot pour se permettre
d'épouserunefillevêtuedeblanc.
—Tiens-toitranquille!râlemasœurderrièremoi.
De ses mains glacées, elle tente de boucler le laçage récalcitrant au dos de ma robe bleu pâle.
Confectionnépourlemariageauquelellen'ajamaiseudroit,levêtementestunpeuserrépourmoi.
—Voilà!conclut-ellelorsqu'elleparvientenfinàlefermerjusqu'enhaut.Retourne-toi.
Jem'exécuteàcontrecœurentapotantduboutdesdoigtsletissusoyeux.Jen'aipasl'habitudede
porter des robes. J'ai l'impression d'être presque nue en dessous et, déjà, je n'ai plus qu'une envie :
remettre un pantalon et me débarrasser du corsage trop étroit qui m'empêche de respirer normalement.
Commesiellelisaitdansmespensées,masoeurbaisselesyeuxsurlecorset.
—Tuasdesformesplusgénéreusesquelesmiennes,constate-t-elleavecunemoueamusée.Mais
çam'étonneraitqu'ils'enplaigne...
—C'estbon,Callie...Tesremarques,tupeuxtelesgarder.
Maréponsemanquecruellementdeconviction.Jen'auraisjamaiscruêtreaussinerveuse.Cen'est
pascommesicettejournéeétaitinattendue,enplus!J'aisutoutemaviequ'elles'annonçaitàl'horizon—
j'aimêmepasséchaqueminutedesdeuxdernièresannéesàm'ypréparer.Etàprésentquelegrandjour
estarrivé,jeneparviensniàmaîtriserletremblementdemesmains,niàdomptermonestomacrévulsé.
Serai-jecapabled'accomplirmondevoir?Jen'aipaslechoix,jelesais.
Callierabatunemèchedecheveuxrebellederrièremonoreille.
—Toutvabiensepasser,mepromet-elled'untonferme.D'accord?Tusaisquoifaire.
Jerelèvelatêteetjerépondssimplement:
—Jesais,oui.
Sesparolesmefontmesentirplusforte:ellearaison,jen'aipasbesoind'êtretraitéecommeune
enfant.
Ellemeregardeunlongmoment,leslèvrespincées.Est-ellemécontentequejeprennelaplace
quiluirevenaitdedroit,ousesent-elleaucontrairelibéréedesonfardeau?Soulagéedeneplusêtre
cellesurquireposenttantd'espoirs?
—Lesfilles!appellemonpèredepuislerez-de-chaussée.C'estl'heure!
—Vas-y,dis-jeàmasœur.Jetesuis...
J'aibesoind'undernierinstantdecalme,d'unedernièreoccasiondecontemplerlachambrequine
sera plus jamais la mienne. Callie sort, mais laisse la porte entrouverte. J'entends mon père qui
s'impatienteenbas,ellequilerassureàvoixbasse.
Surmonlitsetrouveunevaliseuséeauxroulettescasséesdepuislongtemps—jevaisdevoirla
porter. Je la soulève et je fais lentement un tour sur moi-même. Je sais que je ne dormirai plus jamais
dans ce lit étroit, ne me brosserai plus jamais les cheveux devant la coiffeuse, ne m'endormirai plus
jamaisausondelapluiecontrecettevitre.Jerespireungrandcoupetjefermelesyeuxpourretenirles
larmes que je sens monter. Quand je les rouvre, ils sont secs. Je sors de la pièce sans un regard en
arrière.
D
Les mariages sont célébrés le deuxième samedi de mai. Certaines années, lorsqu'il pleut, une
légère odeur de brûlé nous parvient, même après tout ce temps. Mais aujourd'hui, le ciel d'un bleu
éclatant est dégagé depuis l'aube, et seuls quelques nuages vaporeux flottent dans la brise légère. Une
bellejournéepoursemarier...Pourtant,toutaulongdenotretrajetàpiedverslamairie,jeneparviensà
me concentrer que sur les battements irréguliers de mon cœur et la sueur qui ruisselle entre mes
omoplates.
MonpèreetCalliem'encadrent,unpeucommesij'étaisunchevalprêtàs'emballer.Jenecompte
pasm'enfuir,maisàquoibonleleurdire?Monpèrem'effleurelamain,puislaprenddanslasienne.Il
nemel'apastenuedepuisquejesuistoutepetiteetsongestemecauseuntelchocquejetrébuchetoute
seule — c'est même lui qui me rattrape avant que je ne tombe. Mais malgré la surprise, je suis
profondémentémue:untelcomportementn'estpashabituelchezlui.Offrirduréconfort,cen'estpasson
genre.Lorsqu'onaundestintouttracé,commelemien,onn'apasbesoind'êtredorlotée.Sonrôle,c'est
demerendreforte.J'aimeàcroirequ'ilyaréussi,maisjeprendspeut-êtremesdésirspourdesréalités.
—Noussommesfiersdetoi,dit-il.(Ilétreintmamain,unefois,presqueàmefairemal,puisla
relâche.)Tuvasyarriver.
Lesyeuxbraquésdroitdevantmoi,jeréponds:
—Jesais.
Lafaçadeenpierrecalcairedel'hôteldevilleestàprésenttouteproche.D'autresjeunesfilles,
accompagnées de leurs parents, gravissent les marches du perron. Elles doivent être nerveuses,
impatientes de savoir si, à la fin de la journée, elles seront mariées ou devront rentrer chez elles
retrouver leur lit d'adolescente. Mon anxiété n'a rien à voir avec la leur. Je sais où je vais coucher ce
soir,etceneserapasdanslesdrapsquej'aiquittéscematin.Lapeurmeserrelagorge.
Lorsque nous parvenons sur le trottoir devant la mairie, certains commencent à se retourner, à
fairesigneàmonpère,àvenirluiserrerlamainouluitapersurl'épaule.Detempsàautre,quelqu'un
m'adresseunsourirerassurant,mecomplimentesurmatenue.
—Souris!mesouffleCallieàl'oreille.Tuasunegrimacecolléesurlevisage.
Jesouffle,irritée:
—Sic'estsifacile,tun'asqu'àessayer!
Pourtant,malgrémesprotestations,j'obéis.
—J'auraisbienvoulu,souviens-toi!rétorque-t-elle.Maisjen'aipaseucettechance.Maintenant,
tudoislefaireàmaplace.
Voilà,j'aimaréponse:elleestjalousedemoi,dépitéed'avoirétéspoliéedesondroitd'aînesse.
Je m'attends à croiser un regard glacial mais, quand je tourne la tête vers elle, ses prunelles sont
empreintesd'unedouceurquejeleurairarementvue.Callie,c'estlaversionfémininedenotrepère,avec
ses yeux chocolat et ses cheveux bruns. J'ai toujours voulu leur ressembler plutôt que d'être celle qui
détonne : mes iris bleu-gris et mes cheveux ni vraiment blonds, ni vraiment bruns, je les ai hérités de
notre mère, morte depuis longtemps. Même si nous nous ressemblons très peu, lorsque je regarde ma
sœur,j'ail'impressiondemevoirmoi,maisenplusféroceetplusdisciplinée:elleincarnelapersonne
quejesuiscenséedevenir.
Nous suivons la longue file de jeunes filles à marier à l'intérieur de la mairie. Je suis entourée
d'adolescentesenrobesdecouleurclaire—certainestiennentunbouquet,d'autres,commemoi,arrivent
les mains vides. On nous mène jusqu'à la rotonde principale. À une des extrémités de la salle a été
dresséeunescène.Unrideausombreesttiré,derrièrelequel,encetinstantmême,lesgarçonss'alignent
enattendantqu'onleurrévèlequiseraleurépouse.
Lescandidatesaumariageprennentplacesurlespremièresrangéesdechaises,leursfamilleset
cellesdesfutursépouxs'asseyentderrièreelles.LeprésidentLattimeretsafemme,eux,sontinstalléssur
l'estrade, comme chaque année. Même avec leur fils derrière le rideau en ce jour très particulier, leur
rôledemeureimmuable.Monpèrefaitunpasversmoi,mepresseunedernièrefoislamainpuislalaisse
retomberavantdes'éloigner.Calliedéposeunrapidebaisersurmajoue,sansconviction.
—Bonnechance,medit-elle.
Si ma mère était toujours en vie, peut-être m'étreindrait-elle, me quitterait-elle sur un dernier
conseilutileplutôtqu'unetelleplatitude.
Unefoisinstalléesurunsiègevideaupremierrang,jem'appliqueàéviterleregardduprésident
etdesfillesautourdemoi.Jemeconcentresurunepetitedéchiruredanslerideausombre,jusqu'àceque
lafuturemariéeassiseàcôtédemoimeglissequelquechosedanslamain.
—Tiens,prends-enunetfaispasser.
Jem'exécuteavantdetendrelaliassedeprogrammesàmavoisinedegauche.C'estlemêmetous
les ans. Seuls la couleur du papier et les noms à l'intérieur changent. À quoi bon, d'ailleurs : tout le
monde le connaît sans doute par cœur, depuis le temps. Cette année, il est imprimé sur du papier rose
clairetlesmots«Cérémoniedemariage»sontinscritssurlacouvertureenlettrescursives.L'encrea
légèrement bavé. Les deux premières pages relatent l'histoire de notre « nation ». À titre personnel, je
trouveridiculedeparlerd'unevilledemoinsdedixmillehabitantscommed'unenation,maispersonne
n'estvenumedemandermonavis.
Ilestquestiondelaguerrequiaprovoquélafindumonde,desinondationsetdessécheressesqui
ontsuivi,desmaladiesquiontbienfailliavoirraisondenous.Maisbiensûr,notrepeuplederescapésen
haillons,lasdesaffrontements,aresurgidesescendres:lesunscommelesautres,nousavonssillonné
unvasteterritoirestérilepourfinirparnousretrouveretnousinstallerdanslecoinlepluspropiceafin
detoutrecommenceràzéro.Bla,bla,bla...Notrerésurrection,pourtant,n'apasétéexemptedeconflitset
de morts supplémentaires, car deux camps se sont affrontés pour déterminer comment grandirait notre
minusculenation.Lepartiquil'aemportéétaitmenéparlepèreduprésidentLattimer.Magnanime,ila
accueilli le vaincu, mon grand-père, Samuel Westfall, et ses partisans dans son giron, leur a promis le
pardonetaccordél'absolutiondeleurspéchés.Aufildemalecture,ledégoûtmonte,j'aienviedevomir.
Et voilà pourquoi nous organisons cette journée de mariage. Les familles issues du camp des
perdantsoffrentleursfillesdeseizeansauxfilsdesvainqueurs.Ilyaundeuxièmeroundennovembre:
cettefois,cesontlesfilsdupartidesvaincusquiépousentlesfillesdesgagnants.Maiscettejournée-làa
unetonalitéplussombrepuisqu'ellevoitlesdescendantesdesfamilleslesplusprestigieusesdelanation
contraintesdes'uniràleursinférieurssousuncielblafard...
Lathéoriederrièrelapratiquedecesmariagesarrangésestdouble.Premierobjectif:commeon
nevitplusaussilongtempsqu'avant-guerre,donnernaissanceàuneprogénitureenbonnesantéestbien
plus aléatoire que par le passé. Il est donc important de procréer, et le plus tôt le mieux. Le second
objectifestencorepluspragmatique.LepèreduprésidentLattimerétaitassezintelligentpourlesavoir:
lapaixnedurequetantquelecampdesmécontentsaencorequelquechoseàperdreencasderévolte.
Enmariantnosfillesauxfilsdesespartisans,etinversement,ils'estassuréquenousyréfléchirionsà
deux fois avant de prendre les armes. Tuer son ennemi, c'est une chose, mais s'il a le visage de votre
enfant, et s'il vous faut abattre ensuite votre propre petit-fils, alors c'est une tout autre histoire. Et
jusqu'ici,cettestratégiearemplisonoffice:depuisdeuxgénérationsmaintenant,noussommesenpaix.
Il fait chaud dans la salle, même avec les portes grandes ouvertes et la fraîcheur relative que
garantissentlesépaismursdepierredel'édifice.J'étouffe:j'essuielagouttedesueurquiglisselelong
demanuqueetj'enprofitepoursouleverunpeulamassedemescheveux.Callieafaitdesonmieuxpour
dompter mes boucles, mais vu son épaisseur naturelle, je ne pense pas que ma crinière ait coopéré
commemasoeurl'espérait.Mavoisinededroitemesourit.
—C'esttrèsjoli,medit-elle.Çatevabien.
—Merci...
Ses cheveux roux sont surmontés d'une couronne de roses jaunes dont les pétales fanent déjà à
causedelachaleur.
—C'estmadeuxièmeannée,chuchote-t-elle.Madernièrechance.
Sionnevousattribuepasdepartenaireàl'âgedeseizeans,votrenomestremisenjeul'année
suivante.Notammentlorsquelesgarçonsnesontpasennombresuffisantpourêtreunisàtouteslesfilles
disponibles, et vice-versa. Si, après deux essais, on n'a toujours pas de conjoint, alors on est libre
d'épouserlapersonnedesonchoixparmicellesquin'ontpasnonplusétéjugéesdignesd'uneunionavec
l'élitedelanation.Sionestunefemme,onpeutaussichercheràdevenirinfirmièreouinstitutrice.Les
hommes, mariés ou non, travaillent. Les épouses, elles, doivent devenir mères au foyer et élever leurs
enfants... Aussi les postes traditionnellement réservés aux femmes sont-ils en général occupés par les
laissées-pour-comptedusystèmedesmariagesarrangés.
—Bonnechance!dis-jeàmavoisine.
À mon sens, ce ne serait pas un destin si terrible de rester célibataire mais, en ce qui me
concerne,laquestionestréglée.MonnomaétéglissédansuneenveloppelejouroùceluideCallieena
étéretiré.Pourmoi,pasdesuspense.Lesautresfillesprésentesdanslasalleontpubénéficierdetestsde
personnalité et d'interminables entretiens afin qu'elles puissent au moins avoir une petite chance d'être
compatiblesavecleurfuturmari.Dansmoncas,leseulélémentretenu,c'estmonnomdefamille.
—Merci!merépond-elle.Jesaisquitues.Monpèrem'amontréletientoutàl'heure.
Je ne réponds pas. Je regarde droit devant moi les planches et le rideau noir qui commence à
s'agiter.J'inspireprofondémentparlenezavantd'expirerlentementparlabouche.
Unhommeapprochedelapetiteestradeplacéesurlecôtédelascène.Visiblementnerveux,il
couveduregardlesspectateurs,puisleprésident.
—Mesdamesetmessieurs!commence-t-il.
Savoixs'étranglesurladernièresyllabeetquelquesriresfusentdanslasalle.Ilseraclelagorge
avantdesejeteràl'eaupourdebon:
—Mesdamesetmessieurs,noussommesréunisaujourd'huipourcélébrerlemariagedesjeunes
gensd'EastglenaveclesreprésentantesdeWestside.Leurunionincarnecequenotrepetitenationade
mieuxàoffriràsesmembresetsymboliselapaixpourlaquellenousavonsluttéensemble.
Cen'estpastoujourslemêmeorateur,maislediscours,lui,estàchaquefoisidentique,sitristeet
ridiculequej'hésiteentrelerireetleslarmes.
Àcôtédemoi,mavoisineauxcheveuxrouxserretellementfortlespoingsquelesjointuresde
sesdoigtsendeviennentblanches.Aucombledelanervosité,elleamêmecommencéàtaperdupied.
L'homme sur l'estrade fait un petit signe à un complice invisible et, lentement, le rideau s'écarte. Le
frottementdesanneauxsurlatringledemétalmefaitgrincerdesdents.Lespremiersgarçonsdévoilés
sontdevéritablesboulesdenerfs:ilssortentlesmainsdeleurspoches,lesyrentrentaussitôt,oudansent
d'un pied sur l'autre pour certains. Un tout petit brun, qui a l'air d'avoir douze ans plutôt que seize, est
secouéd'unfourire,ledoscourbéetlesépaulesagitéesdesoubresauts.Jesuiscontente,aumoins,que
celui-lànesoitpasmonfuturmari.
Lejeunehommequim'estdestinéaétéplacéaucentredelarangée.Ildépassed'unetêtetousles
autresgarçons,àtelpointqu'ilssemblentl'entourercommeunecourdejeunesenfants.Ilparaîtaussiplus
vieuxquetoussescamarades—logique,puisqu'iladeuxansdeplusquetoutlemonde.Cependant,je
douteque,detoutesavie,ilaitjamaiseul'aird'unadolescentgauche.Unegravitéqu'aucundesautresne
possèdesedégagedelui.Ilnes'agitepasinutilementetj'aidumalàl'imaginerprisd'unfourirepuéril.
Sonregardimpassible,presqueamusé,semblerivésurunpointaufonddelasalle.Ilnem'accordemême
pasuncoupd'œil.
Il aurait dû se trouver sur cette scène il y a deux ans déjà. Depuis le début, il était prévu qu'il
épouseCallie,quialemêmeâgequelui.Maislaveilledelacérémonie,nousavonsétéavertisqu'ilne
s'y présenterait pas : il préférait ne pas se marier avant l'âge de dix-huit ans, et ce serait moi qui me
trouverais à ses côtés le jour venu, plutôt que ma sœur. De tels caprices sont possibles, je suppose,
lorsqu'onestlefilsduprésident.Enlotdeconsolation,Callieaétéautoriséeàôtersonnomdelaliste
des épouses potentielles. Ce qu'elle s'est empressée de faire. Une option dont j'aimerais bien disposer
aujourd'hui.
—Oh,monDieu...soufflelarouquine.Quellechancetuas!
Je sais que son commentaire est sincère, et je tente de lui sourire, mais mes lèvres refusent de
coopérer. L'homme juché sur l'estrade passe la parole à l'épouse du président, Mme Erin Lattimer. Les
cheveuxauburn,leportaltier,elleestdotéed'unesilhouetteauxcourbesgénéreusesquiattirelesregards
masculins.Maissavoixestacerbe,froide.Ellemerappellelapremièrebouchéequ'oncroquedansune
pommevertetropacide.
—Commevouslesaveztous,déclare-t-elle,jevaislirelenomdechaquegarçon,quis'avancera
alorssurledevantdelascène.Puisj'ouvrirail'enveloppequicontientl'identitédelajeunefilledestinée
àdevenirsafemme.(Elleétudielepremierranguncourtinstant.)Mesdemoiselles,veuillezmontersur
scènedèsquejeprononcevotrenom.Si,àlafindelacérémonie,vousn'avezpasétéappelée,lecomité
auratoutsimplementstatuéquevousneconveniezàaucundesgarçonsprésentscetteannée,voilàtout.
(Ellenousgratified'unsourireglacial.)Danscecas,iln'yaaucunehonteàavoir,bienentendu.
Pourtant,c'estunehumiliationdenepasêtreretenue,toutlemondelesait.Personneneledità
voixhaute,maissiunefillenetrouvepaschaussureàsonpied,c'esttoujoursdesafauteàelle.C'estelle
quineméritepasdesevoirattribuerunpartenaire,etjamaisl'inverse.
Le premier nom appelé sonne comme un coup de canon dans la salle silencieuse : Luke Allen.
C'est un blond au nez criblé de taches de son, comme saupoudré de sucre roux. Au moment où Mme
Lattimerdéchirel'enveloppequiportesonpatronymeetentireunbristolcouleurcrème,lesyeuxbleus
duprétendants'écarquillentunefractiondeseconde.
—ÉmilyThorne!proclamel'oratrice.
J'entends derrière moi des remous et des murmures excités. Une jeune fille de petite taille aux
cheveux couleur caramel remonte la rangée derrière moi jusqu'à rejoindre l'allée centrale. Elle fait un
faux pas en gravissant les quelques marches qui mènent à la scène : Luke se précipite sans perdre un
instant pour la retenir par la main. Plusieurs candidates au mariage, autour de moi, poussent un grand
soupir,commesic'étaitlegesteleplusromantiquequ'ellesaientjamaisvu.Jedoisfaireuneffortpourne
pasleverlesyeuxauciel.LukeetÉmilyrestentclouéssurplace,unpeumaladroits,enselançantdes
œillades gênées, jusqu'au moment où on leur demande de rejoindre le côté du décor pour pouvoir
annoncerlecouplesuivant.
J'ail'impressionquedesheuresinterminablespassentavantquelafemmeduprésidentnevienne
àboutdel'épaisseliassedebristols.Mêmealors,ilresteencorebeaucoupdefillesassises,ycompris
mavoisine.MmeLattimerélèveladernièreenveloppeetlesjouesdelarouquinesecouvrentdelarmes.
J'ai une envie furieuse de lui souffler qu'elle devrait se sentir soulagée et profiter de sa chance au
contraire : elle va pouvoir rentrer chez elle, ce soir. Et imaginer ce qu'elle fera librement de sa vie à
partirdecejour,plutôtquededevoirseplieràunrôleobligatoired'épouseetdemèreaufoyer.Maisje
saisquemesparolesneluiserontd'aucunréconfort.Parcequetoutcequ'onretiendrad'elle,c'estqu'elle
estrentréeseulechezelleàlafindecettejournée.Elleaétérépudiéeparlesystème.
Par-dessus son épaule, Mme Lattimer jette un regard à son mari. Le président se lève pour
s'approcher de la petite estrade. C'est un homme de haute taille : inutile de se demander d'où le fils
Lattimer tient sa stature. Les cheveux sombres du président sont parsemés de gris aux tempes et son
menton, volontaire, creusé d'une fossette. Il scrute la foule, puis pose sur moi des yeux bleu pâle. Je
frissonne,maisjesoutienssonregardscrutateur.
—Aujourd'hui,plusquejamais,n'estpasunejournéecommelesautres,dit-il.Ilyalongtemps,
aprèslaguerre,desvisionsdivergentessesontmanifestéessurlamanièredereconstruirenotrenation.
Heureusement,lesdeuxcampsontfiniparparveniràunaccord.
Je trouve intéressant qu'il transforme des affrontements armés en « visions divergentes », et un
diktat en « accord ». Lattimer a toujours été maître dans l'art de manipuler les concepts pour les faire
cadreravecleshistoiresqu'ilnousraconte.
— Comme vous le savez, mon père, Alexander Lattimer, était à la tête du groupe qui s'est
finalementimposé.SamuelWestfall,quis'étaitopposéàlui,afiniavecletempsparserallieràlavision
qu'avaitmonpèredenotreavenir.
C'est un mensonge. Mon grand-père n'a jamais approuvé ce qu'envisageait Lattimer pour notre
petitecommunauté.Ilsouhaitaitrebâtirunedémocratieoù,tous,nousaurionsledroitdevoteetnotremot
àdiresurlaconduitedenotreproprevie.Ilapassédesannéesàguideretgarderenvieungroupede
survivants de plus en plus nombreux, qui a subi une longue transhumance avant de trouver un endroit
convenableoùs'installer.Ensuite,AlexanderLattimer,quivoulaitcréerunedynastie,s'estappropriéce
quemongrand-pèreavaitaccompli.
Je n'ose pas tourner la tête pour chercher du regard mon propre père ou Callie dans la foule.
Aprèstoutescesannées,ilssontdouéspourmasquerleursémotions,maisjesaurailirelaragedansleurs
yeux,jelesais.Cequiseraitaumoinsunsoulagement,carjen'aipasledroitdemontrerlamienne.
—Etaujourd'hui,pourlapremièrefois,uneunionvaavoirlieuentreunLattimeretuneWestfall,
continueleprésident.
Sonsourirenemeparaîtpasforcé,etpeut-êtrenel'est-ilpas.Entoutcas,jesaiscequesignifie
cemariagepourlui.C'estencoreunevictoire,encoreunefaçondeconsolidersonpouvoir—voilàla
vraieraisondesajubilation.Àlamortdemonpère,iln'yauraplusdeWestfall.Cen'estpasassezpour
notreennemiquenotrelignéesetermine,ilfautaussiquemesenfantsdeviennentdesLattimer.
— Jusqu'ici, nos deux familles ne se sont pas montrées très douées pour produire des filles,
poursuitl'homme.
Des éclats de rire se font entendre dans la foule, mais je n'arrive pas à me joindre aux autres,
mêmesijesaisquejeledevrais.Lorsquelesilencerevient,l'orateurlèvebienhautl'enveloppeafinque
toutlemondelavoie.
—Lefilsduprésidentetlafilledufondateur!clame-t-il.
Bienentendu,monpèren'étaitpaslefondateur.C'estmongrand-pèrequiafondénotreville,oùle
pouvoiraensuiteétéusurpéparAlexanderLattimeretsespartisans.Maisilaétéétablidèsl'origineque
ledescendantdubâtisseurdelacitéseraitàsontourbaptiséfondateur,demêmequelefilsduvainqueur
seraitappeléprésident.C'estunefonctionpurementhonorifique,biensûr.Leprétendufondateurn'apas
sonmotàdiredanslafaçondontestgouvernéenotrenation.Ilfaitdelafigurationlorsdescérémonies,
afindeprouverquenoussommesbienunesociétépacifique.Notregouvernementsaitvraimentyfaire!
Octroyercetitrecreux,c'estcommeoffriràmonpèreunmagnifiqueemballagesanscadeauàl'intérieur.
Ilsespèrentquenousseronstellementdistraitsparunpeudepapierchatoyant,parlesapparences,que
nousneremarqueronspasquelaboîteestvide.
BishopLattimer,appelleleprésidentd'unevoixclaireetforte.
Quand l'enveloppe se déchire, j'ai l'impression qu'on n'entend que ça dans toute la salle. Des
centainesdepairesd'yeuxsontrivéessurmoi,alorsjegardelatêtehaute.L'hommetirelacartedeson
étuidansungrandgesteetm'adresseunlargesourire.Jevoissaboucheformerlenom«IvyWestfall»,
maisjenel'entendspas:mesoreillesbourdonnent,moncœurtambourinetropfort.
Jeprendsunedernièregrandeinspiration—enespérantqu'uneboufféedecouragesemêleàl'air
quipénètredansmespoumons.Jem'efforcedefairetairelacolèrequibatdansmesveinescommeun
poisonpernicieux.Jemelève,lesjambesplussolidesetladémarcheplusassuréequejenel'auraiscru.
Lorsque je me dirige vers les marches, mes talons claquent sur le carrelage. Derrière moi, la foule
applaudit, pousse des cris de joie. Quelques sifflements irrévérencieux viennent ponctuer le chaos. Je
commenceàpeineàgravirlepetitescalierquandleprésidentmerejointpourmeprendreparlebras.
—Ivy...medit-il.Noussommestrèsheureuxdet'accueillirdansnotrefamille.
Sesyeuxreflètentunechaleurquisemblesincère.Jemesenstrahie.Jelesvoudraisaucontraire
glacésetindifférents,pourmieuxs'accorderàcequejesaisparailleursdecethomme.
—Merci,dis-jed'unevoixfermequinesonnepascommelamienne.Moiaussi,jesuisvraiment
ravie.
Une fois que je me trouve sur scène, les autres couples font tous un pas de côté pour ouvrir un
espaceaucentredugroupe,oùm'attendBishopLattimer.Jesoutienssonregard,quinedéviepas.Ilest
encoreplusgrandquejenelecroyaismais,moiaussi,jesuisplutôtgrandeet,pourunefois,jevoisma
taille comme un avantage. Je ne voudrais pas me sentir encore plus impuissante que je ne le suis
vraiment.
Ilalescheveuxbruns,commesonpère.Deplusprès,jediscernedesmèchesplusclairesdanssa
chevelurecouleurcafé,commes'ilavaitbeaucoupprislesoleil.Riend'étonnantcar,d'aprèslesrumeurs,
il préfère passer ses journées dehors plutôt qu'enfermé. Si j'ai bien suivi, son père doit l'obliger à
participerauconseilmunicipal,caronletrouveplussouventàlarivière,entraindefairedurafting,qu'à
la mairie. Ses yeux vert clair sont d'un calme olympien et m'étudient avec une intensité qui me colle
aussitôtuneespècedebouleauventre.Nihostileniaccueillant,sonregardsemblemejauger,commeune
énigme, un problème à résoudre. Il ne se donne pas la peine de venir à ma rencontre, mais quand
j'approcheassezpourtendreunemaintremblante,commeonmel'aappris,illaprenddanslasienne.Une
paume chaude aux doigts vigoureux se referme sur la mienne. À ma grande surprise, il y applique une
brèvepression.Cherche-t-ilàsemontrerprévenant?Àmerassurer?Impossibleàdire:sonregardest
déjàposésurleprêtrequiattendencoulisses.
—C'estlemomentdecommencer,lanceleprésidentLattimer.
Toutlemondesurscèneprendplace,chacunàcôtédesonfuturconjoint,Bishopetmoiaucentre
afinquetouslesspectateurspuissentbiennousvoir.Monfuturcompagnonprendmonautremaindansla
sienne,quelquescentimètresàpeinenousséparent.J'aienviedehurlerquecen'estpasnormal.Quejene
connaispaslegarçonquiestenfacedemoi.Quejen'aipaséchangéunseulmotavecluidetoutemavie.
Il ignore que ma couleur préférée est le violet, que la mère dont je n'ai aucun souvenir me manque
pourtanttoujoursautantetqu'encetinstant,jesuisabsolumentterrifiée.Jelanceuncoupd'œilpaniqué
auxspectateurspournetrouverquedesvisagessouriantslevésversmoi.L'enthousiasmeaveclequeltout
lemondeseplieàcettemascaradenefaitqu'empirerleschoses.Personne,jamais,nes'interposenine
tente d'empêcher le mariage de son enfant avec un inconnu. Dans l'arsenal du président Lattimer, notre
obéissanceaveugleestl'armelaplusefficacedetoutes.
Etenfindecompte,jenevauxpasmieuxquelesautres.J'ouvrelaboucheaumêmemomentque
touslesparticipants,jerépètedesmotsquejen'entendsmêmepas,couvertspardesdizainesdevoixplus
fortes que la mienne. J'essaie de me persuader que rien de tout ça n'a la moindre importance. Il faut
absolumentquej'enpasseparlà,c'estinévitable,doncjem'exécutesansprotester.Jepasseaudoigtde
Bishop l'anneau d'or tout simple qui appartenait à mon père et il m'imite à son tour. Sur ma peau,
l'allianceestcommeuncorpsétrangerquimeserretropfort,quiemmuremachair.Elleestpourtantàma
taille,jelesaisbien.
Une fois que le prêtre nous a déclarés mari et femme, Bishop n'essaie pas de m'embrasser, pas
mêmesurlajoue,etjeluiensuisreconnaissante.Jenecroispasquejel'auraissupporté.Cetypeestun
parfaitinconnu.Siquelqu'undanslaruem'attrapaitpourposerseslèvressurlesmiennes,ceseraitpareil
: une agression, pas une démonstration d'affection. Pourtant, autour de nous, des couples s'étreignent,
applaudissent,etlaplupartd'entreeuxn'hésitentpasàs'embrassercommes'ilsn'étaientpasdesinconnus
l'un pour l'autre à peine une heure plus tôt. Ces filles seront-elles aussi heureuses d'ici quelques mois,
quandleurventreseraarrondi,quandellescomprendrontqu'ellessontcondamnéespourlavieàdormirà
côtéd'ungarçondontellesnesaventrien?
Pourelles,pourtouslesautres,cettecérémonieestunmoyendemaintenirlapaixetlacohésion
denotrenation.Ilshonorentunetraditionquipermetdeconsolider,depuisplusdedeuxgénérations,une
sociétémenacéededisparition.Maiscontrairementàeux,jesaisquecetteharmonieestfragile,qu'elle
netientqueparquelquesmincesliensenlambeauxquitombentenpoussièreencetinstantmême.Carje
nesuisenriencommecesadolescentesquim'entourent.ÉpouserBishopLattimer,cen'estpasaccomplir
mon destin. Ma mission n'est pas de le rendre heureux, de porter ses enfants et d'être sa femme. Ma
mission,c'estdel'assassiner.
Chapitre2
prèslacérémonie,toutlemondedescendausous-soldelamairie.Delonguestablespousséescontre
les murs offrent des verres de punch rose vif disposés à côté d'un seul et unique grand gâteau de
mariage.Chaqueépouxn'auradroitqu'àuneoudeuxbouchées,maisdetoutefaçon,lasimplepensée
duglaçagedouceâtrequicolleauxdentsmesoulèvel'estomac.
Les parents de Bishop nous saluent dès notre entrée dans la salle. Son père me prend dans ses
bras et m'embrasse sur la joue. J'essaie de ne pas esquisser de mouvement de recul, mais mon sourire
restecrispé.MmeLattimernesemontrepasaussiaffectueuse.Elleposeuninstantsamainsurmonbras
puisladétacheaussitôt—c'estpluslefantômed'uncontactqu'unvéritablesalut,pourêtrehonnête.
—Tuasintérêtàbienprendresoindemonfils.
Pasbesoindefaired'effortspourentendrel'avertissementdanssavoix.
—Maman...ditBishop.
Illuilanceunregardagacéquejefaissemblantdenepasvoir.D'unemainposéesurlebasde
mondos,ilm'entraîneunpeuplusloin.
—Oùesttafamille?demande-t-il.
Ils'inclineversmoipourquejepuissel'entendredanslebrouhahadesjoyeusesfélicitationsqui
s'élèventtoutautourdenous.Cesontlespremièresparolesqu'ilm'adresseendehorsdesvœuxquenous
avons prononcés, qui de toute façon ne comptent pas vraiment. Ces mêmes mots qui, dans un monde
différent,auraientpourtantimportéplusquetouslesautres.
Jepointeledoigtversuncoinéloignédelasalleoùsetientmonpère,trèsraide,Callieappuyée
contrelaparoiàcôtédelui.
—Allonslessaluer,proposeBishop.
Surprise, je le dévisage. Nos familles font mine de s'entendre, nous échangeons des sourires
forcésetnousnousserronslamainmais,souslasurface,nousbouillonsdecolère.Pourtant,savoixn'est
pas contrainte et son regard paraît sincère. Il doit être très bon acteur. Je vais devoir me montrer
extrêmement prudente avec lui, encore plus que je ne le croyais. Lorsque nous approchons, Callie se
détachedesonpandemuretrejointmonpère,l'airtrèsréjoui.Ilsouritaussi,maisdefaçonbeaucoup
plusréservée,sesyeuxsombresnebrillentpas.Jemeraclelagorge:
— Papa... Vous vous connaissez déjà, je crois. (Je ne peux pas me résoudre à présenter
formellementBishop,àl'appelermonmari.)Voicimonpère,JustinWestfall.
Ilsseserrentlamain.
—Enchantédevousrevoir,monsieur.Çafaitunbail...
Ilsoutientleregarddemonpèresansciller.IlnesemblepaslemoinsdumondeintimidéparM.
Westfall,commelesontpourtantlaplupartdenosconcitoyens.
—Moiaussi,Bishop,répondmongéniteurenluiposantunemainsurl'épaule.Jeteprésentema
filleaînée,Callie.
— Voyons, papa, il sait qui je suis, quand même ! intervient-elle dans un rire. (Elle regarde le
jeunehommepar-dessouslafrangesombredeseslongscils.)Cellequetuasfailliépouserilyadeux
ans.
J'ignorecequ'elletentedefaire,sielleflirteavecluiousiellecherchesimplementàluirappeler
àquiildevaitcetteobligationaudépart.Toutcequejevois,c'estqu'ellesouhaitaitêtrecellequimettrait
finauxjoursdeBishopetquemaintenant,cettechanceluiafiléentrelesdoigts.Encoreunechosequ'elle
neluipardonnerajamais.Jebaisselesyeuxetj'espèrequ'ilnedevinepaslatensionquinousagite,si
A
fortequejelasenspresquefrémirsurmalangue.
— Je m'en souviens, se contente-t-il de répondre. (Il étire les lèvres pour révéler des dents
blanchesetrégulières.Unsouriredefuturprésident.)Maisjesuisheureuxqu'onsoitdésormaisprésentés
officiellement!
Nous effectuons un tour de la pièce et acceptons les félicitations d'amis comme d'inconnus.
J'observelesautresmariés,dontlaplupartontlesyeuxbrillantsetaffichentungrandsourire.Lesjeunes
épouséesnerestentjamaisloindeleurnouveaucompagnon,fièresdelesmontreretd'êtremontréesen
retour. S'inquiètent-elles de ce qui va se passer plus tard ? Ce soir et tous les soirs qui suivront ? De
touteslesheuresqu'ellesdevrontpasserencompagniedecesgarçonsqu'ellesneconnaissentpas?Les
enfantsdespartisansdemongrand-pèrefréquententdesécolesregroupéesdel'autrecôtédelaville,à
Westside.Iln'estpasinterditdesemélanger,maisc'estplutôtdéconseillé.Lesadultessurveillentsans
cesse les moins de seize ans afin d'éviter qu'ils ne tombent sous le charme d'un adolescent du camp
adverse et ne développent des sentiments qui ne rendront que plus difficile leur mariage arrangé. La
majorité de ces filles n'avait jamais rencontré leur promis avant aujourd'hui. Comment peuvent-elles
sourireainsidetoutesleursdents?Êtreaussiconvaincuesdeleurfuturbonheur?
— Tu es prête à partir ? me demande Bishop. Je crois que je ne supporterai pas de serrer une
seulemaindeplus.
Jesuisaussiprêtequ'ilm'estpossibledel'être.Unepartiedemoiaimeraitpouvoirletuericiet
maintenant.Saisirlecouteauposéprèsdugâteauetsautertouteslesétapesintermédiairespouraccomplir
sansplustergiversermonobjectiffinal.Maisjemecontentederépondre:
—Oui.Jedoisjustedireaurevoiràmafamille.
Bishopacquiesceetjepousseunsoupirdesoulagement:ilnemesuitpas.J'aienviedefairemes
adieuxsanstémoins.
—Bon,dis-jeunefoisquej'airejointmonpèreetCallie.Çayest,nousyvoilà...
—Tupeuxlefaire,affirmemasœur.(Ellem'attrapelamainetlaserreàmebroyerlesos.)Ilest
beau.Ilal'airplutôtsympa.(Sontonrailleurdémentsespropos.)Jetedemandedetenir.Tienslecoup
et,demain,ceseraplusfacile.Jetelepromets.
Maiscommentpeut-ellemefaireunetellepromesse?Cen'estpasellequidoitrentreravecun
inconnudansunemaisonétrangèreetlelaisser...
Monpèresurprendmonregardetsonvisagesebrouillederrièreleslarmesquimemontentaux
yeux.
—Souviens-toiduplan,dit-ild'unevoixqu'onentendàpeine.Etsouviens-toiquejet'aime.
Jepeuxcomptersurlesdoigtsd'unemainlenombredefoisoùilaprononcécesmots.Jenedoute
pas de son affection, mais une petite voix amère, presque rageuse, en moi, remet en question les
conditionspréalablesàcetamour:monobéissanceaveugle?Monallégeanceabsolue?Laréussitede
mamission?M'aimera-t-iltoujourssij'échoue?Jetentevainementderéduiremesdoutesausilence.
Jehochelatête,lesdentsserrées,carjenesuispassûredecequis'échapperaitsij'ouvraisla
bouche.
Bishopetmoisommesparmilespremierscouplesàprendrecongéetnousremontonsl'escalier
dusous-solsouslessiffletsdeplusieursjeunesgensdansl'assistance.
—Alors,onpartdéjà?
—Tun'enpeuxplusd'attendre,pasvrai,Bishop?
—Ilyenaunquiestpressédevoircequ'ilyasouscetterobe...
Mesjouess'enflammentaussitôt.J'aienviederedescendresur-le-champpourallerleurdonnerà
touslesclaquesqu'ilsméritent.Ettantquej'ysuis,jegifleraiBishopaussi,justeparcequ'ilestpartie
prenantedanscettehistoire.Jetrébuchesurunemarcheetilmerattrapeparlebras.
—Nefaispasattentionàeux,mesouffle-t-ild'untonirrité.Cesontdesimbéciles.
Ilssontpeut-êtreidiots,maismoi,jenesuispasnaïve:ilsn'ontpastortpourautant.Bishopest
unjeunehommededix-huitans,etc'estsanuitdenoces.Jenepensepasqu'ilmeramènechezluipour
jouerauxéchecstoutelasoirée.Moncœurbatàtoutrompredansmapoitrine,commes'ilallaitjaillirde
macagethoracique.Unefoisdeplus,j'aimeraisqueCalliesoitàmaplace.
Bishop prend ma valise, que je lui ai désignée parmi la rangée de bagages alignés devant les
portesdelamairie.
—C'esttout?demande-t-il.Tun'asqueça?
—Oui.Demoncôtédelaville,nousn'avonspasbeaucoupdepossessionspersonnelles.
Je n'ai pas pu m'empêcher d'ajouter cette petite pique, même si Callie me l'a seriné
d'innombrablesfois:jedoisfairetoutmonpossiblepournejamaisbraverBishop.Jedoisluttercontre
ma tendance naturelle à la provocation. Pourtant, il ne paraît ni fâché ni surpris par mes propos et se
contentedemesuivre,lamalletteàlamaincommesiellenepesaitrien.
—C'esttongrand-pèrequiainsistépourgarderlesdeuxpartiesdelacitébiendistinctesl'unede
l'autre.Maisça,tulesavais,non?demande-t-ild'untontranquille.
Calliem'aprévenue:inutiledefeindrelegrandamourentrenosfamilles,ilverraittoutdesuite
que je joue la comédie. En revanche, je dois dissimuler la profondeur réelle de notre haine pour les
Lattimer. C'est comme de marcher sur une corde raide, et sans filet... Chaque pas représente un danger
incommensurable.
—Oui,c'étaitvraiaudébut,finis-jeparrépondre.Maisc'étaitcensén'êtrequetemporaire.Un
simple moyen de calmer le jeu entre les deux camps. Il n'avait pas du tout l'intention que la situation
s'éternise.
Tous les ans, mon père approche le président pour lui suggérer de mettre fin aux mariages
arrangésetdefusionnerlesdeuxpartiesdelaville.Ilesttemps,dit-ilàchaquefois.Ilprendgardeàne
soumettrequedesidéesmodérées,ànesurtoutjamaisréclamerdegouvernementdémocratique—quine
luiseraitdetoutefaçonjamaisaccordé.Ettouslesans,Lattimersourit,s'inclined'unairbienveillantet
nefaitabsolumentrien.
—Quelledifférence,aprèstout?demandeBishop.C'estlamêmeville...etcen'estpascommesi
vousétiezenprison.
Facileàdirepourlui,quiagrandiunecuillèreenargentdanslabouche,éluparmilesélusdepuis
sa naissance. Ce mariage lui-même est un événement orchestré pour son bon plaisir : il a échangé ma
sœurcontremoi,avecautantdefacilitéqu'ilauraitchangédetenue.
—Onn'apastoujoursl'impressionquec'estnotreville.
C'estlaseuleréponsequinememettepasendanger.Iln'yapasdedifférencescriantesentreson
côtédelacitéetceluioùj'aigrandi.Surcepoint,ilaraison.Lesdisparitésentrelesdeuxzonessont
subtiles : des arbres un peu plus nombreux, des maisons sensiblement plus grandes et un peu plus
éloignéesdestrottoirs,desruespluslargesd'unmètreoudeux.Legenrededifférencesquinesontpas
assezflagrantespourprovoquerunressentimenttropmarqué,maisdontlasimpleexistencenousrappelle
demanièrebiencommodelaplacequiestlanôtre.
Unefoissurletrottoir,noustournonsàdroitepournousengagerdanssonquartier.Toutautourde
nous se dresse la preuve évidente de ce que je viens de dire, même si Bishop n'en est sans doute pas
conscient.LamairiemarquelafrontièreinformellequisépareWestsided'Eastglen.Ilm'estdéjàarrivé,
avantcejour,delafranchir,maisrarement.Etcontrairementàmonpère,jenesuisjamaisentréedansla
grandemaisondesLattimer.
Avant la guerre, Westfall a eu droit à une vie antérieure : c'était une petite bourgade du sud du
Missouri, une région qu'on appelait à l'époque les Ozarks. Cette ville était la capitale du comté, et
possèdetoujoursunepetiteplacebordéed'unemairie,ausud,etd'unpalaisdejustice,aunord.C'esten
partiepourcetteraisonquemongrand-pèreachoisides'yinstaller.LuiquivivaitàChicagoaudébutde
la guerre a survécu à la première vague de bombardements nucléaires et de pilonnage à impulsion
électromagnétique. Il s'est dirigé ensuite vers l'intérieur des terres. Sur son chemin, il a croisé d'autres
survivantseten2025,troisansaprèslafinduconflit,ilafondéWestfall,avecunepopulationinitialeà
peineinférieureàcelled'aujourd'hui:àpeuprèshuitmillehabitants.Cettepartiedupaysaétédurement
touchéeparlafamine,ainsiquepardesépidémiessuccessives,maisseulesquelquesbombesyontété
larguées,cequialaisséassezd'infrastructurespourpermettreauxsurvivantsdenepasêtrecontraintsde
toutrecommenceràzéro.
Nous continuons de cheminer, Bishop et moi. Le soleil sur les feuilles des arbres marque notre
visaged'unekyrielledetachesd'ombre.Nousévitonsavecsoinlesfentesdutrottoir,làoùlesracinesdes
grandschênesdébordentdubéton.Ilnousseraitbienutiledepouvoirbénéficierd'unquelconquemoyen
de transport, surtout aujourd'hui que je suis en talons hauts, mais nous n'avons plus d'automobiles. Les
bombes à impulsion électromagnétique les ont toutes rendues hors d'usage, et puis nous n'avons plus
aucune réserve d'essence. Cinquante ans après la tragédie, l'asphalte est de toute façon trop craquelé,
envahidemauvaisesherbesquilepercentçàetlà,pourquedesvoiturespuissentnousrendrelemoindre
service.Désormais,toutlemondecirculeàpied,àvéloouparfoisàcheval,mêmesileschevauxsont
troppeunombreuxpourquecemodedetransportsedéveloppevraiment.
Lalanièredemachaussurefrotteledessusdemonpied.Jemarcheavecdeplusenplusdepeine,
mêmesansm'appuyersurl'endroitleplusdouloureux.Bishop,quichangelavalisedemain,meregarde:
—Etsitulesenlevais?Ellesontl'airdetefairesacrémentmal.
—Assez,oui.
J'écoutesonconseiletj'ôtenonsanssoulagementmesdeuxinstrumentsdetorture,dontjepasse
les lanières à mon index. Sous mes pieds nus, le trottoir rugueux est tout chaud. Je ne parviens pas à
reteniruntoutpetitsoupirdecontentement.
—Mieux?medemande-t-ilavecunsourireencoin.
—Beaucoupmieux.
Lorsquenousparvenonsàl'angledelarueprincipaleetd'ElmStreet,jeprendsàgauche.Auloin
se dresse la maison du président, dont la façade de briques est un peu assombrie par une grille en fer
forgé.
—Oùvas-tu?s'étonneBishopderrièremoi.
Jejetteuncoupd'oeilpar-dessusmonépaule.Iladéjàremontélamoitiéd'unepetitealléequi
mèneàunminusculepavillon.Jem'arrête,interloquée.
—Ehbien...Cheztesparents.
Ilsecouelatête.
— Nous n'allons pas habiter avec eux, dit-il, un doigt pointé vers l'étroite bâtisse. Voilà notre
maison.
—Maisjecroyais...
Je m'interromps. D'après Callie et mon père, je devais vivre dans une aile de la maison du
président.Ilsn'ontjamaisenvisagéqu'ilensoitautrement.Lasemainedernière,uncontactdemasœur,
dececôté-cidelaville,luiaannoncéquedenouveauxmeublesavaientétélivrés,qu'onychangeaitles
rideauxetqu'onenrepeignaitcertainespièces.
La panique m'envahit peu à peu, pernicieuse et insistante. Si mon père s'est trompé sur un tel
paramètre—etc'estloind'êtreundétail—,qu'ignore-t-ild'autre?Surquellepenteglissanteseserreurs
vont-ellesm'entraîner?Jen'aiqu'uneenvie:m'enfuir,retourneràlamairie,puischezmoi,n'importeoù
maispasici.Impossiblepourmoid'accomplirmamissionsijedoisimproviser!JenesuispasBishop,
jenesuispasCallie,jenesuispasuneactriceassezdouée.Jeresteclouéesurplaceetlegarçonqueje
viensd'épousermeregarded'unairperplexe.
—Tuviens?
—Oui.(Mavoixesttropfaible,effrayée.)Oui,répété-je,plusfortcettefois.
Ilmetientlaported'entrée,puismesuitàl'intérieur.Lebruitdubattantquiserefermeretentit
danslesilencedelamaisondéserte.Bishopestplantéjustederrièremoialorsj'avancepourlelaisser
passer.L'entréedonnedirectementsurunpetitsalonoùilposemavalisejusteàcôtéd'uncanapébeige.
Derrière,c'estlacuisine,meubléed'unetablerondeplacéesousunerangéedefenêtres.Àdroitedela
salledeséjour,uneautreporte,quimènesansdouteauxchambres.Jem'empressededétournerlesyeux.
Quedois-jefaire?Jen'enaipaslamoindreidée.Callienem'adonnéinstructionsetconseilsque
pour les moments importants, pas pour chaque heure et chaque minute que je vais passer en tête à tête
avecBishop.Jelaissetombermeschaussuresausol,oùellesatterrissentavecfracas.
Alors,jecroiselesbrasetjelance:
—Bon...Etmaintenant?
J'aiparlébienplusfortquejen'enavaisl'intention.Dansmatête,jevoisCalliegrimaceràces
mots.
Bishopm'interrogeduregard.
—Tuasfaim?demande-t-il.Tun'aspasmangédegâteau.
Ildéboutonneunpoignetdesachemiseetretroussel'unedesesmanchesbleupâlesurunavantbras bronzé. Il est doté du genre de muscles qu'on obtient en les faisant vraiment travailler : déliés et
robustes.Dansl'attentedemaréponse,ilentreprenddereleversonautremanchette.
Je n'ai aucune envie de manger. Mâcher, avaler, tout ça, c'est au-dessus de mes forces. Mais
cuisiner signifierait au moins un répit, quelques minutes sans avoir à m'inquiéter de ce qui va arriver
ensuite.Jefinisparrépondre:
—Peut-être.Qu'est-cequ'ilya,commeprovisions?Bishophausselesépaules.
—Aucuneidée,maisjesuissûrquemamèreafaitremplirlaglacière.
Je le suis dans la cuisine, plus lumineuse. Il y fait aussi plus chaud. Bishop se dirige vers les
fenêtrespourenouvrirune,cequifaitentrerunebrisequisoulèvelesrideauxdedentellependusdevant
lesvitres.Laglacièreestplussophistiquéequelasimpleboîteenboisquenousavonschezmoi.Celle-ci
ressembleàunvraimeuble,avecdesarabesquesgravéessurlaporte.Lesréfrigérateursfontpartiedes
appareilsquin'ontpassurvécuàlaguerre.Mêmesinousproduisionsassezd'électricitépourlesfaire
fonctionner en continu, nous n'avons plus de gaz réfrigérant depuis longtemps. Nous utilisons donc des
garde-manger fabriqués par des artisans, et des blocs de glace nous sont livrés tous les deux ou trois
jours.Ilssontrécoltésenhiveretconservésenchambrefroidetoutel'année.
Rienquepouravoirquelquechoseàfairedemesdixdoigts,j'ouvrelaglacière.J'ytrouveungros
morceaudefromage,delaviandeemballéedansdupapierblanc,unpichetdelaitetunautred'eau.En
dessous, il y a une douzaine d'œufs, de la salade et des carottes rangées dans une boîte. Et même une
coupe remplie de baies. Chez moi, nous n'avons jamais eu faim, mais je n'ai jamais vu autant de
provisions.Justecequ'ilfaut,jamaisplus.
—Ilyad'autresfruitsici,ditBishop,quisetientàcôtéducomptoir.Etdupain.
Iltourneunboutondufourneau.
—Bon...Aujourd'hui,pasdecourant,donconnepourrapasmangerchaud.
L'électricité a été l'un des premiers services que mon grand-père et les autres survivants ont
travailléàrétablir.Cependant,ellefonctionnetoujoursparintermittence.Lescoupuressontfréquentes,
parfoiscourtes,parfoisdeplusieursjours.Seulslesbâtimentsofficiels,lamairieetlepalaisdejustice,
ontunecouverturegarantieenélectricité.Noussommestousencouragésàutiliseravecparcimonienos
divers appareils : pas d'éclairage à moins que ce ne soit absolument nécessaire, et les ventilateurs en
marcheuniquementquandlachaleurestintenable.JemetourneversBishoppourluiproposer:
—Onfaitdessandwiches?
—Çamarche.
Jesorslaviande—c'estdeladinde—etlefromage,quejeposesurlecomptoiràcôtédelui.Il
mepasseuncouteauetj'entreprendsdedécouperlepainpendantqu'ilfaitdemêmeavecunetomate.Ila
delongsdoigtsdéliésetmaniel'instrumentavecaisance,presqueavecagilité.
Ensilence,nousassemblonsnossandwiches,dontl'un,malheureusement,neserapasmangé.
—Tuaimesfairelacuisine?demandeBishop.
Ilsortdeuxassiettesenverrejauneduplacard.
—Iln'yapasdebonneréponse,précise-t-ild'unairamuséquandjenerépondsrien.Cen'estpas
untest,tusais.
Pourtant, il a tort. C'est un test, bien sûr, et de bout en bout. Chaque seconde, chaque réplique
risquebiendem'exploseràlafigure.Jemesouviensdecequem'aditmonpère:êtremoi-mêmeautant
quepossible.Lavérité,quandjepeuxyrecourir,seratoujoursplusefficacequ'unmensonge.Jefinispar
déclarer:
—Jen'airiencontre.Pourquoi?
Bishopestsûremententraindem'imaginervêtued'untablier,occupéeàluicuisinerdebonspetits
platstoutelajournée.Ilmedévisage,leregardtoujoursaussiscrutateur.
—Jefaisaisjustelaconversation,Ivy.Pouressayerdeteconnaître.
C'estlapremièrefoisqu'ilprononcemonprénom.Pourêtrehonnête,jen'étaispastoutàfaitsûre
qu'illeconnaissait.
Nousmangeonssanséchangerunmot.Enfin,lui,ilmange.Moi,jedétachelacroûtedemonpain
etjefaisdespetitesboulesdemieentremesdoigts.Laplupartdutemps,jemaintiensleregardfixésur
monassiette,maisquandj'ailemalheurdereleverlesyeux,jetrouvelessiensbraquéssurmoi,cequi
accentueàchaquefoisunpeuplusl'espècedecreuxdouloureuxquimevrilleleventre.J'attendsqu'il
prennelaparole,qu'ilexigequelquechosedemoi,maislesilencen'apasl'airdeledéranger.
J'ignorependantcombiendetempsnousrestonsàtable,maisquandilselèveenfinpourplacer
nosassiettesdansl'évier,nosombresrespectivescommencentàdescendresurlesmurs.Parlafenêtre
ouverte, j'entends une voix crier à un enfant qu'il est l'heure de rentrer, le couvercle d'une poubelle
claquer,quelquesaccordsdeguitareétouffés.
Ces bruits si familiers ravivent chez moi un sentiment aigu, presque insupportable, de solitude.
Maisjevaism'habituer.Jevaism'habituer.
—Tuveuxdéfairetesbagages?medemandeBishop.
—Oui,bonneidée.
Jetapotemarobeaumomentdememettredebout.T'aimeraispouvoirlascotcheràmoncorps.
Mesjambessontcommeraidesetfroides,tropexposéesauxregards,mêmedansladouceurdusoir.Dans
matête,j'entendsCalliemesouffler:«Jetedemandedetenir.Tienslecoupcesoiret,demain,cesera
plusfacile.»
Bishopemprunteunpetitcouloirpourporterlavalisedanslachambre.Jelesuis,quelquespasen
arrière.Jefaiscourirmesdoigtslelongdumur,commesij'allaispouvoirmeraccrocheràquelquechose
quipuissemesauver.Surlagauchesetrouveunesalledebains,àdroite,uneseulechambre.Lalumière
déclinantedusoleilcouchantrévèleungrandlitflanquédedeuxtablesdenuitidentiqueset,enface,un
simplechiffonnier.
—Ilyadescintresdansleplacard,medit-il.Etlamoitiédelacommodeestvide.
J'acquiesceetjerestedansl'encadrementdelaporte,lespoingsserrés.Ilsetientdevantlelit,les
mainsdanslespoches,etmedévisagedesesyeuxattentifs.JesaiscommentCallieagiraitàmaplace.
Elle flirterait, elle rirait aux éclats. Elle ferait le premier pas. Elle prendrait les rênes d'une situation
complètementhorsdesoncontrôlepourlapliersanshésitationàsavolonté.Heureusedesonsacrifice
pour notre cause, même si elle devait pour ça payer de sa personne. Je ne suis pas comme elle,
cependant. Malgré ce qu'on m'a enseigné, je sais que s'il essaie de me toucher, de m'ôter ma robe, je
lutterai.Mêmesic'estinutile,mêmesiçanesertàrien,jenemelaisseraipasfaire.Jenesaispassiça
faitdemoiquelqu'undefaibleoudefort.
Maisilnemetouchepas,nes'approchepas.Ilentrouvreuntiroir,ensortunshortetunT-shirt
qu'ilrouledanssamain.
—Jevaisdormirsurlecanapé,annonce-t-il.
Moiquiétaissitendue,préparéeàmebattre,jemetsdutempsàdécryptersesparoles.
—Attends...Que...Tuneveux...
Jenesaismêmepascequejeluidemande.
Avecunsourireentendu,ilhausselessourcils.
—Parcequetoi,tuveux?
—Non!
Je regrette aussitôt ma réponse trop rapide. Je devrais être plus inquiète à l'idée qu'il se sente
insulté,maismonimmensesoulagementmefaitoubliermesinstructions.Ilinclinelatête.
—C'estcequejemedisais.
Nousnousregardonsenchiensdefaïence.Lejeunemariéobligédedormirsurlecanapélesoir
desanuitdenoces...Jen'aijamaisentenduparlerd'untrucpareil.Peut-êtrequecegenredesituationest
trèsfréquentaucontraire,etquejenesuispasaucourant?Maisausouvenirdesautrescouples,toutà
l'heureàlacérémonie,deleurslèvresaffamées,deleursjouesrougies,j'endoute.Entoutcas,siBishop
estdéçuouencolère,ilnelemontrepas.
Jem'écartedelaportepourqu'ilpuissepasseràcôtédemoi.Ils'arrêteunbrefinstantetmefait
unpetitsignedetête.
—Bonnenuit,Ivy,dit-il.
—Bonnenuit.
Ilrefermelebattantderrièrelui.Lesjambesflageolantes,jevaism'asseoirauborddulit.Jeserre
mes doigts entre mes genoux afin d'arrêter leurs tremblements. Si j'avais une chaise à caler sous la
poignée de la porte pour m'assurer qu'il ne puisse pas rentrer dans la pièce, je me sentirais mieux.
Pourtant,aufonddemoi,jedevinequ'ilnereviendrapas.J'ail'étrangeimpressionqu'ilnes'enprendra
pas à moi... et j'ignore ce que j'en pense, d'un seul coup. Ma mission serait sans doute plus facile à
accomplirs'ilm'avaitfaitdumal.
Chapitre3
en'aijamaisétédugenreàsommeillerlematin.Quandjemeréveille,c'estd'uncoup:àuninstant,j'ai
les yeux fermés et suis profondément endormie, au suivant, j'ai les yeux grands ouverts et l'esprit
parfaitementéveillé.Cettefois-cinediffèrepasdesautres,danscettechambreinconnue,danscelit
trop grand. Je cligne des yeux, aperçois le plafond blanc et reste immobile. Je tends l'oreille. Il me
semblepercevoirdesbruitsdevaisselledanslacuisine,maisjen'ensuispascertaine.
Il est difficile de croire que, hier matin encore, je me réveillais dans mon propre lit, dans la
maison où j'ai toujours vécu, alors que maintenant je me trouve dans une nouvelle maison, dans un
nouveaulit,avecunmari.Iln'estpascommejel'auraiscru.D'unpointdevuephysique,jesavaisàquoi
ilressemblait,aumoinsdeloin,doncpasdesurprisedececôté-là.Maisaprèstouteslesplaintesquej'ai
puentendreàproposduméprisàpeinedéguisédesonpèreetdesafamillepourlamienneettoutceque
nousreprésentons,jepensaisqueBishopserévéleraitcrueldansl'intimité.Saretenuem'adéconcertée.
J'étaisloind'imaginerqu'ilsemontreraitpatient.Peut-êtrequejenecorrespondspasnonplusàcequ'il
attendaitdemoi?
IlfaudraquejetrouveunmoyendefairesavoiràCalliequenousnevivonspaschezleprésident.
Quoique,laconnaissant,elleadéjàétémiseaucourantetéchafaudeunnouveauplan.Jevaisdevoirme
rendre au plus vite au marché pour voir si elle m'a laissé un message. Bien sûr, je pourrais aller lui
rendrevisite,maisilaétédécidéquemoinsilyauraitdecontactsdirectsentremafamilleetmoi,mieux
ceserait.
—Ivy?
C'estlavoixdeBishopàtraverslaporte,accompagnéed'unpetitcoupsurlebattant.
—Oui?
Je me redresse dans le lit. Bishop ouvre lentement, passe juste la tête et les épaules dans
l'entrebâillement.
—Jem'envais.C'étaitjustepourquetusoisaucourant.
Sonregardparcourtmachevelureàprésentdéfaite,quitombejusqu'aumilieudemondos,puis
revientàmonvisage.
—O.K.
J'essaievraimentdeparaîtrenormale,depenseràlafaçondontunefemmeparleraitàsonmari,
maismavoixesttropaiguë,forcée,commesijejouaisunrôle.D'ailleurs,c'estlecas.Plutôtdeuxfois
qu'une!
Aprèssondépart,jemedisquej'auraissansdoutedûluidemanderoùilallait,m'intéresseràson
programme de la journée. Mais pour l'instant, je me sens trop épuisée pour m'en soucier. Tout était
beaucoupplussimplelorsquecen'étaitqu'uneidéedansmatête.
