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AmyEngel THEBOOKOFIVY Traduitdel'anglais(Etats-Unis) parAnaïsGoacolou LUMEN L’auteur Née au Kansas, Amy Engel a passé son enfance dans divers pays du monde (Iran, Taïwan) et vécu un peu partout aux États-Unis, de la Californie à Washington D.C. Avant de se consacrer à plein tempsàl'écriture,elleaexercélemétierd'avocate—quis'estavérémoinstrépidantaufinalquedans lessériestélévisées.Dèsqu'elleaunmomentdelibre,elleseplongedansunbonbouquin,ouselivreà sonpéchémignon:l'achatcompulsifdechaussures.TheBookofIvyestsonpremierroman.N'hésitezpas àluirendreunepetitevisitesurInternetsuramyengel.netou@aengelwrites. Titreoriginal:TheBookoflvy Copyright©2014byAmyEngel ©2015Lumenpourlatraductionfrançaise ©2015Lumenpourlaprésenteédition Éditionoriginale:EntangledPublishing Pourmonpère,quiatoujourseufoienmoi Chapitre1 enosjours,pluspersonneneportederobeblancheàsonmariage.Tropdifficiledetrouverdutissu de cette couleur, trop coûteux et compliqué de s'en procurer assez pour fabriquer des robes par dizaines.Ycomprispourlacérémonied'aujourd'hui—àlaquelleparticipepourtantlefilsdenotre leader, puisqu'il est l'un des futurs mariés. Mais même lui ne sort pas assez du lot pour se permettre d'épouserunefillevêtuedeblanc. —Tiens-toitranquille!râlemasœurderrièremoi. De ses mains glacées, elle tente de boucler le laçage récalcitrant au dos de ma robe bleu pâle. Confectionnépourlemariageauquelellen'ajamaiseudroit,levêtementestunpeuserrépourmoi. —Voilà!conclut-ellelorsqu'elleparvientenfinàlefermerjusqu'enhaut.Retourne-toi. Jem'exécuteàcontrecœurentapotantduboutdesdoigtsletissusoyeux.Jen'aipasl'habitudede porter des robes. J'ai l'impression d'être presque nue en dessous et, déjà, je n'ai plus qu'une envie : remettre un pantalon et me débarrasser du corsage trop étroit qui m'empêche de respirer normalement. Commesiellelisaitdansmespensées,masoeurbaisselesyeuxsurlecorset. —Tuasdesformesplusgénéreusesquelesmiennes,constate-t-elleavecunemoueamusée.Mais çam'étonneraitqu'ils'enplaigne... —C'estbon,Callie...Tesremarques,tupeuxtelesgarder. Maréponsemanquecruellementdeconviction.Jen'auraisjamaiscruêtreaussinerveuse.Cen'est pascommesicettejournéeétaitinattendue,enplus!J'aisutoutemaviequ'elles'annonçaitàl'horizon— j'aimêmepasséchaqueminutedesdeuxdernièresannéesàm'ypréparer.Etàprésentquelegrandjour estarrivé,jeneparviensniàmaîtriserletremblementdemesmains,niàdomptermonestomacrévulsé. Serai-jecapabled'accomplirmondevoir?Jen'aipaslechoix,jelesais. Callierabatunemèchedecheveuxrebellederrièremonoreille. —Toutvabiensepasser,mepromet-elled'untonferme.D'accord?Tusaisquoifaire. Jerelèvelatêteetjerépondssimplement: —Jesais,oui. Sesparolesmefontmesentirplusforte:ellearaison,jen'aipasbesoind'êtretraitéecommeune enfant. Ellemeregardeunlongmoment,leslèvrespincées.Est-ellemécontentequejeprennelaplace quiluirevenaitdedroit,ousesent-elleaucontrairelibéréedesonfardeau?Soulagéedeneplusêtre cellesurquireposenttantd'espoirs? —Lesfilles!appellemonpèredepuislerez-de-chaussée.C'estl'heure! —Vas-y,dis-jeàmasœur.Jetesuis... J'aibesoind'undernierinstantdecalme,d'unedernièreoccasiondecontemplerlachambrequine sera plus jamais la mienne. Callie sort, mais laisse la porte entrouverte. J'entends mon père qui s'impatienteenbas,ellequilerassureàvoixbasse. Surmonlitsetrouveunevaliseuséeauxroulettescasséesdepuislongtemps—jevaisdevoirla porter. Je la soulève et je fais lentement un tour sur moi-même. Je sais que je ne dormirai plus jamais dans ce lit étroit, ne me brosserai plus jamais les cheveux devant la coiffeuse, ne m'endormirai plus jamaisausondelapluiecontrecettevitre.Jerespireungrandcoupetjefermelesyeuxpourretenirles larmes que je sens monter. Quand je les rouvre, ils sont secs. Je sors de la pièce sans un regard en arrière. D Les mariages sont célébrés le deuxième samedi de mai. Certaines années, lorsqu'il pleut, une légère odeur de brûlé nous parvient, même après tout ce temps. Mais aujourd'hui, le ciel d'un bleu éclatant est dégagé depuis l'aube, et seuls quelques nuages vaporeux flottent dans la brise légère. Une bellejournéepoursemarier...Pourtant,toutaulongdenotretrajetàpiedverslamairie,jeneparviensà me concentrer que sur les battements irréguliers de mon cœur et la sueur qui ruisselle entre mes omoplates. MonpèreetCalliem'encadrent,unpeucommesij'étaisunchevalprêtàs'emballer.Jenecompte pasm'enfuir,maisàquoibonleleurdire?Monpèrem'effleurelamain,puislaprenddanslasienne.Il nemel'apastenuedepuisquejesuistoutepetiteetsongestemecauseuntelchocquejetrébuchetoute seule — c'est même lui qui me rattrape avant que je ne tombe. Mais malgré la surprise, je suis profondémentémue:untelcomportementn'estpashabituelchezlui.Offrirduréconfort,cen'estpasson genre.Lorsqu'onaundestintouttracé,commelemien,onn'apasbesoind'êtredorlotée.Sonrôle,c'est demerendreforte.J'aimeàcroirequ'ilyaréussi,maisjeprendspeut-êtremesdésirspourdesréalités. —Noussommesfiersdetoi,dit-il.(Ilétreintmamain,unefois,presqueàmefairemal,puisla relâche.)Tuvasyarriver. Lesyeuxbraquésdroitdevantmoi,jeréponds: —Jesais. Lafaçadeenpierrecalcairedel'hôteldevilleestàprésenttouteproche.D'autresjeunesfilles, accompagnées de leurs parents, gravissent les marches du perron. Elles doivent être nerveuses, impatientes de savoir si, à la fin de la journée, elles seront mariées ou devront rentrer chez elles retrouver leur lit d'adolescente. Mon anxiété n'a rien à voir avec la leur. Je sais où je vais coucher ce soir,etceneserapasdanslesdrapsquej'aiquittéscematin.Lapeurmeserrelagorge. Lorsque nous parvenons sur le trottoir devant la mairie, certains commencent à se retourner, à fairesigneàmonpère,àvenirluiserrerlamainouluitapersurl'épaule.Detempsàautre,quelqu'un m'adresseunsourirerassurant,mecomplimentesurmatenue. —Souris!mesouffleCallieàl'oreille.Tuasunegrimacecolléesurlevisage. Jesouffle,irritée: —Sic'estsifacile,tun'asqu'àessayer! Pourtant,malgrémesprotestations,j'obéis. —J'auraisbienvoulu,souviens-toi!rétorque-t-elle.Maisjen'aipaseucettechance.Maintenant, tudoislefaireàmaplace. Voilà,j'aimaréponse:elleestjalousedemoi,dépitéed'avoirétéspoliéedesondroitd'aînesse. Je m'attends à croiser un regard glacial mais, quand je tourne la tête vers elle, ses prunelles sont empreintesd'unedouceurquejeleurairarementvue.Callie,c'estlaversionfémininedenotrepère,avec ses yeux chocolat et ses cheveux bruns. J'ai toujours voulu leur ressembler plutôt que d'être celle qui détonne : mes iris bleu-gris et mes cheveux ni vraiment blonds, ni vraiment bruns, je les ai hérités de notre mère, morte depuis longtemps. Même si nous nous ressemblons très peu, lorsque je regarde ma sœur,j'ail'impressiondemevoirmoi,maisenplusféroceetplusdisciplinée:elleincarnelapersonne quejesuiscenséedevenir. Nous suivons la longue file de jeunes filles à marier à l'intérieur de la mairie. Je suis entourée d'adolescentesenrobesdecouleurclaire—certainestiennentunbouquet,d'autres,commemoi,arrivent les mains vides. On nous mène jusqu'à la rotonde principale. À une des extrémités de la salle a été dresséeunescène.Unrideausombreesttiré,derrièrelequel,encetinstantmême,lesgarçonss'alignent enattendantqu'onleurrévèlequiseraleurépouse. Lescandidatesaumariageprennentplacesurlespremièresrangéesdechaises,leursfamilleset cellesdesfutursépouxs'asseyentderrièreelles.LeprésidentLattimeretsafemme,eux,sontinstalléssur l'estrade, comme chaque année. Même avec leur fils derrière le rideau en ce jour très particulier, leur rôledemeureimmuable.Monpèrefaitunpasversmoi,mepresseunedernièrefoislamainpuislalaisse retomberavantdes'éloigner.Calliedéposeunrapidebaisersurmajoue,sansconviction. —Bonnechance,medit-elle. Si ma mère était toujours en vie, peut-être m'étreindrait-elle, me quitterait-elle sur un dernier conseilutileplutôtqu'unetelleplatitude. Unefoisinstalléesurunsiègevideaupremierrang,jem'appliqueàéviterleregardduprésident etdesfillesautourdemoi.Jemeconcentresurunepetitedéchiruredanslerideausombre,jusqu'àceque lafuturemariéeassiseàcôtédemoimeglissequelquechosedanslamain. —Tiens,prends-enunetfaispasser. Jem'exécuteavantdetendrelaliassedeprogrammesàmavoisinedegauche.C'estlemêmetous les ans. Seuls la couleur du papier et les noms à l'intérieur changent. À quoi bon, d'ailleurs : tout le monde le connaît sans doute par cœur, depuis le temps. Cette année, il est imprimé sur du papier rose clairetlesmots«Cérémoniedemariage»sontinscritssurlacouvertureenlettrescursives.L'encrea légèrement bavé. Les deux premières pages relatent l'histoire de notre « nation ». À titre personnel, je trouveridiculedeparlerd'unevilledemoinsdedixmillehabitantscommed'unenation,maispersonne n'estvenumedemandermonavis. Ilestquestiondelaguerrequiaprovoquélafindumonde,desinondationsetdessécheressesqui ontsuivi,desmaladiesquiontbienfailliavoirraisondenous.Maisbiensûr,notrepeuplederescapésen haillons,lasdesaffrontements,aresurgidesescendres:lesunscommelesautres,nousavonssillonné unvasteterritoirestérilepourfinirparnousretrouveretnousinstallerdanslecoinlepluspropiceafin detoutrecommenceràzéro.Bla,bla,bla...Notrerésurrection,pourtant,n'apasétéexemptedeconflitset de morts supplémentaires, car deux camps se sont affrontés pour déterminer comment grandirait notre minusculenation.Lepartiquil'aemportéétaitmenéparlepèreduprésidentLattimer.Magnanime,ila accueilli le vaincu, mon grand-père, Samuel Westfall, et ses partisans dans son giron, leur a promis le pardonetaccordél'absolutiondeleurspéchés.Aufildemalecture,ledégoûtmonte,j'aienviedevomir. Et voilà pourquoi nous organisons cette journée de mariage. Les familles issues du camp des perdantsoffrentleursfillesdeseizeansauxfilsdesvainqueurs.Ilyaundeuxièmeroundennovembre: cettefois,cesontlesfilsdupartidesvaincusquiépousentlesfillesdesgagnants.Maiscettejournée-làa unetonalitéplussombrepuisqu'ellevoitlesdescendantesdesfamilleslesplusprestigieusesdelanation contraintesdes'uniràleursinférieurssousuncielblafard... Lathéoriederrièrelapratiquedecesmariagesarrangésestdouble.Premierobjectif:commeon nevitplusaussilongtempsqu'avant-guerre,donnernaissanceàuneprogénitureenbonnesantéestbien plus aléatoire que par le passé. Il est donc important de procréer, et le plus tôt le mieux. Le second objectifestencorepluspragmatique.LepèreduprésidentLattimerétaitassezintelligentpourlesavoir: lapaixnedurequetantquelecampdesmécontentsaencorequelquechoseàperdreencasderévolte. Enmariantnosfillesauxfilsdesespartisans,etinversement,ils'estassuréquenousyréfléchirionsà deux fois avant de prendre les armes. Tuer son ennemi, c'est une chose, mais s'il a le visage de votre enfant, et s'il vous faut abattre ensuite votre propre petit-fils, alors c'est une tout autre histoire. Et jusqu'ici,cettestratégiearemplisonoffice:depuisdeuxgénérationsmaintenant,noussommesenpaix. Il fait chaud dans la salle, même avec les portes grandes ouvertes et la fraîcheur relative que garantissentlesépaismursdepierredel'édifice.J'étouffe:j'essuielagouttedesueurquiglisselelong demanuqueetj'enprofitepoursouleverunpeulamassedemescheveux.Callieafaitdesonmieuxpour dompter mes boucles, mais vu son épaisseur naturelle, je ne pense pas que ma crinière ait coopéré commemasoeurl'espérait.Mavoisinededroitemesourit. —C'esttrèsjoli,medit-elle.Çatevabien. —Merci... Ses cheveux roux sont surmontés d'une couronne de roses jaunes dont les pétales fanent déjà à causedelachaleur. —C'estmadeuxièmeannée,chuchote-t-elle.Madernièrechance. Sionnevousattribuepasdepartenaireàl'âgedeseizeans,votrenomestremisenjeul'année suivante.Notammentlorsquelesgarçonsnesontpasennombresuffisantpourêtreunisàtouteslesfilles disponibles, et vice-versa. Si, après deux essais, on n'a toujours pas de conjoint, alors on est libre d'épouserlapersonnedesonchoixparmicellesquin'ontpasnonplusétéjugéesdignesd'uneunionavec l'élitedelanation.Sionestunefemme,onpeutaussichercheràdevenirinfirmièreouinstitutrice.Les hommes, mariés ou non, travaillent. Les épouses, elles, doivent devenir mères au foyer et élever leurs enfants... Aussi les postes traditionnellement réservés aux femmes sont-ils en général occupés par les laissées-pour-comptedusystèmedesmariagesarrangés. —Bonnechance!dis-jeàmavoisine. À mon sens, ce ne serait pas un destin si terrible de rester célibataire mais, en ce qui me concerne,laquestionestréglée.MonnomaétéglissédansuneenveloppelejouroùceluideCallieena étéretiré.Pourmoi,pasdesuspense.Lesautresfillesprésentesdanslasalleontpubénéficierdetestsde personnalité et d'interminables entretiens afin qu'elles puissent au moins avoir une petite chance d'être compatiblesavecleurfuturmari.Dansmoncas,leseulélémentretenu,c'estmonnomdefamille. —Merci!merépond-elle.Jesaisquitues.Monpèrem'amontréletientoutàl'heure. Je ne réponds pas. Je regarde droit devant moi les planches et le rideau noir qui commence à s'agiter.J'inspireprofondémentparlenezavantd'expirerlentementparlabouche. Unhommeapprochedelapetiteestradeplacéesurlecôtédelascène.Visiblementnerveux,il couveduregardlesspectateurs,puisleprésident. —Mesdamesetmessieurs!commence-t-il. Savoixs'étranglesurladernièresyllabeetquelquesriresfusentdanslasalle.Ilseraclelagorge avantdesejeteràl'eaupourdebon: —Mesdamesetmessieurs,noussommesréunisaujourd'huipourcélébrerlemariagedesjeunes gensd'EastglenaveclesreprésentantesdeWestside.Leurunionincarnecequenotrepetitenationade mieuxàoffriràsesmembresetsymboliselapaixpourlaquellenousavonsluttéensemble. Cen'estpastoujourslemêmeorateur,maislediscours,lui,estàchaquefoisidentique,sitristeet ridiculequej'hésiteentrelerireetleslarmes. Àcôtédemoi,mavoisineauxcheveuxrouxserretellementfortlespoingsquelesjointuresde sesdoigtsendeviennentblanches.Aucombledelanervosité,elleamêmecommencéàtaperdupied. L'homme sur l'estrade fait un petit signe à un complice invisible et, lentement, le rideau s'écarte. Le frottementdesanneauxsurlatringledemétalmefaitgrincerdesdents.Lespremiersgarçonsdévoilés sontdevéritablesboulesdenerfs:ilssortentlesmainsdeleurspoches,lesyrentrentaussitôt,oudansent d'un pied sur l'autre pour certains. Un tout petit brun, qui a l'air d'avoir douze ans plutôt que seize, est secouéd'unfourire,ledoscourbéetlesépaulesagitéesdesoubresauts.Jesuiscontente,aumoins,que celui-lànesoitpasmonfuturmari. Lejeunehommequim'estdestinéaétéplacéaucentredelarangée.Ildépassed'unetêtetousles autresgarçons,àtelpointqu'ilssemblentl'entourercommeunecourdejeunesenfants.Ilparaîtaussiplus vieuxquetoussescamarades—logique,puisqu'iladeuxansdeplusquetoutlemonde.Cependant,je douteque,detoutesavie,ilaitjamaiseul'aird'unadolescentgauche.Unegravitéqu'aucundesautresne possèdesedégagedelui.Ilnes'agitepasinutilementetj'aidumalàl'imaginerprisd'unfourirepuéril. Sonregardimpassible,presqueamusé,semblerivésurunpointaufonddelasalle.Ilnem'accordemême pasuncoupd'œil. Il aurait dû se trouver sur cette scène il y a deux ans déjà. Depuis le début, il était prévu qu'il épouseCallie,quialemêmeâgequelui.Maislaveilledelacérémonie,nousavonsétéavertisqu'ilne s'y présenterait pas : il préférait ne pas se marier avant l'âge de dix-huit ans, et ce serait moi qui me trouverais à ses côtés le jour venu, plutôt que ma sœur. De tels caprices sont possibles, je suppose, lorsqu'onestlefilsduprésident.Enlotdeconsolation,Callieaétéautoriséeàôtersonnomdelaliste des épouses potentielles. Ce qu'elle s'est empressée de faire. Une option dont j'aimerais bien disposer aujourd'hui. —Oh,monDieu...soufflelarouquine.Quellechancetuas! Je sais que son commentaire est sincère, et je tente de lui sourire, mais mes lèvres refusent de coopérer. L'homme juché sur l'estrade passe la parole à l'épouse du président, Mme Erin Lattimer. Les cheveuxauburn,leportaltier,elleestdotéed'unesilhouetteauxcourbesgénéreusesquiattirelesregards masculins.Maissavoixestacerbe,froide.Ellemerappellelapremièrebouchéequ'oncroquedansune pommevertetropacide. —Commevouslesaveztous,déclare-t-elle,jevaislirelenomdechaquegarçon,quis'avancera alorssurledevantdelascène.Puisj'ouvrirail'enveloppequicontientl'identitédelajeunefilledestinée àdevenirsafemme.(Elleétudielepremierranguncourtinstant.)Mesdemoiselles,veuillezmontersur scènedèsquejeprononcevotrenom.Si,àlafindelacérémonie,vousn'avezpasétéappelée,lecomité auratoutsimplementstatuéquevousneconveniezàaucundesgarçonsprésentscetteannée,voilàtout. (Ellenousgratified'unsourireglacial.)Danscecas,iln'yaaucunehonteàavoir,bienentendu. Pourtant,c'estunehumiliationdenepasêtreretenue,toutlemondelesait.Personneneledità voixhaute,maissiunefillenetrouvepaschaussureàsonpied,c'esttoujoursdesafauteàelle.C'estelle quineméritepasdesevoirattribuerunpartenaire,etjamaisl'inverse. Le premier nom appelé sonne comme un coup de canon dans la salle silencieuse : Luke Allen. C'est un blond au nez criblé de taches de son, comme saupoudré de sucre roux. Au moment où Mme Lattimerdéchirel'enveloppequiportesonpatronymeetentireunbristolcouleurcrème,lesyeuxbleus duprétendants'écarquillentunefractiondeseconde. —ÉmilyThorne!proclamel'oratrice. J'entends derrière moi des remous et des murmures excités. Une jeune fille de petite taille aux cheveux couleur caramel remonte la rangée derrière moi jusqu'à rejoindre l'allée centrale. Elle fait un faux pas en gravissant les quelques marches qui mènent à la scène : Luke se précipite sans perdre un instant pour la retenir par la main. Plusieurs candidates au mariage, autour de moi, poussent un grand soupir,commesic'étaitlegesteleplusromantiquequ'ellesaientjamaisvu.Jedoisfaireuneffortpourne pasleverlesyeuxauciel.LukeetÉmilyrestentclouéssurplace,unpeumaladroits,enselançantdes œillades gênées, jusqu'au moment où on leur demande de rejoindre le côté du décor pour pouvoir annoncerlecouplesuivant. J'ail'impressionquedesheuresinterminablespassentavantquelafemmeduprésidentnevienne àboutdel'épaisseliassedebristols.Mêmealors,ilresteencorebeaucoupdefillesassises,ycompris mavoisine.MmeLattimerélèveladernièreenveloppeetlesjouesdelarouquinesecouvrentdelarmes. J'ai une envie furieuse de lui souffler qu'elle devrait se sentir soulagée et profiter de sa chance au contraire : elle va pouvoir rentrer chez elle, ce soir. Et imaginer ce qu'elle fera librement de sa vie à partirdecejour,plutôtquededevoirseplieràunrôleobligatoired'épouseetdemèreaufoyer.Maisje saisquemesparolesneluiserontd'aucunréconfort.Parcequetoutcequ'onretiendrad'elle,c'estqu'elle estrentréeseulechezelleàlafindecettejournée.Elleaétérépudiéeparlesystème. Par-dessus son épaule, Mme Lattimer jette un regard à son mari. Le président se lève pour s'approcher de la petite estrade. C'est un homme de haute taille : inutile de se demander d'où le fils Lattimer tient sa stature. Les cheveux sombres du président sont parsemés de gris aux tempes et son menton, volontaire, creusé d'une fossette. Il scrute la foule, puis pose sur moi des yeux bleu pâle. Je frissonne,maisjesoutienssonregardscrutateur. —Aujourd'hui,plusquejamais,n'estpasunejournéecommelesautres,dit-il.Ilyalongtemps, aprèslaguerre,desvisionsdivergentessesontmanifestéessurlamanièredereconstruirenotrenation. Heureusement,lesdeuxcampsontfiniparparveniràunaccord. Je trouve intéressant qu'il transforme des affrontements armés en « visions divergentes », et un diktat en « accord ». Lattimer a toujours été maître dans l'art de manipuler les concepts pour les faire cadreravecleshistoiresqu'ilnousraconte. — Comme vous le savez, mon père, Alexander Lattimer, était à la tête du groupe qui s'est finalementimposé.SamuelWestfall,quis'étaitopposéàlui,afiniavecletempsparserallieràlavision qu'avaitmonpèredenotreavenir. C'est un mensonge. Mon grand-père n'a jamais approuvé ce qu'envisageait Lattimer pour notre petitecommunauté.Ilsouhaitaitrebâtirunedémocratieoù,tous,nousaurionsledroitdevoteetnotremot àdiresurlaconduitedenotreproprevie.Ilapassédesannéesàguideretgarderenvieungroupede survivants de plus en plus nombreux, qui a subi une longue transhumance avant de trouver un endroit convenableoùs'installer.Ensuite,AlexanderLattimer,quivoulaitcréerunedynastie,s'estappropriéce quemongrand-pèreavaitaccompli. Je n'ose pas tourner la tête pour chercher du regard mon propre père ou Callie dans la foule. Aprèstoutescesannées,ilssontdouéspourmasquerleursémotions,maisjesaurailirelaragedansleurs yeux,jelesais.Cequiseraitaumoinsunsoulagement,carjen'aipasledroitdemontrerlamienne. —Etaujourd'hui,pourlapremièrefois,uneunionvaavoirlieuentreunLattimeretuneWestfall, continueleprésident. Sonsourirenemeparaîtpasforcé,etpeut-êtrenel'est-ilpas.Entoutcas,jesaiscequesignifie cemariagepourlui.C'estencoreunevictoire,encoreunefaçondeconsolidersonpouvoir—voilàla vraieraisondesajubilation.Àlamortdemonpère,iln'yauraplusdeWestfall.Cen'estpasassezpour notreennemiquenotrelignéesetermine,ilfautaussiquemesenfantsdeviennentdesLattimer. — Jusqu'ici, nos deux familles ne se sont pas montrées très douées pour produire des filles, poursuitl'homme. Des éclats de rire se font entendre dans la foule, mais je n'arrive pas à me joindre aux autres, mêmesijesaisquejeledevrais.Lorsquelesilencerevient,l'orateurlèvebienhautl'enveloppeafinque toutlemondelavoie. —Lefilsduprésidentetlafilledufondateur!clame-t-il. Bienentendu,monpèren'étaitpaslefondateur.C'estmongrand-pèrequiafondénotreville,oùle pouvoiraensuiteétéusurpéparAlexanderLattimeretsespartisans.Maisilaétéétablidèsl'origineque ledescendantdubâtisseurdelacitéseraitàsontourbaptiséfondateur,demêmequelefilsduvainqueur seraitappeléprésident.C'estunefonctionpurementhonorifique,biensûr.Leprétendufondateurn'apas sonmotàdiredanslafaçondontestgouvernéenotrenation.Ilfaitdelafigurationlorsdescérémonies, afindeprouverquenoussommesbienunesociétépacifique.Notregouvernementsaitvraimentyfaire! Octroyercetitrecreux,c'estcommeoffriràmonpèreunmagnifiqueemballagesanscadeauàl'intérieur. Ilsespèrentquenousseronstellementdistraitsparunpeudepapierchatoyant,parlesapparences,que nousneremarqueronspasquelaboîteestvide. BishopLattimer,appelleleprésidentd'unevoixclaireetforte. Quand l'enveloppe se déchire, j'ai l'impression qu'on n'entend que ça dans toute la salle. Des centainesdepairesd'yeuxsontrivéessurmoi,alorsjegardelatêtehaute.L'hommetirelacartedeson étuidansungrandgesteetm'adresseunlargesourire.Jevoissaboucheformerlenom«IvyWestfall», maisjenel'entendspas:mesoreillesbourdonnent,moncœurtambourinetropfort. Jeprendsunedernièregrandeinspiration—enespérantqu'uneboufféedecouragesemêleàl'air quipénètredansmespoumons.Jem'efforcedefairetairelacolèrequibatdansmesveinescommeun poisonpernicieux.Jemelève,lesjambesplussolidesetladémarcheplusassuréequejenel'auraiscru. Lorsque je me dirige vers les marches, mes talons claquent sur le carrelage. Derrière moi, la foule applaudit, pousse des cris de joie. Quelques sifflements irrévérencieux viennent ponctuer le chaos. Je commenceàpeineàgravirlepetitescalierquandleprésidentmerejointpourmeprendreparlebras. —Ivy...medit-il.Noussommestrèsheureuxdet'accueillirdansnotrefamille. Sesyeuxreflètentunechaleurquisemblesincère.Jemesenstrahie.Jelesvoudraisaucontraire glacésetindifférents,pourmieuxs'accorderàcequejesaisparailleursdecethomme. —Merci,dis-jed'unevoixfermequinesonnepascommelamienne.Moiaussi,jesuisvraiment ravie. Une fois que je me trouve sur scène, les autres couples font tous un pas de côté pour ouvrir un espaceaucentredugroupe,oùm'attendBishopLattimer.Jesoutienssonregard,quinedéviepas.Ilest encoreplusgrandquejenelecroyaismais,moiaussi,jesuisplutôtgrandeet,pourunefois,jevoisma taille comme un avantage. Je ne voudrais pas me sentir encore plus impuissante que je ne le suis vraiment. Ilalescheveuxbruns,commesonpère.Deplusprès,jediscernedesmèchesplusclairesdanssa chevelurecouleurcafé,commes'ilavaitbeaucoupprislesoleil.Riend'étonnantcar,d'aprèslesrumeurs, il préfère passer ses journées dehors plutôt qu'enfermé. Si j'ai bien suivi, son père doit l'obliger à participerauconseilmunicipal,caronletrouveplussouventàlarivière,entraindefairedurafting,qu'à la mairie. Ses yeux vert clair sont d'un calme olympien et m'étudient avec une intensité qui me colle aussitôtuneespècedebouleauventre.Nihostileniaccueillant,sonregardsemblemejauger,commeune énigme, un problème à résoudre. Il ne se donne pas la peine de venir à ma rencontre, mais quand j'approcheassezpourtendreunemaintremblante,commeonmel'aappris,illaprenddanslasienne.Une paume chaude aux doigts vigoureux se referme sur la mienne. À ma grande surprise, il y applique une brèvepression.Cherche-t-ilàsemontrerprévenant?Àmerassurer?Impossibleàdire:sonregardest déjàposésurleprêtrequiattendencoulisses. —C'estlemomentdecommencer,lanceleprésidentLattimer. Toutlemondesurscèneprendplace,chacunàcôtédesonfuturconjoint,Bishopetmoiaucentre afinquetouslesspectateurspuissentbiennousvoir.Monfuturcompagnonprendmonautremaindansla sienne,quelquescentimètresàpeinenousséparent.J'aienviedehurlerquecen'estpasnormal.Quejene connaispaslegarçonquiestenfacedemoi.Quejen'aipaséchangéunseulmotavecluidetoutemavie. Il ignore que ma couleur préférée est le violet, que la mère dont je n'ai aucun souvenir me manque pourtanttoujoursautantetqu'encetinstant,jesuisabsolumentterrifiée.Jelanceuncoupd'œilpaniqué auxspectateurspournetrouverquedesvisagessouriantslevésversmoi.L'enthousiasmeaveclequeltout lemondeseplieàcettemascaradenefaitqu'empirerleschoses.Personne,jamais,nes'interposenine tente d'empêcher le mariage de son enfant avec un inconnu. Dans l'arsenal du président Lattimer, notre obéissanceaveugleestl'armelaplusefficacedetoutes. Etenfindecompte,jenevauxpasmieuxquelesautres.J'ouvrelaboucheaumêmemomentque touslesparticipants,jerépètedesmotsquejen'entendsmêmepas,couvertspardesdizainesdevoixplus fortes que la mienne. J'essaie de me persuader que rien de tout ça n'a la moindre importance. Il faut absolumentquej'enpasseparlà,c'estinévitable,doncjem'exécutesansprotester.Jepasseaudoigtde Bishop l'anneau d'or tout simple qui appartenait à mon père et il m'imite à son tour. Sur ma peau, l'allianceestcommeuncorpsétrangerquimeserretropfort,quiemmuremachair.Elleestpourtantàma taille,jelesaisbien. Une fois que le prêtre nous a déclarés mari et femme, Bishop n'essaie pas de m'embrasser, pas mêmesurlajoue,etjeluiensuisreconnaissante.Jenecroispasquejel'auraissupporté.Cetypeestun parfaitinconnu.Siquelqu'undanslaruem'attrapaitpourposerseslèvressurlesmiennes,ceseraitpareil : une agression, pas une démonstration d'affection. Pourtant, autour de nous, des couples s'étreignent, applaudissent,etlaplupartd'entreeuxn'hésitentpasàs'embrassercommes'ilsn'étaientpasdesinconnus l'un pour l'autre à peine une heure plus tôt. Ces filles seront-elles aussi heureuses d'ici quelques mois, quandleurventreseraarrondi,quandellescomprendrontqu'ellessontcondamnéespourlavieàdormirà côtéd'ungarçondontellesnesaventrien? Pourelles,pourtouslesautres,cettecérémonieestunmoyendemaintenirlapaixetlacohésion denotrenation.Ilshonorentunetraditionquipermetdeconsolider,depuisplusdedeuxgénérations,une sociétémenacéededisparition.Maiscontrairementàeux,jesaisquecetteharmonieestfragile,qu'elle netientqueparquelquesmincesliensenlambeauxquitombentenpoussièreencetinstantmême.Carje nesuisenriencommecesadolescentesquim'entourent.ÉpouserBishopLattimer,cen'estpasaccomplir mon destin. Ma mission n'est pas de le rendre heureux, de porter ses enfants et d'être sa femme. Ma mission,c'estdel'assassiner. Chapitre2 prèslacérémonie,toutlemondedescendausous-soldelamairie.Delonguestablespousséescontre les murs offrent des verres de punch rose vif disposés à côté d'un seul et unique grand gâteau de mariage.Chaqueépouxn'auradroitqu'àuneoudeuxbouchées,maisdetoutefaçon,lasimplepensée duglaçagedouceâtrequicolleauxdentsmesoulèvel'estomac. Les parents de Bishop nous saluent dès notre entrée dans la salle. Son père me prend dans ses bras et m'embrasse sur la joue. J'essaie de ne pas esquisser de mouvement de recul, mais mon sourire restecrispé.MmeLattimernesemontrepasaussiaffectueuse.Elleposeuninstantsamainsurmonbras puisladétacheaussitôt—c'estpluslefantômed'uncontactqu'unvéritablesalut,pourêtrehonnête. —Tuasintérêtàbienprendresoindemonfils. Pasbesoindefaired'effortspourentendrel'avertissementdanssavoix. —Maman...ditBishop. Illuilanceunregardagacéquejefaissemblantdenepasvoir.D'unemainposéesurlebasde mondos,ilm'entraîneunpeuplusloin. —Oùesttafamille?demande-t-il. Ils'inclineversmoipourquejepuissel'entendredanslebrouhahadesjoyeusesfélicitationsqui s'élèventtoutautourdenous.Cesontlespremièresparolesqu'ilm'adresseendehorsdesvœuxquenous avons prononcés, qui de toute façon ne comptent pas vraiment. Ces mêmes mots qui, dans un monde différent,auraientpourtantimportéplusquetouslesautres. Jepointeledoigtversuncoinéloignédelasalleoùsetientmonpère,trèsraide,Callieappuyée contrelaparoiàcôtédelui. —Allonslessaluer,proposeBishop. Surprise, je le dévisage. Nos familles font mine de s'entendre, nous échangeons des sourires forcésetnousnousserronslamainmais,souslasurface,nousbouillonsdecolère.Pourtant,savoixn'est pas contrainte et son regard paraît sincère. Il doit être très bon acteur. Je vais devoir me montrer extrêmement prudente avec lui, encore plus que je ne le croyais. Lorsque nous approchons, Callie se détachedesonpandemuretrejointmonpère,l'airtrèsréjoui.Ilsouritaussi,maisdefaçonbeaucoup plusréservée,sesyeuxsombresnebrillentpas.Jemeraclelagorge: — Papa... Vous vous connaissez déjà, je crois. (Je ne peux pas me résoudre à présenter formellementBishop,àl'appelermonmari.)Voicimonpère,JustinWestfall. Ilsseserrentlamain. —Enchantédevousrevoir,monsieur.Çafaitunbail... Ilsoutientleregarddemonpèresansciller.IlnesemblepaslemoinsdumondeintimidéparM. Westfall,commelesontpourtantlaplupartdenosconcitoyens. —Moiaussi,Bishop,répondmongéniteurenluiposantunemainsurl'épaule.Jeteprésentema filleaînée,Callie. — Voyons, papa, il sait qui je suis, quand même ! intervient-elle dans un rire. (Elle regarde le jeunehommepar-dessouslafrangesombredeseslongscils.)Cellequetuasfailliépouserilyadeux ans. J'ignorecequ'elletentedefaire,sielleflirteavecluiousiellecherchesimplementàluirappeler àquiildevaitcetteobligationaudépart.Toutcequejevois,c'estqu'ellesouhaitaitêtrecellequimettrait finauxjoursdeBishopetquemaintenant,cettechanceluiafiléentrelesdoigts.Encoreunechosequ'elle neluipardonnerajamais.Jebaisselesyeuxetj'espèrequ'ilnedevinepaslatensionquinousagite,si A fortequejelasenspresquefrémirsurmalangue. — Je m'en souviens, se contente-t-il de répondre. (Il étire les lèvres pour révéler des dents blanchesetrégulières.Unsouriredefuturprésident.)Maisjesuisheureuxqu'onsoitdésormaisprésentés officiellement! Nous effectuons un tour de la pièce et acceptons les félicitations d'amis comme d'inconnus. J'observelesautresmariés,dontlaplupartontlesyeuxbrillantsetaffichentungrandsourire.Lesjeunes épouséesnerestentjamaisloindeleurnouveaucompagnon,fièresdelesmontreretd'êtremontréesen retour. S'inquiètent-elles de ce qui va se passer plus tard ? Ce soir et tous les soirs qui suivront ? De touteslesheuresqu'ellesdevrontpasserencompagniedecesgarçonsqu'ellesneconnaissentpas?Les enfantsdespartisansdemongrand-pèrefréquententdesécolesregroupéesdel'autrecôtédelaville,à Westside.Iln'estpasinterditdesemélanger,maisc'estplutôtdéconseillé.Lesadultessurveillentsans cesse les moins de seize ans afin d'éviter qu'ils ne tombent sous le charme d'un adolescent du camp adverse et ne développent des sentiments qui ne rendront que plus difficile leur mariage arrangé. La majorité de ces filles n'avait jamais rencontré leur promis avant aujourd'hui. Comment peuvent-elles sourireainsidetoutesleursdents?Êtreaussiconvaincuesdeleurfuturbonheur? — Tu es prête à partir ? me demande Bishop. Je crois que je ne supporterai pas de serrer une seulemaindeplus. Jesuisaussiprêtequ'ilm'estpossibledel'être.Unepartiedemoiaimeraitpouvoirletuericiet maintenant.Saisirlecouteauposéprèsdugâteauetsautertouteslesétapesintermédiairespouraccomplir sansplustergiversermonobjectiffinal.Maisjemecontentederépondre: —Oui.Jedoisjustedireaurevoiràmafamille. Bishopacquiesceetjepousseunsoupirdesoulagement:ilnemesuitpas.J'aienviedefairemes adieuxsanstémoins. —Bon,dis-jeunefoisquej'airejointmonpèreetCallie.Çayest,nousyvoilà... —Tupeuxlefaire,affirmemasœur.(Ellem'attrapelamainetlaserreàmebroyerlesos.)Ilest beau.Ilal'airplutôtsympa.(Sontonrailleurdémentsespropos.)Jetedemandedetenir.Tienslecoup et,demain,ceseraplusfacile.Jetelepromets. Maiscommentpeut-ellemefaireunetellepromesse?Cen'estpasellequidoitrentreravecun inconnudansunemaisonétrangèreetlelaisser... Monpèresurprendmonregardetsonvisagesebrouillederrièreleslarmesquimemontentaux yeux. —Souviens-toiduplan,dit-ild'unevoixqu'onentendàpeine.Etsouviens-toiquejet'aime. Jepeuxcomptersurlesdoigtsd'unemainlenombredefoisoùilaprononcécesmots.Jenedoute pas de son affection, mais une petite voix amère, presque rageuse, en moi, remet en question les conditionspréalablesàcetamour:monobéissanceaveugle?Monallégeanceabsolue?Laréussitede mamission?M'aimera-t-iltoujourssij'échoue?Jetentevainementderéduiremesdoutesausilence. Jehochelatête,lesdentsserrées,carjenesuispassûredecequis'échapperaitsij'ouvraisla bouche. Bishopetmoisommesparmilespremierscouplesàprendrecongéetnousremontonsl'escalier dusous-solsouslessiffletsdeplusieursjeunesgensdansl'assistance. —Alors,onpartdéjà? —Tun'enpeuxplusd'attendre,pasvrai,Bishop? —Ilyenaunquiestpressédevoircequ'ilyasouscetterobe... Mesjouess'enflammentaussitôt.J'aienviederedescendresur-le-champpourallerleurdonnerà touslesclaquesqu'ilsméritent.Ettantquej'ysuis,jegifleraiBishopaussi,justeparcequ'ilestpartie prenantedanscettehistoire.Jetrébuchesurunemarcheetilmerattrapeparlebras. —Nefaispasattentionàeux,mesouffle-t-ild'untonirrité.Cesontdesimbéciles. Ilssontpeut-êtreidiots,maismoi,jenesuispasnaïve:ilsn'ontpastortpourautant.Bishopest unjeunehommededix-huitans,etc'estsanuitdenoces.Jenepensepasqu'ilmeramènechezluipour jouerauxéchecstoutelasoirée.Moncœurbatàtoutrompredansmapoitrine,commes'ilallaitjaillirde macagethoracique.Unefoisdeplus,j'aimeraisqueCalliesoitàmaplace. Bishop prend ma valise, que je lui ai désignée parmi la rangée de bagages alignés devant les portesdelamairie. —C'esttout?demande-t-il.Tun'asqueça? —Oui.Demoncôtédelaville,nousn'avonspasbeaucoupdepossessionspersonnelles. Je n'ai pas pu m'empêcher d'ajouter cette petite pique, même si Callie me l'a seriné d'innombrablesfois:jedoisfairetoutmonpossiblepournejamaisbraverBishop.Jedoisluttercontre ma tendance naturelle à la provocation. Pourtant, il ne paraît ni fâché ni surpris par mes propos et se contentedemesuivre,lamalletteàlamaincommesiellenepesaitrien. —C'esttongrand-pèrequiainsistépourgarderlesdeuxpartiesdelacitébiendistinctesl'unede l'autre.Maisça,tulesavais,non?demande-t-ild'untontranquille. Calliem'aprévenue:inutiledefeindrelegrandamourentrenosfamilles,ilverraittoutdesuite que je joue la comédie. En revanche, je dois dissimuler la profondeur réelle de notre haine pour les Lattimer. C'est comme de marcher sur une corde raide, et sans filet... Chaque pas représente un danger incommensurable. —Oui,c'étaitvraiaudébut,finis-jeparrépondre.Maisc'étaitcensén'êtrequetemporaire.Un simple moyen de calmer le jeu entre les deux camps. Il n'avait pas du tout l'intention que la situation s'éternise. Tous les ans, mon père approche le président pour lui suggérer de mettre fin aux mariages arrangésetdefusionnerlesdeuxpartiesdelaville.Ilesttemps,dit-ilàchaquefois.Ilprendgardeàne soumettrequedesidéesmodérées,ànesurtoutjamaisréclamerdegouvernementdémocratique—quine luiseraitdetoutefaçonjamaisaccordé.Ettouslesans,Lattimersourit,s'inclined'unairbienveillantet nefaitabsolumentrien. —Quelledifférence,aprèstout?demandeBishop.C'estlamêmeville...etcen'estpascommesi vousétiezenprison. Facileàdirepourlui,quiagrandiunecuillèreenargentdanslabouche,éluparmilesélusdepuis sa naissance. Ce mariage lui-même est un événement orchestré pour son bon plaisir : il a échangé ma sœurcontremoi,avecautantdefacilitéqu'ilauraitchangédetenue. —Onn'apastoujoursl'impressionquec'estnotreville. C'estlaseuleréponsequinememettepasendanger.Iln'yapasdedifférencescriantesentreson côtédelacitéetceluioùj'aigrandi.Surcepoint,ilaraison.Lesdisparitésentrelesdeuxzonessont subtiles : des arbres un peu plus nombreux, des maisons sensiblement plus grandes et un peu plus éloignéesdestrottoirs,desruespluslargesd'unmètreoudeux.Legenrededifférencesquinesontpas assezflagrantespourprovoquerunressentimenttropmarqué,maisdontlasimpleexistencenousrappelle demanièrebiencommodelaplacequiestlanôtre. Unefoissurletrottoir,noustournonsàdroitepournousengagerdanssonquartier.Toutautourde nous se dresse la preuve évidente de ce que je viens de dire, même si Bishop n'en est sans doute pas conscient.LamairiemarquelafrontièreinformellequisépareWestsided'Eastglen.Ilm'estdéjàarrivé, avantcejour,delafranchir,maisrarement.Etcontrairementàmonpère,jenesuisjamaisentréedansla grandemaisondesLattimer. Avant la guerre, Westfall a eu droit à une vie antérieure : c'était une petite bourgade du sud du Missouri, une région qu'on appelait à l'époque les Ozarks. Cette ville était la capitale du comté, et possèdetoujoursunepetiteplacebordéed'unemairie,ausud,etd'unpalaisdejustice,aunord.C'esten partiepourcetteraisonquemongrand-pèreachoisides'yinstaller.LuiquivivaitàChicagoaudébutde la guerre a survécu à la première vague de bombardements nucléaires et de pilonnage à impulsion électromagnétique. Il s'est dirigé ensuite vers l'intérieur des terres. Sur son chemin, il a croisé d'autres survivantseten2025,troisansaprèslafinduconflit,ilafondéWestfall,avecunepopulationinitialeà peineinférieureàcelled'aujourd'hui:àpeuprèshuitmillehabitants.Cettepartiedupaysaétédurement touchéeparlafamine,ainsiquepardesépidémiessuccessives,maisseulesquelquesbombesyontété larguées,cequialaisséassezd'infrastructurespourpermettreauxsurvivantsdenepasêtrecontraintsde toutrecommenceràzéro. Nous continuons de cheminer, Bishop et moi. Le soleil sur les feuilles des arbres marque notre visaged'unekyrielledetachesd'ombre.Nousévitonsavecsoinlesfentesdutrottoir,làoùlesracinesdes grandschênesdébordentdubéton.Ilnousseraitbienutiledepouvoirbénéficierd'unquelconquemoyen de transport, surtout aujourd'hui que je suis en talons hauts, mais nous n'avons plus d'automobiles. Les bombes à impulsion électromagnétique les ont toutes rendues hors d'usage, et puis nous n'avons plus aucune réserve d'essence. Cinquante ans après la tragédie, l'asphalte est de toute façon trop craquelé, envahidemauvaisesherbesquilepercentçàetlà,pourquedesvoiturespuissentnousrendrelemoindre service.Désormais,toutlemondecirculeàpied,àvéloouparfoisàcheval,mêmesileschevauxsont troppeunombreuxpourquecemodedetransportsedéveloppevraiment. Lalanièredemachaussurefrotteledessusdemonpied.Jemarcheavecdeplusenplusdepeine, mêmesansm'appuyersurl'endroitleplusdouloureux.Bishop,quichangelavalisedemain,meregarde: —Etsitulesenlevais?Ellesontl'airdetefairesacrémentmal. —Assez,oui. J'écoutesonconseiletj'ôtenonsanssoulagementmesdeuxinstrumentsdetorture,dontjepasse les lanières à mon index. Sous mes pieds nus, le trottoir rugueux est tout chaud. Je ne parviens pas à reteniruntoutpetitsoupirdecontentement. —Mieux?medemande-t-ilavecunsourireencoin. —Beaucoupmieux. Lorsquenousparvenonsàl'angledelarueprincipaleetd'ElmStreet,jeprendsàgauche.Auloin se dresse la maison du président, dont la façade de briques est un peu assombrie par une grille en fer forgé. —Oùvas-tu?s'étonneBishopderrièremoi. Jejetteuncoupd'oeilpar-dessusmonépaule.Iladéjàremontélamoitiéd'unepetitealléequi mèneàunminusculepavillon.Jem'arrête,interloquée. —Ehbien...Cheztesparents. Ilsecouelatête. — Nous n'allons pas habiter avec eux, dit-il, un doigt pointé vers l'étroite bâtisse. Voilà notre maison. —Maisjecroyais... Je m'interromps. D'après Callie et mon père, je devais vivre dans une aile de la maison du président.Ilsn'ontjamaisenvisagéqu'ilensoitautrement.Lasemainedernière,uncontactdemasœur, dececôté-cidelaville,luiaannoncéquedenouveauxmeublesavaientétélivrés,qu'onychangeaitles rideauxetqu'onenrepeignaitcertainespièces. La panique m'envahit peu à peu, pernicieuse et insistante. Si mon père s'est trompé sur un tel paramètre—etc'estloind'êtreundétail—,qu'ignore-t-ild'autre?Surquellepenteglissanteseserreurs vont-ellesm'entraîner?Jen'aiqu'uneenvie:m'enfuir,retourneràlamairie,puischezmoi,n'importeoù maispasici.Impossiblepourmoid'accomplirmamissionsijedoisimproviser!JenesuispasBishop, jenesuispasCallie,jenesuispasuneactriceassezdouée.Jeresteclouéesurplaceetlegarçonqueje viensd'épousermeregarded'unairperplexe. —Tuviens? —Oui.(Mavoixesttropfaible,effrayée.)Oui,répété-je,plusfortcettefois. Ilmetientlaported'entrée,puismesuitàl'intérieur.Lebruitdubattantquiserefermeretentit danslesilencedelamaisondéserte.Bishopestplantéjustederrièremoialorsj'avancepourlelaisser passer.L'entréedonnedirectementsurunpetitsalonoùilposemavalisejusteàcôtéd'uncanapébeige. Derrière,c'estlacuisine,meubléed'unetablerondeplacéesousunerangéedefenêtres.Àdroitedela salledeséjour,uneautreporte,quimènesansdouteauxchambres.Jem'empressededétournerlesyeux. Quedois-jefaire?Jen'enaipaslamoindreidée.Callienem'adonnéinstructionsetconseilsque pour les moments importants, pas pour chaque heure et chaque minute que je vais passer en tête à tête avecBishop.Jelaissetombermeschaussuresausol,oùellesatterrissentavecfracas. Alors,jecroiselesbrasetjelance: —Bon...Etmaintenant? J'aiparlébienplusfortquejen'enavaisl'intention.Dansmatête,jevoisCalliegrimaceràces mots. Bishopm'interrogeduregard. —Tuasfaim?demande-t-il.Tun'aspasmangédegâteau. Ildéboutonneunpoignetdesachemiseetretroussel'unedesesmanchesbleupâlesurunavantbras bronzé. Il est doté du genre de muscles qu'on obtient en les faisant vraiment travailler : déliés et robustes.Dansl'attentedemaréponse,ilentreprenddereleversonautremanchette. Je n'ai aucune envie de manger. Mâcher, avaler, tout ça, c'est au-dessus de mes forces. Mais cuisiner signifierait au moins un répit, quelques minutes sans avoir à m'inquiéter de ce qui va arriver ensuite.Jefinisparrépondre: —Peut-être.Qu'est-cequ'ilya,commeprovisions?Bishophausselesépaules. —Aucuneidée,maisjesuissûrquemamèreafaitremplirlaglacière. Je le suis dans la cuisine, plus lumineuse. Il y fait aussi plus chaud. Bishop se dirige vers les fenêtrespourenouvrirune,cequifaitentrerunebrisequisoulèvelesrideauxdedentellependusdevant lesvitres.Laglacièreestplussophistiquéequelasimpleboîteenboisquenousavonschezmoi.Celle-ci ressembleàunvraimeuble,avecdesarabesquesgravéessurlaporte.Lesréfrigérateursfontpartiedes appareilsquin'ontpassurvécuàlaguerre.Mêmesinousproduisionsassezd'électricitépourlesfaire fonctionner en continu, nous n'avons plus de gaz réfrigérant depuis longtemps. Nous utilisons donc des garde-manger fabriqués par des artisans, et des blocs de glace nous sont livrés tous les deux ou trois jours.Ilssontrécoltésenhiveretconservésenchambrefroidetoutel'année. Rienquepouravoirquelquechoseàfairedemesdixdoigts,j'ouvrelaglacière.J'ytrouveungros morceaudefromage,delaviandeemballéedansdupapierblanc,unpichetdelaitetunautred'eau.En dessous, il y a une douzaine d'œufs, de la salade et des carottes rangées dans une boîte. Et même une coupe remplie de baies. Chez moi, nous n'avons jamais eu faim, mais je n'ai jamais vu autant de provisions.Justecequ'ilfaut,jamaisplus. —Ilyad'autresfruitsici,ditBishop,quisetientàcôtéducomptoir.Etdupain. Iltourneunboutondufourneau. —Bon...Aujourd'hui,pasdecourant,donconnepourrapasmangerchaud. L'électricité a été l'un des premiers services que mon grand-père et les autres survivants ont travailléàrétablir.Cependant,ellefonctionnetoujoursparintermittence.Lescoupuressontfréquentes, parfoiscourtes,parfoisdeplusieursjours.Seulslesbâtimentsofficiels,lamairieetlepalaisdejustice, ontunecouverturegarantieenélectricité.Noussommestousencouragésàutiliseravecparcimonienos divers appareils : pas d'éclairage à moins que ce ne soit absolument nécessaire, et les ventilateurs en marcheuniquementquandlachaleurestintenable.JemetourneversBishoppourluiproposer: —Onfaitdessandwiches? —Çamarche. Jesorslaviande—c'estdeladinde—etlefromage,quejeposesurlecomptoiràcôtédelui.Il mepasseuncouteauetj'entreprendsdedécouperlepainpendantqu'ilfaitdemêmeavecunetomate.Ila delongsdoigtsdéliésetmaniel'instrumentavecaisance,presqueavecagilité. Ensilence,nousassemblonsnossandwiches,dontl'un,malheureusement,neserapasmangé. —Tuaimesfairelacuisine?demandeBishop. Ilsortdeuxassiettesenverrejauneduplacard. —Iln'yapasdebonneréponse,précise-t-ild'unairamuséquandjenerépondsrien.Cen'estpas untest,tusais. Pourtant, il a tort. C'est un test, bien sûr, et de bout en bout. Chaque seconde, chaque réplique risquebiendem'exploseràlafigure.Jemesouviensdecequem'aditmonpère:êtremoi-mêmeautant quepossible.Lavérité,quandjepeuxyrecourir,seratoujoursplusefficacequ'unmensonge.Jefinispar déclarer: —Jen'airiencontre.Pourquoi? Bishopestsûremententraindem'imaginervêtued'untablier,occupéeàluicuisinerdebonspetits platstoutelajournée.Ilmedévisage,leregardtoujoursaussiscrutateur. —Jefaisaisjustelaconversation,Ivy.Pouressayerdeteconnaître. C'estlapremièrefoisqu'ilprononcemonprénom.Pourêtrehonnête,jen'étaispastoutàfaitsûre qu'illeconnaissait. Nousmangeonssanséchangerunmot.Enfin,lui,ilmange.Moi,jedétachelacroûtedemonpain etjefaisdespetitesboulesdemieentremesdoigts.Laplupartdutemps,jemaintiensleregardfixésur monassiette,maisquandj'ailemalheurdereleverlesyeux,jetrouvelessiensbraquéssurmoi,cequi accentueàchaquefoisunpeuplusl'espècedecreuxdouloureuxquimevrilleleventre.J'attendsqu'il prennelaparole,qu'ilexigequelquechosedemoi,maislesilencen'apasl'airdeledéranger. J'ignorependantcombiendetempsnousrestonsàtable,maisquandilselèveenfinpourplacer nosassiettesdansl'évier,nosombresrespectivescommencentàdescendresurlesmurs.Parlafenêtre ouverte, j'entends une voix crier à un enfant qu'il est l'heure de rentrer, le couvercle d'une poubelle claquer,quelquesaccordsdeguitareétouffés. Ces bruits si familiers ravivent chez moi un sentiment aigu, presque insupportable, de solitude. Maisjevaism'habituer.Jevaism'habituer. —Tuveuxdéfairetesbagages?medemandeBishop. —Oui,bonneidée. Jetapotemarobeaumomentdememettredebout.T'aimeraispouvoirlascotcheràmoncorps. Mesjambessontcommeraidesetfroides,tropexposéesauxregards,mêmedansladouceurdusoir.Dans matête,j'entendsCalliemesouffler:«Jetedemandedetenir.Tienslecoupcesoiret,demain,cesera plusfacile.» Bishopemprunteunpetitcouloirpourporterlavalisedanslachambre.Jelesuis,quelquespasen arrière.Jefaiscourirmesdoigtslelongdumur,commesij'allaispouvoirmeraccrocheràquelquechose quipuissemesauver.Surlagauchesetrouveunesalledebains,àdroite,uneseulechambre.Lalumière déclinantedusoleilcouchantrévèleungrandlitflanquédedeuxtablesdenuitidentiqueset,enface,un simplechiffonnier. —Ilyadescintresdansleplacard,medit-il.Etlamoitiédelacommodeestvide. J'acquiesceetjerestedansl'encadrementdelaporte,lespoingsserrés.Ilsetientdevantlelit,les mainsdanslespoches,etmedévisagedesesyeuxattentifs.JesaiscommentCallieagiraitàmaplace. Elle flirterait, elle rirait aux éclats. Elle ferait le premier pas. Elle prendrait les rênes d'une situation complètementhorsdesoncontrôlepourlapliersanshésitationàsavolonté.Heureusedesonsacrifice pour notre cause, même si elle devait pour ça payer de sa personne. Je ne suis pas comme elle, cependant. Malgré ce qu'on m'a enseigné, je sais que s'il essaie de me toucher, de m'ôter ma robe, je lutterai.Mêmesic'estinutile,mêmesiçanesertàrien,jenemelaisseraipasfaire.Jenesaispassiça faitdemoiquelqu'undefaibleoudefort. Maisilnemetouchepas,nes'approchepas.Ilentrouvreuntiroir,ensortunshortetunT-shirt qu'ilrouledanssamain. —Jevaisdormirsurlecanapé,annonce-t-il. Moiquiétaissitendue,préparéeàmebattre,jemetsdutempsàdécryptersesparoles. —Attends...Que...Tuneveux... Jenesaismêmepascequejeluidemande. Avecunsourireentendu,ilhausselessourcils. —Parcequetoi,tuveux? —Non! Je regrette aussitôt ma réponse trop rapide. Je devrais être plus inquiète à l'idée qu'il se sente insulté,maismonimmensesoulagementmefaitoubliermesinstructions.Ilinclinelatête. —C'estcequejemedisais. Nousnousregardonsenchiensdefaïence.Lejeunemariéobligédedormirsurlecanapélesoir desanuitdenoces...Jen'aijamaisentenduparlerd'untrucpareil.Peut-êtrequecegenredesituationest trèsfréquentaucontraire,etquejenesuispasaucourant?Maisausouvenirdesautrescouples,toutà l'heureàlacérémonie,deleurslèvresaffamées,deleursjouesrougies,j'endoute.Entoutcas,siBishop estdéçuouencolère,ilnelemontrepas. Jem'écartedelaportepourqu'ilpuissepasseràcôtédemoi.Ils'arrêteunbrefinstantetmefait unpetitsignedetête. —Bonnenuit,Ivy,dit-il. —Bonnenuit. Ilrefermelebattantderrièrelui.Lesjambesflageolantes,jevaism'asseoirauborddulit.Jeserre mes doigts entre mes genoux afin d'arrêter leurs tremblements. Si j'avais une chaise à caler sous la poignée de la porte pour m'assurer qu'il ne puisse pas rentrer dans la pièce, je me sentirais mieux. Pourtant,aufonddemoi,jedevinequ'ilnereviendrapas.J'ail'étrangeimpressionqu'ilnes'enprendra pas à moi... et j'ignore ce que j'en pense, d'un seul coup. Ma mission serait sans doute plus facile à accomplirs'ilm'avaitfaitdumal. Chapitre3 en'aijamaisétédugenreàsommeillerlematin.Quandjemeréveille,c'estd'uncoup:àuninstant,j'ai les yeux fermés et suis profondément endormie, au suivant, j'ai les yeux grands ouverts et l'esprit parfaitementéveillé.Cettefois-cinediffèrepasdesautres,danscettechambreinconnue,danscelit trop grand. Je cligne des yeux, aperçois le plafond blanc et reste immobile. Je tends l'oreille. Il me semblepercevoirdesbruitsdevaisselledanslacuisine,maisjen'ensuispascertaine. Il est difficile de croire que, hier matin encore, je me réveillais dans mon propre lit, dans la maison où j'ai toujours vécu, alors que maintenant je me trouve dans une nouvelle maison, dans un nouveaulit,avecunmari.Iln'estpascommejel'auraiscru.D'unpointdevuephysique,jesavaisàquoi ilressemblait,aumoinsdeloin,doncpasdesurprisedececôté-là.Maisaprèstouteslesplaintesquej'ai puentendreàproposduméprisàpeinedéguisédesonpèreetdesafamillepourlamienneettoutceque nousreprésentons,jepensaisqueBishopserévéleraitcrueldansl'intimité.Saretenuem'adéconcertée. J'étaisloind'imaginerqu'ilsemontreraitpatient.Peut-êtrequejenecorrespondspasnonplusàcequ'il attendaitdemoi? IlfaudraquejetrouveunmoyendefairesavoiràCalliequenousnevivonspaschezleprésident. Quoique,laconnaissant,elleadéjàétémiseaucourantetéchafaudeunnouveauplan.Jevaisdevoirme rendre au plus vite au marché pour voir si elle m'a laissé un message. Bien sûr, je pourrais aller lui rendrevisite,maisilaétédécidéquemoinsilyauraitdecontactsdirectsentremafamilleetmoi,mieux ceserait. —Ivy? C'estlavoixdeBishopàtraverslaporte,accompagnéed'unpetitcoupsurlebattant. —Oui? Je me redresse dans le lit. Bishop ouvre lentement, passe juste la tête et les épaules dans l'entrebâillement. —Jem'envais.C'étaitjustepourquetusoisaucourant. Sonregardparcourtmachevelureàprésentdéfaite,quitombejusqu'aumilieudemondos,puis revientàmonvisage. —O.K. J'essaievraimentdeparaîtrenormale,depenseràlafaçondontunefemmeparleraitàsonmari, maismavoixesttropaiguë,forcée,commesijejouaisunrôle.D'ailleurs,c'estlecas.Plutôtdeuxfois qu'une! Aprèssondépart,jemedisquej'auraissansdoutedûluidemanderoùilallait,m'intéresseràson programme de la journée. Mais pour l'instant, je me sens trop épuisée pour m'en soucier. Tout était beaucoupplussimplelorsquecen'étaitqu'uneidéedansmatête. Jemerallongeetjeregardelesoleilperceràtraverslesrideaux,étendresesdoigtschaudssurle sol.Quandjecommenceàtranspirersouslacouverture,jem'obligeàmelever,j'étirelesbrasau-dessus dematêteetjetentederelâcherlecouetlesépaules,làoùlatensions'estinstalléetelleuneétolede plomb. Lasalledebainsestpetite,commelerestedelamaison,etd'unepropretéimpeccable.Jeprends une douche aussi rapide que possible, et pour une fois, ce n'est pas parce que l'eau chaude manque. Simplement, je ne veux pas rester nue plus longtemps que nécessaire : Bishop pourrait rentrer d'un momentàl'autre. Aprèsm'êtrehabilléed'unT-shirtetd'unshort,lescheveuxdégoulinantsdansmondos,jememets J àrangermesaffaires.C'estétrangedevoirmesquelquesvêtementssuspendusàcôtédeceuxdeBishop dansleplacard:leurvuedonneplusderéalitéànotremariagequetoutcequiapuseproduirejusqu'ici. J'erre dans la maison, j'ouvre les tiroirs, j'explore des yeux et des mains. D'une façon ou d'une autre,ilfautquejem'habitueàvivreici.Bishopnevajamaismeparler,mefaireconfiance,sijecontinue àmecomportercommeunebicheeffarouchée.Entremelivreràluidefaçonvolontaireetmerenfermer complètement,ilyaunegrossemarge,etjedoisjustetrouverunmoyend'ymanœuvrer. Surlemurdusalonestaffichéeunecarteàmainlevéedenotreville,lamêmequ'àlamairie,mais enplusgrand.Jem'agenouillesurlecanapépourexaminerdeplusprèslavueaérienne.Lacartemontre nosgrandsrepères,naturelsetartificiels:lamairie,lepalaisdejustice,larivière,lesserresoùnous cultivons la plupart de nos ressources alimentaires, le champ de panneaux solaires qui nous fournit de l'électricité,l'usinedetraitementdeseauxusées,leschampsdecotonquinouspermettentdefabriquer des vêtements. La barrière. Selon mon père, la barrière a au départ été érigée pour nous protéger des prédateurs,àlafoishumainsetanimaux.Ellen'avaitpaspourbutdenousenfermer.Encoremaintenant, noussommeslibresdepartir.Toutefois,presquepersonnenelefait.Parcequepersonnenesaitcequise trouveau-delàdesterresquenouspouvonsvoir.Quelleshorreurspourraientnousattendreàl'horizon? LaplupartdeshabitantsdeWestfallsesatisfontdenotreville,où,aumoins,ilyadequoimangersurla table et un toit au-dessus de notre tête. Le souvenir de la guerre et les récits de nos grands-parents, relatantlafamine,lesyndromed'irradiationaiguë,lesvoisinsquis'entretuaient,enproieàunepanique aveugle...Toutçaarendulesgensréticentsàl'idéed'explorerlesenvirons. Les seuls à franchir la barrière, ce sont ceux qui y sont forcés, expulsés en punition de leurs crimes,réelsouperçuscommetels.Ilarrivequ'uncondamnéparvienneàrevenir,encreusantuntunnel souslabarrièreouenformantuntroudanslegrillage.Maisiln'yapasdesecondechance.Sionrevient après avoir été expulsé, la sanction est la peine de mort, sans exception. D'après mon père, dans les débuts, des bandits ont plusieurs fois troué le grillage en quête de vivres ou d'armes, mais nous avons toujoursréussiàlesmaîtriseretàlesfaireressortir.Riendecegenren'estarrivédepuisquejesuisnée, entoutcas. Jesaisquejenepeuxpasresterdanscettemaisontoutelajournée,àmetournerlespouces,ou alorsjedeviendraifolle.Autantessayerdemerendreaumarché,mêmes'ilesttroptôtpourqueCallie aitpumerejoindre.Aumoins,cettepetitebalademepermettradeprendrel'airetdechasserlespensées quirôdentdansmatête. Jenesuisjamaisalléeaumarchédececôtédelaville,maisjesaisoùilsesitue.Jeprendsle chemin le plus long pour pouvoir passer à côté de la maison du président. C'est encore une journée chaudeetensoleillée.Lestrottoirsnesontpasnoirsdemonde,maisils'ytrouved'autrespassantsquise promènent à pied ou à vélo. Certains me lancent des regards furtifs qui me rendent perplexe, jusqu'au momentoùjemesouviensdequijesuisdésormais.Jebaisselatêteetjemarcheplusvite,laissantmes cheveuxmetombersurlevisagecommeunrideau. Lamaisonduprésidentestsombre,sansaucunmouvementderrièrelesvoilagesdesfenêtres.Un hommesolitairepousseunebrouettedepaillesurlapelouse.Jem'arrêteetjesaisislesbarreauxdela grille de fer qui me maintient hors de leur terrain. Bishop se trouve-t-il à l'intérieur en ce moment, à écouter les leçons de son père comme moi j'écoutais celles du mien ? Lorsque le jardinier croise mon regard,jelâchelagrilleetjem'éloigne. Jesenslemarchéavantdelevoir.L'odeurdepommes,delégumesbletsetdeterrefraîcheflotte dansl'air.Magorgeseserre,j'aienviederevoirlemarchédemonenfance. Plus encore que dans ma propre maison, je me suis toujours sentie à l'aise là-bas, là où tout le monde me connaissait par mon prénom. Mon père, même s'il était leader de notre côté de la ville, a toujours eu tendance à nous garder autant qu'il le pouvait, Callie et moi, confinées dans notre petite existence à trois. Il ne jurait que par l'enseignement à domicile, ne nous a jamais encouragées à lier d'amitiésendehorsducerclefamilial.Maisaumarché,j'avaisl'impressiondefairepartied'unensemble plusgrand,d'unecommunautéquiavaitdel'affectionpourmoi. Pourquelqu'unvenudel'extérieur,cemarché-ciressembleraitsansdouteentoutpointàceluique jefréquentais,maisilm'estétranger.Lesétalssontplusgrands,leurstoilesontdescouleursplusvives, etjenereconnaisaucunvisage.Personnenesemontreagressifavecmoi,maisàchaquepas,jesensque jenesuispasd'ici.Jeresteàl'écartdesacheteursregroupésautourdesétals,j'observesansparticiper. Unevieilledameenrobeimpriméem'offreunpetitgâteauquandjepasseàcôtédesatable. —Nonmerci,dis-je,secouantlatête.Jenecompterienacheter. —C'estgratuit,répond-elleavecunlargesourire.Bonappétit! Ellemetendtoujourslegâteauetilseraitimpoliderefuser.Jeleprends. —Merci,luidis-je,souriantàmontour. —Avecplaisir,madameLattimer. Monsourires'évanouitaussitôt.Toutlemondeva-t-ilessayerdem'offrirdescadeaux,maintenant ?ÊtrelafemmedeBishopLattimersignifie-t-ilqu'onvoudramedonnerdeschosesquejeneméritepas, simplementàcausedemonnom?Est-ceàçaquelaviedeBishopressemble?Etcombiendetempsfautil avant de croire que, oui, on le mérite, que tout devrait nous appartenir ? Je donne la pâtisserie au premierenfantquejecroise,unepetitefillequimeregardeavecdesyeuxravis.Jemefrayeunchemin dans la foule pour trouver le petit étal où un vieil homme vend des pots de confiture et de moutarde. Mêmedesingrédientsaussiordinairessontplusluxueuxiciqu'àWestside,avecdesétiquettesauxbords dentelésetdejolisrubansdecouleurautourdescouvercles. —Bonjour,dis-je,faisantmined'examinerunpotdemoutardequejeviensdesaisir. —Bonjour,medit-ilenretour,nonsansjeteruncoupd'oeilàlafouled'acheteursderrièremoi. Jepeuxvousaider? L'undesesbrasestrecroquevillécontresapoitrine,lamainatrophiée,crochuecommeuneserre. DetellesmalformationssontcourantesàWestfall:laguerrenucléaireestpasséeparlà. —Oh,non.(Jereposelepotdemoutarde.)Jeregarde,c'esttout. Je m'écarte pour faire place à une famille à ma droite, et à ce moment-là l'homme secoue discrètement la tête à mon intention. Pas de message de Callie. Rien d'étonnant, mais la déception m'envahit tout de même, je me sens soudain abattue. Pourtant, je ne peux pas me permettre d'être découragée.Ellemecontacteralemomentvenu. D'icilà,jedoiscomprendrecommentjouerlafemmedeBishopd'unefaçonconvaincante. À18heures,iln'esttoujourspasrentré.J'aipréparédesœufsbrouillésilyaunedemi-heureet ilssontàprésentfigésdanslacasserole.Jesuisénervéecontrelui,cequiestparfaitementridiculeétant donné que c'est moi qui ne lui ai posé aucune question lorsqu'il est parti ce matin. J'étais simplement contente d'être débarrassée de lui et de ne plus être détaillée par ses yeux qui semblent me jauger à chaqueinstant. Je me décide à mettre le couvert et je me concentre sur l'alignement des fourchettes et des serviettes pour ne pas avoir à penser à autre chose. Lorsque la porte d'entrée s'ouvre, je retourne au fourneauetrallumelaplaqueélectrique. —Jesuislà,dis-je. Jegrimaceautonchantantdemavoix.Ilnerépondpas,maisj'entendssespasquitraversentle salon. —Bonsoir,melance-t-ildepuislaporte. Jenel'avaispasremarquéhiertantj'étaisunevéritablebouledenerfs,maisilaunevoixgraveet légèrement indolente, comme si les mots qu'il prononce émanaient d'une caverne à l'intérieur de lui et n'étaientpasparticulièrementpressésdequittersabouche. —J'aifaitàmanger,dis-je,luilançantunregardfurtif. Ils'appuiecontrelechambranledelaporte,lesbrascroisés.IlporteunT-shirtgrisfoncéetun jeanusé.Ilparaîtplusàl'aiseenhabitsdetouslesjours,cequiestsûrementmoncasaussi.Sescheveux brunssontunpeuenbataille,commes'ilavaitpassésesdoigtsdedansouqueleventlesavaitdécoiffés. Jemeconcentreànouveausurlesœufs,quej'essaiededécollerdufonddelacasserole,avantd'ajouter: —J'espèrequetuasfaim,parcequemoioui.Jemeursdefaim.Jen'aipresquerienmangédela journée. Jedisn'importequoi,j'enfaistropetjefinisparrefermerlabouche.Ilnerépondpas.Jerisque unautrecoupd'œilversluietilmelanceunsourire,leregardintrigué. —Quefais-tu?demande-t-ilenfin. —Lacuisine! Jecommenceàsentirl'exaspérationprendrelepassurmapatience.Aumoins,jefaisdesefforts. Pourquoinepeut-ilpasjouerlejeu?Jusqu'iciiln'apasvraimentétéàlahauteurdemonimagination.Il remplacelesordresparlesilence,laviolenceparlapatience,lesairssupérieursparcequiressemble à...del'empathie.Jesuissubmergéeparunesoudainevaguedecolèrecontremasœur.Ilfaudraitqu'elle soit ici pour me dire comment réagir face à ce type qui fait tout le contraire de ce à quoi elle m'avait préparée. —Hmm...secontente-t-ildedire. Lesilences'installeentrenous,jusqu'aumomentoùjenelesupporteplus.Jedoisleremplirde quelquechose,mêmesic'estd'unecolèredéplacée.J'abatslaspatulesurlecomptoiravecunpeutrop d'énergie,desboutsd'œufs'envolentetatterrissentsurmonbras.Etdetoutcequim'estarrivéjusqu'ici, voilà,c'estl'œufbrûlantsurmapeauquimefaitmonterleslarmesauxyeux.Jemedétourne,hagarde, pourchercherletorchonauboutducomptoir.Dansmondos,j'entendsleboutondelaplaquetourner,la casseroleêtrerepousséesurlefourneau.Bishopposeunemainsurmonépauleetj'essaietrèsfortdene pasreculer,maisildoitsentirmaréticencemalgrétout,carilsuspendsongeste. —Allonsnousasseoir,tuveux?propose-t-il. Jemeretourne,maissansleverlesyeuxverslui.Jem'appliqueànettoyermonbras. —Etledîner? —Jecroisqueçapeutattendre. Jelesuisdanslesalonetj'attendsqu'ilprenneplacesurundesfauteuils,avantdem'asseoirsur lecanapéenfacedelui.Jereplielesjambessousmoietjetiresurunfildétachéducoussin.Dehors,il faitencorejour,maislesoleilacommencéàdécliner.Commelapièceestexposéeàl'est,lesombres l'envahissentdéjàetnousfonttouslesdeuxdisparaîtredanslecrépuscule.Bishopn'allumepaslalampe etj'ensuiscontente.Ceserapeut-êtreplusfacileainsi,enpartiedissimulée. —Jesaisquec'estdur,dit-il.(Ilsepencheenavant,poselescoudessursesgenoux,regardeses mainsentrelacées.)Pourmoinonplus,lasituationn'estpasfacile. Jenesaispasquoidire,doncjenerépondsrien.Ilpousseunsoupirfrustré. —Tun'aspasbesoindetecomporterdetelleoutellemanièreavecmoi,Ivy,poursuit-ild'une voix lasse. Je n'attends rien de particulier. Je veux que tu sois toi-même. (Il se redresse et se frotte le visaged'unemain.)Jeveuxteconnaître,riendeplus. —D'accord... Mon cerveau cherche désespérément tous les sens cachés de ses mots, essayant de décoder ce qu'ilrecherchevraiment.Carilmesembleimpossibleque,desoncôté,notrerelationnecomporterien decalculé. —Queveux-tusavoir? Bishopsepenchedenouveauetmeregardefixement. —Tout,répond-ild'unevoixdoucequimenouel'estomac.N'importequoi. Je sais que je dois lui confier quelque chose, mais il me faut rester prudente. Au-delà des inquiétudesconcernanttouslessecretsquejegarde,ilyatoujourscesentimentpersistantquejenesuis mêmepassûredemonidentité,hormiscelledéfinieparmafamille.Pendantquatorzeansdemavie,j'ai étélafilledesecours,cellequidevaitresterauxcôtésdenotrepèreettravaillerdansl'ombreaveclui pendantqueCallieoccupaitledevantdelascène.Ettoutàcoup,ilyadeuxans,lesprojecteurssesont braquéssurmoi.J'aipassétoutemavieàdevenirlafilledontilsontbesoin,ettouteslespartiesquine correspondaientpas,jelesaienfouiessiprofondémentenmoiquejenesuismêmepassûredepouvoir lesretrouver.Devoirfouillerenmoietm'exposeràcetinconnu,c'estunoutragedeplus. Jem'efforcedecesserdetriturerlefilducoussin. —Je...Jenesaispas.(Jerespireungrandcoup.)J'aimelesfraises.J'auraispréférémesurerau moins cinq centimètres de moins. J'ai peur des serpents. J'adore lire. Ma mère est morte quand j'étais bébé. Jedébitecesphrasesàtoutevitesse,commesicetterapiditéallaitlesrendremoinspersonnelles, etpourtant,cesontloind'êtredesombressecrets.Sait-ilcequesonpèreafaitàmafamille?Commentil nous a enlevé ma mère, l'a fait tuer, pour nous rappeler qui a le pouvoir ? À cette pensée je sens mes jouess'enflammer,moncœurbattreàtoutrompredansmapoitrine.Jedevraisenresterlà,maisenfait,je relèvelesyeuxetsoutienssonregardavantd'enchaîner: —Jen'aimepascequefaittonpère. Callie est peut-être la plus féroce de nous deux, mais il y a en moi un irrépressible mépris du danger. —C'estçaquetuvoulaissavoir? Bishopnechangepasd'expression,sonregarddemeureimperturbableetilfinitpardire: —C'estundébut. Jesaisqu'ilattendquejeluipose,moiaussi,desquestions,quej'exprimemacuriositévis-à-vis deluietdesavie.Maisjem'enfiche.Jesaisdéjàdeluitoutcequ'ilyaàsavoir.Jesaisquiestsonpère etcequedéfendsafamille.Endehorsdetoutça,riennecompte.Maisj'entendslavoixdemonpropre pèredansmatête:«Étape1:gagnesaconfiance.Parle-luipourqu'ilseconfieàtoi.»Avecungros effortpourparaîtreintéressée,jedemande: —Ettoi?C'estàtontour. —D'accord.J'aimelesnoixdepécan.Jerêveraisd'avoirlemêmementonquemonpère.(Ses yeux brillent et je vois qu'il me taquine. Je ne sais pas si je dois en être agacée ou soulagée.) Je ne supporte pas les espaces confinés, poursuit-il. J'aime être dehors. Ma mère me rend dingue. (Il s'interromptetmeregardedroitdanslesyeux.)J'aimelafaçondonttesyeuxlancentdeséclairsquandtu esencolère.C'estçaquetuvoulaissavoir? Jesensquelquechosepapillonnerdansmonventre.Jeréponds: —C'estundébut. Chapitre4 elendemainmatin,jemeréveilledansunemaisonvide.Bishopestdéjàpartietalaisséunmotsurla tabledelacuisinepourm'avertirqu'ilseraderetourà17heures.Àsalecture,jeressensunepetite pointededéception.NonqueBishopmemanqueraouquejesouhaitaisqu'ilreste,maisçasignifie encoreunejournéeànepassavoirquoifaire.Jen'aijamaisétédouéepourrestersansbouger,saufquand j'aiunlivreàlamain.Sijeresteinactivetroplongtemps,monespritpartdanstouslessens,etcommedit Callie, il ne peut en résulter que des problèmes. Elle l'affirmait toujours avec le sourire, mais je n'ai jamaispenséqu'elleplaisantait. Seuledanslamaison,avecunelonguejournéeenperspective,jeprendsconsciencedemonréel isolement. À part ma sœur, je n'ai aucun ami. Mon père nous a donné des leçons à domicile, car il ne faisait pas confiance à l'influence du président Lattimer sur les programmes scolaires. De plus, il craignaitunegaffedenotrepart,quiauraitrévélénosintentionsàd'autresenfantssinousendevenions trop proches. Même si certains, de notre côté de la ville, râlaient contre la politique de Lattimer, mon père estimait plus prudent de garder nos plans pour nous, notre armée de trois personnes. Il ne parlait jamaisouvertementderévolutionetnousmettaitbienengardedenepaslefairenonplus. Ces deux dernières années, il m'a tenue particulièrement isolée, pendant que lui et Callie s'efforçaientd'établirdescontactsdansnotrepartiedelaville.Ilsnouaientdesalliancesenapportantde l'aide aux familles qui venaient à manquer de nourriture, ou en jouant les intermédiaires auprès du président pour ceux qui avaient de petites récriminations. Ils ont aussi fait preuve de bienveillance à Eastglen,parexempleenverslemarchanddeconfitures,dontilsontaidélafillequandelleesttombée maladel'hiverdernier.Ilsefaitdésormaisunplaisird'êtrenotremessager.Monpèredittoujoursqu'une foisqu'ilprendralepouvoir,lepeuplesesouviendradetoutescesbonnesactionsetquenoustrouverons beaucoupdesoutiens.D'icilà,devraiesamitiésendehorsdelafamillesontdéconseillées:ilexistetrop de façons dont ces relations pourraient nous revenir à la figure. Mais aujourd'hui, je serais prête à n'importe quoi ou presque pour avoir quelqu'un à qui parler, un ami qui me change de mes idées en ébullition,neserait-cequequelquesminutes. Après avoir mangé des flocons d'avoine aux framboises et pris une douche rapide, je traverse tranquillementlacuisinepourmerendresurlaterrassevitrée.C'estunegrandepièceausolrevêtude parquetautrefoiscéruséenblanc,quiadésormaisprisuneteinted'ungrisfatigué.Deuxsofasderotin garnisdecoussinsjaunessefontfaceauxcôtésd'unetablebasseenferforgé.Dulierregrimpelelong des vitres, ce qui donne l'impression d'être sous une tonnelle, bien à l'abri. Je vois au-dehors, mais le lierredonnel'illusionquepersonnenevoitàl'intérieur. Uneportes'ouvreàl'arrièred'unedesmaisonsvoisinesetunejeunefilleensort.Elleporteun paniersouslebrasetdesgantsdejardinageenbouledansunemain.Ellealescheveuxlongsetraides commedesbaguettes,d'unblondbrillanttrèspâle.Legenredecheveuxquej'aitoujourssecrètementrêvé d'avoir plutôt que ma masse enchevêtrée de boucles qui tombent n'importe comment, d'une couleur qui tireplutôtsurlemielsortidelaruchequesurl'orfilé.Jelareconnais,carellevientdemoncôtédela ville, même si je ne pense pas que nous ayons été présentées. Elle était peut-être à la cérémonie de mariage,maisj'étaistropanxieusepourfairevraimentattentionauxautres.Elleadescendulamoitiédes marchesquandlaportes'ouvredenouveaupourlaissersortirungarçon.Ill'attrapeparl'avant-bras. —Etmonpetit-déjeuner?demande-t-il. —J'ailaissédescéréalessorties,répond-elled'unevoixhautperchéeetpuérile.Etj'aipréparé unesaladedefruits. L Là d'où je suis, cachée par la verdure, je vois la main du garçon se resserrer sur le bras de sa femme.Ellegrimaceettentedesedégager,maisill'obligeàrevenirverslui. — C'est pas un petit-déjeuner, ça, dit-il. (Sa voix est tranquille, il ne hausse pas le ton, ce qui rendlascèned'autantpluseffrayante.)Jeveuxdesœufs.Oudespancakes.Quelquechosedechaud. —D'accord,ditlafille.Jeterminede... —Toutdesuite,lacoupe-t-il. J'ouvre la porte-moustiquaire qui donne dehors et je descends les marches pour m'approcher d'eux. — Bonjour ! dis-je d'une voix forte. (Ils tournent d'un coup la tête vers moi.) Vous venez d'emménager? Legarçonplissebrièvementlesyeux,puissonvisages'éclaireetillâchelebrasdesafemme.Il descendlesmarchesdesonperronverslemuretquiséparenosjardins. —Bonjour,répond-ilavecungrandsourire. Jeluisourisenretour,mêmesicen'estpasfacile,etjetrouvelesyeuxdelafillederrièreson épaule. — Je m'appelle Ivy... Lattimer, dis-je. (Ce nom me paraît toujours étranger dans ma bouche, commesijedéclinaisl'identitédequelqu'unquejen'aijamaisrencontré.)Nousvenonsd'emménagerici. —Biensûr,acquiescelegarçon.Jesaisquivousêtes.J'étaisàlamêmeécolequeBishop,mais il était quelques années au-dessus de moi. (Il me tend la main.) Je m'appelle Dylan Cox et voici ma femmeMeredith. —Bonjour,meditMeredith. Sesyeuxalternententremoietsonmari,commelorsd'unmatchdeping-pong. —Jesuisraviedevousrencontrer,dis-je.Trèsbien,jevoulaisjustemeprésenter. Dylanmesouritencore,d'unsourirecontagieuxquasiirrésistible.Peut-êtremesuis-jetrompée? Peut-êtren'est-ilpaslegenred'hommequej'aicru? —N'hésitezpasàpassernousvoir,dit-il. Je reste au niveau du muret et les observe jusqu'à ce que lui et Meredith rentrent chez eux, entièrementavalésparlasombreembrasuredelaporte. Peu après midi, je n'y tiens plus, il faut que je sorte de la maison, même si je n'ai aucune destinationparticulièreentête.Jem'ennuie,j'aibesoindebougeretjen'arrêtepasderepasserlascène entre Dylan et Meredith dans ma tête. C'est exactement ce genre de relation que dénonce mon père lorsqu'ils'insurgecontrelesmariagesarrangés.Selonlui,forcerdejeunesfillesàépouserdesgarçons qu'ellesn'ontjamaisrencontrésetconsidérésd'uneclasseplusélevée,mêmesipersonneneleditàvoix haute, instaure une relation de pouvoir déséquilibrée, avec pour résultat courant la violence. Et maintenant,j'enailapreuvesouslesyeux.J'aienvied'aiderMeredith,maisjenevoispastropcomment. Letempsqueleplandemonpèreseréalise,ilserapeut-êtredéjàtroptardpourelle. Sansréfléchiràladirectionquej'emprunte,jemeretrouvedansl'espacevertquiséparelaville desboisalentour.Plusdedouzehectaresd'herbeetdecollinesseméesd'arbres,sansoublierungrand étang.Ilyaunepistecyclableetuncheminpluslargepourlespromeneurs,maisaujourd'hui,unlundi après-midi,seulsquelquesautrespassantssontvisiblesauloin. Jedélaisselecheminpourcouperdroitdansleshautesherbesetmedirigerversl'étang.Jevenais nourrirlescanardsquandj'étaisenfant.Unpontdeboissedresseau-dessusdelarivièreetjem'assieds au milieu, les jambes pendant au-dessus de l'eau, les bras croisés sur la dernière traverse. Je pose le mentonsurmesmainsetjeregardedescanardss'ébrouerdansl'eau.Jeregrettedenepasavoirapporté depainàleurjeter. Lorsquej'entendsdespassurlepont,jenetournepaslesyeux.Hop!Unepairedejambesprend placeàcôtédesmiennesetunevoixaussifamilièrequecellequisortdemaboucheromptlesilence. —Dis-moitout,medemandeCallieavecuncoupdecoude. Jedevraissansdouteêtresurprisedelavoirici,maistoutemavie,elleaeuuntempsd'avance surmoi.Surlaplupartdesautresenfait.Elleditsanscessequ'elleadesyeuxpartoutetilesttoujours conseillé de prendre Callie au mot. En tout cas, je suis trop soulagée de lavoir pour me soucier de la façondontelles'yestprisepourmetrouver. — Callie, soupiré-je. Je suis allée au marché hier, mais il n'y avait pas de messages. Je suis contentequetusoislà. —Moiaussi,répond-elle,mescrutantduregard.Tuvasbien? —Oui,maisnousnevivonspaschezleprésidentLattimer.Tulesavais? Ellehochelatête. —Jel'aidécouverthier.D'aprèscequej'aientendu,ceseraitl'idéedeBishop.Ilnesouhaitait pasvivreavecsesparents.