Jemerallongeetjeregardelesoleilperceràtraverslesrideaux,étendresesdoigtschaudssurle
sol.Quandjecommenceàtranspirersouslacouverture,jem'obligeàmelever,j'étirelesbrasau-dessus
dematêteetjetentederelâcherlecouetlesépaules,làoùlatensions'estinstalléetelleuneétolede
plomb.
Lasalledebainsestpetite,commelerestedelamaison,etd'unepropretéimpeccable.Jeprends
une douche aussi rapide que possible, et pour une fois, ce n'est pas parce que l'eau chaude manque.
Simplement, je ne veux pas rester nue plus longtemps que nécessaire : Bishop pourrait rentrer d'un
momentàl'autre.
Aprèsm'êtrehabilléed'unT-shirtetd'unshort,lescheveuxdégoulinantsdansmondos,jememets
J
àrangermesaffaires.C'estétrangedevoirmesquelquesvêtementssuspendusàcôtédeceuxdeBishop
dansleplacard:leurvuedonneplusderéalitéànotremariagequetoutcequiapuseproduirejusqu'ici.
J'erre dans la maison, j'ouvre les tiroirs, j'explore des yeux et des mains. D'une façon ou d'une
autre,ilfautquejem'habitueàvivreici.Bishopnevajamaismeparler,mefaireconfiance,sijecontinue
àmecomportercommeunebicheeffarouchée.Entremelivreràluidefaçonvolontaireetmerenfermer
complètement,ilyaunegrossemarge,etjedoisjustetrouverunmoyend'ymanœuvrer.
Surlemurdusalonestaffichéeunecarteàmainlevéedenotreville,lamêmequ'àlamairie,mais
enplusgrand.Jem'agenouillesurlecanapépourexaminerdeplusprèslavueaérienne.Lacartemontre
nosgrandsrepères,naturelsetartificiels:lamairie,lepalaisdejustice,larivière,lesserresoùnous
cultivons la plupart de nos ressources alimentaires, le champ de panneaux solaires qui nous fournit de
l'électricité,l'usinedetraitementdeseauxusées,leschampsdecotonquinouspermettentdefabriquer
des vêtements. La barrière. Selon mon père, la barrière a au départ été érigée pour nous protéger des
prédateurs,àlafoishumainsetanimaux.Ellen'avaitpaspourbutdenousenfermer.Encoremaintenant,
noussommeslibresdepartir.Toutefois,presquepersonnenelefait.Parcequepersonnenesaitcequise
trouveau-delàdesterresquenouspouvonsvoir.Quelleshorreurspourraientnousattendreàl'horizon?
LaplupartdeshabitantsdeWestfallsesatisfontdenotreville,où,aumoins,ilyadequoimangersurla
table et un toit au-dessus de notre tête. Le souvenir de la guerre et les récits de nos grands-parents,
relatantlafamine,lesyndromed'irradiationaiguë,lesvoisinsquis'entretuaient,enproieàunepanique
aveugle...Toutçaarendulesgensréticentsàl'idéed'explorerlesenvirons.
Les seuls à franchir la barrière, ce sont ceux qui y sont forcés, expulsés en punition de leurs
crimes,réelsouperçuscommetels.Ilarrivequ'uncondamnéparvienneàrevenir,encreusantuntunnel
souslabarrièreouenformantuntroudanslegrillage.Maisiln'yapasdesecondechance.Sionrevient
après avoir été expulsé, la sanction est la peine de mort, sans exception. D'après mon père, dans les
débuts, des bandits ont plusieurs fois troué le grillage en quête de vivres ou d'armes, mais nous avons
toujoursréussiàlesmaîtriseretàlesfaireressortir.Riendecegenren'estarrivédepuisquejesuisnée,
entoutcas.
Jesaisquejenepeuxpasresterdanscettemaisontoutelajournée,àmetournerlespouces,ou
alorsjedeviendraifolle.Autantessayerdemerendreaumarché,mêmes'ilesttroptôtpourqueCallie
aitpumerejoindre.Aumoins,cettepetitebalademepermettradeprendrel'airetdechasserlespensées
quirôdentdansmatête.
Jenesuisjamaisalléeaumarchédececôtédelaville,maisjesaisoùilsesitue.Jeprendsle
chemin le plus long pour pouvoir passer à côté de la maison du président. C'est encore une journée
chaudeetensoleillée.Lestrottoirsnesontpasnoirsdemonde,maisils'ytrouved'autrespassantsquise
promènent à pied ou à vélo. Certains me lancent des regards furtifs qui me rendent perplexe, jusqu'au
momentoùjemesouviensdequijesuisdésormais.Jebaisselatêteetjemarcheplusvite,laissantmes
cheveuxmetombersurlevisagecommeunrideau.
Lamaisonduprésidentestsombre,sansaucunmouvementderrièrelesvoilagesdesfenêtres.Un
hommesolitairepousseunebrouettedepaillesurlapelouse.Jem'arrêteetjesaisislesbarreauxdela
grille de fer qui me maintient hors de leur terrain. Bishop se trouve-t-il à l'intérieur en ce moment, à
écouter les leçons de son père comme moi j'écoutais celles du mien ? Lorsque le jardinier croise mon
regard,jelâchelagrilleetjem'éloigne.
Jesenslemarchéavantdelevoir.L'odeurdepommes,delégumesbletsetdeterrefraîcheflotte
dansl'air.Magorgeseserre,j'aienviederevoirlemarchédemonenfance.
Plus encore que dans ma propre maison, je me suis toujours sentie à l'aise là-bas, là où tout le
monde me connaissait par mon prénom. Mon père, même s'il était leader de notre côté de la ville, a
toujours eu tendance à nous garder autant qu'il le pouvait, Callie et moi, confinées dans notre petite
existence à trois. Il ne jurait que par l'enseignement à domicile, ne nous a jamais encouragées à lier
d'amitiésendehorsducerclefamilial.Maisaumarché,j'avaisl'impressiondefairepartied'unensemble
plusgrand,d'unecommunautéquiavaitdel'affectionpourmoi.
Pourquelqu'unvenudel'extérieur,cemarché-ciressembleraitsansdouteentoutpointàceluique
jefréquentais,maisilm'estétranger.Lesétalssontplusgrands,leurstoilesontdescouleursplusvives,
etjenereconnaisaucunvisage.Personnenesemontreagressifavecmoi,maisàchaquepas,jesensque
jenesuispasd'ici.Jeresteàl'écartdesacheteursregroupésautourdesétals,j'observesansparticiper.
Unevieilledameenrobeimpriméem'offreunpetitgâteauquandjepasseàcôtédesatable.
—Nonmerci,dis-je,secouantlatête.Jenecompterienacheter.
—C'estgratuit,répond-elleavecunlargesourire.Bonappétit!
Ellemetendtoujourslegâteauetilseraitimpoliderefuser.Jeleprends.
—Merci,luidis-je,souriantàmontour.
—Avecplaisir,madameLattimer.
Monsourires'évanouitaussitôt.Toutlemondeva-t-ilessayerdem'offrirdescadeaux,maintenant
?ÊtrelafemmedeBishopLattimersignifie-t-ilqu'onvoudramedonnerdeschosesquejeneméritepas,
simplementàcausedemonnom?Est-ceàçaquelaviedeBishopressemble?Etcombiendetempsfautil avant de croire que, oui, on le mérite, que tout devrait nous appartenir ? Je donne la pâtisserie au
premierenfantquejecroise,unepetitefillequimeregardeavecdesyeuxravis.Jemefrayeunchemin
dans la foule pour trouver le petit étal où un vieil homme vend des pots de confiture et de moutarde.
Mêmedesingrédientsaussiordinairessontplusluxueuxiciqu'àWestside,avecdesétiquettesauxbords
dentelésetdejolisrubansdecouleurautourdescouvercles.
—Bonjour,dis-je,faisantmined'examinerunpotdemoutardequejeviensdesaisir.
—Bonjour,medit-ilenretour,nonsansjeteruncoupd'oeilàlafouled'acheteursderrièremoi.
Jepeuxvousaider?
L'undesesbrasestrecroquevillécontresapoitrine,lamainatrophiée,crochuecommeuneserre.
DetellesmalformationssontcourantesàWestfall:laguerrenucléaireestpasséeparlà.
—Oh,non.(Jereposelepotdemoutarde.)Jeregarde,c'esttout.
Je m'écarte pour faire place à une famille à ma droite, et à ce moment-là l'homme secoue
discrètement la tête à mon intention. Pas de message de Callie. Rien d'étonnant, mais la déception
m'envahit tout de même, je me sens soudain abattue. Pourtant, je ne peux pas me permettre d'être
découragée.Ellemecontacteralemomentvenu.
D'icilà,jedoiscomprendrecommentjouerlafemmedeBishopd'unefaçonconvaincante.
À18heures,iln'esttoujourspasrentré.J'aipréparédesœufsbrouillésilyaunedemi-heureet
ilssontàprésentfigésdanslacasserole.Jesuisénervéecontrelui,cequiestparfaitementridiculeétant
donné que c'est moi qui ne lui ai posé aucune question lorsqu'il est parti ce matin. J'étais simplement
contente d'être débarrassée de lui et de ne plus être détaillée par ses yeux qui semblent me jauger à
chaqueinstant.
Je me décide à mettre le couvert et je me concentre sur l'alignement des fourchettes et des
serviettes pour ne pas avoir à penser à autre chose. Lorsque la porte d'entrée s'ouvre, je retourne au
fourneauetrallumelaplaqueélectrique.
—Jesuislà,dis-je.
Jegrimaceautonchantantdemavoix.Ilnerépondpas,maisj'entendssespasquitraversentle
salon.
—Bonsoir,melance-t-ildepuislaporte.
Jenel'avaispasremarquéhiertantj'étaisunevéritablebouledenerfs,maisilaunevoixgraveet
légèrement indolente, comme si les mots qu'il prononce émanaient d'une caverne à l'intérieur de lui et
n'étaientpasparticulièrementpressésdequittersabouche.
—J'aifaitàmanger,dis-je,luilançantunregardfurtif.
Ils'appuiecontrelechambranledelaporte,lesbrascroisés.IlporteunT-shirtgrisfoncéetun
jeanusé.Ilparaîtplusàl'aiseenhabitsdetouslesjours,cequiestsûrementmoncasaussi.Sescheveux
brunssontunpeuenbataille,commes'ilavaitpassésesdoigtsdedansouqueleventlesavaitdécoiffés.
Jemeconcentreànouveausurlesœufs,quej'essaiededécollerdufonddelacasserole,avantd'ajouter:
—J'espèrequetuasfaim,parcequemoioui.Jemeursdefaim.Jen'aipresquerienmangédela
journée.
Jedisn'importequoi,j'enfaistropetjefinisparrefermerlabouche.Ilnerépondpas.Jerisque
unautrecoupd'œilversluietilmelanceunsourire,leregardintrigué.
—Quefais-tu?demande-t-ilenfin.
—Lacuisine!
Jecommenceàsentirl'exaspérationprendrelepassurmapatience.Aumoins,jefaisdesefforts.
Pourquoinepeut-ilpasjouerlejeu?Jusqu'iciiln'apasvraimentétéàlahauteurdemonimagination.Il
remplacelesordresparlesilence,laviolenceparlapatience,lesairssupérieursparcequiressemble
à...del'empathie.Jesuissubmergéeparunesoudainevaguedecolèrecontremasœur.Ilfaudraitqu'elle
soit ici pour me dire comment réagir face à ce type qui fait tout le contraire de ce à quoi elle m'avait
préparée.
—Hmm...secontente-t-ildedire.
Lesilences'installeentrenous,jusqu'aumomentoùjenelesupporteplus.Jedoisleremplirde
quelquechose,mêmesic'estd'unecolèredéplacée.J'abatslaspatulesurlecomptoiravecunpeutrop
d'énergie,desboutsd'œufs'envolentetatterrissentsurmonbras.Etdetoutcequim'estarrivéjusqu'ici,
voilà,c'estl'œufbrûlantsurmapeauquimefaitmonterleslarmesauxyeux.Jemedétourne,hagarde,
pourchercherletorchonauboutducomptoir.Dansmondos,j'entendsleboutondelaplaquetourner,la
casseroleêtrerepousséesurlefourneau.Bishopposeunemainsurmonépauleetj'essaietrèsfortdene
pasreculer,maisildoitsentirmaréticencemalgrétout,carilsuspendsongeste.
—Allonsnousasseoir,tuveux?propose-t-il.
Jemeretourne,maissansleverlesyeuxverslui.Jem'appliqueànettoyermonbras.
—Etledîner?
—Jecroisqueçapeutattendre.
Jelesuisdanslesalonetj'attendsqu'ilprenneplacesurundesfauteuils,avantdem'asseoirsur
lecanapéenfacedelui.Jereplielesjambessousmoietjetiresurunfildétachéducoussin.Dehors,il
faitencorejour,maislesoleilacommencéàdécliner.Commelapièceestexposéeàl'est,lesombres
l'envahissentdéjàetnousfonttouslesdeuxdisparaîtredanslecrépuscule.Bishopn'allumepaslalampe
etj'ensuiscontente.Ceserapeut-êtreplusfacileainsi,enpartiedissimulée.
—Jesaisquec'estdur,dit-il.(Ilsepencheenavant,poselescoudessursesgenoux,regardeses
mainsentrelacées.)Pourmoinonplus,lasituationn'estpasfacile.
Jenesaispasquoidire,doncjenerépondsrien.Ilpousseunsoupirfrustré.
—Tun'aspasbesoindetecomporterdetelleoutellemanièreavecmoi,Ivy,poursuit-ild'une
voix lasse. Je n'attends rien de particulier. Je veux que tu sois toi-même. (Il se redresse et se frotte le
visaged'unemain.)Jeveuxteconnaître,riendeplus.
—D'accord...
Mon cerveau cherche désespérément tous les sens cachés de ses mots, essayant de décoder ce
qu'ilrecherchevraiment.Carilmesembleimpossibleque,desoncôté,notrerelationnecomporterien
decalculé.
—Queveux-tusavoir?
Bishopsepenchedenouveauetmeregardefixement.
—Tout,répond-ild'unevoixdoucequimenouel'estomac.N'importequoi.
Je sais que je dois lui confier quelque chose, mais il me faut rester prudente. Au-delà des
inquiétudesconcernanttouslessecretsquejegarde,ilyatoujourscesentimentpersistantquejenesuis
mêmepassûredemonidentité,hormiscelledéfinieparmafamille.Pendantquatorzeansdemavie,j'ai
étélafilledesecours,cellequidevaitresterauxcôtésdenotrepèreettravaillerdansl'ombreaveclui
pendantqueCallieoccupaitledevantdelascène.Ettoutàcoup,ilyadeuxans,lesprojecteurssesont
braquéssurmoi.J'aipassétoutemavieàdevenirlafilledontilsontbesoin,ettouteslespartiesquine
correspondaientpas,jelesaienfouiessiprofondémentenmoiquejenesuismêmepassûredepouvoir
lesretrouver.Devoirfouillerenmoietm'exposeràcetinconnu,c'estunoutragedeplus.
Jem'efforcedecesserdetriturerlefilducoussin.
—Je...Jenesaispas.(Jerespireungrandcoup.)J'aimelesfraises.J'auraispréférémesurerau
moins cinq centimètres de moins. J'ai peur des serpents. J'adore lire. Ma mère est morte quand j'étais
bébé.
Jedébitecesphrasesàtoutevitesse,commesicetterapiditéallaitlesrendremoinspersonnelles,
etpourtant,cesontloind'êtredesombressecrets.Sait-ilcequesonpèreafaitàmafamille?Commentil
nous a enlevé ma mère, l'a fait tuer, pour nous rappeler qui a le pouvoir ? À cette pensée je sens mes
jouess'enflammer,moncœurbattreàtoutrompredansmapoitrine.Jedevraisenresterlà,maisenfait,je
relèvelesyeuxetsoutienssonregardavantd'enchaîner:
—Jen'aimepascequefaittonpère.
Callie est peut-être la plus féroce de nous deux, mais il y a en moi un irrépressible mépris du
danger.
—C'estçaquetuvoulaissavoir?
Bishopnechangepasd'expression,sonregarddemeureimperturbableetilfinitpardire:
—C'estundébut.
Jesaisqu'ilattendquejeluipose,moiaussi,desquestions,quej'exprimemacuriositévis-à-vis
deluietdesavie.Maisjem'enfiche.Jesaisdéjàdeluitoutcequ'ilyaàsavoir.Jesaisquiestsonpère
etcequedéfendsafamille.Endehorsdetoutça,riennecompte.Maisj'entendslavoixdemonpropre
pèredansmatête:«Étape1:gagnesaconfiance.Parle-luipourqu'ilseconfieàtoi.»Avecungros
effortpourparaîtreintéressée,jedemande:
—Ettoi?C'estàtontour.
—D'accord.J'aimelesnoixdepécan.Jerêveraisd'avoirlemêmementonquemonpère.(Ses
yeux brillent et je vois qu'il me taquine. Je ne sais pas si je dois en être agacée ou soulagée.) Je ne
supporte pas les espaces confinés, poursuit-il. J'aime être dehors. Ma mère me rend dingue. (Il
s'interromptetmeregardedroitdanslesyeux.)J'aimelafaçondonttesyeuxlancentdeséclairsquandtu
esencolère.C'estçaquetuvoulaissavoir?
Jesensquelquechosepapillonnerdansmonventre.Jeréponds:
—C'estundébut.
Chapitre4
elendemainmatin,jemeréveilledansunemaisonvide.Bishopestdéjàpartietalaisséunmotsurla
tabledelacuisinepourm'avertirqu'ilseraderetourà17heures.Àsalecture,jeressensunepetite
pointededéception.NonqueBishopmemanqueraouquejesouhaitaisqu'ilreste,maisçasignifie
encoreunejournéeànepassavoirquoifaire.Jen'aijamaisétédouéepourrestersansbouger,saufquand
j'aiunlivreàlamain.Sijeresteinactivetroplongtemps,monespritpartdanstouslessens,etcommedit
Callie, il ne peut en résulter que des problèmes. Elle l'affirmait toujours avec le sourire, mais je n'ai
jamaispenséqu'elleplaisantait.
Seuledanslamaison,avecunelonguejournéeenperspective,jeprendsconsciencedemonréel
isolement. À part ma sœur, je n'ai aucun ami. Mon père nous a donné des leçons à domicile, car il ne
faisait pas confiance à l'influence du président Lattimer sur les programmes scolaires. De plus, il
craignaitunegaffedenotrepart,quiauraitrévélénosintentionsàd'autresenfantssinousendevenions
trop proches. Même si certains, de notre côté de la ville, râlaient contre la politique de Lattimer, mon
père estimait plus prudent de garder nos plans pour nous, notre armée de trois personnes. Il ne parlait
jamaisouvertementderévolutionetnousmettaitbienengardedenepaslefairenonplus.
Ces deux dernières années, il m'a tenue particulièrement isolée, pendant que lui et Callie
s'efforçaientd'établirdescontactsdansnotrepartiedelaville.Ilsnouaientdesalliancesenapportantde
l'aide aux familles qui venaient à manquer de nourriture, ou en jouant les intermédiaires auprès du
président pour ceux qui avaient de petites récriminations. Ils ont aussi fait preuve de bienveillance à
Eastglen,parexempleenverslemarchanddeconfitures,dontilsontaidélafillequandelleesttombée
maladel'hiverdernier.Ilsefaitdésormaisunplaisird'êtrenotremessager.Monpèredittoujoursqu'une
foisqu'ilprendralepouvoir,lepeuplesesouviendradetoutescesbonnesactionsetquenoustrouverons
beaucoupdesoutiens.D'icilà,devraiesamitiésendehorsdelafamillesontdéconseillées:ilexistetrop
de façons dont ces relations pourraient nous revenir à la figure. Mais aujourd'hui, je serais prête à
n'importe quoi ou presque pour avoir quelqu'un à qui parler, un ami qui me change de mes idées en
ébullition,neserait-cequequelquesminutes.
Après avoir mangé des flocons d'avoine aux framboises et pris une douche rapide, je traverse
tranquillementlacuisinepourmerendresurlaterrassevitrée.C'estunegrandepièceausolrevêtude
parquetautrefoiscéruséenblanc,quiadésormaisprisuneteinted'ungrisfatigué.Deuxsofasderotin
garnisdecoussinsjaunessefontfaceauxcôtésd'unetablebasseenferforgé.Dulierregrimpelelong
des vitres, ce qui donne l'impression d'être sous une tonnelle, bien à l'abri. Je vois au-dehors, mais le
lierredonnel'illusionquepersonnenevoitàl'intérieur.
Uneportes'ouvreàl'arrièred'unedesmaisonsvoisinesetunejeunefilleensort.Elleporteun
paniersouslebrasetdesgantsdejardinageenbouledansunemain.Ellealescheveuxlongsetraides
commedesbaguettes,d'unblondbrillanttrèspâle.Legenredecheveuxquej'aitoujourssecrètementrêvé
d'avoir plutôt que ma masse enchevêtrée de boucles qui tombent n'importe comment, d'une couleur qui
tireplutôtsurlemielsortidelaruchequesurl'orfilé.Jelareconnais,carellevientdemoncôtédela
ville, même si je ne pense pas que nous ayons été présentées. Elle était peut-être à la cérémonie de
mariage,maisj'étaistropanxieusepourfairevraimentattentionauxautres.Elleadescendulamoitiédes
marchesquandlaportes'ouvredenouveaupourlaissersortirungarçon.Ill'attrapeparl'avant-bras.
—Etmonpetit-déjeuner?demande-t-il.
—J'ailaissédescéréalessorties,répond-elled'unevoixhautperchéeetpuérile.Etj'aipréparé
unesaladedefruits.
L
Là d'où je suis, cachée par la verdure, je vois la main du garçon se resserrer sur le bras de sa
femme.Ellegrimaceettentedesedégager,maisill'obligeàrevenirverslui.
— C'est pas un petit-déjeuner, ça, dit-il. (Sa voix est tranquille, il ne hausse pas le ton, ce qui
rendlascèned'autantpluseffrayante.)Jeveuxdesœufs.Oudespancakes.Quelquechosedechaud.
—D'accord,ditlafille.Jeterminede...
—Toutdesuite,lacoupe-t-il.
J'ouvre la porte-moustiquaire qui donne dehors et je descends les marches pour m'approcher
d'eux.
— Bonjour ! dis-je d'une voix forte. (Ils tournent d'un coup la tête vers moi.) Vous venez
d'emménager?
Legarçonplissebrièvementlesyeux,puissonvisages'éclaireetillâchelebrasdesafemme.Il
descendlesmarchesdesonperronverslemuretquiséparenosjardins.
—Bonjour,répond-ilavecungrandsourire.
Jeluisourisenretour,mêmesicen'estpasfacile,etjetrouvelesyeuxdelafillederrièreson
épaule.
— Je m'appelle Ivy... Lattimer, dis-je. (Ce nom me paraît toujours étranger dans ma bouche,
commesijedéclinaisl'identitédequelqu'unquejen'aijamaisrencontré.)Nousvenonsd'emménagerici.
—Biensûr,acquiescelegarçon.Jesaisquivousêtes.J'étaisàlamêmeécolequeBishop,mais
il était quelques années au-dessus de moi. (Il me tend la main.) Je m'appelle Dylan Cox et voici ma
femmeMeredith.
—Bonjour,meditMeredith.
Sesyeuxalternententremoietsonmari,commelorsd'unmatchdeping-pong.
—Jesuisraviedevousrencontrer,dis-je.Trèsbien,jevoulaisjustemeprésenter.
Dylanmesouritencore,d'unsourirecontagieuxquasiirrésistible.Peut-êtremesuis-jetrompée?
Peut-êtren'est-ilpaslegenred'hommequej'aicru?
—N'hésitezpasàpassernousvoir,dit-il.
Je reste au niveau du muret et les observe jusqu'à ce que lui et Meredith rentrent chez eux,
entièrementavalésparlasombreembrasuredelaporte.
Peu après midi, je n'y tiens plus, il faut que je sorte de la maison, même si je n'ai aucune
destinationparticulièreentête.Jem'ennuie,j'aibesoindebougeretjen'arrêtepasderepasserlascène
entre Dylan et Meredith dans ma tête. C'est exactement ce genre de relation que dénonce mon père
lorsqu'ils'insurgecontrelesmariagesarrangés.Selonlui,forcerdejeunesfillesàépouserdesgarçons
qu'ellesn'ontjamaisrencontrésetconsidérésd'uneclasseplusélevée,mêmesipersonneneleditàvoix
haute, instaure une relation de pouvoir déséquilibrée, avec pour résultat courant la violence. Et
maintenant,j'enailapreuvesouslesyeux.J'aienvied'aiderMeredith,maisjenevoispastropcomment.
Letempsqueleplandemonpèreseréalise,ilserapeut-êtredéjàtroptardpourelle.
Sansréfléchiràladirectionquej'emprunte,jemeretrouvedansl'espacevertquiséparelaville
desboisalentour.Plusdedouzehectaresd'herbeetdecollinesseméesd'arbres,sansoublierungrand
étang.Ilyaunepistecyclableetuncheminpluslargepourlespromeneurs,maisaujourd'hui,unlundi
après-midi,seulsquelquesautrespassantssontvisiblesauloin.
Jedélaisselecheminpourcouperdroitdansleshautesherbesetmedirigerversl'étang.Jevenais
nourrirlescanardsquandj'étaisenfant.Unpontdeboissedresseau-dessusdelarivièreetjem'assieds
au milieu, les jambes pendant au-dessus de l'eau, les bras croisés sur la dernière traverse. Je pose le
mentonsurmesmainsetjeregardedescanardss'ébrouerdansl'eau.Jeregrettedenepasavoirapporté
depainàleurjeter.
Lorsquej'entendsdespassurlepont,jenetournepaslesyeux.Hop!Unepairedejambesprend
placeàcôtédesmiennesetunevoixaussifamilièrequecellequisortdemaboucheromptlesilence.
—Dis-moitout,medemandeCallieavecuncoupdecoude.
Jedevraissansdouteêtresurprisedelavoirici,maistoutemavie,elleaeuuntempsd'avance
surmoi.Surlaplupartdesautresenfait.Elleditsanscessequ'elleadesyeuxpartoutetilesttoujours
conseillé de prendre Callie au mot. En tout cas, je suis trop soulagée de lavoir pour me soucier de la
façondontelles'yestprisepourmetrouver.
— Callie, soupiré-je. Je suis allée au marché hier, mais il n'y avait pas de messages. Je suis
contentequetusoislà.
—Moiaussi,répond-elle,mescrutantduregard.Tuvasbien?
—Oui,maisnousnevivonspaschezleprésidentLattimer.Tulesavais?
Ellehochelatête.
—Jel'aidécouverthier.D'aprèscequej'aientendu,ceseraitl'idéedeBishop.Ilnesouhaitait
pasvivreavecsesparents.(Ellehausselesépaules.)Logique,jesuppose.Maisçavacompliquernos
affaires,c'estcertain.(Elleplantesesyeuxdanslesmiens,trèssérieuse.)Tuvasdevoirtedébrouiller
pourdécouvrircequ'ilnousfaut.Jesuissûrequetuirasbeaucoupdanscettemaison.Çaprendraunpetit
peuplusdetemps,voilàtout.
—D'accord.
Déjàquejen'aimaispasm'imaginerfouinerdanslebureauduprésidententantquemembredela
maisonnée, même si je n'aurais pas eu trop de difficulté à trouver une excuse valable si on m'avait
surpriselamaindanslesac...Maismaintenant,c'estencorepire!
L'undescanardsau-dessousdenousplongepourattrapersaproieetnouséclabousselespieds.
Lesgouttesfraîchesquicoulentsurmapeaumechatouillent.
—Bon,ditCallieàvoixbasse.C'étaitdur?Ilt'afaitmal?
Jeluijetteunregardencoin.Ellefixel'eau,lamâchoireserrée.
—Non.Onn'apas...tuvois.
Elleretournelatêteversmoi.
—Pourquoi?
—Enfait,jenesaispas.Iladûsedouterquej'avaispeur,quejenevoulaispas.(Jebalanceles
piedsd'avantenarrière.)Peut-êtrequ'iln'enavaitpasenvienonplus.
—Tuparles...Bon,cetypesaitsemaîtriser,jeveuxbienleluireconnaître.Jenel'auraispascru
capablederésisterà...toutça,dit-elleenagitantlamaindemoncôté.
—Arrête,dis-je.
Pourtant, je ne peux pas m'empêcher de rire un petit peu. Ça fait du bien, même si ce n'est pas
vraimentdrôle.
—Etilestrusé,ajouteCallie.Enneteforçantpas,ildonnel'impressiond'êtrebeaucoupplus
sympaqu'enréalité.Etlereste,commentçava?Tul'amènesàtefaireconfiance?
—Çanefaitquedeuxjours!
—Jesais,Ivy.Maisonn'apasleluxedepouvoirattendreindéfiniment.Troismois,c'esttoutce
qu'ona.Lecompteàreboursestdéjàlancé.
Trois mois. Je ne sais si c'est trop long ou pas assez. Mais c'est le temps dont je dispose pour
réaliserlesétapesduplandemonpère,dontladernièreconsisteàtuerBishop.Ensuite,c'estleprésident
qui mourra, et d'après Callie, ce plan-là est déjà enclenché, et ne peut être ni ralenti ni arrêté. Mais
Bishopdoitmourirlepremier.Jeneconnaispastouslesdétails.Monpèreestimemoinsrisquéquejene
connaisse que des bribes, au cas où je serais prise. Mais ce que je sais, c'est que si je me loupe, nos
planstombentàl'eau.
—Donc,est-cequetusuisnosinstructions?L'amènes-tuàtefaireconfiance?répèteCallie.
—Jecrois,finis-jeparrépondre.Jeveuxdire,onseparle.(Jerepenseàlaconversationd'hier
soir.)J'ailâchéuncommentairenégatifsursonpère,enrevanche.Jen'auraissansdoutepasdû.
—C'estpaspossible,Ivy!râleCallie.Tuescenséejouerlagentillefille!Combiendefoisonte
l'adit?
—Jenecroispasqu'ilétaitencolère.Iln'apassembléaffectéparmaremarque.
Callielèvelesyeuxauciel.
— Ben voyons, évidemment ! Ça lui est complètement égal que sa femme fraîchement épousée
critiquel'hommequ'ilsouhaitedevenirplustard!
Jehausseàmontourleton:
—Tutetrompes.Enfin,peut-êtrequ'iljouelacomédie.Maisondiraitqu'ilajusteenviedeme
connaître.
—Biensûrqu'iljouelacomédie!martèleCalliecommesij'étaisuneparfaiteabrutie.Toutce
quicomptepourlui,c'estquesonpèreresteaupouvoiretquetuluidonnestoutuntasdefistonspour
perpétuerlalignée.Cen'estpastoiquil'intéresses.
Jemedéplaceunpeupourm'éloignerd'elleetjefixeleregardauloin,del'autrecôtédel'étang.
Jesaisquecequ'elleditestvrai,maiscen'estpasmonressenti,entoutcaspastoutàfait.Pasquandje
merappellelafaçondontBishopm'ademandédeparlerdemoi:ilsemblaitvraimentvouloirconnaître
lesréponses.
—Tutesouviensdecequ'onavaitdit?Qu'ilessaieraitdet'embrouiller?Detransformerlenoir
enblancetlehautenbas?Qu'ilessaieraitdetefairecroirequetuasplusd'importanceàsesyeuxqu'aux
nôtres?
Jehochelatête.Ellearaison,biensûr.Lavérité,jelaconnais:jesaisquemafamillenetenterait
pasdemefairecroiren'importequoi.Toutcequ'onmedemande,c'estpourlebiendetous.Jedoisêtre
assezfortepourmesouvenirdeleursleçons.Et,plusquetout,jeveuxqu'ilssoientfiersdemoi.
—Netelaissepasembobiner,memetengardeCallied'unevoixquis'estradoucie.N'oubliepas
dequoiilssontcapables.(Unepause.)Tuterappellescequ'ilsontfaitàmaman?
Jefermelesyeux.
—Oui.
Une colère familière se répand dans mes veines. Je n'ai aucun souvenir de ma mère, seulement
quelquesrécitstransmisparCallie:seschansonspournousendormirlesoir,sescheveuxquisentaient
toujours la lavande... Des histoires que j'ai tant repassées dans ma tête qu'elles sont usées jusqu'à la
corde. Mais malgré tout ce que j'ignore de ma mère, la certitude que j'ai, c'est que ma vie aurait été
différentesielleavaitvécu.Unpèreausourireplusfacile,pluspaternelquedidactique.Unesœurmoins
amère et plus joyeuse. Nous tous entiers, et non dépourvus d'une pièce vitale pour toujours. Quand
Lattimeratuémamère,ilafaitplusqueprendresavie.Ilnousaaussivolélaviequenousaurionsdû
connaître.
— Reste concentrée sur notre objectif, Ivy. Ne te laisse pas emporter par ton caractère ou ta
maniedelarepartie.Tudoismanipuler,pasprovoquer.C'estcommeçaquetul'auras.
Elles'approchedemoietposelamainsurmondos.
—Tutesouviensduchien?demande-t-elle.(Jeneprendspaslapeined'acquiescer,carjesais
qu'ellevadetoutefaçonmerépéterl'histoire.)Onallaitaumarchéenpassantàcôtédeceridiculechien
galeuxtoujoursattachéàlabarrière.Ettouslesjours,ilsejetaitsurnous,ilaboyaitetdevenaitenragé.
Jet'avaisditdesmilliersdefoisdenepasyfaireattention,decontinueràmarcher.Jet'avaisassuréque
jetrouveraisunmoyendeluiréglersoncompte.
» Mais qu'on doive toujours avoir peur quand on passait dans cette rue t'énervait tellement...
(Callieposemaintenantlamainsurmonbras.)Etvoilà,unjourtuenaseuassez,tuyesalléeaupasde
chargeettuluiaslancétonsacàlatête.(Savoixestamusée,maissesyeuxrestentgraves.)Etpourquel
résultat ? (Elle fait pivoter mon avant-bras pour révéler les cicatrices brillantes, presque argentées,
qu'elle effleure du doigt. Des traces de morsures.) Tout ça parce que tu n'arrivais pas à attendre. (Elle
lâchemonbras.)Quiagagné,cejour-là,Ivy?Toioulechien?
Jeluilanceunregardnoir.Àcetinstant,jeladétesteuntoutpetitpeu.
—Lechien.
—Maisauboutducompte,quiagagné?demande-t-elledoucement.
Sonregard,quireflèteuntriompheméchant,memetmalàl'aise.Jefinisparchuchoter:
—C'esttoi.
Jemesouviensdumatin,unpeuaprèsl'incident,oùnoussommesalléesaumarché.Lechienétait
mort,sachaîneenrouléeautourducou,salanguenoirependantdesaboucheentrouverte.
—Neleprovoquepas,Ivy,merappelle-t-elleavantdeseredresser.Negâchepastoutjustepour
défendredesidées.(Elleépoussettesonshortdesdeuxmains.)Nousnesommespaslàpourgagnerune
oudeuxbatailles.Noussommeslàpourgagnerlaguerre.
Chapitre5
ishoprentreà17heuresprécises,commeprévu.Jen'aipasprislapeinedeprépareràmanger,carje
n'étaispassûrequ'iltiendraitparole.Ilmetrouveentraindeparessersurl'undessofasderotindela
terrasse,mesjambesnuespar-dessusl'accoudoir,lespiedsquipendent.
—Bonsoir,dit-il.Tuaspasséunebonnejournée?
Il porte un petit sac de courses sur un bras. Au sommet se trouve une barquette de fraises. Je
réponds:
—Jemesuisennuyée.(Unepauseentrenous,troplongue.)Ettoi?
Bishop hausse les épaules, pose le sac sur la table de la cuisine derrière lui, puis vient me
rejoindresurlaterrasse.
—Bien.Riendespécial.(Ilprendplacesurlesofaenfacedemoi.)Tuestropintelligentepour
restericiàregarderlesmurstoutelajournée,Ivy.
—D'oùtiens-tuquejesuisintelligente?
Ilsecontentedemeregarderd'unairentendu.Dansdetelsmoments,ilestfaciledevoirqu'ilest
né pour être leader. Il a le genre de visage qui intimide par sa simple existence, tellement harmonieux
qu'ilenestpresqueeffrayant.Ilalamâchoirebiendessinée,lementonàpeinebarréd'untraitlàoùcelui
desonpèreestsimarqué,despommetteshautes,desyeuxvertclairsousdessourcilsdroitsetsombres.
Il ne donne pas l'impression de prendre en compte sa propre beauté. Impossible qu'il ne soit pas au
courant,onleluiaforcémentrépétéaveclesannées.Oualors,ons'estarrêtépourleregarder.Non,il
semblenepassepréoccuperdel'imagequeluirenvoielemiroir.
—Bon,bon...O.K.,finis-jeparrépondre,m'agitantdanslesofa.Jesuisd'accord,j'aibesoinde
fairequelquechose.
En général, une femme mariée ne travaille pas. Ce n'est pas interdit à proprement parler, mais
c'est loin d'être encouragé. Avec un peu de chance, les bébés arrivent tout de suite et elle se retrouve
occupée.Lorsqu'unefemmeneparvientpasàavoird'enfant,elletrouveuntravaild'institutrice,suitune
formation d'infirmière ou tient un petit étal au marché. Mais la reproduction, c'est ce qui maintient la
famille heureuse et en bonne santé, c'est ce qu'on attend vraiment de nous. Mon père nous racontait
toujourslafaçondontsepassaientleschosesavant-guerre,qu'iltenaitdesonproprepère.Desfemmes
jugesetmédecins,desfemmesquiseprésentaientmêmeauxélectionsprésidentielles.Biensûr,cen'était
paslecasdetoutes.Ilyenavaitencorequirestaientaufoyerpouréleverleursenfants.Maisils'agissait
deleurdécision,etnond'unevoieimposée.Àl'époque,lesfemmesétaientautonomes,elleschoisissaient
leur conjoint, leur métier, elles étaient libres d'opter pour un chemin ou un autre. Un rêve très lointain
pourmoi.
—Tupourraistravailleràl'hôpital,suggèreBishop.Oualorsàl'unedesécoles.Ilsonttoujours
besoind'instituteurs.
Je le regarde, surprise. Il n'a pas du tout l'air perturbé par l'éventualité que je travaille, que je
veuillemeforgeruneidentitéautreque«épousedeBishopLattimer».Est-ilaussidouéenmanipulation
queCalliesouhaiteraitquejedevienne?
«Étape2:trouveunmoyendet'introduireautribunal.Soissubtile,attendslebonmoment,ne
t'imposepas.Maisn'attendspastrop,nonplus.»Sansmêmelesavoir,Bishopm'adonnél'ouverture
dontj'aibesoin.
— Peut-être au palais de justice ? J'aime l'idée de travailler avec les juges. (Je hausse les
épaules,histoiredeparaîtreindifférente.)Çapourraitêtreintéressant.
B
—Trèsbien,faitBishop.Jevaisenparleràmonpère,voircequ'ilyauraitdedisponible.Ilpeut
t'arrangerça,j'ensuissûr.
Jedétestel'idéededevenirl'obligéeduprésident,maisjedoisaccéderautribunal.Jedécocheà
Bishopunsourirerapideetcontraint.
—Merci.
Nousrestonsassisensilenceunmoment,danslelégerbruissementdesfeuillesdugrandchênedu
jardin.Serons-nouscapablesd'avoiruneconversationnormaleunjour?Ou,aumoins,cesilenceentre
noussera-t-ilmoinstendu?
Bishopselève.
—Allez,sortonsd'ici.
Jemeredresse.
—Oùallons-nous?
—Tuvasvoir.
Lorsquejecomprendsversoùilsedirige,j'hésite,jeralentislepasaupointdepresquefairedu
surplace.Bishops'arrête,lamainsurleportaildelamaisondesesparents.Lalumièredusoirsereflète
danssesyeux,et,pourlapremièrefois,jeremarquequesesirissontbordésd'unvertplusfoncéqu'à
l'intérieur,émeraudeplutôtquecitronvert.
—Quefait-onici?
Jemetslesmainsdanslespochesarrièredemonjean.J'essaied'afficherunairdégagé,commesi
moncœurnecherchaitpasàs'échapperdemapoitrine,maisjecroisquec'estpeineperdue.Jepoursuis:
—Ilsnevontsansdoutepasapprécierqu'ondébarquesansprévenir.
—Ilsnesontmêmepaslà,répondBishop.Maisilsn'yverraientpasd'inconvénient.
Ilpousseleportail,quis'ouvresansgrincer,etjen'aid'autrechoixquedelesuivre.
Bishoptapeuncodeàlaporteetnousfaitentrer.Levestibuledelamaisonestfraisetsilencieux,
nospassontétouffésparunemoquetteépaissequicouvrepresquetoutelapièce.Aucentresetrouveune
tablerondeouvragée,etdessus,unvasequicontientunénormebouquet.L'odeurestétouffante,commesi
lesfleursétaientsurlepointdepourrir.Desgrainsdepoussièreflottentdansl'airimmobile,éclairépar
lesoleildusoirquipénètreparlafenêtreau-dessusdelaported'entrée.Jemurmure:
—Qu'est-cequ'onfait?
Bishopmelanceunsourirefugace.
— On a le droit de parler, dit-il à haute voix. Crois-moi, je n'ai pas passé mon enfance à
chuchoter.
Je regarde le grand escalier majestueux, déjà plongé dans la pénombre. De part et d'autre, des
couloirsmènentàl'arrièredelamaison.Toutestfeutréetparfait:j'aidumalàimaginerunenfantcourir
à grand bruit dans ces couloirs, les mains couvertes de boue. La maison des Lattimer dégage une
atmosphèredesolitudeetcen'estpasparcequ'iln'yapersonned'autrequenous.Elleestvideenson
cœur.Grandirlàenétantfilsunique,çan'apasdûêtrefacile.
—Parici,melanceBishop,undoigttenduverslecôtédroitdel'escalier.
Ilmeguidedanslecouloiret,aupassage,surlagauche,j'aperçoisuneporteouverte:ungrand
bureau en bois, quelques chaises, le sceau du président encadré au mur. Au bout du corridor, Bishop
ouvreuneépaisseportedenoyeretallumed'ungestenégligent.C'estunebibliothèque.Troismurssont
couvertsdelivres,dusolauplafond.Ilyaunepetiteéchelleappuyéecontrelequatrièmepourpouvoir
atteindrelesétagèreslesplushautes.Unelumièredouceémanedeslampesposéessurlesdeuxpetites
tables accrochées à de grands fauteuils capitonnés. Je voudrais ne pas être impressionnée, ne pas être
fascinée,maisjenepeuxpasm'enempêcher.Nousavonsunebibliothèquepubliqueenville,maisilya
tantd'usagerspoursipeudelivresquemettrelamainsurunouvrageintéressantpeutprendredesmois.
Souvent,quandj'ail'occasiond'emprunterunroman,jelelisdixoudouzefoisavantdelerapporter.J'ai
tropenviederesterperduedanslamagiedel'histoired'unautre.
—Pourquoitousceslivresnesont-ilspasàlabibliothèque?
Jesuispartagéeentrelacolèrequeleprésidentgardetouscesouvragespourluietlasatisfaction
égoïsted'yavoiraccès.
Bishopeffleureledosdeslivreslesplusprochesdelui.
—Ilenadonnébeaucoupàlabibliothèque,maisilaimeavoirsaproprecollection.(Ilsetourne
versmoi.)Entoutcas,tupeuxempruntertoutcequetuveux,aussilongtempsquetuveux.Ettun'aspas
besoind'êtreaccompagnée.Jetedonnerailecodedelaported'entrée.Taprésencenedérangerapasmon
père.
J'aidumalàmefigurerveniricitouteseule,empruntercecouloiretpasserdutempsdanscette
piècesachantqueleprésidentLattimerseraquelquepartdanslamaison,avecmoi.Maisceserautilede
posséderlecode.JenesuispassurprisequeBishopmeproposedel'avoir.Denosjours,personnene
s'inquiète beaucoup de la sécurité du président. La plupart des habitants de Westfall sont trop heureux
d'avoir de quoi manger sur la table, des médicaments à l'hôpital et la paix au-dehors. Personne n'est
presséderenverserlestatuquoetceseraitcomplètementchamboulerleshabitudesd'attenteràlaviedu
président. Dans tous les cas, j'ai la chair de poule à l'idée de me retrouver seule dans cette grande
demeureavecleprésidentLattimer.
— Tu n'as pas à avoir peur de lui, m'affirme Bishop, qui fait un pas vers moi. Ce n'est pas un
monstre.
Jesuissurlepointderépondre:«Peut-êtrepas,maisilafaitdeschosesmonstrueuses.»Maisje
mesouviensdeCallie,quim'aavertiedenepasleprovoquer.Jem'obligeànepasprononcercesmots,
quirestentcoincés,àmebrûlerlagorge.Jemedétourne,feignantd'êtreabsorbéeparlesouvragesdevant
moi.
—Tum'asditquetuaimaislire,continueBishop.(Toutàcoup,ilestjustederrièremoi:jene
l'aipasentendubouger.)J'aipenséquecetendroitpourraitterendreheureuse.
Jerespireungrandcoupetjemeretournepourluifaireface.Dansmondos,jem'accrocheàune
étagère.Bishopesttoutprès,assezprèspourqu'onsetouche,mêmes'ilgardelesbraslelongducorps.
Sesyeuxm'étudientavecsoin.
—Merci...réussis-jeàdire.
Mesdoigtsseresserrentsurl'étagère.JetentedemesouvenirdesparolesdeCallie—«Tudois
manipuler, pas provoquer » —, mais j'ai beaucoup de mal à les mettre en pratique. J'ai toujours été
directe,mêmequandilestconseillédeprendredescheminsdétournés.Jeluidemandedebutenblanc:
—Pourquoies-tugentilavecmoi?
Enfait,gentiln'estpasvraimentlemotquej'aienvied'utiliser.Iln'estpas«gentil»commeles
hommesdanslesromansàl'eauderose.Ilnem'adressenimotspoétiquesniregardsdouxetadmiratifs,
emplisdevénération.Iln'yariendedouxchezBishop.Pourtant,entreleslivres,lesfraisesdanslesac,
la proposition de travailler, le fait qu'il ne m'ait forcée à rien... Il y a dans toutes ses actions une
prévenancequejenecomprendspas.
Ilsecoueunpeulatête,froncelessourcils.
—Etpourquoiserais-jeméchant?
Jerepenseànosnouveauxvoisins,DylanetMeredith.Lebrasserrétropfort,lamenacequiplane
danslavoix...Déjà,jeneparvienspasàimaginerBishopmetraiterainsi.Cequineveutpasdirequ'il
n'enestpascapable.Cequineveutpasdirequ'ilneleferapas.Jehausselesépaules,baisselesyeux,
tentedetrouverunefaçonderépondresansparaîtreencolère.
—C'estque...trèssouvent...aveccesmariagesarrangés,çanesepassepasainsi.
Ilnemerépondpas,meregardecommes'ilattendaitquej'ailleauboutdemapensée.Ilavance
versmoietjereculecontrelesrayonnages,maisilsecontentedeposerunbrasau-dessusdematêteet
desepencherversmoi,pourm'accordertoutesonattention.Iladéjàchamboulémesrepères.Jeneme
souvienspasdeladernièrefoisquequelqu'unm'avraimentécoutée.Engénéral,c'estmoiquiécoute.Je
melance:
—Quandungarçonpensequ'onluiadonnéquelquechose,mêmes'ils'agitd'unêtrehumain,ille
considère vite comme sa propriété. Et quand une chose t'appartient, tu penses que tu as le droit de la
traitercommetuveux.
— Mais ne pourrait-on pas dire ça de tous les mariages ? demande Bishop. Est-ce que ça ne
dépendpasplusdespersonnesquisontimpliquéesquedelafaçondontlemariages'estdéroulé?
Il n'est pas en train d'aboyer ses opinions, ne semble pas énervé par les miennes. Il fronce les
sourcils,commes'ilétaitvraimentintéresséparcetteconversation,s'efforçaitdecomprendremonpoint
devue.
— Sans doute. Mais ici, pour nous... (Je m'interromps. Parler de nous comme couple marié me
met mal à l'aise, car je n'ai pas l'impression d'être sa femme. Notre union me paraît irréelle.) Ou pour
tous ces autres couples, tout le monde est au courant que la femme a moins de valeur en raison de ses
origines.Elleestassociéeàunconjointdestatutsocialsupérieur.(Jenepeuxcontenirl'amertumedans
mavoix.)Etdanscecas-là,ilyatoujoursquelqu'unpourlaregarderdehaut.
Bishopm'observependantunsilongmoment,avecunetelleintensité,quejefinisparrougir.Je
voudraisposerlesmainssurmesjouespourcalmerlefeuquis'enestemparé,maismesdoigtsrefusent
desedétacherdel'étagèrederrièremoi.
—Jenepeuxpasparleraunomdetoutlemonde,bienentendu,finit-ilpardéclarer.Maisjene
voispasleschosesdecettefaçon.(Ilmarqueunepause.)Jenetevoispas,toi,decettefaçon.
J'essaie d'insuffler à mon corps l'esprit de Callie, de devenir l'instrument de ses paroles. C'est
maintenantquejedevraisluisourireetbattredescils.Jedevraisleremercierdesadélicatesse,affirmer
quej'aidelachance.Maisquandj'ouvrelabouche,c'estpourdemander:
—Alorstuesd'accordaveclesmariagesarrangés?
—Cen'estpascequej'aidit.(Ilsebalanced'unpiedsurl'autreets'appuiecontrelesétagères,
adoptantlamêmeposturequemoi.Lachaleurquiémanedesoncorpsréchauffelapartiedemoilaplus
proche,àquelquescentimètres.)Maisaucoursdel'histoire,desméthodesbienpiresontétéemployées
pourtenterdemaintenirlapaix.
Jeris,d'unrirebrefetaigu.
—C'estbienunpointdevuemasculin!
Encoreunefoisilposelesyeuxsurmoi,maisjegardelesmiensbraquésdevantmoi,jefixeun
pointauhasarddanslapièce.
— Il n'y a pas qu'à toi que c'est arrivé, Ivy, m'assure-t-il d'une voix douce. À moi non plus,
personnenem'ademandésij'avaisenviedememarier.
—Jesais,dis-je,surladéfensive.
Mais il a raison, je ne pense pas autant aux garçons qu'aux filles. Pas même aux garçons qui
viennentdemoncôtédelaville,etquiépousentdesfillesd'ici.Parcequemêmedanscecas,cesont
ellesquisubissentlepire.Leurnouveaumariestdéjàpleinderancœurdedevoirépouserunefilleque
toutlemondepensemeilleurequelui,etquitrouverdemieuxpourévacuercesentimentd'inférioritéque
leurnouvellefemme?Etc'estvrai,jenepensaissûrementpasàBishop.J'imaginaisqu'ilavaithéritéde
l'arrogancedesonpère,quepourluilemariageneferaitaucunedifférence,qu'ilestimeraitavoirledroit
detoutprendresansrienmériter,commelereste.Jepoursuis:
—Maisçanetedérangepas,quetouteslesdécisionssoientprisesànotreplace?
Bishop hausse les épaules, et j'ai envie de hurler. Je ne comprends pas qu'il puisse se montrer
aussiimpassibleentoutescirconstances,commesiriennel'affectaitjamais.
—Semettreencolèrecontrequelquechosequ'onnepeutpaschanger,c'estinutile.
—Jepensequ'iln'yarienquinepuissepasêtrechangé,sionledésiresuffisamment.
Doucement,tienstalangue,mesouffleunevoixdansmatête.
—Enthéorie,c'estpeut-êtrevrai,maisicietmaintenant,noussommesmariés,ditBishop.Qu'on
leveuilleounon.Ilfautqu'ontrouveunefaçondesedébrouiller,Ivy.Nousn'avonspasd'autresolution.
L'autresolution,jelaconnais:ilmeurtetc'estmonpèrequidevientleleader.
—Trèsbien.J'essaierai.
Mêmeàmoi,maréponsenesembleabsolumentpasconvaincante.
—Trèsbien,répèteBishopavantdes'écarterdesétagères.Maintenant,siontetrouvaitquelque
choseàlire?
Jemetournepourcontemplerlesrangéesdelivresderrièremoi.Jepasselesdoigtssurleurdos.
Pourl'instantjenecherchemêmepasunouvrageenparticulier,j'appréciesimplementleurodeuretlefait
delesvoir.
—Quepenses-tudecelui-là?proposeBishop.(Iltientunpetitvolumereliédecuirnoir,dontle
titreestécrittroppetitpourquej'arriveàledistinguer.)RoméoetJuliette.(Ilagitelelivreversmoi.)
Desfamillesrivales.Uncoupled'adolescentsamoureux,néssousdesétoilescontraires...
Ilafficheuneexpressionneutre,maisunelueurrieusedansedanssesyeux.
—Trèsdrôle.
—Moque-toidemoisituveux,maisl'histoireal'airintéressante,jetrouve.
Jemeretourneverslesrayonnagesavantqu'ilpuisseapercevoirmonsourire.
Fidèle à sa parole, Bishop a demandé à son père si je pouvais obtenir un poste au tribunal. Le
présidentacommencéparsourciller,j'imagine,maisBishopdoitêtrepersuasif,carjecommencedemain.
Danslachambre,j'essaiedetrouverquelletenueporterpourmonpremierjourdetravail,quandBishop
m'appelle.
—Quoi?(J'entredansleséjouretjeledécouvreavecunamasdelingesaleàsespieds.)Qu'estcequetufais?
—Lalessivenevapassefairetouteseule,jesuppose.Plusonattend,plusilyenaura,non?
—Oui,engénéral,c'estcommeçaqueçamarche.Maisaujourd'hui,jen'aipastropletemps.Ce
week-end,plutôt?
— Non, je vais la faire, propose Bishop. (Je suis surprise, car le plus souvent, cette corvée
revientàl'épouse.)Maistuveuxbienmemontrercommentons'yprend?(Ilposelamainsursanuque,
gêné.)Jenel'aijamaisfait.
—Vraiment?dis-je,interloquée.Jamais?
La plupart des garçons de mon côté de la ville savent faire la lessive, même s'ils s'en chargent
rarement.
—Non.Quandjevivaischezmesparents,onavaitdesdomestiques,alorsjen'aijamaisappris.
Ah,maisbiensûr.Lefilsduprésident,pourrigâté,n'asansdoutejamaiseuàsesoucierd'untas
detâchesquenousaccomplissonsauquotidien.J'aienviedeluienvouloir,maisaumoins,ilestprêtà
faireuneffort.Etjemesouviensdecequem'arecommandéCallieauparc:jouerlesgentilles,nepas
laisserlesparoless'échapperavantderéfléchir.J'aidéjàtropagisanstenircomptedesesconseils,alors
jeparviensànepasformulermespenséesàvoixhaute.Jejetteuncoupd'œilautasdevêtements.
—Prendslelinge,onseretrouvedehors.
Danslejardindederrièresetrouveunbaquetenmétal,semblableàceluiquenousutilisionschez
moi. Je prends le tuyau sur le côté de la maison et commence à le remplir d'eau. Bishop a laissé les
vêtementssurlaterrassedecimentetaapportéunsachetdepaillettesdesavon.
—Bon,dis-je.Tuensaupoudresl'eaupendantqu'ellecouleencore,sinonellesvontresteràla
surfacesanssedissoudre.
Bishophochelatêteetverselamoitiédusachetdansl'eau.
—Pasautant,voyons!Jet'avaisditdesaupoudrer!Saupoudrer!
—Pardon,marmonneBishop.Qu'est-cequejefais,j'enenlève?
—Tupeuxtoujoursessayer.
Desdeuxmains,ilrécupèredespaillettesàmoitiédissoutesetlesjettesurlapelouse.
—Çanesepassepasbien,cettehistoire.Jenesuispasfaitpouruneviedeblanchisseur.
—Bof,net'enfaispas.Ceserasansdoutetaseulefois.
—Pourquoi?demandeBishop,perplexe.
— Parce que je suis la femme, dis-je lentement, et que tu es l'homme. C'est comme ça qu'on
procède,ici.
— Alors là, je m'en fiche. Après tout, maintenant, tu as un travail, non ? Il me semble normal
qu'onpartagelestâchesménagères.
Jem'assiedssurlestalons,tourneetretournesesparolesdansmatête.Oùestlepiège?
—O.K.,finis-jepardire.
—O.K.,répèteBishopavecunrapidehochementdumenton,avantdeseconcentrerdenouveau
surlalessive.Maintenant,j'aijusteàressortirtoutcesavon.
Àmagrandesurprise,j'éclatesoudainderire,etBishopsetourneversmoi.
—Quoi?
—Tuasl'airridicule.(Lesmanchesretroussées,ilestcouvertd'eauetdepaillettesdesavon,du
boutdesdoigtsjusqu'auxcoudes,etilatoujoursunagrégatdesavongluantentrelesmains.Unautrerire
fuseetjemecouvrelabouche.)Désolée,parviens-jeàarticuler.
Ilsedébarrassedusavonets'essuielesmainssursonshort.
—Maisnon,tupeuxrire,dit-ilensouriant.Etmaintenant?
—Maintenant,tumetsquelquesvêtementsdansl'eau.Deuxoutrois!précisé-jeviteenlevoyant
prendretoutelapiledelinge.Pastout!
—Onenaurapourdesheures,lesjoursoùlapileseraplusimportante,marmonne-t-ilavantde
jeterdeuxchemisesetunpantalondansl'eaumousseuse.
—Ensuite,tuprendslaplanche,dis-je,undoigtpointéverslaplancheàlaverenboisetenmétal
à côté de la cuve. Et tu frottes le tissu, comme ça. (J'attrape l'une des chemises, que je déplace avec
énergie sur la planche pour qu'elle soit bien frottée, puis je la sors de l'eau.) Ensuite, tu n'as plus qu'à
rincer,essoreretétendre.
—Compris,ditBishop.
Jerincelachemiselavéeetjel'étendssurlefilpendantqueBishoppasseaurestedesvêtements.
Quand je me retourne, il est en train de s'acharner sur un pantalon, qu'il frotte comme s'il cherchait à
trouerletissu.
—Euh...Tuessaiesdelelaver,pasdeluitaperdessusjusqu'àcequ'ilcriegrâce.
Bishoprelèvelesyeux.Sescheveuxbrunstombentsursonfrontetsonnezsefroncequandilrit,
cequilefaitparaîtreplusjeune,insouciant.Pourlapremièrefois,jel'imaginefacilementpetitgarçon.
Nousnousregardonsunlongmoment,puisils'yremet,plusdoucementcettefois.
Jeprendsuneprofondeinspirationetjefaiscommesijenesentaispaslarougeurquienvahitmes
joues.
—C'estmieux,dis-jeenretournantverslamaison.Jevaismeprélasserdanslavérandapendant
quetutermines.Visiblement,l'entraînementneteferapasdemal.
Ilm'envoieunepoignéedemousse,quej'éviteavecuncri.Unefoishorsdesaportée,jeprends
consciencequec'estlapremièrefoisquejepasseplusdecinqminutesavecluisanspenserauplanouà
medemandercommentréagir.C'estexactementcequemonpèreetCallieattendentdemoi:quejesois
naturelle,quejedonnel'impressionquec'estréel.Jedevraisêtrecontente.Pourtant,enrepensantaurire
deBishop,àsonnezquisefronce,àmoiquirougis,jenepeuxmedéfairedel'impressiond'avoirfait
quelquechosedemal.
Chapitre6
ommelamairie,lepalaisdejusticeestfaitdepierrescalcairesetilsesituejusteenface.Enmontant
lesmarches,jenepeuxm'empêcherdejeterunregardverslebâtimentoùsedéroulentlesmariages.
À l'intérieur de la rotonde, ils ont sans aucun doute démonté la scène, routes les chaises sont de
nouveaumisesdecôtéjusqu'aumoisdenovembre.Laviededizainesd'adolescentsachangéenl'espace
d'unejournéeetletémoignagedecejourestdéjàeffacé.
L'entréedutribunalestmoinsimposantequecelledelarotonde,maissonsolestfaitdesmêmes
pierres,sesmursdégagentlamêmefraîcheur.Deuxgardesenuniformesontpostésàlaporte,unpistolet
à la ceinture. De nos jours, c'est rare de voir une arme à feu. Il est illégal d'en posséder et même les
policiersn'enportentpasauquotidien.Ilssecontententdematraquesetdeprisesd'artsmartiauxquandla
situation tourne mal, c'est-à-dire rarement. Je m'efforce de ne pas les fixer du regard. Mes ballerines
claquent à grand bruit sur le sol et je sens une ampoule se former sur mon talon : je regrette déjà mes
sandales.
Unhommeensurpoids,affublédelunettesquisemblenttroppetitespoursonvisage,estassisà
l'accueil.Ilmeregardeapprocher,maisnes'intéressepasàmoi,mêmeunefoisquejemetrouvedevant
sonbureau.
—Bonjour,dis-je.JesuislàpourretrouverVictoriaJameson.
—Etvousêtes?fait-ild'unevoixtraînante.
—IvyLattimer.
L'espaced'uncourtinstant,jesavourelasurprisesursonvisage,sanervositélorsqu'ilcomprend
quijesuis,accompagnéed'unsouriresoudain.Maistoutaussivite,jemesouviensdupetitgâteauqu'une
damem'adonnéaumarché,àcausedemonnom.Jeneveuxpasqu'onm'aimeouqu'onaitpeurdemoià
causedequijesuis.Detoutefaçon,Lattimer,cen'estpasvraimentmoi.Cen'estqu'unaccessoireque
j'enfile,commeunerobeouunepairedechaussures.
— Madame Lattimer ! s'écrie-t-il en se levant d'un bond. J'ignorais que vous deviez venir
aujourd'hui.Sionm'avaitprévenu...
Avecunsourirecrispé,j'explique:
—J'aimeraissavoiroùtrouverMmeJameson.
Après s'être agité encore un petit peu, et avoir bien failli s'incliner jusqu'à terre en signe de
respect,l'hommemedésignel'escalieretm'indiqueletroisièmeétageoùjedevraiprendreàgauche.