(Ellehausselesépaules.)Logique,jesuppose.Maisçavacompliquernos affaires,c'estcertain.(Elleplantesesyeuxdanslesmiens,trèssérieuse.)Tuvasdevoirtedébrouiller pourdécouvrircequ'ilnousfaut.Jesuissûrequetuirasbeaucoupdanscettemaison.Çaprendraunpetit peuplusdetemps,voilàtout. —D'accord. Déjàquejen'aimaispasm'imaginerfouinerdanslebureauduprésidententantquemembredela maisonnée, même si je n'aurais pas eu trop de difficulté à trouver une excuse valable si on m'avait surpriselamaindanslesac...Maismaintenant,c'estencorepire! L'undescanardsau-dessousdenousplongepourattrapersaproieetnouséclabousselespieds. Lesgouttesfraîchesquicoulentsurmapeaumechatouillent. —Bon,ditCallieàvoixbasse.C'étaitdur?Ilt'afaitmal? Jeluijetteunregardencoin.Ellefixel'eau,lamâchoireserrée. —Non.Onn'apas...tuvois. Elleretournelatêteversmoi. —Pourquoi? —Enfait,jenesaispas.Iladûsedouterquej'avaispeur,quejenevoulaispas.(Jebalanceles piedsd'avantenarrière.)Peut-êtrequ'iln'enavaitpasenvienonplus. —Tuparles...Bon,cetypesaitsemaîtriser,jeveuxbienleluireconnaître.Jenel'auraispascru capablederésisterà...toutça,dit-elleenagitantlamaindemoncôté. —Arrête,dis-je. Pourtant, je ne peux pas m'empêcher de rire un petit peu. Ça fait du bien, même si ce n'est pas vraimentdrôle. —Etilestrusé,ajouteCallie.Enneteforçantpas,ildonnel'impressiond'êtrebeaucoupplus sympaqu'enréalité.Etlereste,commentçava?Tul'amènesàtefaireconfiance? —Çanefaitquedeuxjours! —Jesais,Ivy.Maisonn'apasleluxedepouvoirattendreindéfiniment.Troismois,c'esttoutce qu'ona.Lecompteàreboursestdéjàlancé. Trois mois. Je ne sais si c'est trop long ou pas assez. Mais c'est le temps dont je dispose pour réaliserlesétapesduplandemonpère,dontladernièreconsisteàtuerBishop.Ensuite,c'estleprésident qui mourra, et d'après Callie, ce plan-là est déjà enclenché, et ne peut être ni ralenti ni arrêté. Mais Bishopdoitmourirlepremier.Jeneconnaispastouslesdétails.Monpèreestimemoinsrisquéquejene connaisse que des bribes, au cas où je serais prise. Mais ce que je sais, c'est que si je me loupe, nos planstombentàl'eau. —Donc,est-cequetusuisnosinstructions?L'amènes-tuàtefaireconfiance?répèteCallie. —Jecrois,finis-jeparrépondre.Jeveuxdire,onseparle.(Jerepenseàlaconversationd'hier soir.)J'ailâchéuncommentairenégatifsursonpère,enrevanche.Jen'auraissansdoutepasdû. —C'estpaspossible,Ivy!râleCallie.Tuescenséejouerlagentillefille!Combiendefoisonte l'adit? —Jenecroispasqu'ilétaitencolère.Iln'apassembléaffectéparmaremarque. Callielèvelesyeuxauciel. — Ben voyons, évidemment ! Ça lui est complètement égal que sa femme fraîchement épousée critiquel'hommequ'ilsouhaitedevenirplustard! Jehausseàmontourleton: —Tutetrompes.Enfin,peut-êtrequ'iljouelacomédie.Maisondiraitqu'ilajusteenviedeme connaître. —Biensûrqu'iljouelacomédie!martèleCalliecommesij'étaisuneparfaiteabrutie.Toutce quicomptepourlui,c'estquesonpèreresteaupouvoiretquetuluidonnestoutuntasdefistonspour perpétuerlalignée.Cen'estpastoiquil'intéresses. Jemedéplaceunpeupourm'éloignerd'elleetjefixeleregardauloin,del'autrecôtédel'étang. Jesaisquecequ'elleditestvrai,maiscen'estpasmonressenti,entoutcaspastoutàfait.Pasquandje merappellelafaçondontBishopm'ademandédeparlerdemoi:ilsemblaitvraimentvouloirconnaître lesréponses. —Tutesouviensdecequ'onavaitdit?Qu'ilessaieraitdet'embrouiller?Detransformerlenoir enblancetlehautenbas?Qu'ilessaieraitdetefairecroirequetuasplusd'importanceàsesyeuxqu'aux nôtres? Jehochelatête.Ellearaison,biensûr.Lavérité,jelaconnais:jesaisquemafamillenetenterait pasdemefairecroiren'importequoi.Toutcequ'onmedemande,c'estpourlebiendetous.Jedoisêtre assezfortepourmesouvenirdeleursleçons.Et,plusquetout,jeveuxqu'ilssoientfiersdemoi. —Netelaissepasembobiner,memetengardeCallied'unevoixquis'estradoucie.N'oubliepas dequoiilssontcapables.(Unepause.)Tuterappellescequ'ilsontfaitàmaman? Jefermelesyeux. —Oui. Une colère familière se répand dans mes veines. Je n'ai aucun souvenir de ma mère, seulement quelquesrécitstransmisparCallie:seschansonspournousendormirlesoir,sescheveuxquisentaient toujours la lavande... Des histoires que j'ai tant repassées dans ma tête qu'elles sont usées jusqu'à la corde. Mais malgré tout ce que j'ignore de ma mère, la certitude que j'ai, c'est que ma vie aurait été différentesielleavaitvécu.Unpèreausourireplusfacile,pluspaternelquedidactique.Unesœurmoins amère et plus joyeuse. Nous tous entiers, et non dépourvus d'une pièce vitale pour toujours. Quand Lattimeratuémamère,ilafaitplusqueprendresavie.Ilnousaaussivolélaviequenousaurionsdû connaître. — Reste concentrée sur notre objectif, Ivy. Ne te laisse pas emporter par ton caractère ou ta maniedelarepartie.Tudoismanipuler,pasprovoquer.C'estcommeçaquetul'auras. Elles'approchedemoietposelamainsurmondos. —Tutesouviensduchien?demande-t-elle.(Jeneprendspaslapeined'acquiescer,carjesais qu'ellevadetoutefaçonmerépéterl'histoire.)Onallaitaumarchéenpassantàcôtédeceridiculechien galeuxtoujoursattachéàlabarrière.Ettouslesjours,ilsejetaitsurnous,ilaboyaitetdevenaitenragé. Jet'avaisditdesmilliersdefoisdenepasyfaireattention,decontinueràmarcher.Jet'avaisassuréque jetrouveraisunmoyendeluiréglersoncompte. » Mais qu'on doive toujours avoir peur quand on passait dans cette rue t'énervait tellement... (Callieposemaintenantlamainsurmonbras.)Etvoilà,unjourtuenaseuassez,tuyesalléeaupasde chargeettuluiaslancétonsacàlatête.(Savoixestamusée,maissesyeuxrestentgraves.)Etpourquel résultat ? (Elle fait pivoter mon avant-bras pour révéler les cicatrices brillantes, presque argentées, qu'elle effleure du doigt. Des traces de morsures.) Tout ça parce que tu n'arrivais pas à attendre. (Elle lâchemonbras.)Quiagagné,cejour-là,Ivy?Toioulechien? Jeluilanceunregardnoir.Àcetinstant,jeladétesteuntoutpetitpeu. —Lechien. —Maisauboutducompte,quiagagné?demande-t-elledoucement. Sonregard,quireflèteuntriompheméchant,memetmalàl'aise.Jefinisparchuchoter: —C'esttoi. Jemesouviensdumatin,unpeuaprèsl'incident,oùnoussommesalléesaumarché.Lechienétait mort,sachaîneenrouléeautourducou,salanguenoirependantdesaboucheentrouverte. —Neleprovoquepas,Ivy,merappelle-t-elleavantdeseredresser.Negâchepastoutjustepour défendredesidées.(Elleépoussettesonshortdesdeuxmains.)Nousnesommespaslàpourgagnerune oudeuxbatailles.Noussommeslàpourgagnerlaguerre. Chapitre5 ishoprentreà17heuresprécises,commeprévu.Jen'aipasprislapeinedeprépareràmanger,carje n'étaispassûrequ'iltiendraitparole.Ilmetrouveentraindeparessersurl'undessofasderotindela terrasse,mesjambesnuespar-dessusl'accoudoir,lespiedsquipendent. —Bonsoir,dit-il.Tuaspasséunebonnejournée? Il porte un petit sac de courses sur un bras. Au sommet se trouve une barquette de fraises. Je réponds: —Jemesuisennuyée.(Unepauseentrenous,troplongue.)Ettoi? Bishop hausse les épaules, pose le sac sur la table de la cuisine derrière lui, puis vient me rejoindresurlaterrasse. —Bien.Riendespécial.(Ilprendplacesurlesofaenfacedemoi.)Tuestropintelligentepour restericiàregarderlesmurstoutelajournée,Ivy. —D'oùtiens-tuquejesuisintelligente? Ilsecontentedemeregarderd'unairentendu.Dansdetelsmoments,ilestfaciledevoirqu'ilest né pour être leader. Il a le genre de visage qui intimide par sa simple existence, tellement harmonieux qu'ilenestpresqueeffrayant.Ilalamâchoirebiendessinée,lementonàpeinebarréd'untraitlàoùcelui desonpèreestsimarqué,despommetteshautes,desyeuxvertclairsousdessourcilsdroitsetsombres. Il ne donne pas l'impression de prendre en compte sa propre beauté. Impossible qu'il ne soit pas au courant,onleluiaforcémentrépétéaveclesannées.Oualors,ons'estarrêtépourleregarder.Non,il semblenepassepréoccuperdel'imagequeluirenvoielemiroir. —Bon,bon...O.K.,finis-jeparrépondre,m'agitantdanslesofa.Jesuisd'accord,j'aibesoinde fairequelquechose. En général, une femme mariée ne travaille pas. Ce n'est pas interdit à proprement parler, mais c'est loin d'être encouragé. Avec un peu de chance, les bébés arrivent tout de suite et elle se retrouve occupée.Lorsqu'unefemmeneparvientpasàavoird'enfant,elletrouveuntravaild'institutrice,suitune formation d'infirmière ou tient un petit étal au marché. Mais la reproduction, c'est ce qui maintient la famille heureuse et en bonne santé, c'est ce qu'on attend vraiment de nous. Mon père nous racontait toujourslafaçondontsepassaientleschosesavant-guerre,qu'iltenaitdesonproprepère.Desfemmes jugesetmédecins,desfemmesquiseprésentaientmêmeauxélectionsprésidentielles.Biensûr,cen'était paslecasdetoutes.Ilyenavaitencorequirestaientaufoyerpouréleverleursenfants.Maisils'agissait deleurdécision,etnond'unevoieimposée.Àl'époque,lesfemmesétaientautonomes,elleschoisissaient leur conjoint, leur métier, elles étaient libres d'opter pour un chemin ou un autre. Un rêve très lointain pourmoi. —Tupourraistravailleràl'hôpital,suggèreBishop.Oualorsàl'unedesécoles.Ilsonttoujours besoind'instituteurs. Je le regarde, surprise. Il n'a pas du tout l'air perturbé par l'éventualité que je travaille, que je veuillemeforgeruneidentitéautreque«épousedeBishopLattimer».Est-ilaussidouéenmanipulation queCalliesouhaiteraitquejedevienne? «Étape2:trouveunmoyendet'introduireautribunal.Soissubtile,attendslebonmoment,ne t'imposepas.Maisn'attendspastrop,nonplus.»Sansmêmelesavoir,Bishopm'adonnél'ouverture dontj'aibesoin. — Peut-être au palais de justice ? J'aime l'idée de travailler avec les juges. (Je hausse les épaules,histoiredeparaîtreindifférente.)Çapourraitêtreintéressant. B —Trèsbien,faitBishop.Jevaisenparleràmonpère,voircequ'ilyauraitdedisponible.Ilpeut t'arrangerça,j'ensuissûr. Jedétestel'idéededevenirl'obligéeduprésident,maisjedoisaccéderautribunal.Jedécocheà Bishopunsourirerapideetcontraint. —Merci. Nousrestonsassisensilenceunmoment,danslelégerbruissementdesfeuillesdugrandchênedu jardin.Serons-nouscapablesd'avoiruneconversationnormaleunjour?Ou,aumoins,cesilenceentre noussera-t-ilmoinstendu? Bishopselève. —Allez,sortonsd'ici. Jemeredresse. —Oùallons-nous? —Tuvasvoir. Lorsquejecomprendsversoùilsedirige,j'hésite,jeralentislepasaupointdepresquefairedu surplace.Bishops'arrête,lamainsurleportaildelamaisondesesparents.Lalumièredusoirsereflète danssesyeux,et,pourlapremièrefois,jeremarquequesesirissontbordésd'unvertplusfoncéqu'à l'intérieur,émeraudeplutôtquecitronvert. —Quefait-onici? Jemetslesmainsdanslespochesarrièredemonjean.J'essaied'afficherunairdégagé,commesi moncœurnecherchaitpasàs'échapperdemapoitrine,maisjecroisquec'estpeineperdue.Jepoursuis: —Ilsnevontsansdoutepasapprécierqu'ondébarquesansprévenir. —Ilsnesontmêmepaslà,répondBishop.Maisilsn'yverraientpasd'inconvénient. Ilpousseleportail,quis'ouvresansgrincer,etjen'aid'autrechoixquedelesuivre. Bishoptapeuncodeàlaporteetnousfaitentrer.Levestibuledelamaisonestfraisetsilencieux, nospassontétouffésparunemoquetteépaissequicouvrepresquetoutelapièce.Aucentresetrouveune tablerondeouvragée,etdessus,unvasequicontientunénormebouquet.L'odeurestétouffante,commesi lesfleursétaientsurlepointdepourrir.Desgrainsdepoussièreflottentdansl'airimmobile,éclairépar lesoleildusoirquipénètreparlafenêtreau-dessusdelaported'entrée.Jemurmure: —Qu'est-cequ'onfait? Bishopmelanceunsourirefugace. — On a le droit de parler, dit-il à haute voix. Crois-moi, je n'ai pas passé mon enfance à chuchoter. Je regarde le grand escalier majestueux, déjà plongé dans la pénombre. De part et d'autre, des couloirsmènentàl'arrièredelamaison.Toutestfeutréetparfait:j'aidumalàimaginerunenfantcourir à grand bruit dans ces couloirs, les mains couvertes de boue. La maison des Lattimer dégage une atmosphèredesolitudeetcen'estpasparcequ'iln'yapersonned'autrequenous.Elleestvideenson cœur.Grandirlàenétantfilsunique,çan'apasdûêtrefacile. —Parici,melanceBishop,undoigttenduverslecôtédroitdel'escalier. Ilmeguidedanslecouloiret,aupassage,surlagauche,j'aperçoisuneporteouverte:ungrand bureau en bois, quelques chaises, le sceau du président encadré au mur. Au bout du corridor, Bishop ouvreuneépaisseportedenoyeretallumed'ungestenégligent.C'estunebibliothèque.Troismurssont couvertsdelivres,dusolauplafond.Ilyaunepetiteéchelleappuyéecontrelequatrièmepourpouvoir atteindrelesétagèreslesplushautes.Unelumièredouceémanedeslampesposéessurlesdeuxpetites tables accrochées à de grands fauteuils capitonnés. Je voudrais ne pas être impressionnée, ne pas être fascinée,maisjenepeuxpasm'enempêcher.Nousavonsunebibliothèquepubliqueenville,maisilya tantd'usagerspoursipeudelivresquemettrelamainsurunouvrageintéressantpeutprendredesmois. Souvent,quandj'ail'occasiond'emprunterunroman,jelelisdixoudouzefoisavantdelerapporter.J'ai tropenviederesterperduedanslamagiedel'histoired'unautre. —Pourquoitousceslivresnesont-ilspasàlabibliothèque? Jesuispartagéeentrelacolèrequeleprésidentgardetouscesouvragespourluietlasatisfaction égoïsted'yavoiraccès. Bishopeffleureledosdeslivreslesplusprochesdelui. —Ilenadonnébeaucoupàlabibliothèque,maisilaimeavoirsaproprecollection.(Ilsetourne versmoi.)Entoutcas,tupeuxempruntertoutcequetuveux,aussilongtempsquetuveux.Ettun'aspas besoind'êtreaccompagnée.Jetedonnerailecodedelaported'entrée.Taprésencenedérangerapasmon père. J'aidumalàmefigurerveniricitouteseule,empruntercecouloiretpasserdutempsdanscette piècesachantqueleprésidentLattimerseraquelquepartdanslamaison,avecmoi.Maisceserautilede posséderlecode.JenesuispassurprisequeBishopmeproposedel'avoir.Denosjours,personnene s'inquiète beaucoup de la sécurité du président. La plupart des habitants de Westfall sont trop heureux d'avoir de quoi manger sur la table, des médicaments à l'hôpital et la paix au-dehors. Personne n'est presséderenverserlestatuquoetceseraitcomplètementchamboulerleshabitudesd'attenteràlaviedu président. Dans tous les cas, j'ai la chair de poule à l'idée de me retrouver seule dans cette grande demeureavecleprésidentLattimer. — Tu n'as pas à avoir peur de lui, m'affirme Bishop, qui fait un pas vers moi. Ce n'est pas un monstre. Jesuissurlepointderépondre:«Peut-êtrepas,maisilafaitdeschosesmonstrueuses.»Maisje mesouviensdeCallie,quim'aavertiedenepasleprovoquer.Jem'obligeànepasprononcercesmots, quirestentcoincés,àmebrûlerlagorge.Jemedétourne,feignantd'êtreabsorbéeparlesouvragesdevant moi. —Tum'asditquetuaimaislire,continueBishop.(Toutàcoup,ilestjustederrièremoi:jene l'aipasentendubouger.)J'aipenséquecetendroitpourraitterendreheureuse. Jerespireungrandcoupetjemeretournepourluifaireface.Dansmondos,jem'accrocheàune étagère.Bishopesttoutprès,assezprèspourqu'onsetouche,mêmes'ilgardelesbraslelongducorps. Sesyeuxm'étudientavecsoin. —Merci...réussis-jeàdire. Mesdoigtsseresserrentsurl'étagère.JetentedemesouvenirdesparolesdeCallie—«Tudois manipuler, pas provoquer » —, mais j'ai beaucoup de mal à les mettre en pratique. J'ai toujours été directe,mêmequandilestconseillédeprendredescheminsdétournés.Jeluidemandedebutenblanc: —Pourquoies-tugentilavecmoi? Enfait,gentiln'estpasvraimentlemotquej'aienvied'utiliser.Iln'estpas«gentil»commeles hommesdanslesromansàl'eauderose.Ilnem'adressenimotspoétiquesniregardsdouxetadmiratifs, emplisdevénération.Iln'yariendedouxchezBishop.Pourtant,entreleslivres,lesfraisesdanslesac, la proposition de travailler, le fait qu'il ne m'ait forcée à rien... Il y a dans toutes ses actions une prévenancequejenecomprendspas. Ilsecoueunpeulatête,froncelessourcils. —Etpourquoiserais-jeméchant? Jerepenseànosnouveauxvoisins,DylanetMeredith.Lebrasserrétropfort,lamenacequiplane danslavoix...Déjà,jeneparvienspasàimaginerBishopmetraiterainsi.Cequineveutpasdirequ'il n'enestpascapable.Cequineveutpasdirequ'ilneleferapas.Jehausselesépaules,baisselesyeux, tentedetrouverunefaçonderépondresansparaîtreencolère. —C'estque...trèssouvent...aveccesmariagesarrangés,çanesepassepasainsi. Ilnemerépondpas,meregardecommes'ilattendaitquej'ailleauboutdemapensée.Ilavance versmoietjereculecontrelesrayonnages,maisilsecontentedeposerunbrasau-dessusdematêteet desepencherversmoi,pourm'accordertoutesonattention.Iladéjàchamboulémesrepères.Jeneme souvienspasdeladernièrefoisquequelqu'unm'avraimentécoutée.Engénéral,c'estmoiquiécoute.Je melance: —Quandungarçonpensequ'onluiadonnéquelquechose,mêmes'ils'agitd'unêtrehumain,ille considère vite comme sa propriété. Et quand une chose t'appartient, tu penses que tu as le droit de la traitercommetuveux. — Mais ne pourrait-on pas dire ça de tous les mariages ? demande Bishop. Est-ce que ça ne dépendpasplusdespersonnesquisontimpliquéesquedelafaçondontlemariages'estdéroulé? Il n'est pas en train d'aboyer ses opinions, ne semble pas énervé par les miennes. Il fronce les sourcils,commes'ilétaitvraimentintéresséparcetteconversation,s'efforçaitdecomprendremonpoint devue. — Sans doute. Mais ici, pour nous... (Je m'interromps. Parler de nous comme couple marié me met mal à l'aise, car je n'ai pas l'impression d'être sa femme. Notre union me paraît irréelle.) Ou pour tous ces autres couples, tout le monde est au courant que la femme a moins de valeur en raison de ses origines.Elleestassociéeàunconjointdestatutsocialsupérieur.(Jenepeuxcontenirl'amertumedans mavoix.)Etdanscecas-là,ilyatoujoursquelqu'unpourlaregarderdehaut. Bishopm'observependantunsilongmoment,avecunetelleintensité,quejefinisparrougir.Je voudraisposerlesmainssurmesjouespourcalmerlefeuquis'enestemparé,maismesdoigtsrefusent desedétacherdel'étagèrederrièremoi. —Jenepeuxpasparleraunomdetoutlemonde,bienentendu,finit-ilpardéclarer.Maisjene voispasleschosesdecettefaçon.(Ilmarqueunepause.)Jenetevoispas,toi,decettefaçon. J'essaie d'insuffler à mon corps l'esprit de Callie, de devenir l'instrument de ses paroles. C'est maintenantquejedevraisluisourireetbattredescils.Jedevraisleremercierdesadélicatesse,affirmer quej'aidelachance.Maisquandj'ouvrelabouche,c'estpourdemander: —Alorstuesd'accordaveclesmariagesarrangés? —Cen'estpascequej'aidit.(Ilsebalanced'unpiedsurl'autreets'appuiecontrelesétagères, adoptantlamêmeposturequemoi.Lachaleurquiémanedesoncorpsréchauffelapartiedemoilaplus proche,àquelquescentimètres.)Maisaucoursdel'histoire,desméthodesbienpiresontétéemployées pourtenterdemaintenirlapaix. Jeris,d'unrirebrefetaigu. —C'estbienunpointdevuemasculin! Encoreunefoisilposelesyeuxsurmoi,maisjegardelesmiensbraquésdevantmoi,jefixeun pointauhasarddanslapièce. — Il n'y a pas qu'à toi que c'est arrivé, Ivy, m'assure-t-il d'une voix douce. À moi non plus, personnenem'ademandésij'avaisenviedememarier. —Jesais,dis-je,surladéfensive. Mais il a raison, je ne pense pas autant aux garçons qu'aux filles. Pas même aux garçons qui viennentdemoncôtédelaville,etquiépousentdesfillesd'ici.Parcequemêmedanscecas,cesont ellesquisubissentlepire.Leurnouveaumariestdéjàpleinderancœurdedevoirépouserunefilleque toutlemondepensemeilleurequelui,etquitrouverdemieuxpourévacuercesentimentd'inférioritéque leurnouvellefemme?Etc'estvrai,jenepensaissûrementpasàBishop.J'imaginaisqu'ilavaithéritéde l'arrogancedesonpère,quepourluilemariageneferaitaucunedifférence,qu'ilestimeraitavoirledroit detoutprendresansrienmériter,commelereste.Jepoursuis: —Maisçanetedérangepas,quetouteslesdécisionssoientprisesànotreplace? Bishop hausse les épaules, et j'ai envie de hurler. Je ne comprends pas qu'il puisse se montrer aussiimpassibleentoutescirconstances,commesiriennel'affectaitjamais. —Semettreencolèrecontrequelquechosequ'onnepeutpaschanger,c'estinutile. —Jepensequ'iln'yarienquinepuissepasêtrechangé,sionledésiresuffisamment. Doucement,tienstalangue,mesouffleunevoixdansmatête. —Enthéorie,c'estpeut-êtrevrai,maisicietmaintenant,noussommesmariés,ditBishop.Qu'on leveuilleounon.Ilfautqu'ontrouveunefaçondesedébrouiller,Ivy.Nousn'avonspasd'autresolution. L'autresolution,jelaconnais:ilmeurtetc'estmonpèrequidevientleleader. —Trèsbien.J'essaierai. Mêmeàmoi,maréponsenesembleabsolumentpasconvaincante. —Trèsbien,répèteBishopavantdes'écarterdesétagères.Maintenant,siontetrouvaitquelque choseàlire? Jemetournepourcontemplerlesrangéesdelivresderrièremoi.Jepasselesdoigtssurleurdos. Pourl'instantjenecherchemêmepasunouvrageenparticulier,j'appréciesimplementleurodeuretlefait delesvoir. —Quepenses-tudecelui-là?proposeBishop.(Iltientunpetitvolumereliédecuirnoir,dontle titreestécrittroppetitpourquej'arriveàledistinguer.)RoméoetJuliette.(Ilagitelelivreversmoi.) Desfamillesrivales.Uncoupled'adolescentsamoureux,néssousdesétoilescontraires... Ilafficheuneexpressionneutre,maisunelueurrieusedansedanssesyeux. —Trèsdrôle. —Moque-toidemoisituveux,maisl'histoireal'airintéressante,jetrouve. Jemeretourneverslesrayonnagesavantqu'ilpuisseapercevoirmonsourire. Fidèle à sa parole, Bishop a demandé à son père si je pouvais obtenir un poste au tribunal. Le présidentacommencéparsourciller,j'imagine,maisBishopdoitêtrepersuasif,carjecommencedemain. Danslachambre,j'essaiedetrouverquelletenueporterpourmonpremierjourdetravail,quandBishop m'appelle. —Quoi?(J'entredansleséjouretjeledécouvreavecunamasdelingesaleàsespieds.)Qu'estcequetufais? —Lalessivenevapassefairetouteseule,jesuppose.Plusonattend,plusilyenaura,non? —Oui,engénéral,c'estcommeçaqueçamarche.Maisaujourd'hui,jen'aipastropletemps.Ce week-end,plutôt? — Non, je vais la faire, propose Bishop. (Je suis surprise, car le plus souvent, cette corvée revientàl'épouse.)Maistuveuxbienmemontrercommentons'yprend?(Ilposelamainsursanuque, gêné.)Jenel'aijamaisfait. —Vraiment?dis-je,interloquée.Jamais? La plupart des garçons de mon côté de la ville savent faire la lessive, même s'ils s'en chargent rarement. —Non.Quandjevivaischezmesparents,onavaitdesdomestiques,alorsjen'aijamaisappris. Ah,maisbiensûr.Lefilsduprésident,pourrigâté,n'asansdoutejamaiseuàsesoucierd'untas detâchesquenousaccomplissonsauquotidien.J'aienviedeluienvouloir,maisaumoins,ilestprêtà faireuneffort.Etjemesouviensdecequem'arecommandéCallieauparc:jouerlesgentilles,nepas laisserlesparoless'échapperavantderéfléchir.J'aidéjàtropagisanstenircomptedesesconseils,alors jeparviensànepasformulermespenséesàvoixhaute.Jejetteuncoupd'œilautasdevêtements. —Prendslelinge,onseretrouvedehors. Danslejardindederrièresetrouveunbaquetenmétal,semblableàceluiquenousutilisionschez moi. Je prends le tuyau sur le côté de la maison et commence à le remplir d'eau. Bishop a laissé les vêtementssurlaterrassedecimentetaapportéunsachetdepaillettesdesavon. —Bon,dis-je.Tuensaupoudresl'eaupendantqu'ellecouleencore,sinonellesvontresteràla surfacesanssedissoudre. Bishophochelatêteetverselamoitiédusachetdansl'eau. —Pasautant,voyons!Jet'avaisditdesaupoudrer!Saupoudrer! —Pardon,marmonneBishop.Qu'est-cequejefais,j'enenlève? —Tupeuxtoujoursessayer. Desdeuxmains,ilrécupèredespaillettesàmoitiédissoutesetlesjettesurlapelouse. —Çanesepassepasbien,cettehistoire.Jenesuispasfaitpouruneviedeblanchisseur. —Bof,net'enfaispas.Ceserasansdoutetaseulefois. —Pourquoi?demandeBishop,perplexe. — Parce que je suis la femme, dis-je lentement, et que tu es l'homme. C'est comme ça qu'on procède,ici. — Alors là, je m'en fiche. Après tout, maintenant, tu as un travail, non ? Il me semble normal qu'onpartagelestâchesménagères. Jem'assiedssurlestalons,tourneetretournesesparolesdansmatête.Oùestlepiège? —O.K.,finis-jepardire. —O.K.,répèteBishopavecunrapidehochementdumenton,avantdeseconcentrerdenouveau surlalessive.Maintenant,j'aijusteàressortirtoutcesavon. Àmagrandesurprise,j'éclatesoudainderire,etBishopsetourneversmoi. —Quoi? —Tuasl'airridicule.(Lesmanchesretroussées,ilestcouvertd'eauetdepaillettesdesavon,du boutdesdoigtsjusqu'auxcoudes,etilatoujoursunagrégatdesavongluantentrelesmains.Unautrerire fuseetjemecouvrelabouche.)Désolée,parviens-jeàarticuler. Ilsedébarrassedusavonets'essuielesmainssursonshort. —Maisnon,tupeuxrire,dit-ilensouriant.Etmaintenant? —Maintenant,tumetsquelquesvêtementsdansl'eau.Deuxoutrois!précisé-jeviteenlevoyant prendretoutelapiledelinge.Pastout! —Onenaurapourdesheures,lesjoursoùlapileseraplusimportante,marmonne-t-ilavantde jeterdeuxchemisesetunpantalondansl'eaumousseuse. —Ensuite,tuprendslaplanche,dis-je,undoigtpointéverslaplancheàlaverenboisetenmétal à côté de la cuve. Et tu frottes le tissu, comme ça. (J'attrape l'une des chemises, que je déplace avec énergie sur la planche pour qu'elle soit bien frottée, puis je la sors de l'eau.) Ensuite, tu n'as plus qu'à rincer,essoreretétendre. —Compris,ditBishop. Jerincelachemiselavéeetjel'étendssurlefilpendantqueBishoppasseaurestedesvêtements. Quand je me retourne, il est en train de s'acharner sur un pantalon, qu'il frotte comme s'il cherchait à trouerletissu. —Euh...Tuessaiesdelelaver,pasdeluitaperdessusjusqu'àcequ'ilcriegrâce. Bishoprelèvelesyeux.Sescheveuxbrunstombentsursonfrontetsonnezsefroncequandilrit, cequilefaitparaîtreplusjeune,insouciant.Pourlapremièrefois,jel'imaginefacilementpetitgarçon. Nousnousregardonsunlongmoment,puisils'yremet,plusdoucementcettefois. Jeprendsuneprofondeinspirationetjefaiscommesijenesentaispaslarougeurquienvahitmes joues. —C'estmieux,dis-jeenretournantverslamaison.Jevaismeprélasserdanslavérandapendant quetutermines.Visiblement,l'entraînementneteferapasdemal. Ilm'envoieunepoignéedemousse,quej'éviteavecuncri.Unefoishorsdesaportée,jeprends consciencequec'estlapremièrefoisquejepasseplusdecinqminutesavecluisanspenserauplanouà medemandercommentréagir.C'estexactementcequemonpèreetCallieattendentdemoi:quejesois naturelle,quejedonnel'impressionquec'estréel.Jedevraisêtrecontente.Pourtant,enrepensantaurire deBishop,àsonnezquisefronce,àmoiquirougis,jenepeuxmedéfairedel'impressiond'avoirfait quelquechosedemal. Chapitre6 ommelamairie,lepalaisdejusticeestfaitdepierrescalcairesetilsesituejusteenface.Enmontant lesmarches,jenepeuxm'empêcherdejeterunregardverslebâtimentoùsedéroulentlesmariages. À l'intérieur de la rotonde, ils ont sans aucun doute démonté la scène, routes les chaises sont de nouveaumisesdecôtéjusqu'aumoisdenovembre.Laviededizainesd'adolescentsachangéenl'espace d'unejournéeetletémoignagedecejourestdéjàeffacé. L'entréedutribunalestmoinsimposantequecelledelarotonde,maissonsolestfaitdesmêmes pierres,sesmursdégagentlamêmefraîcheur.Deuxgardesenuniformesontpostésàlaporte,unpistolet à la ceinture. De nos jours, c'est rare de voir une arme à feu. Il est illégal d'en posséder et même les policiersn'enportentpasauquotidien.Ilssecontententdematraquesetdeprisesd'artsmartiauxquandla situation tourne mal, c'est-à-dire rarement. Je m'efforce de ne pas les fixer du regard. Mes ballerines claquent à grand bruit sur le sol et je sens une ampoule se former sur mon talon : je regrette déjà mes sandales. Unhommeensurpoids,affublédelunettesquisemblenttroppetitespoursonvisage,estassisà l'accueil.Ilmeregardeapprocher,maisnes'intéressepasàmoi,mêmeunefoisquejemetrouvedevant sonbureau. —Bonjour,dis-je.JesuislàpourretrouverVictoriaJameson. —Etvousêtes?fait-ild'unevoixtraînante. —IvyLattimer. L'espaced'uncourtinstant,jesavourelasurprisesursonvisage,sanervositélorsqu'ilcomprend quijesuis,accompagnéed'unsouriresoudain.Maistoutaussivite,jemesouviensdupetitgâteauqu'une damem'adonnéaumarché,àcausedemonnom.Jeneveuxpasqu'onm'aimeouqu'onaitpeurdemoià causedequijesuis.Detoutefaçon,Lattimer,cen'estpasvraimentmoi.Cen'estqu'unaccessoireque j'enfile,commeunerobeouunepairedechaussures. — Madame Lattimer ! s'écrie-t-il en se levant d'un bond. J'ignorais que vous deviez venir aujourd'hui.Sionm'avaitprévenu... Avecunsourirecrispé,j'explique: —J'aimeraissavoiroùtrouverMmeJameson. Après s'être agité encore un petit peu, et avoir bien failli s'incliner jusqu'à terre en signe de respect,l'hommemedésignel'escalieretm'indiqueletroisièmeétageoùjedevraiprendreàgauche. LaportedubureaudeVictoriaJamesonestouverte.Desvoixfortess'enéchappent.Jem'arrête devantetj'attendsquequelqu'unmeremarque:jen'osepasinterromprelesdeuxoccupantsdelapièce, un homme et une femme. Elle se tient debout derrière le bureau tandis que l'homme est assis sur une chaiseenfaced'elle. —Non,ditlafemme,elleaétéexpulséeladernièrefois.Maissesparentsnecessentdeprotester contrecettedécision.LeprésidentLattimersouhaitequ'ons'enoccupe. — Très bien, répond son interlocuteur. Donc on leur donne un dernier avertissement ? (Il se pencheenavant.)Siçanefonctionnepas,nouslesaccusonsdetroubleàl'ordrepublicet... Ils'arrêtenetdèsqu'ilm'aperçoitdansl'embrasuredelaporte. —Vouscherchezquelquechose?medemande-t-ild'untoncassant. —Ivy?demandelafemme.(Jehochelatête.)JepeuxvousappelerIvy? —Biensûr. Quel soulagement d'échapper à « madame Lattimer » ! Elle contourne son bureau et me tend la C main. —JesuisVictoriaJameson,etvoiciJackStewart. Aprèsavoiréchangédespoignéesdemain,j'examineVictoriadeplusprès.Elleestnoire,doit avoirunebonnetrentained'années,etsescheveuxcrépussontcoupésassezcourt.Unepairedelunettes trôneausommetdesatêteetelleportedesbouclesd'oreillesenor.Elledonnel'impressiond'êtretrès pragmatiqueetdirecte,maissonsourireestamical. —Nouspourronspoursuivrecettediscussionplustard,ditJackàVictoria. Ilm'adresseunsignedetêteetfermelaporteenpartant. —Alors,faitVictoria,quireprendplacederrièresonbureauetmedésignelachaiselibéréepar soncollègue. —VousêteslafemmedeBishop. —Oui. —Etvousvoulezuntravail. —Oui. J'attendsqu'ellepinceleslèvresoumelanceunregarddésapprobateur,maisellesourit. —Trèsbonneinitiative!Jen'aijamaisbeaucoupaimél'idéederesteràlamaisonetdefairedes bébésàlachaîne.Surtoutàseizeans. —Moinonplus.(Maréponselafaitrire.)Etvous,commentsefait-ilquevousayezunposteici ? Ce n'est pas très habituel de travailler pour une femme en âge d'avoir des enfants, surtout au tribunal. —Monpèreétaitl'undesjuges,meditVictoria.J'aigrandienvoulantarpentercescouloirs. —Vousavezdesenfants? C'estpeuprobable,étantdonnélafonctionqu'elleoccupe. UneombrepassesurlevisagedeVictoriaetelledétourneleregard,verslafenêtrequidonnesur larue. —Jen'aijamaiseud'enfants...merépond-elledoucement. Ilyaquelquechosequidépasselatristesseetladéceptiondanssavoix.Lahonte,peut-être?Ce quimefaitsoudaindouterdesesconsidérationssurlesbébésàlachaîne. — Très bien, reprend Victoria, le ton de nouveau professionnel. C'est moi qui suis chargée de l'emploidutempsdesjuges,desplanningsdesprocès,detoutcequ'ilnousfautpourfairefonctionnerles deuxsallesd'audience.Ilyaaussilespapiersetleregistredesjugementsàremplir,touslesdossiersà classer.Çafaittoujourstropdetravailpouruneseulepersonne,etc'estlàquetuinterviens. Je n'ai toujours pas une idée très précise de ce que je ferai, mais peu importe. Je repense aux gardespostésàl'entrée,àleursarmes,etjesaisquejesuisaubonendroit.Monpèreseracontent. Levendredidemapremièresemainedetravail,jemelèvetôtetfilesousladouchependantque Bishopprendsonpetit-déjeuner.Victoriam'ademandéd'êtrelàavant9heurespourpréparerunesalle d'audienceavantunprocès,etjenevoudraispasêtreenretard.Pendantquejem'habilledanslachambre, j'entendsBishopprendreàsontourunedouche,etj'attendsavecimpatiencequ'ilaitfinipourretourner danslasalledebainsmebrosserlesdents. — Oups, pardon ! dis-je en m'arrêtant net dans l'embrasure de la porte. Je croyais que tu étais sorti. Bishop me regarde, la moitié du visage couverte de mousse, un rasoir à la main. À part une servietteautourdelataille,ilneporterien:sesmusclesdéliéss'offrentàmavue.Sescheveuxbruns sontramenésenarrièreparl'eau,sontorseaussilisseetdoréquelerestedesapersonne.Ilaunepetite tachedenaissancejustesouslescôtes.Jenesaisquefairedemesyeux,jenetrouveaucunendroitsans dangeroùlesposer. —Pasdeproblème,dit-il.Ilyadelaplace. Enfait,iln'yenapas,maisilreculed'unpasetjemeglisseàcôtédelui,devantlepetitmiroir. Jemetsdudentifricesurmabrossedansuntelsilencequej'entendslalamequiraclesesjoues.Lasalle de bains sent le savon, la menthe et une odeur masculine si caractéristique que je sens mon cou s'empourprer.Lesyeuxsurmabrosse,puissurlelavabo,jemelavelesdents.Maisaprèsm'êtreessuyé labouche,puisredressée,jesurprendsleregarddeBishopdanslemiroir.Nousnousobservonssansrien direetmoncorpstoutentierfrémitdecettesituation.J'essaied'imaginercommentagiraituneépouseàma place,maisétantdonnéquej'aigrandisansmère,jen'aiaucunrepère. Avant d'avoir réfléchi plus avant, je me tourne vers Bishop et plante un baiser rapide sur son épaulenue. — Merci d'avoir partagé, dis-je, le cœur battant comme s'il voulait quitter ma poitrine et les lèvresbrûlanteslàoùellesontrencontrésapeauchaude. JerisqueunregardversBishop,mepréparantàcequipourraitsuivre.C'estmonmari,etseuls quelquesmorceauxd'étoffenousséparent.Çapourraitêtrelemomentoùilenaassezd'attendre.Cette pensée me fait peur et, en même temps, envoie d'étranges vibrations chaudes dans ma poitrine. Mais Bishopsecontentedemedévisageretdepousserunpetitrire.Unrirepastrèssympa.Ilessuielerestant decrèmeàraserd'uncoupdeserviette. —Quoi?(Mesjouesrougissentsousl'effetdel'humiliation.)Qu'est-cequitefaitrire? Ilsortdelasalledebainsdevantmoietjelesuisverslachambre.Ildescendlesmainsàsataille etmejetteuncoupd'œilpar-dessussonépaule. —Attention,jet'avertis:cetteserviettevatomber. Jebatsaussitôtenretraitedanslecouloir.Derrièremoi,j'entendslaserviettetoucherterre,puis desfroissementsdetissu.QuandBishopressortdelachambre,ilporteunshortetajusteunT-shirtpardessussonventreplat.Jeluirappelle: —Tunem'aspasrépondu.Qu'est-cequ'ilyavaitdesidrôle? Ils'arrêteetpasseunemaindanssescheveuxencoremouillés. —Pasdesimagréesavecmoi,Ivy,dit-ilendétachantbiensesmots.Cen'estpascequejeveux. Ettunedevraispasenvouloirnonplus. Envahieparlafrustration,jelance: —Désoléesitoutlemondenepeutpasêtreaussiparfaitquetoi.Désoléedenepassavoirfaire lebongesteoulâcherlabonneréplique,justeaubonmoment! Bishopserrelesdents. —Jenesuispasparfait. —Ahoui?Difficiledeledeviner,pournousautreshumblesmortels.Çanet'arrivejamaisde t'énerver?D'êtregêné?Çat'arrived'éprouverdesémotions? Ilsouffleungrandcoup,esquisseunpasversmoi.Lecouloirestsiétroitquejesuiscoincéeentre lemuretsoncorpsquidégagedesondesdechaleur. —Si...dit-ild'unevoixrauque.Jeressensdesémotions.(Sesyeuxsontbrûlants.Jenel'aijamais vuexprimerautantdesentimentsetj'aidumalàrespireràfondtellementmespoumonssontcomprimés parlatension.)C'estexactementcequejeveuxdire,Ivy.Jeveuxquetoiaussi,tulesressentes. J'ouvrelabouche,larefermesanssavoirquoirépondre. —Laissetomber,lâcheBishop. Ledernierbruitquej'entendsestlaported'entréequiclaquederrièrelui. Comment s'habiller pour un dîner avec l'ennemi ? Je suis au centre de la chambre et tous les vêtementsquejepossèdeformentunpitoyablemonticulesurlelit.Laseulevraierobequej'ai,c'estcelle quejeportaislejourdumariage,etjecomptebiennejamaislaremettre.Rienqu'aucontactdelasoie sur ma peau, je frémis d'horreur. Malgré tout, Mme Lattimer n'apprécierait sans doute pas que je me présenteenshortetT-shirt.Toutcequej'aienviedefaire,c'estdemeremettreaulitavecl'undeslivres quej'aiempruntésàlabibliothèqueduprésident.Maisunjouroul'autre,ilvabienmefalloiraffronter lesLattimer.Àquoibonfairecommes'ilsn'existaientpas? Hier,leprésidentetsafemmenousontinvitésàvenirdînercesoir,plusdedeuxsemainesaprès lemariage.Peut-êtrenesupportaient-ilspasl'idéequejeviennechezeuxavant?Onnousaditd'êtrelàà 20 heures, et Bishop m'a confirmé qu'ils dînaient toujours tard par rapport au reste de la ville, même quandilétaitenfant.Çameparaîttrèsprétentieux,àunpointquimeperturbe. J'opte enfin pour une jupe noire, courte mais flottante, avec des sandales plates noires et un débardeur mauve. Je laisse mes cheveux lâchés et ils me tombent au milieu du dos en une masse de boucles que j'ai depuis longtemps renoncé à discipliner. Il faudra bien que ça convienne. Je n'ai pas l'intentiondepasserplusdetempsàessayerdeleurfairebonneimpression. Bishop m'attend au salon. Il est vêtu d'un jean et d'une chemise noire, dernier bouton défait et manchesremontées. —Cettetenuetevabien,mecomplimente-t-ild'unevoixégalequandjesorsdelachambre. —Merci. Mesyeuxsontattirésverssesavant-brasnus,etmalgrémoi,jemerappelleàquoiilressemblait sans chemise, tout en peau lisse et muscles longs. Une légère pulsation agite mon ventre. Je relève les yeuxsursonvisageetjeletrouveentraindem'observer. —Jesuisdésolépourcematin,dit-il.Jen'auraispasdûrire. —Moiaussi,jesuisdésolée.Jefaisdesefforts.C'estjusteque...jenesaispastoujourscequeje devraisfaire.L'euphémismedemavie. —Iln'yapasde«devoir»,Ivy,m'assure-t-il.Jen'aipasdemanueld'instructions. Ah,maismoi,si!Etlefaitqu'ilmeperceàjourquandjefeinsl'affection,quandj'essaied'établir deforceunerelation,merendleschosesencoreplusdifficiles.Pourquoinepeut-ilpasêtreuntypede dix-huitansnormalementconstitué?Dugenrequiaccepteraitlebaiserd'unefillesanssepréoccuperdes raisons?Maisnon,Bishopvoudraitdel'authenticité,cequiestbienlaqualitéquejenepeuxluioffrir. Il fait encore jour quand nous sortons de la maison, bien que le soleil commence à décliner à l'horizon.Nousmarchonsaumêmerythmesurletrottoirdésert. —Comments'estpasséetapremièresemaineautribunal?medemandeBishop. — Bien. Enfin, pour l'instant, je ne fais pas grand-chose de passionnant. Je classe surtout des dossiers.Maisc'estchouetted'avoirunendroitoùallertouslesjours,quelquechoseàfaire. —Tantmieux,dit-il.Jesaisquelesjournéespeuventêtrelonguessionn'apasd'objectif. Est-cedeluiqu'ilparle?Ilquittelamaisontouslesmatins,maisjenesaispasdutoutoùilva. Laplupartdutemps,ilrevientavecuneodeurdesoleil,etcen'estpasàlamairiequ'ildoitletrouver. Peut-êtres'est-ilrenduàlarivièrependantquej'étaisautribunal?Ilnem'enapasparléetjeneluiai poséaucunequestion. Tandisquenousapprochonsdelamaisondesesparents,moncœurcommenceàbattredeuxfois plus vite que nécessaire, la sueur ruisselle le long de mes tempes alors que l'air de la nuit n'est pas particulièrementchaud. —Tuasbesoindequelquechoseàquoiteraccrocher?s'enquiertBishop. Jenecomprendspastropdequoiilparleavantderegarderplusbas.Samainbronzéeauxlongs doigtsesttendueversmoi.Jerelèvelesyeuxverssonvisage:undemi-sourireauxlèvres,ilattendma réaction.Ilnem'obligeàrien,c'estseulementuneinvitation.Monpremierinstinctestderefuser,mêmesi cegestemesemblemoinscalculéquelebaiserdanslasalledebains,plusnaturelenquelquesorte.Mais jen'aijamaistenulamaind'ungarçonauparavantetmêmesicen'estpasuncontacttrèsintime,j'enai despapillonsdansleventre.Jesaisquejedevraisaccepter,c'estcequeCallievoudrait. JetendslamainàBishopetnosdoigtss'enlacent.Lapressiondesapaumem'apaise,diffusedans monbrasdelachaleurquivients'accumulerdansmapoitrinepourcalmerlesbattementseffrénésdemon cœur. Ilmetientlamainsurtoutelalonguealléequimèneàlamaisondesesparentsetnelarelâche pasavantquenoussoyonsentrés.Délaissée,elleestcommevide,etjedoisrésisteràl'enviedechercher denouveausamainquandsonpères'approche. — Bishop, Ivy ! (Le président Lattimer vient vers nous, les bras grands ouverts, et nous étreint touslesdeuxavantquejepuissel'éviter.)Noussommestrèscontentsquevousayezpuvousjoindreà nous.Nousvoulionsvousrecevoirplustôt,maistuconnaistamère,dit-ilavecunsourireàBishop.Il fautquetoutsoitparfait. On dirait bien que c'est une excuse bidon. Bishop a l'air de penser la même chose, car il m'adresseunemouesceptiquepar-dessusl'épauledesonpère. Erin Lattimer apparaît derrière son mari, les lèvres figées en un sourire crispé, comme si elle serrait les dents et que quelqu'un lui tirait sur les joues au même moment. Elle porte un tailleur rouge cerise,tropchaudpourlasaison,maispasunseuldesescheveuxnedépasse.Àmonavis,ilneluiarrive jamaisdetranspireretleconceptdoitluiêtreinconnu.EllemerappelleunedecespoupéesBarbieque lespetitesfillestrouventdetempsentemps,àlaplastiquequifriselaperfection.Jesaisqu'àl'origine Erin vient de mon côté de la ville, que son nom de jeune fille est Bishop et qu'elle était camarade de classedemonpère.Maisfaceàsonéléganceguindée,quicontrastetellementaveclasimplicitédela plupart des femmes que j'ai pu connaître durant mon enfance, j'ai du mal à le concevoir. Elle s'est construitunnouveaupersonnageetelleportecemanteauglacécommeunereine. ElleprendBishopdanssesbras,etilluidéposeavecraideurunbaisersurlajoue.Àmoi,ellese contentedefaireunsignedetête.Jesuiscontentequ'ellenesimulepasl'affection.Aumoins,c'estplus honnêtequelecomportementdesonmari.L'antipathie,c'estuneémotionquejepeuxrespecter. Ledînerestservidanslasalleàmangerofficielle,etnoussommesrépartistouslesquatreautour d'unetablebientropgrandepournous,mêmesitouteslesrallongesnesontpasdépliées.LesLattimer sontassisàchaqueboutetBishopetmoidevonsprendreplacel'unenfacedel'autre.C'estcommeêtre abandonnéesurunepetiteîle,encercléedetoutespartspardeseauxhostiles.Bishopmetiremonsiège, puisattrapeunechaisesupplémentairecontrelemurpours'asseoiràcôtédemoi. —Çafaittroploin,del'autrecôtédelatable,explique-t-ilàsamère. J'essaiedenepasressentirunereconnaissancedisproportionnéepourcepetitgestededéfi,cette solidaritéqu'ilmontreenversmoi. MmeLattimern'estpasravieduchangement,maisellenerelèvepas.Elleadresseunsignedetête froidàunedomestiquequiattendàlaporte,etlajeunefemmeseprécipitepourdéplacerlescouvertsde Bishopsurlatable. —Aprèstout,cesontencoredejeunesmariés...observeleprésidentLattimeravecunsourire. Çam'étonneraitqueBishopdormantsurlecanapétouslessoirsfiguredansletableauimaginépar leprésident... Àcoupdeconversationsanodinesetdequelquessilencesembarrassés,nousarrivonsjusqu'àla saladeaccompagnéedepainchaudauromarin.Jecommenceàmedirequ'ilsepeutquejesurviveàla soiréesansdommage,quandleprésidentsetourneversmoi,ungrandsourireauxlèvres. —Alors,tuteplaisaupalaisdejustice? —Oui,jetravailleavecVictoriaJameson. Leprésidenthochelatête. — Nous connaissons bien Victoria, et son père, bien sûr. Ce petit boulot te tiendra occupée jusqu'àl'arrivéed'enfants. Moncœurmanqueunbattement.Jemecontentedesoufflerunsimple«oui». Leprésidentsemetàcoupersonpouletavecapplication. —Tuapprendsdeschosesintéressantes? J'avaleunegorgéed'eauglacée. —J'aidesurtoutàclasserlesdossiers,fais-je,prudente.Àorganiserleplanningdesjuges.Mais Victoriaditquelasemaineprochaine,onirapeut-êtrevoirlesprisonniers. ErinLattimerportelamainàsagorgeavantdelalaisserretombersursesgenoux. —Oh,dit-elle.Jenepensepasquecesoitunetrèsbonneidée,Ivy.Paspourtoi. —Etpourquoi? Laquestionafranchimeslèvresdemanièreplusagressivequejenel'auraisvoulu. — Tu n'es encore qu'une jeune fille, réplique Erin. Il y a des choses que seuls des adultes devraientvoir. Jegardelesyeuxrivéssurmonassiette.Nedisrien,m'intimé-jeàmoi-même.Ferme-la!Maisje n'yparvienspaset,àprésent,jecomprendstoutàfaitl'appréhensiondeCallielorsquedeuxansplustôt Bishopademandéàm'épousermoiplutôtqu'elle.Sijeparviensàmeneràbienleplandemonpère,ce seraunmiracle! —Sijesuisassezâgéepourêtremariéecontremavolonté,alorsj'estimeêtreassezâgéepour travailleroùjeveux,assené-je,monregardplantédansceluideMmeLattimer. Lesilencequisuitestsoudainbriséparlafourchetted'Erin,tombéesursonassiette. —Commentoses-tu?s'exclame-t-elle,lesyeuxécarquillés.Commentoses... —Erin,faitleprésidentLattimerd'unevoixplacide.Ivyaledroitd'avoirsespropresopinions. Surtoutici,ànotretable.(Jeleregarde,prisedecourt.)J'encourageladiscussion,medit-ilsansaucune traced'ironiedanslavoix. —Tantqueçanevapasàl'encontredecequevouscroyez,n'est-cepas?demandé-je.(Jepose mafourchetteafinquepersonnenevoiemamaintrembler.)Danslarue,onn'estpasautorisésàparlerde démocratie,departicipationauxdécisionsprisespourlacommunauté,quejesache? L'expressionduprésidentsefermeunbrefinstant. —Ladémocratie,c'estcequetongrand-pèredéfendait,Ivy.Etilaperdu.S'ilaperdu,c'estparce qu'iln'avaitpasassezdepartisans. —Non.S'ilaperdu,c'estparcequevotrepèreatrouvédesarmeslepremier. Tiens ta langue, Ivy ! Je souffle afin de retrouver mon calme. Sur la table, la main de Bishop effleurelamienne.Justesonpetitdoigtcontrelesmiens.Jeluilanceuncoupd'œilétonnéetilsoutient monregard. Ilm'encourage,ouentoutcasilnetentepasdem'arrêter.Alorsjepoursuis: —Oùestleproblèmeàlaisserlepeupledéciderdelaformedegouvernementqu'ildésire?De quoiavez-vouspeur? Cesontlesparolesdemonpère,etàlesprononceràvoixhaute,jemesensplusprochedelui. — Les citoyens ont besoin de certitudes, répond le président Lattimer. Ils ont besoin de paix. Nousavonseuassezdeguerresetdetroubles. Dutacautac,jeréplique: —Expulserlescondamnés,çanetroublerien,peut-être? — Les individus expulsés le sont pour avoir commis de terribles crimes. La sanction est à la hauteurdeleursactes,intervientMmeLattimer. —Sansdoutepourcertainsd'entreeux,concédé-je.Maisiln'yapasquelesmeurtriersquisont misdehors.Lesvoleursetlesfauteursdetroubleslesontaussi.Commentlescondamneràmortpeut-il apporterlapaix? Lafemmeduprésidentouvrelabouchepourrépliquermaisjeneluienlaissepasletemps. —Etforcerlesfillesàsemarier,neleurlaisseraucundroitdedécisionsurleurproprevie,c'est aussiunmoyendefavoriserlapaix? —Lebonheurparticuliern'estpasnotrepriorité,Ivy,répondleprésident.Ilnepeutpasl'être. Noustentonstoujoursdesurvivre,d'accroîtrenotrepopulation,etlorsqueleshommesonttropdechoix, ilsfontsouventlemauvais.C'estdoncmondevoirdelesguider. Jenepeuxretenirunrireamer. —Ainsi,voussavezcequiestlemieuxpourchacundeshabitantsdeWestfall? —Oui,trancheMmeLattimer.Illesait. Ellemefusilleduregard,leslèvrestellementpincéesquedepetitesridessedessinentautourde sabouche. — Tu me rappelles ta mère, lâche tout à coup le président, me forçant à oublier un instant sa femme.Biensûr,tuluiressembles.Elleaussipouvaitêtre...passionnée. —Quoi?(J'entendsàpeinemonproprechuchotementpar-dessusleshurlementsdansmatête.) Vousconnaissiezmamère? —Oui,répond-ilavecunsouriretriste.Jelaconnaissaisbien. J'aitellementdequestionsàluiposerqu'ellesformentunebouledansmagorgeetqu'aucunene parvientàsortir.J'aienviedeluihurleràlafigure,deluigrifferlevisageetdedemandercommentil peutparlerd'elleavectantd'affectiondanslavoixalorsquec'estluiquil'afaittuer.Maisunepartieplus importantedemoisefiche,pourlemoment,dequiilestoudecequ'ilafait.S'ilparledemamère,alors j'ai envie de l'écouter. Ma famille utilise souvent le souvenir de ce qui lui est arrivé pour attiser ma colère,maispersonnenem'ajamaisparlédelaviequ'elleapumener.Delapersonnequ'elleétaitavant dedevenirlesymboledelaragefamiliale.Toutemavie,lesseulesinformationsquej'aipuobtenir,ce sont des chuchotements échangés au-dessus de ma tête, comme la patate chaude que personne ne veut garderàlamain.Desfragmentsdephrasesquej'attendaiscommeunedrogue:«tragique»,«honte»,« lecœurbrisé»,«partie»,«nereviendrajamais».Lavoixrauque,jedemande: —Commentlaconnaissiez-vous? Unechaiseraclelesol,cequimefaitsursauter. —J'enaiassez!lanceErinLattimer,quijettesaserviettesurlatableetserelève.Çanesuffit pasquecesoitellequ'ilépouse?Maisnon,elledébarquechezmoi,débitelesidiotiesdesonpère,et nous,ondevraitresterassissagementàl'écouter?(Ellepointeledoigtsurmoi.)Jerefuse... —Çasuffit,l'interromptBishop. Iln'apasélevélavoix,maissesmotsn'ensontpasmoinsunavertissement. Lalèvreinférieuretremblante,Erindévisagesonfils. —Deuxsemaines,siffle-t-elled'untonrageur.Deuxsemaines,etçayest,ellet'amontécontre nous?C'esttoutcequ'illuiafallu? —Personnen'estmontécontretoi,maman. Le ton de Bishop est fatigué, comme s'il avait eu cette conversation des milliers de fois auparavant.A-t-ilpassésonenfanceàdevoirsanscesseprouveràsamèresonamouraulieuderecevoir lesien?Peut-êtreluietmoiavons-nousquelquechoseencommun,enfindecompte. —S'ilteplaît,Erin...ditleprésident.Assieds-toi,cen'estpaslapeinedefaireunecrise. MaisMmeLattimerneselaisserapascalmersifacilement. —Cen'estpasmoiquiaifaitunecrise,rétorque-t-elle,lesyeuxbraquéssurmoi. Elletournelestalonsetquittelapièce,seschaussuresclaquantenunstaccatoquis'éloignesurle parquetducouloir. —Excusez-moi,murmureleprésidentLattimer. Il n'a pas l'air spécialement affecté par le comportement de sa femme. Il la suit et nous restons seuls, Bishop et moi. Je regarde le poulet qui commence à refroidir dans mon assiette. Les bougies au milieudelatableéclairentlascèned'unelumièrevacillantequiprojettedesombressurmesmains.Le seul bruit qu'on entend est celui de l'horloge qui égrène les secondes dans le couloir de l'entrée. Je parviensàarticuler: —Jesuisdésolée. Etjelesuis.Désoléedenepasavoirsumetaire.Désoléedenepasêtrecellequevoudraientma sœuretmonpère. — Inutile de t'excuser, me rassure Bishop. (Je me tourne vers lui, son visage est à moitié dans l'ombre.)Commejetel'aiditplustôt,jeveuxquetusoistoi-même.Tupeuxdirecequetupenses,même siçametlesautresmalàl'aise. Jehochelatête. —Chezmoi,onaunvoisindontlefilsesttombémalade,ilyadeuxhivers. Jenesaispaspourquoijeluiracontecettehistoire,peut-êtrepourtestersasincérité.C'estbêteet risqué,maisjenepeuxarrêterleflotdeparoles. —Etàl'hôpital,ilsontrefusédeluidonnerunremède. — Il existe des protocoles très stricts, répond Bishop. On ne distribue pas les médicaments commeça. Maintenant,ilparlecommesonpère,quiatoujoursréponseàtout.Jeretiremamaindelatable, oùelleétaitrestéecontrelasienne. Bishopimitemongeste. —Jesais,maislà,lefilsduvoisinétaitgravementmalade,surlepointdemourir.Sonnomest quandmêmearrivéaubasdelalisted'attente.Alorsmonvoisinavolédesmédicamentsquiontsauvéla viedesonenfant.Ettonpèrel'aexpulsépoursoncrime.Ilestmortdefroiddel'autrecôtédelabarrière. Iln'amêmepastenuvingt-quatreheures.(JesoutiensleregarddeBishop.)Voilàlajusticeselontonpère. Legenredechoixqu'ilfait. Bishopcontinuedemefixer. —Queveux-tuquejetedise,Ivy?Quejesuisd'accordavecmonpère?Quejenelesuispas? Qu'est-cequetuattends,commeréponse? —Jen'attendspasuneréponsespécifique.(Pourtant,unepartdemoi,cellequiaétéforméeàle tuer,espèrequ'ilpensecommesonpère.)Jeveuxsavoircequetupenses. —Jepensequetupeuxaimertafamillesanspourautantcroireaveuglémenttoutcequ'elletedit. Sansprendrefaitetcausepourelle.(Bishopprononcecesmotsd'untonserein,maissesyeuxbrûlantsne quittentpaslesmiens.)Jepensequeparfois,lasituationn'estpasaussisimplequenospèresvoudraient nouslefairecroire. J'aiunepiledenouveauxlivressurmatabledenuit,maisj'aibeaulesprendrel'unaprèsl'autre, aucun n'arrive à apaiser mon cerveau en ébullition. L'heure habituelle où j'éteins ma lampe est passée depuislongtemps,etdemain,aumomentdemeleverpourallerautravail,jememaudiraidenepasavoir réussiàdormir.Enfin,j'abandonneetjesorsdulit.Lecouloiretleséjoursontplongésdansl'obscurité et, sur la pointe des pieds, j'entre dans la cuisine pour prendre un verre d'eau, aussi doucement que possible.JeretourneàpaslégersverslachambrequandBishopbougesurlecanapé. —Tun'arrivespasàdormir?demande-t-il. —Non.Toinonplus? Lapièceestsombre,maisunrayondelunepasseparlesrideauxlégèremententrouverts.Bishop secouelatêteetlalueurjouesursespommettes. —Jevenaisjusteboireuncoup,dis-je. —J'avaisdeviné,lâche-t-ilavecunsourire.(Ilaunbraspasséderrièresatête,ledrapemmêléà sespieds.SonT-shirtpâlereflètelalumièredelalune.)Tuveuxrestermetenircompagnie,letempsde finirtonverred'eau? —D'accord. Jem'apprêteàm'asseoirsurunedeschaisesenfacedelui,maisilreplielesjambespourmefaire delaplaceauboutducanapé. —Merci. Jem'yinstalle,relevantlesgenouxdevantmoi. —C'estétrange,non?demandeBishop,quiromptlesilenceavantquemonespritnecommenceà s'emballer,inquietdecequejedevraisdireetfaire. —Quoi? Ilfaitungrandgeste. —Ça.Nous.Ilyaencorequelquessemaines,onétaitdesadosquivivaientcheznosparentset maintenant,onest...là. —Jesuisd'accord,c'esttrèsétrange. Pendantunlongmoment,jelesensquim'observe,etenfin,jetournelatêteverslui. —Tutesouviensquandonestalléschezmoiemprunterdeslivresdanslabibliothèquedemon père?demande-t-il. —Oui.Etalors? —Tuavaisraison,Ivy,dit-ildoucement.Çamedérange.Cesdécisionsquinoussontretirées. J'ai presque peur de respirer. Il se confie à moi, exactement comme le voulaient mon père et Callie. —Pourquoin'as-turienditsurlemoment? Ilpousseunsoupir. —Jenesuispas...Jeneseraijamaislegarsquisemetànudevanttoutlemonde.C'estpasmon genre. Avant de vraiment connaître quelqu'un, je ne laisse pas paraître grand-chose. Je suis comme ça, c'esttout. —O.K. J'attends. Je comprends mieux que personne ce que c'est d'avoir une personnalité difficile à changer. —Maisçanesignifiepasquejesuisdénuédesentiments,ouquejenem'intéressepasàcequi sepasse.J'avaleunegorgéed'eau. —Jen'auraispasdûdireça,l'autrematin.C'étaitinjustedeprétendrequetuneressensrien. —Jecomprendsquetuaiespulepenser,maisc'estfaux.(Bishopmarqueunepause.)Moiaussi, jerêvaisd'autrechose.Deplusqu'êtretonmari. —C'est-à-dire? Ilbaisselesyeux. —Riend'important,maintenant.Onacequ'ona.Cettevie.L'unetl'autre.Cettemaison.(Ilfaitun gestedupouce.)Cecanapé. Mon cœur tressaute dans ma poitrine. Est-ce que tout ce discours n'était qu'un prélude à mon devoirconjugal?Jemedonnedéjàmentalementdesclaques,dem'êtreassisesurcecanapé. —Détends-toi,Ivy,ditBishop,unsouriredanslavoix.Jenetedemanderien. Mais un jour, il le fera. À sa connaissance, notre relation est partie pour durer toute la vie, et j'imaginequ'ilnecomptepasfairechambreàpartpendantlescinquanteansàvenir.J'ignorecequeje diraiquandilmeledemandera.Maispourleplandemonpère,jesaisquemaréponsedoitêtreoui. —Bon,vautmieuxquejeretourneaulit.Jebossedemainmatin. Jemerelèveetposemonverresurlatablebasse. LavoixdeBishopm'arrêteavantquej'arrivedanslecouloir. — Tu as dit que tu faisais des efforts, tu te souviens ? Je me retourne vers lui, je réponds prudemmentparun«oui». —Moiaussi,j'enfais,dit-il. —Jesais. Jeregardesesyeuxbrilleràlalueurdelalune.Puisjeretourneaulit. Chapitre7 em'efforcedecontenirmanervositéensuivantVictoriaausous-soldutribunal.Cen'estpascommesi j'allaismeretrouverseuledansunepièceavecl'undesprisonniers!Jeneveuxpasquelesparoles d'Erin Lattimer — « Il y a des choses que seuls des adultes devraient voir. » — se révèlent prophétiques. Je suis décidée à faire mon travail, et à le faire bien, ne serait-ce que pour lui prouver qu'elleatort. —Quevont-ilsdevenir?demandé-jeàVictoria,accélérantlepaspourmemainteniràsahauteur. Mêmesijesuisplusgrandequ'elle,j'aidumalàsuivresonrythme:ellemarcheàtouteallure partout où elle va, comme si elle se dépêchait pour attraper quelque chose qui disparaît toujours au tournant. — Les prisonniers que nous allons voir sont déjà condamnés, explique-t-elle. Nous devons obtenirunpetitnombrederenseignementsdeleurpart.Lenomdeleurparentleplusproche,cegenrede choses.Nousdevrionsdéjàlesavoir,silespremierspapiersontétérempliscorrectementàleurarrivée ici.(Autondesavoix,jecomprendsquec'estpeuprobable.)Maisilnousfauttoutvérifieravant... —Avantdelesmettredehors,complété-jeàsaplace,percevantsonhésitation. —Oui,dit-elleavecunbrefcoupd'œilàmonattentionavantderegarderànouveaudroitdevant elle.Çadoitsansdouteêtreduràcomprendrepourtoi,sachantquiesttonpère. Savoixnerecèleaucuneméchanceté,maisjerestesurmesgardes.Jen'aipasdemalàdirece que je pense quand mon caractère l'emporte sur ma raison, mais me laisser entraîner sur ce terrain glissant,c'estundangerquemêmemoi,jedevraisêtrecapabled'éviter. —C'estvrai,iln'estpastrèsfavorableauxexpulsions,dis-je,choisissantchaquemotavecsoin. Mon père est fermement opposé au système de sanction de Westfall, et ce n'est un secret pour personne.Mafamillel'atoujoursdénoncé.Maismonpèreestprudent,ilévitelescritiquestropouvertes. Ilaffirmenotrepointdevuesanstropattirerl'attentionsurlui.C'estunhommeintelligent,quin'oublie jamaisnotreobjectiffinal. D'uncoupd'épaule,Victoriaouvrelaporteauboutducouloir. —Maisa-t-ilunemeilleuresolution?demande-t-elle,l'airinterrogateur. Elle ne me laisse pas l'occasion de répondre, me donne simplement le choix entre la suivre ou risquerdemeprendrelaporteenpleinefigure. Nous débouchons dans un couloir moins long, avec une seule porte au bout. Elle possède une petite fenêtre dans sa partie supérieure et un garde se tient devant, les bras croisés, le pistolet à la ceinture. —Bonjour,David!lanceVictoria.Nousvenonspourlesentretiensfinaux. —Nousvousattendions,répondDavid,quim'accordeàpeineunregard.J'aiétéavertiquevous veniezcematin,doncj'aiprislesdevantsetj'aiamenélepremier.MarkLaird. Victoriatendlamainversmoietjefouilleparmilapilededossiersquej'aidanslesbrasafinde trouverceluiaunomdeLairdpourleluipasser.Jemesuishabituéeàl'efficacitédeVictoria,quifrise parfoisl'impolitesse. —Bien,medit-elle.Aujourd'hui,turegardesettuapprends.Bientôt,tut'occuperastoi-mêmede cettetâche. —Sivousavezbesoindemoi,jesuisjusteàcôté,nousinformeDavid. Victoriahochelatêteet,desamainlibre,tournelapoignéedelaportegrise.Lapièceestplus que petite, il y a à peine assez d'espace pour trois chaises pliantes à l'intérieur, dont l'une est déjà J occupée.C'estcellequiestvisséeausol. Je n'aurais pas pu dire exactement à quoi je m'attendais. Peut-être à une créature monstrueuse sortied'uncontepourenfants.Maisceluiquiestassissurlachaisen'apasl'airbeaucoupplusâgéque moi.IlmeparaîtmêmeplusjeunequeBishop.Pourtant,quandjeregardeledossierpar-dessusl'épaule deVictoria,jeconstatequ'ilavingt-deuxans. Ilnoussouritetagitesamainlibre,carladeuxièmeestmenottéeaucôtédelachaise. —Bonjour.Jecommençaisàpenserqu'onm'avaitoublié. Ilalescheveuxblondsetdesyeuxbleusglobuleux.Sesjouessontlisses,sespommettesd'unrose vif. Il me rappelle l'un des poupons avec lesquels je jouais avec ma sœur quand nous étions enfants. Certainesfillespourraientletrouverséduisant,jepense. Victoriaprendplaceenfacedeluietjem'assiedssurlachaisevideàcôtéd'elle.Lesyeuxde Marks'attardentsurmesjambes,quidépassentdemajupelorsquejem'installe,maisquandillesrelève versmoi,sonexpressionestsoigneusementpolie. —Mark,ditVictoriapourattirersonattention.Voussavezpourquoivousêtesici,jesuppose. —Vousdeveztoutfinaliseravantdememettredehors. —Voilà. Victoriatireuneliassedepapiersdesondossieretdécapuchonneunstylo.Pendantqu'ellenote l'adresse et le nom des parents proches du prisonnier, j'en profite pour observer Mark. Il répond sans difficultés, mais son pied ne cesse de battre le sol et il avale trop vite sa salive, comme s'il avait la bouchesècheetdevaitdéglutirenpermanencepourcontinueràparler. —Est-ceque...Est-cequej'aurail'occasiondedireaurevoiràmafamille?demande-t-il. —Absolument,répondVictoria.Nousleurcommuniqueronsunjouretuneheureoùilspourront vousrendrevisite. Markhochelatête,quirebonditsursoncoucommeunressort. —J'auraisvoulupouvoirparleràquelqu'un,unresponsable.Sijem'expliquais,jesuissûr... — Vous avez été jugé, monsieur Laird, le coupe Victoria. Et reconnu coupable. Il n'y a rien à discuter. —Maisvousnepouvezpasm'expulser!gronde-t-il,haussantlavoix. Sesmenottescognentcontrelachaiseàplusieursreprises.Jemecrispe,maisVictorianesemble pasperturbée.Elledoitentendrelesmêmessuppliquessansenfairecaschaquefoisqu'elleentredans unecellule.Cettepenséemedonnelanausée. — Si vous voulez bien vous calmer, dit-elle, je vais récapituler avec vous la procédure concernantvotrelibération. —Malibération?(LavoixdeMarksebriseetsemueenunrirehautperchéethystérique.)Ce n'estpasunelibération.C'estunecondamnationàmort!Pourquoinepasappelerunchatunchat? —Bien,faitVictoria,quirefermeledossierd'uncoupsec.Sivousrefusezd'êtreraisonnable,je croisquenousenavonsterminéavecvouspouraujourd'hui.Peut-êtreserez-vouspluscoopératifdemain. Ellesedirigeverslaporte.Alorsquejemelèvepourlasuivre,Marksetourneversmoiets'étire pourseleverautantquepossibledesachaise.Ilm'agrippelepoignetetmelance: —Jevousenprie,aidez-moi.Jevousenprie! Je me dégage d'un geste brusque, j'ai la chair de poule. Je sais que je devrais réagir à la souffrancedanssavoix,maisilyaquelquechosedanssesyeux,unefroideurcalculatricequimehérisse, encontrasteavecsonvisagepuéril. Victoriametientlaporteetjemeprécipitehorsdelapièce,lesoufflecourt. —Toutvabien?demandeDavid. —Illuiaattrapélepoignet,expliqueVictoria.Maisiln'yapaseudemal,pasvrai? J'acquiesce, je croise les bras en appuyant sur mes coudes pour arrêter le tremblement de mes doigts.DavidentredanslapièceoùsetrouveMark.Victoriaavancedanslecouloirsansm'attendre. —Faisonsunepetitepauseavantd'attaquerl'autre.Jeluilance: —Ilavaitraison.(Ellefaitvolte-face.)Tujouaissurlesmotsaveclui.C'estunecondamnationà mort. Victoriamefixeetsepasselalanguesurlesdents.D'unpasvif,ellerevientversmoi. — Pas du tout, me dit-elle. Il sera en vie quand nous le relâcherons. Et s'il est moitié aussi intelligentqu'illepense,iltrouveraunefaçondelerester. Jesecouelatête. —Tusaisquecen'estpasvrai.Ilvamourir,là-dehors.Personnenemérite... — Tu sais ce qu'il a fait ? me demande Victoria, la voix posée mais tranchante, chaque mot commeuneflèchedestinéeàatteindrelecœurdelacible.Ilavioléunepetitefilledeneufans,etluia gravésonnomsurleventre,histoirequ'elleengardelesouvenirpourlerestantdesesjours. J'en ai l'estomac retourné et je sens la bile dans ma gorge. Je me détourne vers le mur, me souvenant de l'expression de Laird quand il m'a touché le bras. J'ai envie de récurer ma peau à l'eau chaude,demedébarrasserdeluipourqu'ilneresteaucunetrace.Jeneveuxpaspenseràlapetitefille quinepourrajamaisfairedemême. Victorias'approcheencore. —Queproposes-tuqu'onfassedelui,Ivy?Ondevraitlelaisserenliberté?Legardericiàvie, lenourrirmêmependantl'hiver,quandonaàpeineassezpournous?Luidonnerdesmédicamentsqui pourraient soigner des enfants innocents ? (Elle me balance le dossier de Laird sur la poitrine et je l'attrape,lesdoigtsengourdis.)Personnellement,jetrouvequ'ilméritepire. Jenerelèvepaslesyeux,mêmequandlaporteauboutducouloirserefermederrièreelle. Surlecheminduretour,jesuisénervée,etjen'arrivemêmepasàsavoirpourquoi.Cen'estpas commesimonpèreniaitlesacteshorriblescommispardenombreuxexpulsés.EtVictoriaaraison,peutêtreMarkméritait-ilpirequecequ'ilvasubir.Maisj'aitoutdemêmel'impressionqu'onm'amenti,que tous les discours assenés par mon père devaient aboutir à une réponse évidente, pas à des questions supplémentaires.«Jepensequeparfois,lasituationn'estpasaussisimplequenospèresvoudraient nouslefairecroire.»J'entendslesparolesdeBishoprésonnerdansmatêteetjedoism'empêcherde donnerdescoupsdepoingdanslevide,dehurlerdansl'airmoitequipèsesurmanuque.Jemarcheà grandspassurletrottoirdésert,lagorgeserrée,lesonglesenfoncésdanslespaumes,laissantlesbruits lointainsducentre-villederrièremoi. Lorsquej'arriveàlamaison,Bishopestdanslacuisine,occupéàpréparerdessteakshachésà partirdelaviandeposéesurlecomptoir. — Bonsoir, me dit-il au moment où je jette mon sac sur le canapé. Comment s'est déroulée ta visiteauxprisonniers? Jerestedansl'embrasuredelaporte,commeluiladeuxièmenuitaprèsnotremariage.D'unpoint devuegénéral,rienn'achangédepuislors.Nousn'avonsnidormidanslemêmelit,nipartagédesecrets, nifaitgrand-choseensemble,pourtoutdire.Etpourtant,d'unecertainefaçon,toutestaltérédepuisces premières nuits hésitantes. Parce qu'il est la personne auprès de qui je rentre, la personne qui me demandecomments'estpasséemajournée,puisécoutemesréponses,Bishopestdevenulaconstantede mavie,quitourneautourdelui.Laplupartdutemps,nousnaviguonsàvue,avecautantdeprécautions quesinousétionsdesbombesprêtesàexploseràlamoindreerreur,maisnoussommestoujourslà,surle cheminl'undel'autre.Etnousattendonslesmomentsoùcescheminssecroiseront. —C'étaithorrible,dis-je.Nousavonsrencontréceluiquivaêtreexpulsé.Untypequiafaitdu malàunepetitefille.(Utiliseruneuphémismepourmasquerl'horreur.)Maisilm'aquandmêmesuppliée delesauver.(Mavoixestuneoctaveplushautequed'habitude,tendue.)Suppliée. —Çanem'étonnepas. —C'esttoutcequetuasàdire?Çanet'intéressepas,lesortdecescondamnés? Bishopouvrelerobinetd'uncoupd'avant-bras,puissesavonnelesmains. — De ce gars-là ? demande-t-il. Pas vraiment. La vraie question, c'est : pourquoi toi, ça t'intéresse? Ilcoupel'eauetprenduntorchonàlapoignéedufour.Jepousseunsoupirexaspéré. —Cen'estpasqueçam'intéresse!Jeveuxdire,pasluienparticulier.Maisonnepeutpasmettre lesgensdehorschaquefoisqu'ilsfontquelquechosedemal.C'est...barbare. —Regardeautourdetoi,Ivy.Lemondedanslequelonvitestbarbare.Onessaiesimplementde le masquer à coup de... (Il rejette le torchon sur le comptoir.) De hamburgers bien grillés et de jolies maisons bien coquettes. Quelle autre solution ? Est-ce que ce serait mieux de les tuer à la chaise électrique, comme ils le faisaient autrefois ? Ou de les laisser enfermés pour toujours, alors qu'on a à peinedequoinourrirtoutlemonde? Jelèvelesyeuxauciel. —TuparlescommeVictoria. —AlorsVictorian'apastort.(Bishops'avanceversmoiets'appuiecontrelecomptoir.)L'hiver dernier,nousavonsperdudeuxcentshabitants,Ivy.Deuxcents.Préférerais-tugarderenvieletypequetu asvuaujourd'huioul'undecesdeuxcents? —Tuesinjuste,ettulesais!Touslesexpulsésn'ontpascommislemêmegenredecrimequece type.Certainsontjustevoléunmorceaudepainaumarchéourefusédesemarier.Nourrircespersonneslà, ce n'est pas gâcher des ressources. Nous parvenions bien à les nourrir avant qu'ils commettent un crime,alorsnousdevrionsaussienêtrecapablesaprès. —Trèsbien,admetBishop.Maisqu'enest-ildesmeurtriersetdesvioleurs?Quedevons-nous faired'eux?Direquetuvoudraisquecesoitdifférent,çanesuffitpas. Commed'habitude,sonvisagenetrahitaucuneémotion,sesyeuxd'unvertlimpidesonttoujours aussipensifs.Jeréplique: —Queveux-tudire?Quesionn'apaslaréponseàtout,poserdesquestionsnesertàrien? J'auraisaiméqu'ilhausseleton:aumoins,j'auraiseuuneexcusepourfairedemêmeetévacuer lafrustrationquimenacedemesubmerger.Jenemesoucieplusdelevexeroudel'énerver.Ilal'airde supportermonimpétuositéavecunflegmequemafamillen'ajamaisréussiàtrouver. Dutacautac,ilmerépond: —Non,biensûrquenon.Maisilnesuffitpasdevouloirqueleschoseschangent,Ivy,sansse demanderenquoileschanger. —Facileàdirepourtoi,tuesfilsduprésident!Avais-tudéjàréfléchiàcesquestionsavantque j'arrive,oupassais-tutontempsàpataugerdanslarivière,enlaissantlesautressepréoccuperdejustice etdelabonnemarcheàsuivre? Jeperçoisunéclairdanssesyeux,sifugacequejemedemandesijenel'aipasimaginé,carson visageresteimpassible. —Qu'est-cequetucrois?Tun'espaslaseuleàtepréoccuperdel'avenir.(D'ungeste,ilbalaie letorchon,quiatterritparterre.)Etmoi,aumoins,jen'aipasbesoindemonpèrepourmedirecequeje doispenser. Jefaisvolte-facepourregagnerlachambred'unpasrageuretclaquerlaportederrièremoi.Une foissurlelit,jebourrel'oreillerdecoups,aussifortquejepeux,puisjeleporteàmonvisageetj'yhurle mafrustration,lecotonsecetamerdansmabouche. Chapitre8 emecachedanslestoilettesausous-soldutribunaljusqu'àcequemamontreindique18heures.En général,jequitteletravailvers17heures,maisjesaisqueDavid,legardequim'avaitintroduiteavec VictoriaauprèsdeMarkLaird,estenpostejusqu'à18heures.Jeveuxsavoiroùilrangesonarmeàla findelajournée.«Étape3:trouveoùilsentreposentlesarmes.»C'estl'unedesdonnéesàconnaître pourmonpères'ilveutprendrelepouvoir.Ilrépètetoujoursqu'ilneveutfairedemalàpersonne—à part aux plus en vue, bien sûr —, mais l'accès à la petite réserve d'armes de notre gouvernement sera essentielàsonsuccès. Après la dispute de la veille avec Bishop, je suis restée la moitié de la nuit à imaginer des reparties cinglantes qui sont restées à me picoter la langue, et je me suis réveillée bien décidée à progresserversl'objectifdemonpère.JerefusedelaisserlesparolesdeBishopmedévierdel'avenir tracépourmoi.SelonCallie,ilyalafamille,etilyatouslesautres.Monpère,c'estmafamille.Bishop, c'esttouslesautres. J'entendsuneporteclaqueretdespaslourdspassentdanslecouloir.Jemerelèvedemaposition accroupiesurlesiègedestoilettes,avecunegrimaceàcausedescrampesdansmesjambes.Jeregarde aubasdelaporteajouréeetDavidprendletournantauboutducouloir,unezonedusous-soloùjene suisjamaisalléeauparavant.Mesballerinesàlamain,jem'élancederrièreluisurlapointedespieds.