LaportedubureaudeVictoriaJamesonestouverte.Desvoixfortess'enéchappent.Jem'arrête
devantetj'attendsquequelqu'unmeremarque:jen'osepasinterromprelesdeuxoccupantsdelapièce,
un homme et une femme. Elle se tient debout derrière le bureau tandis que l'homme est assis sur une
chaiseenfaced'elle.
—Non,ditlafemme,elleaétéexpulséeladernièrefois.Maissesparentsnecessentdeprotester
contrecettedécision.LeprésidentLattimersouhaitequ'ons'enoccupe.
— Très bien, répond son interlocuteur. Donc on leur donne un dernier avertissement ? (Il se
pencheenavant.)Siçanefonctionnepas,nouslesaccusonsdetroubleàl'ordrepublicet...
Ils'arrêtenetdèsqu'ilm'aperçoitdansl'embrasuredelaporte.
—Vouscherchezquelquechose?medemande-t-ild'untoncassant.
—Ivy?demandelafemme.(Jehochelatête.)JepeuxvousappelerIvy?
—Biensûr.
Quel soulagement d'échapper à « madame Lattimer » ! Elle contourne son bureau et me tend la
C
main.
—JesuisVictoriaJameson,etvoiciJackStewart.
Aprèsavoiréchangédespoignéesdemain,j'examineVictoriadeplusprès.Elleestnoire,doit
avoirunebonnetrentained'années,etsescheveuxcrépussontcoupésassezcourt.Unepairedelunettes
trôneausommetdesatêteetelleportedesbouclesd'oreillesenor.Elledonnel'impressiond'êtretrès
pragmatiqueetdirecte,maissonsourireestamical.
—Nouspourronspoursuivrecettediscussionplustard,ditJackàVictoria.
Ilm'adresseunsignedetêteetfermelaporteenpartant.
—Alors,faitVictoria,quireprendplacederrièresonbureauetmedésignelachaiselibéréepar
soncollègue.
—VousêteslafemmedeBishop.
—Oui.
—Etvousvoulezuntravail.
—Oui.
J'attendsqu'ellepinceleslèvresoumelanceunregarddésapprobateur,maisellesourit.
—Trèsbonneinitiative!Jen'aijamaisbeaucoupaimél'idéederesteràlamaisonetdefairedes
bébésàlachaîne.Surtoutàseizeans.
—Moinonplus.(Maréponselafaitrire.)Etvous,commentsefait-ilquevousayezunposteici
?
Ce n'est pas très habituel de travailler pour une femme en âge d'avoir des enfants, surtout au
tribunal.
—Monpèreétaitl'undesjuges,meditVictoria.J'aigrandienvoulantarpentercescouloirs.
—Vousavezdesenfants?
C'estpeuprobable,étantdonnélafonctionqu'elleoccupe.
UneombrepassesurlevisagedeVictoriaetelledétourneleregard,verslafenêtrequidonnesur
larue.
—Jen'aijamaiseud'enfants...merépond-elledoucement.
Ilyaquelquechosequidépasselatristesseetladéceptiondanssavoix.Lahonte,peut-être?Ce
quimefaitsoudaindouterdesesconsidérationssurlesbébésàlachaîne.
— Très bien, reprend Victoria, le ton de nouveau professionnel. C'est moi qui suis chargée de
l'emploidutempsdesjuges,desplanningsdesprocès,detoutcequ'ilnousfautpourfairefonctionnerles
deuxsallesd'audience.Ilyaaussilespapiersetleregistredesjugementsàremplir,touslesdossiersà
classer.Çafaittoujourstropdetravailpouruneseulepersonne,etc'estlàquetuinterviens.
Je n'ai toujours pas une idée très précise de ce que je ferai, mais peu importe. Je repense aux
gardespostésàl'entrée,àleursarmes,etjesaisquejesuisaubonendroit.Monpèreseracontent.
Levendredidemapremièresemainedetravail,jemelèvetôtetfilesousladouchependantque
Bishopprendsonpetit-déjeuner.Victoriam'ademandéd'êtrelàavant9heurespourpréparerunesalle
d'audienceavantunprocès,etjenevoudraispasêtreenretard.Pendantquejem'habilledanslachambre,
j'entendsBishopprendreàsontourunedouche,etj'attendsavecimpatiencequ'ilaitfinipourretourner
danslasalledebainsmebrosserlesdents.
— Oups, pardon ! dis-je en m'arrêtant net dans l'embrasure de la porte. Je croyais que tu étais
sorti.
Bishop me regarde, la moitié du visage couverte de mousse, un rasoir à la main. À part une
servietteautourdelataille,ilneporterien:sesmusclesdéliéss'offrentàmavue.Sescheveuxbruns
sontramenésenarrièreparl'eau,sontorseaussilisseetdoréquelerestedesapersonne.Ilaunepetite
tachedenaissancejustesouslescôtes.Jenesaisquefairedemesyeux,jenetrouveaucunendroitsans
dangeroùlesposer.
—Pasdeproblème,dit-il.Ilyadelaplace.
Enfait,iln'yenapas,maisilreculed'unpasetjemeglisseàcôtédelui,devantlepetitmiroir.
Jemetsdudentifricesurmabrossedansuntelsilencequej'entendslalamequiraclesesjoues.Lasalle
de bains sent le savon, la menthe et une odeur masculine si caractéristique que je sens mon cou
s'empourprer.Lesyeuxsurmabrosse,puissurlelavabo,jemelavelesdents.Maisaprèsm'êtreessuyé
labouche,puisredressée,jesurprendsleregarddeBishopdanslemiroir.Nousnousobservonssansrien
direetmoncorpstoutentierfrémitdecettesituation.J'essaied'imaginercommentagiraituneépouseàma
place,maisétantdonnéquej'aigrandisansmère,jen'aiaucunrepère.
Avant d'avoir réfléchi plus avant, je me tourne vers Bishop et plante un baiser rapide sur son
épaulenue.
— Merci d'avoir partagé, dis-je, le cœur battant comme s'il voulait quitter ma poitrine et les
lèvresbrûlanteslàoùellesontrencontrésapeauchaude.
JerisqueunregardversBishop,mepréparantàcequipourraitsuivre.C'estmonmari,etseuls
quelquesmorceauxd'étoffenousséparent.Çapourraitêtrelemomentoùilenaassezd'attendre.Cette
pensée me fait peur et, en même temps, envoie d'étranges vibrations chaudes dans ma poitrine. Mais
Bishopsecontentedemedévisageretdepousserunpetitrire.Unrirepastrèssympa.Ilessuielerestant
decrèmeàraserd'uncoupdeserviette.
—Quoi?(Mesjouesrougissentsousl'effetdel'humiliation.)Qu'est-cequitefaitrire?
Ilsortdelasalledebainsdevantmoietjelesuisverslachambre.Ildescendlesmainsàsataille
etmejetteuncoupd'œilpar-dessussonépaule.
—Attention,jet'avertis:cetteserviettevatomber.
Jebatsaussitôtenretraitedanslecouloir.Derrièremoi,j'entendslaserviettetoucherterre,puis
desfroissementsdetissu.QuandBishopressortdelachambre,ilporteunshortetajusteunT-shirtpardessussonventreplat.Jeluirappelle:
—Tunem'aspasrépondu.Qu'est-cequ'ilyavaitdesidrôle?
Ils'arrêteetpasseunemaindanssescheveuxencoremouillés.
—Pasdesimagréesavecmoi,Ivy,dit-ilendétachantbiensesmots.Cen'estpascequejeveux.
Ettunedevraispasenvouloirnonplus.
Envahieparlafrustration,jelance:
—Désoléesitoutlemondenepeutpasêtreaussiparfaitquetoi.Désoléedenepassavoirfaire
lebongesteoulâcherlabonneréplique,justeaubonmoment!
Bishopserrelesdents.
—Jenesuispasparfait.
—Ahoui?Difficiledeledeviner,pournousautreshumblesmortels.Çanet'arrivejamaisde
t'énerver?D'êtregêné?Çat'arrived'éprouverdesémotions?
Ilsouffleungrandcoup,esquisseunpasversmoi.Lecouloirestsiétroitquejesuiscoincéeentre
lemuretsoncorpsquidégagedesondesdechaleur.
—Si...dit-ild'unevoixrauque.Jeressensdesémotions.(Sesyeuxsontbrûlants.Jenel'aijamais
vuexprimerautantdesentimentsetj'aidumalàrespireràfondtellementmespoumonssontcomprimés
parlatension.)C'estexactementcequejeveuxdire,Ivy.Jeveuxquetoiaussi,tulesressentes.
J'ouvrelabouche,larefermesanssavoirquoirépondre.
—Laissetomber,lâcheBishop.
Ledernierbruitquej'entendsestlaported'entréequiclaquederrièrelui.
Comment s'habiller pour un dîner avec l'ennemi ? Je suis au centre de la chambre et tous les
vêtementsquejepossèdeformentunpitoyablemonticulesurlelit.Laseulevraierobequej'ai,c'estcelle
quejeportaislejourdumariage,etjecomptebiennejamaislaremettre.Rienqu'aucontactdelasoie
sur ma peau, je frémis d'horreur. Malgré tout, Mme Lattimer n'apprécierait sans doute pas que je me
présenteenshortetT-shirt.Toutcequej'aienviedefaire,c'estdemeremettreaulitavecl'undeslivres
quej'aiempruntésàlabibliothèqueduprésident.Maisunjouroul'autre,ilvabienmefalloiraffronter
lesLattimer.Àquoibonfairecommes'ilsn'existaientpas?
Hier,leprésidentetsafemmenousontinvitésàvenirdînercesoir,plusdedeuxsemainesaprès
lemariage.Peut-êtrenesupportaient-ilspasl'idéequejeviennechezeuxavant?Onnousaditd'êtrelàà
20 heures, et Bishop m'a confirmé qu'ils dînaient toujours tard par rapport au reste de la ville, même
quandilétaitenfant.Çameparaîttrèsprétentieux,àunpointquimeperturbe.
J'opte enfin pour une jupe noire, courte mais flottante, avec des sandales plates noires et un
débardeur mauve. Je laisse mes cheveux lâchés et ils me tombent au milieu du dos en une masse de
boucles que j'ai depuis longtemps renoncé à discipliner. Il faudra bien que ça convienne. Je n'ai pas
l'intentiondepasserplusdetempsàessayerdeleurfairebonneimpression.
Bishop m'attend au salon. Il est vêtu d'un jean et d'une chemise noire, dernier bouton défait et
manchesremontées.
—Cettetenuetevabien,mecomplimente-t-ild'unevoixégalequandjesorsdelachambre.
—Merci.
Mesyeuxsontattirésverssesavant-brasnus,etmalgrémoi,jemerappelleàquoiilressemblait
sans chemise, tout en peau lisse et muscles longs. Une légère pulsation agite mon ventre. Je relève les
yeuxsursonvisageetjeletrouveentraindem'observer.
—Jesuisdésolépourcematin,dit-il.Jen'auraispasdûrire.
—Moiaussi,jesuisdésolée.Jefaisdesefforts.C'estjusteque...jenesaispastoujourscequeje
devraisfaire.L'euphémismedemavie.
—Iln'yapasde«devoir»,Ivy,m'assure-t-il.Jen'aipasdemanueld'instructions.
Ah,maismoi,si!Etlefaitqu'ilmeperceàjourquandjefeinsl'affection,quandj'essaied'établir
deforceunerelation,merendleschosesencoreplusdifficiles.Pourquoinepeut-ilpasêtreuntypede
dix-huitansnormalementconstitué?Dugenrequiaccepteraitlebaiserd'unefillesanssepréoccuperdes
raisons?Maisnon,Bishopvoudraitdel'authenticité,cequiestbienlaqualitéquejenepeuxluioffrir.
Il fait encore jour quand nous sortons de la maison, bien que le soleil commence à décliner à
l'horizon.Nousmarchonsaumêmerythmesurletrottoirdésert.
—Comments'estpasséetapremièresemaineautribunal?medemandeBishop.
— Bien. Enfin, pour l'instant, je ne fais pas grand-chose de passionnant. Je classe surtout des
dossiers.Maisc'estchouetted'avoirunendroitoùallertouslesjours,quelquechoseàfaire.
—Tantmieux,dit-il.Jesaisquelesjournéespeuventêtrelonguessionn'apasd'objectif.
Est-cedeluiqu'ilparle?Ilquittelamaisontouslesmatins,maisjenesaispasdutoutoùilva.
Laplupartdutemps,ilrevientavecuneodeurdesoleil,etcen'estpasàlamairiequ'ildoitletrouver.
Peut-êtres'est-ilrenduàlarivièrependantquej'étaisautribunal?Ilnem'enapasparléetjeneluiai
poséaucunequestion.
Tandisquenousapprochonsdelamaisondesesparents,moncœurcommenceàbattredeuxfois
plus vite que nécessaire, la sueur ruisselle le long de mes tempes alors que l'air de la nuit n'est pas
particulièrementchaud.
—Tuasbesoindequelquechoseàquoiteraccrocher?s'enquiertBishop.
Jenecomprendspastropdequoiilparleavantderegarderplusbas.Samainbronzéeauxlongs
doigtsesttendueversmoi.Jerelèvelesyeuxverssonvisage:undemi-sourireauxlèvres,ilattendma
réaction.Ilnem'obligeàrien,c'estseulementuneinvitation.Monpremierinstinctestderefuser,mêmesi
cegestemesemblemoinscalculéquelebaiserdanslasalledebains,plusnaturelenquelquesorte.Mais
jen'aijamaistenulamaind'ungarçonauparavantetmêmesicen'estpasuncontacttrèsintime,j'enai
despapillonsdansleventre.Jesaisquejedevraisaccepter,c'estcequeCallievoudrait.
JetendslamainàBishopetnosdoigtss'enlacent.Lapressiondesapaumem'apaise,diffusedans
monbrasdelachaleurquivients'accumulerdansmapoitrinepourcalmerlesbattementseffrénésdemon
cœur.
Ilmetientlamainsurtoutelalonguealléequimèneàlamaisondesesparentsetnelarelâche
pasavantquenoussoyonsentrés.Délaissée,elleestcommevide,etjedoisrésisteràl'enviedechercher
denouveausamainquandsonpères'approche.
— Bishop, Ivy ! (Le président Lattimer vient vers nous, les bras grands ouverts, et nous étreint
touslesdeuxavantquejepuissel'éviter.)Noussommestrèscontentsquevousayezpuvousjoindreà
nous.Nousvoulionsvousrecevoirplustôt,maistuconnaistamère,dit-ilavecunsourireàBishop.Il
fautquetoutsoitparfait.
On dirait bien que c'est une excuse bidon. Bishop a l'air de penser la même chose, car il
m'adresseunemouesceptiquepar-dessusl'épauledesonpère.
Erin Lattimer apparaît derrière son mari, les lèvres figées en un sourire crispé, comme si elle
serrait les dents et que quelqu'un lui tirait sur les joues au même moment. Elle porte un tailleur rouge
cerise,tropchaudpourlasaison,maispasunseuldesescheveuxnedépasse.Àmonavis,ilneluiarrive
jamaisdetranspireretleconceptdoitluiêtreinconnu.EllemerappelleunedecespoupéesBarbieque
lespetitesfillestrouventdetempsentemps,àlaplastiquequifriselaperfection.Jesaisqu'àl'origine
Erin vient de mon côté de la ville, que son nom de jeune fille est Bishop et qu'elle était camarade de
classedemonpère.Maisfaceàsonéléganceguindée,quicontrastetellementaveclasimplicitédela
plupart des femmes que j'ai pu connaître durant mon enfance, j'ai du mal à le concevoir. Elle s'est
construitunnouveaupersonnageetelleportecemanteauglacécommeunereine.
ElleprendBishopdanssesbras,etilluidéposeavecraideurunbaisersurlajoue.Àmoi,ellese
contentedefaireunsignedetête.Jesuiscontentequ'ellenesimulepasl'affection.Aumoins,c'estplus
honnêtequelecomportementdesonmari.L'antipathie,c'estuneémotionquejepeuxrespecter.
Ledînerestservidanslasalleàmangerofficielle,etnoussommesrépartistouslesquatreautour
d'unetablebientropgrandepournous,mêmesitouteslesrallongesnesontpasdépliées.LesLattimer
sontassisàchaqueboutetBishopetmoidevonsprendreplacel'unenfacedel'autre.C'estcommeêtre
abandonnéesurunepetiteîle,encercléedetoutespartspardeseauxhostiles.Bishopmetiremonsiège,
puisattrapeunechaisesupplémentairecontrelemurpours'asseoiràcôtédemoi.
—Çafaittroploin,del'autrecôtédelatable,explique-t-ilàsamère.
J'essaiedenepasressentirunereconnaissancedisproportionnéepourcepetitgestededéfi,cette
solidaritéqu'ilmontreenversmoi.
MmeLattimern'estpasravieduchangement,maisellenerelèvepas.Elleadresseunsignedetête
froidàunedomestiquequiattendàlaporte,etlajeunefemmeseprécipitepourdéplacerlescouvertsde
Bishopsurlatable.
—Aprèstout,cesontencoredejeunesmariés...observeleprésidentLattimeravecunsourire.
Çam'étonneraitqueBishopdormantsurlecanapétouslessoirsfiguredansletableauimaginépar
leprésident...
Àcoupdeconversationsanodinesetdequelquessilencesembarrassés,nousarrivonsjusqu'àla
saladeaccompagnéedepainchaudauromarin.Jecommenceàmedirequ'ilsepeutquejesurviveàla
soiréesansdommage,quandleprésidentsetourneversmoi,ungrandsourireauxlèvres.
—Alors,tuteplaisaupalaisdejustice?
—Oui,jetravailleavecVictoriaJameson.
Leprésidenthochelatête.
— Nous connaissons bien Victoria, et son père, bien sûr. Ce petit boulot te tiendra occupée
jusqu'àl'arrivéed'enfants.
Moncœurmanqueunbattement.Jemecontentedesoufflerunsimple«oui».
Leprésidentsemetàcoupersonpouletavecapplication.
—Tuapprendsdeschosesintéressantes?
J'avaleunegorgéed'eauglacée.
—J'aidesurtoutàclasserlesdossiers,fais-je,prudente.Àorganiserleplanningdesjuges.Mais
Victoriaditquelasemaineprochaine,onirapeut-êtrevoirlesprisonniers.
ErinLattimerportelamainàsagorgeavantdelalaisserretombersursesgenoux.
—Oh,dit-elle.Jenepensepasquecesoitunetrèsbonneidée,Ivy.Paspourtoi.
—Etpourquoi?
Laquestionafranchimeslèvresdemanièreplusagressivequejenel'auraisvoulu.
— Tu n'es encore qu'une jeune fille, réplique Erin. Il y a des choses que seuls des adultes
devraientvoir.
Jegardelesyeuxrivéssurmonassiette.Nedisrien,m'intimé-jeàmoi-même.Ferme-la!Maisje
n'yparvienspaset,àprésent,jecomprendstoutàfaitl'appréhensiondeCallielorsquedeuxansplustôt
Bishopademandéàm'épousermoiplutôtqu'elle.Sijeparviensàmeneràbienleplandemonpère,ce
seraunmiracle!
—Sijesuisassezâgéepourêtremariéecontremavolonté,alorsj'estimeêtreassezâgéepour
travailleroùjeveux,assené-je,monregardplantédansceluideMmeLattimer.
Lesilencequisuitestsoudainbriséparlafourchetted'Erin,tombéesursonassiette.
—Commentoses-tu?s'exclame-t-elle,lesyeuxécarquillés.Commentoses...
—Erin,faitleprésidentLattimerd'unevoixplacide.Ivyaledroitd'avoirsespropresopinions.
Surtoutici,ànotretable.(Jeleregarde,prisedecourt.)J'encourageladiscussion,medit-ilsansaucune
traced'ironiedanslavoix.
—Tantqueçanevapasàl'encontredecequevouscroyez,n'est-cepas?demandé-je.(Jepose
mafourchetteafinquepersonnenevoiemamaintrembler.)Danslarue,onn'estpasautorisésàparlerde
démocratie,departicipationauxdécisionsprisespourlacommunauté,quejesache?
L'expressionduprésidentsefermeunbrefinstant.
—Ladémocratie,c'estcequetongrand-pèredéfendait,Ivy.Etilaperdu.S'ilaperdu,c'estparce
qu'iln'avaitpasassezdepartisans.
—Non.S'ilaperdu,c'estparcequevotrepèreatrouvédesarmeslepremier.
Tiens ta langue, Ivy ! Je souffle afin de retrouver mon calme. Sur la table, la main de Bishop
effleurelamienne.Justesonpetitdoigtcontrelesmiens.Jeluilanceuncoupd'œilétonnéetilsoutient
monregard.
Ilm'encourage,ouentoutcasilnetentepasdem'arrêter.Alorsjepoursuis:
—Oùestleproblèmeàlaisserlepeupledéciderdelaformedegouvernementqu'ildésire?De
quoiavez-vouspeur?
Cesontlesparolesdemonpère,etàlesprononceràvoixhaute,jemesensplusprochedelui.
— Les citoyens ont besoin de certitudes, répond le président Lattimer. Ils ont besoin de paix.
Nousavonseuassezdeguerresetdetroubles.
Dutacautac,jeréplique:
—Expulserlescondamnés,çanetroublerien,peut-être?
— Les individus expulsés le sont pour avoir commis de terribles crimes. La sanction est à la
hauteurdeleursactes,intervientMmeLattimer.
—Sansdoutepourcertainsd'entreeux,concédé-je.Maisiln'yapasquelesmeurtriersquisont
misdehors.Lesvoleursetlesfauteursdetroubleslesontaussi.Commentlescondamneràmortpeut-il
apporterlapaix?
Lafemmeduprésidentouvrelabouchepourrépliquermaisjeneluienlaissepasletemps.
—Etforcerlesfillesàsemarier,neleurlaisseraucundroitdedécisionsurleurproprevie,c'est
aussiunmoyendefavoriserlapaix?
—Lebonheurparticuliern'estpasnotrepriorité,Ivy,répondleprésident.Ilnepeutpasl'être.
Noustentonstoujoursdesurvivre,d'accroîtrenotrepopulation,etlorsqueleshommesonttropdechoix,
ilsfontsouventlemauvais.C'estdoncmondevoirdelesguider.
Jenepeuxretenirunrireamer.
—Ainsi,voussavezcequiestlemieuxpourchacundeshabitantsdeWestfall?
—Oui,trancheMmeLattimer.Illesait.
Ellemefusilleduregard,leslèvrestellementpincéesquedepetitesridessedessinentautourde
sabouche.
— Tu me rappelles ta mère, lâche tout à coup le président, me forçant à oublier un instant sa
femme.Biensûr,tuluiressembles.Elleaussipouvaitêtre...passionnée.
—Quoi?(J'entendsàpeinemonproprechuchotementpar-dessusleshurlementsdansmatête.)
Vousconnaissiezmamère?
—Oui,répond-ilavecunsouriretriste.Jelaconnaissaisbien.
J'aitellementdequestionsàluiposerqu'ellesformentunebouledansmagorgeetqu'aucunene
parvientàsortir.J'aienviedeluihurleràlafigure,deluigrifferlevisageetdedemandercommentil
peutparlerd'elleavectantd'affectiondanslavoixalorsquec'estluiquil'afaittuer.Maisunepartieplus
importantedemoisefiche,pourlemoment,dequiilestoudecequ'ilafait.S'ilparledemamère,alors
j'ai envie de l'écouter. Ma famille utilise souvent le souvenir de ce qui lui est arrivé pour attiser ma
colère,maispersonnenem'ajamaisparlédelaviequ'elleapumener.Delapersonnequ'elleétaitavant
dedevenirlesymboledelaragefamiliale.Toutemavie,lesseulesinformationsquej'aipuobtenir,ce
sont des chuchotements échangés au-dessus de ma tête, comme la patate chaude que personne ne veut
garderàlamain.Desfragmentsdephrasesquej'attendaiscommeunedrogue:«tragique»,«honte»,«
lecœurbrisé»,«partie»,«nereviendrajamais».Lavoixrauque,jedemande:
—Commentlaconnaissiez-vous?
Unechaiseraclelesol,cequimefaitsursauter.
—J'enaiassez!lanceErinLattimer,quijettesaserviettesurlatableetserelève.Çanesuffit
pasquecesoitellequ'ilépouse?Maisnon,elledébarquechezmoi,débitelesidiotiesdesonpère,et
nous,ondevraitresterassissagementàl'écouter?(Ellepointeledoigtsurmoi.)Jerefuse...
—Çasuffit,l'interromptBishop.
Iln'apasélevélavoix,maissesmotsn'ensontpasmoinsunavertissement.
Lalèvreinférieuretremblante,Erindévisagesonfils.
—Deuxsemaines,siffle-t-elled'untonrageur.Deuxsemaines,etçayest,ellet'amontécontre
nous?C'esttoutcequ'illuiafallu?
—Personnen'estmontécontretoi,maman.
Le ton de Bishop est fatigué, comme s'il avait eu cette conversation des milliers de fois
auparavant.A-t-ilpassésonenfanceàdevoirsanscesseprouveràsamèresonamouraulieuderecevoir
lesien?Peut-êtreluietmoiavons-nousquelquechoseencommun,enfindecompte.
—S'ilteplaît,Erin...ditleprésident.Assieds-toi,cen'estpaslapeinedefaireunecrise.
MaisMmeLattimerneselaisserapascalmersifacilement.
—Cen'estpasmoiquiaifaitunecrise,rétorque-t-elle,lesyeuxbraquéssurmoi.
Elletournelestalonsetquittelapièce,seschaussuresclaquantenunstaccatoquis'éloignesurle
parquetducouloir.
—Excusez-moi,murmureleprésidentLattimer.
Il n'a pas l'air spécialement affecté par le comportement de sa femme. Il la suit et nous restons
seuls, Bishop et moi. Je regarde le poulet qui commence à refroidir dans mon assiette. Les bougies au
milieudelatableéclairentlascèned'unelumièrevacillantequiprojettedesombressurmesmains.Le
seul bruit qu'on entend est celui de l'horloge qui égrène les secondes dans le couloir de l'entrée. Je
parviensàarticuler:
—Jesuisdésolée.
Etjelesuis.Désoléedenepasavoirsumetaire.Désoléedenepasêtrecellequevoudraientma
sœuretmonpère.
— Inutile de t'excuser, me rassure Bishop. (Je me tourne vers lui, son visage est à moitié dans
l'ombre.)Commejetel'aiditplustôt,jeveuxquetusoistoi-même.Tupeuxdirecequetupenses,même
siçametlesautresmalàl'aise.
Jehochelatête.
—Chezmoi,onaunvoisindontlefilsesttombémalade,ilyadeuxhivers.
Jenesaispaspourquoijeluiracontecettehistoire,peut-êtrepourtestersasincérité.C'estbêteet
risqué,maisjenepeuxarrêterleflotdeparoles.
—Etàl'hôpital,ilsontrefusédeluidonnerunremède.
— Il existe des protocoles très stricts, répond Bishop. On ne distribue pas les médicaments
commeça.
Maintenant,ilparlecommesonpère,quiatoujoursréponseàtout.Jeretiremamaindelatable,
oùelleétaitrestéecontrelasienne.
Bishopimitemongeste.
—Jesais,maislà,lefilsduvoisinétaitgravementmalade,surlepointdemourir.Sonnomest
quandmêmearrivéaubasdelalisted'attente.Alorsmonvoisinavolédesmédicamentsquiontsauvéla
viedesonenfant.Ettonpèrel'aexpulsépoursoncrime.Ilestmortdefroiddel'autrecôtédelabarrière.
Iln'amêmepastenuvingt-quatreheures.(JesoutiensleregarddeBishop.)Voilàlajusticeselontonpère.
Legenredechoixqu'ilfait.
Bishopcontinuedemefixer.
—Queveux-tuquejetedise,Ivy?Quejesuisd'accordavecmonpère?Quejenelesuispas?
Qu'est-cequetuattends,commeréponse?
—Jen'attendspasuneréponsespécifique.(Pourtant,unepartdemoi,cellequiaétéforméeàle
tuer,espèrequ'ilpensecommesonpère.)Jeveuxsavoircequetupenses.
—Jepensequetupeuxaimertafamillesanspourautantcroireaveuglémenttoutcequ'elletedit.
Sansprendrefaitetcausepourelle.(Bishopprononcecesmotsd'untonserein,maissesyeuxbrûlantsne
quittentpaslesmiens.)Jepensequeparfois,lasituationn'estpasaussisimplequenospèresvoudraient
nouslefairecroire.
J'aiunepiledenouveauxlivressurmatabledenuit,maisj'aibeaulesprendrel'unaprèsl'autre,
aucun n'arrive à apaiser mon cerveau en ébullition. L'heure habituelle où j'éteins ma lampe est passée
depuislongtemps,etdemain,aumomentdemeleverpourallerautravail,jememaudiraidenepasavoir
réussiàdormir.Enfin,j'abandonneetjesorsdulit.Lecouloiretleséjoursontplongésdansl'obscurité
et, sur la pointe des pieds, j'entre dans la cuisine pour prendre un verre d'eau, aussi doucement que
possible.JeretourneàpaslégersverslachambrequandBishopbougesurlecanapé.
—Tun'arrivespasàdormir?demande-t-il.
—Non.Toinonplus?
Lapièceestsombre,maisunrayondelunepasseparlesrideauxlégèremententrouverts.Bishop
secouelatêteetlalueurjouesursespommettes.
—Jevenaisjusteboireuncoup,dis-je.
—J'avaisdeviné,lâche-t-ilavecunsourire.(Ilaunbraspasséderrièresatête,ledrapemmêléà
sespieds.SonT-shirtpâlereflètelalumièredelalune.)Tuveuxrestermetenircompagnie,letempsde
finirtonverred'eau?
—D'accord.
Jem'apprêteàm'asseoirsurunedeschaisesenfacedelui,maisilreplielesjambespourmefaire
delaplaceauboutducanapé.
—Merci.
Jem'yinstalle,relevantlesgenouxdevantmoi.
—C'estétrange,non?demandeBishop,quiromptlesilenceavantquemonespritnecommenceà
s'emballer,inquietdecequejedevraisdireetfaire.
—Quoi?
Ilfaitungrandgeste.
—Ça.Nous.Ilyaencorequelquessemaines,onétaitdesadosquivivaientcheznosparentset
maintenant,onest...là.
—Jesuisd'accord,c'esttrèsétrange.
Pendantunlongmoment,jelesensquim'observe,etenfin,jetournelatêteverslui.
—Tutesouviensquandonestalléschezmoiemprunterdeslivresdanslabibliothèquedemon
père?demande-t-il.
—Oui.Etalors?
—Tuavaisraison,Ivy,dit-ildoucement.Çamedérange.Cesdécisionsquinoussontretirées.
J'ai presque peur de respirer. Il se confie à moi, exactement comme le voulaient mon père et
Callie.
—Pourquoin'as-turienditsurlemoment?
Ilpousseunsoupir.
—Jenesuispas...Jeneseraijamaislegarsquisemetànudevanttoutlemonde.C'estpasmon
genre. Avant de vraiment connaître quelqu'un, je ne laisse pas paraître grand-chose. Je suis comme ça,
c'esttout.
—O.K.
J'attends. Je comprends mieux que personne ce que c'est d'avoir une personnalité difficile à
changer.
—Maisçanesignifiepasquejesuisdénuédesentiments,ouquejenem'intéressepasàcequi
sepasse.J'avaleunegorgéed'eau.
—Jen'auraispasdûdireça,l'autrematin.C'étaitinjustedeprétendrequetuneressensrien.
—Jecomprendsquetuaiespulepenser,maisc'estfaux.(Bishopmarqueunepause.)Moiaussi,
jerêvaisd'autrechose.Deplusqu'êtretonmari.
—C'est-à-dire?
Ilbaisselesyeux.
—Riend'important,maintenant.Onacequ'ona.Cettevie.L'unetl'autre.Cettemaison.(Ilfaitun
gestedupouce.)Cecanapé.
Mon cœur tressaute dans ma poitrine. Est-ce que tout ce discours n'était qu'un prélude à mon
devoirconjugal?Jemedonnedéjàmentalementdesclaques,dem'êtreassisesurcecanapé.
—Détends-toi,Ivy,ditBishop,unsouriredanslavoix.Jenetedemanderien.
Mais un jour, il le fera. À sa connaissance, notre relation est partie pour durer toute la vie, et
j'imaginequ'ilnecomptepasfairechambreàpartpendantlescinquanteansàvenir.J'ignorecequeje
diraiquandilmeledemandera.Maispourleplandemonpère,jesaisquemaréponsedoitêtreoui.
—Bon,vautmieuxquejeretourneaulit.Jebossedemainmatin.
Jemerelèveetposemonverresurlatablebasse.
LavoixdeBishopm'arrêteavantquej'arrivedanslecouloir.
— Tu as dit que tu faisais des efforts, tu te souviens ? Je me retourne vers lui, je réponds
prudemmentparun«oui».
—Moiaussi,j'enfais,dit-il.
—Jesais.
Jeregardesesyeuxbrilleràlalueurdelalune.Puisjeretourneaulit.
Chapitre7
em'efforcedecontenirmanervositéensuivantVictoriaausous-soldutribunal.Cen'estpascommesi
j'allaismeretrouverseuledansunepièceavecl'undesprisonniers!Jeneveuxpasquelesparoles
d'Erin Lattimer — « Il y a des choses que seuls des adultes devraient voir. » — se révèlent
prophétiques. Je suis décidée à faire mon travail, et à le faire bien, ne serait-ce que pour lui prouver
qu'elleatort.
—Quevont-ilsdevenir?demandé-jeàVictoria,accélérantlepaspourmemainteniràsahauteur.
Mêmesijesuisplusgrandequ'elle,j'aidumalàsuivresonrythme:ellemarcheàtouteallure
partout où elle va, comme si elle se dépêchait pour attraper quelque chose qui disparaît toujours au
tournant.
— Les prisonniers que nous allons voir sont déjà condamnés, explique-t-elle. Nous devons
obtenirunpetitnombrederenseignementsdeleurpart.Lenomdeleurparentleplusproche,cegenrede
choses.Nousdevrionsdéjàlesavoir,silespremierspapiersontétérempliscorrectementàleurarrivée
ici.(Autondesavoix,jecomprendsquec'estpeuprobable.)Maisilnousfauttoutvérifieravant...
—Avantdelesmettredehors,complété-jeàsaplace,percevantsonhésitation.
—Oui,dit-elleavecunbrefcoupd'œilàmonattentionavantderegarderànouveaudroitdevant
elle.Çadoitsansdouteêtreduràcomprendrepourtoi,sachantquiesttonpère.
Savoixnerecèleaucuneméchanceté,maisjerestesurmesgardes.Jen'aipasdemalàdirece
que je pense quand mon caractère l'emporte sur ma raison, mais me laisser entraîner sur ce terrain
glissant,c'estundangerquemêmemoi,jedevraisêtrecapabled'éviter.
—C'estvrai,iln'estpastrèsfavorableauxexpulsions,dis-je,choisissantchaquemotavecsoin.
Mon père est fermement opposé au système de sanction de Westfall, et ce n'est un secret pour
personne.Mafamillel'atoujoursdénoncé.Maismonpèreestprudent,ilévitelescritiquestropouvertes.
Ilaffirmenotrepointdevuesanstropattirerl'attentionsurlui.C'estunhommeintelligent,quin'oublie
jamaisnotreobjectiffinal.
D'uncoupd'épaule,Victoriaouvrelaporteauboutducouloir.
—Maisa-t-ilunemeilleuresolution?demande-t-elle,l'airinterrogateur.
Elle ne me laisse pas l'occasion de répondre, me donne simplement le choix entre la suivre ou
risquerdemeprendrelaporteenpleinefigure.
Nous débouchons dans un couloir moins long, avec une seule porte au bout. Elle possède une
petite fenêtre dans sa partie supérieure et un garde se tient devant, les bras croisés, le pistolet à la
ceinture.
—Bonjour,David!lanceVictoria.Nousvenonspourlesentretiensfinaux.
—Nousvousattendions,répondDavid,quim'accordeàpeineunregard.J'aiétéavertiquevous
veniezcematin,doncj'aiprislesdevantsetj'aiamenélepremier.MarkLaird.
Victoriatendlamainversmoietjefouilleparmilapilededossiersquej'aidanslesbrasafinde
trouverceluiaunomdeLairdpourleluipasser.Jemesuishabituéeàl'efficacitédeVictoria,quifrise
parfoisl'impolitesse.
—Bien,medit-elle.Aujourd'hui,turegardesettuapprends.Bientôt,tut'occuperastoi-mêmede
cettetâche.
—Sivousavezbesoindemoi,jesuisjusteàcôté,nousinformeDavid.
Victoriahochelatêteet,desamainlibre,tournelapoignéedelaportegrise.Lapièceestplus
que petite, il y a à peine assez d'espace pour trois chaises pliantes à l'intérieur, dont l'une est déjà
J
occupée.C'estcellequiestvisséeausol.
Je n'aurais pas pu dire exactement à quoi je m'attendais. Peut-être à une créature monstrueuse
sortied'uncontepourenfants.Maisceluiquiestassissurlachaisen'apasl'airbeaucoupplusâgéque
moi.IlmeparaîtmêmeplusjeunequeBishop.Pourtant,quandjeregardeledossierpar-dessusl'épaule
deVictoria,jeconstatequ'ilavingt-deuxans.
Ilnoussouritetagitesamainlibre,carladeuxièmeestmenottéeaucôtédelachaise.
—Bonjour.Jecommençaisàpenserqu'onm'avaitoublié.
Ilalescheveuxblondsetdesyeuxbleusglobuleux.Sesjouessontlisses,sespommettesd'unrose
vif. Il me rappelle l'un des poupons avec lesquels je jouais avec ma sœur quand nous étions enfants.
Certainesfillespourraientletrouverséduisant,jepense.
Victoriaprendplaceenfacedeluietjem'assiedssurlachaisevideàcôtéd'elle.Lesyeuxde
Marks'attardentsurmesjambes,quidépassentdemajupelorsquejem'installe,maisquandillesrelève
versmoi,sonexpressionestsoigneusementpolie.
—Mark,ditVictoriapourattirersonattention.Voussavezpourquoivousêtesici,jesuppose.
—Vousdeveztoutfinaliseravantdememettredehors.
—Voilà.
Victoriatireuneliassedepapiersdesondossieretdécapuchonneunstylo.Pendantqu'ellenote
l'adresse et le nom des parents proches du prisonnier, j'en profite pour observer Mark. Il répond sans
difficultés, mais son pied ne cesse de battre le sol et il avale trop vite sa salive, comme s'il avait la
bouchesècheetdevaitdéglutirenpermanencepourcontinueràparler.
—Est-ceque...Est-cequej'aurail'occasiondedireaurevoiràmafamille?demande-t-il.
—Absolument,répondVictoria.Nousleurcommuniqueronsunjouretuneheureoùilspourront
vousrendrevisite.
Markhochelatête,quirebonditsursoncoucommeunressort.
—J'auraisvoulupouvoirparleràquelqu'un,unresponsable.Sijem'expliquais,jesuissûr...
— Vous avez été jugé, monsieur Laird, le coupe Victoria. Et reconnu coupable. Il n'y a rien à
discuter.
—Maisvousnepouvezpasm'expulser!gronde-t-il,haussantlavoix.
Sesmenottescognentcontrelachaiseàplusieursreprises.Jemecrispe,maisVictorianesemble
pasperturbée.Elledoitentendrelesmêmessuppliquessansenfairecaschaquefoisqu'elleentredans
unecellule.Cettepenséemedonnelanausée.
— Si vous voulez bien vous calmer, dit-elle, je vais récapituler avec vous la procédure
concernantvotrelibération.
—Malibération?(LavoixdeMarksebriseetsemueenunrirehautperchéethystérique.)Ce
n'estpasunelibération.C'estunecondamnationàmort!Pourquoinepasappelerunchatunchat?
—Bien,faitVictoria,quirefermeledossierd'uncoupsec.Sivousrefusezd'êtreraisonnable,je
croisquenousenavonsterminéavecvouspouraujourd'hui.Peut-êtreserez-vouspluscoopératifdemain.
Ellesedirigeverslaporte.Alorsquejemelèvepourlasuivre,Marksetourneversmoiets'étire
pourseleverautantquepossibledesachaise.Ilm'agrippelepoignetetmelance:
—Jevousenprie,aidez-moi.Jevousenprie!
Je me dégage d'un geste brusque, j'ai la chair de poule. Je sais que je devrais réagir à la
souffrancedanssavoix,maisilyaquelquechosedanssesyeux,unefroideurcalculatricequimehérisse,
encontrasteavecsonvisagepuéril.
Victoriametientlaporteetjemeprécipitehorsdelapièce,lesoufflecourt.
—Toutvabien?demandeDavid.
—Illuiaattrapélepoignet,expliqueVictoria.Maisiln'yapaseudemal,pasvrai?
J'acquiesce, je croise les bras en appuyant sur mes coudes pour arrêter le tremblement de mes
doigts.DavidentredanslapièceoùsetrouveMark.Victoriaavancedanslecouloirsansm'attendre.
—Faisonsunepetitepauseavantd'attaquerl'autre.Jeluilance:
—Ilavaitraison.(Ellefaitvolte-face.)Tujouaissurlesmotsaveclui.C'estunecondamnationà
mort.
Victoriamefixeetsepasselalanguesurlesdents.D'unpasvif,ellerevientversmoi.
— Pas du tout, me dit-elle. Il sera en vie quand nous le relâcherons. Et s'il est moitié aussi
intelligentqu'illepense,iltrouveraunefaçondelerester.
Jesecouelatête.
—Tusaisquecen'estpasvrai.Ilvamourir,là-dehors.Personnenemérite...
— Tu sais ce qu'il a fait ? me demande Victoria, la voix posée mais tranchante, chaque mot
commeuneflèchedestinéeàatteindrelecœurdelacible.Ilavioléunepetitefilledeneufans,etluia
gravésonnomsurleventre,histoirequ'elleengardelesouvenirpourlerestantdesesjours.
J'en ai l'estomac retourné et je sens la bile dans ma gorge. Je me détourne vers le mur, me
souvenant de l'expression de Laird quand il m'a touché le bras. J'ai envie de récurer ma peau à l'eau
chaude,demedébarrasserdeluipourqu'ilneresteaucunetrace.Jeneveuxpaspenseràlapetitefille
quinepourrajamaisfairedemême.
Victorias'approcheencore.
—Queproposes-tuqu'onfassedelui,Ivy?Ondevraitlelaisserenliberté?Legardericiàvie,
lenourrirmêmependantl'hiver,quandonaàpeineassezpournous?Luidonnerdesmédicamentsqui
pourraient soigner des enfants innocents ? (Elle me balance le dossier de Laird sur la poitrine et je
l'attrape,lesdoigtsengourdis.)Personnellement,jetrouvequ'ilméritepire.
Jenerelèvepaslesyeux,mêmequandlaporteauboutducouloirserefermederrièreelle.
Surlecheminduretour,jesuisénervée,etjen'arrivemêmepasàsavoirpourquoi.Cen'estpas
commesimonpèreniaitlesacteshorriblescommispardenombreuxexpulsés.EtVictoriaaraison,peutêtreMarkméritait-ilpirequecequ'ilvasubir.Maisj'aitoutdemêmel'impressionqu'onm'amenti,que
tous les discours assenés par mon père devaient aboutir à une réponse évidente, pas à des questions
supplémentaires.«Jepensequeparfois,lasituationn'estpasaussisimplequenospèresvoudraient
nouslefairecroire.»J'entendslesparolesdeBishoprésonnerdansmatêteetjedoism'empêcherde
donnerdescoupsdepoingdanslevide,dehurlerdansl'airmoitequipèsesurmanuque.Jemarcheà
grandspassurletrottoirdésert,lagorgeserrée,lesonglesenfoncésdanslespaumes,laissantlesbruits
lointainsducentre-villederrièremoi.
Lorsquej'arriveàlamaison,Bishopestdanslacuisine,occupéàpréparerdessteakshachésà
partirdelaviandeposéesurlecomptoir.
— Bonsoir, me dit-il au moment où je jette mon sac sur le canapé. Comment s'est déroulée ta
visiteauxprisonniers?
Jerestedansl'embrasuredelaporte,commeluiladeuxièmenuitaprèsnotremariage.D'unpoint
devuegénéral,rienn'achangédepuislors.Nousn'avonsnidormidanslemêmelit,nipartagédesecrets,
nifaitgrand-choseensemble,pourtoutdire.Etpourtant,d'unecertainefaçon,toutestaltérédepuisces
premières nuits hésitantes. Parce qu'il est la personne auprès de qui je rentre, la personne qui me
demandecomments'estpasséemajournée,puisécoutemesréponses,Bishopestdevenulaconstantede
mavie,quitourneautourdelui.Laplupartdutemps,nousnaviguonsàvue,avecautantdeprécautions
quesinousétionsdesbombesprêtesàexploseràlamoindreerreur,maisnoussommestoujourslà,surle
cheminl'undel'autre.Etnousattendonslesmomentsoùcescheminssecroiseront.
—C'étaithorrible,dis-je.Nousavonsrencontréceluiquivaêtreexpulsé.Untypequiafaitdu
malàunepetitefille.(Utiliseruneuphémismepourmasquerl'horreur.)Maisilm'aquandmêmesuppliée
delesauver.(Mavoixestuneoctaveplushautequed'habitude,tendue.)Suppliée.
—Çanem'étonnepas.
—C'esttoutcequetuasàdire?Çanet'intéressepas,lesortdecescondamnés?
Bishopouvrelerobinetd'uncoupd'avant-bras,puissesavonnelesmains.
— De ce gars-là ? demande-t-il. Pas vraiment. La vraie question, c'est : pourquoi toi, ça
t'intéresse?
Ilcoupel'eauetprenduntorchonàlapoignéedufour.Jepousseunsoupirexaspéré.
—Cen'estpasqueçam'intéresse!Jeveuxdire,pasluienparticulier.Maisonnepeutpasmettre
lesgensdehorschaquefoisqu'ilsfontquelquechosedemal.C'est...barbare.
—Regardeautourdetoi,Ivy.Lemondedanslequelonvitestbarbare.Onessaiesimplementde
le masquer à coup de... (Il rejette le torchon sur le comptoir.) De hamburgers bien grillés et de jolies
maisons bien coquettes. Quelle autre solution ? Est-ce que ce serait mieux de les tuer à la chaise
électrique, comme ils le faisaient autrefois ? Ou de les laisser enfermés pour toujours, alors qu'on a à
peinedequoinourrirtoutlemonde?
Jelèvelesyeuxauciel.
—TuparlescommeVictoria.
—AlorsVictorian'apastort.(Bishops'avanceversmoiets'appuiecontrelecomptoir.)L'hiver
dernier,nousavonsperdudeuxcentshabitants,Ivy.Deuxcents.Préférerais-tugarderenvieletypequetu
asvuaujourd'huioul'undecesdeuxcents?
—Tuesinjuste,ettulesais!Touslesexpulsésn'ontpascommislemêmegenredecrimequece
type.Certainsontjustevoléunmorceaudepainaumarchéourefusédesemarier.Nourrircespersonneslà, ce n'est pas gâcher des ressources. Nous parvenions bien à les nourrir avant qu'ils commettent un
crime,alorsnousdevrionsaussienêtrecapablesaprès.
—Trèsbien,admetBishop.Maisqu'enest-ildesmeurtriersetdesvioleurs?Quedevons-nous
faired'eux?Direquetuvoudraisquecesoitdifférent,çanesuffitpas.
Commed'habitude,sonvisagenetrahitaucuneémotion,sesyeuxd'unvertlimpidesonttoujours
aussipensifs.Jeréplique:
—Queveux-tudire?Quesionn'apaslaréponseàtout,poserdesquestionsnesertàrien?
J'auraisaiméqu'ilhausseleton:aumoins,j'auraiseuuneexcusepourfairedemêmeetévacuer
lafrustrationquimenacedemesubmerger.Jenemesoucieplusdelevexeroudel'énerver.Ilal'airde
supportermonimpétuositéavecunflegmequemafamillen'ajamaisréussiàtrouver.
Dutacautac,ilmerépond:
—Non,biensûrquenon.Maisilnesuffitpasdevouloirqueleschoseschangent,Ivy,sansse
demanderenquoileschanger.
—Facileàdirepourtoi,tuesfilsduprésident!Avais-tudéjàréfléchiàcesquestionsavantque
j'arrive,oupassais-tutontempsàpataugerdanslarivière,enlaissantlesautressepréoccuperdejustice
etdelabonnemarcheàsuivre?
Jeperçoisunéclairdanssesyeux,sifugacequejemedemandesijenel'aipasimaginé,carson
visageresteimpassible.
—Qu'est-cequetucrois?Tun'espaslaseuleàtepréoccuperdel'avenir.(D'ungeste,ilbalaie
letorchon,quiatterritparterre.)Etmoi,aumoins,jen'aipasbesoindemonpèrepourmedirecequeje
doispenser.
Jefaisvolte-facepourregagnerlachambred'unpasrageuretclaquerlaportederrièremoi.Une
foissurlelit,jebourrel'oreillerdecoups,aussifortquejepeux,puisjeleporteàmonvisageetj'yhurle
mafrustration,lecotonsecetamerdansmabouche.
Chapitre8
emecachedanslestoilettesausous-soldutribunaljusqu'àcequemamontreindique18heures.En
général,jequitteletravailvers17heures,maisjesaisqueDavid,legardequim'avaitintroduiteavec
VictoriaauprèsdeMarkLaird,estenpostejusqu'à18heures.Jeveuxsavoiroùilrangesonarmeàla
findelajournée.«Étape3:trouveoùilsentreposentlesarmes.»C'estl'unedesdonnéesàconnaître
pourmonpères'ilveutprendrelepouvoir.Ilrépètetoujoursqu'ilneveutfairedemalàpersonne—à
part aux plus en vue, bien sûr —, mais l'accès à la petite réserve d'armes de notre gouvernement sera
essentielàsonsuccès.
Après la dispute de la veille avec Bishop, je suis restée la moitié de la nuit à imaginer des
reparties cinglantes qui sont restées à me picoter la langue, et je me suis réveillée bien décidée à
progresserversl'objectifdemonpère.JerefusedelaisserlesparolesdeBishopmedévierdel'avenir
tracépourmoi.SelonCallie,ilyalafamille,etilyatouslesautres.Monpère,c'estmafamille.Bishop,
c'esttouslesautres.
J'entendsuneporteclaqueretdespaslourdspassentdanslecouloir.Jemerelèvedemaposition
accroupiesurlesiègedestoilettes,avecunegrimaceàcausedescrampesdansmesjambes.Jeregarde
aubasdelaporteajouréeetDavidprendletournantauboutducouloir,unezonedusous-soloùjene
suisjamaisalléeauparavant.Mesballerinesàlamain,jem'élancederrièreluisurlapointedespieds.À
cemomentdelajournée,lesilenceiciestsurréaliste.Leseulfondsonoreestlelégervrombissementdes
néonsau-dessusdematêteetlespasdeDavidquis'éloigne.
Arrivéeàl'angle,jetourneavecprudenceetjevoisDavidtaperuncodesurunclaviernumérique
installédanslemur.Ilouvreensuitelaportejusteàcôtéetpénètreàl'intérieur,maislaisseentrebâillé
derrièrelui.J'entendssavoixetcelled'unautrehommedanslapièce.
—Ouf,enfinvendredi,pasvrai?faitl'inconnu.
Savoixestbourrue,ilal'airplusâgé.
—Tul'asdit!répondDavid.Lasemaineprochainevaêtrelongue.
—Onenexpulse?
—Mercredi.
L'hommeplusâgéfaitclaquersalangue,maissansvoirsonvisage,jenepeuxpasdireceque
cache ce bruit. L'approbation ? La critique ? J'entends un frottement de cuir et un cliquetis métallique
suivid'uncoupsourd:Davidquienlèvesonholsteretlepose.Monpoulss'accélère,lasueurcommence
à perler à mon front. Je m'agrippe au dossier que j'ai en main — mon alibi au cas où quelqu'un me
surprendraitici.
—C'estbon,tupeuxsignerlafeuillederetour,ditl'hommeplusâgé.
J'entends le grattement d'un stylo sur le papier et je sais que je devrais partir, courir dans le
couloirpourrevenirsurmespas,maisjeveuxensavoirplus.Ilyaunsonquejenepeuxpasidentifier
tout de suite, comme une roue qui tourne. Est-ce le mécanisme d'un coffre-fort ? Sans réfléchir une
seconde,jemeglissejusqu'àlaportequej'entrouvreencoreunpeu,retenantmonsouffle.
Lesdeuxhommesmetournentledosetsetiennentdevantunechambreforteouverte.Delàoùje
suis,j'aperçoisdesrangéesd'armesdusolauplafondsuraumoinssixouseptmètres.Ilyadespistolets,
commeceluiqu'estentrainderendreDavid,etdesarmesplusgrossesaussi,detouteslestailles.Des
carabines,etmêmedesfusilsd'assaut.Denosjours,lesarmesàfeurelèventpourlaplupartdeshabitants
delathéorie,pasdelaréalité,doncilsn'yconnaissentpasgrand-chose.Maisnotrepèrenousaapprisà
reconnaîtrelesarmeslespluscourantes.Mêmesijen'aijamaistiréavecunpistolet,jen'aiaucunmalà
J
enimaginerundansmamain.L'hommeplusâgéentredanslecoffreetposelerevolverdeDavidsurun
râtelierdemétalquiencomportedéjàdesdizainesd'autresdumêmegenre.
Je m'éloigne de la porte et je me mets à courir dans le couloir. Une fois le tournant passé, je
m'accordeunbrefinstantpourréenfilermesballerinesetreprendremonsouffle.Jemémorisel'endroitoù
je suis et où se trouve la pièce, je ferme les yeux et je grave chaque détail dans ma mémoire, je tente
d'enregistrerl'imagedesarmessousmespaupièresfermées.
—Bonjour,madameLattimer,lanceDavidjustederrièremoi.Quefaites-vouslà?
Jesursautesanspouvoirretenirunpetitcouinementridicule.
—Oh,David,dis-jeunemainsurmoncœurquitambourine.Cetteaffaire-làestclassée,doncje
venaisrangerledossier,maisjeneparvienspasàtrouverlabonnesalle.C'estunvrailabyrinthe,ici!
(Jeluidécocheunsourirequidoitplutôtressembleràunegrimace.)Toutceblanc...
Ilpenchelatêteversmoi,pointeledossierdudoigt.
—Quelestlenuméro?
Jeluitendslachemiseencartonpourqu'ilpuisselelire.
— Ce dossier est à ranger dans la salle des archives B. Je peux m'en charger. En théorie,
personneàpartlesgardesnepeutdescendreicisansêtreaccompagné.Laprochainefois,demande-nous,
ons'occuperasanssoucidetesdossiersclassés.
Jeluitendslachemiseavecunpetitrire.
—Merci!Etdésoléedenepasavoirsuivileprotocole.J'apprendstoujours.
—Pasdeproblème,faitDavid.
— Pourriez-vous m'indiquer où se trouve l'escalier ? Sinon je sens que je vais errer dans ces
couloirspendantdesjours!
Unsourireauxlèvres,legardepointeleboutducouloir.
L'escalierestjustelà.
—Merci!Passezunbonweek-end.
Je cours presque jusqu'aux marches et j'ouvre la porte, posant la tête contre le battant une fois
qu'elle s'est refermée derrière moi. Il y a un avantage à être Mme Lattimer : on trompe facilement la
plupartdesgens.Ilspensentqueparcequej'aichangédenom,ilssaventàquivamasympathie.Comme
siquelquessemainespouvaienteffacertouteunevie.
Je me hâte dans les rues, impatiente d'arriver au marché avant que les étals soient tous fermés
pourlanuit.Ilyamoinsdeclientsqueladernièrefois,maisducoup,ilssontplusnombreuxàremarquer
ma présence. Des murmures se font entendre dans mon sillage, comme au téléphone arabe, où le
chuchotementesttransforméenunnouveaumessagesansqueuenitête.Demoncôtédelaville,j'étais
connuemaisonneparlaitpasdemoi.Jefaisaispartiedelaviedeshabitants,j'étaislafilledufondateur.
Ici,jenesuisqu'unecuriosité,etc'estunesensationdétestable.L'hommeauxconfituresacommencéà
débarrassersonétalaumomentoùj'arriveàsahauteur.Jeprendsunpot,sansmêmeregarderdequels
fruitsils'agit,etjeleluibrandissouslenez.
—Jevoudraisvousacheterça.
Ilhésiteuncourtinstantavantdemerépondre.
—C'esttroistickets.
Depuis la guerre, nous n'avons plus d'argent liquide. Les salaires sont versés sous forme de
tickets.Lesfemmesquinetravaillentpas,c'est-à-direlaplupart,etlesenfantsontaussidroitàuncertain
nombredeticketsparmois.
—Bien.
J'encherchedanslabesacequej'aienbandoulière.
—Vousvoulezunsac?
—Nonmerci,jevaislemettrelà,dis-je,plaçantlepotaufonddemasacoche.
—Ceseratout?medemandelemarchand.
Jeregardediscrètementautourdemoi.Iln'yapersonneàproximité.
—Dites-luiquej'aitrouvéoùilslesgardent.
Aprèscesparolesprononcéesàvoixbasse,jem'éloignesansunregardenarrière.Surlechemin
duretour,jemesenseuphorique,jesautilleunpeusurletrottoir.J'imaginelevisagedeCalliequandelle
recevralemessage.Pourlemarchanddeconfitures,cettephrasen'aguèredesens,maispourCallie,elle
voudratoutdire.Elleenparleraàmonpèreetilsseronttouslesdeuxcontentsdecequej'aiaccompli
jusqu'ici.Ilscesserontdes'inquiéterdem'avoirconfiéunemissionqu'ilsmecroientincapabledemener
àbien.
Maisplusjem'approchedelamaison,plusl'euphories'évanouit.Dansmonempressementàfaire
mespreuvesauprèsdemonpère,àprouverquelquechoseàBishop,j'aioubliécequetrouverlesarmes
voulaitdire.Çasignifiequemonpèreapprochedel'étapefinaledesonplan:tuerBishopetleprésident
Lattimer.Jecroisàlacausedemonpère,j'ensuisconvaincue.Maisjecommenceàcomprendrequ'ilya
unedifférenceentrelaissermourirunhommeetêtrecellequiappuiesurlagâchette.
Lasalleàmangeretlacuisinesontvidesquandjerentre,etdupouletsetrouvedansunepoêle
surlesplaques.Laportedonnantsurlavérandaestouverte.Bishopestinstallésurl'undessofasderotin,
seslonguesjambesétenduessurtoutlecoussin.
—Bonsoir,dis-je.
Jeposemonsacàterreetjem'assieds,jambescroisées,surlecanapéenfacedelui.
Nerveuse,jeserreetdesserrelesdoigtssurmesgenoux.Bishopportesonregardsurmoi.
—Rudejournée?demande-t-il.
—Plutôt.
—Çaenfaitdeuxd'affilée.
Jehochelatête.Jesuisauborddeslarmes,sansaucuneraisonvalable.Soudainjesouhaiteavec
ferveurquelemarchanddeconfituresaitdéjàremballésonétal,quemonmessagenesoitpasenroute
versCallie.
—Jeregrettequ'onsesoitdisputéshier,finis-jepardéclarer.
Jenesavaispasquec'étaitlavéritéavantquelesmotsfranchissentmeslèvres.
Surpris, Bishop me gratifie d'un sourire spontané. C'est l'opposé du sourire présidentiel qu'il a
adressé à Callie le jour de notre mariage. Celui-ci, c'est le vrai Bishop. Moins de perfection, plus de
chaleur.
— Mais non, on ne s'est pas disputés. Ce n'est pas une dispute tant qu'on ne se fait pas la tête
pendantaumoinsunesemaine.
Ilsourittoujoursmaissesyeuxrévèlentunevraietristesse.Jerepenseauregardfroiddesamère,
àsonembrassadecontrainte.D'accord,Bishopdoitbienconnaîtrelapeinequiaccompagneuneenfance
passéedansunemaisonoùsouffleunventglacial.
—Maisjesuisdésolédecequej'aiditàproposdetonpère,poursuit-il.
— Je ne suis pas une imbécile. Je réfléchis à des solutions si les choses venaient à changer à
Westfall.
Bishoprepliesesjambesetadopteunepositionassisepourmefaireface.
—Jen'aijamaispensé,pasuneseuleminute,quetuétaisuneimbécile,Ivy.
—Toiaussi,tuécoutestonpère,non?
Bishopfixeuninstantsesmainsjointesdevantlui,puislèveànouveaulesyeuxversmoi.
— Parfois. Je trouve qu'à cause de ce que nous sommes... le fils du président et la fille du
fondateur, précise-t-il avec une grimace comique, il est d'autant plus important qu'on pense par nous-
mêmes.Onn'estpasnosparents,Ivy.Onn'apasàêtred'accordavectoutcequ'ilsdéfendent.
—Etsijesuisd'accordavecmonpère?
Maquestionmesembleessentielle:ilestimportant,jecrois,quejeréaffirmemacroyanceenla
causedemafamille.
— Dans ce cas, parfait, conclut Bishop. Tant mieux pour toi. Mais à mon avis, c'est facile de
croire que parce que nous sommes leurs enfants, parce qu'ils ont ces responsabilités, nous leur devons
plusquederaison.Etc'estunpiège.Noussommestoujourslibresdechoisirquinousvoulonsêtre.
—Vraiment?Moi,jen'aipaspuchoisirgrand-chose.
Toute ma vie, mon père et Callie ont pris les décisions à ma place. Tout désaccord de ma part
était considéré comme une trahison. Ensuite, c'est le père de Bishop qui a choisi qui j'épouserais et à
quelledate,déterminantdumêmecouplerestedemonexistence.
Bishoprépondtoutdesuiteàmonsarcasme.
— Bien entendu, il y a beaucoup de choses qui nous échappent. (Il agite son annulaire et la
lumièredusoirfaitbrillerl'alliancedorée.)Maisàpartirdelà,noussommeslesseulsàdéterminerla
personnequenousdevenons.
—Etquiveux-tudevenir?
Aulieud'êtremoqueuse,commejel'espérais,maquestionsonnetoutàfaitnormale:j'ail'airde
m'intéresseràlui.Jemepenchepourmegratterlajambedansl'espoirdemasquermonembarras.Bishop
m'observe.