À cemomentdelajournée,lesilenceiciestsurréaliste.Leseulfondsonoreestlelégervrombissementdes néonsau-dessusdematêteetlespasdeDavidquis'éloigne. Arrivéeàl'angle,jetourneavecprudenceetjevoisDavidtaperuncodesurunclaviernumérique installédanslemur.Ilouvreensuitelaportejusteàcôtéetpénètreàl'intérieur,maislaisseentrebâillé derrièrelui.J'entendssavoixetcelled'unautrehommedanslapièce. —Ouf,enfinvendredi,pasvrai?faitl'inconnu. Savoixestbourrue,ilal'airplusâgé. —Tul'asdit!répondDavid.Lasemaineprochainevaêtrelongue. —Onenexpulse? —Mercredi. L'hommeplusâgéfaitclaquersalangue,maissansvoirsonvisage,jenepeuxpasdireceque cache ce bruit. L'approbation ? La critique ? J'entends un frottement de cuir et un cliquetis métallique suivid'uncoupsourd:Davidquienlèvesonholsteretlepose.Monpoulss'accélère,lasueurcommence à perler à mon front. Je m'agrippe au dossier que j'ai en main — mon alibi au cas où quelqu'un me surprendraitici. —C'estbon,tupeuxsignerlafeuillederetour,ditl'hommeplusâgé. J'entends le grattement d'un stylo sur le papier et je sais que je devrais partir, courir dans le couloirpourrevenirsurmespas,maisjeveuxensavoirplus.Ilyaunsonquejenepeuxpasidentifier tout de suite, comme une roue qui tourne. Est-ce le mécanisme d'un coffre-fort ? Sans réfléchir une seconde,jemeglissejusqu'àlaportequej'entrouvreencoreunpeu,retenantmonsouffle. Lesdeuxhommesmetournentledosetsetiennentdevantunechambreforteouverte.Delàoùje suis,j'aperçoisdesrangéesd'armesdusolauplafondsuraumoinssixouseptmètres.Ilyadespistolets, commeceluiqu'estentrainderendreDavid,etdesarmesplusgrossesaussi,detouteslestailles.Des carabines,etmêmedesfusilsd'assaut.Denosjours,lesarmesàfeurelèventpourlaplupartdeshabitants delathéorie,pasdelaréalité,doncilsn'yconnaissentpasgrand-chose.Maisnotrepèrenousaapprisà reconnaîtrelesarmeslespluscourantes.Mêmesijen'aijamaistiréavecunpistolet,jen'aiaucunmalà J enimaginerundansmamain.L'hommeplusâgéentredanslecoffreetposelerevolverdeDavidsurun râtelierdemétalquiencomportedéjàdesdizainesd'autresdumêmegenre. Je m'éloigne de la porte et je me mets à courir dans le couloir. Une fois le tournant passé, je m'accordeunbrefinstantpourréenfilermesballerinesetreprendremonsouffle.Jemémorisel'endroitoù je suis et où se trouve la pièce, je ferme les yeux et je grave chaque détail dans ma mémoire, je tente d'enregistrerl'imagedesarmessousmespaupièresfermées. —Bonjour,madameLattimer,lanceDavidjustederrièremoi.Quefaites-vouslà? Jesursautesanspouvoirretenirunpetitcouinementridicule. —Oh,David,dis-jeunemainsurmoncœurquitambourine.Cetteaffaire-làestclassée,doncje venaisrangerledossier,maisjeneparvienspasàtrouverlabonnesalle.C'estunvrailabyrinthe,ici! (Jeluidécocheunsourirequidoitplutôtressembleràunegrimace.)Toutceblanc... Ilpenchelatêteversmoi,pointeledossierdudoigt. —Quelestlenuméro? Jeluitendslachemiseencartonpourqu'ilpuisselelire. — Ce dossier est à ranger dans la salle des archives B. Je peux m'en charger. En théorie, personneàpartlesgardesnepeutdescendreicisansêtreaccompagné.Laprochainefois,demande-nous, ons'occuperasanssoucidetesdossiersclassés. Jeluitendslachemiseavecunpetitrire. —Merci!Etdésoléedenepasavoirsuivileprotocole.J'apprendstoujours. —Pasdeproblème,faitDavid. — Pourriez-vous m'indiquer où se trouve l'escalier ? Sinon je sens que je vais errer dans ces couloirspendantdesjours! Unsourireauxlèvres,legardepointeleboutducouloir. L'escalierestjustelà. —Merci!Passezunbonweek-end. Je cours presque jusqu'aux marches et j'ouvre la porte, posant la tête contre le battant une fois qu'elle s'est refermée derrière moi. Il y a un avantage à être Mme Lattimer : on trompe facilement la plupartdesgens.Ilspensentqueparcequej'aichangédenom,ilssaventàquivamasympathie.Comme siquelquessemainespouvaienteffacertouteunevie. Je me hâte dans les rues, impatiente d'arriver au marché avant que les étals soient tous fermés pourlanuit.Ilyamoinsdeclientsqueladernièrefois,maisducoup,ilssontplusnombreuxàremarquer ma présence. Des murmures se font entendre dans mon sillage, comme au téléphone arabe, où le chuchotementesttransforméenunnouveaumessagesansqueuenitête.Demoncôtédelaville,j'étais connuemaisonneparlaitpasdemoi.Jefaisaispartiedelaviedeshabitants,j'étaislafilledufondateur. Ici,jenesuisqu'unecuriosité,etc'estunesensationdétestable.L'hommeauxconfituresacommencéà débarrassersonétalaumomentoùj'arriveàsahauteur.Jeprendsunpot,sansmêmeregarderdequels fruitsils'agit,etjeleluibrandissouslenez. —Jevoudraisvousacheterça. Ilhésiteuncourtinstantavantdemerépondre. —C'esttroistickets. Depuis la guerre, nous n'avons plus d'argent liquide. Les salaires sont versés sous forme de tickets.Lesfemmesquinetravaillentpas,c'est-à-direlaplupart,etlesenfantsontaussidroitàuncertain nombredeticketsparmois. —Bien. J'encherchedanslabesacequej'aienbandoulière. —Vousvoulezunsac? —Nonmerci,jevaislemettrelà,dis-je,plaçantlepotaufonddemasacoche. —Ceseratout?medemandelemarchand. Jeregardediscrètementautourdemoi.Iln'yapersonneàproximité. —Dites-luiquej'aitrouvéoùilslesgardent. Aprèscesparolesprononcéesàvoixbasse,jem'éloignesansunregardenarrière.Surlechemin duretour,jemesenseuphorique,jesautilleunpeusurletrottoir.J'imaginelevisagedeCalliequandelle recevralemessage.Pourlemarchanddeconfitures,cettephrasen'aguèredesens,maispourCallie,elle voudratoutdire.Elleenparleraàmonpèreetilsseronttouslesdeuxcontentsdecequej'aiaccompli jusqu'ici.Ilscesserontdes'inquiéterdem'avoirconfiéunemissionqu'ilsmecroientincapabledemener àbien. Maisplusjem'approchedelamaison,plusl'euphories'évanouit.Dansmonempressementàfaire mespreuvesauprèsdemonpère,àprouverquelquechoseàBishop,j'aioubliécequetrouverlesarmes voulaitdire.Çasignifiequemonpèreapprochedel'étapefinaledesonplan:tuerBishopetleprésident Lattimer.Jecroisàlacausedemonpère,j'ensuisconvaincue.Maisjecommenceàcomprendrequ'ilya unedifférenceentrelaissermourirunhommeetêtrecellequiappuiesurlagâchette. Lasalleàmangeretlacuisinesontvidesquandjerentre,etdupouletsetrouvedansunepoêle surlesplaques.Laportedonnantsurlavérandaestouverte.Bishopestinstallésurl'undessofasderotin, seslonguesjambesétenduessurtoutlecoussin. —Bonsoir,dis-je. Jeposemonsacàterreetjem'assieds,jambescroisées,surlecanapéenfacedelui. Nerveuse,jeserreetdesserrelesdoigtssurmesgenoux.Bishopportesonregardsurmoi. —Rudejournée?demande-t-il. —Plutôt. —Çaenfaitdeuxd'affilée. Jehochelatête.Jesuisauborddeslarmes,sansaucuneraisonvalable.Soudainjesouhaiteavec ferveurquelemarchanddeconfituresaitdéjàremballésonétal,quemonmessagenesoitpasenroute versCallie. —Jeregrettequ'onsesoitdisputéshier,finis-jepardéclarer. Jenesavaispasquec'étaitlavéritéavantquelesmotsfranchissentmeslèvres. Surpris, Bishop me gratifie d'un sourire spontané. C'est l'opposé du sourire présidentiel qu'il a adressé à Callie le jour de notre mariage. Celui-ci, c'est le vrai Bishop. Moins de perfection, plus de chaleur. — Mais non, on ne s'est pas disputés. Ce n'est pas une dispute tant qu'on ne se fait pas la tête pendantaumoinsunesemaine. Ilsourittoujoursmaissesyeuxrévèlentunevraietristesse.Jerepenseauregardfroiddesamère, àsonembrassadecontrainte.D'accord,Bishopdoitbienconnaîtrelapeinequiaccompagneuneenfance passéedansunemaisonoùsouffleunventglacial. —Maisjesuisdésolédecequej'aiditàproposdetonpère,poursuit-il. — Je ne suis pas une imbécile. Je réfléchis à des solutions si les choses venaient à changer à Westfall. Bishoprepliesesjambesetadopteunepositionassisepourmefaireface. —Jen'aijamaispensé,pasuneseuleminute,quetuétaisuneimbécile,Ivy. —Toiaussi,tuécoutestonpère,non? Bishopfixeuninstantsesmainsjointesdevantlui,puislèveànouveaulesyeuxversmoi. — Parfois. Je trouve qu'à cause de ce que nous sommes... le fils du président et la fille du fondateur, précise-t-il avec une grimace comique, il est d'autant plus important qu'on pense par nous- mêmes.Onn'estpasnosparents,Ivy.Onn'apasàêtred'accordavectoutcequ'ilsdéfendent. —Etsijesuisd'accordavecmonpère? Maquestionmesembleessentielle:ilestimportant,jecrois,quejeréaffirmemacroyanceenla causedemafamille. — Dans ce cas, parfait, conclut Bishop. Tant mieux pour toi. Mais à mon avis, c'est facile de croire que parce que nous sommes leurs enfants, parce qu'ils ont ces responsabilités, nous leur devons plusquederaison.Etc'estunpiège.Noussommestoujourslibresdechoisirquinousvoulonsêtre. —Vraiment?Moi,jen'aipaspuchoisirgrand-chose. Toute ma vie, mon père et Callie ont pris les décisions à ma place. Tout désaccord de ma part était considéré comme une trahison. Ensuite, c'est le père de Bishop qui a choisi qui j'épouserais et à quelledate,déterminantdumêmecouplerestedemonexistence. Bishoprépondtoutdesuiteàmonsarcasme. — Bien entendu, il y a beaucoup de choses qui nous échappent. (Il agite son annulaire et la lumièredusoirfaitbrillerl'alliancedorée.)Maisàpartirdelà,noussommeslesseulsàdéterminerla personnequenousdevenons. —Etquiveux-tudevenir? Aulieud'êtremoqueuse,commejel'espérais,maquestionsonnetoutàfaitnormale:j'ail'airde m'intéresseràlui.Jemepenchepourmegratterlajambedansl'espoirdemasquermonembarras.Bishop m'observe. —Quelqu'und'honnête.Quelqu'unquiessaiedeprendrelabonnedécision.Quelqu'unquisuitson proprecœur,mêmes'ildéçoitlesautres.(Ils'arrêteunmoment.)Quelqu'und'assezcourageuxpourêtre toutçaàlafois. Untypequineveutpasmentir,mariéàunefillequinepeutpasdirelavérité.S'ilexisteundieu, ilaunsensdel'humourplutôttordu! —Ettoi?medemandeBishop.QuiveutdevenirIvyWestfallLattimer? Toutça,c'estnouveaupourmoi.Leséchanges,lepartage.Quel'onm'écouteavecattention,jen'y suis pas encore habituée. Je voudrais soupçonner qu'il s'agit d'un piège mais, malgré tous les avertissementsdeCallie,jesensbienqueBishops'intéressevraimentàmoietàcequej'aiàdire.C'està lafoisgrisanteteffrayant. — Je ne sais pas, dis-je doucement, la gorge serrée à me faire mal. Je n'ai jamais vraiment eu l'occasiond'yréfléchir. —Ehbienmaintenant,tul'as,répond-ilsimplement. Commesidéciderquijeveuxêtrepouvaitsefaired'unclaquementdedoigts.Peut-êtrequepour lui,c'estpossible.Ilselèveetmetendlamain. —Siondînait?Etdemain,onpourraitsortirensemble,allers'amuserunpeu. J'acceptesamainetjelelaissem'aideràmerelever. Chapitre9 esamedi,çasertàfairelagrassematinée.J'eninformeBishopà8heureslelendemainmatin pendantqu'ilestoccupéàpréparerdessandwichessurlecomptoirdelacuisine. —Lagrassematinée,c'estpourlesmauviettes,répond-il. —Dis-moiaumoinscequ'onvafaire.Est-cequ'ilyaunesiesteauprogramme? Bishoprit,d'unrirechaleureux,enveloppant. —Pasdesieste,répond-il.Maiscrois-moi,tun'auraspasenviededormir. Danssonsacàdos,ilglisseaveclessandwichesdesgourdesd'eau,deuxpommesetquelques cookiesdumarché. —Prête?demande-t-il. —Autantquepossible. J'accompagnemaréponsed'ungrandsoupirrésignéquiluiarracheunsourire. — Tu portes bien un maillot de bain en dessous ? demande-t-il, un doigt pointé vers mon débardeuretmonshort. Je réponds par l'affirmative, sans tenir compte de mes joues qui s'empourprent. C'est ridicule d'êtregênéeparunequestionaussitriviale. —Parfait,alors.(Ilmetlesacsursondos.)Allons-y. Jelesuisetnoussortonsdelamaison.Nousmarchonscôteàcôtedansl'alléequandlaportedes voisinss'ouvrepourlaisserpasserDylan.Nouséchangeonsunregard,séparésparunesimplepelouse,et ilmeparaîtimpolidenepasm'arrêter. —Bonjour,Dylan,dis-je. Bishopralentitàcôtédemoi.Dylantraverselapelousepoursedirigerverslanôtre,lamaindéjà tendue. —Salut,Bishop!lance-t-ild'untonjovialforcéquimemetlesnerfsenpelote.Tutesouviens peut-êtredemoi?Onavaitdeuxannéesd'écart,àl'école. —Tuveuxbienmerafraîchirlamémoire?demandeBishop,quiluiserrelamain. J'essaiedenepasmontrermasatisfactiondevoirl'enthousiasmedeDylanunpeudouché. —DylanCox. Derrièrelui,laportedelamaisons'ouvredenouveauetMeredithensort.Jeretiensmonsouffle dèsquejel'aperçois.Bishop,lui,nousregardetouràtour.Elleal'oeilgaucheaubeurrenoiretboiteun peu.JecontourneDylanpourlarejoindre. —Çava,Meredith?Ques'est-ilpassé? Maisjesaisdéjàcequis'estpassé.Jeserrelespoings.Lavoisinemeregardeunbrefinstantpuis détournelesyeux. — Oh, fait-elle avec un rire sourd. Tu n'imagines pas à quel point je suis maladroite ! Je suis tombéedansl'escalierdelacave,etjemesuisprislarampeenpleindanslafigure. Dylanpassedevantmoipourvenirenserrerlesépaulesdesonépouse. —Elleyestdescendueenpleinenuitsansallumerlalumière.Vousycroyez,vous? —Quelleidiotejefais,renchéritMeredith,lesyeuxtoujoursbaissés. JesenslebrasnudeBishopquieffleurelemien. —Vousauriezdûnousprévenir,leurassure-t-il,onseraitvenusvousaideravecplaisir. —Onagérécepetitincidentsanssouci,répondDylan. Pendantuninstant,nousrestonstousfaceàface,gagnésparlemalaise.J'aimeraisqueMeredith —L me fasse un signe, qu'elle me demande d'intervenir, mais elle garde le visage détourné afin de fuir nos regards. —Ehbien,c'étaitunplaisirdevousrencontrer,déclareBishopd'unevoixsanstimbre. —Pareilpournous,répondDylan. IlparaîtencoreirritéqueBishopnesesouviennepasdelui,etj'espèrequ'ilnes'enprendrapasà Meredithpardépit. Bishop et moi nous dirigeons en silence jusqu'au nord de la ville, où la route principale se transforme en un chemin gravillonné. Le soleil est déjà haut dans le ciel et je sens la transpiration ruisselerlelongdemanuque.Nousnesommesqu'enjuinetilfaitdéjàsihumidequ'oncroiraitrespirerà travers un chiffon mouillé. C'est sans doute la sensation la plus proche possible de la noyade sur terre ferme. Bishop s'écarte du chemin pour pénétrer dans l'épais bosquet d'arbres. Je m'efforce de ne pas penserauxtiquesenlesuivantdanslesbroussailles.Jesuissurlepointdemeplaindrequandunpetit sentierapparaîtdevantnous.Lesarbresau-dessusdenostêtesnousabritentunpeudusoleil.J'attendsen vainqueBishopdevantmoiabordelesujetdeMeredith,maisilrestemuet.Jefinisparmelancer: —Tusais,c'estluiquiluiafaitça. Ilnes'arrêtepas,neseretournepas. —J'avaiscompris. Sonmanquederéactionnefaitquenourrirmonirritation. —Quandjedisaisquejen'aimaispaslesmariagesarrangés,c'estdecegenredechosesqueje parlais.Ilconsidèresafemmecommeunobjet. —Quelemariagesoitarrangéounon,çaarrive.Siletypeestàlabaseunsalaud,lafaçondont ilssesontretrouvésmariésnechangerien. Jem'autoriseunsourirefugace,seulementparcequ'ilnepeutpasmevoir. —Danstouslescas,ilfaudraitquequelqu'untrouveunmoyendel'aider.Parcequecen'estpas lesloisdetonpèrequivontsuffire. Sions'entientàlaloi,ilestdifficilededivorcer.Unmariagenepeutêtredissousquesilesdeux parties signent une requête conjointe, qui doit ensuite être approuvée par le président Lattimer. Je n'ai entenduparlerdedivorcesprononcésquepardesrumeurs.Etcesséparationsconcernaientexclusivement desprochesduprésident. Jepoursuissurmalancée: —MonpetitdoigtmeditqueDylanneserapaspartantpoursignerunedemandededivorce.(Le sentier monte à présent, et je m'arrête pour reprendre haleine.) Il a enfin trouvé son punching-ball personnel,quienplusluifaitlacuisineetcoucheaveclui.Ilnevapasêtrepressédes'endébarrasser. Bishops'arrêtejustedevantmoi.Ilsemetàfouillersonsacàdos. —Onpeutéviterdefaireçamaintenant?demande-t-ilenmepassantlagourde. —Defairequoi? —Sedisputer. Jeprendsunegorgéepuisjem'essuielementon. —D'aprèstescritères,onn'estpasentraindesedisputer.Onseparleencore. Avecunsouriremélancolique,Bishopsecouelatêteettendlamainpourreprendrelabouteille. —Aupointoùonenest,jeconsidéreraislesilencecommeunebénédiction. Jeluiremetslagourdedanslapaumed'ungestebrusque.Ilboitdelonguesgorgées.Jeregardesa pommed'Adamsedéplacerdanssoncoubronzé.J'aperçoisunfilmdesueursursapeau,quiassombritle coldesonT-shirt.Jedétournelesyeuxd'uncoup. Ilmeredonnelagourdeetrepart.Jepousseunsoupiretmarchederrièrelui,agitantlamainpour chasserunpetitescadrondemoucheronsquivoleautourdematête. —Ilyenaencorepourlongtemps? —Pastrès,répond-il,mêmepasessoufflé. —Tum'emmènesdansunatroceclubdelahautesociétéoùturetrouvestesamis?Est-cequeje devraiêtreinitiéeàlasuper-poignéedemainsecrète,sansquoionmerefuseral'entrée? Ilrit. — Je n'ai pas d'amis. Je suis le fils du président, tu te rappelles ? Je n'ai que des courtisans flagorneurs. —Disdonc,lesmotscompliqués! Ilmeregardepar-dessussonépaulesansralentirlepas. —Nefaispasminedenepascomprendre.Quelqu'unquilitAnnaKarénine tranquille, le soir, avantdesecoucher,maîtrisebienlesmotscompliqués. D'accord,là,ilm'aeue.Jemedemandes'ilplaisanteausujetdel'absenced'amis.Depuisnotre mariage,jen'enairencontréaucun.Est-cepourcetteraisonqu'ilsupportequejeluidiseexactementce quejepense?Parcequepersonnenel'afaitavant?Êtrel'enfantduleader,çan'encouragepaslesamitiés authentiques.Moi,entoutcas,jen'enaiconnuaucune. Aprèsencoredixminutesderandonnée,jecommenceàentendredel'eausurnotredroite.Jetente devisualiserlacartedelavilledansmatête,maisjen'aipastroplesensdel'orientation. —Onarriveprèsdelabarrière,non? Jen'aipresquejamaisapprochélabarrièredemavie. —Oui,merépondBishopd'untondégagé.Maiscen'estpaslàqu'onva. Latensiondansmesépaulesdisparaît.Jenesaispaspourquoi,rienquel'idéedelabarrièreme rendanxieuse.Pourtant,cen'estpascommesic'étaitunechosevivantequipourraitmefairedumal.Mais toutemavie,lazoneàl'intérieurareprésentélasécurité,etcelleàl'extérieur,l'inconnuetl'inaccessible. — Mon père raconte que quelque temps après la fondation de Westfall, des personnes de l'extérieuronttentédes'introduirecheznous,dis-je. —C'estcequej'aientenduaussi,répondBishop.Parfois,onleslaissaitentrer,parfoisnon.En fonction de leur état de santé et de nos stocks de vivres, je pense. Mais de nos jours, ça n'arrive pas souvent. —Ilyenavaitquiescaladaientcarrémentlabarrière,jecrois. Jemerappelleleshistoiresdemonpèresurdesgroupesquis'yaventuraient,malgrélesbarbelés ausommet. —C'estvrai,maismaintenant,nousavonsdespatrouillesenpermanencepournousassurerquele grillage est en bon état, que personne ne cherche à creuser en dessous ou à y faire un trou. (Bishop se retourneversmoi.)Maisiln'yaquasimentplusd'activitéàproximitédenosjours,entoutcaspasjusteà côté.Seulementlesexpulsés,etc'estrarequ'ilsessaientdereveniràWestfall.Ilsdoiventpréférertenter leurchanceau-dehorsplutôtquedereveniricisejeterdanslesbrasdelamort. —Lesdeuxsolutionsmeparaissentaussihorriblesl'unequel'autre. Bishophausselesépaules. —Parfoisjemedisqu'ondevraitenfiniraveccettebarrière.Dansletemps,lesvillesn'étaient pasclôturées,ettoutsepassaitbien.Pourmoi,elleétaitcenséenousprotéger,maisenfait,ellenousa renduspeureux. Avant que je ne puisse répondre, nous émergeons des arbres à côté de la rivière, et toutes mes pensées s'envolent alors. Ce ne sont pas les eaux turbulentes que j'ai déjà vues. Ici, c'est calme et peu profond.L'eausedéverse,paisible,surdeuxpierresplatesàmoitiéémergées. Lesarbressepenchentau-dessusdel'eaucommes'ilscherchaientàlatoucherdeleursfeuilles. Sur les rives, de petites fleurs blanches se balancent au gré de la brise. Non loin de là se dresse une falaisedegrès,cequicontribueàl'impressionqu'ils'agitd'unendroitsecretetisolé.Latranquillitéqui règneencelieuesttrèsagréable.Deboutauborddel'eau,jesensdéjàl'apaisementmegagner. —Sympa,non?meditBishopd'unevoixdouce. —C'estmagnifique,soufflé-je. —Suis-moi. Ilsedirigeversl'unedespierresplatesdansl'eau,puistraverselarivièreenquelquessecondes. Ilmefautunpeuplusdetempspourtrouvermesmarques,maisjeparvienssurl'autrerivesansmouiller meschaussures. Bishoplaissesonsacàdosaubasdelafalaiseetsedébarrassedesestennis. —Laissetoutici,medit-il.Àparttonmaillotdebain. Il porte la main à sa nuque et, d'un seul geste, il enlève son T-shirt. J'ôte mon short puis mon débardeuravectimidité.Jeprendsletempsdeplierlesdeuxvêtementsengardantbienlesyeuxsurce quejefais.Mondeux-piècesnoirestplussportifquesexy,maisjesuistoutdemêmepresquenue.Àpart masœur,personnenem'ajamaisvuedanscettetenue. Lorsque je me retourne, Bishop a les yeux sur moi. Je m'efforce de faire taire ma gêne et je l'examineàmontour:onpeutêtredeuxàjoueràcepetitjeu.Sontorselisseestdorécommelerestede soncorps,sonmaillotdebainbleufoncétombebassurseshanchesétroites. —Prête?demande-t-il. —Àquoi? Bishop se dirige vers la falaise de grès et entreprend de l'escalader comme s'il s'agissait d'une échelle,regardantàpeineoùilmetlesmainsetlespieds. —Prendslesmêmesappuisquemoi,meconseille-t-il. Il ne paraît pas du tout inquiet pour ma sécurité, comme certain que je m'en tirerai très bien. Étrangement,saconfianceeffacetouteslesquestionsquejepourraismeposer. Je m'approche de la falaise et je me place au-dessous de lui pour entamer l'ascension, sans le quitter des yeux afin de voir par où il passe. Les muscles de mes épaules me brûlent en montant, mais c'estunedouleuragréable.Lafalaisen'estpashauteaupointquejemourraisforcémentencasdechute, mais je me casserais à coup sûr un os, voire plusieurs... J'évite donc de regarder en bas. Je reste concentréesurBishopquimonteau-dessusdemoi,lesmusclesdesondosroulantsoussapeauàchaque mouvement.Ilsedéplaceavecunegrâcenonchalante,chacundesesgestessembledénuéd'efforts. —Onyestpresque,crie-t-ilavantdesesouleverau-dessusdelafalaise. Je resserre les doigts sur une prise et donne une impulsion des jambes pour franchir le dernier mètre. Bishop se penche pour que j'attrape son avant-bras, et à deux nous parvenons à me hisser au sommet.J'avaledel'airàpleinspoumons.Moncoeurbatfort,latranspirationmepiquelesyeux.Jene m'étaispassentieaussivivantedepuislongtemps. —Alorsonvasauteràl'eau,jesuppose?Ouilyaunascenseurdonttum'ascachél'existence? —Pasd'ascenseur,merépondBishopensouriant. Jemedirigedel'autrecôtédelafalaisepourregarderencontrebas:uneétendued'eauverte,sans remousdanslachaleurdelami-journée,s'étalesousmesyeux.Impossibled'endevinerlaprofondeur, maiselledoitêtresuffisante,carnoussommesbienàtroisétagesdehauteur.Jeretourneàl'endroitoùest restéBishopetjeluipropose: —Onprendnotreélanetonsaute? Ilcommenceàopinerduchef. —Essaiedenepasréflé... Maissesconseilsnem'atteignentpasparcequejecoursdéjà.Jemelancedanslevideavecun hurlementdejoie.Jesensl'airchaudsurmapeau,l'eauquimontepourveniràmarencontre,puisjene voisquesesprofondeursvertes.J'yentrelespiedslespremiers,lechocdufroidm'arracheuncri.Des bulleschatouillentmespaupièresferméesetlesilenceaquatiquem'enveloppe.Jemelaisseplongerplus bas, plus bas, jusqu'à ce que le besoin de respirer soit trop pressant. Je donne un coup de pied pour remonteretj'émergeàtempspourvoirBishops'élanceràsontour,enunplongeonquiarquesoncorps comme une flèche. Avec à peine une éclaboussure, il disparaît et ne laisse qu'un petit rond qui ride la surface de l'eau à côté de moi. Il met tellement de temps à remonter que je commence à m'inquiéter, jusqu'aumomentoùjesenssesdoigtsautourdemacheville,quim'attirentaufond. Déséquilibrée,jeproteste,puisjeremonteetluiéclabousselafigurequandilressortàcôtéde moi. Ilessuieunpeul'eaudesonvisage,lesourireauxlèvres. —Jen'enrevienspas,quetuaiessautécommeça!dit-il.Ets'ilyavaiteudesrochersenbas? Jehausselesépaules,désinvolte. —Tum'auraisavertieavant. —Onyretourne?demandeBishop. J'acquiesceetilnageverslarive,sesmouvementssontsûrsetpuissants. Nous remontons et sautons jusqu'à ce que le bout des doigts me brûle à force de grimper aux rochers et que je sois affamée à en avoir mal à l'estomac. Je nage vers l'une des pierres plates qui dépassentprèsdubasdelafalaiseetjecroiselesbrassurlasurfacechaude.Bishopmerejointetfaitde mêmedel'autrecôtédelapierre. —Çateplaît?demande-t-il. —C'estgénial!dis-jeavecungrandsourire. Jeredresseunpeulatêteetjefermelesyeux,jelaisselesoleilbrûlermespaupièrescloses.Je n'aipaseuuneviedifficile,maisiln'yavaitaucunemagie.Jen'aiéténimaltraitéeninégligée,maismon enfance n'a pas eu grand-chose de magique. Même les distractions comprenaient des leçons à peine déguiséessurmonaveniretlesprojetsdemonpère.Cen'estquemaintenant,horsdelaprésencedema famille,quejepeuxlereconnaître.Cettejournéeauraétél'unedesplusinsouciantesdemonexistence. — Quand tu souris, me dit Bishop, tu as une fossette. (Je sens le bout de son doigt m'appuyer doucementsurlajoue.)Justelà. J'ouvrelesyeuxetjeleregarde.Ilalescheveuxmouillésetenbataille,lesyeuxbrillants.Ilest chezluiici,enextérieur,dansl'eau.Jeregrettedem'êtremoquéedesonamourdelarivière.Ilestpeutêtrelefilsduprésident,maissaplaceneserajamaisàunetabledeconseilmunicipalguindé. MonventregargouilleavecardeuretBishopéclatederire. —Bon,jenetedemandepassituesprêteàpique-niquer! Nousmangeonsassissurlapierreplate,lespiedsdansl'eau.Jenemesouvienspasdeladernière foisoùunsimplesandwichétaitaussibon.Jesuiscontentequ'ilenaitemportéplusd'unparpersonne, parcequej'enavaledeuxenquelquesminutes,plusunepommeettroiscookies. —Oùas-tuapprisàcuisiner? Bishopregardelesrestesdenotrerepas. —Onnepeutpasappelerçacuisiner. —Tusaiscequejeveuxdire.C'estplussouventtoiquipréparesàmanger. Dans notre communauté, les garçons se préoccupent rarement de cuisine. C'est le boulot de la femmedepréparerlesrepas.Biensûr,aucuneloineledit,maisc'estunerègletacite,commepourla lessive.Bishop,lui,nonseulementcuisinesansseplaindre,maisilestdoué.Sesplatssonttoujoursbien meilleursquelesmiens. — Quand j'étais petit, on avait une domestique, Charlotte. Elle acceptait que je reste avec elle pendant qu'elle cuisinait. Je pense que j'ai appris à force de l'observer. Elle sentait toujours la pâte à cookies.(Ilsouritàsesouvenir.)Jepassaislaplupartdemontempsavecelle. Et non pas avec sa mère, je suppose. J'ai du mal à imaginer Erin Lattimer aux fourneaux. Je m'allongesurleventre,àmêmelapierre,etjeposelatêtesurmesbrasrepliés.Jemurmure,leslèvres surmapeau: —Jecroisquepourlasiestedontjeparlaistoutàl'heure,c'estlemomentidéal. La chaleur du soleil est comme une couverture délicieuse sur mon dos. Je suis bercée par le glougloudel'eauetlebourdonnementdesabeillesquibutinentlesfleurssurlarive. —Jet'enprie,meditBishop,quis'allongesurledosàcôtédemoi,unemainsouslatête. Jem'endorspresqueinstantanémentetjemeréveille,désorientée,lorsqu'ilposelamainsurmon dos,entremesomoplates.L'empreintemebrûlelapeau. —Ivy,m'appelle-t-ild'unevoixdouce.Réveille-toi.J'ouvrelesyeuxpetitàpetit,mesmembres sontlourdsetj'ail'impressiond'êtreivredesommeil. —Jedorsdepuiscombiendetemps?dis-jed'unevoixrauque. —Unpetitmoment.Assezlongtempspourcommenceràrosir. Bishopesttoujoursallongéàcôtédemoi,maisilestmaintenantsurleflanc,latêteretenueparsa main.Depuiscombiendetempsm'observe-t-ildormir?Noussommesassezprèspourquejedistingue l'ombre d'une barbe sur ses joues, un unique grain de beauté au coin d'une pommette. Nous nous dévisageons sans parler, le silence entre nous s'alourdit, épais et étouffant comme l'humidité de l'air. Bishopretirelamaindemondos,laissantcourirsesdoigtsunesecondesurmapeau,etjefrissonne. Lachairdepouleenvahitmesbrasetmanuque.J'aidumalàrespirer,mespoumonssontcomme pris dans un étau. Il soulève une boucle de mes cheveux humides, la laisse retomber en douceur. Il la reprend,l'enrouleautourdesesdoigts.Jechuchote: —Mercipouraujourd'hui. Lemouvementdesamaindansmachevelurem'hypnotise,lachaleurinattenduedanssesyeuxest unedrogue,plusdoucequelesoleilsurmapeau. —Avecplaisir,medit-ilàvoixbasse. C'estexactementcequeCallieredoutait:quejebaisselagardeetlaisseunLattimers'immiscer dansmadéfense.Maisellem'aaussiditdelajouergentillefille.Agircommeuneépousesatisfaitepour éviter qu'il soupçonne que je ne suis pas du tout inoffensive. Peut-être qu'avec un autre, un garçon qui n'auraitpassesyeuxvertspensifsetcecalmeimperturbable,jen'auraisaucunmalàjouercerôle.Mais pasavecBishop.J'ignorecommentlelaissermetouchersansapprécierlachaleurdesamain. Chapitre10 onpèren'aimepasbeaucouplessurprises.Quandjelevoiss'avancerversmoisurletrottoir,Callie danssonsillage,jepeuxenconclurequej'aitrèsbienoutrèsmalagi.Jem'arrêtenet,mabesace heurtemahanche,etj'attendsqu'ils'approche.Jenel'aipasvudepuislemariage,etsiquelqu'un assistait à la scène, il trouverait ma réaction étrange, alors je me force à sourire. Sa présence est un soulagement,maisaussiunpoids.Mêmes'ilm'amanqué,jen'aiaucuneenviedem'entendrerappelerce qu'ilveutquejefasse. —Bonjour,papa.Qu'est-cequetufaislà? —Unpèren'a-t-ilpasledroitderendrevisiteàsafillepréférée? Callieluidonneunepetitetapesurlebrasetlanced'untonamusé: —Disdonc,jesuisjustelà! Mon père nous sourit à toutes les deux et je comprends que ce dialogue forcé est une comédie jouéepourlesyeuxetlesoreillesquitraîneraient.Çam'attristequenousdevionsfairesemblantd'êtreà l'aisedevantlesautres. Jeconsensàuneembrassadeetunbaiserrapidesurmajoue. —Onvateraccompagnercheztoi,meditmonpère. —D'accord. Je mène la marche et ils se placent de chaque côté de moi, comme le jour du mariage. Je suis encadrée.Dèsquenousavonsquittélesruesunpeufréquentées,prèsdutribunal,Calliesouffle,fébrile: —Nousavonseutonmessage. Noussommesmaintenantsuruntrottoirdésert.Monpèrem'entourel'épauledubrasetmelaserre brièvement. —Bontravail,Ivy,dit-ilavantderetirersamain.Oùsont-elles,exactement? —Dansunepièceausous-soldutribunal.Laportes'ouvreavecundigicode,puisàl'intérieur,il yaunechambreforte. —Combien? Jesecouelatête. — Je n'ai pas pu regarder de près. Je dirais plusieurs centaines. De différents types. Armes de poing,fusils,carabines. —Ilvanousfalloirlescodes,déclareCallie.Savoiroùsontlesarmes,çanenoussertàrien sanslescodes. —Ilsneleslaissentpastraîneràportéedetoutlemonde,luirépliqué-jed'untonsec. Je me sens irritée sans véritable raison. Je me doutais qu'une fois les armes localisées, l'étape suivanteseraitdetrouverlescodes.Cen'estpasunesurprise. —Jelesaisbien,répondCallie.Voilàpourquoituvasdevoirtrouveroùilssont.Ettun'aspas beaucoupdetemps.Lestroismoisfilentàtoutevitesse. —Jepossèdelecoded'entréedelamaisonduprésident.Bishopmel'adonné. Levisagedemonpères'éclaireetlafiertémefaitunpeurougir. — Je peux m'en servir pour entrer et chercher les codes d'accès à l'entrepôt des armes et à la chambreforte. —Unefoisqu'onconnaîtralescodes,onseraprèsdelancerlaphasefinaleduplan,affirmemon père. Ils'arrête,Callieetmoil'imitons.Larueesttrèscalme.Auloin,j'entendsdesriresd'enfants.Je M racleletrottoirduboutdemachaussure. —Tuveuxdire,laphaseoùoncommenceàtuerdesgens? Du coin de l’œil je vois Callie lancer un regard préoccupé à mon père, les sourcils un peu haussés.Maisquandelleparle,c'estàmoiqu'elles'adresse: — Tu le sais depuis le début, Ivy, ce que ça implique. On ne gagne pas de révolution sans sacrifice. J'esquisseunpasverselle. —Mercipourlaleçon,Callie.Desuite,toutestbeaucoupplusclair. Callieaunmouvementdereculcommesijel'avaisfrappée.Avantqu'ellepuisseréagir,monpère passeundoigtsousmonmentonetmetournelevisagepourmepousseràleregarderdroitdanssesyeux bruns.Lesmêmesqu'ilatransmisàCallie.Desyeuxsisombresqu'onnepeutjamaisbiendevinercequi sepassederrière. —Oui,Ivy,laphaseoùoncommenceàtuerdesgens,confirme-t-il.Toutcommetamèreaété tuée.Toutcommeilsneluiontmontréaucunecompassion. Lacolèresediffusedansmoncorps,siautomatiquequandj'entendslenomdemamèrequejeme demandesijel'éprouveencorevraiment,ous'ils'agitd'unsimpleréflexe. — Lattimer m'a dit qu'il la connaissait, c'est vrai ? Mon père s'arrête, affiche une expression indifférente. —Sansdoute.IlsontpasséleurenfanceàEastglentouslesdeux,doncleurscheminsontdûse croiseràunmomentouàunautre. —Maisilavaitl'airde... — Quelle importance ? m'interrompt mon père. Ça ne change rien aux faits. Et tu connais ta mission.Tousceuxquimeurentdansuneguerrenesontpascoupables,poursuit-ild'unevoixdouce,mais ferme.Parfois,ilssontsimplementdumauvaiscôté.(Ilmedonneunepetitechiquenaudesurlementon.) Tucomprends? —Oui. Etlepire,c'estquejecomprends.Ilsonttouslesdeuxraison.Maisc'estfaciledeparlerdece qui est juste quand les sacrifices à consentir pour une cause sont abstraits... Le fils d'un président, un inconnudistant,unsymbole.Pourmoiaussi,avant,c'étaitfacile.Maismaintenant,jeconnaislacouleur des yeux de Bishop à la lumière du soleil, la façon dont ses cheveux sont hérissés le matin avant la douche,lachaleurdesamainsurmondos. Monpèresourit. —Trouvelescodes,Ivy. Cen'estpasunedemande. Calliemepresselamain. —Oncomptesurtoi. Au retour, je ravale une pointe de déception en constatant que Bishop n'est pas affalé dans le canapé,seslonguesjambessurlatablebasse.Niàlacuisineentraind'improviserquelquechosepourle dîner.Déjà,j'ignorecommentdéfinircequenoussommesl'unpourl'autre.Sûrementpasmarietfemme, mêmesic'estvraisurlepapier,etpasvraimentamisnonplus.Quellequesoitnotrerelation,çanefera que rendre les choses plus difficiles à l'arrivée, parce que je suis incapable de jouer un rôle avec lui. Pour le meilleur ou pour le pire, mes sentiments envers Bishop sont réels, qu'il s'agisse de colère, de frustrationoudetoutautrechoseencore.JenesuispascommeCallie.Jenepeuxpasfondertoutemavie surunmensonge,mêmetemporaire.Doncc'estsansdoutemieuxqueBishopdormedanslesalon,protégé parlemurquinoussépare. Je laisse ma besace au bout du canapé et j'entre dans la chambre. J'ai mal au cou et à l'épaule gauche depuis l'ascension de la falaise à la rivière et je me masse les muscles. Je fais voler mes chaussures et l'une des deux disparaît sous le lit, derrière le cache-sommier. Je me penche pour la rattraper,maismamainrencontreunobjetdur.Agacée,jememetsàquatrepattespoursouleverletissu etregardersouslelit.Jetiremachaussureetjelametsdecôté.Prèsdelàoùelleaatterrisetrouveun grandalbumphoto.Ilaunecouverturedecuirrougebrillantornéed'unefeuilledoréesurledos. Jem'assiedsparterre,contrelelit,etjeposelelourdalbumsurmesgenoux.Quandjel'ouvre, les pages craquent un peu pour se décoller. Les premières sont consacrées à des articles de journaux datantdudébutdelaguerre.Lescoupuressontjauniesparletemps.Touscesévénements,jelesconnais parmonpère:lesbombesquisonttombéesd'abordsurlacôteEstdesÉtats-Unis,puislacôteOuest, notre réplique, encore des bombes, ici et sur nos alliés, la futilité de la guerre et de son escalade perpétuelle, comme un jeu de défis entre enfants, le plus mortel au monde. Mais les articles s'interrompentavantlafindelaguerre,toutsimplementparcequeladestructionaététropimportante.Il n'yavaitpluspersonnepourrelaterleconflit.Chacunétaittropoccupéàtenterd'ysurvivre,etlaplupart n'y sont pas parvenus. Les quelques survivants ont ensuite subi l'hiver nucléaire et leurs rangs ont été décimésparlamaladieetl'expositionauxradiations.Enfait,c'estunmiraclequ'ilyaiteudessurvivants. Après les articles, je trouve de vieilles photos, accompagnées de légendes à l'encre fanée. Certaines, je les connais, j'en ai vu des reproductions dans des livres : le mont Rushmore, le Grand Canyon. Mais d'autres, je les découvre. Les séquoias de Californie. Une aurore boréale. La Grande Barrière de corail. Je passe les doigts sur les images, j'essaie d'imaginer un monde assez grand pour contenirtouscestrésors. —Alors,lanceBishopdepuislaporte,tuastrouvéquelquechosed'intéressant? Jesursaute.L'albumglissedemesgenouxettombeàterre. —Oh,c'estpasvrai!Tum'asfaitunedecespeurs.