—Quelqu'und'honnête.Quelqu'unquiessaiedeprendrelabonnedécision.Quelqu'unquisuitson
proprecœur,mêmes'ildéçoitlesautres.(Ils'arrêteunmoment.)Quelqu'und'assezcourageuxpourêtre
toutçaàlafois.
Untypequineveutpasmentir,mariéàunefillequinepeutpasdirelavérité.S'ilexisteundieu,
ilaunsensdel'humourplutôttordu!
—Ettoi?medemandeBishop.QuiveutdevenirIvyWestfallLattimer?
Toutça,c'estnouveaupourmoi.Leséchanges,lepartage.Quel'onm'écouteavecattention,jen'y
suis pas encore habituée. Je voudrais soupçonner qu'il s'agit d'un piège mais, malgré tous les
avertissementsdeCallie,jesensbienqueBishops'intéressevraimentàmoietàcequej'aiàdire.C'està
lafoisgrisanteteffrayant.
— Je ne sais pas, dis-je doucement, la gorge serrée à me faire mal. Je n'ai jamais vraiment eu
l'occasiond'yréfléchir.
—Ehbienmaintenant,tul'as,répond-ilsimplement.
Commesidéciderquijeveuxêtrepouvaitsefaired'unclaquementdedoigts.Peut-êtrequepour
lui,c'estpossible.Ilselèveetmetendlamain.
—Siondînait?Etdemain,onpourraitsortirensemble,allers'amuserunpeu.
J'acceptesamainetjelelaissem'aideràmerelever.
Chapitre9
esamedi,çasertàfairelagrassematinée.J'eninformeBishopà8heureslelendemainmatin
pendantqu'ilestoccupéàpréparerdessandwichessurlecomptoirdelacuisine.
—Lagrassematinée,c'estpourlesmauviettes,répond-il.
—Dis-moiaumoinscequ'onvafaire.Est-cequ'ilyaunesiesteauprogramme?
Bishoprit,d'unrirechaleureux,enveloppant.
—Pasdesieste,répond-il.Maiscrois-moi,tun'auraspasenviededormir.
Danssonsacàdos,ilglisseaveclessandwichesdesgourdesd'eau,deuxpommesetquelques
cookiesdumarché.
—Prête?demande-t-il.
—Autantquepossible.
J'accompagnemaréponsed'ungrandsoupirrésignéquiluiarracheunsourire.
— Tu portes bien un maillot de bain en dessous ? demande-t-il, un doigt pointé vers mon
débardeuretmonshort.
Je réponds par l'affirmative, sans tenir compte de mes joues qui s'empourprent. C'est ridicule
d'êtregênéeparunequestionaussitriviale.
—Parfait,alors.(Ilmetlesacsursondos.)Allons-y.
Jelesuisetnoussortonsdelamaison.Nousmarchonscôteàcôtedansl'alléequandlaportedes
voisinss'ouvrepourlaisserpasserDylan.Nouséchangeonsunregard,séparésparunesimplepelouse,et
ilmeparaîtimpolidenepasm'arrêter.
—Bonjour,Dylan,dis-je.
Bishopralentitàcôtédemoi.Dylantraverselapelousepoursedirigerverslanôtre,lamaindéjà
tendue.
—Salut,Bishop!lance-t-ild'untonjovialforcéquimemetlesnerfsenpelote.Tutesouviens
peut-êtredemoi?Onavaitdeuxannéesd'écart,àl'école.
—Tuveuxbienmerafraîchirlamémoire?demandeBishop,quiluiserrelamain.
J'essaiedenepasmontrermasatisfactiondevoirl'enthousiasmedeDylanunpeudouché.
—DylanCox.
Derrièrelui,laportedelamaisons'ouvredenouveauetMeredithensort.Jeretiensmonsouffle
dèsquejel'aperçois.Bishop,lui,nousregardetouràtour.Elleal'oeilgaucheaubeurrenoiretboiteun
peu.JecontourneDylanpourlarejoindre.
—Çava,Meredith?Ques'est-ilpassé?
Maisjesaisdéjàcequis'estpassé.Jeserrelespoings.Lavoisinemeregardeunbrefinstantpuis
détournelesyeux.
— Oh, fait-elle avec un rire sourd. Tu n'imagines pas à quel point je suis maladroite ! Je suis
tombéedansl'escalierdelacave,etjemesuisprislarampeenpleindanslafigure.
Dylanpassedevantmoipourvenirenserrerlesépaulesdesonépouse.
—Elleyestdescendueenpleinenuitsansallumerlalumière.Vousycroyez,vous?
—Quelleidiotejefais,renchéritMeredith,lesyeuxtoujoursbaissés.
JesenslebrasnudeBishopquieffleurelemien.
—Vousauriezdûnousprévenir,leurassure-t-il,onseraitvenusvousaideravecplaisir.
—Onagérécepetitincidentsanssouci,répondDylan.
Pendantuninstant,nousrestonstousfaceàface,gagnésparlemalaise.J'aimeraisqueMeredith
—L
me fasse un signe, qu'elle me demande d'intervenir, mais elle garde le visage détourné afin de fuir nos
regards.
—Ehbien,c'étaitunplaisirdevousrencontrer,déclareBishopd'unevoixsanstimbre.
—Pareilpournous,répondDylan.
IlparaîtencoreirritéqueBishopnesesouviennepasdelui,etj'espèrequ'ilnes'enprendrapasà
Meredithpardépit.
Bishop et moi nous dirigeons en silence jusqu'au nord de la ville, où la route principale se
transforme en un chemin gravillonné. Le soleil est déjà haut dans le ciel et je sens la transpiration
ruisselerlelongdemanuque.Nousnesommesqu'enjuinetilfaitdéjàsihumidequ'oncroiraitrespirerà
travers un chiffon mouillé. C'est sans doute la sensation la plus proche possible de la noyade sur terre
ferme.
Bishop s'écarte du chemin pour pénétrer dans l'épais bosquet d'arbres. Je m'efforce de ne pas
penserauxtiquesenlesuivantdanslesbroussailles.Jesuissurlepointdemeplaindrequandunpetit
sentierapparaîtdevantnous.Lesarbresau-dessusdenostêtesnousabritentunpeudusoleil.J'attendsen
vainqueBishopdevantmoiabordelesujetdeMeredith,maisilrestemuet.Jefinisparmelancer:
—Tusais,c'estluiquiluiafaitça.
Ilnes'arrêtepas,neseretournepas.
—J'avaiscompris.
Sonmanquederéactionnefaitquenourrirmonirritation.
—Quandjedisaisquejen'aimaispaslesmariagesarrangés,c'estdecegenredechosesqueje
parlais.Ilconsidèresafemmecommeunobjet.
—Quelemariagesoitarrangéounon,çaarrive.Siletypeestàlabaseunsalaud,lafaçondont
ilssesontretrouvésmariésnechangerien.
Jem'autoriseunsourirefugace,seulementparcequ'ilnepeutpasmevoir.
—Danstouslescas,ilfaudraitquequelqu'untrouveunmoyendel'aider.Parcequecen'estpas
lesloisdetonpèrequivontsuffire.
Sions'entientàlaloi,ilestdifficilededivorcer.Unmariagenepeutêtredissousquesilesdeux
parties signent une requête conjointe, qui doit ensuite être approuvée par le président Lattimer. Je n'ai
entenduparlerdedivorcesprononcésquepardesrumeurs.Etcesséparationsconcernaientexclusivement
desprochesduprésident.
Jepoursuissurmalancée:
—MonpetitdoigtmeditqueDylanneserapaspartantpoursignerunedemandededivorce.(Le
sentier monte à présent, et je m'arrête pour reprendre haleine.) Il a enfin trouvé son punching-ball
personnel,quienplusluifaitlacuisineetcoucheaveclui.Ilnevapasêtrepressédes'endébarrasser.
Bishops'arrêtejustedevantmoi.Ilsemetàfouillersonsacàdos.
—Onpeutéviterdefaireçamaintenant?demande-t-ilenmepassantlagourde.
—Defairequoi?
—Sedisputer.
Jeprendsunegorgéepuisjem'essuielementon.
—D'aprèstescritères,onn'estpasentraindesedisputer.Onseparleencore.
Avecunsouriremélancolique,Bishopsecouelatêteettendlamainpourreprendrelabouteille.
—Aupointoùonenest,jeconsidéreraislesilencecommeunebénédiction.
Jeluiremetslagourdedanslapaumed'ungestebrusque.Ilboitdelonguesgorgées.Jeregardesa
pommed'Adamsedéplacerdanssoncoubronzé.J'aperçoisunfilmdesueursursapeau,quiassombritle
coldesonT-shirt.Jedétournelesyeuxd'uncoup.
Ilmeredonnelagourdeetrepart.Jepousseunsoupiretmarchederrièrelui,agitantlamainpour
chasserunpetitescadrondemoucheronsquivoleautourdematête.
—Ilyenaencorepourlongtemps?
—Pastrès,répond-il,mêmepasessoufflé.
—Tum'emmènesdansunatroceclubdelahautesociétéoùturetrouvestesamis?Est-cequeje
devraiêtreinitiéeàlasuper-poignéedemainsecrète,sansquoionmerefuseral'entrée?
Ilrit.
— Je n'ai pas d'amis. Je suis le fils du président, tu te rappelles ? Je n'ai que des courtisans
flagorneurs.
—Disdonc,lesmotscompliqués!
Ilmeregardepar-dessussonépaulesansralentirlepas.
—Nefaispasminedenepascomprendre.Quelqu'unquilitAnnaKarénine tranquille, le soir,
avantdesecoucher,maîtrisebienlesmotscompliqués.
D'accord,là,ilm'aeue.Jemedemandes'ilplaisanteausujetdel'absenced'amis.Depuisnotre
mariage,jen'enairencontréaucun.Est-cepourcetteraisonqu'ilsupportequejeluidiseexactementce
quejepense?Parcequepersonnenel'afaitavant?Êtrel'enfantduleader,çan'encouragepaslesamitiés
authentiques.Moi,entoutcas,jen'enaiconnuaucune.
Aprèsencoredixminutesderandonnée,jecommenceàentendredel'eausurnotredroite.Jetente
devisualiserlacartedelavilledansmatête,maisjen'aipastroplesensdel'orientation.
—Onarriveprèsdelabarrière,non?
Jen'aipresquejamaisapprochélabarrièredemavie.
—Oui,merépondBishopd'untondégagé.Maiscen'estpaslàqu'onva.
Latensiondansmesépaulesdisparaît.Jenesaispaspourquoi,rienquel'idéedelabarrièreme
rendanxieuse.Pourtant,cen'estpascommesic'étaitunechosevivantequipourraitmefairedumal.Mais
toutemavie,lazoneàl'intérieurareprésentélasécurité,etcelleàl'extérieur,l'inconnuetl'inaccessible.
— Mon père raconte que quelque temps après la fondation de Westfall, des personnes de
l'extérieuronttentédes'introduirecheznous,dis-je.
—C'estcequej'aientenduaussi,répondBishop.Parfois,onleslaissaitentrer,parfoisnon.En
fonction de leur état de santé et de nos stocks de vivres, je pense. Mais de nos jours, ça n'arrive pas
souvent.
—Ilyenavaitquiescaladaientcarrémentlabarrière,jecrois.
Jemerappelleleshistoiresdemonpèresurdesgroupesquis'yaventuraient,malgrélesbarbelés
ausommet.
—C'estvrai,maismaintenant,nousavonsdespatrouillesenpermanencepournousassurerquele
grillage est en bon état, que personne ne cherche à creuser en dessous ou à y faire un trou. (Bishop se
retourneversmoi.)Maisiln'yaquasimentplusd'activitéàproximitédenosjours,entoutcaspasjusteà
côté.Seulementlesexpulsés,etc'estrarequ'ilsessaientdereveniràWestfall.Ilsdoiventpréférertenter
leurchanceau-dehorsplutôtquedereveniricisejeterdanslesbrasdelamort.
—Lesdeuxsolutionsmeparaissentaussihorriblesl'unequel'autre.
Bishophausselesépaules.
—Parfoisjemedisqu'ondevraitenfiniraveccettebarrière.Dansletemps,lesvillesn'étaient
pasclôturées,ettoutsepassaitbien.Pourmoi,elleétaitcenséenousprotéger,maisenfait,ellenousa
renduspeureux.
Avant que je ne puisse répondre, nous émergeons des arbres à côté de la rivière, et toutes mes
pensées s'envolent alors. Ce ne sont pas les eaux turbulentes que j'ai déjà vues. Ici, c'est calme et peu
profond.L'eausedéverse,paisible,surdeuxpierresplatesàmoitiéémergées.
Lesarbressepenchentau-dessusdel'eaucommes'ilscherchaientàlatoucherdeleursfeuilles.
Sur les rives, de petites fleurs blanches se balancent au gré de la brise. Non loin de là se dresse une
falaisedegrès,cequicontribueàl'impressionqu'ils'agitd'unendroitsecretetisolé.Latranquillitéqui
règneencelieuesttrèsagréable.Deboutauborddel'eau,jesensdéjàl'apaisementmegagner.
—Sympa,non?meditBishopd'unevoixdouce.
—C'estmagnifique,soufflé-je.
—Suis-moi.
Ilsedirigeversl'unedespierresplatesdansl'eau,puistraverselarivièreenquelquessecondes.
Ilmefautunpeuplusdetempspourtrouvermesmarques,maisjeparvienssurl'autrerivesansmouiller
meschaussures.
Bishoplaissesonsacàdosaubasdelafalaiseetsedébarrassedesestennis.
—Laissetoutici,medit-il.Àparttonmaillotdebain.
Il porte la main à sa nuque et, d'un seul geste, il enlève son T-shirt. J'ôte mon short puis mon
débardeuravectimidité.Jeprendsletempsdeplierlesdeuxvêtementsengardantbienlesyeuxsurce
quejefais.Mondeux-piècesnoirestplussportifquesexy,maisjesuistoutdemêmepresquenue.Àpart
masœur,personnenem'ajamaisvuedanscettetenue.
Lorsque je me retourne, Bishop a les yeux sur moi. Je m'efforce de faire taire ma gêne et je
l'examineàmontour:onpeutêtredeuxàjoueràcepetitjeu.Sontorselisseestdorécommelerestede
soncorps,sonmaillotdebainbleufoncétombebassurseshanchesétroites.
—Prête?demande-t-il.
—Àquoi?
Bishop se dirige vers la falaise de grès et entreprend de l'escalader comme s'il s'agissait d'une
échelle,regardantàpeineoùilmetlesmainsetlespieds.
—Prendslesmêmesappuisquemoi,meconseille-t-il.
Il ne paraît pas du tout inquiet pour ma sécurité, comme certain que je m'en tirerai très bien.
Étrangement,saconfianceeffacetouteslesquestionsquejepourraismeposer.
Je m'approche de la falaise et je me place au-dessous de lui pour entamer l'ascension, sans le
quitter des yeux afin de voir par où il passe. Les muscles de mes épaules me brûlent en montant, mais
c'estunedouleuragréable.Lafalaisen'estpashauteaupointquejemourraisforcémentencasdechute,
mais je me casserais à coup sûr un os, voire plusieurs... J'évite donc de regarder en bas. Je reste
concentréesurBishopquimonteau-dessusdemoi,lesmusclesdesondosroulantsoussapeauàchaque
mouvement.Ilsedéplaceavecunegrâcenonchalante,chacundesesgestessembledénuéd'efforts.
—Onyestpresque,crie-t-ilavantdesesouleverau-dessusdelafalaise.
Je resserre les doigts sur une prise et donne une impulsion des jambes pour franchir le dernier
mètre. Bishop se penche pour que j'attrape son avant-bras, et à deux nous parvenons à me hisser au
sommet.J'avaledel'airàpleinspoumons.Moncoeurbatfort,latranspirationmepiquelesyeux.Jene
m'étaispassentieaussivivantedepuislongtemps.
—Alorsonvasauteràl'eau,jesuppose?Ouilyaunascenseurdonttum'ascachél'existence?
—Pasd'ascenseur,merépondBishopensouriant.
Jemedirigedel'autrecôtédelafalaisepourregarderencontrebas:uneétendued'eauverte,sans
remousdanslachaleurdelami-journée,s'étalesousmesyeux.Impossibled'endevinerlaprofondeur,
maiselledoitêtresuffisante,carnoussommesbienàtroisétagesdehauteur.Jeretourneàl'endroitoùest
restéBishopetjeluipropose:
—Onprendnotreélanetonsaute?
Ilcommenceàopinerduchef.
—Essaiedenepasréflé...
Maissesconseilsnem'atteignentpasparcequejecoursdéjà.Jemelancedanslevideavecun
hurlementdejoie.Jesensl'airchaudsurmapeau,l'eauquimontepourveniràmarencontre,puisjene
voisquesesprofondeursvertes.J'yentrelespiedslespremiers,lechocdufroidm'arracheuncri.Des
bulleschatouillentmespaupièresferméesetlesilenceaquatiquem'enveloppe.Jemelaisseplongerplus
bas, plus bas, jusqu'à ce que le besoin de respirer soit trop pressant. Je donne un coup de pied pour
remonteretj'émergeàtempspourvoirBishops'élanceràsontour,enunplongeonquiarquesoncorps
comme une flèche. Avec à peine une éclaboussure, il disparaît et ne laisse qu'un petit rond qui ride la
surface de l'eau à côté de moi. Il met tellement de temps à remonter que je commence à m'inquiéter,
jusqu'aumomentoùjesenssesdoigtsautourdemacheville,quim'attirentaufond.
Déséquilibrée,jeproteste,puisjeremonteetluiéclabousselafigurequandilressortàcôtéde
moi.
Ilessuieunpeul'eaudesonvisage,lesourireauxlèvres.
—Jen'enrevienspas,quetuaiessautécommeça!dit-il.Ets'ilyavaiteudesrochersenbas?
Jehausselesépaules,désinvolte.
—Tum'auraisavertieavant.
—Onyretourne?demandeBishop.
J'acquiesceetilnageverslarive,sesmouvementssontsûrsetpuissants.
Nous remontons et sautons jusqu'à ce que le bout des doigts me brûle à force de grimper aux
rochers et que je sois affamée à en avoir mal à l'estomac. Je nage vers l'une des pierres plates qui
dépassentprèsdubasdelafalaiseetjecroiselesbrassurlasurfacechaude.Bishopmerejointetfaitde
mêmedel'autrecôtédelapierre.
—Çateplaît?demande-t-il.
—C'estgénial!dis-jeavecungrandsourire.
Jeredresseunpeulatêteetjefermelesyeux,jelaisselesoleilbrûlermespaupièrescloses.Je
n'aipaseuuneviedifficile,maisiln'yavaitaucunemagie.Jen'aiéténimaltraitéeninégligée,maismon
enfance n'a pas eu grand-chose de magique. Même les distractions comprenaient des leçons à peine
déguiséessurmonaveniretlesprojetsdemonpère.Cen'estquemaintenant,horsdelaprésencedema
famille,quejepeuxlereconnaître.Cettejournéeauraétél'unedesplusinsouciantesdemonexistence.
— Quand tu souris, me dit Bishop, tu as une fossette. (Je sens le bout de son doigt m'appuyer
doucementsurlajoue.)Justelà.
J'ouvrelesyeuxetjeleregarde.Ilalescheveuxmouillésetenbataille,lesyeuxbrillants.Ilest
chezluiici,enextérieur,dansl'eau.Jeregrettedem'êtremoquéedesonamourdelarivière.Ilestpeutêtrelefilsduprésident,maissaplaceneserajamaisàunetabledeconseilmunicipalguindé.
MonventregargouilleavecardeuretBishopéclatederire.
—Bon,jenetedemandepassituesprêteàpique-niquer!
Nousmangeonsassissurlapierreplate,lespiedsdansl'eau.Jenemesouvienspasdeladernière
foisoùunsimplesandwichétaitaussibon.Jesuiscontentequ'ilenaitemportéplusd'unparpersonne,
parcequej'enavaledeuxenquelquesminutes,plusunepommeettroiscookies.
—Oùas-tuapprisàcuisiner?
Bishopregardelesrestesdenotrerepas.
—Onnepeutpasappelerçacuisiner.
—Tusaiscequejeveuxdire.C'estplussouventtoiquipréparesàmanger.
Dans notre communauté, les garçons se préoccupent rarement de cuisine. C'est le boulot de la
femmedepréparerlesrepas.Biensûr,aucuneloineledit,maisc'estunerègletacite,commepourla
lessive.Bishop,lui,nonseulementcuisinesansseplaindre,maisilestdoué.Sesplatssonttoujoursbien
meilleursquelesmiens.
— Quand j'étais petit, on avait une domestique, Charlotte. Elle acceptait que je reste avec elle
pendant qu'elle cuisinait. Je pense que j'ai appris à force de l'observer. Elle sentait toujours la pâte à
cookies.(Ilsouritàsesouvenir.)Jepassaislaplupartdemontempsavecelle.
Et non pas avec sa mère, je suppose. J'ai du mal à imaginer Erin Lattimer aux fourneaux. Je
m'allongesurleventre,àmêmelapierre,etjeposelatêtesurmesbrasrepliés.Jemurmure,leslèvres
surmapeau:
—Jecroisquepourlasiestedontjeparlaistoutàl'heure,c'estlemomentidéal.
La chaleur du soleil est comme une couverture délicieuse sur mon dos. Je suis bercée par le
glougloudel'eauetlebourdonnementdesabeillesquibutinentlesfleurssurlarive.
—Jet'enprie,meditBishop,quis'allongesurledosàcôtédemoi,unemainsouslatête.
Jem'endorspresqueinstantanémentetjemeréveille,désorientée,lorsqu'ilposelamainsurmon
dos,entremesomoplates.L'empreintemebrûlelapeau.
—Ivy,m'appelle-t-ild'unevoixdouce.Réveille-toi.J'ouvrelesyeuxpetitàpetit,mesmembres
sontlourdsetj'ail'impressiond'êtreivredesommeil.
—Jedorsdepuiscombiendetemps?dis-jed'unevoixrauque.
—Unpetitmoment.Assezlongtempspourcommenceràrosir.
Bishopesttoujoursallongéàcôtédemoi,maisilestmaintenantsurleflanc,latêteretenueparsa
main.Depuiscombiendetempsm'observe-t-ildormir?Noussommesassezprèspourquejedistingue
l'ombre d'une barbe sur ses joues, un unique grain de beauté au coin d'une pommette. Nous nous
dévisageons sans parler, le silence entre nous s'alourdit, épais et étouffant comme l'humidité de l'air.
Bishopretirelamaindemondos,laissantcourirsesdoigtsunesecondesurmapeau,etjefrissonne.
Lachairdepouleenvahitmesbrasetmanuque.J'aidumalàrespirer,mespoumonssontcomme
pris dans un étau. Il soulève une boucle de mes cheveux humides, la laisse retomber en douceur. Il la
reprend,l'enrouleautourdesesdoigts.Jechuchote:
—Mercipouraujourd'hui.
Lemouvementdesamaindansmachevelurem'hypnotise,lachaleurinattenduedanssesyeuxest
unedrogue,plusdoucequelesoleilsurmapeau.
—Avecplaisir,medit-ilàvoixbasse.
C'estexactementcequeCallieredoutait:quejebaisselagardeetlaisseunLattimers'immiscer
dansmadéfense.Maisellem'aaussiditdelajouergentillefille.Agircommeuneépousesatisfaitepour
éviter qu'il soupçonne que je ne suis pas du tout inoffensive. Peut-être qu'avec un autre, un garçon qui
n'auraitpassesyeuxvertspensifsetcecalmeimperturbable,jen'auraisaucunmalàjouercerôle.Mais
pasavecBishop.J'ignorecommentlelaissermetouchersansapprécierlachaleurdesamain.
Chapitre10
onpèren'aimepasbeaucouplessurprises.Quandjelevoiss'avancerversmoisurletrottoir,Callie
danssonsillage,jepeuxenconclurequej'aitrèsbienoutrèsmalagi.Jem'arrêtenet,mabesace
heurtemahanche,etj'attendsqu'ils'approche.Jenel'aipasvudepuislemariage,etsiquelqu'un
assistait à la scène, il trouverait ma réaction étrange, alors je me force à sourire. Sa présence est un
soulagement,maisaussiunpoids.Mêmes'ilm'amanqué,jen'aiaucuneenviedem'entendrerappelerce
qu'ilveutquejefasse.
—Bonjour,papa.Qu'est-cequetufaislà?
—Unpèren'a-t-ilpasledroitderendrevisiteàsafillepréférée?
Callieluidonneunepetitetapesurlebrasetlanced'untonamusé:
—Disdonc,jesuisjustelà!
Mon père nous sourit à toutes les deux et je comprends que ce dialogue forcé est une comédie
jouéepourlesyeuxetlesoreillesquitraîneraient.Çam'attristequenousdevionsfairesemblantd'êtreà
l'aisedevantlesautres.
Jeconsensàuneembrassadeetunbaiserrapidesurmajoue.
—Onvateraccompagnercheztoi,meditmonpère.
—D'accord.
Je mène la marche et ils se placent de chaque côté de moi, comme le jour du mariage. Je suis
encadrée.Dèsquenousavonsquittélesruesunpeufréquentées,prèsdutribunal,Calliesouffle,fébrile:
—Nousavonseutonmessage.
Noussommesmaintenantsuruntrottoirdésert.Monpèrem'entourel'épauledubrasetmelaserre
brièvement.
—Bontravail,Ivy,dit-ilavantderetirersamain.Oùsont-elles,exactement?
—Dansunepièceausous-soldutribunal.Laportes'ouvreavecundigicode,puisàl'intérieur,il
yaunechambreforte.
—Combien?
Jesecouelatête.
— Je n'ai pas pu regarder de près. Je dirais plusieurs centaines. De différents types. Armes de
poing,fusils,carabines.
—Ilvanousfalloirlescodes,déclareCallie.Savoiroùsontlesarmes,çanenoussertàrien
sanslescodes.
—Ilsneleslaissentpastraîneràportéedetoutlemonde,luirépliqué-jed'untonsec.
Je me sens irritée sans véritable raison. Je me doutais qu'une fois les armes localisées, l'étape
suivanteseraitdetrouverlescodes.Cen'estpasunesurprise.
—Jelesaisbien,répondCallie.Voilàpourquoituvasdevoirtrouveroùilssont.Ettun'aspas
beaucoupdetemps.Lestroismoisfilentàtoutevitesse.
—Jepossèdelecoded'entréedelamaisonduprésident.Bishopmel'adonné.
Levisagedemonpères'éclaireetlafiertémefaitunpeurougir.
— Je peux m'en servir pour entrer et chercher les codes d'accès à l'entrepôt des armes et à la
chambreforte.
—Unefoisqu'onconnaîtralescodes,onseraprèsdelancerlaphasefinaleduplan,affirmemon
père.
Ils'arrête,Callieetmoil'imitons.Larueesttrèscalme.Auloin,j'entendsdesriresd'enfants.Je
M
racleletrottoirduboutdemachaussure.
—Tuveuxdire,laphaseoùoncommenceàtuerdesgens?
Du coin de l’œil je vois Callie lancer un regard préoccupé à mon père, les sourcils un peu
haussés.Maisquandelleparle,c'estàmoiqu'elles'adresse:
— Tu le sais depuis le début, Ivy, ce que ça implique. On ne gagne pas de révolution sans
sacrifice.
J'esquisseunpasverselle.
—Mercipourlaleçon,Callie.Desuite,toutestbeaucoupplusclair.
Callieaunmouvementdereculcommesijel'avaisfrappée.Avantqu'ellepuisseréagir,monpère
passeundoigtsousmonmentonetmetournelevisagepourmepousseràleregarderdroitdanssesyeux
bruns.Lesmêmesqu'ilatransmisàCallie.Desyeuxsisombresqu'onnepeutjamaisbiendevinercequi
sepassederrière.
—Oui,Ivy,laphaseoùoncommenceàtuerdesgens,confirme-t-il.Toutcommetamèreaété
tuée.Toutcommeilsneluiontmontréaucunecompassion.
Lacolèresediffusedansmoncorps,siautomatiquequandj'entendslenomdemamèrequejeme
demandesijel'éprouveencorevraiment,ous'ils'agitd'unsimpleréflexe.
— Lattimer m'a dit qu'il la connaissait, c'est vrai ? Mon père s'arrête, affiche une expression
indifférente.
—Sansdoute.IlsontpasséleurenfanceàEastglentouslesdeux,doncleurscheminsontdûse
croiseràunmomentouàunautre.
—Maisilavaitl'airde...
— Quelle importance ? m'interrompt mon père. Ça ne change rien aux faits. Et tu connais ta
mission.Tousceuxquimeurentdansuneguerrenesontpascoupables,poursuit-ild'unevoixdouce,mais
ferme.Parfois,ilssontsimplementdumauvaiscôté.(Ilmedonneunepetitechiquenaudesurlementon.)
Tucomprends?
—Oui.
Etlepire,c'estquejecomprends.Ilsonttouslesdeuxraison.Maisc'estfaciledeparlerdece
qui est juste quand les sacrifices à consentir pour une cause sont abstraits... Le fils d'un président, un
inconnudistant,unsymbole.Pourmoiaussi,avant,c'étaitfacile.Maismaintenant,jeconnaislacouleur
des yeux de Bishop à la lumière du soleil, la façon dont ses cheveux sont hérissés le matin avant la
douche,lachaleurdesamainsurmondos.
Monpèresourit.
—Trouvelescodes,Ivy.
Cen'estpasunedemande.
Calliemepresselamain.
—Oncomptesurtoi.
Au retour, je ravale une pointe de déception en constatant que Bishop n'est pas affalé dans le
canapé,seslonguesjambessurlatablebasse.Niàlacuisineentraind'improviserquelquechosepourle
dîner.Déjà,j'ignorecommentdéfinircequenoussommesl'unpourl'autre.Sûrementpasmarietfemme,
mêmesic'estvraisurlepapier,etpasvraimentamisnonplus.Quellequesoitnotrerelation,çanefera
que rendre les choses plus difficiles à l'arrivée, parce que je suis incapable de jouer un rôle avec lui.
Pour le meilleur ou pour le pire, mes sentiments envers Bishop sont réels, qu'il s'agisse de colère, de
frustrationoudetoutautrechoseencore.JenesuispascommeCallie.Jenepeuxpasfondertoutemavie
surunmensonge,mêmetemporaire.Doncc'estsansdoutemieuxqueBishopdormedanslesalon,protégé
parlemurquinoussépare.
Je laisse ma besace au bout du canapé et j'entre dans la chambre. J'ai mal au cou et à l'épaule
gauche depuis l'ascension de la falaise à la rivière et je me masse les muscles. Je fais voler mes
chaussures et l'une des deux disparaît sous le lit, derrière le cache-sommier. Je me penche pour la
rattraper,maismamainrencontreunobjetdur.Agacée,jememetsàquatrepattespoursouleverletissu
etregardersouslelit.Jetiremachaussureetjelametsdecôté.Prèsdelàoùelleaatterrisetrouveun
grandalbumphoto.Ilaunecouverturedecuirrougebrillantornéed'unefeuilledoréesurledos.
Jem'assiedsparterre,contrelelit,etjeposelelourdalbumsurmesgenoux.Quandjel'ouvre,
les pages craquent un peu pour se décoller. Les premières sont consacrées à des articles de journaux
datantdudébutdelaguerre.Lescoupuressontjauniesparletemps.Touscesévénements,jelesconnais
parmonpère:lesbombesquisonttombéesd'abordsurlacôteEstdesÉtats-Unis,puislacôteOuest,
notre réplique, encore des bombes, ici et sur nos alliés, la futilité de la guerre et de son escalade
perpétuelle, comme un jeu de défis entre enfants, le plus mortel au monde. Mais les articles
s'interrompentavantlafindelaguerre,toutsimplementparcequeladestructionaététropimportante.Il
n'yavaitpluspersonnepourrelaterleconflit.Chacunétaittropoccupéàtenterd'ysurvivre,etlaplupart
n'y sont pas parvenus. Les quelques survivants ont ensuite subi l'hiver nucléaire et leurs rangs ont été
décimésparlamaladieetl'expositionauxradiations.Enfait,c'estunmiraclequ'ilyaiteudessurvivants.
Après les articles, je trouve de vieilles photos, accompagnées de légendes à l'encre fanée.
Certaines, je les connais, j'en ai vu des reproductions dans des livres : le mont Rushmore, le Grand
Canyon. Mais d'autres, je les découvre. Les séquoias de Californie. Une aurore boréale. La Grande
Barrière de corail. Je passe les doigts sur les images, j'essaie d'imaginer un monde assez grand pour
contenirtouscestrésors.
—Alors,lanceBishopdepuislaporte,tuastrouvéquelquechosed'intéressant?
Jesursaute.L'albumglissedemesgenouxettombeàterre.
—Oh,c'estpasvrai!Tum'asfaitunedecespeurs.(Impossibledeluicachercequej'étaisen
traindefaire.)Jesuisdésolée.Jenecherchaispasà...
Maisilsecontentedesourireetvients'asseoiràcôtédemoi.
—Pasdesouci,Ivy.Tupeuxregarder.C'étaitàmongrand-père.Ilacommencéaprèslaguerre
pourqu'onn'oubliepascommentétaitlemondeavantnous.Jel'aicomplétéaufildesannées.
Il tend le bras par-dessus mes jambes pour reposer l'album sur mes genoux. Je passe à la page
suivante,couvertedephotosetdecartespostalesauxbordsdéchiquetés:cesonttoutesdesimagesde
l'océan. Même chose sur la page suivante. Et encore la suivante. Je regarde Bishop, qui a toujours les
yeuxrivéssurl'album.
—Toi,tuveuxfranchirlabarrière,dis-jedoucement.C'estça?
Ilhochedoucementlatête.
—Jeveuxvoirl'océan.
Jemesouviensalorsdenotreconversationsurlecanapélanuitoùtouslesdeuxnousn'arrivions
pasàdormir.
— Alors c'est à ça que tu as renoncé en m'épousant. Ce n'est pas vraiment une question, car
l'expressiontristequ'ilaffichemel'adéjàconfirmé.
—Cen'estpasgrave.Peut-êtrequedansquelquesannées,quisait,j'arriveraiàteconvaincrede
partiravecmoipourunelonguerandonnée.
—Mais...(Duboutdudoigt,jetracelescontoursd'unrivage.)Cesontlescôtesquiontétéles
plustouchéesparlestirs.Est-cequeceseraitsûr?Mêmemaintenant?
Bishophausselesépaules.
—Peut-êtrepas.Sansdoutepas.(Sonexpressionsedurcit.)Maisjenecroispasquecesoitbon
pour nous de rester isolés ainsi. Qui sait ce qu'il y a au-dehors ? On pourrait trouver d'autres êtres
humains.Dessociétésentièrescommelanôtre.Etmêmesionn'entrouvaitpas,jepourraisentendreles
vaguessurlaplage.(Ilmesouritd'unairtriste.)Rienquepourça,labaladevaudraitsansdoutelapeine.
Je dévisage ce garçon enfermé dans les terres qui rêve de mer. Avant la guerre, ç'aurait été un
rêve facilement accessible. Mais à présent, notre connaissance du monde est limitée à cette petite
parcelle,oùlasécuritépeutêtrecomptabiliséeenkilomètrescarrés.Rêverdel'océan,c'estuneformede
couragequelaplupartdesgensn'approcherontjamais.C'estcommevouloirattraperlesétoiles.
Jeluidonneunlégercoupd'épaule.
— Mon grand-père avait vu l'océan, avant la guerre. Le Pacifique. Il a raconté à mon père que
c'était froid, bruyant et magnifique. L'eau était si salée qu'on en avait les yeux qui brûlent. (Je regarde
l'album.)Tucroisqu'onl'abousillé?
— Sans doute, soupire Bishop. On a bousillé tout le reste. Mais j'aimerais quand même m'en
assurer.
Jen'aijamaisbeaucouppenséàfranchirlabarrière.Monmondeatoujoursétéconfinéauxlimites
établiesparmonpère.MaislesparolesdeBishopmepoussentàimaginercequeceseraitdepartir,tout
simplement, de plonger dans l'inconnu. Libérée des contraintes. Libérée des jugements. Un monde
nouveauquis'ouvriraitàmoietdanslequeljepourraisêtrequijeveux.
—Qu'est-cequiteretenaitd'yaller?Avantlemariage.Ilgardelesilenceunmoment.
—Monpèreaenvoyédesgroupesdereconnaissance.Tulesavais?
—Non.
Et je doute que mon père soit au courant. Je n'en ai jamais entendu parler. La nouvelle me
surprend:leprésidentLattimernemesemblepasêtreletypedeleaderquisesouciebeaucoupdecequi
sepasseendehorsdesesfrontières.
— C'est resté assez secret, reprend Bishop. Il a envoyé un groupe de trois volontaires quand
j'avaisdixans.Puisunautreilyaquelquesannées.
—Ilsontdécouvertquelquechose?
—Non.Seulunhommeestrevenu.Ilsavaientàpeineparcouruunetrentainedekilomètresqu'ils
ontétéattaquésetdélestésdeleursarmesetdeleursprovisions.LetypequiaréussiàrentreràWestfall
estmortquelquesjoursplustarddessuitesdesesblessures.(Ilmejetteunrapidecoupd'œil.)C'estsans
doutepourçaquejenesuispasparti.Lapeur.
Jecontemplesonprofil,l'arrêtebiendessinéedesamâchoire.Jemerappellesonaisancedans
lesboisetdansl'eau.Sesparolessurlefaitdesuivresoncœur.
—Jenecroispasquetuétaiseffrayédepartir,dis-je.Jepensequetuavaisplutôtpeurdequitter
Westfall.
—Cen'estpaslamêmechose?demande-t-ilavecunsourireencoin.
— Non, dis-je, sûre de moi. Tu n'as pas peur de ce qu'il y a à l'extérieur, mais tu ne veux pas
décevoirtonpère.
MêmesiBishopnerépondrien,l'expressionsombredesesyeuxletrahit.
—Unjour,tuserasprésident.Tuvoudraisvraimentyrenoncer?
Difficile d'imaginer quelqu'un refuser ce poste alors que mon propre père se bat tant pour
l'obtenir.
Bishopémetunrireétouffé.
—Jenesuispasfaitpourêtreprésident.Jelesaisdepuistoutpetit.Maismonpèrenelevoitpas,
ourefusedelevoir.
—Jetrouvequetuferaisunbondirigeant.
Je suis sérieuse. À mon avis, il serait plus enclin à rechercher l'équilibre entre les besoins du
groupeetlesdésirsindividuels.Bishopn'ajamaiscondamnéouvertementlespratiquesdesonpère,mais
pourautant,jenepeuxpasl'imaginerperpétuerlesmariagesarrangés,niobligerdesfemmesàresteren
couple.
— Oh, non, répond-il. Je préférerais découvrir ce qui se trouve de l'autre côté de la barrière
plutôtqueprotégercequ'ilyaàl'intérieur.Jen'aipasassezd'intérêtpourlepouvoir.
L'exactopposédesonproprepère.Etdumien...
—C'estexactementpourçaquetuseraisbon.Parcequelepouvoirnet'intéressepas.
—Peut-être.
Iln'apasl'airconvaincu.
—Est-cequetugouverneraiscommetonpère?
Mesyeuxsontdenouveausurl'album.JesaisdéjàqueBishopn'aimepasquelesdécisionssoient
prisesànotreplace,maisjeneluiaijamaisposélaquestiondemanièredirecte.Ilhésite.
—Non,répond-ilenfin,cequifaitbondirmoncœurdansmapoitrine.Jetrouvequemonpèrese
débrouillebienpournousmaintenirenvie.Àsafaçon,ilestbienintentionné.(Ilpousseunsoupiretse
passe une main dans les cheveux.) Mais dans le fait d'être humain, il y a aussi prendre ses propres
décisions,disposerd'unecertaineliberté.Jecroisquemonpèrel'aoublié.
—Tuvois?dis-jed'unevoixdouce.Tuseraisunbonprésident.
Bishopsouritetsecouelatête.
—Quandmême,jepréféreraisexplorerplutôtquegouverner.
Ilreprendl'album,qu'ilglissedenouveausouslelit.
—Ondîne?propose-t-il.
—Jetesuis.
Je m'appuie sur les mains pour me relever. J'attrape un élastique sur la commode et lorsque je
lèvelesbraspourmefaireunequeue-de-cheval,jegrimaceàcausedemonépaule.
—Unproblème?
—Justeunpeucourbaturée,aprèstoutecetteescalade.
— Attends, dit-il, la main tendue. Je vais te les attacher. Dans le miroir placé au-dessus de la
commode,jelanceunregardsurprisàBishop.
—Tusaiscoifferlescheveuxlongs?
—Jepeuxessayer,répond-il,espiègle.
Desdeuxmains,ilrassemblemonépaissechevelureetmefaitrireenessayantàlafoisdelatirer
enarrièreetdelarelever.Enfin,ilparvientàfaireplusieurstoursd'élastique,mêmesicen'estpasdu
grandart.
—Etvoilà!dit-il.
Il pose les mains sur mes épaules et ses yeux rencontrent les miens dans le miroir. Je vois ses
pouces monter et descendre le long de mon cou, lents et doux. Je sens une chaleur sourdre dans mon
ventreetserépandretoutautour.Elleatteintmesorteils,mesdoigts,mesjouesquis'enflamment.Jela
senspartout.
—Çaira?demande-t-ildoucement.
—Oui,dis-jed'unevoixunpeurauque.C'estbien.
Sous ses doigts, ma peau brûle, comme marquée au fer rouge. Dans le miroir, ses yeux sont
toujoursrivésauxmiens,commes'ilattendaitquelquechose.Unsignalquej'aitroppeurdeluidonner.Il
relèvelesmainsetsedétachedemoiavantd'annoncer:
—Jevaispréparerlerepas.
—Trèsbien,j'arrivetoutdesuite.
UnefoisBishopparti,jemedirigeverslelit,lesjambestremblantes,etjem'affaissedoucement.
J'appuieavecforcelespaumessurmespaupièresfermées.JesensencorelepoidsdesmainsdeBishop
surmesépaules,lesouvenirdesespoucessurmanuque.Jemeforceàmerappelercequesonpèrea
fait.Cequ'ilfaitencore.MaislecontactdeBishopestdoux,sesintentionsbonnes.J'aibeauchercher,je
netrouvepasdesangsursesmains.
Chapitre11
rouverlebonmomentpourposerdesquestionsàVictoria,c'estunartquejeperfectionneencore.Elle
n'estniméchantenivindicative,maisellepeutsemontrersèchequandelleestpréoccupéeouestime
qu'onluifaitperdresontemps.Çanemedérangepastrop,carCallieestpareille.Engénéral,j'arrive
ànepasleprendredefaçonpersonnelle.
Nous sommes en train de déjeuner en vitesse dans la petite cantine du tribunal quand je pense
bénéficierd'uneouverture.Jegrignoteunsandwichàladindeetaufromageunpeurassispendantque
Victoriaengloutitunesaladeaupoulet.Soncasse-croûteal'airplusappétissantquelemien.
—Aufait,Davidtravailleicidepuislongtemps?
Victoriaesquisseungested'indifférence.
—Jenesaispasexactement.Ilestlàdepuisaumoinsaussilongtempsquemoi.
Jeretireunpetitboutdedindesanslemanger.
—Tucroisqu'iltrouveçaétrange,deporterunearme,toutça?
—Toutça?faitVictoria,haussantlessourcils.
—Jeveuxdire,laplupartdeshabitantssontmalàl'aiseaveclesarmes,sachantqu'iln'yenapas
beaucoup.
Victoriareprendunpeudesaladeavantderépondre:
—Ilmeparaîtàl'aise,àmoi.
Jeris,d'unrirequej'espèrenormal,etnond'uncaquètementaffolé.
—Oui,c'estvrai.(Iln'yarienàtirerdemonsandwich,quejeremballedanssonpapier.)C'est
sonarmepersonnelle,ouillaprendici?
Jesuissûrequ'ellepeutvoirmoncœurbattreàtoutrompreàtraversmonT-shirt.
—Illaprendici,questiondesécurité.
Victoriaabeaurépondreàmesquestionssanshésiter,ellemesuitduregardavecattention.
—Ahbon,ilsenonttoutunstockcachéquelquepart?
Encoreunefois,lerirequisortdemabouchen'estpastoutàfaitlemien.
— Pourquoi tant de curiosité ? s'étonne mon interlocutrice, qui vient de poser sa fourchette.
J'ignoraisquetut'intéressaisauxarmes.
Jesecouelatête.
—Non,non.Enfin,jeveuxdire,peut-êtreunpeu.J'ailudeslivresoùilyenavait,maisjen'en
avaisjamaisvuavant.Tusais...lefruitdéfendu,toutça.
Maréponsedoitlarassurer,carellereprendsafourchetteetpiqueavecunmorceaudepoulet.
—Tun'espaslaseule.LamoitiédeshommesquitravaillenticidemandenttoutletempsàDavid
delaleurprêterunmoment,fait-elleavecunemoueméprisante.Jepourraisfaireuneblaguesurlefaitde
compenser,maistuestropjeunedoncjevaiséviter.(Jeris,etcettefoiscen'estpasforcé.)MaisDavid
faitattentionàsonarme,cequiestnormal.Iln'yaquequelquespersonnesàquionenconfie.EtRay...Je
necroispasquetul'aiesrencontrépourl'instant?
Jefaisunsignenégatifdelatête.
—Sonmétier,depuistoujoursdemémoired'homme,c'estdegarderlesarmesensécuritéetde
lesmettreentredebonnesmains.
Raydoitêtrel'hommed'uncertainâgequej'aivudanslasalledesarmesavecDavid.
—Doncsijecomprendsbien,RayetDavidnevontpasdesitôtm'emmeneràunentraînementau
tir?Victoriasourit.
T
— Ça m'étonnerait. Si vraiment le sujet t'intéresse, la personne à qui en parler, c'est ton beaupère,medit-elleenmedésignantdesafourchette.C'estRayquiestresponsabledesarmes,maisc'estle
présidentLattimerquiestresponsabledeRay.
L'estomacsoudainnoué,jeréponds:
—Bonneidée.Jeluidemanderaipeut-être.
Àpartirdelà,jenesaispastropcommentfaire.JenevoispascommentobtenirlecodedeDavid
oudeRaysansmetrahiretjen'aiaucuneidéedel'endroitoùilspeuventgarderlescodesdanslepalais
de justice. Ni même si c'est là qu'ils les gardent. Mais Victoria a sans doute raison. La personne qui
détientcetteinformation,c'estsanscontestemonbeau-père.Jerepenseàsongrandbureaudenoyer.Je
suissûrequ'ilcontientdestasdesecrets.
—Prête?medemandeVictoria.
Déjà,elleestdebout,sonassiettevideàlamain.
—Allons-y.
Jemelèveàmontouretjejettemonsandwichàlapoubelle.
—Onlesexpulsecetaprès-midi,déclareVictoriaalorsquenousquittonslacantine.Ilfauttout
préparer.
Je ralentis le pas. Ça me rappelle quand j'étais petite et que je ne voulais pas aller là où
m'emmenaitmonpère.Jetraînaisdespiedsjusqu'àcequeCallieetluidoiventmetirerparlesmains.
—Qu'ya-t-il?medemandeVictoriapar-dessussonépaule,l'airagacé.
Jemeforceàaccélérerlepas.
—Onseralàquandilsserontexpulsés?
—Non,merépondVictoria.
Jepousseunsoupirdesoulagement.Jesaiscequ'afaitMarkLaird,maisjen'aipaspourautant
envied'assisteràsapunition,del'écoutersupplierd'êtreépargné,demanderunpardonqu'ilneméritepas
etqu'ilnerecevrasûrementpas.
—Ilyenacombien?
—Aujourd'hui,trois.Tousdeshommes.
—C'estsouventça?Leurnombre,jeveuxdire?
Le président Lattimer ne révèle jamais l'identité des individus expulsés. Bien sûr, des rumeurs
courentchaquefoisaumarché,etj'aiàplusieursreprisesentendumonpèreendiscuteraveclesvoisins,
maisaucunelisteofficiellen'estjamaisdiffusée.L’objectifestsansdouted'entretenirchezleshabitantsla
peurd'êtremisdehors:connaîtrelenombreexactd'habitantsexpulsésetleursnomspourraitnousamener
ànousposerdesquestionsetàremettreencauselesystème.
—C'estvariable,répondVictoria.(Nousmontonslesescaliersetnousnousécartonspourlaisser
passer le flot de personnes qui se rendent à la cantine.) La procédure a lieu une fois par mois, et bien
souvent,iln'yapersonneàmettredehors.Lemaximumdontjemesouvienne,c'estcinqàlafois,maisce
n'est pas courant. C'était un mauvais hiver. (Elle me jette un coup d'œil.) En général, ce sont tous des
hommes,maisilyadesexceptions.
—EtleprésidentLattimer,ilvient?
—Non.
—Biensûr...marmonné-jedansmabarbe.Ilnevaquandmêmepass'approchertropprèsdelà
oùsefaitlesaleboulot.
Victorias'arrêtenetetjemanquedelapercuter.
—Faisattention,Ivy,m'avertit-elle,l'airplusinquietquecourroucé.Tufaispartiedesafamille
maintenant,maisilyaencoredeslimitesànepasfranchir.
Aussitôt, ma gorge s'assèche. Je parviens à faire un petit signe de tête pour montrer que j'ai
compris.JenepensepasqueleprésidentLattimersevengeraitsurmoi.Ceneseraitpasbonpourson
imagedepunirsatoutenouvellebelle-fille.Surtoutaprèslediscoursqu'ilm'aservisurlavaleurqu'il
accordeàmonopinionetvulafaçondontilessaietoujoursdeparaîtrebienveillant.Ilseraitplutôtdu
genreàs'enprendreàmesproches:Callie,monpère.Leurchâtimentmeseraitencoreplusdouloureux
quesic'étaitmoiquisubissaislacolèreduprésident.Commelorsqu'ilafaittuermamèrepouratteindre
monpère.
Victoriafaithalteàsonbureaupourprendreuneliassededossiers,puisnousretournonsausoussol.Desjourscommecelui-ci,j'aimeraisbienpouvoirprendrel'ascenseur,maisc'estconsidérécomme
une utilisation superflue de l'électricité. Je descends les marches deux à deux pour suivre le rythme
d'enferdeVictoria.
—Est-cequ'onleurdonnequelquechose?Avantdelesmettredehors?
—Commeuncadeausouvenir?ironiseVictoriaavecunriresansjoie.
—Non,biensûrquenon.Pasuncadeau,maispeut-êtredel'eau?Ouunecarte?
Àl'instantoùjeposelaquestion,jeconnaisdéjàlaréponse.
—Non,répondmaresponsable,quiouvrelaportedusous-sold'ungesteénergiqueetmelatient
pour que je passe devant elle. De toute façon, une carte, ça ne serait qu'une supposition de notre part.
Nousnonplus,nousn'avonsaucuneidéedecequ'ilyaau-dehors.(Elledésignelecouloiroùsetrouvela
salledesarmes.)Parici.
Jeparviensàpasserlaporteferméedelasalleoùsontentreposéeslesarmessanslaregarder,
même si ce n'est pas l'envie qui m'en manque. Nous tournons encore à droite et trouvons au bout du
couloirtroishommesmenottés.Davidetunautregardesetiennentappuyéscontrelemur.Dèsqu'ilnous
voitarriver,Davidseredresseetnoussalue:
—Salut,Victoria.MadameLattimer,bonjour.
Jelecorrige:
—Ivy.
À l'expression sur son visage, je devine qu'il pourra geler en enfer avant qu'il parvienne à
m'appelerautrementqueMmeLattimer.
—Bonjour,lanceVictoria.Toutsepasseselonleprotocole?
Elleparled'unevoixfroide,professionnelle,ellen'accordepasunregardauxprisonniers.
—Oui,répondDavid.Onn'attendaitplusquevospapierspourpouvoirlesfairesortir.
—Désoléepournotrepetitretard.
— Pas de souci, la rassure David avec un geste vers les hommes. Ils n'allaient pas s'échapper.
Maisunepetitetrottenousattend.Plustôtonpartira,mieuxcesera.
—Absolument,acquiesceVictoria,quiouvrelepremierdossier.Tuconnaislaroutine.
EllepasseunstyloàDavidettientledossieràplatpourqu'ilpuisseysignerlespapiers.Jene
faisplustropattentionàeuxetjemetourneverslesprisonniers.
Leplusvieuxd'entreeux,bedonnantetlesyeuxbaissés,doitavoirlacinquantaine.Sonfrontest
humide de sueur, sa chemise tachée d'auréoles. À côté de lui se tient un homme de petite taille aux
membresnoueux,quimerappelleunrongeur:yeux,nezetboucherassemblésaumilieuduvisageetdes
incisivespointuesquiressortentsursalèvreinférieure.Luinetranspirepas,maisilalesoufflesaccadé.
D'oùjesuis,j'entendssarespirationlaborieuse.LedernierestMarkLaird.Jeluijetteuncoupd'œiletil
m'adresse un sourire triste et timide, il a l'attitude d'un homme condamné par erreur qui se résigne
vaillammentàsonsort.Maislalueurruséeetcalculatricedanssesyeuxbleusletrahit.Déjà,ilévaluela
situation, essaie de trouver ce qui pourra être utilisé à son avantage. Visiblement, il en a fini avec les
supplications. Je ne veux pas le regarder davantage. Ses yeux sur moi me donnent la chair de poule.
J'entendslapetitefillequ'ilavioléepleurerdansmatête.Pourtant,sijedétourneleregard,ilsauraqu'il
mefaitpeur.Etceseraitpirequedecontinueràlefixer.
—Toutestprêt,annonceDavidderrièremoi.
Ledeuxièmegarde,quiétaitrestétranquillementappuyécontrelemur,seredresse.Onpenserait
qu'ilpourraityavoirplusdesolennitédanscescirconstances,quelquechosedeplussymboliquepour
marquercemoment,maisDavidsecontentedecontournerlescondamnésetd'ouvrirlaportedevanteux.
Celle-cidonnedirectementsurl'extérieur,etlalumièrecruedujournousfaittousclignerdesyeux.Je
metsmamainenvisière.
—Allez,ordonneDavidd'untonbourruauplusâgédesprisonniers.Bouge.
L'hommehésiteuninstantavantd'avancerd'unpastraînantpoursuivreDavidausoleil.Lesdeux
autresn'ontd'autrechoixquedel'imiter,carilssonttousenchaînésensemble.Ledeuxièmegardeferme
la marche, la porte claque avec un son métallique creux derrière lui. Je baisse la main. Des points
lumineuxdansentencoredevantmesyeux,lecouloirestplongédansunsilenceirréel.J'ail'impression
d'entendreencoreleschaînesdeshommesquis'entrechoquentdehors,maisjesaisquec'estuneffetde
monimagination.
Victoriaseplaceàcôtédemoi,ellefixelaporte.
—Voilà,c'esttout,conclut-elle.Maintenantonretournebosser.
—O.K.,dis-jed'unevoixéteintemaisferme.
Pourcequej'ensais,jeviensdevoirtroishommesmourir.Cen'étaitpasaussidifficilequeça
auraitdûl'être.
JelongeleparcpourrentrerchezmoilorsqueCalliesurgitdederrièreunarbreetmesaisitle
bras.Jenesuispasvraimentsurprise,maisjemedégagequandmême.
— Qu'est-ce que vous avez, papa et toi, depuis quelque temps ? Toujours à rôder dans les
parages...
—Ducalme,merépond-elle.Papanesaitmêmepasquejesuislà.
—Etalors,pourquoitueslà?
—Jet'aitrouvéeunpeudrôle,l'autrejour,m'expliqueCallie,quisemetàmarcheràcôtédemoi.
Jevoulaism'assurerquetoutallaitbien.
Sa déclaration me laisse plutôt sceptique. Depuis toutes ces années, Callie a tenu beaucoup de
rôles:confidente,professeur,tortionnaire...Maismèrenourricièreararementfigurésurlaliste.
—Qu'est-cequetuveuxvraiment?
—Oh,là,là,tuesmallunéeaujourd'hui!s'exclame-t-elle,sansdoutecontrariéequejem'engage
surunterrainquiestlesien.
Jem'arrêteetjeladévisage,lesbrascroisés.
—Trèsbien,concèdeCallieenprenantlamêmeposequemoi.Jeveuxsavoircequisepasse
entreBishopLattimerettoi.
—Maisencore?
Jefaiscommesimonpoulsn'avaitpasaccéléréàsesparoles,commesimespaumesn'étaientpas
soudainmoites.
— L'autre jour, tu n'étais pas comme d'habitude, fait Callie en haussant les épaules. Réticente,
peut-être.
—Tuveuxdirequej'aidesscrupulesàtuerquelqu'un?Excuse-moidenepassauterdejoieà
cetteperspective...
Montonagacén'échappepasàmasœur,quis'approcheencore.
—Disdonc,Ivy,ilvafalloirgrandirunpeu.Tupensaisfranchementqu'ilyauraitquelquechose
de facile là-dedans ? (Sa voix sèche et glaciale me fait l'effet d'une claque.) Tout ce qui vaut la peine
qu'onsebatte...quivautlapeinequ'onlepossède...C'estdifficile.Dansuneguerre,ilyauratoujoursdes
victimes.
Elleétudieunlongmomentmonexpression.J'essaiedenerienlaissertransparaître,mais,comme
depuisnotreenfance,elledevineenuninstantcequejepense.Ellepointesurmoiundoigtaccusateuret
arrêtesongestequelquesmillimètresavantdemeleplanteraumilieudelapoitrine.
—Tu...Tul'aimesbien?
Horreuretdégoûtpercentdanssavoix,commesijevenaisdemangerunepoignéedeversoude
meréveillerdansuneflaquedevomi.
Jedétourneleregard,jem'efforcedecalmerlesbattementsdemoncœur.Unedoucebriseremue
lefeuillagedesarbresau-dessusdenostêtesetmefaittomberdanslesyeuxuneboucledecheveux,que
jerepousseavecimpatience.
—Jen'aipasbesoindebienaimerquelqu'unpournepastrouvernormaldeletuer.
—Tusaiscommesamortestimportantepournotreréussite,siffleCallie.Sisonpèremeurt,c'est
Bishopquiprendsasuite.Riennechange.Ilsdoiventêtreéliminéstouslesdeux.Tulesais!
—Iln'estpascommesonpère.Il...
—Jem'enfiche,mecoupeCallied'untonglacial.Jem'enfiche,decommentilest.Ettoiaussi,
çadevraitt'êtreégal.C'estégoïsted'yaccorderdel'importance.Tuvasfairepassertessentimentsettes
enviesavantcequ'ilyademieuxpournotrefamille?Avantcequ'ilyademieuxpourtoutlemonde?
(Ellem'agrippel'avant-bras,sesdoigtss'enfoncentdansmapeau.)Aprèstoutescesannées,notrefamille
estenfintoutprèsdereprendrelepouvoir.Tunecomprendspas?
—Si,jecomprends,répliquéjeenluitordantlesdoigtspourmedégager.J'aivutroishommesse
faire expulser aujourd'hui, ajouté-je, les dents serrées. Est-ce que tu t'en préoccupes ? N'est-ce pas le
genredechosescontrelesquellesondoitsebattre?
Calliesembleabasourdie.
—Maisdequoituparles?
Jesecouelatête,incrédule.Toutecolèrem'aquittéeetjehausselesépaules.Jemesensfatiguée,
presqueapathique.
—Laissetomber.
—Jenesaispascequetuas,reprendCallie,maisilfautquetutesouviennesdequitues.Tout
desuite.C'estnouscontreeux,Ivy.(Elleprendmamain,maisdoucementcettefois,etparled'unevoix
pluscalme.)Onesttafamille,ont'aime.Onferaitn'importequoipourtoi.Nel'oubliepas.
—Jen'oubliejamais.
J'aidumalàparleràcausedessanglotsquiformentunebouledansmagorge.
Calliemepresseunedernièrefoislamain.
—Tudoislefaire,Ivy,sinontoutnotreplans'effondre.Penseàquelpointpapaserafierdetoi
unefoisquetoutseraterminé.
Ellem'adresseunpetitsourireetreculedequelquespas,sansmequitterdesyeux.
—NedonnepasàBishopLattimerplusd'importancequ'iln'ena.Ilneferaitpaslamêmechose
pourtoi.
Jerestesurletrottoirunlongmomentaprèssondépart.Lorsqu'onestconscientd'êtremanipulé,
maisqueçafonctionne,peut-onencoreappelerçadelamanipulation?
Chapitre12
uand je me réveille, il fait noir dehors. Je suis allongée sur le dos, la vue encore brouillée par le
sommeil,etjetentedecomprendrecequim'aréveillée.Audébut,jen'entendsrien,àpartleléger
gazouillisdesoiseauxdehors,lepetitvrombissementdelaventilationau-dessusdematête.Jesuis
sur le point de me retourner pour essayer de dormir encore un peu quand j'entends un bruit, celui d'un
placard qui se referme. En général, Bishop n'est pas levé à cette heure matinale. Là, il essaie d'être
discret:lessonsenprovenancedelacuisinesontétouffés,sespaspluslégersqued'habitude.
Jelefaissursauterenapparaissantdansl'embrasuredelaporte,encoreentraindemefrotterles
yeux.Unpeutard,jemerendscomptequejeneportequ'undébardeuretuneculotte,maisbon,aprèstout,
ilm'adéjàvueenmaillotdebain.
—Quefais-tu?
IlporteunT-shirtetunshort,sescheveuxsontenbataille.Sonregardeffleuremesjambesnues,
puisremonteversmonvisage.Jeparviensànepasrougir.
—Rien,répond-il.(Ilyaunsacàdosouvertsurlecomptoir,qu'iln'essaiepasdecacher,maisje
sensbienqu'iln'apasnonplusenviequejeleremarque.)Ilesttôt,tupeuxretourneraulitsituveux.
—D'accord.
Jeretournedanslachambre,maisjenemerecouchepas.Jem'habille,mechausse,rassemblemes
cheveuxenunchignonrapideetj'attendsquelaported'entréeserefermedoucementderrièrelui.Là,je
coursàlacuisinepourremplirunegourded'eauetjemeglisseàsasuite.
Jen'aipastropréfléchiavantd'agir,maisj'aienviedesavoircequ'ilmijote,pourquoiilsortsans
m'enparler.Cequiestparfaitementridicule,sachantlenombredesecretsquej'aidemoncôté.Maisj'ai
enviededécouvrircequ'ilfait,etlesuivreencachettenevapasàl'encontredemesprincipes.
Le filer sans me faire remarquer s'avère plutôt difficile. Bishop emprunte le même chemin que
pouralleràlarivièrel'autrejour,aumoinsaudébut,maisilmarchevitedanslesbois,lepassûr,ralentit
àpeinepourfranchirlesbranchescasséesqui,lorsdemonpassage,trouventsansproblèmemesjambes
pourlesérafler.J'espèrequelesondesespascouvrelemien,parcequ'onnepeutpasdirequejesois
très discrète : parfois je dois pratiquement courir pour éviter de le perdre de vue. Je commence à
entendrelarivièresurnotredroiteetjesaisquel'étangestproche,maisBishopprendàgauche,quittele
cheminetpénètredanslesbroussailles.Jem'appuieuninstantcontreuntroncd'arbreafindereprendre
monsouffleavantderepartiràsasuite.Desplantesrampantess'enroulentautourdemeschevillesetj'ai
les bras griffés par les feuillages. Je parviens à contourner un gros rocher à moitié enfoui dans le sol,
maisjetrébuchesuruneracineettombesurmonépauledroite.
Pendantuneminute,jeresteallongéelà,respirantàtraversmesdentsserrées.Jenesuispastant
blesséequesonnée.Quoiqu'unpeudesangcoulelelongdemonbras.Quelleidéej'aieue!Maisilest
troptardpourrebrousserchemin.Jedoisdécouvrircequ'ilfait.Jemehissesurlesgenoux,puissurles
pieds, et je repars. À présent, je l'ai complètement perdu de vue. Je tourne la tête dans toutes les
directionsdansl'espoird'entendreunbruitquim'indiqueraitsaposition.Silence.Tantpis,jeprendsle
risquedemefairerepérer.Jem'élancedansladirectionsuivietoutàl'heureparBishop,jesautepardessuslesobstaclesetcherchesonT-shirtbleuduregard.
Jem'arrêteencorepourécouter.Jeperçoissoudainunbruitdevoixétouffées.Leurspropriétaires
se trouvent un peu plus loin devant moi, sur la droite. Difficile de les entendre par-dessus le
chuchotementdesfeuillesdanslepetitventdumatin.Jenedistinguepaslesparoles,maisjesuissûre
quelavoixlaplusgraveestcelledeBishop.J'approchedésormaisàpaslents,prenantgardedeposer
Q
chaquepiedsansbruit.
Jenesaispasexactementoùjesuis.Jen'entendspluslarivière,maisdevantmoi,àtraversles
arbres,jevoislesoleilfairebrillerdumétal.Labarrière.QuepeutfabriquerBishopàlabarrière?Peutêtrediscute-t-ilavecl'undesgardes?Lesoufflecourt,etpasseulementàcausedelacourse,jecontinue
d'approcher.Jem'arrêteàlalisièreduboisetjemecachederrièreungrostroncd'arbre.
Labarrières'étenddesdeuxcôtés.Uneportegrillagéesetrouveàunedizainedemètressurma
gauche.Est-ceparlàqu'onafaitsortirlesprisonniers?Unebanded'herbeetdemoussedequatremètres
delargeséparelabarrièredel'oréedubois.Justeenfacedemoi,Bishopestaccroupidevantlagrilleet
s'adresseàunesilhouetteallongéeàterre,del'autrecôté.Jemepressecontreletroncd'arbreetjetends
lecoupourtenterdemieuxvoir.C'estunejeunefille,seslongscheveuxemmêlésautourdesonvisage
formentcommeunnuagedesaleté.Jenedistinguepassestraits.Toutcequejevoisdesapeauestun
piedcrasseux,quiressembleplusàdel'osqu'àdelachair.
—Allez,ditBishop.Prenezl'eau.S'ilvousplaît.
Ilfaitpasserunemincebouteilled'eauparuntroudelagrille,maiselletombedel'autrecôté.La
fillenefaitpasminedel'attraper.Elleparaîtmorte,maissiBishopluiparle,c'estqu'elledoitencoreêtre
envie.
—Ho,jet'aidéjàdit,arrêtedeperdretontempsavecelle!lanceunevoixd'homme.
Jetournevivementlatêtepourexaminerl'autrecôtédelabarrièreetilmefautuneminutepour
localiserletypequivientdeparler.C'estunhommeassis,dontlecorpsestengrandepartiecamouflépar
leshautesherbes.J'aperçoisunelueurfamilièredanssesyeuxbleusrusés.MarkLaird!Monsangnefait
qu'untour.Jenevoisaucundesdeuxhommesquiontétéexpulsésenmêmetempsquelui.Peut-êtresontils partis plus loin, chercher un abri, de l'eau, de quoi se nourrir ? Peut-être les a-t-il tués ? Les deux
possibilitéssonttoutàfaitenvisageables.
Bishopnetournemêmepaslatêteverslui.Ilfaitpasserdupainparlagrille,quisubitlemême
sortquel'eauetatterritdanslapoussière.
—Neluidonnepasça!protesteMark.
Ilserelèveenprenantappuisurlegrillage.Ilboitedelajambegauche.Uneblessurerécente,car
hierilmarchaitnormalement.
—Elleestdéjàpresquemorte,detoutefaçon!ajoute-t-il.Tufilesàmangeràuncadavre.
—Ferme-la!lanceBishop,sanspourautantregarderMark.
Jenel'aijamaisentenduparlerd'unevoixaussifroide.Ilsepenchepourdirequelquesmotsque
jenesaisispasàlajeunefille,maissesparolesrestentsansréponse.Aprèsuneminute,ilseredresse
avecunsoupir.Jem'effacedansl'ombredel'arbrepouréviterd'êtrevue.
BishopsedirigeversMarketfaitpasseruneautrebouteilled'eauetunautremorceaudepainà
travers la barrière. Contrairement à la fille, Mark se précipite pour s'en emparer, tâtonnant sur le sol
commesilesdenréesallaientdisparaîtres'ilnesemontraitpasassezrapide.Bishopleregardefaire.Son
visageestunmasquesansexpressionquejenereconnaispas.
—Tudoistrouverdel'eau,dit-ilàLaird.Larivièreestparlà,précise-t-ilenindiquantl'estd'un
mouvementdetête.Pourlanourriture,ceserasansdouteplusdifficile,maisjesuissûrquetutrouveras
quelquechose.
—Est-cequ'elleestpotable?
—Est-cequetuaslechoix?
Markhausselesépaulespuiscroquedanslemorceaudepain.
—Tureviendras?demande-t-illabouchepleine.
—Necomptepaslà-dessus.
Rapidecommel'éclair,BishoppasseunemainàtraverslabarrièreetserrelesdoigtsdeMark
contrelegrillage,làoùilssontencoreaccrochésauxanneauxdemétal.
— Tu la laisses tranquille, ordonne-t-il d'une voix calme. (Je dois tendre l'oreille pour
comprendresesparoles.)Tuneluipiquespassanourriture.Tunelatouchespas.
IltordlamaindeMark,quihurleetfaittomberlepaindesamainlibre.
—D'accord,gémit-il.D'accord!Lâche-moi!
Bishops'exécuteets'éloignedelabarrière,sansdétachersesyeuxdeceuxdeMark.Enfin,ilse
détourneetaccordeundernierregardàlajeunefilleavantdesedirigerversmacachette.Jemedéplace
d'un côté de l'arbre, espérant qu'il passera tout droit sans me repérer. Je me plaque contre le tronc et
ferme les yeux. Pourvu qu'il ne me voie pas ! J'entends ses pas approcher, puis une main se referme
soudainautourdemonbrastelleunemenotte.Ilm'entraîneenavant,m'éloignedelabarrièreetmefait
pénétrerdanslebois.Éberluée,jetrébucheàlasuitedeBishop.Ilneditpasunmotetsecontentedeme
traînerderrièrelui.
—Tumefaismal,dis-jetoutbas.
JenesouhaitepasqueMarkaitventdemaprésenceici.Jeneveuxniqu'ilmeregardeànouveau
niqu'ilrepenseàmoi,jamais.
Bishopmelâchesur-le-champ,maisquandilseretournepourmefaireface,sesyeuxd'ordinaire
placideslancentdeséclairsdefureur,samâchoireestserréecommeunpoing.
—Qu'est-cequetufichesici?gronde-t-il.
Je ne l'avais jamais vu se mettre en colère avant aujourd'hui. C'est presque un soulagement de
savoirqu'ilenestcapable,qu'iln'apastoujoursuneparfaitemaîtrisedesesémotions.Jememassele
bras.
—Jet'aisuivi.
—Oui,ça,j'avaiscompris.Jem'ensuisrenducompteenvironunerueaprèslamaison.Autemps
pourmadiscrétion...
—Pourquoin'as-turiendit?
Bishopfaitunpasversmoi.
—Jevoulaisvoirjusqu'oùtuirais.
—Ehbienvoilà,tuesfixé!(Jerelèvelatêtepourleregarderdroitdanslesyeux,ignorantmon
poulsquibatàtouteallure.)Jesuisalléejusqu'aubout.
Bishopexpireetjesenssacolèreretomberenmêmetemps.
—C'estdangereuxici,Ivy.
C'estàmontourdeserrerlesdents.
—Alorsquefais-tulà?Detoutefaçon,cen'estpascommes'ilpouvaitrepasserpar-dessusla
barrière.
Delàoùnoussommes,j'aperçoisencoreunéclatdebarbeléacéréausommetdelagrille.
—Cen'estpascequejevoulaisdire,soupire-t-ilensepassantunemaindanslescheveux.C'est
illégaldelesaider.
—Alorspourquoilefais-tu?Cetype,là-bas,dis-jeavecungesteverslabarrière,c'estceluique
j'aivul'autrejour.Celuiquiavioléunepetitefille.
Bishopgrimaceàmesparoles,maissonregardnedéviepas.
—Tudisaisn'avoiraucunesympathiepourlui.Alorsc'estquoi,ça?(Jebaisselavoix.)Lafille,
tulaconnais?Cellequiestàterre?
Bishopsecouelatête.
—Non,jenelaconnaispas.Elleaétéexpulséelemoisdernier.Ellealaissétomber.(Iltendles
mainscommes'ilcherchaitlesbonsmotsdansl'air,puisleslaisseretomberlelongdesoncorps.)Ce
n'estpasdelasympathie.C'estsemontrerhumain,riendeplus.Jeveuxjuste...(Ilsefrottelevisage.)Je
veuxjusteleurdonnerunechance,jecrois.Àceuxquilaméritent,entoutcas.
—Etcommentfais-tupourdistinguerlesbonsdesméchants?
Bishopm'adresseunsourirecontrit.
—Jen'aiaucunmoyendelefaire.
Je le dévisage en silence. C'est son père qui impose la sentence, sans même avoir le courage
d'assisterauxexpulsions.Etmonpèrenevautpasmieux,pasvraiment,mêmesiçam'estdouloureuxde
l'admettre.Ilprotestecontrelapolitiqueduprésident,maisiln'apasprisuneseulefoislapeinedevenir
icioffrirdel'eauoudusoutienauxcondamnés.Detouteslespersonnesquejeconnais,desdeuxcôtésde
l'équation,seulBishopalecœuretlavolontédelefaire.Seulluiestassezfortpourmontrerunpeude
pitié.
JesaisqueCalliearaison.Avoirdessentimentspourlui,n'importelesquels,c'estl'acteleplus
dangereuxdetous.Pirequed'êtredécouverteoudecommettreuneerreur.Maismêmeensachantqueje
nepeuxpasmepermettrederessentirdel'affectionpourBishop,jecomprendsqu'ilesttroptard.J'en
ressensdéjà.
—Jet'aiderai,dis-jesansyréfléchir.Àpartirdemaintenant.
Jemerapproched'unpaspoursupprimerladistanceentrenous.J'hésite,partagéeentrecequeje
veuxetcequ'ilseraitplussagedefaire,puisjeluiprendslamain.Jesensdel'électricitédansmonbras
quandnospeauxentrentencontact,undésirdoux-amer.J'insiste:
—Onpourralefaireensemble.
MêmeCallienepourraitpass'yopposersielleledécouvrait.L'expulsionestl'unedesinjustices
contrelesquellessebatmonpère.Inutilepourelledesavoirquecen'estpasparloyautéfamilialeque
j'agirai.
Jem'attendsàcequeBishopproteste,maisilesquisseunsigned'assentiment,sesyeuxvertsrivés
auxmiens.Ici,entourésd'arbrescommenouslesommes,ilssontplussombres,commesileurcouleur
avait été volée par les branches au-dessus de nous. Il ne lâche pas ma main et nous entamons le long
cheminpourrentreràlamaison.
Chapitre13
ylanetMeredithnousontinvitésàdîner.Bishopm'annoncelanouvelleparunsamedimatin
tranquille,enposantunsacrapportédumarchésurlatable.Jesuisalorsoccupéeàterminer
monpetit-déjeunertardifdefloconsd'avoine.
—Quandça?
Mavoixlaisseparaîtreautantderéticencequelasienne.
—Cesoir.Dylanm'acoincéaumomentoùjerentrais,soupireBishop.Jen'aipasvraimentpu
—D
refuser.
—Parcequ'ilsevengeraitsurelle.
Jeposemacuillère.Jen'aiplusfaim.
— Exactement, confirme Bishop avec un nouveau soupir. (Il s'assied sur la chaise en face de
moi.)Ilsontaussiinvitélecouplequihabiteàdeuxmaisonsd'ici.Jeconnaislemari,Jacob,ilétaitavec
moiaulycée.Onalemêmeâgeetilestplutôtsympa.Enrevanche,jen'aipasencorerencontrésafemme.
—Ehbien,onvas'éclater!dis-jeavecunenthousiasmefeint.
Bishopmelanceunclind'œilexagéré.
—Nevapasteplaindrequ'onnes'amusejamais.
Monriresortsansprévenir,mesyeuxtrouventlessiensdel'autrecôtédelatable.Ils'inclinevers
moietchipeunedesfraisesdemonporridge.Jeluidonneunetapesurledosdelamainavecmacuillère
etilavalelefruitavecunpetitsouriremalicieux.Lescheveuxébouriffésparsesdoigts,uneombrede
barbesurlesjoues,ilparaîtparfaitementdétendu.Jeledévoredesyeux,jesais,maisjen'arrivepasà
m'enempêcher.
—Tuesheureuse,Ivy?medemande-t-il.
Jeresteinterdite.Detoutemavie,jepensequ'onnem'ajamaisposécettequestion.Jeprendsle
tempsdepesermaréponsepourluidonnerl'importancequ'ellemérite.Jesaiscequejedevraisdire.Et
jesaiscequejenedevraispasressentir.Lavéritésetrouvequelquepartentrelesdeux.
—J'ytravailleencore,dis-jeenfin.Maisjem'enapproche.
Bishopsourit,d'unsourirelentetspontané,quimeréchauffelecœur.Quim'embrasetoutentière.
Jeleluirenvoieetjebaisselatêtepourcachermesjouesenfeu.
QuandnousfranchissonslepetitportaildesCox,Meredithestentraindemettrelecouvertsurla
table de pique-nique dans le jardin de derrière. Elle nous adresse un grand sourire et vient vite me
prendrelasaladedefruitsquenousavonsapportée.
—Onesttrèscontentsquevousayezpuvenir,déclare-t-elle.
—Mercidenousavoirinvités,dis-jeenretour.
Ellenousdésignelatableetleschaisesdejardin.
—Mettez-vousàl'aise,jevaisvousapporteràboire.
Bishopprendplacesurl'unedeschaisesetjem'assiedssurunbancdelatabledepique-nique.
Accompagnéedesonmari,quiporteunplatdeviande,Meredithrevientavecdeuxverresdelimonade.
—Bonjour,vousdeux!lanceDylan,toutsourires.(Sontonenjouémevrillelesnerfs.)Dusteak,
çavousdit?
—Super!
MavoixsonneaussifauxquelasienneetBishopmeregarded'unairàlafoissurprisetamusé.
—Ons'estditquepourlefilsduprésident,ilnefallaitquelemeilleur,ajouteDylanenassenant
àBishopunegrandetapesurl'épaule.
Bishopesquisseunsourireforcé.Sesyeuxsontaussidursetfroidsquelesilex.
Nous parvenons à parler de tout et de rien, à bâtons rompus, pendant quelques minutes, jusqu'à
l'arrivée de Jacob et de sa femme, Stéphanie. Tous deux sont petits, les cheveux bruns et pourraient
facilement passer pour frère et sœur. Jacob est aussi avenant que Bishop l'avait prédit et il semble
sincèrementcontentdemerencontrer.Stéphanieestenceinte,sonventresiarrondiqu'onapeurqu'elle
titubeàtoutmoment.
Elle s'affale sur une chaise avec un soupir de soulagement audible et m'envoie un petit sourire
d'excuse.
—Personnenem'avaitprévenueàquelpointceseraitépuisant.
—J'imagine,murmuré-je,mêmesienfaitjen'imaginepasdutout.
Ellesepasselamainsurleventre.
—Plusquedeuxoutroissemaines,heureusement!Oncommenceàavoirhâtederencontrernotre
petitbonhommeounotrepetitefille.
Jacobs'assiedàcôtéd'elleetluiposeunemainsurl'épaule.
—Tuveuxquejet'apportequelquechose,machérie?demande-t-il.
LevisagedeStéphanies'illuminelorsqu'ellesetourneverssonmari.
—Nonmerci,çava.
Elleparaîtheureuse,maisjenepeuxm'empêcherdemedemanderdansquellemesuresajoieest
liée à sa réussite en tant que femme au foyer et future maman. Meredith nous rejoint, les mains jointes
devantelle,uneexpressionrêveusesurlevisage.
—Jesuistellementimpatiented'avoirunbébé!lance-t-elle.
Jefixelesoletm'enjoinsdemetaire.Pourunefois,j'écoutemespropresconseils.Jen'arrivepas
à croire qu'elle puisse vouloir un enfant avec Dylan. Le lavage de cerveau a-t-il été tel qu'elle pense
vraimentquedonnernaissanceàunenfantvaaméliorersasituation,qu'ungarçoncommeDylanpuisse
changer?Necomprend-ellepasqu'elleseprécipitedroitdansunpiège?Quellequesoitlafaçondontsa
relation avec Dylan évoluera, elle aimera leur enfant et ce lien l'emprisonnera pour le restant de ses
jours.Devenirmèreàseizeans...Pourungouvernementrusé,çasertplusd'unobjectif.
Je suis soudain frappée par le ridicule de la situation. Nous sommes encore enfants de tant de
manières,etpourtantnousjouonsaupapaetàlamaman!Onorganisedesbarbecuesetonparlebébés.
Même à dix-huit ans, Jacob et Stéphanie paraissent jeunes eux aussi, trop jeunes pour se lancer dans
l'aventured'êtreparents.Monpèrem'aracontéqu'avantlaguerre,beaucoupsemariaientetsemettaientà
avoir des enfants à partir de la trentaine, parfois même la quarantaine. Le contraste est saisissant.
D'accord,plusonestjeune,plusonadechancesquenotrebébénaisseaveclebonnombrededoigts,et
plus on a de chances d'avoir un enfant tout court. Malgré tout, j'envie les femmes d'avant, celles qui
avaientlechoixd'attendreoudenepasavoird'enfants.Aujourd'hui,lesenfantssontcequ'ilyadeplus
précieuxet,sionlepeut,onena.Laquestiondecequ'ondésireneseposepas,ils'agitseulementde
savoir combien et dans quel état de santé. Bishop et moi ne sommes pas destinés à élever une famille
ensemble,jelesais,maisjem'interroge:envie-t-illeventredeStéphanie,aimerait-ilavoirsonpropre
enfantenroute?Jecaptesonregardunpeuplusloin,etildécocheunpetitsourirequim'estdestiné,à
moi et à personne d'autre. Quelque chose dans son expression me souffle que je ne suis pas la seule à
percevoirleridiculedecetteviequiestlanôtre.
—Lessteakssontprêts!crieDylan.
Meredith se précipite à son côté avec un plat de service. Sa vigilance constante envers les
besoinsdesonmaridoitêtreépuisante,toujoursàessayerd'anticipercequ'ilvoudraavantqu'iln'ypense
lui-même.
Nousallonscherchernosassiettes,àpartStéphanie,queJacobobligeàresterassisependantqu'il
valuichercherlasienne.Jem'assiedsauboutdelatabledepique-niqueavecDylanetMeredithenface
demoi.Bishopretournesursachaisedejardin,StéphanieetJacobàsagauche.
Aumilieudurepas,jeremarqueladouceurdel'intimitéentreStéphanieetJacob,leurfaçonde
s'asseoiraveclesgenouxquisetouchent,leursriresétouffésaprèsl'échangediscretd'uneplaisanterie.
Même Dylan et Meredith parviennent au dessert sans qu'éclate entre eux un conflit. Elle lui tend une
fourchettepiquéed'unboutdepastèqueetluisouritquandill'avale.Jedoisrésisteràl'enviedevomir.
Personnellement, je serais plus tentée de lui mettre un coup de fourchette dans l'œil. Mais il est
indéniable que la proximité de ces deux couples rend la distance entre Bishop et moi d'autant plus
étrange,facileàremarquerpartoutlemonde.Ilnefautsurtoutpasquelesautrescommencentàseposer
des questions sur notre relation, s'interrogent sur mon engagement auprès de mon mari. Surtout après...
quandlessoupçonsporterontforcémentsurmoi.
Jeprendsuneprofondeinspirationetjemelève,l'assietteàlamain,pourrejoindreBishop.Un
sourireauxlèvres,jeluilance:
—Unepetiteplacepourmoi?
Sansluilaisserletempsderépondre,jem'assiedsenbiaissursesgenoux,faisantreposermon
poidslégèrementsursescuisses.J'espèrequ'ilnemesentpastremblercommeunefeuille.Ilm'observe
unlongmoment.
—Jenevaispascasser,finit-ilpardire.
Ilposelamainaucreuxdemesreinspourmesoutenir.
—Jesuisgrande,dis-jeenguised'excuseavantdelaissertoutmonpoidsreposersurlui.
—J'avaisremarqué,répondBishopd'unevoixdouce.Etj'aimebien.
La chaleur dans ma poitrine menace de me submerger, comme si on avait mis le feu à ma cage
thoraciqueetqu'ilsedéchaînaitdansmoncorps,brûlanttoutl'oxygènedisponible.
Du coin de l'oeil, je constate que Stéphanie et Jacob nous observent, mais je n'arrive pas à
détacherlesyeuxdeceuxdeBishop.
—Ton...(Jedoismeraclerlagorge.)Tonsteakestbon?
—Oui,répondBishop,quiregardemonassiette.Letien?
—Pareil.
Jenesuispassûred'avoirlaforcedesoulevermafourchette.Leventfaittomberunemèchede
cheveuxdeBishopsursonfront.Sansmedonnerletempsderéfléchir,jelaremetsenplace.Sescheveux
sontbienplusdouxquecequej'auraiscru,épaisetsoyeuxsousmesdoigts.Matêtesaittrèsbienque
c'estuneidéeidioteetmecried'arrêterparcequejevaistroploin,maistoutlerestedemapersonne
n'émetpasdetellesréserves.L'idéemetraversel'espritquel'instinctdesurvien'estpeut-êtrepasmon
traitdecaractèreleplusévident.
Lorsque je retire ma main, Bishop tourne un peu la tête afin que je touche sa joue. Je sens la
chaleurdesapeauetsacourtebarberugueusesousmesdoigts.Lamaintoujoursaucreuxdemesreins,il
déplacedoucementlepoucedehautenbas,etmoncorpstoutentierestcentrésurcepoint.
—Tudevaisfaireuncheese-cakeauxfraises,assèneDylanderrièremoi.C'estcequejevoulais.
LepoucedeBishops'immobilisedansmondosetjesuissonregardversDylanetMeredith,près
delaported'entrée.Elleporteunetarteetjevoissestraitssedécomposer.
— Les fraises n'avaient pas l'air terribles au marché, mais ils vendaient des myrtilles fraîches,
alorsjemesuisdit...
LamaindeDylanbougesivitequejenel'aperçoismêmepasavantqu'elleatterrissesurlajoue
deMeredithavecunbruitsec.Lajeunefilleécarquillelesyeux,quis'emplissentdelarmes.Stéphanie
émetunpetithoquetdesurprise,puislecalmerevient.Meredithportelamainàsajoue,leregardbaissé
surlatarte.
—Jesuisdésolée,chuchote-t-elle.
Bishops'estcomplètementraidi,samainagrippemonhautavecforce.
— Les myrtilles, ça ira, reprend Dylan comme pour lui accorder un pardon officiel. Mais la
prochainefois,tufaiscommejetedis.
—Bien,répondMeredithavecunsouriretremblant.Elleposelatarteauxmyrtillessurlatableet
Dylansetourneverstoutlemondeenfrappantdanssesmains.
—Quiauneplacepourledessert?
Iln'apasl'airdepercevoirlatensionpalpablequis'estinstalléedanslejardin,oupeut-êtrequ'il
s'enfiche.Laviolencequ'ilinfligeàsafemmefaitpartiedeleurquotidien.
—Jenemesenspastrèsbien,dis-je.(Mavoixforteromptlesilencequiasuivil'annoncede
Dylan.)J'aimeraisrentrer.
Jemelèveetreposemonassiettesurlatable.
—Vousneprendrezpasunpeudetarte?demandeMeredith,déçue.
—Nonmerci.
J'aidumalàcroisersonregard.Jesaisquejedevraisrester,pourluiépargnerlesreprochesque
Dylannemanquerapasdeluifaireensuite,maisjen'yarrivepas.Sijerestelà,jediraiquelquechose
quirendraleschosesmillefoispirespourelle.Ilestplusavisédepartirmaintenant,avantdecauserplus
dedégâts.
Derrièremoi,Bishops'attardepours'excuserpournousdeuxetdireaurevoir,maisjem'éloigne.
Jepasselepetitportailpouraccéderànotrejardin.Unefoisdanslamaison,jem'appuieaucomptoirde
lacuisine,lesmainstremblantesderage.
—Ilfautqu'onfassequelquechose,dis-jedèsqueBishoprentre.
—Jesais,répond-il.Maistudoisteteniràl'écartdecetype.
Jepousseunsoupirexaspéré.
—Ilnemefaitpaspeur.
—Jenedoutepasquetusoiscapabledeluificheuneraclée,répondBishopd'unevoixcalme.
Dansuncombatàlaloyale.Maislesgarscommeluinepratiquentpaslecombatàlaloyale.(Ils'assied
surunechaisedelacuisine,lesmainsposéessurledossier.)Ilestimprévisible,etc'estcequilerend
dangereux.
—Àmoi,ilmeparaîtplutôtprévisible.Illatabassedèsqu'ilenaenvie.
—Jesuissérieux,Ivy.N'essaiepasdet'enchargertouteseule.
Jefixelesol.J'entendsencorelaclaquedeDylansurlajouedeMeredith.Mahaineduprésident
Lattimerseréveille:ilmetdesfillescommeMeredithdansunesituationdontellesnepeuventjamaisse
sortir,ellesn'ontaucuncontrôlesurleurproprevie.
—Etaufait,qu'est-cequec'était,ça?demandeBishop.Jemetourneverslui:ilmefixed'un
regardscrutateur.
—Dequoiparles-tu?
—Venirt'asseoirsurmesgenoux.(Ilmarqueunepause.)Metoucherlescheveux.
Jenesaispasdutoutcommentrépondreàsaquestion.Quelleréponseestlavéritéetlaquelleest
un mensonge, quelle réponse améliorera les choses de manière temporaire et laquelle les empirera de
manièrepermanente?
—Situmetouches,jeveuxquecesoitparcequetuenasenvie,pasparcequedesgensnous
regardent,poursuit-ildoucement.Cequelesautrespensentdenous,Ivy,jen'enairienàfaire.Cequise
passeounesepassepasentrenous,çaneregardequenous.
Je ne savais pas qu'il pourrait si bien lire en moi. Et j'ignore pourquoi je suis surprise. Il
m'observedepuislemomentoùnousnoussommesrencontrés,apprendàmeconnaîtrecommeill'afait
avec la rivière et le bois. Je veux lui dire que j'ai peut-être commencé à le toucher par inquiétude du
qu'en-dira-t-on,maisquecen'estplusàçaquejepensaisparlasuite.Lerestedespersonnesprésentes
danslejardinavaitcesséd'existerpourmoi.J'aienvied'êtrehonnêteaveclui.Maisj'aicommisassez
d'erreurspourlajournée.Jenepeuxpasmepermettred'enajouteruneàlaliste.
Chapitre14
ousretournonsàlabarrièreunesemaineaprèslebarbecue,maiscettefois,mêmesinousmarchons
ensemble, nous ne nous tenons pas la main. Cette distance entre nous est présente depuis notre
échange dans la cuisine, une tension qui affleure à la surface à chaque interaction d'une politesse
forcée.J'aihorreurdeça,maisjemedisquec'estmieuxainsi.Jefaiscommesinilesondesavoixnile
contactdesamainnememanquaient.
La marche paraît plus longue aujourd'hui, sans doute parce que je ne cours pas après Bishop
comme une folle furieuse, ou peut-être à cause du silence entre nous et de la chaleur oppressante. Le
soleilesthautdansuncielbleuélectrique,pasunnuageenvue,l'airestsichaudqu'ilgrésillepresque
quandoninspire.
À l'orée du bois, je m'approche avec méfiance de la barrière. Pas question de me laisser
surprendreparMarkLaird.Ceseraitfoudesapartd'êtrerestélà,maisc'estbiencequ'afaitlajeune
fille.Ondistinguesasilhouetteramasséesurelle-mêmeaupieddugrillage.AucunetracedeMarknide
personned'autre.Leseulbruitqu'onentendestceluiduventquisoupireentreleshautesherbesdel'autre
côtédelabarrière.Malheureusement,ilneportepasquelessons,maisaussil'odeurdelamort,quibrûle
l'entréedélicatedemesnarinesetrecouvremagorgeàtelpointquej'aidumalàdéglutirfaceàcette
horreur.Leslarmesauxyeux,jeparvienstoutdemêmeàarticuler:
—Oh,monDieu...
Bishop est déjà accroupi en face de la fille, une main sur le nez et la bouche. J'avance à pas
prudents,cequejeregretteaussitôt.Sonvisageestuneatrocitévioletfoncé.Elleaétéétrangléeetsatête
pendauboutd'uncoubrisé.Sajupelongueestretrousséejusqu'àlataille.Jedétourneleregard,posela
jouecontrelemétalchauddelagrilleetfermelesyeux.Jesaisquejeneseraijamaiscapabled'effacer
demamémoirelesbleuslividesàl'intérieurdesescuisses,lesyeuxlaiteuxquineverrontplusjamais
rien.
—Ill'atuée...
Jehalètecommesijevenaisdeparticiperàunecourse,j'avaledesgouléesd'aircontaminépar
les émanations de la mort. Je prends des inspirations inefficaces et serre les dents jusqu'à retrouver le
contrôledemonestomac.JesensplusquejenevoisBishopseredresseràcôtédemoi.Jel'entendslui
aussirespirerfortenunbruitsaccadé.
—Qu'est-cequ'elleavaitfait?
Biensûr,jen'aipasvraimentenviedesavoir.
—Quelleimportance?murmureBishop,accablé.Est-cequeçachangeraitleschosessiellele
méritait?
Jesecouelatêteetlagrillepénètreencoreplusdansmajoue.
—Non.Jeveuxjustesavoir.
— Elle a refusé le mariage arrangé, elle a même refusé de passer les tests de personnalité,
répond-il.
Jefermeencoreplusfortlesyeux.C'estlafilledontVictoriaetJackStewartdiscutaientlorsde
monarrivéeautribunal,lafilledontlafamilleprotestaitdefaçontropvéhémentecontresasanction.Pour
lapremièrefois,jemerendscomptequeleshorreursquiexistentdel'autrecôtédelabarrièresontles
mêmes que celles de l'intérieur. Les hommes. Et les atrocités que nous nous faisons subir les uns aux
autres.
Je sens le grillage bouger contre ma joue et je me tourne, prenant bien garde de maintenir le
N
regardenl'air.Jen'aipaslaforcedelacontemplerunenouvellefois.Bishopaagrippélabarrièredes
deuxmains,lesjointuresdesdoigtsblanches,lesyeuxfermés.Toutsoncorpsesttenducommeunressort,
etj'ail'impressionquesij'essayaisdeletoucherilsedésarticuleraitd'uncoupetvoleraitenéclats.Je
n'essaiepas.
Il crie, crie encore une fois puis encore, fort, de manière incontrôlée. Il secoue le grillage. Sa
colèreetsafrustrationsontd'autantpluspuissantesqu'ellessontinattendues.Quandenfinilretombedans
lesilence,ilposelefrontcontrelemétal.
—Parfois,articule-t-ild'unevoixrauque,jedétestecetendroit.
Iltournelatêteversmoi,lesmainsencoreaccrochéesàlabarrièreau-dessusdelui.
—Jesais,chuchoté-je.Moiaussi.
Leretouràlamaisonmevidedetoutemonénergie.Cettejournéeaaspiréquelquechoseenmoi
quinereviendrapasaprèsunedoucheetunesiesteouunbonrepas,jelesaisbien.Çafaitdesannées
que je ne me sens plus empreinte d'innocence, mais peut-être en restait-il un soupçon, profondément
enfoui,quiestpartiàjamais.Levidequ'ilalaisséestàprésentrempliparl'imaged'unefillemorteque
jen'aimêmepasconnue.
Lorsque,enfin,nousatteignonsl'alléequimèneànotreported'entrée,Dylanapparaîtsurlecôté
desamaison.Ilporteunesacocheàoutilsàlataillequimenacedefairedescendresonpantalon,l'allure
siridiculequej'aienviederire.
—Salut,jetecherchais,Bishop.
—Ahbon?demandel'intéressé,quisepasseunemaindanslescheveux,manifestementépuisé.
—J'aiquelquestuilesdéplacées,expliqueDylanenregardantlalucarnedudeuxièmeétage.Je
medisaisquetupourraispeut-êtremedonneruncoupdemain.
Bishopmelanceunregardindéchiffrable,puisseretourneverslevoisin.
—Avecplaisir.Justeuneminuteetj'arrive,O.K.?
—Biensûr,pasdeproblème,répondl'autreavecunsourire.
Chaquefoisqu'ilsourit,jesuisdéconcertée.Sonexpressionouvertenecadrepasdutoutavecce
quejesaisrôderendessous.Nousrentronscheznousetj'ôtemeschaussuresàcoupsdepied,defaçon
plusbrutalejenecomptaislefaireparcequel'uned'ellesrebonditcontrelemuràgrandbruit.Bishopme
regarded'unairsurpris.
—Jen'arrivepasàcroirequetuvasl'aider!Bishophausselesépaules,désinvolte.
—C'estjustequelquestuiles.
Satranquillitémedérange,commes'ilavaitdéjàoubliécequeDylanfaitsubiràMeredith.
—Etalors?répliquéjeavecfeu.Onnedevraitpasl'aiderdutout.
Pour toute réponse, Bishop attrape une bouteille d'eau dans la glacière. Je gratifie son dos d'un
regardnoir,puismarmonne:
—Laissetomber.
Jemedirigeverslasalledebainsetclaquelaportederrièremoi.
Je prends une longue douche, l'eau teintée de marron par la poussière sur mes orteils s'écoule
danslesconduits.Quandjesors,lamaisonestsilencieuseetj'entendsdescoupsdemarteauàl'extérieur.
Peut-êtrel'universdispensera-t-ilunsemblantdejusticepourunefois,etDylanseplantera-t-ilunclou
danslamain?
Jem'enrouledansuneservietteetm'observedanslemiroir.J'ailevisagerougiparlesoleil,des
tachesderousseursontapparuessurmonnezetmesjoues.Jesuistoujoursphysiquementlamême,mais
jen'aiplusl'impressiond'êtreelle,ouentoutcasplustoutàfait.Jesuislafilledemonpère.Lasœurde
Callie.Etjeleseraitoujours.Lesplusgrandespartiesdemoileurappartiennent.Mais,mêmesijene
veuxpasquecesoitvrai,jesaisqu'unespaceenmoi,sipetitsoit-il,estdésormaisréservéàBishop.Je
nesaisnicommentc'estarrivénicequej'auraispufairepourl'empêcher.
Je glisse au bas du mur de la salle de bains et pose le front sur mes genoux relevés. Si c'était
Callie qui avait épousé Bishop, jamais elle n'aurait laissé une telle chose se produire. Sa loyauté à la
causeauraitétésansfaille.Jenesaispascequ'ilyachezmoiquipliesifacilement.Lorsquejeregarde
levisagedeBishop,jevoisungarçonquidonnedel'eauauxmourantsetm'encourageàpenserparmoimême,pastoutlemalquenousafaitsonpèreetcommentsamortpeutnousaiderànouslibérer.
Jeresteassiselàjusqu'àavoirfroidetmalaudosd'êtreainsiappuyéecontrelemur.Quandjeme
relève, mes cheveux humides ont laissé une coulée sur la peinture de la cloison, que j'essuie avec ma
serviette.J'enfileunshortpropre,unT-shirt,etj'entassemescheveuxsurlesommetdemoncrâne.Jene
sais pas ce qu'on a comme provisions, mais c'est sûrement mon tour de préparer le dîner. Depuis la
cuisine,j'entendsencorelescoupsdemarteau,lesonétouffédesvoixdeBishopetdeDylanparlaporte
dederrièreouverte.Alorsquejem'apprêteàouvrirlaglacièrepourvoirquellessontmesoptions,un
grand craquement se fait entendre, suivi d'un cri. Le son est perçant, c'est le genre de cri qui signifie
douleur,sang,chairmalmenée.
Je laisse la porte de la glacière entrouverte et je me précipite vers la véranda, dont j'ouvre la
porte-moustiquairedesdeuxmainsavantdedescendrelesmarchesd'unpaslourd.
Dylan est étendu dans son jardin, le buste sur la pelouse, les jambes tordues sur la terrasse de
béton. Il ne bouge pas. Je lève les yeux vers Bishop, perché au bord du toit. Il fixe Dylan. Comme le
soleil est dans son dos, je ne peux distinguer l'expression sur son visage, mais quelque chose dans sa
façondesetenirm'arrêtedansmonmouvement.Jeresteauportail,sansbiencomprendrecequisepasse,
etjeregardeBishoppassersurl'échellepuisrejoindrelesolenquelquessecondes.Dylanalevisage
ensanglantéetl'unedesesjambesformeunanglecontrenature.J'aperçoisunosblancquidépassed'une
déchiruredesonpantalon.J'enail'estomacretourné.
—Ilfautquej'aillechercherlessecours,crié-jeàBishop.
Jen'aperçoisMeredithnullepart.
—Attends,melanceBishop,lesyeuxtoujoursrivéssurDylan,quicommenceàbougeràterre.
Je n'ai jamais vu Bishop aussi calme. Il est trop calme pour cette situation. Mon sang se glace
dansmesveines.
Dylanrelèvelatêteetsehissesuruncoudecouvertdesang.Ilgémit,samainlibreau-dessusde
sajambeencharpie.Bishopfaitunpasverslui.Leblesséluijetteunregardpuisessaiedesereleversur
les coudes, des miaulements frénétiques sortant de sa gorge. Bishop n'en tient pas compte, s'agenouille
près de sa tête et lui pose une main sur le torse pour l'empêcher de se redresser. Je n'entends qu'un
murmuregrave,nedistinguepascequ'ildit,maisDylanécarquillelesyeux.Ilsecouelatêteetlamainde
Bishop appuie plus fort sur son torse. Pendant un moment interminable, personne ne parle, même les
oiseauxdanslesarbressetaisent,puisDylanfinitparopinerduchef.
— Je crois qu'il faut aller chercher les secours pour Dylan, Ivy, me dit enfin Bishop, sans se
retourner.Ilalajambecassée.
—J'yvais.
Jecours,surletrottoiretdanslarue.Mespiedsnusclaquentsurl'asphaltechaud,maisjenesens
pasladouleur.Jeneralentispas,nem'arrêtepasavantd'êtreàl'hôpital,d'avoirfaitvenirlesinfirmiers
jusqu'àchezDylanavecleurbrancardtiréparbicyclette.
Ànotrearrivée,Meredithestassisedansl'herbeàcôtédesonmarietluiaposélatêtesurses
genoux. Elle est aussi pâle que l'os qui ressort de la jambe de son époux et elle pleure sans bruit,
murmure des mots sans suite en lui caressant les cheveux. Bishop est à la table de pique-nique, ses
longuesjambesposéessurlebancdevantlui,l'expressionsoigneusementneutre.
Je vais le rejoindre pendant que les infirmiers s'activent pour stabiliser la jambe de Dylan, qui
hurlelorsqu'onlemontesurlebrancard.Meredithagitelesmainsau-dessusdeluisansutilité,commeun
oiseaublessé.
—Ilauraitmoinsmals'ils'évanouissait,lâcheBishopd'untonégal.
—C'estpeut-êtrecequivaarriver,dis-je.Letrajetrisqued'êtreunpeucahoteux.
Je suis estomaquée du peu de compassion que je ressens pour Dylan, même en sachant à quel
pointilsouffre.Lesinfirmierss'éloignentavecleblessé,suivideMeredith.Jeneprononcepasunmot
avantqu'ilssoienthorsdenotrevue.Enfin,jedemande:
—Ques'est-ilpassé?
Bishopsautedelatablepoursetenirdeboutàcôtédemoi.
—Ilesttombé.
Jerelèvelatêtepourleregarderbienenface.
—C'esttoiquil'aspoussé?
Bishopnerépondpas,pendantsilongtempsquejepensequ'ilneleferapas.
—OnétaitentraindediscuterdelafaçondontiltraiteMeredith.Ils'estagité,répond-ilenfin.
Untoit,c'estdangereuxsionn'estpasconcentré.
—Cequinerépondpasàmaquestion,observé-jedoucement.
—Non,c'estvrai.
—Etaprès,queluias-tudit?
Jen'arrivepasàmesortirdelatêtel'imagedeBishopquirepousseDylanausol.Cen'étaitpas
ungesteviolent,maissontonétaitmenaçant—unavertissementqueDylanseraitbêted'ignorer.
Bishoppinceleslèvres.
—IlneferaplusdemalàMeredith.C'esttoutcequicompte.
—Maiscomment...
—Jevaismedoucher,mecoupe-t-il.
Ils'éloignedemoietjecontemplesasilhouetteélancée.Iladelaforce,jelesais.Jel'aisenti
quandilm'ahisséesurlafalaiseàlarivière,quandilasecouélabarrièretoutàl'heure.Etàprésent,je
sais qu'il peut aussi se montrer impitoyable. Si ç'avait été le premier soir, je n'aurais pas été surprise.
Mais maintenant, après plusieurs semaines, c'est un choc pour moi, une facette de lui dont j'ignorais
l'existence.Ya-t-ild'autresaspectsdeluiqu'ilnem'ajamaismontrés,aussisombresetdangereuxque
celuiquejeviensdepercevoiraujourd'hui,cachéssouslasurfacedesonapparencenonchalante?
Quandnousnoussommesrencontrés,jelecroyaisinsensible,commesitoutcequineconcernait
pas son petit monde privilégié lui était indifférent. Mais à présent je comprends qu'il éprouve des
émotionsaussiprofondesquelesmiennes.Simplement,illesmaîtrisemieuxquemoi,neplongepastête
baisséeetprendletempsderéfléchir.
Depuisledébut,ilmeprendaudépourvu,renversetoutesmesidéespréconçuesàsonsujet,même
lesplussimples.C'estencoreunepiècedanslepuzzleBishop,unepièceauxcontoursdéchiquetésetqui
nes'imbriquepasfacilementdanslerestedel'image.Çameplaîtqu'ilsoitcomplexe,quelasommede
toutes ces pièces donne quelqu'un d'unique et de difficile à comprendre. Je n'ai pas le droit de le
souhaiter, et je ne peux pas avoir l'espoir que ce souhait se réalise, mais j'ai quand même envie d'être
cellequiledéchiffre.
Chapitre15
près un repas silencieux, je ne demande pas à Bishop où il va quand j'entends la porte d'entrée
s'ouvriretserefermerdoucementpendantquejedébarrasselatable.Depuislafenêtredelacuisine,
j'aperçois Meredith qui rentre chez elle et je tape à la vitre pour attirer son attention. Le visage
qu'elletourneversmoiestgonfléparleslarmes,sesyeuxcerclésderougeetépuisés.Jemeprécipitepar
laportedederrièrepourlahéleravantqu'ellepuissedisparaîtreàl'intérieur.
—Meredith!Commentva-t-il?
Elle s'agrippe à la rampe métallique de son perron comme si c'était la seule chose qui la
maintenaitdebout.Sescheveuxsalespendent,filasses,sursesépaules.
—Ilaétéopéré,ças'estbienpassé.
—Bon,tantmieux.
Sachantquejeneregrettepasquesonmarisoitblesséetquejenecomprendspaspourquoiellea
delapeinepourlui,jenesaispastropquoiajouter.
—Iladit...(Unelarmecoulesursajoueetellel'essuied'ungesteimpatient.)Iladitquedèsqu'il
le pourra, il va déposer une demande de divorce et qu'il faudra que je signe la requête conjointe. Il a
précisé que le président Lattimer l'accepterait. (Sa voix se brise.) Il affirme qu'on ne va pas bien
ensembleetnem'amêmepasdemandécequemoi,jevoulais.
Alors voilà ce que Bishop a dû lui murmurer pendant qu'il était à terre, pour planter le dernier
cloudanslecercueildeleurmariage.
—Cen'estpascequetuveux?Iltefrappe,Meredith.Leregardqu'ellemelanceestempreint
d'untelméprisquejereculed'unpas.
— Tu crois que je ne suis pas au courant ? siffle-t-elle. Mais là, ce n'est pas mieux ! Notre
mariageestterminé.JeretournechezmesparentsàWestside,etaprès?Personnenevoudrademoi.On
ditqueleprofilestremisenlicepourl'annéesuivante,maistusaisbienqu'ilsneleferontpas.
—Danscecas,ilyaurabiendesgarçonsdenotrecôtédelavillequicherchentunefemme.
—Pasunefemmequiadéjàconnuunmari.
—Tun'ensaisrien.Etdetoutefaçon,tun'aspasbesoindetemarier.Tupeuxtrouveruntravailet
teconstruireunevieoùtun'espastoutletempsbattue.
Ellerit,etc'estunsonamerquinevapasdutoutavecsonjolivisageenformedecœur.
—Jeveuxunefamille,Ivy.Desenfants.Jeneveuxpasvivreavecmesparentsetêtrepriseen
pitiépartoutlemondeparcequejen'aipasétécapabledegardermonmari.
—Cen'estpascequivasepasser,luiassuré-je,mêmesijenepeuxpassavoir.
Ilyapleindefillesquinesontjamaischoisiesetrestentcélibataires.Onnelesévitepas,mais
ellesreçoiventtoujoursmoinsdeconsidération,commesiellesn'avaientpasétéàlahauteur.
—Mêmesitun'avaisjamaisd'enfantouquetuneteremariaisjamais,ceseraittoujoursmieux
quedetefairetaperdessusjouraprèsjour.
Meredithsemordlalèvre,ellepleureàprésentàchaudeslarmes.
—Peut-être,concède-t-elleavecunhaussementd'épaules.Maismaintenant,jenesauraijamais.
—Oh,Meredith,dis-je,partagéeentrelapeineetlafrustration.Tunepensespascequetudis.
—Nemedispascequejepense!Ç'auraitdûêtremonchoix.(Elleouvresaporte.)Jesaisque
vousétiezbienintentionnés,touslesdeux.(Elleprononcecesmotssansmeregarder.)Maiscen'étaitpas
àvousd'endécider.
Derrièreelle,lesonduverrouesttrèsdoux,définitif
A
Jenesaispascommentonenestarrivélà,àunpointoùlaseulevaleurd'unejeunefilleréside
danssonaptitudeàsemarier,sacapacitéàrendreunhommeheureux.Peut-êtrequeBishoparaison:tout
dépend du couple. Stéphanie et Jacob sont amoureux, c'est évident. Mais qu'une fille comme Meredith
puisse envisager de rester avec quelqu'un comme Dylan même si elle a l'occasion d'être libérée de lui
prouve qu'il y a une faille fondamentale dans le système. Meredith ne connaît pas sa propre valeur et,
danscemondeoùnousvivons,ellenelaconnaîtrajamais.Monpèrenem'asansdoutepassouventtenu
lamainouexprimésonamour,maisilnousaappris,àCallieetàmoi,quenousétionsdesêtreshumains
àpartentière,quelaprésenced'ungarçonànoscôtésnedéfinissaitpasquinousétions.Jeluienserai
toujoursreconnaissante.
Jeretourneàl'intérieuretjetentedeliresurlavéranda,maislachaleurétouffante,sansoublier
mapropreagitation,nem'aidepas.Quandjem'effondreaulitpeuavantminuit,Bishopn'esttoujourspas
rentré.J'espèrequ'iln'estpasentraindesemineràcausedecequis'estpassétoutàl'heure.Sansdoute
Mereditha-t-elleraisonetn'était-cepasàluidedécider,maisjeneregrettepasqu'ill'aitfait.Etjene
veuxpasqu'illeregrettenonplus.Monseulproblème,c'estdenepasyavoirpenséavant.
Je ne me souviens pas m'être endormie, mais je suis réveillée par le bruit de la douche. Je me
redressesurlescoudesetj'entendsBishopsebrosserlesdents.Laportedelasalledebainss'ouvreet
laissesasilhouettesombresedéplacerdanslecouloiréclairéparlalumièredelalune.
—Tuviensjustederentrer?
Il s'arrête à la porte de la chambre. Dans l'ombre, la serviette claire autour de sa taille paraît
lumineuse.
—Ilyaquelquesminutes.Jet'airéveillée?demande-t-ildoucement.
—Cen'estpasgrave,dis-jeenmeredressant.Oùes-tuallé?
Ilsepasseunemaindanslescheveuxetsoupire:
— J'avais besoin de marcher. Désolé d'être parti sans t'avertir. J'avais besoin d'être seul un
moment.
—J'aivuMeredith.ElleditqueDylanaétéopéré,ças'estbienpassé.
Bishop ne répond pas et déplace son poids d'un pied sur l'autre, toujours à la porte. Je sens
l'odeurfraîchedesonsavonquandilbouge,unpeupiquante.
—Illuiaditqu'ilallaitsignerlademandededivorce.Bishopnerépondrien.Jedevinequ'ilme
fixemêmesijenevoispassesyeux.
—Tuasbienfait.(J'hésite,maisilaledroitdesavoir.)MêmesiMeredithn'estpasdecetavis
pourl'instant.
—Tucrois?dit-ild'unevoixépuisée.Est-cequefairedumalàquelqu'un,çapeutêtrebienfaire
?(Ilexpired'uncoup.)JenesuispassidifférentdeDylan,enfindecompte.
Je repousse le drap pour venir m'agenouiller au bord du lit. Je souhaiterais être plus près pour
pouvoirletoucher,maisc'estunetrèsmauvaiseidée.
— Ne dis pas ça. Parfois, la douleur est le seul langage que certaines personnes peuvent
comprendre. Et tu es différent de lui, dis-je d'une voix tendue. Bishop... Je sais que jamais tu ne t'en
prendraisàmoi.
Un long moment, on n'entend que le tic-tac du réveil sur ma table de nuit, le chant étouffé des
gouttesquitombentdupommeaudedouchejusteenface.Sesyeuxnelâchentpaslesmiens,lesmiensne
lâchentpaslessiens,etlatensionquipalpiteestsifortequec'estcommeunetroisièmepersonnedansla
pièce,quelquechosedevivantquisouffledelachaleurentrenousdeux.
—Tunedisjamaismonprénom,finit-ilpararticuler,lavoixgraveetrauque.
—Quoi?
Jen'ycomprendstellementrienque,l'espaced'uninstant,jecroisquejerêve.Jenesaispasce
quejem'attendaisàcequ'ildise,maiscertainementpasça.
— À l'instant, tu viens de m'appeler Bishop. Tu n'avais jamais prononcé mon nom avant. (Il
s'interrompt.)J'aimebien.
Il a raison et je ne m'en étais jamais rendu compte. Je n'avais jamais prononcé son prénom,
commesi,defaçoninconsciente,engardantcettepetitedistance,jepouvaisrendremoinsréelcequise
passeentrenous.Commesic'étaitl'omissionquimesauverait.Jesuisuneidiote.Jem'obligeàparlerà
traverslessanglotsquis'amassentdansmagorge.
—Jesuisdésolée.
— Ne t'excuse pas. (Je distingue son sourire à la lueur de la lune.) Mais redis-le de temps en
temps.
J'approuved'unsignedetête.Nepleurepas,Ivy!Jechuchote:
—Bonnenuit,Bishop.
—Bonnenuit,Ivy,répond-ilsurlemêmeton.
Longtemps après son départ, je reste agenouillée sur le lit jusqu'à ce que mes jambes soient
ankylosées,mesyeuxsecsetquejenesenteplusriendutout.
Chapitre16
eprésidentLattimersemblesincèrementcontentdemevoir.
—Ivy,dit-ilavecunsourirequiluifaitplisserlesyeux.Quelbonventt'amène?
Ilestpossiblequ'ilsemoquedemoi,maisjenecroispas.Ilouvreplusgrandlaportedesa
demeure.
—Entredonc.
Commetoujours,uneodeurdefleurs,tropdouceâtreàmongoût,embaumel'airfraisduvestibule.
—Onpeuts'asseoirdehors?demandé-jeendésignantlaterrassededevant.Ilfaittellementbeau
aujourd'hui.
Ce n'est pas tout à fait vrai. Il fait chaud et lourd, et je crois que sur le chemin, j'ai gagné une
dizaine de nouvelles piqûres de moustiques, mais je ne supporte pas l'idée de rester enfermée dans la
maisonaveclui.J'aibesoind'avoirneserait-cequel'illusiondeliberté.
LeprésidentLattimersetourneverslaterrasse.Lesmeublesdeferforgéontplutôtl'aird'avoir
étéchoisispourleurstylequeleurconfort,maisilfaitunsigned'assentiment,melaissesortirdevantlui
etrefermelalourdeporte.
—Jenesaispass'ilm'estdéjàarrivéderesterlàdevant,dit-il,confirmantainsimasupposition.
Pourtant,ils'assiedsansbronchersurunedeschaisesetjeprendsplaceàcôté,nosdeuxsièges
séparésparunepetitetablecouvertedepoussière.
—Commentvas-tu,Ivy?
—Bien.
DepuisqueBishopetmoisommesvenusdînericietqueleprésidentadéclaréavoirconnuma
mère,j'avaisenviederevenirpourluiparler.Lesilencesuspectdemonpèrelorsquej'aiévoquélesujet
avecluin'afaitquemeconforterdanscetteidée.Maislapeurm'auntempsretenue.Lapeurqueleplan
échoue par ma faute, que je me trahisse sous le coup de la colère. La peur du président Lattimer luimême.Lapeurdecequejedécouvrirais.Maislebesoindesavoiraétéplusfort,ilnem'apaslâchée
malgrétousmesefforts.
Jenesaispastropparoùcommencer,alorsjeposelaquestionsanstournerautourdupot:
—Commentconnaissiez-vousmamère?
Leprésidentpousseunsoupiretsepincel'arêtedunez.
—Çam'auraitétonnéquetuoubliesmoncommentaire.(Ilbaisselamainetmeregarde.)J'aurais
sansdoutedûmetaire.
—Pourtant,vousnel'avezpasfait.
Ilm'adresseunbrefsourire.
—C'estexact.
Del'autrecôtédelarue,ilmemontreunegrandemaisonquifaitl'angle,presqueenfacedela
sienne.Elleestcouvertedebardeauxgrisetonladistinguemalderrièreunécrandevieuxchênesdontla
moitiésontmorts.
—J'aigrandiici,Ivy.Ettamèrevivaitdanscettemaison-là.
L'air qui reste coincé dans ma poitrine, comme une aiguille accrochée à du tissu, m'inflige une
piqûresoudaineetaiguë.
Bienentendu,jesavaisquemamèreavaitpassésonenfanceàEastglen,maisjen'aijamaissuà
quel endroit. Dans mon esprit, elle avait toujours existé dans une espèce d'entre-deux. Je n'ai jamais
vraimentpul'imaginercommeunepersonnevivante,faitedechairetd'os,alorsencoremoinscommela
L
voisinedupèredeBishop.
Le président Lattimer se penche en avant et regarde ses mains. En cet instant, il ressemble
beaucoupàsonfils.
—Quesais-tudetamère?
—Jesaisquevousl'aveztuée,dis-jed'unevoixsanstimbre.
Parfois,macapacitéàl'autodestructionmesurprendmoi-même.
Ilexpireavecdifficultéetreposelefrontsursesmainsjointes.
—C'estcruel,dedireça.(Aprèsunlongmoment,ilrelèvelatête,lesyeuxsurlamaisonoùma
mèreagrandi.)Maisjesupposequ'aufond,c'estlavérité.
Je suis contente qu'il l'ait reconnu, que nous n'ayons pas à faire semblant. Danser autour de la
vérité,c'estépuisant.
—Vouspouvezmeparlerd'elle?
Jem'attendspresqueàcequ'ilmerieaunezaprèscequejeviensdeluidire,maisilaccepte.
—Ons'aimait,touslesdeux,dit-ilsimplement.Depuisl'enfance.
Je l'avais deviné. L'expression de son visage quand il a pointé du doigt la maison ne pouvait
signifierautrechose.Pourtantj'ail'impressiond'avoiruneenclumesurl'estomac.Ilfaitpluschaudque
jamais,maistoutàcoupjesuisfrigorifiée.
— C'était une forte tête, ta mère. Elle avait les mêmes yeux que toi, les mêmes cheveux
magnifiques.(Ilesquisseunsourire,sûrementenréactionàunsouvenirancien.)Ellefonçaittoujourssans
réfléchiretneserendaitcomptedesconséquencesdesesactesqu'après,dit-ild'unairentendu.
—Çamerappellequelqu'un...
Ilrit.
— Mais elle était pleine d'énergie, de vie, de chaleur. Elle me rendait heureux de vivre, même
dansunmondesombreeteffrayant.Jepouvaistoutluidire.
Jenepeuxqu'apprécierletableauqu'ilmefaitdemamère,espérerquejeluiressembleautant
qu'illecroit.
—Iln'yajamaiseupersonned'autre,nipourl'unnipourl'autre,ajoute-t-il.
J'aitoujourssuquemesparentsnes'étaientpasmariésparamour.Commentauraient-ilspu?Leur
unionétaitarrangée,commetouteslesautres.Maisàlafaçondontmonpèreparledemamère,jesais
qu'il a fini par tomber amoureux d'elle. Mon cœur se serre à l'idée que ce sentiment n'ait pas été
réciproque.
—Ques'est-ilpassé?
—Ellepensaitqu'onsemarierait,touslesdeux.Qu'onauraitdesenfants.Commej'étaislefilsdu
président,ellecroyaitquejepouvaisnouséviterlemariagearrangé.(Ilmefixedesesyeuxbleusemplis
dechagrin.)Etsansdoute,j'auraispu.J'enavaisenvie,tellementenvie...Maisçan'auraitpasétéjuste.Je
nepeuxpasdemanderàtoutlemondedes'uniràunconjointqu'onluiimposesansmoi-mêmesuivrela
règle.Westfalls'estdéveloppéeparcequenousavonsfaitpasserlesbesoinsdugroupeavantlesdésirs
individuels.Sinouscommençonsàautoriserdesexceptions,toutelastructures'effondrera.
Malgré toutes les années écoulées, il a toujours l'air de vouloir se convaincre lui-même. D'une
voixdouce,jel'inviteàcontinuer:
—Etdonc,vousavezépouséMmeLattimer?
— Oui. J'ai passé tous les tests de personnalité et tous les entretiens, et c'est Erin qui me
convenait le mieux, donc je l'ai épousée. Malgré ce que tu peux penser, ce n'est pas une mauvaise
association. Nous avons un fils super. Nous travaillons bien ensemble. Sur plusieurs plans, ce mariage
s'estrévélébeaucoupplusfacilequ'ilnel'auraitétéavectamère.
Toutçameparaîttrèséloignédel'amour,maisqu'est-cequej'yconnais,detoutefaçon?Onne
peutpasdirequejesoisuneexperte.
—Maisj'aibrisélecœurdetamèrelejouroùj'aiépouséErin,reprendleprésidentLattimer,qui
vientdeserenfoncerdanssonsiège.Etenretour,elleabrisélemien.
—Ensemariantavecmonpère?
— Non, fait-il en secouant la tête. Je ne le lui ai jamais reproché. Elle ne faisait que ce qu'on
attendait d'elle. J'étais contente qu'elle se bâtisse une vie. Ensuite, Callie est née... puis toi. Je croyais
qu'elleétaitenfinheureuse.Ouaumoins,qu'elleavaittrouvéunefaçondetournerlapage.
—Alorscomment...commentvousa-t-ellebrisélecœur?
Jeneveuxpassavoir...Jeneveuxpassavoir.Unefoisdeplus,illèveundoigttremblantpour
désignerlechênesolitairesursaproprepelouse.Ilyaunrosierjauneenfleursaubasdel'arbre.
—Elles'estpendue,justeici.(Ils'efforced'étoufferunsanglot.)Çafaitplusdequinzeans,etje
lavoistoujoursicichaquefoisquejesorsdechezmoi.
Jefixelechêne,maisjen'arrivepasàledistinguer.Autourdemoi,lemondeentierestbrouillé.
Çanepeutpasêtrevrai.Çanepeutpas!Jefinisparchuchoter:
—Vousmentez.
—Oh,non,soupire-t-il,etj'entendslavéritédanssavoix.Jepréférerais.(Ilcontempletoujours
le chêne. Sa voix est distante, comme repartie dans le passé, quand ma mère était encore en vie.) Le
jaune,c'étaitsacouleurpréférée.