(Impossibledeluicachercequej'étaisen traindefaire.)Jesuisdésolée.Jenecherchaispasà... Maisilsecontentedesourireetvients'asseoiràcôtédemoi. —Pasdesouci,Ivy.Tupeuxregarder.C'étaitàmongrand-père.Ilacommencéaprèslaguerre pourqu'onn'oubliepascommentétaitlemondeavantnous.Jel'aicomplétéaufildesannées. Il tend le bras par-dessus mes jambes pour reposer l'album sur mes genoux. Je passe à la page suivante,couvertedephotosetdecartespostalesauxbordsdéchiquetés:cesonttoutesdesimagesde l'océan. Même chose sur la page suivante. Et encore la suivante. Je regarde Bishop, qui a toujours les yeuxrivéssurl'album. —Toi,tuveuxfranchirlabarrière,dis-jedoucement.C'estça? Ilhochedoucementlatête. —Jeveuxvoirl'océan. Jemesouviensalorsdenotreconversationsurlecanapélanuitoùtouslesdeuxnousn'arrivions pasàdormir. — Alors c'est à ça que tu as renoncé en m'épousant. Ce n'est pas vraiment une question, car l'expressiontristequ'ilaffichemel'adéjàconfirmé. —Cen'estpasgrave.Peut-êtrequedansquelquesannées,quisait,j'arriveraiàteconvaincrede partiravecmoipourunelonguerandonnée. —Mais...(Duboutdudoigt,jetracelescontoursd'unrivage.)Cesontlescôtesquiontétéles plustouchéesparlestirs.Est-cequeceseraitsûr?Mêmemaintenant? Bishophausselesépaules. —Peut-êtrepas.Sansdoutepas.(Sonexpressionsedurcit.)Maisjenecroispasquecesoitbon pour nous de rester isolés ainsi. Qui sait ce qu'il y a au-dehors ? On pourrait trouver d'autres êtres humains.Dessociétésentièrescommelanôtre.Etmêmesionn'entrouvaitpas,jepourraisentendreles vaguessurlaplage.(Ilmesouritd'unairtriste.)Rienquepourça,labaladevaudraitsansdoutelapeine. Je dévisage ce garçon enfermé dans les terres qui rêve de mer. Avant la guerre, ç'aurait été un rêve facilement accessible. Mais à présent, notre connaissance du monde est limitée à cette petite parcelle,oùlasécuritépeutêtrecomptabiliséeenkilomètrescarrés.Rêverdel'océan,c'estuneformede couragequelaplupartdesgensn'approcherontjamais.C'estcommevouloirattraperlesétoiles. Jeluidonneunlégercoupd'épaule. — Mon grand-père avait vu l'océan, avant la guerre. Le Pacifique. Il a raconté à mon père que c'était froid, bruyant et magnifique. L'eau était si salée qu'on en avait les yeux qui brûlent. (Je regarde l'album.)Tucroisqu'onl'abousillé? — Sans doute, soupire Bishop. On a bousillé tout le reste. Mais j'aimerais quand même m'en assurer. Jen'aijamaisbeaucouppenséàfranchirlabarrière.Monmondeatoujoursétéconfinéauxlimites établiesparmonpère.MaislesparolesdeBishopmepoussentàimaginercequeceseraitdepartir,tout simplement, de plonger dans l'inconnu. Libérée des contraintes. Libérée des jugements. Un monde nouveauquis'ouvriraitàmoietdanslequeljepourraisêtrequijeveux. —Qu'est-cequiteretenaitd'yaller?Avantlemariage.Ilgardelesilenceunmoment. —Monpèreaenvoyédesgroupesdereconnaissance.Tulesavais? —Non. Et je doute que mon père soit au courant. Je n'en ai jamais entendu parler. La nouvelle me surprend:leprésidentLattimernemesemblepasêtreletypedeleaderquisesouciebeaucoupdecequi sepasseendehorsdesesfrontières. — C'est resté assez secret, reprend Bishop. Il a envoyé un groupe de trois volontaires quand j'avaisdixans.Puisunautreilyaquelquesannées. —Ilsontdécouvertquelquechose? —Non.Seulunhommeestrevenu.Ilsavaientàpeineparcouruunetrentainedekilomètresqu'ils ontétéattaquésetdélestésdeleursarmesetdeleursprovisions.LetypequiaréussiàrentreràWestfall estmortquelquesjoursplustarddessuitesdesesblessures.(Ilmejetteunrapidecoupd'œil.)C'estsans doutepourçaquejenesuispasparti.Lapeur. Jecontemplesonprofil,l'arrêtebiendessinéedesamâchoire.Jemerappellesonaisancedans lesboisetdansl'eau.Sesparolessurlefaitdesuivresoncœur. —Jenecroispasquetuétaiseffrayédepartir,dis-je.Jepensequetuavaisplutôtpeurdequitter Westfall. —Cen'estpaslamêmechose?demande-t-ilavecunsourireencoin. — Non, dis-je, sûre de moi. Tu n'as pas peur de ce qu'il y a à l'extérieur, mais tu ne veux pas décevoirtonpère. MêmesiBishopnerépondrien,l'expressionsombredesesyeuxletrahit. —Unjour,tuserasprésident.Tuvoudraisvraimentyrenoncer? Difficile d'imaginer quelqu'un refuser ce poste alors que mon propre père se bat tant pour l'obtenir. Bishopémetunrireétouffé. —Jenesuispasfaitpourêtreprésident.Jelesaisdepuistoutpetit.Maismonpèrenelevoitpas, ourefusedelevoir. —Jetrouvequetuferaisunbondirigeant. Je suis sérieuse. À mon avis, il serait plus enclin à rechercher l'équilibre entre les besoins du groupeetlesdésirsindividuels.Bishopn'ajamaiscondamnéouvertementlespratiquesdesonpère,mais pourautant,jenepeuxpasl'imaginerperpétuerlesmariagesarrangés,niobligerdesfemmesàresteren couple. — Oh, non, répond-il. Je préférerais découvrir ce qui se trouve de l'autre côté de la barrière plutôtqueprotégercequ'ilyaàl'intérieur.Jen'aipasassezd'intérêtpourlepouvoir. L'exactopposédesonproprepère.Etdumien... —C'estexactementpourçaquetuseraisbon.Parcequelepouvoirnet'intéressepas. —Peut-être. Iln'apasl'airconvaincu. —Est-cequetugouverneraiscommetonpère? Mesyeuxsontdenouveausurl'album.JesaisdéjàqueBishopn'aimepasquelesdécisionssoient prisesànotreplace,maisjeneluiaijamaisposélaquestiondemanièredirecte.Ilhésite. —Non,répond-ilenfin,cequifaitbondirmoncœurdansmapoitrine.Jetrouvequemonpèrese débrouillebienpournousmaintenirenvie.Àsafaçon,ilestbienintentionné.(Ilpousseunsoupiretse passe une main dans les cheveux.) Mais dans le fait d'être humain, il y a aussi prendre ses propres décisions,disposerd'unecertaineliberté.Jecroisquemonpèrel'aoublié. —Tuvois?dis-jed'unevoixdouce.Tuseraisunbonprésident. Bishopsouritetsecouelatête. —Quandmême,jepréféreraisexplorerplutôtquegouverner. Ilreprendl'album,qu'ilglissedenouveausouslelit. —Ondîne?propose-t-il. —Jetesuis. Je m'appuie sur les mains pour me relever. J'attrape un élastique sur la commode et lorsque je lèvelesbraspourmefaireunequeue-de-cheval,jegrimaceàcausedemonépaule. —Unproblème? —Justeunpeucourbaturée,aprèstoutecetteescalade. — Attends, dit-il, la main tendue. Je vais te les attacher. Dans le miroir placé au-dessus de la commode,jelanceunregardsurprisàBishop. —Tusaiscoifferlescheveuxlongs? —Jepeuxessayer,répond-il,espiègle. Desdeuxmains,ilrassemblemonépaissechevelureetmefaitrireenessayantàlafoisdelatirer enarrièreetdelarelever.Enfin,ilparvientàfaireplusieurstoursd'élastique,mêmesicen'estpasdu grandart. —Etvoilà!dit-il. Il pose les mains sur mes épaules et ses yeux rencontrent les miens dans le miroir. Je vois ses pouces monter et descendre le long de mon cou, lents et doux. Je sens une chaleur sourdre dans mon ventreetserépandretoutautour.Elleatteintmesorteils,mesdoigts,mesjouesquis'enflamment.Jela senspartout. —Çaira?demande-t-ildoucement. —Oui,dis-jed'unevoixunpeurauque.C'estbien. Sous ses doigts, ma peau brûle, comme marquée au fer rouge. Dans le miroir, ses yeux sont toujoursrivésauxmiens,commes'ilattendaitquelquechose.Unsignalquej'aitroppeurdeluidonner.Il relèvelesmainsetsedétachedemoiavantd'annoncer: —Jevaispréparerlerepas. —Trèsbien,j'arrivetoutdesuite. UnefoisBishopparti,jemedirigeverslelit,lesjambestremblantes,etjem'affaissedoucement. J'appuieavecforcelespaumessurmespaupièresfermées.JesensencorelepoidsdesmainsdeBishop surmesépaules,lesouvenirdesespoucessurmanuque.Jemeforceàmerappelercequesonpèrea fait.Cequ'ilfaitencore.MaislecontactdeBishopestdoux,sesintentionsbonnes.J'aibeauchercher,je netrouvepasdesangsursesmains. Chapitre11 rouverlebonmomentpourposerdesquestionsàVictoria,c'estunartquejeperfectionneencore.Elle n'estniméchantenivindicative,maisellepeutsemontrersèchequandelleestpréoccupéeouestime qu'onluifaitperdresontemps.Çanemedérangepastrop,carCallieestpareille.Engénéral,j'arrive ànepasleprendredefaçonpersonnelle. Nous sommes en train de déjeuner en vitesse dans la petite cantine du tribunal quand je pense bénéficierd'uneouverture.Jegrignoteunsandwichàladindeetaufromageunpeurassispendantque Victoriaengloutitunesaladeaupoulet.Soncasse-croûteal'airplusappétissantquelemien. —Aufait,Davidtravailleicidepuislongtemps? Victoriaesquisseungested'indifférence. —Jenesaispasexactement.Ilestlàdepuisaumoinsaussilongtempsquemoi. Jeretireunpetitboutdedindesanslemanger. —Tucroisqu'iltrouveçaétrange,deporterunearme,toutça? —Toutça?faitVictoria,haussantlessourcils. —Jeveuxdire,laplupartdeshabitantssontmalàl'aiseaveclesarmes,sachantqu'iln'yenapas beaucoup. Victoriareprendunpeudesaladeavantderépondre: —Ilmeparaîtàl'aise,àmoi. Jeris,d'unrirequej'espèrenormal,etnond'uncaquètementaffolé. —Oui,c'estvrai.(Iln'yarienàtirerdemonsandwich,quejeremballedanssonpapier.)C'est sonarmepersonnelle,ouillaprendici? Jesuissûrequ'ellepeutvoirmoncœurbattreàtoutrompreàtraversmonT-shirt. —Illaprendici,questiondesécurité. Victoriaabeaurépondreàmesquestionssanshésiter,ellemesuitduregardavecattention. —Ahbon,ilsenonttoutunstockcachéquelquepart? Encoreunefois,lerirequisortdemabouchen'estpastoutàfaitlemien. — Pourquoi tant de curiosité ? s'étonne mon interlocutrice, qui vient de poser sa fourchette. J'ignoraisquetut'intéressaisauxarmes. Jesecouelatête. —Non,non.Enfin,jeveuxdire,peut-êtreunpeu.J'ailudeslivresoùilyenavait,maisjen'en avaisjamaisvuavant.Tusais...lefruitdéfendu,toutça. Maréponsedoitlarassurer,carellereprendsafourchetteetpiqueavecunmorceaudepoulet. —Tun'espaslaseule.LamoitiédeshommesquitravaillenticidemandenttoutletempsàDavid delaleurprêterunmoment,fait-elleavecunemoueméprisante.Jepourraisfaireuneblaguesurlefaitde compenser,maistuestropjeunedoncjevaiséviter.(Jeris,etcettefoiscen'estpasforcé.)MaisDavid faitattentionàsonarme,cequiestnormal.Iln'yaquequelquespersonnesàquionenconfie.EtRay...Je necroispasquetul'aiesrencontrépourl'instant? Jefaisunsignenégatifdelatête. —Sonmétier,depuistoujoursdemémoired'homme,c'estdegarderlesarmesensécuritéetde lesmettreentredebonnesmains. Raydoitêtrel'hommed'uncertainâgequej'aivudanslasalledesarmesavecDavid. —Doncsijecomprendsbien,RayetDavidnevontpasdesitôtm'emmeneràunentraînementau tir?Victoriasourit. T — Ça m'étonnerait. Si vraiment le sujet t'intéresse, la personne à qui en parler, c'est ton beaupère,medit-elleenmedésignantdesafourchette.C'estRayquiestresponsabledesarmes,maisc'estle présidentLattimerquiestresponsabledeRay. L'estomacsoudainnoué,jeréponds: —Bonneidée.Jeluidemanderaipeut-être. Àpartirdelà,jenesaispastropcommentfaire.JenevoispascommentobtenirlecodedeDavid oudeRaysansmetrahiretjen'aiaucuneidéedel'endroitoùilspeuventgarderlescodesdanslepalais de justice. Ni même si c'est là qu'ils les gardent. Mais Victoria a sans doute raison. La personne qui détientcetteinformation,c'estsanscontestemonbeau-père.Jerepenseàsongrandbureaudenoyer.Je suissûrequ'ilcontientdestasdesecrets. —Prête?medemandeVictoria. Déjà,elleestdebout,sonassiettevideàlamain. —Allons-y. Jemelèveàmontouretjejettemonsandwichàlapoubelle. —Onlesexpulsecetaprès-midi,déclareVictoriaalorsquenousquittonslacantine.Ilfauttout préparer. Je ralentis le pas. Ça me rappelle quand j'étais petite et que je ne voulais pas aller là où m'emmenaitmonpère.Jetraînaisdespiedsjusqu'àcequeCallieetluidoiventmetirerparlesmains. —Qu'ya-t-il?medemandeVictoriapar-dessussonépaule,l'airagacé. Jemeforceàaccélérerlepas. —Onseralàquandilsserontexpulsés? —Non,merépondVictoria. Jepousseunsoupirdesoulagement.Jesaiscequ'afaitMarkLaird,maisjen'aipaspourautant envied'assisteràsapunition,del'écoutersupplierd'êtreépargné,demanderunpardonqu'ilneméritepas etqu'ilnerecevrasûrementpas. —Ilyenacombien? —Aujourd'hui,trois.Tousdeshommes. —C'estsouventça?Leurnombre,jeveuxdire? Le président Lattimer ne révèle jamais l'identité des individus expulsés. Bien sûr, des rumeurs courentchaquefoisaumarché,etj'aiàplusieursreprisesentendumonpèreendiscuteraveclesvoisins, maisaucunelisteofficiellen'estjamaisdiffusée.L’objectifestsansdouted'entretenirchezleshabitantsla peurd'êtremisdehors:connaîtrelenombreexactd'habitantsexpulsésetleursnomspourraitnousamener ànousposerdesquestionsetàremettreencauselesystème. —C'estvariable,répondVictoria.(Nousmontonslesescaliersetnousnousécartonspourlaisser passer le flot de personnes qui se rendent à la cantine.) La procédure a lieu une fois par mois, et bien souvent,iln'yapersonneàmettredehors.Lemaximumdontjemesouvienne,c'estcinqàlafois,maisce n'est pas courant. C'était un mauvais hiver. (Elle me jette un coup d'œil.) En général, ce sont tous des hommes,maisilyadesexceptions. —EtleprésidentLattimer,ilvient? —Non. —Biensûr...marmonné-jedansmabarbe.Ilnevaquandmêmepass'approchertropprèsdelà oùsefaitlesaleboulot. Victorias'arrêtenetetjemanquedelapercuter. —Faisattention,Ivy,m'avertit-elle,l'airplusinquietquecourroucé.Tufaispartiedesafamille maintenant,maisilyaencoredeslimitesànepasfranchir. Aussitôt, ma gorge s'assèche. Je parviens à faire un petit signe de tête pour montrer que j'ai compris.JenepensepasqueleprésidentLattimersevengeraitsurmoi.Ceneseraitpasbonpourson imagedepunirsatoutenouvellebelle-fille.Surtoutaprèslediscoursqu'ilm'aservisurlavaleurqu'il accordeàmonopinionetvulafaçondontilessaietoujoursdeparaîtrebienveillant.Ilseraitplutôtdu genreàs'enprendreàmesproches:Callie,monpère.Leurchâtimentmeseraitencoreplusdouloureux quesic'étaitmoiquisubissaislacolèreduprésident.Commelorsqu'ilafaittuermamèrepouratteindre monpère. Victoriafaithalteàsonbureaupourprendreuneliassededossiers,puisnousretournonsausoussol.Desjourscommecelui-ci,j'aimeraisbienpouvoirprendrel'ascenseur,maisc'estconsidérécomme une utilisation superflue de l'électricité. Je descends les marches deux à deux pour suivre le rythme d'enferdeVictoria. —Est-cequ'onleurdonnequelquechose?Avantdelesmettredehors? —Commeuncadeausouvenir?ironiseVictoriaavecunriresansjoie. —Non,biensûrquenon.Pasuncadeau,maispeut-êtredel'eau?Ouunecarte? Àl'instantoùjeposelaquestion,jeconnaisdéjàlaréponse. —Non,répondmaresponsable,quiouvrelaportedusous-sold'ungesteénergiqueetmelatient pour que je passe devant elle. De toute façon, une carte, ça ne serait qu'une supposition de notre part. Nousnonplus,nousn'avonsaucuneidéedecequ'ilyaau-dehors.(Elledésignelecouloiroùsetrouvela salledesarmes.)Parici. Jeparviensàpasserlaporteferméedelasalleoùsontentreposéeslesarmessanslaregarder, même si ce n'est pas l'envie qui m'en manque. Nous tournons encore à droite et trouvons au bout du couloirtroishommesmenottés.Davidetunautregardesetiennentappuyéscontrelemur.Dèsqu'ilnous voitarriver,Davidseredresseetnoussalue: —Salut,Victoria.MadameLattimer,bonjour. Jelecorrige: —Ivy. À l'expression sur son visage, je devine qu'il pourra geler en enfer avant qu'il parvienne à m'appelerautrementqueMmeLattimer. —Bonjour,lanceVictoria.Toutsepasseselonleprotocole? Elleparled'unevoixfroide,professionnelle,ellen'accordepasunregardauxprisonniers. —Oui,répondDavid.Onn'attendaitplusquevospapierspourpouvoirlesfairesortir. —Désoléepournotrepetitretard. — Pas de souci, la rassure David avec un geste vers les hommes. Ils n'allaient pas s'échapper. Maisunepetitetrottenousattend.Plustôtonpartira,mieuxcesera. —Absolument,acquiesceVictoria,quiouvrelepremierdossier.Tuconnaislaroutine. EllepasseunstyloàDavidettientledossieràplatpourqu'ilpuisseysignerlespapiers.Jene faisplustropattentionàeuxetjemetourneverslesprisonniers. Leplusvieuxd'entreeux,bedonnantetlesyeuxbaissés,doitavoirlacinquantaine.Sonfrontest humide de sueur, sa chemise tachée d'auréoles. À côté de lui se tient un homme de petite taille aux membresnoueux,quimerappelleunrongeur:yeux,nezetboucherassemblésaumilieuduvisageetdes incisivespointuesquiressortentsursalèvreinférieure.Luinetranspirepas,maisilalesoufflesaccadé. D'oùjesuis,j'entendssarespirationlaborieuse.LedernierestMarkLaird.Jeluijetteuncoupd'œiletil m'adresse un sourire triste et timide, il a l'attitude d'un homme condamné par erreur qui se résigne vaillammentàsonsort.Maislalueurruséeetcalculatricedanssesyeuxbleusletrahit.Déjà,ilévaluela situation, essaie de trouver ce qui pourra être utilisé à son avantage. Visiblement, il en a fini avec les supplications. Je ne veux pas le regarder davantage. Ses yeux sur moi me donnent la chair de poule. J'entendslapetitefillequ'ilavioléepleurerdansmatête.Pourtant,sijedétourneleregard,ilsauraqu'il mefaitpeur.Etceseraitpirequedecontinueràlefixer. —Toutestprêt,annonceDavidderrièremoi. Ledeuxièmegarde,quiétaitrestétranquillementappuyécontrelemur,seredresse.Onpenserait qu'ilpourraityavoirplusdesolennitédanscescirconstances,quelquechosedeplussymboliquepour marquercemoment,maisDavidsecontentedecontournerlescondamnésetd'ouvrirlaportedevanteux. Celle-cidonnedirectementsurl'extérieur,etlalumièrecruedujournousfaittousclignerdesyeux.Je metsmamainenvisière. —Allez,ordonneDavidd'untonbourruauplusâgédesprisonniers.Bouge. L'hommehésiteuninstantavantd'avancerd'unpastraînantpoursuivreDavidausoleil.Lesdeux autresn'ontd'autrechoixquedel'imiter,carilssonttousenchaînésensemble.Ledeuxièmegardeferme la marche, la porte claque avec un son métallique creux derrière lui. Je baisse la main. Des points lumineuxdansentencoredevantmesyeux,lecouloirestplongédansunsilenceirréel.J'ail'impression d'entendreencoreleschaînesdeshommesquis'entrechoquentdehors,maisjesaisquec'estuneffetde monimagination. Victoriaseplaceàcôtédemoi,ellefixelaporte. —Voilà,c'esttout,conclut-elle.Maintenantonretournebosser. —O.K.,dis-jed'unevoixéteintemaisferme. Pourcequej'ensais,jeviensdevoirtroishommesmourir.Cen'étaitpasaussidifficilequeça auraitdûl'être. JelongeleparcpourrentrerchezmoilorsqueCalliesurgitdederrièreunarbreetmesaisitle bras.Jenesuispasvraimentsurprise,maisjemedégagequandmême. — Qu'est-ce que vous avez, papa et toi, depuis quelque temps ? Toujours à rôder dans les parages... —Ducalme,merépond-elle.Papanesaitmêmepasquejesuislà. —Etalors,pourquoitueslà? —Jet'aitrouvéeunpeudrôle,l'autrejour,m'expliqueCallie,quisemetàmarcheràcôtédemoi. Jevoulaism'assurerquetoutallaitbien. Sa déclaration me laisse plutôt sceptique. Depuis toutes ces années, Callie a tenu beaucoup de rôles:confidente,professeur,tortionnaire...Maismèrenourricièreararementfigurésurlaliste. —Qu'est-cequetuveuxvraiment? —Oh,là,là,tuesmallunéeaujourd'hui!s'exclame-t-elle,sansdoutecontrariéequejem'engage surunterrainquiestlesien. Jem'arrêteetjeladévisage,lesbrascroisés. —Trèsbien,concèdeCallieenprenantlamêmeposequemoi.Jeveuxsavoircequisepasse entreBishopLattimerettoi. —Maisencore? Jefaiscommesimonpoulsn'avaitpasaccéléréàsesparoles,commesimespaumesn'étaientpas soudainmoites. — L'autre jour, tu n'étais pas comme d'habitude, fait Callie en haussant les épaules. Réticente, peut-être. —Tuveuxdirequej'aidesscrupulesàtuerquelqu'un?Excuse-moidenepassauterdejoieà cetteperspective... Montonagacén'échappepasàmasœur,quis'approcheencore. —Disdonc,Ivy,ilvafalloirgrandirunpeu.Tupensaisfranchementqu'ilyauraitquelquechose de facile là-dedans ? (Sa voix sèche et glaciale me fait l'effet d'une claque.) Tout ce qui vaut la peine qu'onsebatte...quivautlapeinequ'onlepossède...C'estdifficile.Dansuneguerre,ilyauratoujoursdes victimes. Elleétudieunlongmomentmonexpression.J'essaiedenerienlaissertransparaître,mais,comme depuisnotreenfance,elledevineenuninstantcequejepense.Ellepointesurmoiundoigtaccusateuret arrêtesongestequelquesmillimètresavantdemeleplanteraumilieudelapoitrine. —Tu...Tul'aimesbien? Horreuretdégoûtpercentdanssavoix,commesijevenaisdemangerunepoignéedeversoude meréveillerdansuneflaquedevomi. Jedétourneleregard,jem'efforcedecalmerlesbattementsdemoncœur.Unedoucebriseremue lefeuillagedesarbresau-dessusdenostêtesetmefaittomberdanslesyeuxuneboucledecheveux,que jerepousseavecimpatience. —Jen'aipasbesoindebienaimerquelqu'unpournepastrouvernormaldeletuer. —Tusaiscommesamortestimportantepournotreréussite,siffleCallie.Sisonpèremeurt,c'est Bishopquiprendsasuite.Riennechange.Ilsdoiventêtreéliminéstouslesdeux.Tulesais! —Iln'estpascommesonpère.Il... —Jem'enfiche,mecoupeCallied'untonglacial.Jem'enfiche,decommentilest.Ettoiaussi, çadevraitt'êtreégal.C'estégoïsted'yaccorderdel'importance.Tuvasfairepassertessentimentsettes enviesavantcequ'ilyademieuxpournotrefamille?Avantcequ'ilyademieuxpourtoutlemonde? (Ellem'agrippel'avant-bras,sesdoigtss'enfoncentdansmapeau.)Aprèstoutescesannées,notrefamille estenfintoutprèsdereprendrelepouvoir.Tunecomprendspas? —Si,jecomprends,répliquéjeenluitordantlesdoigtspourmedégager.J'aivutroishommesse faire expulser aujourd'hui, ajouté-je, les dents serrées. Est-ce que tu t'en préoccupes ? N'est-ce pas le genredechosescontrelesquellesondoitsebattre? Calliesembleabasourdie. —Maisdequoituparles? Jesecouelatête,incrédule.Toutecolèrem'aquittéeetjehausselesépaules.Jemesensfatiguée, presqueapathique. —Laissetomber. —Jenesaispascequetuas,reprendCallie,maisilfautquetutesouviennesdequitues.Tout desuite.C'estnouscontreeux,Ivy.(Elleprendmamain,maisdoucementcettefois,etparled'unevoix pluscalme.)Onesttafamille,ont'aime.Onferaitn'importequoipourtoi.Nel'oubliepas. —Jen'oubliejamais. J'aidumalàparleràcausedessanglotsquiformentunebouledansmagorge. Calliemepresseunedernièrefoislamain. —Tudoislefaire,Ivy,sinontoutnotreplans'effondre.Penseàquelpointpapaserafierdetoi unefoisquetoutseraterminé. Ellem'adresseunpetitsourireetreculedequelquespas,sansmequitterdesyeux. —NedonnepasàBishopLattimerplusd'importancequ'iln'ena.Ilneferaitpaslamêmechose pourtoi. Jerestesurletrottoirunlongmomentaprèssondépart.Lorsqu'onestconscientd'êtremanipulé, maisqueçafonctionne,peut-onencoreappelerçadelamanipulation? Chapitre12 uand je me réveille, il fait noir dehors. Je suis allongée sur le dos, la vue encore brouillée par le sommeil,etjetentedecomprendrecequim'aréveillée.Audébut,jen'entendsrien,àpartleléger gazouillisdesoiseauxdehors,lepetitvrombissementdelaventilationau-dessusdematête.Jesuis sur le point de me retourner pour essayer de dormir encore un peu quand j'entends un bruit, celui d'un placard qui se referme. En général, Bishop n'est pas levé à cette heure matinale. Là, il essaie d'être discret:lessonsenprovenancedelacuisinesontétouffés,sespaspluslégersqued'habitude. Jelefaissursauterenapparaissantdansl'embrasuredelaporte,encoreentraindemefrotterles yeux.Unpeutard,jemerendscomptequejeneportequ'undébardeuretuneculotte,maisbon,aprèstout, ilm'adéjàvueenmaillotdebain. —Quefais-tu? IlporteunT-shirtetunshort,sescheveuxsontenbataille.Sonregardeffleuremesjambesnues, puisremonteversmonvisage.Jeparviensànepasrougir. —Rien,répond-il.(Ilyaunsacàdosouvertsurlecomptoir,qu'iln'essaiepasdecacher,maisje sensbienqu'iln'apasnonplusenviequejeleremarque.)Ilesttôt,tupeuxretourneraulitsituveux. —D'accord. Jeretournedanslachambre,maisjenemerecouchepas.Jem'habille,mechausse,rassemblemes cheveuxenunchignonrapideetj'attendsquelaported'entréeserefermedoucementderrièrelui.Là,je coursàlacuisinepourremplirunegourded'eauetjemeglisseàsasuite. Jen'aipastropréfléchiavantd'agir,maisj'aienviedesavoircequ'ilmijote,pourquoiilsortsans m'enparler.Cequiestparfaitementridicule,sachantlenombredesecretsquej'aidemoncôté.Maisj'ai enviededécouvrircequ'ilfait,etlesuivreencachettenevapasàl'encontredemesprincipes. Le filer sans me faire remarquer s'avère plutôt difficile. Bishop emprunte le même chemin que pouralleràlarivièrel'autrejour,aumoinsaudébut,maisilmarchevitedanslesbois,lepassûr,ralentit àpeinepourfranchirlesbranchescasséesqui,lorsdemonpassage,trouventsansproblèmemesjambes pourlesérafler.J'espèrequelesondesespascouvrelemien,parcequ'onnepeutpasdirequejesois très discrète : parfois je dois pratiquement courir pour éviter de le perdre de vue. Je commence à entendrelarivièresurnotredroiteetjesaisquel'étangestproche,maisBishopprendàgauche,quittele cheminetpénètredanslesbroussailles.Jem'appuieuninstantcontreuntroncd'arbreafindereprendre monsouffleavantderepartiràsasuite.Desplantesrampantess'enroulentautourdemeschevillesetj'ai les bras griffés par les feuillages. Je parviens à contourner un gros rocher à moitié enfoui dans le sol, maisjetrébuchesuruneracineettombesurmonépauledroite. Pendantuneminute,jeresteallongéelà,respirantàtraversmesdentsserrées.Jenesuispastant blesséequesonnée.Quoiqu'unpeudesangcoulelelongdemonbras.Quelleidéej'aieue!Maisilest troptardpourrebrousserchemin.Jedoisdécouvrircequ'ilfait.Jemehissesurlesgenoux,puissurles pieds, et je repars. À présent, je l'ai complètement perdu de vue. Je tourne la tête dans toutes les directionsdansl'espoird'entendreunbruitquim'indiqueraitsaposition.Silence.Tantpis,jeprendsle risquedemefairerepérer.Jem'élancedansladirectionsuivietoutàl'heureparBishop,jesautepardessuslesobstaclesetcherchesonT-shirtbleuduregard. Jem'arrêteencorepourécouter.Jeperçoissoudainunbruitdevoixétouffées.Leurspropriétaires se trouvent un peu plus loin devant moi, sur la droite. Difficile de les entendre par-dessus le chuchotementdesfeuillesdanslepetitventdumatin.Jenedistinguepaslesparoles,maisjesuissûre quelavoixlaplusgraveestcelledeBishop.J'approchedésormaisàpaslents,prenantgardedeposer Q chaquepiedsansbruit. Jenesaispasexactementoùjesuis.Jen'entendspluslarivière,maisdevantmoi,àtraversles arbres,jevoislesoleilfairebrillerdumétal.Labarrière.QuepeutfabriquerBishopàlabarrière?Peutêtrediscute-t-ilavecl'undesgardes?Lesoufflecourt,etpasseulementàcausedelacourse,jecontinue d'approcher.Jem'arrêteàlalisièreduboisetjemecachederrièreungrostroncd'arbre. Labarrières'étenddesdeuxcôtés.Uneportegrillagéesetrouveàunedizainedemètressurma gauche.Est-ceparlàqu'onafaitsortirlesprisonniers?Unebanded'herbeetdemoussedequatremètres delargeséparelabarrièredel'oréedubois.Justeenfacedemoi,Bishopestaccroupidevantlagrilleet s'adresseàunesilhouetteallongéeàterre,del'autrecôté.Jemepressecontreletroncd'arbreetjetends lecoupourtenterdemieuxvoir.C'estunejeunefille,seslongscheveuxemmêlésautourdesonvisage formentcommeunnuagedesaleté.Jenedistinguepassestraits.Toutcequejevoisdesapeauestun piedcrasseux,quiressembleplusàdel'osqu'àdelachair. —Allez,ditBishop.Prenezl'eau.S'ilvousplaît. Ilfaitpasserunemincebouteilled'eauparuntroudelagrille,maiselletombedel'autrecôté.La fillenefaitpasminedel'attraper.Elleparaîtmorte,maissiBishopluiparle,c'estqu'elledoitencoreêtre envie. —Ho,jet'aidéjàdit,arrêtedeperdretontempsavecelle!lanceunevoixd'homme. Jetournevivementlatêtepourexaminerl'autrecôtédelabarrièreetilmefautuneminutepour localiserletypequivientdeparler.C'estunhommeassis,dontlecorpsestengrandepartiecamouflépar leshautesherbes.J'aperçoisunelueurfamilièredanssesyeuxbleusrusés.MarkLaird!Monsangnefait qu'untour.Jenevoisaucundesdeuxhommesquiontétéexpulsésenmêmetempsquelui.Peut-êtresontils partis plus loin, chercher un abri, de l'eau, de quoi se nourrir ? Peut-être les a-t-il tués ? Les deux possibilitéssonttoutàfaitenvisageables. Bishopnetournemêmepaslatêteverslui.Ilfaitpasserdupainparlagrille,quisubitlemême sortquel'eauetatterritdanslapoussière. —Neluidonnepasça!protesteMark. Ilserelèveenprenantappuisurlegrillage.Ilboitedelajambegauche.Uneblessurerécente,car hierilmarchaitnormalement. —Elleestdéjàpresquemorte,detoutefaçon!ajoute-t-il.Tufilesàmangeràuncadavre. —Ferme-la!lanceBishop,sanspourautantregarderMark. Jenel'aijamaisentenduparlerd'unevoixaussifroide.Ilsepenchepourdirequelquesmotsque jenesaisispasàlajeunefille,maissesparolesrestentsansréponse.Aprèsuneminute,ilseredresse avecunsoupir.Jem'effacedansl'ombredel'arbrepouréviterd'êtrevue. BishopsedirigeversMarketfaitpasseruneautrebouteilled'eauetunautremorceaudepainà travers la barrière. Contrairement à la fille, Mark se précipite pour s'en emparer, tâtonnant sur le sol commesilesdenréesallaientdisparaîtres'ilnesemontraitpasassezrapide.Bishopleregardefaire.Son visageestunmasquesansexpressionquejenereconnaispas. —Tudoistrouverdel'eau,dit-ilàLaird.Larivièreestparlà,précise-t-ilenindiquantl'estd'un mouvementdetête.Pourlanourriture,ceserasansdouteplusdifficile,maisjesuissûrquetutrouveras quelquechose. —Est-cequ'elleestpotable? —Est-cequetuaslechoix? Markhausselesépaulespuiscroquedanslemorceaudepain. —Tureviendras?demande-t-illabouchepleine. —Necomptepaslà-dessus. Rapidecommel'éclair,BishoppasseunemainàtraverslabarrièreetserrelesdoigtsdeMark contrelegrillage,làoùilssontencoreaccrochésauxanneauxdemétal. — Tu la laisses tranquille, ordonne-t-il d'une voix calme. (Je dois tendre l'oreille pour comprendresesparoles.)Tuneluipiquespassanourriture.Tunelatouchespas. IltordlamaindeMark,quihurleetfaittomberlepaindesamainlibre. —D'accord,gémit-il.D'accord!Lâche-moi! Bishops'exécuteets'éloignedelabarrière,sansdétachersesyeuxdeceuxdeMark.Enfin,ilse détourneetaccordeundernierregardàlajeunefilleavantdesedirigerversmacachette.Jemedéplace d'un côté de l'arbre, espérant qu'il passera tout droit sans me repérer. Je me plaque contre le tronc et ferme les yeux. Pourvu qu'il ne me voie pas ! J'entends ses pas approcher, puis une main se referme soudainautourdemonbrastelleunemenotte.Ilm'entraîneenavant,m'éloignedelabarrièreetmefait pénétrerdanslebois.Éberluée,jetrébucheàlasuitedeBishop.Ilneditpasunmotetsecontentedeme traînerderrièrelui. —Tumefaismal,dis-jetoutbas. JenesouhaitepasqueMarkaitventdemaprésenceici.Jeneveuxniqu'ilmeregardeànouveau niqu'ilrepenseàmoi,jamais. Bishopmelâchesur-le-champ,maisquandilseretournepourmefaireface,sesyeuxd'ordinaire placideslancentdeséclairsdefureur,samâchoireestserréecommeunpoing. —Qu'est-cequetufichesici?gronde-t-il. Je ne l'avais jamais vu se mettre en colère avant aujourd'hui. C'est presque un soulagement de savoirqu'ilenestcapable,qu'iln'apastoujoursuneparfaitemaîtrisedesesémotions.Jememassele bras. —Jet'aisuivi. —Oui,ça,j'avaiscompris.Jem'ensuisrenducompteenvironunerueaprèslamaison.Autemps pourmadiscrétion... —Pourquoin'as-turiendit? Bishopfaitunpasversmoi. —Jevoulaisvoirjusqu'oùtuirais. —Ehbienvoilà,tuesfixé!(Jerelèvelatêtepourleregarderdroitdanslesyeux,ignorantmon poulsquibatàtouteallure.)Jesuisalléejusqu'aubout. Bishopexpireetjesenssacolèreretomberenmêmetemps. —C'estdangereuxici,Ivy. C'estàmontourdeserrerlesdents. —Alorsquefais-tulà?Detoutefaçon,cen'estpascommes'ilpouvaitrepasserpar-dessusla barrière. Delàoùnoussommes,j'aperçoisencoreunéclatdebarbeléacéréausommetdelagrille. —Cen'estpascequejevoulaisdire,soupire-t-ilensepassantunemaindanslescheveux.C'est illégaldelesaider. —Alorspourquoilefais-tu?Cetype,là-bas,dis-jeavecungesteverslabarrière,c'estceluique j'aivul'autrejour.Celuiquiavioléunepetitefille. Bishopgrimaceàmesparoles,maissonregardnedéviepas. —Tudisaisn'avoiraucunesympathiepourlui.Alorsc'estquoi,ça?(Jebaisselavoix.)Lafille, tulaconnais?Cellequiestàterre? Bishopsecouelatête. —Non,jenelaconnaispas.Elleaétéexpulséelemoisdernier.Ellealaissétomber.(Iltendles mainscommes'ilcherchaitlesbonsmotsdansl'air,puisleslaisseretomberlelongdesoncorps.)Ce n'estpasdelasympathie.C'estsemontrerhumain,riendeplus.Jeveuxjuste...(Ilsefrottelevisage.)Je veuxjusteleurdonnerunechance,jecrois.Àceuxquilaméritent,entoutcas. —Etcommentfais-tupourdistinguerlesbonsdesméchants? Bishopm'adresseunsourirecontrit. —Jen'aiaucunmoyendelefaire. Je le dévisage en silence. C'est son père qui impose la sentence, sans même avoir le courage d'assisterauxexpulsions.Etmonpèrenevautpasmieux,pasvraiment,mêmesiçam'estdouloureuxde l'admettre.Ilprotestecontrelapolitiqueduprésident,maisiln'apasprisuneseulefoislapeinedevenir icioffrirdel'eauoudusoutienauxcondamnés.Detouteslespersonnesquejeconnais,desdeuxcôtésde l'équation,seulBishopalecœuretlavolontédelefaire.Seulluiestassezfortpourmontrerunpeude pitié. JesaisqueCalliearaison.Avoirdessentimentspourlui,n'importelesquels,c'estl'acteleplus dangereuxdetous.Pirequed'êtredécouverteoudecommettreuneerreur.Maismêmeensachantqueje nepeuxpasmepermettrederessentirdel'affectionpourBishop,jecomprendsqu'ilesttroptard.J'en ressensdéjà. —Jet'aiderai,dis-jesansyréfléchir.Àpartirdemaintenant. Jemerapproched'unpaspoursupprimerladistanceentrenous.J'hésite,partagéeentrecequeje veuxetcequ'ilseraitplussagedefaire,puisjeluiprendslamain.Jesensdel'électricitédansmonbras quandnospeauxentrentencontact,undésirdoux-amer.J'insiste: —Onpourralefaireensemble. MêmeCallienepourraitpass'yopposersielleledécouvrait.L'expulsionestl'unedesinjustices contrelesquellessebatmonpère.Inutilepourelledesavoirquecen'estpasparloyautéfamilialeque j'agirai. Jem'attendsàcequeBishopproteste,maisilesquisseunsigned'assentiment,sesyeuxvertsrivés auxmiens.Ici,entourésd'arbrescommenouslesommes,ilssontplussombres,commesileurcouleur avait été volée par les branches au-dessus de nous. Il ne lâche pas ma main et nous entamons le long cheminpourrentreràlamaison. Chapitre13 ylanetMeredithnousontinvitésàdîner.Bishopm'annoncelanouvelleparunsamedimatin tranquille,enposantunsacrapportédumarchésurlatable.Jesuisalorsoccupéeàterminer monpetit-déjeunertardifdefloconsd'avoine. —Quandça? Mavoixlaisseparaîtreautantderéticencequelasienne. —Cesoir.Dylanm'acoincéaumomentoùjerentrais,soupireBishop.Jen'aipasvraimentpu —D refuser. —Parcequ'ilsevengeraitsurelle. Jeposemacuillère.Jen'aiplusfaim. — Exactement, confirme Bishop avec un nouveau soupir. (Il s'assied sur la chaise en face de moi.)Ilsontaussiinvitélecouplequihabiteàdeuxmaisonsd'ici.Jeconnaislemari,Jacob,ilétaitavec moiaulycée.Onalemêmeâgeetilestplutôtsympa.Enrevanche,jen'aipasencorerencontrésafemme. —Ehbien,onvas'éclater!dis-jeavecunenthousiasmefeint. Bishopmelanceunclind'œilexagéré. —Nevapasteplaindrequ'onnes'amusejamais. Monriresortsansprévenir,mesyeuxtrouventlessiensdel'autrecôtédelatable.Ils'inclinevers moietchipeunedesfraisesdemonporridge.Jeluidonneunetapesurledosdelamainavecmacuillère etilavalelefruitavecunpetitsouriremalicieux.Lescheveuxébouriffésparsesdoigts,uneombrede barbesurlesjoues,ilparaîtparfaitementdétendu.Jeledévoredesyeux,jesais,maisjen'arrivepasà m'enempêcher. —Tuesheureuse,Ivy?medemande-t-il. Jeresteinterdite.Detoutemavie,jepensequ'onnem'ajamaisposécettequestion.Jeprendsle tempsdepesermaréponsepourluidonnerl'importancequ'ellemérite.Jesaiscequejedevraisdire.Et jesaiscequejenedevraispasressentir.Lavéritésetrouvequelquepartentrelesdeux. —J'ytravailleencore,dis-jeenfin.Maisjem'enapproche. Bishopsourit,d'unsourirelentetspontané,quimeréchauffelecœur.Quim'embrasetoutentière. Jeleluirenvoieetjebaisselatêtepourcachermesjouesenfeu. QuandnousfranchissonslepetitportaildesCox,Meredithestentraindemettrelecouvertsurla table de pique-nique dans le jardin de derrière. Elle nous adresse un grand sourire et vient vite me prendrelasaladedefruitsquenousavonsapportée. —Onesttrèscontentsquevousayezpuvenir,déclare-t-elle. —Mercidenousavoirinvités,dis-jeenretour. Ellenousdésignelatableetleschaisesdejardin. —Mettez-vousàl'aise,jevaisvousapporteràboire. Bishopprendplacesurl'unedeschaisesetjem'assiedssurunbancdelatabledepique-nique. Accompagnéedesonmari,quiporteunplatdeviande,Meredithrevientavecdeuxverresdelimonade. —Bonjour,vousdeux!lanceDylan,toutsourires.