Jecachelatêteentremesjambesetjemecouvrelesoreillesdemesmains.J'essaiedechasser
lespointsnoirsquitournoientdevantmesyeuxetc'estparpurevolontéquej'yparviens.Monpèrene
parlait presque jamais de ma mère. Quand il le faisait, c'était comme un fouet qu'il utilisait pour me
gardersurlecheminqu'ilvoulaitquej'arpente.Etcethommeàcôtédemoiaplantédesfleursenson
honneur, alors que ce doit être une torture de tous les jours. J'ai envie de m'arracher la peau pour
échapperàsesparoles.Jeveuxmeroulerenbouleetmourir.Jeveuxfracasseretréduireenpoussière
touslesobjetsautourdemoi.
LeprésidentLattimerposesamainsurmondosetjemedégageavecuncriperçant.
—Non!dis-jed'unevoixhaletante.Nemetouchezpas!
— Je suis désolé, Ivy, murmure-t-il. (Il semble confus.) Je croyais que tu savais comment elle
étaitmorte.
Avantqu'ilpuisseprononcerunautremot,jemesuisremisedeboutetjecours.Jedescendsles
marchesduperronàl'aveuglette,jen'écoutepassescrisquim'appellent.Lesoufflecourt,jefuislavérité
de la mort de ma mère. Je cours dans la ville comme si m'arrêter signifiait mourir. Les passants me
lancentdesregardsétonnés,quelques-unsm'appellent,maisjeneralentispas,jecontournelesobstacles.
J'entendsletonnerreau-dessusdematête.Deséclairslacèrentleciel.J'aimalauxjambes,mespoumons
mebrûlentetj'accueillechaquemanifestationdedouleurcommeunamiperdudepuislongtemps.
MonpèreetCalliesonttouslesdeuxassisàlatabledelacuisineaumomentoùj'entre,lesreliefs
durepasentreeux.Ilsmedévisagent,surpris,etmonpèreselèvedesachaise.
—Ivy?Tuvasbien?Ques'est-ilpassé?
—Jesais...(J'ailavoixéraillée,commesij'avaisavaléduverreetquejem'étouffaisavecles
éclats.)Jesaiscequiestarrivéàmaman.Tum'asmenti.(Jemedirigedroitsurmonpèreetjeluidonne
uncoupsurletorse.Ilm'attrapelespoignetsavantquejepuisselefrapperànouveau.)Tum'asmenti!
hurlé-je.
—Callie,dit-ild'unevoixfermeenregardantmasoeur.
Derrièremoi,j'entendsCallieseleveretfermerlaporteàdoubletour.Elletireaussilesrideaux
au-dessusdel'évier.Jemeforceàtournerlatêteetjecaptesonregard.Cetéchangesuffitàmeviderde
touteénergie.Jem'effondresouslapoignedemonpère.
—Tulesavais!Tulesavaisettunem'asjamaisriendit.
— C'était mieux ainsi, assène Callie. Tu ne pouvais pas encaisser la vérité. Regarde dans quel
étattues.
—Tais-toi,Callie!lancemonpèred'untonsec.C'estrarequ'ils'adresseàelledecettefaçon.Il
relâchemespoignetsetmepasseunbrasautourdesépaules.
—Vienst'asseoir.Ilfautqu'onparle.
Jelesuisdanslesalon,lesjambesencoton.Callienoussuit,maisarrivéàlaporte,monpèrelui
lanceunregarddissuasifetelleretourneàlacuisine.
—Viensici,medit-ilenmeguidantverslecanapé.
Jem'enfoncedansunedouceurfamilièreetils'assiedàcôtédemoi.Nosgenouxsetouchent.J'ai
passédesmilliersd'heuresdanscettepièce,jeconnaissesmursmarronetsonplancherparcœur,mais
encemoment,j'ail'impressiond'êtrechezuninconnu.
— Je ne sais pas exactement ce qu'il t'a raconté, me dit mon père. C'est le président Lattimer,
n'est-cepas?
Jeconfirmed'unsigneetjel'entendsmarmonner:«Salaud.»
— Il ne s'agit pas de lui ! dis-je, haussant le ton. Tu aurais dû être honnête avec moi il y a
longtemps.
— Tu as raison, répond mon père. Mais tu mérites aussi d'entendre ma version. (Il prend une
inspiration tremblante.) J'étais contre le mariage arrangé. Je ne voulais pas épouser une fille que je
n'avais jamais rencontrée auparavant. J'ai envisagé de refuser, mais je ne voyais pas où ça allait me
mener,àpartdel'autrecôtédelabarrière,doncj'aijouélejeu.Etpuislejourdelacérémonie,quandta
mères'estavancéeversmoi...(Ilsecouelatête.)J'aibienfaillinepasycroire,Ivy,tellementc'estun
cliché.Maispourmoi,çaaétélecoupdefoudre.
Ilrit,maisd'unriresansjoie.
—Maiscen'étaitpasréciproque,dis-jedoucement,pourluiéviterd'avoiràl'énoncerlui-même.
—Non.Parcequesoncœurétaitdéjàpris.(Monpèredétourneleregard,jelevoisdéglutiravec
peine.)Entoutcas,ons'entendait.Ellem'appréciait.(Ilprononcecesmotsavecuneamertumequirévèle
commeilestdurd'être«apprécié»parlapersonnequ'onaime.)Etj'aieul'impressionqu'aprèsvotre
naissance, la situation pourrait changer. Parce que même s'il manquait quelque chose entre elle et moi,
ellevousaimait,touteslesdeux,énormément.
—Pasassezpourresteravecnous,malgrétout,précisé-je,moiaussiamère.
—Oh,Ivy...soupiremonpère.Elleavaitlecœurbriséetmalgrétousmesefforts,touslessiens,
nousn'avonspaspuleréparer.
Moiaussi,j'aimalaucœurenregardantmonpère.Commeiladûsouffrird'êtreamoureuxd'une
femme qui n'a jamais pu l'aimer autant en retour ! Puis je pense à Erin Lattimer, qui se trouve dans le
même cas. Je comprends pourquoi le président pensait agir de façon juste en n'épousant pas ma mère,
maisilaeutort.Onnepeutpaslégiférersurl'amour.L'amourdépasselesgraphiques,lesdiagrammeset
les intérêts communs. L'amour, c'est brouillon, c'est compliqué, et c'est une erreur de refuser sa magie
aléatoire.
—Maispourquoim'as-tumenti?Pourquoim'avoirsanscesserépétéqu'ill'avaittuée?
Monpèreprendmesmainscrispéesentrelessiennes.Iladegrosdoigtségratignésetjeserais
bienincapabledecompterlenombredefoisoù,enfant,j'auraisvouluqu'ilmetienneainsi.
—Tuasraison,nousaurionsdûtedirelavérité.Maisçarevientaumême.Ill'atuée.(Ildoitvoir
l'expressiond'incrédulitédansmesyeux,carilresserrelesmainssurlesmiennes.)C'estvrai.
—Elles'estsuicidée,dis-jed'unevoixégale.Elles'estpendueàcetarbreparcequ'ellevoulait
êtresafemmeàlui,paslatienne.
Unepartierancunièredemoisavourel'éclairdedouleursursonvisage.
— Elle s'est tuée parce qu'il lui a fait croire qu'ils finiraient ensemble et puis qu'au bout du
compte,ill'aforcéeàépouserunhommequ'ellen'avaitpaschoisi.Toutcommeilt'aforcéeàépouser
Bishop.Toutcommeilaforcédescentainesd'autresjeunesfilles,ditmonpère,quibaisselatêtepour
trouvermesyeux.Etsinousnel'arrêtonspas,c'estcequ'ilcontinueradefaire.
—Enfait,est-cequetuaccordesdel'importanceauxmariagesarrangés?Ouàlabarrière.Ouà
riendetoutça?Ouest-cequecesontsimplementdesparolesfacilesqueturépètesquandtuveuxobtenir
quelquechosedemoi?
—Biensûrquenon,répond-il,soudainimpatient.
Illaisseretombermesmains.
— Alors pourquoi ? (Je déteste la faiblesse qui perce dans ma voix.) Tu n'as toujours pas dit
pourquoitum'asmenti.
—Jen'avaispasl'impressionquec'étaitunmensonge,répondmonpère.J'estimetoujoursqu'ill'a
tuée.Peut-êtrepasdesesmains,maisilluiadonnélacorde.
—Cen'estpas...
—Etj'aimentiparcequej'avaispeurdetedirelavérité,poursuitmonpère.Tuluiressembles
tant.Etlamoitiédutemps,tuagisexactementcommeelle.Tuestellementimpulsive...(Sondoigttapote
lescicatricessurmonbrasetj'aienviedehurler.Cettehistoiredechienmepoursuivrajusqu'àlafinde
mesjours!)Jenevoulaispasquetupenses...quetutecroiesdestinéeàfinirdelamêmefaçon.
Àsesmots,jesensungouffreglacials'ouvrirdansmapoitrineetjesuisincapablederépondre.
Toutemavie,j'aiéprouvéunvideenmoi,unendroitdésertquineparvenaitpasàseremplir,mêmesi
j'essayais.Mamèreensouffrait-elle,elleaussi?Est-cedeçaquemonpèreapeur?Qu'unjour,lemonde
soittropoppressantpourmoietquej'abandonne?Ilasipeuconfianceenmaforce?
—Tupensesquejesuisfaible,dis-jed'unevoixéteinte.
—Non!protestemonpère.Cen'estjamaiscequej'aipensé.Tuauraispusupporterlavéritéet
j'auraisdûtefaireconfiance.Onsaitquetuescourageuse.Sionnelesavaitpas,onnet'auraitjamais
demandéd'accomplircettemission.
Maispeut-êtresuis-jefaible,enfindecompte?Carl'idéedemettrefinàlaviedeBishop,jela
supportedemoinsenmoins.
—Papa,chuchoté-jed'unevoixincertaine.Jen'aipasenviedeletuer.
—Biensûr,quetun'enaspasenvie,répond-ildoucement.Situenavaisenvie,jem'inquiéterais
pourtoi.
—Bishopnecroitpasauxmariagesarrangés,papa.Ilveutaiderlesautres,améliorerlesystème.
Ilveutaussiquechacunaitlechoix.
—Est-cevraimentcequ'ilsouhaite,Ivy,cequ'ilcroit?Ouest-ceseulementcequ'ilteraconte?
Rappelle-toi,sonpèrejouelemêmejeu.(Ilmarqueunepause.)Maissitunepeuxpaslefaire,tantpis.
(Jeledévisage,l'espoirbouillonnantdansmesveines.)Maiscombiend'autresfemmesdevrontterminer
commetamèreavantqueleschoseschangent,Ivy?
Ilm'effleurelajoue,lissemescheveuxderrièremonoreille.Moncœursebriseunpeudevanttant
de tendresse. Il ne m'en avait jamais offert autant et c'est quand même trop, parce que je ne peux plus
démêlersic'estlavéritéouencoreunmensonge.
—Netedécidepastoutdesuite,meconseille-t-il.Tuasencoreunpeudetemps.Réfléchisbien:
quiatesintérêtsàcœur?Onesttafamille,Ivy.Etriendetoutçanefonctionnesanstoi.Onnefonctionne
passanstoi.
Moiquicommenceàcomprendre,petitàpetit,quecequ'ilmedemandeestmal,laidetmalsain,
jesuispourtantenvahieparlachaleurdesesmots.Ilsontbesoindemoi.Ilsnepeuventpasyarriversans
moi.J'aiuneplacedanscettefamillequepersonned'autrenepeutprendre.
—Callie?appellemonpère.
Elleentresivitequ'elleestforcémentrestéeàlaportependanttoutcetemps.Elles'assiedàcôté
demoietm'embrassesurlefrontcommeellelefaisaitquandj'étaispetiteetqu'ellemebordaitpourla
nuit.Jefermelesyeuxetjemeconcentresurmarespirationpoursurmonterladouleurquimepoignarde
lescôtes.
—Jesuisdésoléepourcequej'aidittoutàl'heure,murmure-t-elledansmescheveux.Etdésolée
pour maman, j'ai voulu t'en parler une centaine de fois. Mais je ne voulais pas te faire mal. (Elle
s'interrompt.)Jenevoulaispasquetudoutesdetoi.
Jemedégageetjelance:
—Tum'asfaitplusdemalenmementant.
—Etjelecomprends,àprésent,avoue-t-elle.J'avaistort,Ivy.
Sesmotssontdoux,maissonregardrestedur.Jel'aidéçue.Pourtantjen'enaicure.Elleaussi,
ellem'adéçue.
—Nousavonstouslesdeuxeutort,ajoutemonpère.Maisnousnetecacheronsplusrien.
IlregardeCallie,puismoi,etsesyeuxs'enflamment.
—Maispenseunpeuàtousleschangementsqu'onpeutapporter!Tousleschoixdontlesjeunes
fillesdisposeront.NouspouvonsvraimentaméliorerlaviedeshabitantsdeWestfall.Penses-y,Ivy.Tu
melepromets?
—Oui,promis.
Jen'aipasbesoinderéfléchirpoursavoirquequellesquesoientsesraisonsdevouloirrenverser
leprésidentLattimer,monpèreferaunmeilleurleader.Jamaisiln'expulseraitquelqu'unpouruncrime
mineur.Ilnousrendraitnotrelibrearbitre.Leshabitantsauraientleurmotàdiresurlafaçondontnous
sommesgouvernés.
Malgré tout ce qui s'est passé, je crois toujours en mon père et en son objectif final. C'est la
manière d'y parvenir qui constitue pour moi un obstacle. Si je tue Bishop, ma famille accédera au
pouvoir,maisBishopseramort,etmoi,jeseraiquoi?Unemeurtrière.Unefillequiaassassinéungarçon
quin'avaitrienfaitpourlemériter.Ungarçonquim'atenulamain,m'alaisséem'exprimersansjamais
chercheràmefairetaire.Jeseraicellequiauradusangsurlesmains,etj'ignoresijepourraijamais
m'endébarrasser.
Ilpleutpourdebonquandjequittelamaisondemonpère,maisjerefuseleparapluiequeCallie
mepropose,ainsiquesonoffredemeraccompagner.J'aienvied'êtreseuleetlapluieestunsoulagement
sur ma peau échauffée. Je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est, mais le soleil est couché et je ne vois
personne dans les rues luisantes d'humidité. Quand j'arrive enfin dans notre allée, mes tennis sont
trempées.Mescheveuxmouillésruissellentdansmondos.
JenevoispasBishopavantd'êtrepresquesurlaterrasse.Ilestassissurlesmarchesduperron
dans le noir, protégé de la pluie par l'avancée du toit. Il affiche une mine grave. Je m'arrête et je le
regarde se redresser, une serviette de toilette entre les mains. Je reste immobile un moment, puis d'un
coup,jememetsàcourirversluisanssavoircequiadécidémesjambesàbouger.Jevoleau-dessusdes
trois petites marches pour venir me pendre à son cou. Il est fort, chaud et après une petite seconde
d'hésitation,ilmeserrecontrelui.Jesanglote,toutesleslarmesquej'aivoulupleurerpendantcequime
paraîtdesannéessedéversent,semêlantàlapluiesursoncou.
Il me garde dans ses bras et me laisse pleurer. Il n'essaie ni de me distraire de mon chagrin,
comme l'a fait mon père, ni de m'imposer d'arrêter tout de suite, comme l'aurait voulu Callie, toujours
impatientequandils'agitd'émotions.
Bishoprestesimplementlà,lesbrasfermesdansmondos,larespirationrégulièresurmatempe.
Jusqu'ici, je ne m'étais pas rendu compte qu'il était important que ce soit lui qui assiste à ma crise de
larmes.Illèvelamaingauchequ'ilappuiedoucementsurmanuque,pourmemasserdupouce.
Çaprendpluslongtempsquejenel'auraiscrupourquemonchagrinseconsume,melaissanthors
d'haleineetaussimollequ'unepoupéedechiffon.Jereculed'unpasetjelibèresoncoudemonétreinte.
—Jenevoulaispas...Jenedevraispas...
J'émetsunhoquetinvolontaire.
—Chut,fait-il.Toutvabien,Ivy.Toutvabien.
Il dénoue ses mains dans mon dos et me frictionne la tête à l'aide de la serviette. Le coton sec
passesurmonfront,sousmesyeuxquicontinuentdepleurer.
—Monpèrem'aracontécequis'étaitpassé,explique-t-il.Jem'inquiétaispourtoi.(Ilesquisseun
souriretaquin.)J'aibiencruquej'allaisdevoirrestersurleperrontoutelanuit.
—Est-ceque...(J'aspireunegouléed'air.)Est-cequetusavaisdéjà?
— Non. Enfin, pas tout. Au fil des années, j'en ai entendu des bribes, mais je n'avais jamais
comprisquec'étaitdetamèrequ'ilsparlaient.(Ilrassemblemescheveuxsuruneépauleetenessuieles
mèchesquigouttent.)Tonpèrenet'avaitjamaisrienditd'elle?
—Pasvraiment.Ilfaisaitcommesic'étaittropdouloureuxpourenparler.
—Çal'étaitpeut-être,déclareBishopaveccalme.Maisjenesuispasprêteàentendrequelqu'un
défendremonpère.
—Ilnem'aracontéquedesmensonges.(JesaisquejetrahismonpèreenparlantainsiàBishop,
maislà,toutdesuite,c'estlecadetdemessoucis.)Ilm'aditquetonpèreavaittuémamère.
Bishopn'arrêtepasd'essuyermescheveux,nesemetpasencolèrecommejel'auraiscru.Ilme
demandesimplementd'unevoixdouce:
—Ettul'ascru?
—C'estmonpère!(Jemanquedem'étouffersurunautresanglot.)Tunefaispasconfianceàton
père?
— En toute sincérité ? (Bishop secoue la tête.) Pas entièrement. Je ne fais pas confiance à la
plupartdesgens.(Illaissetomberlaserviette.)Àparttoi.
Jemanquedelaisseréchapperunrirehystérique.SiCalliel'entendait,elleexécuteraitunedanse
detriomphe,maismoi,toutcequejeressens,c'estdudésarroi.
—Pourquoimoi?
—Parcequetoutlemondeabesoindequelqu'unàquifaireconfiance,répondBishop.Lavieest
tropsolitairesansça.Etc'estentoiquejeplacemaconfiance.
Ildétachelescheveuxhumidesdemoncou,lesrassembledanssesmainsetleslaisseretomber
dansmondos.Derrièremoi,lapluietapesurlespavésets'échappedelavérandacommeuneminuscule
cascade.Bishopmepasselepoucesurlajoue.
—Sij'avaissuàproposdetamère,fait-ildoucement,jetel'auraisdit.
Jelecrois.Ilmel'auraitdit.Ilauraiteuassezconfianceenmoipourmerévélerlavérité.C'est
lui,parmitous,quim'auraitestiméecapabled'encaisserlanouvelle.
—Bishop...dis-jedansunsouffle.
Noussommessiprèsl'undel'autrequenospoitrinessetouchent,sachemiseetmouilléeàcause
demoi.Jefaisglissermamainsursontorse,appuielecotonhumidesursapeau.Ilinspireunpeud'airet
lesbattementsdesoncœurbafouillent,ivres,sousmapaume.Sapeauestchaudemêmeàtraversletissu
humideetfroid.
Je ne suis pas quelqu'un de tactile, aussi les contours de son corps sous ma main me sont-ils
étrangers.J'auraissansdouteacquisplusd'aisanceenmatièredecontactsimamèreavaitvécu,ousimon
pèreavaitétédifférent.Enl'occurrence,Callieaétélaseuleàm'offrirdescaresses,etc'étaitengénéral
quandellevoulaitobtenirunefaveur.J'imaginequeBishopnevautpasmieuxquemoidanscedomaine,
connaissant la femme qui l'a élevé. Mais je pense que si nous en avions l'occasion, nous pourrions
apprendre ensemble, nous guider l'un l'autre pour découvrir une topographie nouvelle. Cette occasion,
nousnel'auronspas,entoutcaspasfondéesurl'honnêtetéetlaconfiance.Notrehistoireaétéécriteilya
longtempsetellen'apasunefinheureuse.Bishopaplacésaconfiancedanslamauvaisepersonne.
Jelaisseretombermamain.Monpèreavaitpeut-êtreraisondemesoupçonnerd'êtretropfragile
pourcemonde.Jenemesuisjamaissentieaussivulnérablequ'àcetinstant.J'ail'impressiond'êtreune
souris qui se fait balader par un chat jusqu'à perdre toute notion d'orientation. Je crois toujours en la
cause de mon père, mais maintenant, à côté de Bishop, je suis à nouveau perdue. Je ne suis plus
convaincuederienàpartdufaitquejeneveuxvraimentpasqu'ilmeure.Jevoisbienquejesuisaubord
du désastre, même si je n'arrive pas à imaginer qu'il reste en moi quelque chose à briser. Une partie
froidementcurieusedemoi,détachée,asimplementenviedebasculerdansleprécipice,justepourvoir
jusqu'oùjetombe.
Bishopsepencheversmoietsonsouffleréveillelespetitscheveuxsurmanuque.Ilsentl'eaude
pluie,lesavonetlesoleildetoutàl'heure.
—Ivy,chuchote-t-il.
Labouchesousmonoreille,ilm'effleurelapeaudeseslèvres,etc'estcommelacaressed'une
plume.Unbrefinstant,l'espacevideetàvifquiexisteenmois'ouvre,chantesondésir.Jamaisdansma
viejen'aivouluquelquechoseavecunetelleforce.Jeleveuxlui,là,maintenant.L'approbationdemon
père,l'admirationdemasœur,nesontquedepâlesdésirsàcôté.Jemedétachedeluiavantqu'ilpuisse
metoucherdavantage.
—Jesuisdésolée,dis-jedansunhoquet.Jenepeuxpas...
Jefonceenl'évitantquandilveutmeprendrelebras.Jetrébucheàl'intérieur,continuedansle
couloirjusqu'àêtreensécuritédanslasalledebainsàlafaïenceblancheetfraîche,doscontrelaporte
verrouillée.Ilfrappeetjecomptemesrespirations,inspirer,expirer,inspirer,expirer,jusqu'àentendre
sespass'éloigner.Jusqu'àcequeleseulsonrestantsoitlesilencequibourdonnedansmatête.
Chapitre17
omment se fait-il que mon repas paraisse toujours moins bon que ce que toi tu commandes ?
demandé-jeàVictoria.(Jepiqueauboutdelafourchetteunmorceaudepouletquiressembleà
s'yméprendreàunvieuxverracorni.)Jenesaismêmepassic'estcomestible.
Victoriarit,maiselleexaminemonvisageavecunpeutropd'intérêt.
—Lanuitaétédure?
Jeporteunemainàmesyeux,quejesaisencoregonflésdelarmesetdumanquedesommeil.
—J'aidesallergies.
—Ah,d'accord.
Sontonsuggèrequ'ellenemecroitpas,maisellenem'interrogepasplusavant,etjeluiensuis
reconnaissante.Leréveilaétédurcematin,notammentaumomentdupetit-déjeuner,avecBishopassisà
la table en face de moi, les yeux emplis d'inquiétude et la mâchoire serrée. J'avais envie d'éliminer
l'espaceentrenousetdeleprendreànouveaudansmesbras,delesentirm'envelopper,maisjemesuis
contentéedemangermesfloconsd'avoinedansunquasi-silenceetjesuispartieleplusvitepossibleau
boulot.
—Ehbien,c'esttonjourdechanceparcequenousavonsuneaprès-midipeuchargée,m'annonce
Victoria.Tupourrasrentrerplustôtsitunetesenspasd'attaque.
—Non,non,dis-jebeaucouptropvite.Jevaisbien.Victoriam'adresseunsouriretriste.
—Lemariage,cen'estpastouslesjoursfacile.
J'ouvre la bouche pour protester, mais ça me prendrait trop d'énergie pour aujourd'hui de lui
raconterdescraques.
—C'estvrai.JepensequeBishopauraitétémieuxlotiavecuneautre.
J'ignoraisquej'allaisdireçaavantquelesmotsquittentmabouche.
— Je n'en suis pas convaincue, proteste Victoria. J'ai l'impression qu'il n'est pas mécontent de
cellequiluiaétéattribuée.
—Pourquoidis-tuça?
— Je l'ai croisé à plusieurs reprises depuis que vous êtes mariés. Bishop n'est pas du genre à
montrercequ'ilressent,maisilyaquelquechosedanssonexpressionquandilparledetoi.(Victoria
hausselesépaules.)Jemetrompepeut-être,c'estjusteuneimpression.
Lesjouesempourprées,jemeconcentresoudaintrèsfortsurmasalade.J'aienviequeVictoria
voiejuste,alorsquejedevraisespérerqu'elleaittort.JeneveuxplusparlerdeBishopetmoi.C'estun
véritablechampdeminesavecunmilliondefaçonspossiblesdemedétruire.JedemandeàVictoria:
—Tuesmariée?
Elleneportepasd'allianceetneparlejamaisdemari,maisçaneveutriendire.Lesalliancesne
sont pas faciles à trouver, bien des mariés n'en portent pas. Nous ne possédons pas les matériaux
nécessaires pour en fabriquer, donc les seules bagues disponibles sont celles que les familles se
transmettent depuis la guerre. Peut-être qu'elle est veuve, qu'elle n'aime pas son conjoint ou qu'elle
préfère ne pas mélanger travail et vie privée. Il y a des tonnes de raisons valables qui expliqueraient
qu'elleneparlepasdelui.
—Jel'aiété,déclare-t-elle.Çan'apasmarché.
—Ques'est-ilpassé?
C'estsansdouteunequestionimpolie,maisVictorian'estpasobligéed'yrépondre.Jepenseàun
mariage comme celui de Meredith, même si j'ai du mal à imaginer Victoria prendre un poing dans la
—C
figuresansriposterdanslasecondequisuit.Elleavaleunelonguegorgéed'eau,faitcraquerunglaçon
entresesdentsavantderépondre:
— Il venait de ton côté de la ville, bien sûr. Kevin. (Prononcer son nom semble lui être
douloureux.) On a été marié dix ans, mais je n'ai jamais pu tomber enceinte. (Elle regarde par la vitre
saledelacantine.)Etfinalement,jel'ailaissépartir.
Jenepeuxcachermaperplexité.
—C'est-à-dire?
—Ilvoulaitdesenfants,Ivy.Etjenepouvaispasluiendonner.Jeluiaiditcentfoisquej'étais
prête à signer la requête conjointe de divorce, je savais que le président Lattimer accepterait de la
valider si mon père le lui demandait. Mais Kevin refusait. Et puis, à la cent unième fois, il a changé
d'avis.
Sesyeuxsontbrillantsdelarmesquinecoulentpas.
—Tul'aimais?
Maquestionestpourtantinutile:laréponseselitsursonvisage.
—Pasdèsledépart.Maisilsontbienfaitleurboulotennousassocianttouslesdeux.Onétait
vraimentbonsamis,presquedepuisledébut.Etl'amours'estdéveloppéàpartirdelà.
C'est de cet aspect des mariages arrangés que parlait Bishop quand il disait que, parfois, ils
fonctionnaient. Victoria et Kevin. Stéphanie et Jacob. Des couples qui finissent par s'aimer et ont le
potentieldefonctionnersurlelongterme.Lepourcentagedemariagesréussisestsansdoutelemêmeque
du temps où les gens décidaient qui ils voulaient épouser. Ni meilleur, ni pire. Mais au moins, à
l'ancienne, le choix était fait par les principaux intéressés, qui n'étaient plus des adolescents mal
dégrossisaumomentd'êtreunispourlavie.
—Ils'estremarié?
Victoriaopinedubonnet,lesyeuxrivéssursonassiette.
—IlaépouséunefilledeWestside.Uneàquionn'avaitpasattribuédeconjointquandc'étaitson
année.(Elles'interrompt.)Ilsonteudesjumeaux.
Les jumeaux, c'est rare. Déjà, une naissance unique avec le bon nombre de doigts et d'orteils
méritequ'onlacélèbre,maisalorsdesjumeaux?C'estencoreunautreaccomplissement.Maintenant,je
voisdequielleparle.Jeneconnaissaispassonnom,maisjelevoyaisparfoisaumarché,accompagné
desafemme,entraindepromenerladoublepoussetteavecfierté.Dégingandé,lescheveuxd'unrouxtrès
vif,ilavaitunsourireunpeuétrange.Jamaisjenel'auraisimaginéavecVictoria.
—Tulerevois,desfois?
—Non.(Victoriaposesesrestessurleplateaud'unmouvementunpeubrusque.)Audébut,ona
essayé,maisc'étaittropdur.
—Jesuisdésolée,dis-je.Cen'estpasjuste.
Victoriarit,d'unpetitrireblessé.
— Non, c'est sûr. Mais de nos jours, il n'y a pas grand-chose de juste. (Elle s'arrête un instant
danssonnettoyageettrouvemesyeux.)Onfaittousdumieuxqu'onpeut.Bishopetsonpèreycompris.
—C'estvraimentcequetupenses?(Jebaisselavoix.)DuprésidentLattimer?
—Iln'yapasderéponseévidenteici,Ivy.Peut-êtrequelavisiondetongrand-pèreauraitdonné
demeilleursrésultats,peut-êtredepires.Impossibledesavoir.LeprésidentLattimeretsonpèrenousont
mieuxgardésenviequ'onnel'auraitjamaisimaginé.Onestensécurité,laplupartdutempsonaassezà
manger,notrepopulationaugmentepetitàpetit,personnenenousmetunpistoletsurlatempepournous
forceràobéir.
—Etlesmariages?dis-jed'unevoixtendue.Àmoi,çameparaîtplutôtforcé.
—Peut-êtreàtoi,concèdeVictoria.Maislaplupartdesjeunesgensquimontentsurcettescène
sontheureuxd'yêtre,deprononcerleursvœuxetdemaintenirlapaix.Poureux,c'estunetradition,pasun
devoir.
—Jenecroispasquetousleviventdecettemanière,murmuré-je.Ilssontsimplementeffrayés.
Personne n'ose remettre en question l'ordre établi. Pourtant, on choisit pour eux. Je n'appelle pas ça la
liberté.
— Peut-être qu'on attend trop de la liberté, conclut Victoria en se levant. La liberté, on l'avait
avantlaguerre.Etregardeoùçanousamenés.
Quandjerentreàlamaisonàlafindelajournée,jetombesurlapersonnequej'étaislamoins
préparée à voir : Erin Lattimer. Elle est assise tout au bord du canapé, comme si se caler dans les
coussinsetsemettreàl'aiseétaitau-dessousd'elle.
J'aienviedeluidemandercommentelleestentrée,maisjemeforceàplaquerunsouriresurmon
visage.Unemainsurlapoignéedelaporte,jelance:
—Bonjour.Quefaites-vousici?
Elle se relève et lisse sa jupe gris perle. Comme toujours, elle est apprêtée jusqu'au bout des
ongles.
—Nousavonsuneclé,répond-elle.
Jefermelaporteetlaissetombermonsacàterre.Jedétestel'idéequ'ellesetrouvedanscette
maisonsansmapermission.
— Très bien. Peut-être que la prochaine fois, vous pourrez attendre sur le perron ? Ou nous
prévenirquevousvenez?
Jetrouvequemespropossonttoutàfaitraisonnables,maisMmeLattimerpinceleslèvrescomme
sijevenaisdel'insulter.
—C'estnoté.
—Dequoiaviez-vousbesoin?
MmeLattimercontournelatablebassepours'approcherdemoi.
— L'anniversaire du président approche. (Je lui adresse un regard dépourvu d'expression.) Et
nousorganisonstoujoursunegrandefêtepourlecélébrer.Tun'aspasdûyassister,parlepassé,maisje
pensaisquetuseraisaucourant.
—J'enaientenduparler,maisnousn'avonsjamaisétéconviés.
—Bon,iltefaudraunerobe,ditMmeLattimerd'untonaffairé.
—J'aidéjàunerobe,jel'aiportéelejouroùj'aiépouséBishop.
Jen'aiaucuneenviedelaporterànouveau,maisjerefuselacharitédeMmeLattimer.
—Pascegenrederobe,Ivy.Unetoiletteplushabillée.
(Ellemedétaillesansvergogne.)Etàtataille.
—J'aimecetterobe-là,dis-jejustepourlacontrarier.
— C'est faux, objecte-t-elle. Je t'ai vu tirer dessus pendant tout le temps que tu la portais. Elle
étaittropcourte.
Ellesedirigeverslaported'entréeetl'ouvre,avantdemefairesignedesortir.
—TureprésenteslesLattimer,maintenant,ettuvastemontreràlahauteur.(Ellen'apasbesoin
d'ajouter:«Quetuleveuillesounon.»Jel'entendsdetoutefaçon.)Laplupartdesjeunesfillesseraient
raviesàl'idéed'avoirunenouvellerobe.
Ellemepoussedehors,etjemarmonne:
—Jenesuispaslaplupartdesjeunesfilles.
—Certes,dit-elledansmondos,lavoixcassante.J'étaisaucourant.
—Oùva-t-on?
Unefoissurletrottoir,elletourneàgaucheverslecentre-ville.
—J'aiunecouturièrequiaacceptédenousrencontreraujourd'hui.
LestalonsdeMmeLattimerclaquentfortsurletrottoir.
—Est-cequej'auraimonmotàdiredanstoutça?
—Bienentendu,répondlafemmeduprésident,quimetoisedespiedsàlatête.Tantquetuasbon
goût.
Sonexpressionmesoufflequ'elletrouvecetteéventualitéhautementimprobable.
Il se trouve que c'est une boutique devant laquelle je passe tous les jours pour aller au travail,
maisjen'yaijamaisfaitparticulièrementattention.Aucuneenseignedevant,rienenvitrine.MmeLattimer
doitsonnerpourquenoussoyonsintroduites.
—Trèsexclusif,raillé-jealorsquenousentrons.
L'épouse du président ne répond pas, mais, du bout des doigts, elle appuie un peu plus que
nécessairedansmondospourmepousserdanslaboutiquemaléclairéeoùrègneunefraîcheuragréable.
Desrouleauxdetissusontappuyéscontrelesmursetdeuxfauteuilsrembourrésplacésprèsdelavitrine.
Le mur du fond n'est qu'un immense miroir, excepté une porte tout à droite en partie dissimulée par un
rideau.Lafemmequienémergeestplusjeunequejenem'yattendais.Étantdonnélestyleunpeuaustère
deMmeLattimer,j'imaginaisunevieillefemmedesséchéeauxdoigtsnoueux,affligéed'uncroassementde
sorcière.Maislacouturièreaenvironlaquarantaine,descheveuxnoirscoupéscourtetellearboreun
sourire amical. C'est seulement une fois qu'elle vient vers nous que je remarque le pied à la traîne
derrière elle, et qui lui donne une démarche titubante : à chaque pas on craint qu'elle ne chute. Les
anomaliescongénitalesfontpartiedesséquellesdelaguerrenucléaire.
—Alorsvoicidoncvotrebelle-fille,dit-elle,lesbrastenduspourvenirm'embrasser.(Jereste
raidesoussonétreinte,sanstropsavoircommentréagir.)Jem'appelleSusan.Jesuisenchantéedevous
rencontrer.
—Bonjour.
Jetentedem'extrairedesonaccoladeaussidoucementquepossible.SusanpassedemoiàMme
Lattimer et l'accueille avec tout autant de chaleur. Même si la mère de Bishop est tout sourires, je la
soupçonned'êtreaussienchantéequemoiparcetteeffusion.
—Jevousavaisprévenue,Susan,elleestgrande,commence-t-elle.
Lesdeuxfemmessetournentpourmedétaillerduregard.
—Trèsgrande,confirmelacouturière,quipenchelatêteetcontinueàm'étudier.
—Ellepeutporterunepiècetrèsvoyante,poursuitMmeLattimer.Ellealecorpspourl'assumer.
Peut-êtreunerobesansbretelles?
ElleattendunsignedeconfirmationdeSusan.J'enprofitepourintervenir:
—Jeveuxdesbretelles.
Jepasseraislasoiréeàtirersurlebustierdepeurqu'ilseretrouveauniveaudemataille.Mme
Lattimerhausseunsourcil.
—D'autresremarques,Ivy?
Demeurée silencieuse ne m'apportera sans doute rien de bon et de toute façon, ce n'est pas ma
spécialité.
—J'aimebienleviolet.
La femme du président hoche la tête, comme si ma préférence de couleur avait besoin de son
approbationpourêtreaccordée.D'ailleurs,c'estsansdoutelecas.
—Peut-êtredulilas,Susan?
—Oui,c'estcequejepensaisaussi.
LacouturièremefaitsignedelasuivreetMmeLattimerfermelesstoresdelavitrine.
—Negardezquevossous-vêtementsetvenezparici,meditSusansurletondelaconversation
avantdeseplacerenfacedugrandmurenmiroir.
Jenemesuisjamaisconsidéréecommeparticulièrementtimide,maisilyaquelquechosedansle
faitdemedéshabillerdevantlamèredeBishopquimefaitperdremonsang-froid.Elledoitsentirmon
hésitation,carelleclaquedesdoigtsdevantmoi.
—Oh,franchement,Ivy!Rienqu'onn'aitdéjàvuavant.
J'aienviedeluimordrelesdoigts.Jemedébarrassedemeschaussuresavecbrusqueriesansdire
un mot, j'enlève mon pantalon et mon T-shirt. Mes sous-vêtements noirs font très sombre sur ma peau
pâle.Latêtehaute,jefaisfaceaumiroiretjeluttecontrelarougeurquicommenceàenvahirmoncouet
mesjoues.
Susan lève un doigt et me dit d'attendre, puis elle disparaît derrière le rideau dans son arrièreboutique.J'essaiedenepasm'agiter,maisleregardscrutateurdeMmeLattimerdanslemiroirajouteàma
nervosité.Jenepeuxmedéfairedel'impressionqu'ellemejaugepourvoirsijesuisassezbienpourson
filsunique.Susanrevientenfinavecunelongueurdetissumauvedanslesbras.Elleletientcontrema
poitrineetsemblesatisfaitedesonchoix.L'épouseduprésidents'approche,relèvemescheveux.
—Cettecouleurluivaàmerveille,déclare-t-elle.
—Jesuisd'accord,convientSusan.Peut-êtreunegrandejupe,etuneseulebretelle?
Elleramèneletissusurmonépaule.Ilestplusbeauetplusdouxqueceuxconfectionnésparles
habitantsetvendusaumarché.
—Oùavez-voustrouvécetteétoffe?demandé-je.
—Elledated'avantlaguerre.Elleestmagnifique,non?Nouspossédonsplusieursdizainesde
rouleauxdedifférentstissus.Jeneveuxmêmepaspenseraujouroùilsserontfinis...Aujourd'hui,c'est
difficiled'obtenirdesétoffesd'unetellequalité.
—C'estvraimenttrèsjoli,affirmé-je,sentantleregarddesdeuxfemmessurmoi.
Dèsqu'ellesreprennentleurdiscussionsurlestyledelarobe,jecessedelesécouter.Maintenant
quejesuiscertainedenepasmebaladersansbretelles,jemefichebiendecommentseramatenue.Ilme
fautdoncunpetitinstantpourmerendrecomptequeMmeLattimermeparle.
—Tuesvraimenttrèsjolie,medit-elle,lesyeuxbraquéssurlerefletdutissudanslemiroir.
Vraiment?Jen'aijamaisprislapeined'yréfléchirbeaucoup.Enfin,jesaisquejenesuispas
repoussante,assezdegarçonsm'ontdévisagéepourquejelecomprenne.Maischezmoi,labeautén'était
pasprisée.Personnenefaisaitjamaisdecomplimentssurl'apparence,jen'aieudroitqu'auxmoqueries
deCalliesurmatailleetmescourbes.Cetteabsenced'intérêtpourl'apparencephysiqueétaitunebonne
chose,surbeaucoupdeplans.Pourtant,jetrouvetoutdemêmetristequ'unpèrenedisejamaisàsafille
qu'elleestjolie,nesachemêmepassiellel'estounon.
—Merci...
Susan disparaît à nouveau derrière le rideau avec l'étoffe mauve. Mme Lattimer observe mon
visagedanslemiroir.Ellepassesesdoigtsmincesdansmachevelureetmefaitsursauterlorsqu'elletire
soudainsurunnœudrécalcitrant,envoyantplusieurscheveuxpâlesàterre.
—Tuaslescheveuxdetamère...exactementlesmêmes.Couleurdumielbrut.
S'agit-ild'uncomplimentoud'unemalédiction?Letonparfaitementneutredesavoixm'empêche
deledéterminer.
Cette comparaison constante avec ma mère, depuis peu, commence à me lasser. Je suis d'autant
plusreconnaissanted'avoirBishop,qui,quandilmevoit,nevoitquemoietnonl'ombred'unsouvenir
mortdepuislongtemps.
—Vousaussi,vousconnaissiezmamère?
L'épouseduprésidentm'adresseunsouriresansjoie.
—Unefemmeintelligenteconnaîttoujourssesrivales.
Bon,çarépondàmaquestion...MmeLattimersaitcequ'ilenétaitdelarelationentresonmariet
mamère.Soncœurs'est-ilréjouiquandsarivaleaétéretrouvéependueauchênedeleurjardin,parce
qu'elleenétaitenfindébarrassée?Ous'est-ilbrisé,parcequ'ellesavaitqu'àpartirdecejour,sonmari
seraittoujoursprisonnierdusouvenirdemamère?
—Çavouscontrariequecesoitmoiqu'ilaitépousée,non?demandé-jed'unevoixdouce.
MmeLattimerpousseunlourdsoupir.
—Cequimecontrarie,c'estdelavoirchaquefoisquejetevois.Maisquoiquetuenpenses,je
nesuispasassezinjustepourpenserquec'esttafaute.(Elletriturelesperlesàsoncou,sesyeuxaussi
froidsquedelaglacepilée.)Jeveuxquemonfilssoitheureux.Etsitupeuxlerendreheureux,alorsnous
n'auronspasdeproblème.
Jeremarquequemonbonheuràmoin'entrepasdansl'équation.SijamaisMmeLattimeravaitla
moindreidéedecequejecomptefaireàsonfils,ellen'hésiteraitpasunesecondeàmedétruire.Elleest
sansdoutelaplusimpitoyabledenoustous.
Susanrevientavecdesperles,qu'ellemontreàlafemmeduprésident.Ils'ensuitunediscussion
suruneguirlandeàpasserdansmescheveux.
—Onlesrelèveentièrement?demandeSusan,quiexaminemacrinière.
—Non,peut-êtrepastout,objecteMmeLattimer.Çaluidonneraitunairtropsévère.C'estmieux
sionluilaissequelquesmèchesautourduvisage.
Je la fixe dans le miroir et il me semble que son regard s'est un peu adouci. Mais quand je lui
adresseunminusculesourireenretour,sonexpressionredevientfroide.
—Tiens-toitranquille,Ivy.Onestloind'avoirfini.
Chapitre18
ommelemilieud'étéentamesalentedescenteversl'automne,mavieadopteunenouvelleroutine.Je
me lève tôt et je prends mon petit-déjeuner avec Bishop avant de partir au travail. Le soir, c'est
l'inverse : nous dînons ensemble, puis Bishop se met à bricoler dans la maison. Il trouve toujours
quelquechoseàréparerouàaméliorer.
Certains soirs, je m'installe dans la véranda pour bouquiner. D'autres, je reste avec lui pour le
regarder travailler. Il est efficace, mais jamais pressé. Il reste concentré sur sa tâche du moment. Le
simplefaitd'êtreavecluiapaisemonesprittourmenté.
Noussommesplusàl'aisel'unavecl'autrequ'audébut.Nousabordonsdessujetssansdanger:
monboulot,l'hiveràvenir,lesprojetspourlafêted'anniversairedesonpère.Nousnenoustouchonspas.
Uneabsencedecontactquin'estenrienlesoulagementqu'elledevraitêtre.
Jesaisquemesjoursavecluisontcomptés.Monpèrem'aaccordéletempspromis.Letempsde
venir à bout de ce qu'il demande, de ce qu'il attend. Mais il ne peut pas se permettre d'attendre pour
toujours et je ne peux pas continuer à traîner des pieds. Les trois mois seront bientôt écoulés. Quand
j'imagineCailledansmatête,jelavoislesbrascroisés,entraindetaperdupiedsurlesol.«Allez,Ivy,
ilesttempsdet'ymettre!»Bientôt,jedevraitrouvercommentm'introduiredanslasalledesarmesetlà,
ilseratroptardpourfairemarchearrière.
Mais pour ce soir, j'ai juste envie de manger un bon repas, de converser tranquillement, de
regarderlesyeuxdeBishops'éclairerquandilsourit.Pourtant,lorsquejerentreàlamaison,jenesuis
pasaccueilliepardesodeursdecuisine.Aucunelumièren'estallumée,lespiècessontplongéesdansune
pénombrerougieparlalumièreducrépuscule.
—Jesuislà,m'appelleBishopdepuislavéranda.
Jetraverselacuisineetjeletrouveassisparterre,àcôtédelatablebasseentrelessofasd'osier.
La table est couverte d'une nappe blanche qui tombe jusqu'au sol. Dessus se trouve un assortiment de
viandes,defromage,defruitsfrais,delégumescoupésenbâtonnetsetdetranchesdepain.Auboutse
trouventplusieursbougieséteintesetunpichetd'eau.
—C'estquoi,cefestin?
—Onn'apasétélivrésenblocsdeglace,expliqueBishop.Jemesuisdit,autantnousgoinfrer
avantquetoutnetourne.(Ilcontemplelavérandacouvertedelierre.)Pique-niquemi-dehorsmi-dedans.
Jesouris,j'ôtemeschaussuresetjelerejoins.Jem'assiedsenfacedelui,latablecouvertede
nourritureentrenous.
—Bonappétit!lance-t-ild'untonjoyeux.
Nousnenousencombronspasd'assiettesetfabriquonsdepetitssandwiches,despilesdeviandes
et de fromage, directement sur la nappe. Bishop pousse vers moi la barquette de fraises et après de
faibles protestations, je finis par toutes les engloutir. Une fois notre repas terminé, la majorité des
provisionsadisparu,etcequienrestenepourraitpastrouverplacedansmonestomac.
—Ehbien,jen'enpeuxplus...
Jem'affaissesurlesofaderrièremoi.
—C'étaitl'idée,ditBishop.
—Etlesbougies,c'étaitpourquoi?demandé-jeendésignantlatable.
—Jemedisaisqu'onpouvaitfairecommesionétaitencoloniedevacances.
Jesuisincapablededires'ilestentraindesemoquerdemoioupas.
—Jenesuisjamaisalléeencoloniedevacances.
C
—Jamais?
Jesecouelatête.Monpèren'aimaitpasqueCallieetmoinouséloignionsdeluiaussilongtemps.
Enfin,unepersonnemoinsgénéreusepourraitinterpréterçacomme:iln'aimaitpasquenouséchappions
àsoninfluencetroplongtemps.Entoutcas,jen'aijamaiseuledroitdeparticiperauxcoloniesdansles
boisdestinéesauxjeunesâgésdedixàquatorzeans,pasmêmeuneseulenuit.
—Danscecas,ilvafalloirlesallumer,lanceBishop.
Ils'agenouilleàlatableetallumelesbougies,troisgrossescourtesetdeuxlongues.Ensuite,ilse
rassiedsurlesofafaceàmoietallongeseslonguesjambesàtraversl'espacequinoussépare.Ilposeles
piedsprèsdemoi,sesorteilsàcôtédemahanche.
—Etqu'est-cequetufaisaisencolo?
Mavoixestunpetitpeuessoufflée.Jenesaispaspourquoi.Jen'aipasenvied'yréfléchir.
—Desbêtises,leplussouvent.Tusaisbien...(Bishops'interrompt,unsourireencoin.)Euh...en
faitnon,tunesaispas.
Jeluiadresseunregardmoqueur.
— Le soir, on s'asseyait autour d'un feu de camp et on se racontait des histoires de fantômes.
Parfois,onessayaitdefairetournerunebouteillepourembrasserquielledésignait,maislesanimateurs
n'aimaientpasbeaucoupcejeu.Ilsn'approuvaientpasqu'oncréedesliensentregarçonsetfilles.
C'est la première fois que j'entends Bishop parler des efforts fournis par les adultes pour
empêcher les jeunes de se rapprocher et de tomber amoureux avant la cérémonie des mariages. Les
mariagesarrangéssontbienplusfacilesàvivresilesparticipantsnesontpasdéjàéprisd'unautre.Le
pèredeBishopetmamèreétantlesexemplestypiquesduchaosquipeutendécouler.Sansleregarder,je
demande:
—Et...tut'étaisattachéàquelqu'un?
—J'aijouéaujeudelabouteilledetempsentemps.Quandonarrivaitànepassefaireprendre.
Maisjen'espéraisjamaisquelabouteilledésigneunefilleenparticulier.
Les dernières lueurs du soleil quittent le ciel et les bougies ne chassent l'obscurité que dans un
rayonlimitéautourd'elles.LamoitiéduvisagedeBishopsetrouvedansl'ombre.Nousnousdévisageons
unlongmomentetjesaisquejedevraisposeruneautrequestionoudirequelquechose,n'importequoi,
pour rompre le silence. Mais les mots ne sortent pas. Je ne sens que mon coeur qui galope dans ma
poitrine.
—Entoutcas,jepréféraisactionouvérité,finitpardireBishop.
—C'estquoi,ça?
Jeprendsunegorgéed'eaupouréclaircirmavoix.
—Tun'asjamaisjouéàactionouvérité?
Bishopestsiétonnéquesessourcilsrisquentdedisparaîtredanssescheveux.
—Ilyabeaucoupdejeuxquejeneconnaispas.Mafamillen'étaitpastrèsjoueuse.
—C'esttrèsfacile,m'expliqueBishop.Quandc'esttontour,tuchoisissoitaction,soitvérité.Si
c'estaction,jetedonneundéfiquetudoisréalisersouspeinedeperdre.Sic'estvérité,jeteposeune
question et tu dois y répondre avec sincérité, sinon tu perds. (Il me sourit, une lueur amusée dans les
yeux.)Tuveuxjouer?
Alorslà,c'estunetrèsmauvaiseidée,àtoutpointdevue,maisquandj'ouvrelabouche,c'estun
ouiquiensort.Jeprécise:
—Maisc'esttoiquicommences.
—D'accord.(Bishopfixeleplafondcommes'ilpesaitlepouretlecontre.)Vérité.
Vérité.Jepeuxluidemandern'importequoi,etenthéorie,ildevraitrépondreentoutesincérité.Il
y a une tonne de choses que je veux savoir à son propos et une tonne de façons dont ces réponses
pourraient me blesser. Je devrais m'excuser et aller au lit, mais j'ai passé trop de temps à réfréner ma
curiositéàsonégard.Monenviedeleconnaîtresurpassetout,mêmelebonsens.Ilmefautaumoinsm'en
teniràdesquestionsinsignifiantes.
—Combiendefillesas-tuembrasséesenjouantaujeudelabouteille?
Jeriscommes'ils'agissaitd'uneblague,maismonriresonnefaux.
—Çadépend,répond-il,unpeuamusé.Onparled'unvraibaiseroud'unpetitbisouvitefait?
—D'unvraibaiser.
Jeneluiavouepasquepourmoi,baiseretbisou,c'estlamêmechose,sachantqu'endehorsdela
tentativedésastreusesursonépaule,jen'aijamaisembrasséautrechosequelajouedemonpèreetcelle
deCallie.
Laminesérieuse,ilplongesesyeuxvertsdanslesmienscommes'ilessayaitdedevinercequise
cachederrièrelaquestion.
—J'aiembrassétroisfillesdansmavie.Unequandj'avaistreizeans,aujeudelabouteille.Une
autreencoloquandj'avaisquatorzeans,avecunusageunpeuexcessifdelalangue.
Jeris,etcettefoiscen'estpasforcé.
—Latienneoulasienne?
Bishoplèvelesdeuxmainscommes'ilserendait.
—Jeplaideledroitdegarderlesilence.
À présent je m'esclaffe et Bishop affiche une expression très étrange. Comme s'il venait
d'apprendre la plus merveilleuse nouvelle au monde, un large sourire se dessine sur ses lèvres, tel un
rayondesoleil.Entredeuxéclatsderire,jeparviensàluidemander:
—Qu'ya-t-il?
Ilsourittoujours.
—Rien.
—Tunem'aspasparlédutroisièmebaiser,luirappelé-je.
—C'étaitilyadeuxans.Justeavantquejedoiveépousertasœur.Unefilledemonécole.Etily
aeuplusd'unbaiser.
—Tropdelanguepourceux-làaussi?
—Non,ceux-là,c'étaitbeaucoupmieux.
Cesmotsmefontl'effetd'unelamederasoirsurlapeau,alorsquejesaisquejen'enaiaucun
droit.Ilnemeconnaissaitmêmepasàl'époque,etdetoutefaçon,cequ'ilaressentipouruneautrefille
nedevraitpasimporter.
—Elleteplaisaitbeaucoup?
J'aiaussitôtenviedemedonnerdesgifles.Bishopn'hésitepaslongtempsavantderépondre:
—Pasautantquetoi.
Savoixgraveestégale,sonregardnequittepaslemien.Iln'estpasgêné.Pasnerveux.Sûrdelui
etdirect.Etvoilà.C'estcequej'aienvied'entendredeluidepuisdessemainesmaintenant,etcequejene
peuxabsolumentpassupporterd'entendrenonplus.
—Bishop...
Ilmecoupe:
—Tun'avaisdroitqu'àunequestionettum'enasposéunecentaineenviron.Àtontourdepasser
surlegril.Actionouvérité?
—Vérité.
Jesaisquejedevraisdireaction.Maisjenesuispasunetêtebrûléepourrien.Jemeprépareàne
pas pouvoir répondre en toute franchise. Une question sur mon père ou sur ce que ma famille pense
vraimentdelasienne.Maisenfait,ilsouritetmedemandecombiendegarçonsj'aiembrassés.
C'estunequestionfacile,maisj'aiunmalétonnantàmerésoudreàrépondre.J'envisagedementir,
maisavectouslesautresmensongesetomissionsquitourbillonnententrenous,ilmeparaîtcorrectd'être
honnêtequandc'estpossible.
—Aucun,finis-jepararticuler.
Jenebaissepaslesyeux,maismesjouesrosissentetj'espèrequelalumièredelabougienele
montrepas.Bishopneritpasetnesemoquepas.Ilfaitjusteunsignedetête.
—Parmanqued'occasionsoumanqued'envie?
—Lesdeux,jesuppose.
Horsdequestiondeluiavouerqueleseulgarçonpourquij'aiejamaiséprouvédel'intérêtmefait
face.Bishopouvrelabouche,maisjeparleavantlui.
—Tuavaisdituneseulequestion,tuterappelles?Actionouvérité?
—Jediraisbienaction,maisj'aipeurquetum'ordonnesdemedéshabilleretdefaireletourde
lapièceengloussantcommeunepoule,ouunautredéfidanslegenre.
Jemanquederecracherlagorgéed'eauquej'étaisentraind'avaler.
—C'étaitça,lesactionsquevousvousdonniezàfaireencolo?
—Engros,oui.Qu'est-cequetuveux,onavaittreizeans...
—Alors,encorevérité?
—C'estsansdoutemoinsrisqué.
Moins risqué. Je réfléchis un instant à ce que j'aimerais savoir. C'est-à-dire une ribambelle de
choses.Lesplusimportantes:cequ'ilpensevraimentdesmariagesarrangés,cequ'ilressentpourmoi,ce
qu'ilrêvedefairedesavie.Lesbanalités:sacouleurpréférée,sonplatpréféré,commentils'yprend
pouravoirlescheveuxaussidoux.Desquestionsbêtesetsansintérêt.
—C'étaitcomment,degrandirdanstamaison?
J'aibeauessayer,jen'arrivepasàimaginerBishopcourirdanscescouloirssombres.Peut-être
qu'être élevé dans la maison du président est ce qui l'a poussé à aimer autant la nature, à toujours
rechercherlalumièreàtraverslefeuillagedesarbres.
—Solitaire,répondit-ilsanshésiter.
Moncœurseserre,pasparpitié,maisparcequejecomprends.J'aibeauavoirunesœur,j'aiété
solitairetoutemavie.
—Monpèreesttoujoursoccupé,toujoursconcentrésurl'extérieur,surcequisepasseàWestfall.
Et ma mère... (Il se passe une main dans les cheveux.) C'est difficile. À mon avis, elle espérait que je
puissecomblerlevidequilaséparedemonpère,etquandelleacomprisquecen'étaitpaslecas...(Sa
voixfaiblit,empreintedetristesse.)Jesuissûrqu'ellem'aime,maisellenemel'ajamaismontré.Etc'est
horriblepourunenfant,tuvois?Tuastoujoursl'impressiondedevoirgagnercetamour,aulieudele
recevoir, sans conditions. Quand j'étais plus jeune, ça me mettait souvent en colère, et puis je me suis
renducomptequecegenrederéactionnechangeraitrienàlasituation.Pourfinir,j'aiarrêtéd'essayer.
—Oui,jecomprends.
J'aimerais bien qu'il m'apprenne comment arrêter. Moi, je suis toujours prisonnière du même
cercle:jedésirel'affectiondemonpère,maisjerefusedefairecequiestrequispourlagagner.Bishop
mefixeetquelquechosesepasseentrenous,quelquechosequitournoieetseformedansl'airhumideet
immobile.Çameterrifie.Ilmeterrifie.Maiscettefoisjenepeuxmerésoudreàlefuir.
—Vérité.
J'aichuchoté,carjenefaispasconfianceàmavoix.
—Est-cequetuavaispeurdemoi,lepremiersoir?medemandeBishop.
Saquestionmesurprend,toutcommesonfrontplisséetsonregardsérieux.
—Oui.
Aucuneraisondementir.
Uneombrepassesursonvisage.
—Jen'auraispas...Jenet'auraispastouchée,Ivy.
Pasforcée.
—Jesais.Maintenant,jelesais.
—Moinonplus,jen'étaispasprêt,avoue-t-il.
À présent, c'est à son tour de paraître mal à l'aise, et ses joues virent à l'écarlate dans la
pénombre.Jenel'aijamaisvuhésitantavant,luiquiesttoujourssiposé.
—Cen'estpasparcequejesuisungarçonque...(Ilbaisselesyeux.)As-tuencorepeurdemoi?
J'ailabouchesècheetl'impressiond'avoirunegrossepierreauxbordsaiguiséscoincéedansla
gorge.
—Non.
Cen'estpastoutàfaitlavérité.Jen'aipluspeurqu'ilmetouche.Jesuisterrifiéeparledésirqu'il
le fasse. Ses yeux, sombres à la lumière de la bougie, brûlent les miens. J'ai l'impression qu'il va se
rapprocherdemoi.J'ignoresic'estcequejesouhaiteoucequim'effraie.Ilyadel'électricitéentrenous,
maisBishopnebougepas.
—Jecroisquec'estmontour,dit-il,lavoixgraveetrauque,commesiluiaussiavaitlagorge
nouée.Vérité.
—Encore?(Jetentedesourire,maiséchouelamentablement.)Onn'estpastrèsdouésenaction,
jetrouve.
— La vérité est plus intéressante, répond-il. N'importe qui est capable de faire la danse des
canardstoutnu.
—Pourquoim'as-tuchoisie,moi,aulieudemasoeur?
Jenem'étaispasaperçueàquelpointcettequestionmetaraudaitjusqu'àenfinlaposer.Bishop
m'adresseunsouriremoqueur.
— Ça m'étonne que tu aies mis si longtemps à la poser. Je croise les bras devant la poitrine,
commepourmefaireunearmure.
—Alors?
— Ma mère fait du bénévolat à l'hôpital, deux jours par semaine. Elle donne un coup de main
dans les services qui en ont besoin. (Mon impatience doit se lire sur mon visage, parce qu'il lève une
main.) Attends un peu, je t'assure que c'est important pour l'histoire. (D'un geste, je lui permets de
poursuivre.)Parfois,jel'accompagnais,surtoutplusjeune.Unjour,quandj'avaisàpeuprèsquatorzeans,
je passais la matinée là-bas avec elle. Les portes se sont ouvertes et je ne voyais pas trop ce qui se
passait, mais j'ai entendu de l'agitation. Quelqu'un pleurait, une autre personne criait et appelait un
médecin.Quandj'aienfinpujeteruncoupd'œil,j'aivuunefilled'àpeuprèsmonâgeauxlongscheveux
noirsquiappelaitàgrandscris.L'unedesinfirmièresm'atapotél'épauleetm'adit:«C'estlafillequetu
vasépouserunjour:CallieWestfall.»
Àcesmots,jeressensunevivedouleurdanslapoitrine:jenesupportepasl'idéequ'ilauraitpu
épouser ma sœur. Elle ne lui aurait pas convenu. Elle ne l'aurait pas compris. Elle n'aurait même pas
essayé.Bishoprelèveunejambeetpassel'avant-brassoussongenoureplié.
— Je me rappelle l'avoir regardée un long moment et avoir tenté d'imaginer toute une vie avec
elle.Etlà,elleafaitunpasdecôté,etj'aiaperçuuneautrefille,plusjeune,avecdesbouclescouleur
mieletdegrandsyeuxgris.Elleavaitlevisagestriédelarmesetunegrandeplaiesurlebras.
Sesyeuxsedirigentversmescicatrices.
—Moi,dis-jedansunsouffle.
Bon,biensûrquec'étaitmoi,quiaurait-cepuêtred'autre?
—Toi,confirmeBishop.
Lemotsedérouledansl'aircommeunepromesse.Commequelquechoseàquoim'accrocher,si
seulementj'avaislecouragedel'attraper.
—Jenevaispastementiretprétendrequec'étaitlecoupdefoudre,poursuit-il.Maisc'étaitdela
fascination. Tu étais blessée, terrifiée, mais tu restais brave, avec un air de défi dans les yeux. Ils
brillaient quand tu parlais de ce chien. Ton visage montrait exactement ce que tu ressentais, mais ces
sentiments-là étaient inattendus. Comme le jour du mariage, quand tu as tout fait pour m'éviter. (Il
esquisseunsourire.)Lespoingsserrés.(Bishopmedévisageouvertement.)S'ilfallaitquejememarie,je
voulaisépouserunefillequeçam'intéressaitdeconnaître.Tuesfacileàdéchiffrer,Ivy,maistonlivreest
compliqué.Voilàpourquoijet'aichoisieàlaplacedetasœur.