(Sontonenjouémevrillelesnerfs.)Dusteak, çavousdit? —Super! MavoixsonneaussifauxquelasienneetBishopmeregarded'unairàlafoissurprisetamusé. —Ons'estditquepourlefilsduprésident,ilnefallaitquelemeilleur,ajouteDylanenassenant àBishopunegrandetapesurl'épaule. Bishopesquisseunsourireforcé.Sesyeuxsontaussidursetfroidsquelesilex. Nous parvenons à parler de tout et de rien, à bâtons rompus, pendant quelques minutes, jusqu'à l'arrivée de Jacob et de sa femme, Stéphanie. Tous deux sont petits, les cheveux bruns et pourraient facilement passer pour frère et sœur. Jacob est aussi avenant que Bishop l'avait prédit et il semble sincèrementcontentdemerencontrer.Stéphanieestenceinte,sonventresiarrondiqu'onapeurqu'elle titubeàtoutmoment. Elle s'affale sur une chaise avec un soupir de soulagement audible et m'envoie un petit sourire d'excuse. —Personnenem'avaitprévenueàquelpointceseraitépuisant. —J'imagine,murmuré-je,mêmesienfaitjen'imaginepasdutout. Ellesepasselamainsurleventre. —Plusquedeuxoutroissemaines,heureusement!Oncommenceàavoirhâtederencontrernotre petitbonhommeounotrepetitefille. Jacobs'assiedàcôtéd'elleetluiposeunemainsurl'épaule. —Tuveuxquejet'apportequelquechose,machérie?demande-t-il. LevisagedeStéphanies'illuminelorsqu'ellesetourneverssonmari. —Nonmerci,çava. Elleparaîtheureuse,maisjenepeuxm'empêcherdemedemanderdansquellemesuresajoieest liée à sa réussite en tant que femme au foyer et future maman. Meredith nous rejoint, les mains jointes devantelle,uneexpressionrêveusesurlevisage. —Jesuistellementimpatiented'avoirunbébé!lance-t-elle. Jefixelesoletm'enjoinsdemetaire.Pourunefois,j'écoutemespropresconseils.Jen'arrivepas à croire qu'elle puisse vouloir un enfant avec Dylan. Le lavage de cerveau a-t-il été tel qu'elle pense vraimentquedonnernaissanceàunenfantvaaméliorersasituation,qu'ungarçoncommeDylanpuisse changer?Necomprend-ellepasqu'elleseprécipitedroitdansunpiège?Quellequesoitlafaçondontsa relation avec Dylan évoluera, elle aimera leur enfant et ce lien l'emprisonnera pour le restant de ses jours.Devenirmèreàseizeans...Pourungouvernementrusé,çasertplusd'unobjectif. Je suis soudain frappée par le ridicule de la situation. Nous sommes encore enfants de tant de manières,etpourtantnousjouonsaupapaetàlamaman!Onorganisedesbarbecuesetonparlebébés. Même à dix-huit ans, Jacob et Stéphanie paraissent jeunes eux aussi, trop jeunes pour se lancer dans l'aventured'êtreparents.Monpèrem'aracontéqu'avantlaguerre,beaucoupsemariaientetsemettaientà avoir des enfants à partir de la trentaine, parfois même la quarantaine. Le contraste est saisissant. D'accord,plusonestjeune,plusonadechancesquenotrebébénaisseaveclebonnombrededoigts,et plus on a de chances d'avoir un enfant tout court. Malgré tout, j'envie les femmes d'avant, celles qui avaientlechoixd'attendreoudenepasavoird'enfants.Aujourd'hui,lesenfantssontcequ'ilyadeplus précieuxet,sionlepeut,onena.Laquestiondecequ'ondésireneseposepas,ils'agitseulementde savoir combien et dans quel état de santé. Bishop et moi ne sommes pas destinés à élever une famille ensemble,jelesais,maisjem'interroge:envie-t-illeventredeStéphanie,aimerait-ilavoirsonpropre enfantenroute?Jecaptesonregardunpeuplusloin,etildécocheunpetitsourirequim'estdestiné,à moi et à personne d'autre. Quelque chose dans son expression me souffle que je ne suis pas la seule à percevoirleridiculedecetteviequiestlanôtre. —Lessteakssontprêts!crieDylan. Meredith se précipite à son côté avec un plat de service. Sa vigilance constante envers les besoinsdesonmaridoitêtreépuisante,toujoursàessayerd'anticipercequ'ilvoudraavantqu'iln'ypense lui-même. Nousallonscherchernosassiettes,àpartStéphanie,queJacobobligeàresterassisependantqu'il valuichercherlasienne.Jem'assiedsauboutdelatabledepique-niqueavecDylanetMeredithenface demoi.Bishopretournesursachaisedejardin,StéphanieetJacobàsagauche. Aumilieudurepas,jeremarqueladouceurdel'intimitéentreStéphanieetJacob,leurfaçonde s'asseoiraveclesgenouxquisetouchent,leursriresétouffésaprèsl'échangediscretd'uneplaisanterie. Même Dylan et Meredith parviennent au dessert sans qu'éclate entre eux un conflit. Elle lui tend une fourchettepiquéed'unboutdepastèqueetluisouritquandill'avale.Jedoisrésisteràl'enviedevomir. Personnellement, je serais plus tentée de lui mettre un coup de fourchette dans l'œil. Mais il est indéniable que la proximité de ces deux couples rend la distance entre Bishop et moi d'autant plus étrange,facileàremarquerpartoutlemonde.Ilnefautsurtoutpasquelesautrescommencentàseposer des questions sur notre relation, s'interrogent sur mon engagement auprès de mon mari. Surtout après... quandlessoupçonsporterontforcémentsurmoi. Jeprendsuneprofondeinspirationetjemelève,l'assietteàlamain,pourrejoindreBishop.Un sourireauxlèvres,jeluilance: —Unepetiteplacepourmoi? Sansluilaisserletempsderépondre,jem'assiedsenbiaissursesgenoux,faisantreposermon poidslégèrementsursescuisses.J'espèrequ'ilnemesentpastremblercommeunefeuille.Ilm'observe unlongmoment. —Jenevaispascasser,finit-ilpardire. Ilposelamainaucreuxdemesreinspourmesoutenir. —Jesuisgrande,dis-jeenguised'excuseavantdelaissertoutmonpoidsreposersurlui. —J'avaisremarqué,répondBishopd'unevoixdouce.Etj'aimebien. La chaleur dans ma poitrine menace de me submerger, comme si on avait mis le feu à ma cage thoraciqueetqu'ilsedéchaînaitdansmoncorps,brûlanttoutl'oxygènedisponible. Du coin de l'oeil, je constate que Stéphanie et Jacob nous observent, mais je n'arrive pas à détacherlesyeuxdeceuxdeBishop. —Ton...(Jedoismeraclerlagorge.)Tonsteakestbon? —Oui,répondBishop,quiregardemonassiette.Letien? —Pareil. Jenesuispassûred'avoirlaforcedesoulevermafourchette.Leventfaittomberunemèchede cheveuxdeBishopsursonfront.Sansmedonnerletempsderéfléchir,jelaremetsenplace.Sescheveux sontbienplusdouxquecequej'auraiscru,épaisetsoyeuxsousmesdoigts.Matêtesaittrèsbienque c'estuneidéeidioteetmecried'arrêterparcequejevaistroploin,maistoutlerestedemapersonne n'émetpasdetellesréserves.L'idéemetraversel'espritquel'instinctdesurvien'estpeut-êtrepasmon traitdecaractèreleplusévident. Lorsque je retire ma main, Bishop tourne un peu la tête afin que je touche sa joue. Je sens la chaleurdesapeauetsacourtebarberugueusesousmesdoigts.Lamaintoujoursaucreuxdemesreins,il déplacedoucementlepoucedehautenbas,etmoncorpstoutentierestcentrésurcepoint. —Tudevaisfaireuncheese-cakeauxfraises,assèneDylanderrièremoi.C'estcequejevoulais. LepoucedeBishops'immobilisedansmondosetjesuissonregardversDylanetMeredith,près delaported'entrée.Elleporteunetarteetjevoissestraitssedécomposer. — Les fraises n'avaient pas l'air terribles au marché, mais ils vendaient des myrtilles fraîches, alorsjemesuisdit... LamaindeDylanbougesivitequejenel'aperçoismêmepasavantqu'elleatterrissesurlajoue deMeredithavecunbruitsec.Lajeunefilleécarquillelesyeux,quis'emplissentdelarmes.Stéphanie émetunpetithoquetdesurprise,puislecalmerevient.Meredithportelamainàsajoue,leregardbaissé surlatarte. —Jesuisdésolée,chuchote-t-elle. Bishops'estcomplètementraidi,samainagrippemonhautavecforce. — Les myrtilles, ça ira, reprend Dylan comme pour lui accorder un pardon officiel. Mais la prochainefois,tufaiscommejetedis. —Bien,répondMeredithavecunsouriretremblant.Elleposelatarteauxmyrtillessurlatableet Dylansetourneverstoutlemondeenfrappantdanssesmains. —Quiauneplacepourledessert? Iln'apasl'airdepercevoirlatensionpalpablequis'estinstalléedanslejardin,oupeut-êtrequ'il s'enfiche.Laviolencequ'ilinfligeàsafemmefaitpartiedeleurquotidien. —Jenemesenspastrèsbien,dis-je.(Mavoixforteromptlesilencequiasuivil'annoncede Dylan.)J'aimeraisrentrer. Jemelèveetreposemonassiettesurlatable. —Vousneprendrezpasunpeudetarte?demandeMeredith,déçue. —Nonmerci. J'aidumalàcroisersonregard.Jesaisquejedevraisrester,pourluiépargnerlesreprochesque Dylannemanquerapasdeluifaireensuite,maisjen'yarrivepas.Sijerestelà,jediraiquelquechose quirendraleschosesmillefoispirespourelle.Ilestplusavisédepartirmaintenant,avantdecauserplus dedégâts. Derrièremoi,Bishops'attardepours'excuserpournousdeuxetdireaurevoir,maisjem'éloigne. Jepasselepetitportailpouraccéderànotrejardin.Unefoisdanslamaison,jem'appuieaucomptoirde lacuisine,lesmainstremblantesderage. —Ilfautqu'onfassequelquechose,dis-jedèsqueBishoprentre. —Jesais,répond-il.Maistudoisteteniràl'écartdecetype. Jepousseunsoupirexaspéré. —Ilnemefaitpaspeur. —Jenedoutepasquetusoiscapabledeluificheuneraclée,répondBishopd'unevoixcalme. Dansuncombatàlaloyale.Maislesgarscommeluinepratiquentpaslecombatàlaloyale.(Ils'assied surunechaisedelacuisine,lesmainsposéessurledossier.)Ilestimprévisible,etc'estcequilerend dangereux. —Àmoi,ilmeparaîtplutôtprévisible.Illatabassedèsqu'ilenaenvie. —Jesuissérieux,Ivy.N'essaiepasdet'enchargertouteseule. Jefixelesol.J'entendsencorelaclaquedeDylansurlajouedeMeredith.Mahaineduprésident Lattimerseréveille:ilmetdesfillescommeMeredithdansunesituationdontellesnepeuventjamaisse sortir,ellesn'ontaucuncontrôlesurleurproprevie. —Etaufait,qu'est-cequec'était,ça?demandeBishop.Jemetourneverslui:ilmefixed'un regardscrutateur. —Dequoiparles-tu? —Venirt'asseoirsurmesgenoux.(Ilmarqueunepause.)Metoucherlescheveux. Jenesaispasdutoutcommentrépondreàsaquestion.Quelleréponseestlavéritéetlaquelleest un mensonge, quelle réponse améliorera les choses de manière temporaire et laquelle les empirera de manièrepermanente? —Situmetouches,jeveuxquecesoitparcequetuenasenvie,pasparcequedesgensnous regardent,poursuit-ildoucement.Cequelesautrespensentdenous,Ivy,jen'enairienàfaire.Cequise passeounesepassepasentrenous,çaneregardequenous. Je ne savais pas qu'il pourrait si bien lire en moi. Et j'ignore pourquoi je suis surprise. Il m'observedepuislemomentoùnousnoussommesrencontrés,apprendàmeconnaîtrecommeill'afait avec la rivière et le bois. Je veux lui dire que j'ai peut-être commencé à le toucher par inquiétude du qu'en-dira-t-on,maisquecen'estplusàçaquejepensaisparlasuite.Lerestedespersonnesprésentes danslejardinavaitcesséd'existerpourmoi.J'aienvied'êtrehonnêteaveclui.Maisj'aicommisassez d'erreurspourlajournée.Jenepeuxpasmepermettred'enajouteruneàlaliste. Chapitre14 ousretournonsàlabarrièreunesemaineaprèslebarbecue,maiscettefois,mêmesinousmarchons ensemble, nous ne nous tenons pas la main. Cette distance entre nous est présente depuis notre échange dans la cuisine, une tension qui affleure à la surface à chaque interaction d'une politesse forcée.J'aihorreurdeça,maisjemedisquec'estmieuxainsi.Jefaiscommesinilesondesavoixnile contactdesamainnememanquaient. La marche paraît plus longue aujourd'hui, sans doute parce que je ne cours pas après Bishop comme une folle furieuse, ou peut-être à cause du silence entre nous et de la chaleur oppressante. Le soleilesthautdansuncielbleuélectrique,pasunnuageenvue,l'airestsichaudqu'ilgrésillepresque quandoninspire. À l'orée du bois, je m'approche avec méfiance de la barrière. Pas question de me laisser surprendreparMarkLaird.Ceseraitfoudesapartd'êtrerestélà,maisc'estbiencequ'afaitlajeune fille.Ondistinguesasilhouetteramasséesurelle-mêmeaupieddugrillage.AucunetracedeMarknide personned'autre.Leseulbruitqu'onentendestceluiduventquisoupireentreleshautesherbesdel'autre côtédelabarrière.Malheureusement,ilneportepasquelessons,maisaussil'odeurdelamort,quibrûle l'entréedélicatedemesnarinesetrecouvremagorgeàtelpointquej'aidumalàdéglutirfaceàcette horreur.Leslarmesauxyeux,jeparvienstoutdemêmeàarticuler: —Oh,monDieu... Bishop est déjà accroupi en face de la fille, une main sur le nez et la bouche. J'avance à pas prudents,cequejeregretteaussitôt.Sonvisageestuneatrocitévioletfoncé.Elleaétéétrangléeetsatête pendauboutd'uncoubrisé.Sajupelongueestretrousséejusqu'àlataille.Jedétourneleregard,posela jouecontrelemétalchauddelagrilleetfermelesyeux.Jesaisquejeneseraijamaiscapabled'effacer demamémoirelesbleuslividesàl'intérieurdesescuisses,lesyeuxlaiteuxquineverrontplusjamais rien. —Ill'atuée... Jehalètecommesijevenaisdeparticiperàunecourse,j'avaledesgouléesd'aircontaminépar les émanations de la mort. Je prends des inspirations inefficaces et serre les dents jusqu'à retrouver le contrôledemonestomac.JesensplusquejenevoisBishopseredresseràcôtédemoi.Jel'entendslui aussirespirerfortenunbruitsaccadé. —Qu'est-cequ'elleavaitfait? Biensûr,jen'aipasvraimentenviedesavoir. —Quelleimportance?murmureBishop,accablé.Est-cequeçachangeraitleschosessiellele méritait? Jesecouelatêteetlagrillepénètreencoreplusdansmajoue. —Non.Jeveuxjustesavoir. — Elle a refusé le mariage arrangé, elle a même refusé de passer les tests de personnalité, répond-il. Jefermeencoreplusfortlesyeux.C'estlafilledontVictoriaetJackStewartdiscutaientlorsde monarrivéeautribunal,lafilledontlafamilleprotestaitdefaçontropvéhémentecontresasanction.Pour lapremièrefois,jemerendscomptequeleshorreursquiexistentdel'autrecôtédelabarrièresontles mêmes que celles de l'intérieur. Les hommes. Et les atrocités que nous nous faisons subir les uns aux autres. Je sens le grillage bouger contre ma joue et je me tourne, prenant bien garde de maintenir le N regardenl'air.Jen'aipaslaforcedelacontemplerunenouvellefois.Bishopaagrippélabarrièredes deuxmains,lesjointuresdesdoigtsblanches,lesyeuxfermés.Toutsoncorpsesttenducommeunressort, etj'ail'impressionquesij'essayaisdeletoucherilsedésarticuleraitd'uncoupetvoleraitenéclats.Je n'essaiepas. Il crie, crie encore une fois puis encore, fort, de manière incontrôlée. Il secoue le grillage. Sa colèreetsafrustrationsontd'autantpluspuissantesqu'ellessontinattendues.Quandenfinilretombedans lesilence,ilposelefrontcontrelemétal. —Parfois,articule-t-ild'unevoixrauque,jedétestecetendroit. Iltournelatêteversmoi,lesmainsencoreaccrochéesàlabarrièreau-dessusdelui. —Jesais,chuchoté-je.Moiaussi. Leretouràlamaisonmevidedetoutemonénergie.Cettejournéeaaspiréquelquechoseenmoi quinereviendrapasaprèsunedoucheetunesiesteouunbonrepas,jelesaisbien.Çafaitdesannées que je ne me sens plus empreinte d'innocence, mais peut-être en restait-il un soupçon, profondément enfoui,quiestpartiàjamais.Levidequ'ilalaisséestàprésentrempliparl'imaged'unefillemorteque jen'aimêmepasconnue. Lorsque,enfin,nousatteignonsl'alléequimèneànotreported'entrée,Dylanapparaîtsurlecôté desamaison.Ilporteunesacocheàoutilsàlataillequimenacedefairedescendresonpantalon,l'allure siridiculequej'aienviederire. —Salut,jetecherchais,Bishop. —Ahbon?demandel'intéressé,quisepasseunemaindanslescheveux,manifestementépuisé. —J'aiquelquestuilesdéplacées,expliqueDylanenregardantlalucarnedudeuxièmeétage.Je medisaisquetupourraispeut-êtremedonneruncoupdemain. Bishopmelanceunregardindéchiffrable,puisseretourneverslevoisin. —Avecplaisir.Justeuneminuteetj'arrive,O.K.? —Biensûr,pasdeproblème,répondl'autreavecunsourire. Chaquefoisqu'ilsourit,jesuisdéconcertée.Sonexpressionouvertenecadrepasdutoutavecce quejesaisrôderendessous.Nousrentronscheznousetj'ôtemeschaussuresàcoupsdepied,defaçon plusbrutalejenecomptaislefaireparcequel'uned'ellesrebonditcontrelemuràgrandbruit.Bishopme regarded'unairsurpris. —Jen'arrivepasàcroirequetuvasl'aider!Bishophausselesépaules,désinvolte. —C'estjustequelquestuiles. Satranquillitémedérange,commes'ilavaitdéjàoubliécequeDylanfaitsubiràMeredith. —Etalors?répliquéjeavecfeu.Onnedevraitpasl'aiderdutout. Pour toute réponse, Bishop attrape une bouteille d'eau dans la glacière. Je gratifie son dos d'un regardnoir,puismarmonne: —Laissetomber. Jemedirigeverslasalledebainsetclaquelaportederrièremoi. Je prends une longue douche, l'eau teintée de marron par la poussière sur mes orteils s'écoule danslesconduits.Quandjesors,lamaisonestsilencieuseetj'entendsdescoupsdemarteauàl'extérieur. Peut-êtrel'universdispensera-t-ilunsemblantdejusticepourunefois,etDylanseplantera-t-ilunclou danslamain? Jem'enrouledansuneservietteetm'observedanslemiroir.J'ailevisagerougiparlesoleil,des tachesderousseursontapparuessurmonnezetmesjoues.Jesuistoujoursphysiquementlamême,mais jen'aiplusl'impressiond'êtreelle,ouentoutcasplustoutàfait.Jesuislafilledemonpère.Lasœurde Callie.Etjeleseraitoujours.Lesplusgrandespartiesdemoileurappartiennent.Mais,mêmesijene veuxpasquecesoitvrai,jesaisqu'unespaceenmoi,sipetitsoit-il,estdésormaisréservéàBishop.Je nesaisnicommentc'estarrivénicequej'auraispufairepourl'empêcher. Je glisse au bas du mur de la salle de bains et pose le front sur mes genoux relevés. Si c'était Callie qui avait épousé Bishop, jamais elle n'aurait laissé une telle chose se produire. Sa loyauté à la causeauraitétésansfaille.Jenesaispascequ'ilyachezmoiquipliesifacilement.Lorsquejeregarde levisagedeBishop,jevoisungarçonquidonnedel'eauauxmourantsetm'encourageàpenserparmoimême,pastoutlemalquenousafaitsonpèreetcommentsamortpeutnousaiderànouslibérer. Jeresteassiselàjusqu'àavoirfroidetmalaudosd'êtreainsiappuyéecontrelemur.Quandjeme relève, mes cheveux humides ont laissé une coulée sur la peinture de la cloison, que j'essuie avec ma serviette.J'enfileunshortpropre,unT-shirt,etj'entassemescheveuxsurlesommetdemoncrâne.Jene sais pas ce qu'on a comme provisions, mais c'est sûrement mon tour de préparer le dîner. Depuis la cuisine,j'entendsencorelescoupsdemarteau,lesonétouffédesvoixdeBishopetdeDylanparlaporte dederrièreouverte.Alorsquejem'apprêteàouvrirlaglacièrepourvoirquellessontmesoptions,un grand craquement se fait entendre, suivi d'un cri. Le son est perçant, c'est le genre de cri qui signifie douleur,sang,chairmalmenée. Je laisse la porte de la glacière entrouverte et je me précipite vers la véranda, dont j'ouvre la porte-moustiquairedesdeuxmainsavantdedescendrelesmarchesd'unpaslourd. Dylan est étendu dans son jardin, le buste sur la pelouse, les jambes tordues sur la terrasse de béton. Il ne bouge pas. Je lève les yeux vers Bishop, perché au bord du toit. Il fixe Dylan. Comme le soleil est dans son dos, je ne peux distinguer l'expression sur son visage, mais quelque chose dans sa façondesetenirm'arrêtedansmonmouvement.Jeresteauportail,sansbiencomprendrecequisepasse, etjeregardeBishoppassersurl'échellepuisrejoindrelesolenquelquessecondes.Dylanalevisage ensanglantéetl'unedesesjambesformeunanglecontrenature.J'aperçoisunosblancquidépassed'une déchiruredesonpantalon.J'enail'estomacretourné. —Ilfautquej'aillechercherlessecours,crié-jeàBishop. Jen'aperçoisMeredithnullepart. —Attends,melanceBishop,lesyeuxtoujoursrivéssurDylan,quicommenceàbougeràterre. Je n'ai jamais vu Bishop aussi calme. Il est trop calme pour cette situation. Mon sang se glace dansmesveines. Dylanrelèvelatêteetsehissesuruncoudecouvertdesang.Ilgémit,samainlibreau-dessusde sajambeencharpie.Bishopfaitunpasverslui.Leblesséluijetteunregardpuisessaiedesereleversur les coudes, des miaulements frénétiques sortant de sa gorge. Bishop n'en tient pas compte, s'agenouille près de sa tête et lui pose une main sur le torse pour l'empêcher de se redresser. Je n'entends qu'un murmuregrave,nedistinguepascequ'ildit,maisDylanécarquillelesyeux.Ilsecouelatêteetlamainde Bishop appuie plus fort sur son torse. Pendant un moment interminable, personne ne parle, même les oiseauxdanslesarbressetaisent,puisDylanfinitparopinerduchef. — Je crois qu'il faut aller chercher les secours pour Dylan, Ivy, me dit enfin Bishop, sans se retourner.Ilalajambecassée. —J'yvais. Jecours,surletrottoiretdanslarue.Mespiedsnusclaquentsurl'asphaltechaud,maisjenesens pasladouleur.Jeneralentispas,nem'arrêtepasavantd'êtreàl'hôpital,d'avoirfaitvenirlesinfirmiers jusqu'àchezDylanavecleurbrancardtiréparbicyclette. Ànotrearrivée,Meredithestassisedansl'herbeàcôtédesonmarietluiaposélatêtesurses genoux. Elle est aussi pâle que l'os qui ressort de la jambe de son époux et elle pleure sans bruit, murmure des mots sans suite en lui caressant les cheveux. Bishop est à la table de pique-nique, ses longuesjambesposéessurlebancdevantlui,l'expressionsoigneusementneutre. Je vais le rejoindre pendant que les infirmiers s'activent pour stabiliser la jambe de Dylan, qui hurlelorsqu'onlemontesurlebrancard.Meredithagitelesmainsau-dessusdeluisansutilité,commeun oiseaublessé. —Ilauraitmoinsmals'ils'évanouissait,lâcheBishopd'untonégal. —C'estpeut-êtrecequivaarriver,dis-je.Letrajetrisqued'êtreunpeucahoteux. Je suis estomaquée du peu de compassion que je ressens pour Dylan, même en sachant à quel pointilsouffre.Lesinfirmierss'éloignentavecleblessé,suivideMeredith.Jeneprononcepasunmot avantqu'ilssoienthorsdenotrevue.Enfin,jedemande: —Ques'est-ilpassé? Bishopsautedelatablepoursetenirdeboutàcôtédemoi. —Ilesttombé. Jerelèvelatêtepourleregarderbienenface. —C'esttoiquil'aspoussé? Bishopnerépondpas,pendantsilongtempsquejepensequ'ilneleferapas. —OnétaitentraindediscuterdelafaçondontiltraiteMeredith.Ils'estagité,répond-ilenfin. Untoit,c'estdangereuxsionn'estpasconcentré. —Cequinerépondpasàmaquestion,observé-jedoucement. —Non,c'estvrai. —Etaprès,queluias-tudit? Jen'arrivepasàmesortirdelatêtel'imagedeBishopquirepousseDylanausol.Cen'étaitpas ungesteviolent,maissontonétaitmenaçant—unavertissementqueDylanseraitbêted'ignorer. Bishoppinceleslèvres. —IlneferaplusdemalàMeredith.C'esttoutcequicompte. —Maiscomment... —Jevaismedoucher,mecoupe-t-il. Ils'éloignedemoietjecontemplesasilhouetteélancée.Iladelaforce,jelesais.Jel'aisenti quandilm'ahisséesurlafalaiseàlarivière,quandilasecouélabarrièretoutàl'heure.Etàprésent,je sais qu'il peut aussi se montrer impitoyable. Si ç'avait été le premier soir, je n'aurais pas été surprise. Mais maintenant, après plusieurs semaines, c'est un choc pour moi, une facette de lui dont j'ignorais l'existence.Ya-t-ild'autresaspectsdeluiqu'ilnem'ajamaismontrés,aussisombresetdangereuxque celuiquejeviensdepercevoiraujourd'hui,cachéssouslasurfacedesonapparencenonchalante? Quandnousnoussommesrencontrés,jelecroyaisinsensible,commesitoutcequineconcernait pas son petit monde privilégié lui était indifférent. Mais à présent je comprends qu'il éprouve des émotionsaussiprofondesquelesmiennes.Simplement,illesmaîtrisemieuxquemoi,neplongepastête baisséeetprendletempsderéfléchir. Depuisledébut,ilmeprendaudépourvu,renversetoutesmesidéespréconçuesàsonsujet,même lesplussimples.C'estencoreunepiècedanslepuzzleBishop,unepièceauxcontoursdéchiquetésetqui nes'imbriquepasfacilementdanslerestedel'image.Çameplaîtqu'ilsoitcomplexe,quelasommede toutes ces pièces donne quelqu'un d'unique et de difficile à comprendre. Je n'ai pas le droit de le souhaiter, et je ne peux pas avoir l'espoir que ce souhait se réalise, mais j'ai quand même envie d'être cellequiledéchiffre. Chapitre15 près un repas silencieux, je ne demande pas à Bishop où il va quand j'entends la porte d'entrée s'ouvriretserefermerdoucementpendantquejedébarrasselatable.Depuislafenêtredelacuisine, j'aperçois Meredith qui rentre chez elle et je tape à la vitre pour attirer son attention. Le visage qu'elletourneversmoiestgonfléparleslarmes,sesyeuxcerclésderougeetépuisés.Jemeprécipitepar laportedederrièrepourlahéleravantqu'ellepuissedisparaîtreàl'intérieur. —Meredith!Commentva-t-il? Elle s'agrippe à la rampe métallique de son perron comme si c'était la seule chose qui la maintenaitdebout.Sescheveuxsalespendent,filasses,sursesépaules. —Ilaétéopéré,ças'estbienpassé. —Bon,tantmieux. Sachantquejeneregrettepasquesonmarisoitblesséetquejenecomprendspaspourquoiellea delapeinepourlui,jenesaispastropquoiajouter. —Iladit...(Unelarmecoulesursajoueetellel'essuied'ungesteimpatient.)Iladitquedèsqu'il le pourra, il va déposer une demande de divorce et qu'il faudra que je signe la requête conjointe. Il a précisé que le président Lattimer l'accepterait. (Sa voix se brise.) Il affirme qu'on ne va pas bien ensembleetnem'amêmepasdemandécequemoi,jevoulais. Alors voilà ce que Bishop a dû lui murmurer pendant qu'il était à terre, pour planter le dernier cloudanslecercueildeleurmariage. —Cen'estpascequetuveux?Iltefrappe,Meredith.Leregardqu'ellemelanceestempreint d'untelméprisquejereculed'unpas. — Tu crois que je ne suis pas au courant ? siffle-t-elle. Mais là, ce n'est pas mieux ! Notre mariageestterminé.JeretournechezmesparentsàWestside,etaprès?Personnenevoudrademoi.On ditqueleprofilestremisenlicepourl'annéesuivante,maistusaisbienqu'ilsneleferontpas. —Danscecas,ilyaurabiendesgarçonsdenotrecôtédelavillequicherchentunefemme. —Pasunefemmequiadéjàconnuunmari. —Tun'ensaisrien.Etdetoutefaçon,tun'aspasbesoindetemarier.Tupeuxtrouveruntravailet teconstruireunevieoùtun'espastoutletempsbattue. Ellerit,etc'estunsonamerquinevapasdutoutavecsonjolivisageenformedecœur. —Jeveuxunefamille,Ivy.Desenfants.Jeneveuxpasvivreavecmesparentsetêtrepriseen pitiépartoutlemondeparcequejen'aipasétécapabledegardermonmari. —Cen'estpascequivasepasser,luiassuré-je,mêmesijenepeuxpassavoir. Ilyapleindefillesquinesontjamaischoisiesetrestentcélibataires.Onnelesévitepas,mais ellesreçoiventtoujoursmoinsdeconsidération,commesiellesn'avaientpasétéàlahauteur. —Mêmesitun'avaisjamaisd'enfantouquetuneteremariaisjamais,ceseraittoujoursmieux quedetefairetaperdessusjouraprèsjour. Meredithsemordlalèvre,ellepleureàprésentàchaudeslarmes. —Peut-être,concède-t-elleavecunhaussementd'épaules.Maismaintenant,jenesauraijamais. —Oh,Meredith,dis-je,partagéeentrelapeineetlafrustration.Tunepensespascequetudis. —Nemedispascequejepense!Ç'auraitdûêtremonchoix.(Elleouvresaporte.)Jesaisque vousétiezbienintentionnés,touslesdeux.(Elleprononcecesmotssansmeregarder.)Maiscen'étaitpas àvousd'endécider. Derrièreelle,lesonduverrouesttrèsdoux,définitif A Jenesaispascommentonenestarrivélà,àunpointoùlaseulevaleurd'unejeunefilleréside danssonaptitudeàsemarier,sacapacitéàrendreunhommeheureux.Peut-êtrequeBishoparaison:tout dépend du couple. Stéphanie et Jacob sont amoureux, c'est évident. Mais qu'une fille comme Meredith puisse envisager de rester avec quelqu'un comme Dylan même si elle a l'occasion d'être libérée de lui prouve qu'il y a une faille fondamentale dans le système. Meredith ne connaît pas sa propre valeur et, danscemondeoùnousvivons,ellenelaconnaîtrajamais.Monpèrenem'asansdoutepassouventtenu lamainouexprimésonamour,maisilnousaappris,àCallieetàmoi,quenousétionsdesêtreshumains àpartentière,quelaprésenced'ungarçonànoscôtésnedéfinissaitpasquinousétions.Jeluienserai toujoursreconnaissante. Jeretourneàl'intérieuretjetentedeliresurlavéranda,maislachaleurétouffante,sansoublier mapropreagitation,nem'aidepas.Quandjem'effondreaulitpeuavantminuit,Bishopn'esttoujourspas rentré.J'espèrequ'iln'estpasentraindesemineràcausedecequis'estpassétoutàl'heure.Sansdoute Mereditha-t-elleraisonetn'était-cepasàluidedécider,maisjeneregrettepasqu'ill'aitfait.Etjene veuxpasqu'illeregrettenonplus.Monseulproblème,c'estdenepasyavoirpenséavant. Je ne me souviens pas m'être endormie, mais je suis réveillée par le bruit de la douche. Je me redressesurlescoudesetj'entendsBishopsebrosserlesdents.Laportedelasalledebainss'ouvreet laissesasilhouettesombresedéplacerdanslecouloiréclairéparlalumièredelalune. —Tuviensjustederentrer? Il s'arrête à la porte de la chambre. Dans l'ombre, la serviette claire autour de sa taille paraît lumineuse. —Ilyaquelquesminutes.Jet'airéveillée?demande-t-ildoucement. —Cen'estpasgrave,dis-jeenmeredressant.Oùes-tuallé? Ilsepasseunemaindanslescheveuxetsoupire: — J'avais besoin de marcher. Désolé d'être parti sans t'avertir. J'avais besoin d'être seul un moment. —J'aivuMeredith.ElleditqueDylanaétéopéré,ças'estbienpassé. Bishop ne répond pas et déplace son poids d'un pied sur l'autre, toujours à la porte. Je sens l'odeurfraîchedesonsavonquandilbouge,unpeupiquante. —Illuiaditqu'ilallaitsignerlademandededivorce.Bishopnerépondrien.Jedevinequ'ilme fixemêmesijenevoispassesyeux. —Tuasbienfait.(J'hésite,maisilaledroitdesavoir.)MêmesiMeredithn'estpasdecetavis pourl'instant. —Tucrois?dit-ild'unevoixépuisée.Est-cequefairedumalàquelqu'un,çapeutêtrebienfaire ?(Ilexpired'uncoup.)JenesuispassidifférentdeDylan,enfindecompte. Je repousse le drap pour venir m'agenouiller au bord du lit. Je souhaiterais être plus près pour pouvoirletoucher,maisc'estunetrèsmauvaiseidée. — Ne dis pas ça. Parfois, la douleur est le seul langage que certaines personnes peuvent comprendre. Et tu es différent de lui, dis-je d'une voix tendue. Bishop... Je sais que jamais tu ne t'en prendraisàmoi. Un long moment, on n'entend que le tic-tac du réveil sur ma table de nuit, le chant étouffé des gouttesquitombentdupommeaudedouchejusteenface.Sesyeuxnelâchentpaslesmiens,lesmiensne lâchentpaslessiens,etlatensionquipalpiteestsifortequec'estcommeunetroisièmepersonnedansla pièce,quelquechosedevivantquisouffledelachaleurentrenousdeux. —Tunedisjamaismonprénom,finit-ilpararticuler,lavoixgraveetrauque. —Quoi? Jen'ycomprendstellementrienque,l'espaced'uninstant,jecroisquejerêve.Jenesaispasce quejem'attendaisàcequ'ildise,maiscertainementpasça. — À l'instant, tu viens de m'appeler Bishop. Tu n'avais jamais prononcé mon nom avant. (Il s'interrompt.)J'aimebien. Il a raison et je ne m'en étais jamais rendu compte. Je n'avais jamais prononcé son prénom, commesi,defaçoninconsciente,engardantcettepetitedistance,jepouvaisrendremoinsréelcequise passeentrenous.Commesic'étaitl'omissionquimesauverait.Jesuisuneidiote.Jem'obligeàparlerà traverslessanglotsquis'amassentdansmagorge. —Jesuisdésolée. — Ne t'excuse pas. (Je distingue son sourire à la lueur de la lune.) Mais redis-le de temps en temps. J'approuved'unsignedetête.Nepleurepas,Ivy!Jechuchote: —Bonnenuit,Bishop. —Bonnenuit,Ivy,répond-ilsurlemêmeton. Longtemps après son départ, je reste agenouillée sur le lit jusqu'à ce que mes jambes soient ankylosées,mesyeuxsecsetquejenesenteplusriendutout. Chapitre16 eprésidentLattimersemblesincèrementcontentdemevoir. —Ivy,dit-ilavecunsourirequiluifaitplisserlesyeux.Quelbonventt'amène? Ilestpossiblequ'ilsemoquedemoi,maisjenecroispas.Ilouvreplusgrandlaportedesa demeure. —Entredonc. Commetoujours,uneodeurdefleurs,tropdouceâtreàmongoût,embaumel'airfraisduvestibule. —Onpeuts'asseoirdehors?demandé-jeendésignantlaterrassededevant.Ilfaittellementbeau aujourd'hui. Ce n'est pas tout à fait vrai. Il fait chaud et lourd, et je crois que sur le chemin, j'ai gagné une dizaine de nouvelles piqûres de moustiques, mais je ne supporte pas l'idée de rester enfermée dans la maisonaveclui.J'aibesoind'avoirneserait-cequel'illusiondeliberté. LeprésidentLattimersetourneverslaterrasse.Lesmeublesdeferforgéontplutôtl'aird'avoir étéchoisispourleurstylequeleurconfort,maisilfaitunsigned'assentiment,melaissesortirdevantlui etrefermelalourdeporte. —Jenesaispass'ilm'estdéjàarrivéderesterlàdevant,dit-il,confirmantainsimasupposition. Pourtant,ils'assiedsansbronchersurunedeschaisesetjeprendsplaceàcôté,nosdeuxsièges séparésparunepetitetablecouvertedepoussière. —Commentvas-tu,Ivy? —Bien. DepuisqueBishopetmoisommesvenusdînericietqueleprésidentadéclaréavoirconnuma mère,j'avaisenviederevenirpourluiparler.Lesilencesuspectdemonpèrelorsquej'aiévoquélesujet avecluin'afaitquemeconforterdanscetteidée.Maislapeurm'auntempsretenue.Lapeurqueleplan échoue par ma faute, que je me trahisse sous le coup de la colère. La peur du président Lattimer luimême.Lapeurdecequejedécouvrirais.Maislebesoindesavoiraétéplusfort,ilnem'apaslâchée malgrétousmesefforts. Jenesaispastropparoùcommencer,alorsjeposelaquestionsanstournerautourdupot: —Commentconnaissiez-vousmamère? Leprésidentpousseunsoupiretsepincel'arêtedunez. —Çam'auraitétonnéquetuoubliesmoncommentaire.(Ilbaisselamainetmeregarde.)J'aurais sansdoutedûmetaire. —Pourtant,vousnel'avezpasfait. Ilm'adresseunbrefsourire. —C'estexact. Del'autrecôtédelarue,ilmemontreunegrandemaisonquifaitl'angle,presqueenfacedela sienne.Elleestcouvertedebardeauxgrisetonladistinguemalderrièreunécrandevieuxchênesdontla moitiésontmorts. —J'aigrandiici,Ivy.Ettamèrevivaitdanscettemaison-là. L'air qui reste coincé dans ma poitrine, comme une aiguille accrochée à du tissu, m'inflige une piqûresoudaineetaiguë. Bienentendu,jesavaisquemamèreavaitpassésonenfanceàEastglen,maisjen'aijamaissuà quel endroit. Dans mon esprit, elle avait toujours existé dans une espèce d'entre-deux. Je n'ai jamais vraimentpul'imaginercommeunepersonnevivante,faitedechairetd'os,alorsencoremoinscommela L voisinedupèredeBishop. Le président Lattimer se penche en avant et regarde ses mains. En cet instant, il ressemble beaucoupàsonfils. —Quesais-tudetamère? —Jesaisquevousl'aveztuée,dis-jed'unevoixsanstimbre. Parfois,macapacitéàl'autodestructionmesurprendmoi-même. Ilexpireavecdifficultéetreposelefrontsursesmainsjointes. —C'estcruel,dedireça.(Aprèsunlongmoment,ilrelèvelatête,lesyeuxsurlamaisonoùma mèreagrandi.)Maisjesupposequ'aufond,c'estlavérité. Je suis contente qu'il l'ait reconnu, que nous n'ayons pas à faire semblant. Danser autour de la vérité,c'estépuisant. —Vouspouvezmeparlerd'elle? Jem'attendspresqueàcequ'ilmerieaunezaprèscequejeviensdeluidire,maisilaccepte. —Ons'aimait,touslesdeux,dit-ilsimplement.Depuisl'enfance. Je l'avais deviné. L'expression de son visage quand il a pointé du doigt la maison ne pouvait signifierautrechose.Pourtantj'ail'impressiond'avoiruneenclumesurl'estomac.Ilfaitpluschaudque jamais,maistoutàcoupjesuisfrigorifiée. — C'était une forte tête, ta mère. Elle avait les mêmes yeux que toi, les mêmes cheveux magnifiques.(Ilesquisseunsourire,sûrementenréactionàunsouvenirancien.)Ellefonçaittoujourssans réfléchiretneserendaitcomptedesconséquencesdesesactesqu'après,dit-ild'unairentendu. —Çamerappellequelqu'un... Ilrit. — Mais elle était pleine d'énergie, de vie, de chaleur. Elle me rendait heureux de vivre, même dansunmondesombreeteffrayant.Jepouvaistoutluidire. Jenepeuxqu'apprécierletableauqu'ilmefaitdemamère,espérerquejeluiressembleautant qu'illecroit. —Iln'yajamaiseupersonned'autre,nipourl'unnipourl'autre,ajoute-t-il. J'aitoujourssuquemesparentsnes'étaientpasmariésparamour.Commentauraient-ilspu?Leur unionétaitarrangée,commetouteslesautres.Maisàlafaçondontmonpèreparledemamère,jesais qu'il a fini par tomber amoureux d'elle. Mon cœur se serre à l'idée que ce sentiment n'ait pas été réciproque. —Ques'est-ilpassé? —Ellepensaitqu'onsemarierait,touslesdeux.Qu'onauraitdesenfants.Commej'étaislefilsdu président,ellecroyaitquejepouvaisnouséviterlemariagearrangé.(Ilmefixedesesyeuxbleusemplis dechagrin.)Etsansdoute,j'auraispu.J'enavaisenvie,tellementenvie...Maisçan'auraitpasétéjuste.Je nepeuxpasdemanderàtoutlemondedes'uniràunconjointqu'onluiimposesansmoi-mêmesuivrela règle.Westfalls'estdéveloppéeparcequenousavonsfaitpasserlesbesoinsdugroupeavantlesdésirs individuels.Sinouscommençonsàautoriserdesexceptions,toutelastructures'effondrera. Malgré toutes les années écoulées, il a toujours l'air de vouloir se convaincre lui-même. D'une voixdouce,jel'inviteàcontinuer: —Etdonc,vousavezépouséMmeLattimer? — Oui. J'ai passé tous les tests de personnalité et tous les entretiens, et c'est Erin qui me convenait le mieux, donc je l'ai épousée. Malgré ce que tu peux penser, ce n'est pas une mauvaise association. Nous avons un fils super. Nous travaillons bien ensemble. Sur plusieurs plans, ce mariage s'estrévélébeaucoupplusfacilequ'ilnel'auraitétéavectamère. Toutçameparaîttrèséloignédel'amour,maisqu'est-cequej'yconnais,detoutefaçon?Onne peutpasdirequejesoisuneexperte. —Maisj'aibrisélecœurdetamèrelejouroùj'aiépouséErin,reprendleprésidentLattimer,qui vientdeserenfoncerdanssonsiège.Etenretour,elleabrisélemien. —Ensemariantavecmonpère? — Non, fait-il en secouant la tête. Je ne le lui ai jamais reproché. Elle ne faisait que ce qu'on attendait d'elle. J'étais contente qu'elle se bâtisse une vie. Ensuite, Callie est née... puis toi. Je croyais qu'elleétaitenfinheureuse.Ouaumoins,qu'elleavaittrouvéunefaçondetournerlapage. —Alorscomment...commentvousa-t-ellebrisélecœur? Jeneveuxpassavoir...Jeneveuxpassavoir.Unefoisdeplus,illèveundoigttremblantpour désignerlechênesolitairesursaproprepelouse.Ilyaunrosierjauneenfleursaubasdel'arbre. —Elles'estpendue,justeici.