J'ail'estomacsensdessusdessous.Moncœursebrise,maissesmillionsdepetitséclatsenflent
de bonheur. Je n'arrive pas à respirer, mais je peux toujours sentir, chaque nerf dans mon corps est en
alerterouge.SiBishopmetouchaitmaintenant,ilsepourraitquejemedésintègre.Ouquejem'envole
verslesétoiles.
—Cejour-là,tum'asfasciné,medéclareBishopd'untondoux.Ettumefascinestoujours.
Toutemavie,j'aisouhaitépouvoirrevenirenarrièreeteffacercettesatanéemorsuredechien.
Restermaîtressedemoi-mêmeetnepasmefairemordre,nepashériterd'unetraceindélébiledemon
impulsivité. Ces cicatrices argentées sont un rappel constant de la déception que je peux susciter. Et
pourtant, Bishop leur donne une tout autre signification. Une médaille d'honneur. Un témoignage de ma
force. Une source de fascination. Il ne condamne ni mon tempérament de fonceuse ni mon incapacité à
masquermesémotions.Mespirestraitsdepersonnalitédeviennentlesmeilleurs.
—Action,dis-je.
Je me déplace avant même que mon cerveau enregistre le mouvement et je me retrouve
agenouilléesurlesolduràcôtédeBishop,sanssavoircommentj'ysuisarrivée.Monvisageàquelques
centimètresdusien.Jeposeunemainsurlesofaàcôtédesatêtepourretrouverl'équilibre.
—Qu'est-cequetufais?demande-t-ilàvoixbasse.
—Chut.(J'ailagorgenouée.)Sijenemeconcentrepas,jevaismedégonfler.
Amusé,ilrépond:
—Jenet'aipasencoredonnédedéfiàréaliser.Jeprendsunegrandeinspiration.
—Ledéfi,c'estmoiquimelesuisdonné.
Etjel'embrasse.
Ses lèvres sont plus douces que je ne l'avais imaginé, le dessous de son nez rugueux. L'espace
d'une seconde, il ne bouge pas et j'ai le temps de penser que j'ai fait une énorme erreur, le regret et
l'embarrasenflentenmoicommedusangquiseprécipiteàlasurfaced'uneblessure.Maisaumomentoù
jem'apprêteàreculer,ilemmêlelamaindansmescheveuxetmerapprocheencore.
Cen'estpasunbaiserdoux,pashésitantcommej'auraiscruqueseraitmonpremierbaiser,bouche
chaste et lèvres sèches. Non, c'est effréné, c'est brut d'émotions, c'est approximatif. Comme si, chaque
fois que j'ai senti cette vague de chaleur en sa présence les semaines passées et que je l'ai niée ou
refoulée,ellen'avaitpastaricommejel'avaiscru.Elleestrestéevivanteenmoi,àbrûler,àgrandir,età
présentelleexplose,trophautepourêtrecontenueparmoncorps.Jeseraisgênéeparmafrénésie,sije
nelesentaispasaussiimpétueuxquemoi.
Ilmerenverseenarrière,àterre,etleplanchermegriffelàoùmonhauts'estretroussé.Bishop
pèsesurmoi,songrandcorpslogéentremesjambes,sesmainsperduesdansmescheveux.Jel'embrasse
jusqu'ànepluspouvoirrespirer,jusqu'àdevoirreculeràmoinsdemourirétouffée.Etencore...difficile
desavoirquelleoptionjepréférerais.
Ilrespireaussifortquemoi,sonvisageau-dessusdumien.Jelèveunemainet,dudoigt,jetrace
lalignedesonsourcil,puisjedescendsetpasselamainsursabouchegonfléeparnosbaisers.
—Désolé,ilestpossiblequ'ilyaiteuuneutilisationexcessivedelalangue,murmure-t-iltout
contremapeau.Apparemment,jen'aipasbienapprismaleçonencolo.
J'éclatederireetluiaussi.Ilplacelevisageaucreuxdemonépaule,sonsoufflemechatouille.
Jeluicaresselanuque,jefaispassersescheveuxcourtsentremesdoigts.
—Cen'étaitpasexcessif.Jenesuispasunegrandespécialiste,maisçam'aparuparfait.
Ilritencore,faisantnaîtrelachairdepoulesurmapeau.Jemurmure:
—Çafaisaitlongtemps...Çafaisaitlongtempsquej'avaisenviedelefaire.T'embrasser.
Ilm'estplusfaciledeprononcercesmotssachantqu'ilnemeregardepas.Ilrelèvelatête.
—Moiaussi.(Ilm'embrasseànouveau,cettefoisplusdoucement.Ilapasséunemainderrière
moncouetjemecambresoussescaresseslégères.)Moiaussi,répète-t-ilcontremeslèvres.
Cesbaisersdurentencoreetencore,meplongentdansuneléthargieaulieudem'embraser.Mais
lerésultatfinalestlemême.Ilestaussiprochedemoiquepossible,soncœurbatcontremapoitrine,ses
jambessontprisesdanslesmiennesetiln'esttoujourspasassezprès.Pourunefois,monesprittourmenté
setait.Iln'yaquelesbougiesetleurlumièrevacillante.Lasenteurdel'herbefraîchementcoupéeaudehors.Lefantômed'unebrisedanslesarbres.LeslèvresdeBishopsurlesmiennes.
Chapitre19
ictorian'auraitpaspumieuxchoisirsonjourpourmedonnermonaprès-midi.Entrel'épuisementpur
etsimpleetlasoiréedelaveilleavecBishopquejenecessederevivredansmatête,jen'aipaspu
meconcentrerdelamatinée.J'aifiniparm'écroulerdansmonlitpasséminuit,aprèsencorequelques
baisersdanslecouloir.Ensuite,jesuisrestéeéveilléelamoitiédelanuit,bientropconscientedufait
qu'ildormaitdel'autrecôtédumur.
Sur le chemin du retour, je décide de passer à la bibliothèque du président Lattimer pour
emprunterdenouveauxlivres.Commeunconseilmunicipaldoitseteniraujourd'hui,jedevraisparvenir
à l'éviter. Quant à Erin, si elle se rend compte que je suis chez elle, elle risque de s'éclipser. Ça
m'étonneraitqu'elleaitenviedetombersurmoiparhasard.Entoutcaslaréciproqueestvraie.
J'entreaveclecodequeBishopm'adonnéilyadessemaines.Commechaquefois,levestibule
est sombre et sans vie. Je referme la porte et j'attends un instant, aux aguets. Pas un bruit. « Étape 4 :
trouvelescodes»,mechuchotelavoixdeCallie.Cetteétape,jenecessedelarepousser,maislà,jen'ai
aucune excuse valable : la maison est vide. Sur le mur, à côté de la porte du bureau du président, se
trouveunpavénumérique.Moncœurbatsifortquej'enaipresquelatêtequitourne.Jedoisprendreune
profondeinspirationpourmecalmeravantd'avanceràpasdeloupdanslecouloir.Jeneconnaispasle
codedubureau,maispeut-êtreest-celemêmequeceluidelaported'entrée.Lamainlevée,jem'apprête
àessayerquanddeschaisesraclentlesolàl'intérieur,accompagnéesdevoixmasculines.L'uned'elles
ressembleàcelledeBishop.Jerecule,jemeretourneetjecourssurlapointedespiedsmeréfugierdans
labibliothèque,dontjelaisselaporteentrebâillée.
Je ne vois rien, mais j'entends un battant s'ouvrir et une tonitruante voix d'homme, que je ne
reconnaispas:
—Alors,quandest-cequetufaisdetonpèreungrand-père?
MêmesiBishoprépondd'untontranquille,j'entendsqu'illefaitlesdentsserrées:
—Çanefaitmêmepastroismoisqu'onestmariés.Soninterlocuteurs'esclaffe.
—Sijemesouviensbien,quandj'avaisdix-huitans,troismoisauraientlargementsuffi.(Autre
éclatderire.)Pasvrai,m'sieurleprésident?
—Jesuissûrqu'ilsytravaillent,répondM.Lattimer.
J'entendsungrandbruitdeclaque.Unetapedansledos?J'espèrequecen'estpaspourBishop,il
déteste ça. D'autant plus si le geste vient d'un des bons copains de son père. Le conseil municipal
d'aujourd'huiadûsedéroulerici.
Laported'entréeseferme.Sont-ilspartis?J'avanceuntoutpetitpeu,etànouveau,leprésident
parle:
— Mike n'a pas tort, dit-il. (Leurs voix s'éloignent de moi.) Ta mère adorerait avoir un petitenfant.
Unepause.Jecroisqu'ilsontarrêtédemarcher.
—Ellen'aqueseizeans,rétorqueBishopd'unevoixirritée.
Ilmefautunesecondepourcomprendrequ'ilparledemoi.
—Justement,Bishop,c'esttoutl'intérêt.Pluslesparentssontjeunes,meilleurestlerésultat.Tule
sais.Tamèreetmoi,onn'avaitquedix-septansquandtuesné.(JeperçoislesouriredeM.Lattimerdans
savoix.)Ettuesparfait.
Bishoppousseungrandsoupir.
—Jenesuispasparfait,papa.
V
Sonpèreglousse.
—Presque,doncçacompte.
JesavaisqueBishopsubissaitlepoidsdesattentesdesonpère,demêmequemoiaveclemien.
Le président pense qu'il est parfait. Mon père m'estime bourrée de défauts. Mais nos fardeaux sont
similaires. Bishop doit toujours se montrer à la hauteur d'un idéal impossible, tandis que moi, je dois
constammentprouverquejesuisplusqu'unesimpledéception.Enest-ilaussilasquemoi?Leprésident
Lattimerbaisselavoix,etjedoisfairequelquespasdepluspourl'entendre.
—Vousessayez,non?Toutvabiendanscedomaine?Ausondesavoix,jecomprendsqu'ilest
gêné d'aborder le sujet. Si je n'étais pas aussi en colère, j'en rirais sûrement. Mais j'ai plutôt envie de
surgirdanslevestibulepourluicrierdesemêlerdesesaffaires.
—Toutvabien,répondBishop,impatient.Maispeut-êtrequenousnesommespasencoreprêtsà
avoirdesenfants.(J'entendslaported'entréeserouvrir.)Ivyaussiasonmotàdire,tusais.Ils'agitaussi
decequ'elleveut,elle.
—Oui,biensûr,faitM.Lattimerd'untonquidémentclairementsesparoles.
—Detoutefaçon,ajouteBishop,nousavonstoutnotretemps.
—Moinsquetunecrois,ditleprésidentd'unevoixtriste.Ilyatoujoursmoinsdetempsqu'onne
croit,Bishop.Alors,nelegaspillezpas.
La porte d'entrée claque. Les pas du président se dirigent vers moi. Je m'aplatis contre le mur,
maislesons'arrêteavantd'atteindrelabibliothèqueetunautrebattantseferme.
M. Lattimer est retourné dans son bureau. Je sors de la bibliothèque sur la pointe des pieds, je
parcourslecouloirpuisjequittelamaisonavantquequelqu'und'autren'apparaisse.
J'emprunte le chemin le plus long pour rentrer à la maison, ce qui me permet de chasser
l'adrénalineenexcèsdansmesveines.J'auraissansdouteputrouverunprétexteexpliquantmaprésence
devantlebureauduprésident,maisj'aiquandmêmebienfaillimefaireprendre,etjen'enmenaispas
large.Rienqu'àl'idéededevoirréessayer,j'enaidessueursfroides.
Quand j'arrive chez nous, le silence règne dans la maison, Bishop est sans doute ailleurs. Mais
soudain des bruits d'éclaboussure m'attirent dans la véranda, d'où j'aperçois Bishop, agenouillé dans
l'herbe,occupéàlaverdesdrapsdanslebaquetenmétal.Commed'habitude,ilamistropdesavonetla
mousseadébordéparlescôtés,décorantlapelousedefloconsdeneigeminiatures.Jel'observequelques
instants avant de descendre les marches de la terrasse. C'est une belle journée, pas aussi chaude que
celles des semaines précédentes, mais le soleil est haut dans un ciel pastel parsemé de nuages blancs.
Desjourscommecelui-là,ilestdifficiledecroirequ'iln'yapassilongtempsnousavonsfaillianéantir
lemonde.
—Tumetsducœuràl'ouvrage!
Ilsursauteetsamainheurteuncôtédubaquet.Illèvelesyeuxversmoienagitantlesdoigts.Je
luienvoieunsouriretimide,unemainenvisièrepourmeprotégerdusoleil.J'ignorepourquoijesuissi
nerveuse,maistoutestunpeuchangédepuisquenousnoussommesembrassés.Maintenant,jesaisquel
goût il a, je connais la sensation de sa peau sous mes mains. Ça ne devrait pas faire une si grande
différence,etpourtant...Àprésent,noussommesplusquedescolocataires.Plusquedesamishésitants.
—Turentrestôt,dit-il.
— Il n'y avait pas grand-chose à faire au tribunal. Victoria m'a dit que je pouvais profiter de
l'accalmie.Bishopmesourit.
— Eh bien, viens donc mettre à profit ce temps libre. Je laisse mes chaussures en bas des
marches.
—Tuastoutrincé?
—Oui,iln'yaplusqu'àétendre.
Ilsoulèveundemessoutiens-gorgeetjeleluiarrachedelamain,lesjouesécarlates.
—Bon,jem'occupedesdraps,dit-ilenétouffantunrire.
Jem'efforcedeluiadresserunregardsévère,quemonsourirevientcomplètementsaboter.
—Bonneidée!
Bishopenestaudernierdrapquandjelerejoinspourl'aider,unepinceàlingedanslaboucheet
uneautreàlamain.
—Etvoilà,dis-jeunefoisquetoutestenplace.
Jelisseledrapquiclaquedanslevent.Entrelesdeuxfilsàlinge,undrapdepartetd'autre,nous
sommescommedansunniddouillet.Nousavonsbâtiuneforteresseencoton.
Bishopsetientfaceàmoi,assezprèspourquejedistinguechaquepaillettevertfoncédansses
yeux.
—Vienslà.
L'émotion dans sa voix me surprend. Il est un peu essoufflé, comme moi, et d'une beauté
ahurissante qui me noue la gorge. Je lui tends la main et il m'attire tout contre lui. J'enlace mes doigts
derrièresanuque.Jesuisassezgrandepournepasavoiràmehaussersurlapointedespieds,ilmesuffit
d'inclinerunpeulatêteetseslèvressontjustelà.
Mon corps palpite contre le sien comme une corde tendue, ma bouche ne se détend pas comme
hier soir. Il presse un instant une main dans mon dos, puis relâche sa prise. Il me laisse l'occasion de
m'écarter.Jesaisquejeledevrais.Etàunmomenttoutpourraitarriver,maisjel'étreinsencoreplusfort.
J'entrouvreleslèvres,samainseresserresurmanuque.Unpetitsoupirs'échappedemaboucheetille
recueilledanslasienne.
Cesbaisersdevraientêtremoinsenfiévrés,àlalumièredujour,deboutl'uncontrel'autreetnon
pasallongés.Enfait,c'esttoutaussirenversant.Entourésdesdrapsdulitoùjedorstoujoursseule,le
soleilsansmercibrûlantnosépaules,noussavouronsuncontactquiparaîtencoreplusintimequedans
l'ombredelaterrassefermée.Peut-êtreparcequenouscommençonstoutdoucementànousdécouvrirl'un
l'autre.
Quandilreculeunpeu,jegardelesyeuxfermés.Derrièremespaupièreschaufféesparlesoleil,
jevoisunebrumedorée.Ilprendmonvisageentresesmains,caressemespommettes.
—Etcettejupequetuportes?chuchote-t-il.Ettonhaut?Ilfaudraitpeut-êtrelesmettreàlaver
aussi?Tusais,pournepasgaspillerl'eau...
Ildescendlesmainspourm'agripperlégèrementleshanches,passeundoigtsousl'ourletdemon
chemisierpourtrouvermapeaunue.
J'ouvrelesyeuxetjesaissansmêmemevoirqueleurlumièregriseestrayonnante.Jeposele
frontaucreuxdesonépaule,etmonrirejaillit.Jesens,plusquejen'entends,unevibrationsatisfaitequi
émane des profondeurs du torse de Bishop. Il garde les lèvres dans mes cheveux. Je suis contente de
restercommeçaetluiaussisembleheureux.Etnousrestonsainsi,ungarçonetunefilledanslesbrasl'un
del'autre,entrelesdraps.
Chapitre20
aintenant,jerêvedelui.Presquetouteslesnuits.Pasdebeauxrêvesoùilmefaitrire,m'embrasse
oumetouchedesesmainspuissantes.Non,desrêvesoùjelepoignarde,oùjeluilogeuneballe
danslacervelle,oùjel'étouffedanssonsommeil.Touteslesvariationspossiblessurl'horreurque
jesuissusceptibledeluiinfliger.Jemeréveilledansdesdrapshumidesdesueur,lecoeurbattant.Dans
cesheuressombresdelanuit,quandlamaisonetsilencieuseetqu'ildortdel'autrecôtédumur,jesais,
auplusprofonddemonâme,quejenepourraipasletuer.Quejepréféreraismourirmoi-mêmeplutôtque
d'êtrecellequil'exécute.Maispourautant,jenesaispassijepeuxlesauver.
Auboutd'unebonnedizained'essayages,tousavecErinLattimerdansmespattes,marobepour
l'anniversaireduprésidentestenfinprête.Pourtoutuntasderaisons,jesuisnerveusedevoircejour
arriver. Ma tenue ne représente qu'une petite part de cette anxiété. Je sais que je serai sous le feu des
projecteursentantquenouvellebelle-filleduprésident.Toutlemondeseraàl'affûtdumoindredemes
gestes,demeséchangesavecBishop.
Ilsguetteronttousunfauxpasdemapart.MonpèreetCallieserontaussiprésents.Ilsnem'ont
pas contactée depuis le soir où j'ai appris le suicide de ma mère, mais je sais qu'ils veulent la
combinaisondelachambreforte.Ilnerestequequelquessemainesavantladatelimite.Unegrandefête
chezleprésidentLattimer,c'estsansdoutemameilleurechancedetrouverlescodes.
Maisau-delàdetoutescesinquiétudes,ilyalesimpledésird'êtrebelledanscetterobe.Devoir
levisagedeBishops'illuminerquandj'entreraidanslapièce.C'estunepertedetemps,maisjenepeux
m'empêcherd'imaginercemoment.Tuesridicule,Ivy!Puis,cinqminutesaprèsm'êtreréprimandée,je
replongedanscettemêmerêverie.
Au matin du jour J, l'air est lourd, le ciel chargé d'averses. Une grande partie de la soirée
d'anniversaireestcenséesedéroulersurlaterrassedederrièreetdanslejardin,maisj'imaginequece
temps pluvieux n'effraie pas Erin. Elle est le genre de femme à estimer que les choses se passeront
commeellel'aprévu.Ainsi,jenesuispasvraimentsurprisequandjevoisenfind'après-midilesnuages
noirslaisserplaceausoleil.LetempsseplieàlavolontédeMmeLattimer.
Aprèslerepasdemidi,Bishopestàpeinesortiqu'unefemmequejeneconnaispasarrive,soidisant pour m'aider à m'habiller et me coiffer. Je pourrais protester, mais je m'en abstiens. Il me faut
choisirmescombats,etcelui-cin'envautpaslapeine.Etpuisilfautbienledire...j'aienvied'êtrejolie.
Maisjamaisjenel'avoueraisàvoixhaute.Àpersonne.
Laura,lafemmevenuemedonneruncoupdemain,refusequejemeregardedanslaglaceavant
qu'elle ait terminé. Cependant elle accepte sans sourciller de ne pas relever entièrement mes cheveux.
Enfin,sansdoutenefait-ellequesuivrelesconsignespréalablesd'Erin.Larobeestunevéritableœuvre
d'art,etjenesuispassûred'êtreàlahauteurd'unetellemerveille.Maisunefoisquej'ensuisrevêtue,
Laurajointlesmainsdevantsaboucheetdéclareavecungrandsourire:
—C'estparfait!
Ellemeretourneversmonreflet,puiss'efface.J'avaispeurdenepasmereconnaître,pourtantj'ai
toujoursl'airdemoi.Jesuissimplementplusélégante.Lehautdemescheveuxestrelevé,maislereste
descend toujours jusqu'au milieu de mon dos, même si mes boucles d'ordinaire rebelles sont lisses et
brillantes.Maisc'estlarobequimecaptivevraiment.Plusprèsducorpsquejenel'auraiscru,ellen'est
pas pour autant moulante, le jupon flotte à partir de mes hanches et frôle le sol. Mon épaule droite est
M
dénudée, la gauche un peu couverte par le tissu mauve plissé. Je n'ai jamais possédé de robe
confectionnéeàmamesureetnoncelledemasœur.Danscelle-ci,jemesensbien.Jen'aihontenidema
grandetaillenidemescourbes,jen'aiaucuneenviedelesdissimuler.Cesoir,jevoisunejoliefilledans
lemiroir,biendanssapeau,etj'espèrequeBishoplaverraaussi.
C'estseulementlorsquej'entendslavoixdeLauradepuisl'extérieurdelamaisonquejeremarque
qu'elle a quitté la pièce. Le timbre grave de Bishop lui répond. Je me détourne du miroir, hésitante.
Devrais-jeresteroùjesuis?Allerleretrouverdehors?Monpoulss'emballe,mespaumesdeviennent
moites.J'imaginequec'estainsiqu'unevraiemariéedoitsesentirlejourJ,cequinefaitqu'ajouteràmon
anxiété. Bishop m'épargne la décision en apparaissant sur le seuil de la chambre. Il s'arrête dès qu'il
m'aperçoit,et,d'unairdétaché,s'appuiecontrelechambranledelaporte.Sonregardparcourtmoncorps
dehautenbas,puisdebasenhaut.Ilporteuncostumenoiretunechemisedecetissublancconvoité,
déboutonnée en haut. Pas de cravate. Je me souviens du jour de notre rencontre : j'avais détaillé son
visage,cataloguésestraitsavecuneobjectivitésanspareil.Jecomprenaisqu'ilétaitbeaugarçon,dela
mêmefaçonquejesavaisuncoucherdesoleilmagnifiqueouquejereconnaissaisunejoliefleurenla
voyant.Maiscettebeauténemetouchaitpas.Àprésent,quandilsetientdevantmoi,jevoisjusteBishop.
Etilestàcouperlesouffle.
Il s'écarte de la porte pour venir me retrouver. J'ai encore les mains jointes devant moi. Il les
prenddanslessiennesetdépliemesdoigtscrispés.
—Alorsc'estpourcetterobequemamèret'arenduedingue?
Jeconfirmesansunmot.
— Rappelle-moi de la remercier. (Il lâche une de mes mains pour venir toucher ma joue et il
embrasselacourbedemoncou,justesousl'oreille.)Tuesmagnifique,chuchote-t-il,maiscen'estpas
unenouvelle.
— Tu n'es pas mal non plus. (Je sens son sourire sur ma peau. Je passe un doigt dans son col
ouvertetjetiredoucement.)Pasdecravate?demandé-jed'untonmoqueur.
Ilreculepourmeregarder,enroulelesbrasautourdemataille.
—J'aihorreurdeça,répond-ilavecunepetitegrimace.
—Tamèrenevapasêtrecontente.
—Elles'enremettra.(Ilmeserreplusfortcontrelui.)Oualors,onpourraitresterici,histoirede
l'énervervraiment.
Jerisetsecouelatête.
—Sûrementpas.
Ilpousseunsoupiretsetourneverslaporte,mamaindanslasienne.
—Onnepourrapasdirequejen'aipasessayé.
Erin nous avait ordonné d'être bien à l'heure, mais à force de traîner, nous arrivons parmi les
derniers. Nous avançons dans l'allée avec quelques autres retardataires. Bishop ne paraît pas inquiet,
maisjen'aipasenviedefourniràsamèredesmunitionssupplémentairescontremoi.
Desbougiesplacéesdansdepetitssacsenpapieréclairentlesbordsdel'alléeetlesmarchesdu
perron. Comme par solidarité, des lucioles étincellent dans l'herbe. Quand j'étais plus jeune, certains
étés,onpouvaitlesramasserparpoignéesdansl'airsansmêmeavoiràessayer,assezpourremplirun
bocaletletransformerenlanterneoupoursefabriquerunebaguephosphorescente,àconditiond'avoirla
volonté de séparer leur queue brillante de leur corps. Je ne l'ai jamais fait, mais Callie s'en chargeait
pourmoi.Ilyasansdouteunenseignementàentirer,sijeprendslapeinedemepencherdessus.
Du coin de l'œil, je distingue l'ombre imposante du chêne auquel ma mère s'est pendue. Je ne
tournepaslatêtepourleregarder,maisBishopdoitsentiràquoijepense,carilmepresselamainde
façonrassurante.Noussommesarrivésàunstadeoùnouspouvonsliredanslespenséesl'undel'autre,et
jenesaispastropquandças'estproduit.BishopLattimersembletoujoursavoiruntourdanssonsac.
Sesparentsnoussaluentdèsnotreentréedanslevestibule.Leprésidentmeprenddanssesbraset
m'embrasse sur la joue. D'après lui, je suis radieuse. Erin est aussi distante que d'habitude, mais je
surprendsunelueurd'approbationdanssesyeux.
—Trèsjoli,medit-elled'unevoixdétachée.
Jen'obtiendraipasplusd'elle,etc'estsuffisant.
—Vousêtesenretard,reproche-t-elleàsonfils,leslèvrespincées.
—C'estmafaute,dis-jeavantqueBishoppuisseprendresurluilesreproches.Unsouciavecla
robe.
Erinmefaitlagrâced'unsourirepoli.
—Mieuxvauttardquejamais,dirons-nous.
Bishop me guide vers la terrasse de derrière. Illuminée par les mêmes bougies que devant, la
scènebaignedanslalumièreetlesrires.Unbarsetrouveàl'extrémitédelaterrasse,etBishopmefaitun
signedetête.
—Tuveuxboirequelquechose?
—Avecplaisir.
M'occuperlesmains,voilàquiseraitlebienvenu!Nerveuse,jesenslesregardsinquisiteursdes
autres invités sur nous : tout le monde veut voir le fils du président et la fille du fondateur. Je préfère
quandnoussommesseulstouslesdeux,àl'abridescurieux,dansnotretoutepetitemaison.
—Jerevienstoutdesuite,meditBishop.
Je le regarde s'éloigner de moi, plus grand que tous les autres, sa silhouette élancée fendant la
foule. Je m'efforce de ne pas me sentir intimidée, entourée de tous ces inconnus, dont quelques-uns
m'offrentungentilsourireenpassant.Simonpèreetmasœursontlà,jenelesaipasencoreaperçus.
Danslafiledevantlebar,Bishopsetourneversmoietsesyeuxtrouventlesmiens.Ilm'adresse
un petit sourire complice qui met ma peau en feu. Mon regard ne dévie pas, même quand quelqu'un se
glisseàcôtédemoi.
—Ehbien,vousavezl'airplusàl'aise,touslesdeux,murmurelavoixdeCallie.
J'arrachemesyeuxdeceuxdeBishoppourmetournerversmasœur.Elleporteunerobejaune
quiluidonneunteintcireux,maissonvisageesttoujoursaussimagnifique.
—Ilnetequittevraimentpasdesyeux,dit-elle,occupéeàexaminermaproprerobe.
—J'auraiscruquetuenseraiscontente,dis-je,agacée.
—Oui...Saufquetoinonplus,tun'arrivespasàlâchersonregard.
Jemedétourned'elle.Jeveuxqu'ellearrêtedepenseràBishop.
—Oùestpapa?
Desaflûtedechampagneàmoitiévide,Calliedésigneunendroitéloignésurlapelouse.
—Là-bas.
Jedistingueleprofildemonpèreparmiungrouped'hommesassemblésautourd'unehautetable
décorée,elleaussi,debougies.Ilrit,latêterejetéeenarrière,commes'iln'avaitpaslemoindresouci.
—Ilveutlacombinaisondelachambreforte,mesouffleCallie.
—Ilm'avaitpromisqu'ilmelaisseraitdutemps...
—Cequ'ilafait,gronde-t-elleenmetapotantl'avant-brasdesonverre.Letempsestécoulé.
Jeluilanceunregardnoiretellepenchelatête,commesielleétudiaituninsecteparticulièrement
intrigant,maisqu'ellepourraitdetoutefaçonécraser.
—Jeluiaiditquetun'yarriveraispas.Jeluiairépétédesmilliersdefois.Qu'onfiniraitpartout
devoirfairenous-mêmescartuseraisincapabledemeneràbientamission.Tuestropfaible,Ivy.Tul'as
toujoursété.
—Laferme,Callie!rétorqué-jelespoingsserrés.J'aiditquejetrouveraislecode,etc'estce
quejevaisfaire.Donctulafermes!
Jem'éloigned'elleavantd'agird'unefaçonquejepourraisregretter,commeluihurleràlafigure
oulagiflerpourfairedisparaîtresapetitemouedubitative.
Jejouedescoudesdanslafoulepourretournerdanslamaison.Jenesaismêmepasversoùjeme
dirige,maisdumomentquec'estloindeCallie...
—Oùtucourscommeça?
Jefaisvolte-faceetBishopestlà,nosverresàlamain,l'airintrigué.Ilmeguideversunendroit
désert,aubasdel'escalier.
—Jet'aivueparleravectasœur.Ques'est-ilpassé?Jemeforceàsouriremaisjedoutequece
soitunfrancsuccès.
—Unehistoireentresœurs,dis-jedefaçonaussilégèrequepossible.Parfois,jeregrettedene
pasêtreenfantunique.
Ilmeregardeuninstantdroitdanslesyeux.Puisilmepasseuneflûtedechampagneetprendma
mainlibre.
—Viens.
Nousmontonsl'escalier,puisjelesuisdansuncouloirsombrebordédeportesfermées.
—Oùva-t-on?
—Dansmonanciennechambre.(Bishops'arrêtedevantladernièreporte,lamainsurlapoignée.)
Ondiraitqu'unepetitepauseneteferaitpasdemal.
—Sitamèreserendcomptequ'onsecachelà-haut,ellevapiquerunecrise...
—Encoremieux,répond-il,ouvrantlaporte.
Sachambre,plutôtgrande,estsituéeàl'avantdelamaison.Àtraverslesvoilages,jedistinguela
lumièrevacillantedesbougiesdansl'allée.Bishopn'allumepaslagrandelampe,seulementunepetitesur
son bureau, et laisse la chambre dans la pénombre. De l'autre côté du bureau se trouve un grand lit,
recouvert d'une couverture en patchwork aux teintes bleues et grises. Au fond, un fauteuil et une petite
bibliothèque.Lachambreestimpeccableetimpersonnelle.Elleneditriendel'amourdeBishoppourla
nature ou de ses rêves d'océan. Il me suffit d'un coup d'œil pour comprendre que c'est sa mère qui a
décorélapièceetqu'ellenecomprendpasdutoutquiestsonfils.
—Ah,c'estbeaucoupmieux!
Surcesparoles,ils'affalesurlelit.Jem'appuiecontrelebureauenpianotantsurlepieddema
flûte.
— J'ai toujours voulu un frère ou une sœur, me dit Bishop. J'imaginais avoir quelqu'un qui me
comprendraittoujours.Unmeilleuramiautomatique.(Ilcaptemonregarddepuisl'autreboutdelapièce.)
Maiscen'estpastoujourscommeça,j'imagine.
— Peut-être pour certains, mais pas pour Callie et moi. (Il me fixe sans parler et je sais qu'il
attendquej'endiseplus.)Onest...différentes,c'esttout.Onn'apaslamêmepersonnalitéetlavieserait
plusfacilesijeluiressemblaisplus.
Deslarmesjaillissentdemesyeuxetjecilleavecénergiepourlesretenir.
—Allez,meditdoucementBishop.Plusfacilepourqui?Pourelle?(Ilserelèveetsedirige
versmoi.)C'estsonproblème.C'estpeut-êtreellequidevraitplusteressembler.
Ilposelesmainsdepartetd'autredemoisurlebureauetsepencheversmoi.Seslèvressont
chaudes,sabouchealegoûtduchampagne.
Ilcommenceàreculer,etj'accrochelamaindanssescheveuxpourleretenir,jeposemonfront
contrelesien.Nossoufflessemêlent,noslèvrestoutesproches.
—C'esttoi,monmeilleurami.
Avant de chuchoter ces mots, je ne m'étais pas rendu compte qu'ils attendaient de sortir de ma
bouche.Ilsenrévèlenttrop,etpourtantc'estlamoindredeschosesquejepuisseluidire.
—Ivy,chuchote-t-il.Ouvrelesyeux.
J'obéis,pourletrouverentraindemedévisager,lesyeuxgravesetsombres.Jesuisterrifiéede
cequ'ilpourraitdire,desmotsquinepourrontjamaisêtreniretirésnioubliés.Desmotsquimeferont
tropmalàentendre.Alorsj'empêchesavoixdesortirenpressantmabouchesurlasienne.Ilémetunson
frustréàl'arrièredelagorge,maisenlacematailleetm'attireplusprèsdelui.
Laportes'ouvreaumomentoùonyfrappe,doncnousn'avonspasletempsdenousdétacheretde
fairesemblantd'avoirétéoccupésàautrechose.Detoutefaçon,Bishopn'essaiemêmepasdedonnerle
change. Il garde les bras autour de moi, les lèvres sur ma tempe tandis que sa mère apparaît dans
l'embrasure.D'untonglacialetdésapprobateur,elleannonce:
—Onvousdemande.Ils'agitd'unefêtedonnéeenl'honneurdetonpère,Bishop.Etvous,vous
venez vous cacher ici pour faire... Dieu sait quoi. Je veux vous voir tous les deux en bas dans cinq
minutes.
Ellenoustourneledos,sestalonsclaquentdanslecouloir.Jemerendscomptequec'estleson
quej'associeleplusàelle.
—Prislamaindanslesac!souffleBishop.
Jerisetj'enfouislatêteaucreuxdesonépaule.Nousprenonsausérieuxlamenacepassivoilée
d'Erinetdescendonsdanslescinqminutesimparties.Jenedoutepasqu'elleseraitcapabledereveniret
denoustraînerparlesoreillessinousnousavisionsdedésobéir.Ilyamoinsdemondequetoutàl'heure
danslevestibule.Laplupartdesinvitéssontdanslejardin,prèsdelonguestablesoùtrôneàprésentun
buffet.
—Tuasfaim?medemandeBishop.
Pour tout dire, je suis affamée, mais avant il me reste une chose à faire : trouver les codes.
J'entendsencorelavoixdeCalliedansmatête,quim'accusedenepasavoirlavolontéd'accomplirma
mission,quiestconvaincuequejenesuispasassezforte.
—Tun'asqu'ànousprendreàmanger.Jefaisuntourauxtoilettesetjereviens.
J'attendsqu'ilsoitpartiavantderetournerd'unpaspresséversl'avantdelamaison.J'ometsde
passer par la case toilettes et, sans trop y réfléchir, je tape le code pour entrer dans le bureau de M.
Lattimer.Jenesaistoujourspassic'estlemêmequeceluidelaported'entrée,maisavecunesécurité
aussilâche,jepenseavoirtoutesmeschances.
Comme je le soupçonnais, la porte se déverrouille avec un petit cliquetis. Je m'introduis à
l'intérieuretrefermedoucementderrièremoi.Moncœurs'emballeetmenaced'éclater.Jem'intimedeme
calmer.Derespirer.
Lapièceestplongéedansl'obscurité.Jesaisbienquejeprendsunrisqueenallumant,maisje
doisvoircequejefais.Heureusement,leslourdsrideauxsontfermésetlesfenêtresdonnentsurlecôté
delamaison.Jen'aiplusqu'àespérerquepersonnenepasseparlàetremarquelalumière.
Jem'efforcedenepasréfléchiràmesactionsetàcequ'ellesimpliquent.J'aidemafamille.J'aide
touteslesjeunesfillesquiviendrontaprèsmoi.Cependant,seullevisagedeBishopdansedevantmes
yeux.Maisquefais-tu,Ivy?
Jem'accroupisàcôtédubureauduprésidentetj'ouvreungrandtiroir.Ilestremplidedossiers,
par chance tous bien classés. Je parcours les étiquettes, mais je n'aperçois rien à propos de chambre
forte,d'armesoudedéfense.Ilnefautpasquejetraîne.ÀtoutmomentBishoppeutvenirmechercher.Je
n'aiabsolumentaucunebonneraisondemetrouverdanscettepièce,etencoremoinscourbéeàcôtédu
bureaucommeunevoleuse.Tuaspeut-êtreenviedetefaireprendre.Çarendraitsansdouteleschoses
plusfaciles.Jechasseaussitôtcettepenséeetjepasseautiroirsuivant.
Bingo!Lesdossiersqu'ilcontientsontceuxquejecherche.Lesdoigtstremblants,jefaisdéfiler
lesétiquettesjusqu'àarriveraumot«Armes».Jesorslachemisecartonnéeetjel'ouvresurlesol.Page
aprèspagedéfileunlonginventaire.Chaquetyped'armesetmodèlespossédésparlegouvernementest
répertorié.Monpèreseraitravid'avoircesrenseignements,maisc'esttroprisquéd'embarquerledossier,
et il m'est impossible de tout mémoriser. Je continue à tourner les pages, mes yeux rivés sur les
documentsmaisl'oreilletendue.Dépêche...Dépêche.Sil'informationquejecherchen'estpaslà,alorsje
devraiabandonnerpourcettefoisetréessayerplustard.
Je suis sur le point de laisser tomber quand j'arrive à la page où figure le code de la chambre
forte.C'estunenotedeRayadresséeauprésidentLattimer:21-13-6-18-57.
Codeuniquepourlaporteextérieureetpourlachambreforte.Pastrèsprofessionnel,maisplus
facilepourmoi.Aubasdelanote,ilestprécisé:«Lederniernombreestaugmentéde3touslesmois,
jusqu'aupremierdel'an,oùunenouvellesérielesremplacera.»
Lepapierestdatédu1erjanvierdecetteannéeetnoussommesdébutaoût.Nousensommesdonc
à78.Cemois-ci,lecodeest21-13-6-18-78.Jefermelesyeuxetleschiffresdéfilentsousmespaupières.
Tout à coup, je suis prise d'une envie de vomir quasi irrépressible. Je pose le front contre le
bureauetjemecouvrelabouched'unemain.Alorsvoilàquijesuis?Unefillequiferaitn'importequoi
poursafamille?Prêteàsacrifieruninnocentpourprouverqu'ellen'estpasfaible?Jenesaispas!Jene
saisplusrien...
Unbruitsefaitentendredanslecouloir:despasquirésonnent.Endeuxtempstroismouvements,
je remets le dossier dans le tiroir, espérant qu'il atterrisse à peu près au même endroit qu'avant, et je
referme.J'éteinslalumièreetjeretourneàlaportedansl'obscurité.J'appuielatêtecontreleboisfrais.
Je n'entends rien d'autre que les voix des invités au loin. Je n'arrive pas à savoir exactement ce qui
m'attend de l'autre côté, mais je n'ai aucun intérêt à m'attarder ici. J'inspire un grand coup, j'ouvre la
porte...etjepercuteunhomme.
—Ivy?
Jedécouvrelevisagemonpèreetlesoulagementm'envahit.Ilfermelaportederrièremoi,pose
lesmainssurmesavant-bras.
—Jel'ai,papa,murmuré-je.Ledernierchiffrechangetouslesmoisenajoutant3.
Les yeux brillants, il me prend dans ses bras. Je l'étreins en retour, le menton sur son épaule.
Bishopestauboutducouloiretsouritlorsqu'ilmevoit.Jefermelesyeuxetmonnezs'emplitdel'odeur
familièredemonpère:feudeboisetvieuxpapier.Jemesouviensdel'hiveroùilm'aapprisàlire.De
tous les après-midi qui ont suivi, passés à bouquiner chacun de son côté, mais dans la même pièce.
Chaquefoisquejemesuissentieprochedelui,jetenaisunlivre.LevisagedeCallie,quejen'aipas
invoqué, s'impose à mon esprit. Malgré tous ses défauts, elle m'a toujours protégée, même si ses
méthodes ne sont sans doute pas celles que j'aurais choisies. Je rouvre les yeux et je vois Bishop
s'avancerversmoiàtraversunrideaudelarmes.Bishop.Avecsonrireprofondetsesmainspuissantes.
Legarçonquirêved'océanetdonneàmangerauxexpulsés.Quedois-jeàchacund'entreeux?Queme
dois-jeàmoi-même?21-13-6-18-78.Jetournelatêteetj'approcheleslèvresdel'oreilledemonpère.
Jechuchote:
—21...13...6...18...(J'hésiteunbrefinstant:Bishopestàprésenttoutproche.)87,complété-je
avantdem'éloignerdemonpère.
C'est une erreur que n'importe qui pourrait commettre. Elle me permettra de gagner un temps
précieuxetd'essayerdetrouverquoifaireavantmêmequ'ilsneserendentcomptequej'agis.
Chapitre21
ur le chemin du retour, je garde le silence. La main de Bishop dans la mienne, je réponds par
onomatopéesàcequ'ilmeraconte,maisjesuisailleurs.Encoredanslesbrasdemonpère,aumoment
où j'étais face à une alternative. Et j'ai choisi celui qui se trouve à mes côtés plutôt que ma propre
famille.
—Aufait,j'aiparléauprésidentducomitématrimonial,m'annonceBishop.D'aprèslui,Dylanet
Meredithonttouslesdeuxremisleursnomsenlicepourl'annéeprochaine.
—Génial...Maintenant,Dylanvapouvoirtransformerenenferlavied'uneautrefille.
Bishopmepresselamain.
—Jenepensepas.J'aisuggéréqu'ilseraitpréférabledenepasluitrouverdenouvelleépouse.
Jepousseunsoupirdesoulagement.
— Je n'arrive pas à croire que Meredith veuille subir tout ça à nouveau ! Enfin, c'est elle qui
voit...
—Toutàfait.Etpeut-êtrequ'elleauraplusdechance,cettefois-ci.
—Difficiledefairepire.
MaremarquefaitsourireBishop.Jetrébuchesoudainsurunpavédisjointetilmestabilisedesa
mainlibre.
—Décidément...medit-il,lesyeuxbaisséssurmespieds.Situlesenlevais?
Sesparolesmeramènentaujourdenotrerencontre,denotremariage.Ilaprononcéexactement
lesmêmesàproposdemestalons.Quelcheminparcourudepuis!Noussommesallésplusloinquejene
l'auraiscrupossible.Plusloinquejen'auraisvouluvoyager.Jemetiensàluietj'ôtemeschaussures.
Cettefois-ci,ilmelesprendetpasselesdoigtssousleslanières.Maisilnerepartpas.Jel'interroge:
—Qu'ya-t-il?
Ilmelâchelamainpourmereplacerunemèchedecheveuxderrièrel'oreille.
—Tuesencoreplusbellemaintenantqu'avantledébutdelafête.J'aimetevoirpiedsnusetles
cheveuxdétachés.
Malgrélechaosquirègnedansmatête,jenepeuxm'empêcherd'êtretouchéeparsoncompliment.
— Je suis content que tu aies pu revoir ton père, enchaîne-t-il une fois qu'on recommence à
marcher.
Jel'observeuninstant.Querépondre?
—Çam'afaitplaisir.Jeneluiavaispasparlédepuislejouroùj'aiapprispourmamère.
—Tuluienveuxtoujours?
—Oui.
Jenepardonneraisansdoutejamaiscomplètementàmonpèredem'avoircachélavéritésurla
mortdemamère.Cemensongeaétélepointdedépartdetantdedécisions,detantdetournantssurla
routequej'aiprise.Sij'avaissulavéritédèsledépart,j'auraispeut-êtrechoisiunchemindifférent.La
causedemonpèreneseraitpasdevenuelamiennesifacilement.
—Jecomprendsquetuveuillesgardertesdistancespendantunmoment,ditBishop.Maisjene
veuxpasfairepartiedesraisons.
—Dequoiparles-tu?
Ilmecaresselamain.
—Jesaisquenospèresnesesontpastoujoursentendus.Jeneveuxpasquenotremariagedresse
unebarrièreentretafamilleettoi.
S
—Net'inquiètepas.
Jel'aitoujourssu,maissesparolesprouventqueBishopestquelqu'undebien.Meilleurquele
rested'entrenous.Ilnecomprendpasqu'ilestexceptionnel.Quetouslesautrescherchentquelquechose
souslasurfacedechaquerelation.Ilestleseuldontjepenselesintentionsentièrementsincères.
Jerelèvelatêtepouradmirerleciel.Au-dessusdenous,lesétoilesscintillentdansl'airhumide.
Il paraît qu'avant la guerre, on les voyait à peine la nuit à cause des lumières des milliers de villes.
Désormais, elles s'étendent au-dessus de nous tel un immense tapis illuminant un ciel noir comme de
l'encre. Malgré toutes les victimes et les difficultés dues à la guerre, je ne regrette pas de pouvoir
contemplerlesétoiles.
Parvenuesurleperron,jeluireprendsmeschaussuresàtalons.
—J'aipasséunebonnesoirée,dis-je.
Souriremedemandeuneffortconsidérable.J'aitrahimafamilleetplacémesdésirsau-dessusdu
biendetous.J'aidécidéquelaviedeBishopvalaitplusquel'avenirdecentainesdefilles.J'aiprisun
virageversunmondeentièrementnouveauetiln'yaurapasderetourenarrièrefacile.
Ma superbe robe de soirée se retrouve en boule dans un coin de ma chambre, les chaussures
jetées par-dessus. Je me mets au lit, en débardeur et culotte, et j'écoute Bishop se brosser les dents,
suspendresesvêtementsàlapatèredelaportepournepasmedérangerenlesmettantauplacard.Ses
gestesquotidiensmesontdevenusaussifamiliersquelesmiens.Lorsquesonombrepasseàcôtédema
porte,jel'appelle:
—Bishop?
—Oui?
Jemetournesurlecôté.Jesaiscequejeveux,maisjenesaispasexactementcommentjedevrais
ledemander,quelsmotsutiliser.Enfindecompte,çan'apasvraimentd'importance,parcequetousles
motsontdisparu.Jerepousseledrapetjedécouvrelaplacevidedanslelit.Moncœurbatlentement,
mais fort, comme une caisse claire dans ma poitrine. Le rythme est si grave qu'il en est presque
douloureux.LesyeuxdeBishopsedéplacentdulitàmonvisage.
—Jenepensepasêtreprêteà...fairel'amour.
Jem'éclaircislavoixpourdonnerplusdepoidsàmespropos.Envérité,jen'aipasvraimentpeur
del'acteenlui-même.Passic'estavecBishop.Dansunmondedifférent,jeseraissansdouteprête.Mais
ici,danslatoiled'araignéedontjesuisprisonnière,j'aipeurdefranchircedernierpas,celuiquiunira
noscorpsdelamêmefaçonquelerestedenousadéjàfusionné.Pourautant,jeneveuxpasnonplusque
Bishoprestedel'autrecôtédumur.
—Jeneveuxpasdormirdanscelittouteseule.
—Ivy...
Ilestplusnerveuxqued'habitude,cequimedonneducourage.Ilnevoulaitpasmeledemander.
Ilattendaitqueçaviennedemoi.
—Jeveuxt'avoiràcôtédemoi,dis-je.
Enquatrepas,ilestdevantlelit,puisilhésite.Ilneportequ'uncaleçonetsoudain,jepaniqueun
peu.Peut-êtreaurais-jedûfairecettesuggestionquandilétaitencorehabillé?Àquiveux-tufairecroire
unechosepareille,Ivy?J'aitrèsenviedeletoucher,j'aileboutdesdoigtsquifrémitdedésir.
—Tuenessûre?
—Oui.
Ils'installeprèsdemoi,ledraptasséprèsdenoschevilles.Ilsemetdecôtéaussi,faceàmoi,un
brassousl'oreilleroùilposelatête,lesjambeslégèrementpliées.Nosgenouxsetouchent,etaprèsune
seconde d'hésitation embarrassée, je passe une jambe par-dessus les siennes. Il pose sa main libre au
creuxdematailleavantdel'aventurersurlacourbedemahanche.Sonpoucemecaresse,faitdesallersretourssurmapeau.
Jemerapprocheunpetitpeu.Ilalesyeuxbrillantsdanslapénombre,sescheveuxébourifféspar
l'oreiller. Je m'approche encore, jusqu'à être tout contre lui. Je noue les bras derrière sa nuque. Je
m'enrouleautourdeluicommedulierre.Ivy.Dulierre.
Nousnousembrassonsjusqu'àcequejesoissoûle,soûledesentirsongoût.Ilapassélesmains
sousmondébardeur,l'arelevéàmoitié.Majambeestmaintenantautourdesataille.
Quoiquenousayonspudiresurlefaitdenepasêtreprêts,sinousnenousarrêtonspastoutde
suite, nous irons jusqu'au bout. Ce sera comme essayer d'éteindre les flammes de l'enfer avec un dé à
coudred'eau.
— Ivy, chuchote Bishop contre ma bouche. La frontière est mince entre le self-control et le
masochisme,etencemoment,noussommesenpleindessus.
Sa voix est rauque, essoufflée, mais aussi amusée. Je lui tire légèrement les cheveux et je
demandeenriant:
—Êtreaulitavecmoi,c'estuneformedetorture?
—Oui,quandonesttouslesdeuxàmoitiénus.
Duboutdesdoigts,jecaresseavecdouceursontorse.Ilestchaud,lisse,etj'aimelafaçondont
sesmusclesbougentsousmamaincurieuse.
— Arrête, gémit-il, retenant la main qui descend vers son ventre pour la porter à ses lèvres.
Maintenant,tumetorturesvraiment.
Je n'aurais pas cru que ce simple contact l'affecterait autant. Mais je l'imagine effleurer ma
poitrinenuedelamêmefaçonetlachaleurgranditdansmonventre,melaissehorsd'haleineetsaisiede
vertiges.Jechuchote:
—Désolée.
—Pasgrave,répond-il,sesyeuxplongésdanslesmiens.Ilyajusteunelimiteàcequejepeux
endurer.
Jemeredresseetjeluidonneundernierbaiser.Puisjemeretourneetjepassesonbrasautourde
mataille.Jerepliesamainentrelesdeuxmiennes.Nousnenousembrassonsplus,maisjenesuispas
persuadéequecettepositionsoitmoinsdangereuse,àlesentirpressécontremoi,sontorsedansmondos.
Lapleinelunesedessinederrièrelesrideaux,salueurfroidenimbantlapièced'argent.Jetrace
lescontoursélancésdesdoigtsdeBishop.
— Pourquoi tu n'as pas arrêté d'essayer avec moi ? Je me dis que s'il dort déjà, je ne lui
redemanderaipas.Maisiln'estpasendormi.
—C'est-à-dire?
Sonsoufflemechatouillelanuque.
— Le soir où on a joué à action ou vérité. Tu as dit qu'au bout d'un moment, tu avais arrêté
d'essayerdegagnerl'affectiondetamère.(Jem'interromps.)Pourquoin'as-tupasarrêtéavecmoiaussi?
—Tulesais.
Jefermelesyeuxenentendantsonmurmure.C'estvrai,jelesais,maisjenesuispeut-êtrepas
prête à l'entendre. Pourtant une autre partie de moi l'est, sinon je n'aurais pas posé la question. Pas à
Bishop,quinechoisitjamaisdesparolesfacilessimplementparcequelavéritéestdifficile.Peut-être
quej'aienviedel'entendrepoursavoir,unefoispourtoutes,qu'iln'yapasderetourenarrièrepossible.
— Parce que je suis amoureux de toi, Ivy, chuchote-t-il. Te laisser tomber, ce n'est pas
envisageable.
Il soulève mes cheveux sur ma nuque et embrasse la peau délicate. J'en ai le souffle coupé. Le
silencesedérouledanslachambresombreetc'étaitpeut-êtreidiotdeposerlaquestion,maisjenele
regrettepas.Jerouvresamainetjeluiembrasselapaume,àlapeaufraîcheetsèche.Jelaplacesurmon
cœurpuisjelacouvredelamienne.
Nousnousendormonsainsi.Seslèvressurmanuque.Moncœurdanssamain.
Chapitre22
uandlafinapproche,c'estàtoutevitesse.Jedevraisêtrepréparée,maisjenelesuispas.Pourtant,
chaquesecondedemavieamenéàcemoment.Sonarrivéenedevraitpasmesurprendre.
Je quitte le tribunal après ma journée de travail, Bishop et notre maison à l'esprit, quand
j'aperçoislemarchanddeconfiture.Ilsedirigedroitsurmoi,avecsonpetitchariotremplidepotsdivers
etvariés.Jefaisminedenepaslevoir,commeuneenfantquipensequesielleneregardepassouslelit,
unmonstren'yserapascaché.Maisrefuserderegardernem'épargnepaspourautant.
— Confitures ? demande-t-il en passant à côté de moi. Je peux vous proposer des confitures,
madame?
Ilparleassezfortpourm'empêcherdefairecommesijenel'avaispasremarqué,entoutcaspas
sansattirerl'attentionsurmoi.
—Nonmerci,dis-jepar-dessusmonépaule.Pasaujourd'hui.
—Maismadame,j'enaideframboise,etàunbonprix.Jen'aid'autrechoixquedem'arrêteretde
metournerverslui,unsourirefacticeplaquésurlevisage.
—Unpot.
Ilavanceàmahauteur,lepotdeconfituredeframboisedéjàenmain.Ilmelepasseavecunpetit
boutdepapieretjeluitendsenéchangequelquesticketsfroissés.
—Merci,bonappétit!
Jefourrelaconfituredansmonsacmaisgardelemotserrédansmonpoing.Jem'éloigned'unpas
pressé.Bienquelepapiermebrûlelamain,j'attendsdem'êtreéloignéed'unerue,puisdedeux,avantde
m'arrêterpourl'ouvrir.«Aupontduparc.Toutdesuite.»C'estl'écrituredeCallie.
C'estpresqueunsoulagement,aprèscessemainesinterminables,des'ymettreenfin.Jepourrais
sans doute ne pas me rendre à la convocation, mais ça ne ferait que retarder l'inévitable. Au lieu de
poursuivre droit vers la maison, je tourne à gauche et emprunte un raccourci à travers le parc, l'herbe
sèchedefind'étécrissantsousmespieds.
Callie m'attend déjà au lieu de rendez-vous. Elle est accoudée à la rampe, un peu penchée audessus de l'eau trouble. Quelques canards nagent tranquillement au-dessous, mais même eux sont
anesthésiésparlachaleur.Elleattendquejesoisàcôtéd'ellepourparler,monsacposésurlepontentre
nous.
—C'estlemoment,dit-elle.
Jenedisrien.Jefixel'autreboutdel'étang.Ellemetendunobjet,maisjerefusedetournerlatête
pourleregarder.
—Ilfaudraenmettredanscequ'ilmange.Presquel'intégralitéduflacon.Tuenprendsaussiun
petitpeu,afinqu'ilsnetesoupçonnentpas.Maisjusteunpeu.Quelquesgouttes.
—Qu'est-cequec'est?
Mavoixestéteinte,presquesépulcrale.
—Unpoisonquiimiteunvirus.
Je ne m'attendais pas à ce genre de... méthode. J'imaginais une solution plus théâtrale, couteau
acéréouyeuxexorbités.Unmoyenquim'obligeraitàutilisermesmainspourluiravirsonderniersouffle.
—Ilnousfaudraaussienmettredanslesalimentsvendusaumarché.(Àprésentjeladévisage
avec de grands yeux.) Pas assez pour tuer quelqu'un, mais suffisamment pour rendre malade. Tout le
mondepenseraàunenouvelleépidémie.C'estplutôtcourant.
—EtlefaitqueseulBishopmeure?Personnenevaavoirdesoupçons?
Q
— Les soupçons sont très loin de constituer des preuves, Ivy. (Ma sœur hausse les épaules,
indifférente.)Etdetoutefaçon,onnepeutpassavoirquellesquantitésvontêtreingéréesparlesautres.
Bishopneserapeut-êtrepasleseulàsuccomber.
Sanonchalanceestcommeunpoignardglacéquitranspercemapoitrine.
— Pourquoi devons-nous le tuer ? Pourquoi est-ce la seule façon d'y arriver ? Si papa croit
qu'unedémocratieseraitplusadaptée,nepeut-ilpasconvaincreleshabitantsdelesuivre?
—Lesgenssontstupides,répondCallied'unevoixsifflante.Ilsfontcequiestfacile.Ilsfontce
qu'ilsconnaissent.Regardetouteslesfamillesquis'alignentaveclesourirelejourdesmariages,quand
leurenfantvaépouseruninconnu.Personneneveutrisquersapeaupourchangerleschoses.
Jeprendslapetitefioledansmamain.Leliquideestd'unrougeviolacé,lacouleurd'unhématome
deplusieursjours.Dusangcoagulé.Callieposelamainsurlamienne.Sesdoigtssontfroidsetnoueux.
—Penseaurésultatfinal,Ivy.Unefoisqueceseraterminé,nousauronslepouvoir.Ettupourras
faire ce que tu voudras. Avoir un travail à responsabilités. Te remarier un jour avec quelqu'un de ton
choix.Toutseradifférent.
Jelaregardedroitdanssesyeuxnoirs.
—Etsimonchoix,c'étaitlui?
Calliegrogne,agacée.
—Oh,franchement!Sic'étaitàrefaire,tuvoudraisquandmêmetemarieràseizeans?Laisser
touslesautresdécideràtaplace?
Biensûr,ellearaison.QuelsquesoientmessentimentspourBishop,jepréféreraisnepasêtre
mariéeaveclui.Quelegouvernementnenousaitpasforcésànousuniravantquenoussoyonsprêts.
—Non.Jen'aipasenvied'êtremariée.Pasmaintenant.Pastoutdesuite.
Maisunjour,jevoudraisquandmêmequecesoitlui.
—Tuvois?(LesyeuxdeCalliefontdesétincelles.)C'estcequejeveuxdire.Unefoisquepapa
seraaupouvoir,nousauronslechoix.Çaenvautlapeine.
—Sipapadésirequ'onaitlechoix,pourquoiveut-ilprendrelaplaceduprésidentLattimer?En
quoiest-cedémocratique?Onnedevraitpaslaisserlesgensvoter,commeavantlaguerre?
LevisagedeCalliesedurcit.
—Alorsmaintenantqu'onyestpresque,tucommencesàdouter?Oui,papaveutladémocratie,
maisiln'yapersonnedemieuxpréparéqueluipourgouvernerWestfall,ettulesais.Unefoisqu'ilaura
rétabli la situation, alors on envisagera des élections. Il ne faut pas brûler les étapes, Ivy, et pour le
moment,onenestàlatienne.
La fiole dans ma main me brûle la peau. À quoi mesure-t-on la vie d'une seule personne par
rapport au bien général ? Sacrifier un innocent peut-il s'avérer la chose juste ? Et comment sait-on
vraiment ce qu'est le bien général ? Nous ne sommes pas torturés. Personne n'est affamé ni réduit en
esclavage.Est-cequeçavautlapeinedetuerquelqu'unpouraméliorerlasituation?Maissicettemort
avaitpourrésultatdepréserverl'avenird'innombrablesfilles?Auboutducompte,laréponseàtoutes
cesquestionsn'apasd'importance.Parcequejesuisincapabledefairecequ'ellemedemande.
Jenepeuxpasletuer.Jeneleveuxpas.
—Alors,commentprocède-t-on?Etqu'est-cequiarriveauprésidentLattimer?
Calliemeregardeunlongmomentavantdeparler.
—UnefoisBishopmort,ons'empareradesarmespendantledeuildeLattimer.Samortviendra
après.Leshabitantsverrontqu'ilneparvientmêmepasàassurerleursécurité,àgarderlecontrôledeses
propresarmes,etilsserontbeaucouppluspartantspournoussuivre.
—Ilvadoncsubirlamortdesonfils,dis-jelentement.
—Oui.
Jesecouelatête.
—Çaaussi,çafaitpartieduplandepapa?Priverleprésidentd'unêtrecher,commenousavons
perdumaman?
—Oui,répèteCallie.Etpourmoi,cen'estquejustice.
Jefermelesyeux.Toutcetemps,j'aiétéguidéeparledésirdevoirleschoseschanger.D'offrir
auxcitoyenslapossibilitédeparticiperaugouvernementdenotrenation,demenerleurviecommeils
l'entendent.EtjepensetoujoursquemonpèreseraitunmeilleurdirigeantqueleprésidentLattimer.Mais
àprésent,jecrainsqu'iln'aitétémotivéparlavengeance,ledésirdevoirLattimersurvivreàsonfils,
pendantquemonpèreassisteàsonsuppliceetsavouresadouleur.
—Commentallez-voustuerleprésident?Toutn'estpasdéjàprévu?
—Pasvraiment,avoueCallieaprèsunepause.CeseraaprèslamortdeBishop.
— Alors, pourquoi m'avoir imposé une date limite ? Pourquoi... (Soudain je comprends, et ma
voixsebrise.)C'étaituntest?Vousvouliezmetester?
—Pasexactement,répondmasœur,quialadécencedeparaîtreaumoinsunpeumalàl'aise.
Maisonnepouvaitpassepermettrequetutraîneslespieds.Onatoujourssuqueceseraitdurpourtoi,
Ivy. On ne pouvait pas attendre jusqu'à la fin des temps. Mais tu t'en es très bien tirée, en trouvant
l'emplacementdesarmesetlecoded'accès.Mieuxqu'onnel'ajamaisespéré.Maintenant,ilnetereste
plusqu'unechoseàfaire.
J'aboieunrire.Siseulementellesavaitquej'aidonnéunfauxcodeànotrepère!
—Quand?
—C'esttoiquivoispourlemomentexact,tantquec'estaucoursdelasemaineprochaine.
Cequinemelaissepasbeaucoupdetemps...
—EtMmeLattimer?
—Elleneserviraplusàrienunefoisqu'ilsserontmorts,lâcheCallie.Inutiledegaspillernotre
tempsetnotreénergieavecelle.
JenemefaisaucuneillusionquantàmarelationavecErinLattimer.Niellenimoinedébordons
desentimentschaleureuxenversl'autre.Etpourtant,j'ailecœurserréàl'imaginerseule,sonmarietson
filsmorts.Toutsonmondedétruitenunbattementdecils.L'indifférenceàlasouffrancequ'elleéprouvera
estuneformedecruautéparticulièrementvile.
— Notre famille a attendu des années de reprendre le pouvoir, et personne ne va nous en
empêcher,reprendCallie.
— Le pouvoir sur quoi ? Quelques familles effrayées qui tentent de faire comme si le monde
n'avaitpaschangé?Touscesgenstropterrifiéspourmêmedemandercequ'ilpeutyavoirau-dehors?Ce
petitboutdeterreavecdixmillehabitants,c'estpourçaqu'onsebat?
Jeregardeversleboutduparc,essaied'imaginercequisetrouveau-delàdecelopindeterre
que nous revendiquons tous comme si c'était le dernier. C'est peut-être vrai. Mais nous n'en sommes
mêmepassûrs.
—Est-cequeçaenvautlapeine?
—Biensûrqueçaenvautlapeine!s'exclameCallie.C'esttoutcequ'ilya,Ivy.Etçadevrait
êtreànous.C'estunWestfallquiafondécettevilleetunWestfallquidevraitlagouverner.
Riendetrèsdémocratique,àmonavis.Jerangelafioledansmonsac.
—Aurevoir,Callie.
Jel'étreinsavecforceavantqu'ellepuisseprotesteroumerepousser.Aprèstout,elleestencore
masœur.Jel'aimeencore,etjel'aimeraitoujours.Maisàprésent,jecomprendsqueCallieetmonpère
m'onttenueàmaplacependanttoutemavie,nem'accordantjamaislalibertéd'avoirmespropresidées
oud'agirparmoi-mêmedepeurquejem'éloignedeleursdésirs.Ilsnesontpassidifférentsduprésident
Lattimer.
Etc'estBishopquim'aaidéeàmelibérer.Cependant,ilnem'apassauvée.Ilm'apermisdeme
sauvermoi-même,cequiestlaplusbellefaçonderecouvrersaliberté.
J'aipasséenrevuetouteslespossibilitésunedizainedefois.EnvisagéderévéleràBishoples
plansdemonpèreetdeCallie.Maisbienquejeveuillevraimentlesarrêter,jenepeuxpasalleraussi
loin.Jenepeuxpasêtrecellequiattirelemalheursureux,mêmes'ilestprobablequ'ilsleméritent.Etne
rien faire n'est pas envisageable non plus. Je pourrais casser la fiole et continuer ma vie, mais ils
trouveraientquandmêmeunmoyendetuerBishop,avecousansmonaide.Jepeuxexaminerleproblème
soustouslesangles,iln'enrestepasmoinsqu'àl'arrivée,ildevrayavoirunsacrifice.Sijeneveuxpas
que ce soit Bishop et que je ne supporte pas que ce soit ma famille, alors il ne reste qu'une seule
possibilité.
Ceseramoi.
Chapitre23
elaisselepapieràunendroitoùjesuiscertainequ'ilseratrouvé.Sicen'estpascesoir,alorscesera
tôtdemainmatin,quandVictoriaarrivera.Impossiblequ'ellelemanque,elleesttropméticuleusedans
sontravail.Ensuite,jerentrechezmoietjerangelafioledansletiroirdubasdelasalledebains,
derrière les gants de toilette, les savons et les shampooings. Je ne sais pas s'ils prendront la peine de
chercher des empreintes digitales sur le flacon, mais je prends soin de l'essuyer par mesure de
précaution,afinqu'onn'ytrouvequelesmiennes.
Audîner,jesourisetjem'efforcedenepaspenserquec'estmadernièrenuitici.J'écoutelerire
deBishop,j'essaied'oublierquejenel'entendraiplusjamais,qued'icidemainilmedétestera.Maisil
seraenvie,donclemarchéestéquitable.Enfin,aussiéquitablequ'unmarchépourrajamaisl'êtrepour
nousdanscettevie.Aumomentducoucher,jenem'attardepasàlasalledebains,jenepermetspasàla
paniquedepénétrermesoscommelepoisoncachédansletiroir.Jemeglissesousledrapauxcôtésde
Bishop et je tends les mains vers lui dans le noir. Je ne m'autorise pas à penser que chaque seconde
pourraitêtreladernière,qu'àtoutmomentonpeutfrapperàlaporte.
—Ivy?(Jeveuxgraverdansmamémoirelesondesavoix.)Pourquoipleures-tu?
—Jenepleurepas,dis-jeenessuyantmesjouesd'ungesterageur.(Jemepressecontrelui,jele
fais basculer sur le dos et je m'assieds à califourchon sur lui. À la lumière de la lune, ses yeux sont
presquetranslucides.)Onpourraitpartir.
Jemeretrouveàprononcercesmotsensanglotant.Jesuistendueàl'extrême,jetrembledetous
mesmembres.J'ail'impressionquelaseulechosequimerelieaumondeestlachaleurdesesmainssur
meshanches.
—Onpourraitfranchirlabarrièreetvoircequ'ilyaau-dehors,ajouté-je.Trouverl'océan.
Bishopmedévisage,inquiet.
—Qu'est-cequisepasse?Dis-moi.
Maisjenepeuxpas.Jesecouelatête.
—Laissetomber...dis-jed'unetoutepetitevoix.Sesmainsseresserrentsurmeshanches.
—Unjour,murmure-t-il.Onverral'océanensemble,jetelepromets.
Jemecontented'opinerduchefparcequejenepeuxpasouvrirlabouche:impossibledesavoir
cequipourraitensortir.Unautregenred'océan,peut-être,constituédemotsquinousnoieraienttousles
deux.Alors,lesmainssurl'oreillerderrièresatête,jel'embrasse.Ladouceurdeseslèvres,legoûtdesa
langue,laforcedesesmains.Jelesgraveenmoipourquandilsnem'appartiendrontplus.
J'aienviedeluidirequejel'aime.Maisceseraitégoïste.Lelaisseravecencoreunsouvenirdont
ildouteraplustard,unevéritédurementgagnéequiserapourluilepireetlederniermensonge.
Jedorsquandonfrappeàlaporte,fortetavecinsistance.Bishopestallongésurlecôté,contre
mondos,unemainpasséesousmondébardeuretposéecontremonventre.
—Bishop,dis-jeenluidonnantunpetitcoupdecoude.Ilyaquelqu'unàlaporte.
Lespremiersrayonsbrumeuxdusoleilfiltrentparlesvoilagesdenotrechambre.
—Hein?marmonne-t-ilcontremonépaule.
Sonsouffleestchaudsurmapeau.Onfrappeencore,plusfortcettefois.Ilsnevontpasattendre
longtemps.
—Quiçapeutbienêtre,aussitôt?
J
Bishop se lève et repousse le drap qui recouvrait nos jambes emmêlées. Dès qu'il a quitté la
pièce,jemeredresse,inspireunboncoupetdégagelescheveuxdemonvisage.Ilvamefalloirêtreplus
forte maintenant que jamais auparavant, plus courageuse que je ne croyais pouvoir l'être. Des voix me
parviennentdepuislesalon.CelledeBishop,d'unautrehommeet...d'Erin?Çavaêtreencorepirequeje
l'avaisimaginé.
J'enfile un short et un T-shirt par-dessus mon débardeur. J'ai juste le temps d'improviser une
queue-de-cheval pas très réussie quand Bishop et un homme en uniforme apparaissent à la porte. Le
visagerougietlesveinesducoupalpitantes,lepolicierparaîtextrêmementnerveux.Bishop,encoretorse
nuetlescheveuxenbataille,asimplementl'airperdu.
—Ivy,dit-il.Mesparentssontlà.Etlapolice.(Ilindiquel'hommeàcôtédeluiavecunsignede
têtesec.)Ilsauraientreçuunmessageanonymequiprétend...(Ils'interromptetadresseunregardagacé
auflic.)C'estridicule.Jen'arrivepasàcroirequ'onleprenneausérieux.
—Lemessageditquevousprévoyezdel'empoisonner,expliquelepolicier.
—Ilsveulentfouillerlamaison,ajouteBishop.
—Allez-y,dis-je.
Je voudrais que toute ma personne soit aussi à l'ouest que ma voix. Le policier ressort de la
chambre et un instant plus tard, j'entends les placards s'ouvrir dans la cuisine, sa voix qui aboie des
ordres.Bishopalesyeuxrivéssurmoietsijenedétournepasleregard,jevaismemettreàpleurer.Je
m'assiedsauborddulit,concentréesurmesmainsjointes.
—Jenecomprendsmêmepascequ'ilsviennentfaireici,ditBishop.(Ilprendplaceàcôtéde
moi,siprèsquenosjambesnuessetouchent.Ilsefrottelevisage.)Onnedormaitpas,ilyaencorecinq
minutes?(Ilaunrireunpeurauque.)Peut-êtresuis-jeentrainderêver.
—Cen'estpasunrêve.
Mavoixmeparaîttrèslointaine,commesijeparlaisàtraversunvoiledenuages.
—Entoutcas,ilsontintérêtàsedépêcherderepartir,râleBishop.
Lacolèredanssavoixmasqueautrechose,peut-êtrelapeurouledoute.Moncœurestenchute
libre. J'aimerais pouvoir le sauver sans lui infliger aucune douleur. Mais je n'ai le choix qu'entre la
souffrance maintenant ou la mort plus tard, et la douleur de me perdre, il s'en remettra. Je rendrai les
chosesaussifacilespourluiquepossible.
Bishopmesaisitlamainet,del'index,suitleslignesdemapaumependantquenousentendons
les policiers mettre à sac notre cuisine et le salon. Nous faisons semblant de ne pas remarquer qu'ils
passentparlecouloirpourserendreàlasalledebainsjusteàcôté.Latensionmeparcourtcommeunarc
électrique,menacedefairejaillirdesétincellesparmesdoigtsetmesorteils.Malgrécequ'aditBishop
auflic,illesentaussi.Soncorpsdégagedesondesd'anxiété.
Onentenduneexclamationdanslasalledebains,puisdespasrapidesetencoredeséchangesde
paroles.Jenecherchepasàécouter,jepréfèretâcherdem'éclaircirlesidéesetderespireràintervalles
réguliers.
— On a trouvé quelque chose, annonce le policier. Bishop et moi tournons la tête dans sa
direction.Ilsoulèveunsacenplastiquecontenantlafiole.
—Qu'est-cequec'est?demandeBishop.
—C'estcequ'onvatenterdedécouvrir,répondleflic,quinemequittepasdesyeux.Maissije
devaisdeviner,jediraisqu'ils'agitdepoison.
Commeauralenti,Bishopseretourneversmoi,sesyeuxvertsrivéssurlesmiens.
—Ilnousfaut...recommencelepolicier.
MaisBishopl'interromptd'ungeste.
—Ivy,dit-il.
Ilnefaitpasquemeregarder,ilregardeenmoi,mesondedesesyeux.Iln'ycroitpas.Ilattend
uneexplication,lesmotsquijustifierontlaprésencedeceflacondansnotresalledebains.Iln'apasl'air
trèsinquiet.Ilnecroitpasàlafioleparcequ'ilcroitenmoi.
Uneseulelarmedébordeetcoulesurmajoue.
—Jesuisdésolée,murmuré-je.
La moindre parcelle de mon corps me fait mal, même ma peau est douloureuse. J'ai envie de
l'enlaceretdeneplusjamaislelâcher.Maisjemelève,lesjambesplusfermesquejenelemérite,etje
faisfaceaupolicierquis'avanceversmoi.Jenerésistepasquandilm'attrapeparlesbras.Jefixelemur
lepluséloigné.JenefaispasattentionquandBishoptented'intervenir,qu'ilpousseleflic,qu'ilcriemon
nom. Je suis traînée dans le salon, devant le président, qui affiche une mine catastrophée, et Erin, qui
m'écorcheraitvivesiellelepouvait.
Jeneregardepasenarrièrequandonmefaitsortirdelamaison.Dansmondos,j'entendslavoix
de Bishop, qui ne cesse de protester, enragé. À l'extérieur, je suis calme, soigneusement neutre. À
l'intérieur,dansmonsang,mesos,machair,toutcriepourlui.Maisjeposeunpieddevantl'autre,jeme
rappellequechaquepaslemetplusensécurité,mêmes'ilm'éloignedelui.
Chapitre24
O
nmeplacedansunecelluleindividuelleausous-soldupalaisdejustice.Aumoins,elleestpropreet
éloignéedesautres.Lepolicierquiatrouvélafiolemepousseplusoumoinsdedans,maisDavid,
quil'aretrouvéàl'entréedutribunal,semontreplusdoux.
—Onvavitedissipercemalentendu,j'ensuissûr,medit-ilavecunsourireinquiet.Nebouge
pas.
Laporteclaquedansmondos.Jenem'assiedspas,jem'affalesurlacouchettefixéeaumurdu
fond et je me roule en boule, me faisant aussi petite que possible. Malgré la chaleur qui règne dans la
celluleconfinée,jefrissonnedefaçonincontrôlableetjeserrelesdentspourqu'ellescessentdeclaquer.
Jedoisêtrepréparéeàcequipeutàprésentsepasser.Impossibledeflanchermaintenant.Quel
quesoitlevisiteur,jeseraiprête.Cepourraitêtremonpère,leprésident,Bishoplui-même.Quiquece
soit,jememontreraiforte.
Jenesaispascombiendetempss'écoule.Assezpourquelalumièredusoleilpénètredebiaispar
laminusculefenêtreduhaut.L'airestàprésentquasiirrespirableetdepetitsgrainsdepoussièredansent
dansleraidelumièrebrillant.Sijegardelesyeuxfixésdessusassezlongtemps,jepeuxfairecommesi
jeflottaisaveceux,etquej'étaistransportéeloind'ici.
—Ivy?
Jesursauteetjemeredresse,lesangbattantsousmesyeux.C'estVictoriaquisetientsurleseuil
demacellule.Jenem'yattendaispas.Ellerefermelaporteets'appuiecontrelesbarreaux.Sesyeuxsont
tristes.
—Tonpèreettasœursontlà,m'informe-t-elle.Onlesinterrogeàl'étage.OnverralesLattimer
ensuite.Ilsaffirmentqu'ilsignoraientcomplètementcequetuprévoyais.
Ce n'est pas une question, mais son ton est tout de même interrogatif. Elle attend que je les
dénonce.
—Ilsn'étaientpasaucourant,dis-je.
Malangueestsècheetmeparaîtbientropgrandepourmabouche.
—Tuneveuxpasparleràlapolicesanslaprésenced'unavocat,jesuppose.Donccetaprèsmidi,onvat'enassignerun.Ensuite,tupourras...
—Non!(Jel'aiinterrompued'unevoixtropforte.Jebaisseleton.)Pasd'avocat.
Lesystèmejudiciairen'estpluslemêmequ'avant-guerre.Nousn'avonsniledroitàunavocatde
façonautomatique,niceluiderefuserdeparleràlapolice.Maismesamisdutribunalmeréserventun
traitementdefaveurquejeneveuxpasetdontjen'ainulbesoin.Victoriapensesansdoutem'aider.Je
reprends:
—Jeveuxplaidercoupable.Pasdeprocès.
—Ivy...soupireVictoriaenavançantversmoi.J'ignorecequisepasse.Maisjesaiscequiva
arriversituplaidescoupable.Ettoiaussi.
Jeconfirmed'unsignedetête.Malgrélaterreurquioppressemapoitrinetelunénormerocherje
parvienstoujoursàrespirer.
—Jesuiscoupable.Pasdeprocès.
Victoriamedévisageunmoment,puisdéverrouillelaporte.
—Suis-moi,dit-elle.
J'hésite.
—Oùva-t-on?
—Allez,dépêche-toi.
Jen'aipasenviedequitterlasécuritérelativedelacellule,maisVictorianem'ajamaisfaitde
mal.Jemelèveetluiemboîtelepas.
—Onvavoirsionpeutteprocurerdeschaussures,ditVictoriaenregardantmespiedsnus.Et
d'autresvêtements.
NoussortonsdublocdescellulesetpassonsparuneautreportequeVictoriadoitouvriravecle
trousseaudeclésaccrochéàsaceinture.David,quiattenddel'autrecôté,afficheunemineeffaréequand
ilnousvoitapparaître.
—Jel'installedansl'unedessallesd'interrogatoire,lerassureVictoria.
—D'accord.
Legardeparaîtsurpris,maisilnediscutepas.Victoriamemènejusqu'àuneporteàgauchedu
couloir, impossible à différencier des autres. Petite, la pièce comprend une table en carton et deux
chaises.
—Assieds-toi,m'enjoinsVictoria.Jereviens.
Avant de partir, elle enfonce un des boutons de l'interphone fixé au mur. Elle referme la porte
derrièreelle.
Ilyaunmiroirsanstainaufonddelapièce,maisjenepensepasêtreobservée.Jem'assiedssur
lachaiseplianteenmétaletjecroiselesbras,enmelesfrottantpourtenterdemeréchauffer.Jesursaute
quandl'interphonesemetenmarchedansungrosbruitdefriture.
—Elleditqu'elleestcoupable.(C'estlavoixdeVictoria.)Qu'est-cequisepasse?
—Bishop!Tuécoutes?Tuasentenducequ'aditVictoria?
Cette fois, c'est Erin. L'interphone déforme les sons, rend le tout un peu brouillé, mais je
reconnaistoutdemêmelesvoix.Jesoulèvemachaiseetl'approchedumur.
— Même si c'est ce qu'elle dit, elle ne l'a pas fait, proteste Bishop d'une voix épuisée. Elle
n'allaitpasmetuer.
—Alorspourquoiyavait-ildupoisonchezvous?demandeErin.
—Jel'ignore,répondBishop.Jen'aipasd'explication,maisjesaisqu'ellen'estpascoupable.
J'aienviedeletoucheràtraversl'interphone.C'estunetorturedelesavoirjusteau-dessusdemoi
etdenepasêtreenmesuredelevoir.
—Entoutcas,elleaffirmel'être,enchaîneleprésidentLattimer.
Ilsdoiventtousêtrelà.MonpèreetCalliesont-ilslà-haut,euxaussi?
Commesimapenséel'avaitinvoquée,j'entendsmasœurprendrelaparole:
—Jen'airienvouludireavant.Maisjecroisquemaintenant,jen'aipaslechoix.
—Onvousécoute,l'encourageleprésident.
—Ivyatoujoursété...différente,déclareCallie.Jecrispelesmainssurmesgenoux.
—Différente?demandeErind'unevoixtranchante.Quevoulez-vousdire?
—Instable,confirmemonpère.
Cemotestladernièrepierreàl'édifice.Mondestinestbeletbienscellé.C'estcequejevoulais,
c'estcequidevaitsepasser.Maislatrahisondemafamillen'estpaspourautantindolore,c'estcommeun
coupdepoignardenpleincœur.
—Onafaitcequ'onpouvaitpourelle,poursuitmonpère.Elleatoujourseudeshautsetdesbas,
elle était imprévisible. On espérait que ça lui passerait en grandissant. Que ce n'était pas un trait
permanentdesapersonnalité...
Unsilencesuit,puisErinéclate:
—Commesamère.Follecommesamère!
Jesuiscontentequenousnenoustrouvionspasdanslamêmepièce,parcequejenepourraispas
retenirmespoings.
—Arrête,Erin!tonneleprésidentLattimer.
—Ivyn'estpasfolle.Etsamèrenel'étaitpasnonplus,reprendmonpère.Mais...cen'estpastout
àfaitétonnantqu'elleagissedelasorte.
— Elle a toujours été très remontée contre les mariages arrangés, explique Callie. Elle les
trouvaitinjustes.Elleapeut-êtreestiméquec'étaituneréactionappropriée.Difficiledesavoircequise
passaitdanssatête.
Pendantunmoment,personnenepipemot.
—Desconneries,lâcheBishopd'unevoixneutredanslesilence.Unramassisdeconneries.
—Bishop!
Malgrémavieentièrequim'échappe,jenepeuxquemeréjouirenentendantBishop,saconfiance
totale en moi, la réaction choquée de sa mère. Après tout ce qui s'est passé, il parvient encore à
m'arracherunsourireaumomentoùjem'yattendslemoins.
—Jenesaispasexactementcequisepasse,maiscequevousditesd'Ivyn'estpasvrai,reprend
Bishop.Soitvousnelaconnaissezpasdutout,soitvousmentez.J'aivécuavecelledanscettemaison
touslesjours.J'aipartagésonlit.Etellen'ariend'unemaladementale.Elle...
Savoixsebriseetjemedétournedel'interphone.JesaiscommeBishopmaîtrisesesémotions,
commeillesprotègedeceuxquineméritentpasdelesvoirapparaîtrederrièresasurfaceimpassible.
Quecesoitmoiquileforceàserévélerainsimetordleventre.
— Nous aussi, Bishop, nous avons vécu avec elle, réplique mon père. Pendant bien plus
longtempsquetoi.Personnenelaconnaîtmieuxquenous.
— Dans ce cas, comment avez-vous pu la laisser épouser notre fils ? demande Erin. Sachant
qu'elleestinstable?
— Je vous rappelle que ce n'était pas de notre ressort, rétorque mon père. Il devait épouser
Callie.Maisilenadécidéautrement.Nousn'avionspasnotremotàdire.
Encoreconfiantetfierdelui,alorsmêmequesonplanvientdes'effondrer.Maintenant,illuiest
impossibled'éliminerBishop,entoutcaspasdansunavenirproche.Aprèscedontj'aiétéaccusée,mon
pèrenepeutpasrisquerdefairesivitepeserànouveaudessoupçonssurnotrefamille.
—Malgrétout,vousaviezl'obligation...
—Taisez-vous.(LavoixtranchantedeBishopréduittoutlemondeausilence.)Arrêtez,taisezvous.(Ilyaunepauseetj'entendsunechaiseraclerlesol.Quandilparleànouveau,savoixestplus
forte.PlusprèsdeVictoria?)JeveuxvoirIvy.
—Non.(Jel'aiditavantdepouvoirmeretenir.Jebondisdemonsiègeetjegriffel'interphone,
maisilsnepeuventpasm'entendre.)Non!
—Jeveuxlavoir,répèteBishop.Maintenant.
—Attendsuneminute,répondVictoria.Ettunepourraspasentrerdanslacellule.
—Merci,murmure-t-il.
Onentendencoredesbruissementsetdeschuchotements.Puisl'interphones'éteint.
Chapitre25
uand il arrive, je suis roulée en boule sur le lit et je fais face au mur. Victoria n'est pas venue me
rechercher,maisDavidm'aescortéejusqu'àmacellule.Jeluiaiditquejerefusaislesvisites,maisil
aréponduquecen'étaitpasluiquiendécidait.Lalumièredelafind'après-midiquiperceparla
toute petite fenêtre donne à la cellule une atmosphère d'automne, même si nous sommes encore en été.
Lorsquej'entendssavoix,jefermelesyeuxdanslalueurrousse.
—Coucou,meditdoucementBishop.Onvatesortirdelà,iln'yavraimentpasdeplacepour
nousdeuxsurcettecouchette.
Ilmefautuntempsfoupourmeretourner,m'asseoir.Sonvisageestbienledernierquej'aienvie
devoir.Celuiquipourraitmefaireperdremesmoyens,quimedéstabilisedepuisletoutdébut.
Enfin,jelèvelesyeuxsursonvisagetoujoursaussibeau.
—Bishop...(J'ailavoixenrouée,commesijen'avaispasparlédepuisdessemaines.)Tun'aurais
pasdûvenir.
Ilsaisitlesbarreauxmétalliquesquinousséparent.
—Biensûrquejesuisvenu,Ivy.Oùveux-tuquejesoisd'autre?
Jeretiensunrire.
—N'importeoù?
—Vienslà,dit-il.Rapproche-toidemoi.
Jesecouelatête,jegardelesmainsagrippéesaureborddelacouchette,commes'ilallaittrouver
unmoyendemetraînerversluisijenefaisaispasattention.J'aipeurquesoncontactmerendefaible
alorsquej'aitantbesoinderesterforte.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire, Ivy ? Je sais que tu n'allais pas m'empoisonner. Alors
pourquoic'esttoiquiporteslechapeau?(Ilfaitunepause.)C'esttonpère?C'estluiquit'aditdefaire
ça?
Lesyeuxbaissés,jeréponds:
—Pourquoiferait-ilunechosepareille?Iln'appréciepeut-êtrepaslapolitiquedetonpère,mais
ilsparviennentàs'entendredepuisdesdécennies.
Bishopm'étudieavecattention.
— Je l'ai vu là-haut il y a quelques minutes. Avec ta sœur. Il a déclaré que tu étais instable.
D'aprèsCallie,ilsn'étaientpassichoquésquetuaiesagidelasorte.
Comme je le soupçonnais, il ignorait que la conversation était écoutée. Un petit cadeau de
Victoria,quiespéraitsansdoutequ'enentendantlesproposdemafamille,jepasseraisauxaveux.Età
présent,c'estBishopquitentedeprovoquerchezmoiuneréactionquejenepeuxpasluioffrir.Magorge
s'actionne,maisrestemuette.
—Pourquoies-tualléeraconterça,Ivy?Onsaittouslesdeuxquec'estfaux.J'aivécuavectoi,
jet'aiparlétouslesjours.Tueslapersonnelamoinsinstablequejeconnaisse.
—Ilsontvécuavecmoipluslongtemps,luifais-jeremarquer,commemonpère.
—Jem'enfous!(Ilhurlepresqueetj'entendsleseffortsqu'ilfaitpoursemaîtriser.)Jel'aurais
su.(Ilbaisselavoix.)Jeteconnais,Ivy.
Il a raison. Il me connaît mieux que personne ne m'a jamais connue, mieux que personne ne me
connaîtra jamais. Si j'en avais été capable, j'aurais interrompu ce qui se passait entre nous. Mais j'ai
apprisàladurequ'onnechoisitpaslapersonnequ'onaime.C'estl'amourquinouschoisit,quisefiche
biendecequiestpratique,facileouplanifié.L'amourasespropresprojetsettoutcequenouspouvons
Q
faire,c'estlelaisseragiràsaguise.
—Oùas-tutrouvélepoison?demande-t-il.Sic'étaittonplan,quitel'adonné?
Jesecouelatête.
—Lapersonnequimel'afourninesavaitpasàquoijeledestinais.Saprovenancen'aaucune
importance.
— Ben voyons, grogne Bishop. C'est facile. Et c'est ce même individu qui a aussi laissé un
messageanonymesurlebureaudeVictoria?Çaasuperbienmarché,disdonc.
—Arrêted'essayerdecomprendre,Bishop.Laissetomber.
—Tuessérieuse?Horsdequestionquejelaissetomber!Cen'estpasunedisputeidiotepour
savoir à qui le tour de nettoyer la salle de bains. Il s'agit de ta vie, Ivy ! (Sa voix est de plus en plus
forte.)Tusaiscequivasepasser,non?Situplaidescoupable?
Jegardelatêtebaissée,leslèvresserrées.
— Mais bon sang, c'est pas vrai ! explose Bishop. Regarde-moi ! Mon père va t'expulser.
Derrièrelabarrière.Tucomprendsça?
—Jesais,dis-jed'unevoixdouce.
—Tulesais?Tulesais?
Je me compose un sourire peiné, tente de le regarder sans que mon coeur se fende dans ma
poitrine.
—Peut-êtrequeçaira.Peut-êtrequej'arriveraiàl'océan.
Ilmeregarde,hébété.
—Peut-êtrequeçaira?répète-t-il.Peut-êtreque...(Savoixdérailleetilposelefrontcontreles
barreaux.)Tuveuxbienmeparler?demande-t-ild'unevoixdéfaite.Dis-moilavéritépourqu'onpuisse
trouverunesolutionensemble.Qu'est-cequisepasse,nomdedieu?
Jeregardesatêtecourbée,jemerappellelasensationdesescheveuxsoyeuxentremesdoigts.
—Jenevoulaispasmemarier.Jenevoulaispast'épouser.Ettonpèrenevoulaitrienentendre.Il
sefichedetouteslesfillesquidoiventfairedesbébésavantd'êtreprêtesouépouserdestypesqu'ellene
connaissepas.(Jerespireprofondément.)Jevoulaisqu'ilconnaisselesentimentdeperte.Commenous,
quiavonsperdutousnoschoix.
Pendantunlongmoment,ilnebougepasd'unpouce,etjecroisquejesuispeut-êtreparvenueàle
convaincre de ma culpabilité en répétant les mêmes raisons données là-haut par Callie. Et elles sont
réelles...jusqu'aupointoùellesnedeviennentqu'uninvraisemblablemensonge.
Ilrelèvelatêteetsesyeuxbrûlentlesmiens.
—Jenetecroispas,articule-t-il.
Pourquoidoit-ilrendreleschosessidifficiles?Pourquoinepeut-ilpasaccepterlepiredemoi,
commetantd'autreslefont?Pourquoiest-cequ'ilnelâchepasl'affaireetnem'abandonnepas,comme
mafamillel'adéjàfait?
—Sincèrement,tuprétendsquetoutétaitunmensonge?Tuasfaitsemblantd'unboutàl'autre?
(Ilsecouelatête.)Tun'espasuneactricesidouée,Ivy.Tuasdumalàcachertesémotions,mêmequand
tuessaies.C'estl'undetestraitsdecaractèrequimeplaisentleplus.
Je détourne la tête et les larmes que je retenais commencent à couler. Lentement au début, puis
c'estlegranddébordement.Jenetentemêmepasdelesessuyer,etjeleslaissedévalermesjoues,mon
mentonets'écrasersurlecimentparterrecommeunetoutepetiteaverse.
— Regarde-moi, murmure-t-il d'un ton désespéré. Regarde-moi et dis-moi que rien de tout ça
n'étaitvrai.Lagorgeserrée,jenepeuxpasleverlesyeuxverslui.
—S'ilteplaît...
—Dis-le,exige-t-il,inflexible.
Quandjerelèvelatête,lavisionbrouilléeparleslarmes,jevoisqu'ilpenseavoirgagné.Ilsait
quejenepeuxpasleregarderdanslesyeuxetprétendrequejeneressentaisrienpourlui.Etsijen'y
parvienspas,ilsauraquelepoisonestunmensonge.
Ilnemequittepasduregardpendantquejemeredresse.Jem'avanceverslui,jem'arrêtejuste
devantlagrille.
—Toutétaitvrai,dis-jeavecdouceur.Chaqueseconde.Lesfoisoùjet'enaivoulu.Lesfoisoù
j'aiétéencolèrecontretoi.Lesfoisoùj'aieupeurdetoi.(Jeprendsunelongueinspirationsaccadée,les
yeuxplongésdanslessiens.)Lesfoisoùjet'aiaimé.Toutétaitvrai.
Je vois le soulagement qui l'envahit, l'éclat de douleur et de confusion dans son regard qui se
transforme en espoir. Il ouvre la bouche, mais je tends les mains pour envelopper les siennes sur les
barreaux.Lecontactdesapeaum'électriseetmerivesurplace.
—Maislepoisonaussi,c'étaitvrai,Bishop.Etcequejeviensdediren'ychangerien.(Jepresse
sesmains.)J'allaistetuer.
Je tente d'insuffler le plus de sincérité possible à mes paroles, même si je sais qu'elles ne sont
qu'unetromperiedesplusméprisables.Jeserrelamâchoire,jegardeleregardfixe.Jeneveuxpasqu'il
découvre mon mensonge, même s'il cherche bien. Il scrute mon visage avec une intensité à présent si
familièrequejelasensjusquedansmesos.
—Tutesouviensquandtum'asavouéquejet'avaisfasciné?Qu'àl'hôpital,j'étaiseffrayée,mais
toujoursprêteàdéfierlesadultes?Quej'étaistrèsfacileàliredel'extérieur,maiscompliquéesousla
surface?(Ilnerépondpas,ilcherchetoujoursàdécelerlemensonge.Etsijeneleconvaincspasbientôt,
ilvaletrouver.Ledésespoirmerendcruelle.)Jesuistoujourslamême.Cellequipouvaitt'aimer.Ette
tuerquandmême.
S'ensuitunmomentdelourdsilence.L'acceptationsefaitlentementjourdanssesyeux.Tellesdes
eauxsaumâtres,ellelesrendpeuàpeusombresetbrumeux.Jedesserremapriseetilarrachesesmains
des miennes, les lève comme si j'étais en train de pointer un pistolet sur lui, puis il s'éloigne des
barreaux.Lecontactdesapeaumepicoteencorelespaumes.
—Tumecrois,maintenant?
Montonestacéré,froidcommelaglace.Enfin,aprèstoutcetempsetaumomentoùj'enaileplus
besoin,j'aitrouvéaufonddemoilavoixdeCallie.
Ilmecroit.
Lavien'estqu'uneplaisanteriedemauvaisgoûtaprèsuneautre,jecommenceàledécouvrir.Car
c'estinjustedesouffrirautantunefoisqu'onaenfinobtenucequ'onsouhaitait.
Chapitre26
epasselestroisjourssuivantsseule,exceptélorsdesvisitesrégulièresdeVictoria,quimetientau
courant des dernières évolutions sur un ton soigneusement professionnel, et part si vite qu'elle en
trébucheraitpresque.EtilyaaussiDavid,biensûr,quim'apportemesrepasetmesourit.Dessourires
tristesetdésolés,enfaitpiresques'ilmelançaitdesregardsnoirsoucrachaitdansmonassiette.Çame
rappelle la façon dont on regarderait un agneau avant le sacrifice. Une comparaison plutôt adaptée, je
suppose.
Monpèrenevientpas.Callienevientpas.Ilsm'ontpasséeaucomptedeprofitsetpertespuisont
tournélapage.Mêmesijenesuispassurprisequ'ilsaientchoisidesauverleurpeau—aprèstout,c'est
cequejerecherchais—lafacilitéaveclaquelleilsm'ontabandonnéemelaisseanéantie.Pendanttoutce
temps,jen'étaisqu'unpiondansleurquêtedupouvoir.L'idéedesesacrifierpourmoineleurestsans
doutemêmepasvenue,niàl'un,niàl'autre.
Je ne suis ni assez désintéressée, ni assez courageuse pour ne pas avoir envisagé de révéler la
vérité à propos de ma famille pendant ces heures interminables passées enfermée dans ma cellule. Je
pourraislespointerdudoigt,ceneseraitpascompliqué,etunepartiedemoimeurtd'enviedelefaire.
Mais je veux m'élever au-dessus des leçons qu'ils m'ont enseignées. Je veux que mon amour soit plus
grandquemahaine,mamiséricordeplusfortequemondésirdevengeance.
Bishopnerevientpasmerendrevisite.Detoutefaçonjenelesouhaitepas:lapremièreetunique
foisaétéunevéritableépreuve.Sonexpressionquandilaarrachésesmainsdesmiennes,qu'ilareculé
commesij'étaiscontaminée...Jenepourraispaslesupporterdenouveau.Jecéderaissoussonregard
brûlant et je lui avouerais tout. Alors je ne cesse de me répéter que c'est mieux qu'il ait enfin perdu
confianceenmoi.
Aprèstout,jenel'aijamaisméritée.
Aumatinduquatrièmejour,Victoriavientm'informerquejeparaîtraidevantlejugedansl'aprèsmidi.Elleresteunmomentdevantlacellule.
—Laprocédurenevapastraîner,Ivy...ajoute-t-elle.
—Trèsbien.
C'est ce qui se passe en général quand un accusé plaide coupable. Elle regarde le plafond, les
murs,partoutsaufmoi.
—Non,jeveuxdire...Unefoisquetonplaidoyerseraaccepté,tuserascondamnée.Aujourd'hui.
—Oh.
Lemomentn'apasvraimentd'importance.Cequiestfaitestfait,maisc'estvraiquejepensais
disposerdeplusdetemps.
—Etquandva-t-onm'expulser?
Encoreunefois,sesyeuxerrentdanslapiècepouréviterdemeregarder.
—Àmonavis,ilsn'attendrontpasleprochainjourprogrammé.MmeLattimerfaitdespiedsetdes
mains pour qu'on t'expulse tout de suite. Elle affirme que tu représentes une trop grande menace pour
qu'on te garde ici. Et puis, ils veulent t'utiliser comme exemple, pour éviter que ce genre de chose se
reproduise.
Malgrémanuqueraide,jehochelatête.
—Mercidem'avoiravertie.Enfin,Victoriacroisemonregard.
—Situasquelquechoseànousdire,Ivy,c'estlemoment.Iln'estpastroptardpourorganiserun
procès.
J
— Non, pas de procès. (J'ai l'impression de le répéter pour la millième fois.) Tu avais allumé
l'interphoneàmonintention,l'autrejour?
—Oui.J'espéraisainsifaireressortirlavérité.Terappelerquivautlapeined'êtreprotégéetqui
nelavautpas.
Jerestemuetteetellepousseunsoupir,plusfrustréquedéçu.Commesiellesavaitdéjàqu'elle
n'arriveraitàrienavecmoi.
—Est-ceque...(Jem'interrompsetjemeraclelagorge.)Est-cequej'auraisletempsdedireau
revoiràmafamille?
Mêmeaprèstoutcequis'estpassé,jelesaimetoujours.Ilssonttoujoursdemonsang,etbienque
nousnoussoyonsdéçuslesunslesautres,jevoudraisbienlesvoirunedernièrefois,lesserrercontre
moietlesembrasser.
UnéclairpassedanslesyeuxdeVictoriaavantqu'ellenelesdétourne.
—Ilsn'ontpasdemandéàtevoir,Ivy.Mêmepasaprèstacondamnation.
—Bon...D'accord.
Mavoixn'estplusqu'unmurmure.Victoriahésiteàpeineunesecondeavantd'ouvrirlabouche:
—MaisBishopademandési...
—Non!PasBishop.
Jenevoispaspourquoiilvoudraitseretrouverdanslamêmepiècequemoi.Ilm'aaffirméun
jourtrouverinenvisageabledemelaissertomber,maisj'espèredetoutesmesforcesqu'ilachangéd'avis
àcesujet.Jepensaisl'yavoirforcé.Peut-êtret'aime-t-ilencore?souffleunepetitevoixtraîtressedans
matête.Peut-êtren'est-ilpasprêtàabandonner...Unelueurd'espoircommenceànaîtreenmoi,maisje
l'écrase,jel'étouffe.Untelespoirnousdétruiratouslesdeux:jedoisluiréglersoncomptesansattendre.
—Jeneveuxpaslevoir,déclaré-jeàVictoria.Maispourrais-tuluitransmettreunmessage?
—Lequel?
—Luidirequejesuisdésolée?(Jemarqueunepause.Commentformulermapenséesanstropen
révéler?Jedoispourtantprendrelerisque...)Etrecommande-luidefaireattention.
Victorias'approchedesbarreaux.
—Attentionàquoi?demande-t-elle.
JedoutequemonpèreréessaieradetuerBishopalorsqu'ilabienfaillisefairepincer.Iltrouvera
unautremoyendeparveniràsesfins.Etenvérité,iln'existeaucunefaçondeprotégerquelqu'unpour
toujours.Lemonderecèleunefoulededangers,parmilliers,ceuxdontonaconscienceetceuxauxquels
onn'ajamaispensé.Maisc'estlemieuxquejepuissefaire.
—Ànepasaccordertropfacilementsaconfiance,dis-je.(Jelâcheunpetitrireamer.)Mêmes'il
envasûrementsansdireaupointoùonenest.
Aprèsunlongsilence,Victoriaacceptemademande.
—D'accord,dit-elle,s'éloignantdemacellule.Bonnechance,Ivy.
Àmonavis,lachancenemeserad'aucunsecours,maisj'adressetoutdemêmeàmonancienne
responsableunfaiblesourire.Elleatoujoursétésympaavecmoi,mêmedepuismonincarcération.
Une fois Victoria repartie, je me recroqueville sur la couchette. Ma position par défaut dans la
cellule.J'aientêtelamoindrefêluredansleparpaing,jesaiscombiendetempsilmefautattendreavant
l'arrivéedemonprochainrepasgrâceàl'inclinaisondelalumièrequipénètreparlafenêtreau-dessusde
matête.Maisj'aibeauessayer,jen'entendsjamaisrienenprovenancedel'extérieur.Jeneperçoisquele
claquement des portes et parfois des bruits de pas. Quoi qu'il arrive, j'apprécierai de sentir à nouveau
l'airfraissurmonvisageetd'entendreleventdanslesarbres.
J'effleure le mur rugueux en me souvenant de la chaleur de la peau de Bishop sous mes doigts.
J'espère qu'un jour, il pourra se pardonner de m'avoir aimée. J'espère qu'il trouvera une autre fille,
meilleurequemoi,pourgardersoncoeur.Unequiméritesaconfiance.J'espèrequ'iliravoirl'océanet
qu'ilpourraengoûterlapiqûresalée.Deslarmesdévalentmesjoues,s'amassentaucreuxdemoncou,et
jesuiscontentequepersonnenesoitlàpourlesvoir.
Unefois,Bishopm'ademandéquijevoulaisêtre.Jecroisquemaintenant,jeconnaislaréponse.
Jeveuxêtreunepersonneassezforteetcourageusepourprendredesdécisionsdifficiles.Maisjeveux
être assez juste et aimante pour prendre les bonnes. Après tout ce qui s'est passé, je ne peux regretter
d'avoiraiméBishop.Etjeneregrettepasnonplusdel'avoirsauvé,mêmesij'aidûpourçamesacrifier.
C'était mon choix, et j'en suis fière. S'il me rend faible, alors c'est une faiblesse avec laquelle je peux
enfinvivre.
Jesuismenottéeàunbancdansuncouloirdederrièreenattendantd'êtreescortéedanslasalle
d'audience.Jeregardedroitdevantmoi,déploied'importantseffortspourmeviderl'esprit,quandmon
pèredébouchedepuisunangleetvients'asseoiràcôtédemoi.
—Papa?
Monimaginationmejoue-t-elledestours?
—Nousn'avonspaslongtemps,m'avertit-il.Legardeaditjustecinqminutes.
Ilposeunemainsurmajoue.
—Jesuisvraimentcontentequetusoisvenu,dis-jeenm'efforçantdesourire.
—Oh,Ivy...soupire-t-il,lavoixéraillée.Qu'as-tufait?Àcesmots,magorgesenoue.
—Cequejedevaisfaire,papa.
Nousnousparlonsdefaçonplusoumoinscodée,carnousignoronssilesmursontdesoreilles.
Maisj'ail'impressionquenousavonstoujourscommuniquéainsi,sansjamaisêtrecapablesd'allerdroit
aubut,toujoursàtournerautourdupot.
Ilsecouelatêteetlaisseretombersamain.
—Tuvasêtreexpulsée.
—Jesuisdésolée,papa,murmuré-je.Jet'aime.
Unelarmecoulesursajoue.C'estlapremièrefoisquejevoismonpèrepleurer.
—Moiaussi,jet'aime.
—Maispasassezpourmesauver,dis-jed'unevoixplusdurequejen'auraiscru.
Monpèreserelèveetmetoisedetoutesahauteur.
—Tuasfaittonchoix,Ivy.
—Oui.(Jeplantemesyeuxdanslessiens.)Ettuasfaitletien.
Lasalled'audienceestpleineàcraquerquandonm'amènedevantlejuge.Toutlemondetendle
coupourapercevoirlatraîtresse.Quelques-unsmesifflentquandjepasseàcôtéd'eux,maisjeregarde
droit devant moi, le menton levé. De nos jours, le crime n'est plus vraiment un spectacle, mais je dois
constitueruneexception.
Onmefaitasseoirducôtédeladéfense,puislesdeuxgardesquim'encadraientreculentd'unpas.
JackStewart,lecollèguedeVictoria,estdéjàlà.Ilestvenuunefoisàmacellulepourm'annoncerqu'il
medéfendrait.Victorian'avisiblementpastenucomptedemarequêtedemepasserd'avocat.Entoutcas,
la présence de Stewart ne fera pas une grande différence. Son boulot devrait être rondement mené. Il
m'adresseunsourireamer,puisseretourneverslesjuges.Derrièrenous,j'entendsunbourdonnementde
voix,maisjen'écoutepaslesparolesprononcées.Ilnevautmieuxpas.
Lasalled'audience,avecsonboisdemerisiersombreetsonhautplafond,confèreuncôtétrès
formelàlaprocédureavantmêmequ'elleaitcommencé.Sij'avaisnourriquelqueillusionquemondestin
neseraitpasdécidéaujourd'hui,elleestbriséeparl'autoritéquedégagelasalle.Monavenirestentreles
mains du juge qui prendra place sur le haut banc en face de moi. À cette idée, je ressens un étrange
soulagement:plusriennedépenddemoi.
Dansmondos,lebrouhahas'amplifieetjem'intimedenepasmeretourner.Maismacuriositéest
plus forte que ma peur. Le président et Mme Lattimer viennent d'entrer, suivis par mon père et Callie.
Bishopfermelamarche.Ilabeauavoirleregardlointain,ilneledétachepasdemoi,mêmequandil
rejointlesautresaupremierrangderrièreleprocureur.Personnen'estassisjustederrièremoi.Cebanc
videtémoignedel'ampleurdemachute.
JesenstoujourslesyeuxdeBishopsurmoi,mêmequandjemeretourneversl'avantdelasalle.
Jefixelaporteparlaquellelejugevaentreretprononcermasentence.
—MesdamesetMessieurs,veuillezvouslever,s'ilvousplaît.MaîtreLawrenceLozano.
Jackmesaisitdoucementlecoude,pourtantjen'aipasbesoindesonaide,jemelèvetouteseule.
Cequivasepassericinem'effraiepas.Jen'aipeurquedecequisuivra.
Lejugealaquarantaine,descheveuxpoivreetselcoupéscourtetdeslunettesàmontureépaisse.
Jenel'avaispasrencontréofficiellementquandjetravaillaisici,maisdeloin,ilm'atoujoursparuassez
sympathique.Aujourd'hui,jenedécèlechezluiaucunetracedebienveillance.
— Maître Stewart, dit-il en regardant Jack par-dessus ses lunettes. Votre cliente ici présente
souhaiteplaidercoupable?
—C'estexact,monsieurlejuge.
Le juge me fait signe d'approcher en recourbant le doigt. Mon estomac se soulève, mais je
parviens à garder mon sang-froid. J'obéis et Lawrence Lozano m'indique la barre des témoins. Je fais
face à la galerie des spectateurs. Je parcours la foule du regard jusqu'à trouver enfin Bishop, qui a
toujourslesyeuxrivéssurmoi,levisagegrave.Jen'aiaucuneidéedecequ'ilpense.Çamerappelleles
premiers jours de notre mariage, quand chaque mot prononcé ou chaque geste esquissé par lui était un
mystèrecompletpourmoi.
—Vousêtesaccuséedetentatived'homicidevolontaire.Quelestvotreplaidoyer?medemande
lejugeLozanod'unevoixforte,cequimeramèneavecunsursautàlaréalité.
—Coupable,dis-jesanshésitation.
Toutlemondelesavait,maisl'entendretouthaut,demabouche,faitplanerunmalaisedansla
salle. Je suis reconnaissante de ne pas avoir à exposer mon crime en détail, comme il fallait le faire
avant-guerre. De nos jours, on ne s'inquiète pas autant des droits de l'accusé. Si vous prétendez être
coupable, on vous prend au mot. On doit se dire que vous seriez bien bête de risquer de vous faire
expulsersansavoircommislecrimedontonvousaccuse.
—Étantdonnélanatureinhabituelledecedossier,lafamilleduprésidentLattimeraexigéqueje
prononcevotresentenceimmédiatement,etqu'ellesoitexécutéesur-le-champ.
À présent, la salle est sous le choc. Apparemment, la rapidité de l'application de ma sanction
n'étaitpasconnuedelafoule.Laplupartsemblentravisd'assisteràdesévénementsaussiintéressants.
Bishop,luiaussi,paraîtsurpris.Iltournelatêted'uncoupverssesparents,puissepencheenavant,les
mainsagrippéesàlabalustradedeboisquiséparelagaleriedelasalled'audience.
J'essaiedeluifairecomprendred'unregardquetoutirabien.Ladernièrechosequejevoudrais,
c'est qu'il s'inquiète pour moi. Je veux qu'il m'oublie et passe à autre chose. Qu'il soit en sécurité et
heureux.Iln'apasbesoindesetourmenter,jesuispréparéeàcequivavenir.Aussiprêtequejeleserai
jamais.
— Ivy Westfall Lattimer, vous êtes condamnée à être expulsée. La sentence sera exécutée à la
suitedelaprocédure.
Grandbrouhahadanslasalle,mêmesimacondamnationnepeutêtreunesurprisepourpersonne.
Par-dessus,j'entendsBishopappelermonnom,etmêmesijenedevraispasleregarder,jenesupporte
pasdepartirsanslevoirunedernièrefois.Maissitôtquejetournelesyeuxverslui,jeleregrette.Ilest
deboutcontrelabalustrade,livide,lestraitstirésetlamaindeCalliesursonavant-bras.Masœurale
visage levé vers lui et lui murmure à l'oreille. Elle le touche de trop près, affiche une expression trop
gentille.Ellejoueunrôlepourobtenircequ'elledésire.
Quelquechosesebriseenmoi,quelquechosequiavaitététendudepuisdesjours,dessemaines,
peut-êtretoujours.MaintenantjevoislevraivisagedeCallie:ellealecœurfroid,elleestenquêtedu
pouvoiretcherchelarevanche,plusencorequemonpère.Ellenelaisserapasmonéchecl'arrêter.Pour
elle,Bishopn'estpasunêtredigned'amouretdecompréhension.Pourelle,ilestcommelechienquim'a
mordu,celuiqu'elleaétrangléauboutdesachaîne.Bishopestunobstacle.Quelqu'ensoitleprix,elle
trouveraunmoyendeluifairemal.
Jequitteencourantlabarredestémoinsetjeparviensàmi-chemind'elleavantquelesgardesse
rendentcomptequej'aibougé.L'unm'attrapeparlebrasetmetireenarrière,maisjenem'arrêtepas,je
tireetjedonnedescoupsdepied,jesuissauvage,complètementhorsdemoi.Sijepouvaismelibérer,je
latueraissansdoutedemesmains.
Je hurle et mon long feulement lugubre fait taire le reste de la salle. Un autre garde se joint au
premieretilsm'emmènentparlaportelatéralependantquejecontinuedemedébattre.Jehurle,jehurle
jusqu'àcequemespoumonssoientvidesetquejevoiedespointsdorésdanserdevantmesyeux.Jehurle
enentendantBishopcriermonnom.Jehurlejusqu'àêtrepousséeparlaportedansuncouloir.Jusqu'àce
qu'unobjetduretlourdmefrappelecrâneetquelemondes'évanouisse.
Il fait noir. Un noir d'encre. Ma tête cogne en rythme avec mon cœur qui bat. Je sens quelque
chosed'acérécontremajoue.Mêmemespaupièressontdouloureuses,pourtantjeparviensàlesouvrir.
Toujoursl'obscurité,maisplusaussiimpénétrable.Quelquespâlesrayonsdelumièrelatranspercent.Je
lèvelesyeux.Lalune.Jesuisdehors.Commentsuis-jearrivéelà?
Jeremuelatêteetjepousseungrognement:j'ail'impressionquemoncrâneaétébrûléaufer
rouge.Avecprudence,jetournelatêtedecôté,soulèvemajoue,poséesurunepierrequimepénétrait
danslapeau.Prèsdemoi,desrefletsdanslenoir,d'unéclatargenté.Jenecomprendspascequec'est.
C'esttropdifficiledepenser.J'avanceunemainpourtâtonnerdemesdoigtstremblants.Dumétalfroid,
minceetlisse,quicliquettesousmamain.Jesaiscequec'est,maismonespritrefusedelereconnaître.
Jenouelesdoigtsautourdumétal,commeavaitfaitBishoplejouroùnousétionsdel'autrecôté.
Jesuisderrièrelabarrière.Seule.
Chapitre27
est la pensée de la jeune fille morte qui finit par m'inciter à bouger. Je savais que personne ne
viendrait.MonpèreetCallien'allaientpasapparaîtredel'autrecôtédelabarrièreavecunnouveau
plan,celui-cidestinéàmesauver.Bishopn'allaitpasfonceràtraverslesarbres,unegourded'eauà
lamain,prêtàmepardonner.Pourtant,jesuisrestéelongtempscolléeàlabarrière,latêtelourde,avecle
métalquim'entraitdanslesomoplates.
Lorsquelesoleilcommenceàmonterdansuncielbleusansnuages,auseulsonducrissementdes
sauterelles infatigables, mon esprit se tourne vers la fille tuée par Mark Laird. Son corps est étendu,
quelque part à côté de cette barrière. Et je sais que si je ne pars pas bientôt, je terminerai exactement
commeelle.Abandonnée,oubliée.Laisséeàpourrir.Carplusjedemeureassiselà,lesyeuxvitreuxetle
regarddanslevague,plusresterdevientfacile.
Jen'aiaucuneidéed'oùaller.Nimêmedecommentfairelepremierpas.Dansmacelluleausoussol du palais de justice, je m'étais dit que je pourrais me débrouiller. Mais maintenant que j'y suis, je
penseavoirprésumédemesforces.Quelqueslarmessemêlentàlasueursurmonvisageetjebaissela
têtesurmesgenouxrelevés.Maiscemouvementnefaitqu'empirerladouleurdansmoncrâne,comme
deuxcouteauxderrièremesyeuxquitenteraientunesortie.
Iln'yaquedeuxpossibilités.Restericietmourir.Oumeleveretvoircequivasuivre.
Jeneveuxpasterminercommelafillemorte.Jeneveuxpasbaisserlesbrascommemamère.Je
suispeut-êtresafille,maisjenesuispaselle.Jerelèvelatêteetpasselamaindanslegrillageau-dessus
demoidefaçonàmeredresser.Aprèsplusdedouzeheuresrecroquevilléeàterre,jesensmesmuscles
protester,despointsnoirsenvahissentmonchampdevision.
Je me souviens de Bishop, qui avait dit que la rivière se trouvait à l'est. J'ai fait attention à
l'endroitoùlesoleilselevaitcematin.L'eau.Mapriorité.Trouverdel'eau,sepréoccuperduresteplus
tard.Leseulmoyend'avancer,c'estdeprocéderparétapesdouloureuses.
Ledépartestlent.Mesbrasetmesjambesnesedéplacentpasdefaçontoutàfaitsynchronisée.
Jetâtedoucementl'arrièredemoncrâne:mescheveuxsontpoisseux,maisiln'yapasdesangfraisqui
coule. Combien de fois m'ont-ils frappée avant de me jeter là ? Ont-ils éprouvé le moindre scrupule à
laisser une adolescente dans le noir, seule et inconsciente ? Sans doute pas. Après tout, j'ai tenté
d'assassinerlefilsduprésident.
Aussitôt,l'imagedeBishopsurgitdansmonesprit.Jeserrelesdentsetjelechassedematête.Il
nem'appartientplusdemesouvenirdelui,désormais.Ilpourraitaussibiensetrouveràunmillionde
kilomètres de moi, et non à proximité de cette barrière qui nous sépare. Je dois trouver un moyen de
l'oublier,mêmesilesimplefaitdel'envisagerm'empêchederespirercorrectement.Ilfaitpartiedemoi
maintenant,aussinécessairequemapeauoumoncœurquisaigne.Maispoursurvivre,seuleetdel'autre
côté de la barrière, il me faudra user de toute mon énergie. Je ne peux pas perdre une seule minute à
penseràautrechoseouàquelqu'und'autre.
Lesolestduretinégal,enlégèrepentedescendante:lacombinaisonparfaitepourtrébucheretse
tordre une cheville. Je remercie en silence Victoria de s'être assurée que je reçoive des vêtements
correctsavantd'êtreexpulsée:unjean,deschaussuresfermées,undébardeuretunpull,mêmes'ilfait
beaucouptropchaudpourleporter.Aumoins,cesvêtementsmedonnentunechancedemebattre.Pieds
nus et en short et T-shirt, la tenue que je portais quand on m'a mise en prison, je n'aurais pas tenu
longtemps.
Ceseraitplusfacilesijem'éloignaisdelabarrière,maispourl'instantjerefusedelalâcher.Je
C’
l'effleure de la main gauche en marchant, le métal heurte mes doigts au passage. Lorsque j'étais petite,
l'idéedelabarrièrem'effrayait.Àprésent,c'estcommeundoudoudontjen'arrivepasàmedéfaire.S'en
éloigner, c'est comme sauter dans le vide. Je pourrais partir si loin que je ne retrouverais jamais mon
cheminpouryrevenir.
Jen'aiaucuneidéedeladistancequimeséparedelarivière,maisellenedoitsansdoutepasêtre
trèsloin—jenepeuxpasimaginerlecontraire.PenseràlarivièrefaitresurgirlevisagedeBishop,etje
trébuchesurunemotted'herbe.Jemesermonne:jemesuisjurédel'oublieriln'yapascinqminutes,et
voilàquejerompsdéjàmapromesse!
Jem'efforcedevidermatêtedetoutepensée,demeconcentreruniquementsurlefaitdeposerun
pied devant l'autre. Un liquide chaud coule le long de ma nuque : de la transpiration et non du sang,
j'espère—entoutcasjerefusedevérifier.Sijesaignedenouveau,iln'yarienquejepuisseyfaire,
alorsautantnepassavoir.Unefoisàlarivière,jepourraiimmergermatêtedansl'eaufroide,laverle
sangquimegrattelàoùilaséchéencroûtessurmapeauets'estcollédansmescheveuxdéjàemmêlés.
Depuislenord—lecôtéWestfalldelaville—,j'entendsdesvoixlointainesetjem'arrêtenet,le
cœurbattantlachamade.Jemeserrecontrelegrillage,j'enroulelesdoigtsautourdumétalchaud.Deux
enfants,àpeut-êtredixmètres,jouentàjenesaisqueljeudanslesarbres.Leursparentsnesontsûrement
pasaucourantqu'ilssesontaventurésaussiprèsdelabarrière.
—Bonjour.
Mavoixestfaibleetenrouée,ilsneréagissentpasàmonappel.J'essaieencore,jemeraclela
gorgeetparleunpeuplusfort.Cettefois,ilsmevoienttouslesdeuxetsautentàterreenmêmetemps.La
plusâgéepousselepetitgarçonderrièreelle,commepourleprotéger.
—Vouspouvezm'aider?S'ilvousplaît.
La main du garçon s'accroche à la robe d'été de la fillette, il glisse un œil sur le côté pour
m'observer.
—Partez!crielapetitefille,Dégagezd'ici!
Lesmotseneux-mêmessontforts,maissavoixtremble,sesyeuxbrillentdepeur.Sescheveux
blondpâlecaressentsonvisagedansleventléger.
Jesaisqu'ilsnepeuventrienpourmoi.Quemaprésenceestterrifiantepoureux.Maisimpossible
dem'éloigner.Undésespoirféroces'emparesoudaindemoi:quandcesdeuxenfantsseserontenfuis,je
seraiseuleaumonde.
—S'ilvousplaît,répété-jedansunsouffle.S'ilvousplaît...
Lapetitesepenche,ramasseunobjetàterre,puisreculelebrasetmelelance.Lapierrerebondit
surlegrillagejusteau-dessusdemamainetlesonmétalliquerésonnedanslesilencealentour.Lafillette
prendlegarçonparlamainetbatenretraiteverslesarbres.Enuninstant,ilsontdisparudemavue,les
boisunefoisdeplusvides,moiexceptée.
Je pose la tête dans mes mains. Ma peau est crasseuse, la saleté incrustée en plaques inégales.
Monavant-brasestzébrédesangséché.J'aidûparaîtremonstrueuseàcespetits.Unecréaturemaléfique
derrière la barrière, la sorcière kidnappeuse d'enfants contre laquelle leur mère les a toujours mis en
garde...
Les larmes dévalent mes joues et leur sel me pique les lèvres. Je cède et m'autorise à pleurer.
Pourtoutcequej'aiperdu,parpeurdecequim'attend.Jepleurelafillequej'aiété,l'épousequejen'ai
jamaisvouluêtre,latueusequej'airefusédedevenir,latraîtressequej'aiprétenduêtre.
Je ne suis aucune d'entre elles à présent. Je relève la tête et m'essuie les yeux. Fille. Épouse.
Tueuse. Traîtresse. Ce sont toutes d'anciennes versions de moi. À partir de maintenant, je deviens une
survivante.
Remerciements
Ungrandmerci...
Àmeséditeurs,AlyciaTornettaetStacyCantorAbrams,pourleursprécieuxéclairagesetpour
m'avoiraidéeàfaireunmeilleurlivre.Àtoutel'équiped'En-tangledPublishingpourm'avoirdonnéma
chance. À Rebecca Mancini, la magicienne des droits étrangers. À mon mari, Brian, qui m'aime et me
soutientmêmequandjedeviensinvivable.(Tuesmaconstante!)Àmesenfants,GrahametQuinn,quine
seplaignentpratiquementjamaisquandl'écritureprendlepassurlapréparationdudîner,etquimefont
rire chaque jour. À ma famille, proche et lointaine, pour leurs encouragements et leur enthousiasme. À
Holly, la sœur que je n'ai jamais eue et la meilleure des amies, sans qui je ne pourrais pas vivre. À
Meshelle, Michelle et Trish pour nos déjeuners mensuels arrosés de Margarita qui me permettent de
garderlaraisonetdequitterdetempsàautremesoripeauxd'écrivain(end'autrestermes,monjogging).
Et,enfinetsurtout,àmonchatLarry,quitientmesjambesbienauchaudpendantquej'écris!
Composition:RomainDelplancq
Achevéd'imprimerenFranceenfévrier2015parAubinImprimeur
Lepapierdecetouvrageestcomposédefibresnaturelles,renouvelables,recyclablesetfabriquéesà
partirdeboisissudeforêtsplantéesexpressémentpourlafabricationdepâteàpapier.
ISBN:978-2-37102-035-1
Dépôtlégal:mars2015
Loin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse,modifiéeparlaloin°2011525du17mai2011
Numérod'édition:0018-010-01-01
Numérod'impression:1501.0101
LUMEN