(Ils'efforced'étoufferunsanglot.)Çafaitplusdequinzeans,etje lavoistoujoursicichaquefoisquejesorsdechezmoi. Jefixelechêne,maisjen'arrivepasàledistinguer.Autourdemoi,lemondeentierestbrouillé. Çanepeutpasêtrevrai.Çanepeutpas!Jefinisparchuchoter: —Vousmentez. —Oh,non,soupire-t-il,etj'entendslavéritédanssavoix.Jepréférerais.(Ilcontempletoujours le chêne. Sa voix est distante, comme repartie dans le passé, quand ma mère était encore en vie.) Le jaune,c'étaitsacouleurpréférée. Jecachelatêteentremesjambesetjemecouvrelesoreillesdemesmains.J'essaiedechasser lespointsnoirsquitournoientdevantmesyeuxetc'estparpurevolontéquej'yparviens.Monpèrene parlait presque jamais de ma mère. Quand il le faisait, c'était comme un fouet qu'il utilisait pour me gardersurlecheminqu'ilvoulaitquej'arpente.Etcethommeàcôtédemoiaplantédesfleursenson honneur, alors que ce doit être une torture de tous les jours. J'ai envie de m'arracher la peau pour échapperàsesparoles.Jeveuxmeroulerenbouleetmourir.Jeveuxfracasseretréduireenpoussière touslesobjetsautourdemoi. LeprésidentLattimerposesamainsurmondosetjemedégageavecuncriperçant. —Non!dis-jed'unevoixhaletante.Nemetouchezpas! — Je suis désolé, Ivy, murmure-t-il. (Il semble confus.) Je croyais que tu savais comment elle étaitmorte. Avantqu'ilpuisseprononcerunautremot,jemesuisremisedeboutetjecours.Jedescendsles marchesduperronàl'aveuglette,jen'écoutepassescrisquim'appellent.Lesoufflecourt,jefuislavérité de la mort de ma mère. Je cours dans la ville comme si m'arrêter signifiait mourir. Les passants me lancentdesregardsétonnés,quelques-unsm'appellent,maisjeneralentispas,jecontournelesobstacles. J'entendsletonnerreau-dessusdematête.Deséclairslacèrentleciel.J'aimalauxjambes,mespoumons mebrûlentetj'accueillechaquemanifestationdedouleurcommeunamiperdudepuislongtemps. MonpèreetCalliesonttouslesdeuxassisàlatabledelacuisineaumomentoùj'entre,lesreliefs durepasentreeux.Ilsmedévisagent,surpris,etmonpèreselèvedesachaise. —Ivy?Tuvasbien?Ques'est-ilpassé? —Jesais...(J'ailavoixéraillée,commesij'avaisavaléduverreetquejem'étouffaisavecles éclats.)Jesaiscequiestarrivéàmaman.Tum'asmenti.(Jemedirigedroitsurmonpèreetjeluidonne uncoupsurletorse.Ilm'attrapelespoignetsavantquejepuisselefrapperànouveau.)Tum'asmenti! hurlé-je. —Callie,dit-ild'unevoixfermeenregardantmasoeur. Derrièremoi,j'entendsCallieseleveretfermerlaporteàdoubletour.Elletireaussilesrideaux au-dessusdel'évier.Jemeforceàtournerlatêteetjecaptesonregard.Cetéchangesuffitàmeviderde touteénergie.Jem'effondresouslapoignedemonpère. —Tulesavais!Tulesavaisettunem'asjamaisriendit. — C'était mieux ainsi, assène Callie. Tu ne pouvais pas encaisser la vérité. Regarde dans quel étattues. —Tais-toi,Callie!lancemonpèred'untonsec.C'estrarequ'ils'adresseàelledecettefaçon.Il relâchemespoignetsetmepasseunbrasautourdesépaules. —Vienst'asseoir.Ilfautqu'onparle. Jelesuisdanslesalon,lesjambesencoton.Callienoussuit,maisarrivéàlaporte,monpèrelui lanceunregarddissuasifetelleretourneàlacuisine. —Viensici,medit-ilenmeguidantverslecanapé. Jem'enfoncedansunedouceurfamilièreetils'assiedàcôtédemoi.Nosgenouxsetouchent.J'ai passédesmilliersd'heuresdanscettepièce,jeconnaissesmursmarronetsonplancherparcœur,mais encemoment,j'ail'impressiond'êtrechezuninconnu. — Je ne sais pas exactement ce qu'il t'a raconté, me dit mon père. C'est le président Lattimer, n'est-cepas? Jeconfirmed'unsigneetjel'entendsmarmonner:«Salaud.» — Il ne s'agit pas de lui ! dis-je, haussant le ton. Tu aurais dû être honnête avec moi il y a longtemps. — Tu as raison, répond mon père. Mais tu mérites aussi d'entendre ma version. (Il prend une inspiration tremblante.) J'étais contre le mariage arrangé. Je ne voulais pas épouser une fille que je n'avais jamais rencontrée auparavant. J'ai envisagé de refuser, mais je ne voyais pas où ça allait me mener,àpartdel'autrecôtédelabarrière,doncj'aijouélejeu.Etpuislejourdelacérémonie,quandta mères'estavancéeversmoi...(Ilsecouelatête.)J'aibienfaillinepasycroire,Ivy,tellementc'estun cliché.Maispourmoi,çaaétélecoupdefoudre. Ilrit,maisd'unriresansjoie. —Maiscen'étaitpasréciproque,dis-jedoucement,pourluiéviterd'avoiràl'énoncerlui-même. —Non.Parcequesoncœurétaitdéjàpris.(Monpèredétourneleregard,jelevoisdéglutiravec peine.)Entoutcas,ons'entendait.Ellem'appréciait.(Ilprononcecesmotsavecuneamertumequirévèle commeilestdurd'être«apprécié»parlapersonnequ'onaime.)Etj'aieul'impressionqu'aprèsvotre naissance, la situation pourrait changer. Parce que même s'il manquait quelque chose entre elle et moi, ellevousaimait,touteslesdeux,énormément. —Pasassezpourresteravecnous,malgrétout,précisé-je,moiaussiamère. —Oh,Ivy...soupiremonpère.Elleavaitlecœurbriséetmalgrétousmesefforts,touslessiens, nousn'avonspaspuleréparer. Moiaussi,j'aimalaucœurenregardantmonpère.Commeiladûsouffrird'êtreamoureuxd'une femme qui n'a jamais pu l'aimer autant en retour ! Puis je pense à Erin Lattimer, qui se trouve dans le même cas. Je comprends pourquoi le président pensait agir de façon juste en n'épousant pas ma mère, maisilaeutort.Onnepeutpaslégiférersurl'amour.L'amourdépasselesgraphiques,lesdiagrammeset les intérêts communs. L'amour, c'est brouillon, c'est compliqué, et c'est une erreur de refuser sa magie aléatoire. —Maispourquoim'as-tumenti?Pourquoim'avoirsanscesserépétéqu'ill'avaittuée? Monpèreprendmesmainscrispéesentrelessiennes.Iladegrosdoigtségratignésetjeserais bienincapabledecompterlenombredefoisoù,enfant,j'auraisvouluqu'ilmetienneainsi. —Tuasraison,nousaurionsdûtedirelavérité.Maisçarevientaumême.Ill'atuée.(Ildoitvoir l'expressiond'incrédulitédansmesyeux,carilresserrelesmainssurlesmiennes.)C'estvrai. —Elles'estsuicidée,dis-jed'unevoixégale.Elles'estpendueàcetarbreparcequ'ellevoulait êtresafemmeàlui,paslatienne. Unepartierancunièredemoisavourel'éclairdedouleursursonvisage. — Elle s'est tuée parce qu'il lui a fait croire qu'ils finiraient ensemble et puis qu'au bout du compte,ill'aforcéeàépouserunhommequ'ellen'avaitpaschoisi.Toutcommeilt'aforcéeàépouser Bishop.Toutcommeilaforcédescentainesd'autresjeunesfilles,ditmonpère,quibaisselatêtepour trouvermesyeux.Etsinousnel'arrêtonspas,c'estcequ'ilcontinueradefaire. —Enfait,est-cequetuaccordesdel'importanceauxmariagesarrangés?Ouàlabarrière.Ouà riendetoutça?Ouest-cequecesontsimplementdesparolesfacilesqueturépètesquandtuveuxobtenir quelquechosedemoi? —Biensûrquenon,répond-il,soudainimpatient. Illaisseretombermesmains. — Alors pourquoi ? (Je déteste la faiblesse qui perce dans ma voix.) Tu n'as toujours pas dit pourquoitum'asmenti. —Jen'avaispasl'impressionquec'étaitunmensonge,répondmonpère.J'estimetoujoursqu'ill'a tuée.Peut-êtrepasdesesmains,maisilluiadonnélacorde. —Cen'estpas... —Etj'aimentiparcequej'avaispeurdetedirelavérité,poursuitmonpère.Tuluiressembles tant.Etlamoitiédutemps,tuagisexactementcommeelle.Tuestellementimpulsive...(Sondoigttapote lescicatricessurmonbrasetj'aienviedehurler.Cettehistoiredechienmepoursuivrajusqu'àlafinde mesjours!)Jenevoulaispasquetupenses...quetutecroiesdestinéeàfinirdelamêmefaçon. Àsesmots,jesensungouffreglacials'ouvrirdansmapoitrineetjesuisincapablederépondre. Toutemavie,j'aiéprouvéunvideenmoi,unendroitdésertquineparvenaitpasàseremplir,mêmesi j'essayais.Mamèreensouffrait-elle,elleaussi?Est-cedeçaquemonpèreapeur?Qu'unjour,lemonde soittropoppressantpourmoietquej'abandonne?Ilasipeuconfianceenmaforce? —Tupensesquejesuisfaible,dis-jed'unevoixéteinte. —Non!protestemonpère.Cen'estjamaiscequej'aipensé.Tuauraispusupporterlavéritéet j'auraisdûtefaireconfiance.Onsaitquetuescourageuse.Sionnelesavaitpas,onnet'auraitjamais demandéd'accomplircettemission. Maispeut-êtresuis-jefaible,enfindecompte?Carl'idéedemettrefinàlaviedeBishop,jela supportedemoinsenmoins. —Papa,chuchoté-jed'unevoixincertaine.Jen'aipasenviedeletuer. —Biensûr,quetun'enaspasenvie,répond-ildoucement.Situenavaisenvie,jem'inquiéterais pourtoi. —Bishopnecroitpasauxmariagesarrangés,papa.Ilveutaiderlesautres,améliorerlesystème. Ilveutaussiquechacunaitlechoix. —Est-cevraimentcequ'ilsouhaite,Ivy,cequ'ilcroit?Ouest-ceseulementcequ'ilteraconte? Rappelle-toi,sonpèrejouelemêmejeu.(Ilmarqueunepause.)Maissitunepeuxpaslefaire,tantpis. (Jeledévisage,l'espoirbouillonnantdansmesveines.)Maiscombiend'autresfemmesdevrontterminer commetamèreavantqueleschoseschangent,Ivy? Ilm'effleurelajoue,lissemescheveuxderrièremonoreille.Moncœursebriseunpeudevanttant de tendresse. Il ne m'en avait jamais offert autant et c'est quand même trop, parce que je ne peux plus démêlersic'estlavéritéouencoreunmensonge. —Netedécidepastoutdesuite,meconseille-t-il.Tuasencoreunpeudetemps.Réfléchisbien: quiatesintérêtsàcœur?Onesttafamille,Ivy.Etriendetoutçanefonctionnesanstoi.Onnefonctionne passanstoi. Moiquicommenceàcomprendre,petitàpetit,quecequ'ilmedemandeestmal,laidetmalsain, jesuispourtantenvahieparlachaleurdesesmots.Ilsontbesoindemoi.Ilsnepeuventpasyarriversans moi.J'aiuneplacedanscettefamillequepersonned'autrenepeutprendre. —Callie?appellemonpère. Elleentresivitequ'elleestforcémentrestéeàlaportependanttoutcetemps.Elles'assiedàcôté demoietm'embrassesurlefrontcommeellelefaisaitquandj'étaispetiteetqu'ellemebordaitpourla nuit.Jefermelesyeuxetjemeconcentresurmarespirationpoursurmonterladouleurquimepoignarde lescôtes. —Jesuisdésoléepourcequej'aidittoutàl'heure,murmure-t-elledansmescheveux.Etdésolée pour maman, j'ai voulu t'en parler une centaine de fois. Mais je ne voulais pas te faire mal. (Elle s'interrompt.)Jenevoulaispasquetudoutesdetoi. Jemedégageetjelance: —Tum'asfaitplusdemalenmementant. —Etjelecomprends,àprésent,avoue-t-elle.J'avaistort,Ivy. Sesmotssontdoux,maissonregardrestedur.Jel'aidéçue.Pourtantjen'enaicure.Elleaussi, ellem'adéçue. —Nousavonstouslesdeuxeutort,ajoutemonpère.Maisnousnetecacheronsplusrien. IlregardeCallie,puismoi,etsesyeuxs'enflamment. —Maispenseunpeuàtousleschangementsqu'onpeutapporter!Tousleschoixdontlesjeunes fillesdisposeront.NouspouvonsvraimentaméliorerlaviedeshabitantsdeWestfall.Penses-y,Ivy.Tu melepromets? —Oui,promis. Jen'aipasbesoinderéfléchirpoursavoirquequellesquesoientsesraisonsdevouloirrenverser leprésidentLattimer,monpèreferaunmeilleurleader.Jamaisiln'expulseraitquelqu'unpouruncrime mineur.Ilnousrendraitnotrelibrearbitre.Leshabitantsauraientleurmotàdiresurlafaçondontnous sommesgouvernés. Malgré tout ce qui s'est passé, je crois toujours en mon père et en son objectif final. C'est la manière d'y parvenir qui constitue pour moi un obstacle. Si je tue Bishop, ma famille accédera au pouvoir,maisBishopseramort,etmoi,jeseraiquoi?Unemeurtrière.Unefillequiaassassinéungarçon quin'avaitrienfaitpourlemériter.Ungarçonquim'atenulamain,m'alaisséem'exprimersansjamais chercheràmefairetaire.Jeseraicellequiauradusangsurlesmains,etj'ignoresijepourraijamais m'endébarrasser. Ilpleutpourdebonquandjequittelamaisondemonpère,maisjerefuseleparapluiequeCallie mepropose,ainsiquesonoffredemeraccompagner.J'aienvied'êtreseuleetlapluieestunsoulagement sur ma peau échauffée. Je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est, mais le soleil est couché et je ne vois personne dans les rues luisantes d'humidité. Quand j'arrive enfin dans notre allée, mes tennis sont trempées.Mescheveuxmouillésruissellentdansmondos. JenevoispasBishopavantd'êtrepresquesurlaterrasse.Ilestassissurlesmarchesduperron dans le noir, protégé de la pluie par l'avancée du toit. Il affiche une mine grave. Je m'arrête et je le regarde se redresser, une serviette de toilette entre les mains. Je reste immobile un moment, puis d'un coup,jememetsàcourirversluisanssavoircequiadécidémesjambesàbouger.Jevoleau-dessusdes trois petites marches pour venir me pendre à son cou. Il est fort, chaud et après une petite seconde d'hésitation,ilmeserrecontrelui.Jesanglote,toutesleslarmesquej'aivoulupleurerpendantcequime paraîtdesannéessedéversent,semêlantàlapluiesursoncou. Il me garde dans ses bras et me laisse pleurer. Il n'essaie ni de me distraire de mon chagrin, comme l'a fait mon père, ni de m'imposer d'arrêter tout de suite, comme l'aurait voulu Callie, toujours impatientequandils'agitd'émotions. Bishoprestesimplementlà,lesbrasfermesdansmondos,larespirationrégulièresurmatempe. Jusqu'ici, je ne m'étais pas rendu compte qu'il était important que ce soit lui qui assiste à ma crise de larmes.Illèvelamaingauchequ'ilappuiedoucementsurmanuque,pourmemasserdupouce. Çaprendpluslongtempsquejenel'auraiscrupourquemonchagrinseconsume,melaissanthors d'haleineetaussimollequ'unepoupéedechiffon.Jereculed'unpasetjelibèresoncoudemonétreinte. —Jenevoulaispas...Jenedevraispas... J'émetsunhoquetinvolontaire. —Chut,fait-il.Toutvabien,Ivy.Toutvabien. Il dénoue ses mains dans mon dos et me frictionne la tête à l'aide de la serviette. Le coton sec passesurmonfront,sousmesyeuxquicontinuentdepleurer. —Monpèrem'aracontécequis'étaitpassé,explique-t-il.Jem'inquiétaispourtoi.(Ilesquisseun souriretaquin.)J'aibiencruquej'allaisdevoirrestersurleperrontoutelanuit. —Est-ceque...(J'aspireunegouléed'air.)Est-cequetusavaisdéjà? — Non. Enfin, pas tout. Au fil des années, j'en ai entendu des bribes, mais je n'avais jamais comprisquec'étaitdetamèrequ'ilsparlaient.(Ilrassemblemescheveuxsuruneépauleetenessuieles mèchesquigouttent.)Tonpèrenet'avaitjamaisrienditd'elle? —Pasvraiment.Ilfaisaitcommesic'étaittropdouloureuxpourenparler. —Çal'étaitpeut-être,déclareBishopaveccalme.Maisjenesuispasprêteàentendrequelqu'un défendremonpère. —Ilnem'aracontéquedesmensonges.(JesaisquejetrahismonpèreenparlantainsiàBishop, maislà,toutdesuite,c'estlecadetdemessoucis.)Ilm'aditquetonpèreavaittuémamère. Bishopn'arrêtepasd'essuyermescheveux,nesemetpasencolèrecommejel'auraiscru.Ilme demandesimplementd'unevoixdouce: —Ettul'ascru? —C'estmonpère!(Jemanquedem'étouffersurunautresanglot.)Tunefaispasconfianceàton père? — En toute sincérité ? (Bishop secoue la tête.) Pas entièrement. Je ne fais pas confiance à la plupartdesgens.(Illaissetomberlaserviette.)Àparttoi. Jemanquedelaisseréchapperunrirehystérique.SiCalliel'entendait,elleexécuteraitunedanse detriomphe,maismoi,toutcequejeressens,c'estdudésarroi. —Pourquoimoi? —Parcequetoutlemondeabesoindequelqu'unàquifaireconfiance,répondBishop.Lavieest tropsolitairesansça.Etc'estentoiquejeplacemaconfiance. Ildétachelescheveuxhumidesdemoncou,lesrassembledanssesmainsetleslaisseretomber dansmondos.Derrièremoi,lapluietapesurlespavésets'échappedelavérandacommeuneminuscule cascade.Bishopmepasselepoucesurlajoue. —Sij'avaissuàproposdetamère,fait-ildoucement,jetel'auraisdit. Jelecrois.Ilmel'auraitdit.Ilauraiteuassezconfianceenmoipourmerévélerlavérité.C'est lui,parmitous,quim'auraitestiméecapabled'encaisserlanouvelle. —Bishop...dis-jedansunsouffle. Noussommessiprèsl'undel'autrequenospoitrinessetouchent,sachemiseetmouilléeàcause demoi.Jefaisglissermamainsursontorse,appuielecotonhumidesursapeau.Ilinspireunpeud'airet lesbattementsdesoncœurbafouillent,ivres,sousmapaume.Sapeauestchaudemêmeàtraversletissu humideetfroid. Je ne suis pas quelqu'un de tactile, aussi les contours de son corps sous ma main me sont-ils étrangers.J'auraissansdouteacquisplusd'aisanceenmatièredecontactsimamèreavaitvécu,ousimon pèreavaitétédifférent.Enl'occurrence,Callieaétélaseuleàm'offrirdescaresses,etc'étaitengénéral quandellevoulaitobtenirunefaveur.J'imaginequeBishopnevautpasmieuxquemoidanscedomaine, connaissant la femme qui l'a élevé. Mais je pense que si nous en avions l'occasion, nous pourrions apprendre ensemble, nous guider l'un l'autre pour découvrir une topographie nouvelle. Cette occasion, nousnel'auronspas,entoutcaspasfondéesurl'honnêtetéetlaconfiance.Notrehistoireaétéécriteilya longtempsetellen'apasunefinheureuse.Bishopaplacésaconfiancedanslamauvaisepersonne. Jelaisseretombermamain.Monpèreavaitpeut-êtreraisondemesoupçonnerd'êtretropfragile pourcemonde.Jenemesuisjamaissentieaussivulnérablequ'àcetinstant.J'ail'impressiond'êtreune souris qui se fait balader par un chat jusqu'à perdre toute notion d'orientation. Je crois toujours en la cause de mon père, mais maintenant, à côté de Bishop, je suis à nouveau perdue. Je ne suis plus convaincuederienàpartdufaitquejeneveuxvraimentpasqu'ilmeure.Jevoisbienquejesuisaubord du désastre, même si je n'arrive pas à imaginer qu'il reste en moi quelque chose à briser. Une partie froidementcurieusedemoi,détachée,asimplementenviedebasculerdansleprécipice,justepourvoir jusqu'oùjetombe. Bishopsepencheversmoietsonsouffleréveillelespetitscheveuxsurmanuque.Ilsentl'eaude pluie,lesavonetlesoleildetoutàl'heure. —Ivy,chuchote-t-il. Labouchesousmonoreille,ilm'effleurelapeaudeseslèvres,etc'estcommelacaressed'une plume.Unbrefinstant,l'espacevideetàvifquiexisteenmois'ouvre,chantesondésir.Jamaisdansma viejen'aivouluquelquechoseavecunetelleforce.Jeleveuxlui,là,maintenant.L'approbationdemon père,l'admirationdemasœur,nesontquedepâlesdésirsàcôté.Jemedétachedeluiavantqu'ilpuisse metoucherdavantage. —Jesuisdésolée,dis-jedansunhoquet.Jenepeuxpas... Jefonceenl'évitantquandilveutmeprendrelebras.Jetrébucheàl'intérieur,continuedansle couloirjusqu'àêtreensécuritédanslasalledebainsàlafaïenceblancheetfraîche,doscontrelaporte verrouillée.Ilfrappeetjecomptemesrespirations,inspirer,expirer,inspirer,expirer,jusqu'àentendre sespass'éloigner.Jusqu'àcequeleseulsonrestantsoitlesilencequibourdonnedansmatête. Chapitre17 omment se fait-il que mon repas paraisse toujours moins bon que ce que toi tu commandes ? demandé-jeàVictoria.(Jepiqueauboutdelafourchetteunmorceaudepouletquiressembleà s'yméprendreàunvieuxverracorni.)Jenesaismêmepassic'estcomestible. Victoriarit,maiselleexaminemonvisageavecunpeutropd'intérêt. —Lanuitaétédure? Jeporteunemainàmesyeux,quejesaisencoregonflésdelarmesetdumanquedesommeil. —J'aidesallergies. —Ah,d'accord. Sontonsuggèrequ'ellenemecroitpas,maisellenem'interrogepasplusavant,etjeluiensuis reconnaissante.Leréveilaétédurcematin,notammentaumomentdupetit-déjeuner,avecBishopassisà la table en face de moi, les yeux emplis d'inquiétude et la mâchoire serrée. J'avais envie d'éliminer l'espaceentrenousetdeleprendreànouveaudansmesbras,delesentirm'envelopper,maisjemesuis contentéedemangermesfloconsd'avoinedansunquasi-silenceetjesuispartieleplusvitepossibleau boulot. —Ehbien,c'esttonjourdechanceparcequenousavonsuneaprès-midipeuchargée,m'annonce Victoria.Tupourrasrentrerplustôtsitunetesenspasd'attaque. —Non,non,dis-jebeaucouptropvite.Jevaisbien.Victoriam'adresseunsouriretriste. —Lemariage,cen'estpastouslesjoursfacile. J'ouvre la bouche pour protester, mais ça me prendrait trop d'énergie pour aujourd'hui de lui raconterdescraques. —C'estvrai.JepensequeBishopauraitétémieuxlotiavecuneautre. J'ignoraisquej'allaisdireçaavantquelesmotsquittentmabouche. — Je n'en suis pas convaincue, proteste Victoria. J'ai l'impression qu'il n'est pas mécontent de cellequiluiaétéattribuée. —Pourquoidis-tuça? — Je l'ai croisé à plusieurs reprises depuis que vous êtes mariés. Bishop n'est pas du genre à montrercequ'ilressent,maisilyaquelquechosedanssonexpressionquandilparledetoi.(Victoria hausselesépaules.)Jemetrompepeut-être,c'estjusteuneimpression. Lesjouesempourprées,jemeconcentresoudaintrèsfortsurmasalade.J'aienviequeVictoria voiejuste,alorsquejedevraisespérerqu'elleaittort.JeneveuxplusparlerdeBishopetmoi.C'estun véritablechampdeminesavecunmilliondefaçonspossiblesdemedétruire.JedemandeàVictoria: —Tuesmariée? Elleneportepasd'allianceetneparlejamaisdemari,maisçaneveutriendire.Lesalliancesne sont pas faciles à trouver, bien des mariés n'en portent pas. Nous ne possédons pas les matériaux nécessaires pour en fabriquer, donc les seules bagues disponibles sont celles que les familles se transmettent depuis la guerre. Peut-être qu'elle est veuve, qu'elle n'aime pas son conjoint ou qu'elle préfère ne pas mélanger travail et vie privée. Il y a des tonnes de raisons valables qui expliqueraient qu'elleneparlepasdelui. —Jel'aiété,déclare-t-elle.Çan'apasmarché. —Ques'est-ilpassé? C'estsansdouteunequestionimpolie,maisVictorian'estpasobligéed'yrépondre.Jepenseàun mariage comme celui de Meredith, même si j'ai du mal à imaginer Victoria prendre un poing dans la —C figuresansriposterdanslasecondequisuit.Elleavaleunelonguegorgéed'eau,faitcraquerunglaçon entresesdentsavantderépondre: — Il venait de ton côté de la ville, bien sûr. Kevin. (Prononcer son nom semble lui être douloureux.) On a été marié dix ans, mais je n'ai jamais pu tomber enceinte. (Elle regarde par la vitre saledelacantine.)Etfinalement,jel'ailaissépartir. Jenepeuxcachermaperplexité. —C'est-à-dire? —Ilvoulaitdesenfants,Ivy.Etjenepouvaispasluiendonner.Jeluiaiditcentfoisquej'étais prête à signer la requête conjointe de divorce, je savais que le président Lattimer accepterait de la valider si mon père le lui demandait. Mais Kevin refusait. Et puis, à la cent unième fois, il a changé d'avis. Sesyeuxsontbrillantsdelarmesquinecoulentpas. —Tul'aimais? Maquestionestpourtantinutile:laréponseselitsursonvisage. —Pasdèsledépart.Maisilsontbienfaitleurboulotennousassocianttouslesdeux.Onétait vraimentbonsamis,presquedepuisledébut.Etl'amours'estdéveloppéàpartirdelà. C'est de cet aspect des mariages arrangés que parlait Bishop quand il disait que, parfois, ils fonctionnaient. Victoria et Kevin. Stéphanie et Jacob. Des couples qui finissent par s'aimer et ont le potentieldefonctionnersurlelongterme.Lepourcentagedemariagesréussisestsansdoutelemêmeque du temps où les gens décidaient qui ils voulaient épouser. Ni meilleur, ni pire. Mais au moins, à l'ancienne, le choix était fait par les principaux intéressés, qui n'étaient plus des adolescents mal dégrossisaumomentd'êtreunispourlavie. —Ils'estremarié? Victoriaopinedubonnet,lesyeuxrivéssursonassiette. —IlaépouséunefilledeWestside.Uneàquionn'avaitpasattribuédeconjointquandc'étaitson année.(Elles'interrompt.)Ilsonteudesjumeaux. Les jumeaux, c'est rare. Déjà, une naissance unique avec le bon nombre de doigts et d'orteils méritequ'onlacélèbre,maisalorsdesjumeaux?C'estencoreunautreaccomplissement.Maintenant,je voisdequielleparle.Jeneconnaissaispassonnom,maisjelevoyaisparfoisaumarché,accompagné desafemme,entraindepromenerladoublepoussetteavecfierté.Dégingandé,lescheveuxd'unrouxtrès vif,ilavaitunsourireunpeuétrange.Jamaisjenel'auraisimaginéavecVictoria. —Tulerevois,desfois? —Non.(Victoriaposesesrestessurleplateaud'unmouvementunpeubrusque.)Audébut,ona essayé,maisc'étaittropdur. —Jesuisdésolée,dis-je.Cen'estpasjuste. Victoriarit,d'unpetitrireblessé. — Non, c'est sûr. Mais de nos jours, il n'y a pas grand-chose de juste. (Elle s'arrête un instant danssonnettoyageettrouvemesyeux.)Onfaittousdumieuxqu'onpeut.Bishopetsonpèreycompris. —C'estvraimentcequetupenses?(Jebaisselavoix.)DuprésidentLattimer? —Iln'yapasderéponseévidenteici,Ivy.Peut-êtrequelavisiondetongrand-pèreauraitdonné demeilleursrésultats,peut-êtredepires.Impossibledesavoir.LeprésidentLattimeretsonpèrenousont mieuxgardésenviequ'onnel'auraitjamaisimaginé.Onestensécurité,laplupartdutempsonaassezà manger,notrepopulationaugmentepetitàpetit,personnenenousmetunpistoletsurlatempepournous forceràobéir. —Etlesmariages?dis-jed'unevoixtendue.Àmoi,çameparaîtplutôtforcé. —Peut-êtreàtoi,concèdeVictoria.Maislaplupartdesjeunesgensquimontentsurcettescène sontheureuxd'yêtre,deprononcerleursvœuxetdemaintenirlapaix.Poureux,c'estunetradition,pasun devoir. —Jenecroispasquetousleviventdecettemanière,murmuré-je.Ilssontsimplementeffrayés. Personne n'ose remettre en question l'ordre établi. Pourtant, on choisit pour eux. Je n'appelle pas ça la liberté. — Peut-être qu'on attend trop de la liberté, conclut Victoria en se levant. La liberté, on l'avait avantlaguerre.Etregardeoùçanousamenés. Quandjerentreàlamaisonàlafindelajournée,jetombesurlapersonnequej'étaislamoins préparée à voir : Erin Lattimer. Elle est assise tout au bord du canapé, comme si se caler dans les coussinsetsemettreàl'aiseétaitau-dessousd'elle. J'aienviedeluidemandercommentelleestentrée,maisjemeforceàplaquerunsouriresurmon visage.Unemainsurlapoignéedelaporte,jelance: —Bonjour.Quefaites-vousici? Elle se relève et lisse sa jupe gris perle. Comme toujours, elle est apprêtée jusqu'au bout des ongles. —Nousavonsuneclé,répond-elle. Jefermelaporteetlaissetombermonsacàterre.Jedétestel'idéequ'ellesetrouvedanscette maisonsansmapermission. — Très bien. Peut-être que la prochaine fois, vous pourrez attendre sur le perron ? Ou nous prévenirquevousvenez? Jetrouvequemespropossonttoutàfaitraisonnables,maisMmeLattimerpinceleslèvrescomme sijevenaisdel'insulter. —C'estnoté. —Dequoiaviez-vousbesoin? MmeLattimercontournelatablebassepours'approcherdemoi. — L'anniversaire du président approche. (Je lui adresse un regard dépourvu d'expression.) Et nousorganisonstoujoursunegrandefêtepourlecélébrer.Tun'aspasdûyassister,parlepassé,maisje pensaisquetuseraisaucourant. —J'enaientenduparler,maisnousn'avonsjamaisétéconviés. —Bon,iltefaudraunerobe,ditMmeLattimerd'untonaffairé. —J'aidéjàunerobe,jel'aiportéelejouroùj'aiépouséBishop. Jen'aiaucuneenviedelaporterànouveau,maisjerefuselacharitédeMmeLattimer. —Pascegenrederobe,Ivy.Unetoiletteplushabillée. (Ellemedétaillesansvergogne.)Etàtataille. —J'aimecetterobe-là,dis-jejustepourlacontrarier. — C'est faux, objecte-t-elle. Je t'ai vu tirer dessus pendant tout le temps que tu la portais. Elle étaittropcourte. Ellesedirigeverslaported'entréeetl'ouvre,avantdemefairesignedesortir. —TureprésenteslesLattimer,maintenant,ettuvastemontreràlahauteur.(Ellen'apasbesoin d'ajouter:«Quetuleveuillesounon.»Jel'entendsdetoutefaçon.)Laplupartdesjeunesfillesseraient raviesàl'idéed'avoirunenouvellerobe. Ellemepoussedehors,etjemarmonne: —Jenesuispaslaplupartdesjeunesfilles. —Certes,dit-elledansmondos,lavoixcassante.J'étaisaucourant. —Oùva-t-on? Unefoissurletrottoir,elletourneàgaucheverslecentre-ville. —J'aiunecouturièrequiaacceptédenousrencontreraujourd'hui. LestalonsdeMmeLattimerclaquentfortsurletrottoir. —Est-cequej'auraimonmotàdiredanstoutça? —Bienentendu,répondlafemmeduprésident,quimetoisedespiedsàlatête.Tantquetuasbon goût. Sonexpressionmesoufflequ'elletrouvecetteéventualitéhautementimprobable. Il se trouve que c'est une boutique devant laquelle je passe tous les jours pour aller au travail, maisjen'yaijamaisfaitparticulièrementattention.Aucuneenseignedevant,rienenvitrine.MmeLattimer doitsonnerpourquenoussoyonsintroduites. —Trèsexclusif,raillé-jealorsquenousentrons. L'épouse du président ne répond pas, mais, du bout des doigts, elle appuie un peu plus que nécessairedansmondospourmepousserdanslaboutiquemaléclairéeoùrègneunefraîcheuragréable. Desrouleauxdetissusontappuyéscontrelesmursetdeuxfauteuilsrembourrésplacésprèsdelavitrine. Le mur du fond n'est qu'un immense miroir, excepté une porte tout à droite en partie dissimulée par un rideau.Lafemmequienémergeestplusjeunequejenem'yattendais.Étantdonnélestyleunpeuaustère deMmeLattimer,j'imaginaisunevieillefemmedesséchéeauxdoigtsnoueux,affligéed'uncroassementde sorcière.Maislacouturièreaenvironlaquarantaine,descheveuxnoirscoupéscourtetellearboreun sourire amical. C'est seulement une fois qu'elle vient vers nous que je remarque le pied à la traîne derrière elle, et qui lui donne une démarche titubante : à chaque pas on craint qu'elle ne chute. Les anomaliescongénitalesfontpartiedesséquellesdelaguerrenucléaire. —Alorsvoicidoncvotrebelle-fille,dit-elle,lesbrastenduspourvenirm'embrasser.(Jereste raidesoussonétreinte,sanstropsavoircommentréagir.)Jem'appelleSusan.Jesuisenchantéedevous rencontrer. —Bonjour. Jetentedem'extrairedesonaccoladeaussidoucementquepossible.SusanpassedemoiàMme Lattimer et l'accueille avec tout autant de chaleur. Même si la mère de Bishop est tout sourires, je la soupçonned'êtreaussienchantéequemoiparcetteeffusion. —Jevousavaisprévenue,Susan,elleestgrande,commence-t-elle. Lesdeuxfemmessetournentpourmedétaillerduregard. —Trèsgrande,confirmelacouturière,quipenchelatêteetcontinueàm'étudier. —Ellepeutporterunepiècetrèsvoyante,poursuitMmeLattimer.Ellealecorpspourl'assumer. Peut-êtreunerobesansbretelles? ElleattendunsignedeconfirmationdeSusan.J'enprofitepourintervenir: —Jeveuxdesbretelles. Jepasseraislasoiréeàtirersurlebustierdepeurqu'ilseretrouveauniveaudemataille.Mme Lattimerhausseunsourcil. —D'autresremarques,Ivy? Demeurée silencieuse ne m'apportera sans doute rien de bon et de toute façon, ce n'est pas ma spécialité. —J'aimebienleviolet. La femme du président hoche la tête, comme si ma préférence de couleur avait besoin de son approbationpourêtreaccordée.D'ailleurs,c'estsansdoutelecas. —Peut-êtredulilas,Susan? —Oui,c'estcequejepensaisaussi. LacouturièremefaitsignedelasuivreetMmeLattimerfermelesstoresdelavitrine. —Negardezquevossous-vêtementsetvenezparici,meditSusansurletondelaconversation avantdeseplacerenfacedugrandmurenmiroir. Jenemesuisjamaisconsidéréecommeparticulièrementtimide,maisilyaquelquechosedansle faitdemedéshabillerdevantlamèredeBishopquimefaitperdremonsang-froid.Elledoitsentirmon hésitation,carelleclaquedesdoigtsdevantmoi. —Oh,franchement,Ivy!Rienqu'onn'aitdéjàvuavant. J'aienviedeluimordrelesdoigts.Jemedébarrassedemeschaussuresavecbrusqueriesansdire un mot, j'enlève mon pantalon et mon T-shirt. Mes sous-vêtements noirs font très sombre sur ma peau pâle.Latêtehaute,jefaisfaceaumiroiretjeluttecontrelarougeurquicommenceàenvahirmoncouet mesjoues. Susan lève un doigt et me dit d'attendre, puis elle disparaît derrière le rideau dans son arrièreboutique.J'essaiedenepasm'agiter,maisleregardscrutateurdeMmeLattimerdanslemiroirajouteàma nervosité.Jenepeuxmedéfairedel'impressionqu'ellemejaugepourvoirsijesuisassezbienpourson filsunique.Susanrevientenfinavecunelongueurdetissumauvedanslesbras.Elleletientcontrema poitrineetsemblesatisfaitedesonchoix.L'épouseduprésidents'approche,relèvemescheveux. —Cettecouleurluivaàmerveille,déclare-t-elle. —Jesuisd'accord,convientSusan.Peut-êtreunegrandejupe,etuneseulebretelle? Elleramèneletissusurmonépaule.Ilestplusbeauetplusdouxqueceuxconfectionnésparles habitantsetvendusaumarché. —Oùavez-voustrouvécetteétoffe?demandé-je. —Elledated'avantlaguerre.Elleestmagnifique,non?Nouspossédonsplusieursdizainesde rouleauxdedifférentstissus.Jeneveuxmêmepaspenseraujouroùilsserontfinis...Aujourd'hui,c'est difficiled'obtenirdesétoffesd'unetellequalité. —C'estvraimenttrèsjoli,affirmé-je,sentantleregarddesdeuxfemmessurmoi. Dèsqu'ellesreprennentleurdiscussionsurlestyledelarobe,jecessedelesécouter.Maintenant quejesuiscertainedenepasmebaladersansbretelles,jemefichebiendecommentseramatenue.Ilme fautdoncunpetitinstantpourmerendrecomptequeMmeLattimermeparle. —Tuesvraimenttrèsjolie,medit-elle,lesyeuxbraquéssurlerefletdutissudanslemiroir. Vraiment?Jen'aijamaisprislapeined'yréfléchirbeaucoup.Enfin,jesaisquejenesuispas repoussante,assezdegarçonsm'ontdévisagéepourquejelecomprenne.Maischezmoi,labeautén'était pasprisée.Personnenefaisaitjamaisdecomplimentssurl'apparence,jen'aieudroitqu'auxmoqueries deCalliesurmatailleetmescourbes.Cetteabsenced'intérêtpourl'apparencephysiqueétaitunebonne chose,surbeaucoupdeplans.Pourtant,jetrouvetoutdemêmetristequ'unpèrenedisejamaisàsafille qu'elleestjolie,nesachemêmepassiellel'estounon. —Merci... Susan disparaît à nouveau derrière le rideau avec l'étoffe mauve. Mme Lattimer observe mon visagedanslemiroir.Ellepassesesdoigtsmincesdansmachevelureetmefaitsursauterlorsqu'elletire soudainsurunnœudrécalcitrant,envoyantplusieurscheveuxpâlesàterre. —Tuaslescheveuxdetamère...exactementlesmêmes.Couleurdumielbrut. S'agit-ild'uncomplimentoud'unemalédiction?Letonparfaitementneutredesavoixm'empêche deledéterminer. Cette comparaison constante avec ma mère, depuis peu, commence à me lasser. Je suis d'autant plusreconnaissanted'avoirBishop,qui,quandilmevoit,nevoitquemoietnonl'ombred'unsouvenir mortdepuislongtemps. —Vousaussi,vousconnaissiezmamère? L'épouseduprésidentm'adresseunsouriresansjoie. —Unefemmeintelligenteconnaîttoujourssesrivales. Bon,çarépondàmaquestion...MmeLattimersaitcequ'ilenétaitdelarelationentresonmariet mamère.Soncœurs'est-ilréjouiquandsarivaleaétéretrouvéependueauchênedeleurjardin,parce qu'elleenétaitenfindébarrassée?Ous'est-ilbrisé,parcequ'ellesavaitqu'àpartirdecejour,sonmari seraittoujoursprisonnierdusouvenirdemamère? —Çavouscontrariequecesoitmoiqu'ilaitépousée,non?demandé-jed'unevoixdouce. MmeLattimerpousseunlourdsoupir. —Cequimecontrarie,c'estdelavoirchaquefoisquejetevois.Maisquoiquetuenpenses,je nesuispasassezinjustepourpenserquec'esttafaute.(Elletriturelesperlesàsoncou,sesyeuxaussi froidsquedelaglacepilée.)Jeveuxquemonfilssoitheureux.Etsitupeuxlerendreheureux,alorsnous n'auronspasdeproblème. Jeremarquequemonbonheuràmoin'entrepasdansl'équation.SijamaisMmeLattimeravaitla moindreidéedecequejecomptefaireàsonfils,ellen'hésiteraitpasunesecondeàmedétruire.Elleest sansdoutelaplusimpitoyabledenoustous. Susanrevientavecdesperles,qu'ellemontreàlafemmeduprésident.Ils'ensuitunediscussion suruneguirlandeàpasserdansmescheveux. —Onlesrelèveentièrement?demandeSusan,quiexaminemacrinière. —Non,peut-êtrepastout,objecteMmeLattimer.Çaluidonneraitunairtropsévère.C'estmieux sionluilaissequelquesmèchesautourduvisage. Je la fixe dans le miroir et il me semble que son regard s'est un peu adouci. Mais quand je lui adresseunminusculesourireenretour,sonexpressionredevientfroide. —Tiens-toitranquille,Ivy.Onestloind'avoirfini. Chapitre18 ommelemilieud'étéentamesalentedescenteversl'automne,mavieadopteunenouvelleroutine.Je me lève tôt et je prends mon petit-déjeuner avec Bishop avant de partir au travail. Le soir, c'est l'inverse : nous dînons ensemble, puis Bishop se met à bricoler dans la maison. Il trouve toujours quelquechoseàréparerouàaméliorer. Certains soirs, je m'installe dans la véranda pour bouquiner. D'autres, je reste avec lui pour le regarder travailler. Il est efficace, mais jamais pressé. Il reste concentré sur sa tâche du moment. Le simplefaitd'êtreavecluiapaisemonesprittourmenté. Noussommesplusàl'aisel'unavecl'autrequ'audébut.Nousabordonsdessujetssansdanger: monboulot,l'hiveràvenir,lesprojetspourlafêted'anniversairedesonpère.Nousnenoustouchonspas. Uneabsencedecontactquin'estenrienlesoulagementqu'elledevraitêtre. Jesaisquemesjoursavecluisontcomptés.Monpèrem'aaccordéletempspromis.Letempsde venir à bout de ce qu'il demande, de ce qu'il attend. Mais il ne peut pas se permettre d'attendre pour toujours et je ne peux pas continuer à traîner des pieds. Les trois mois seront bientôt écoulés. Quand j'imagineCailledansmatête,jelavoislesbrascroisés,entraindetaperdupiedsurlesol.«Allez,Ivy, ilesttempsdet'ymettre!»Bientôt,jedevraitrouvercommentm'introduiredanslasalledesarmesetlà, ilseratroptardpourfairemarchearrière. Mais pour ce soir, j'ai juste envie de manger un bon repas, de converser tranquillement, de regarderlesyeuxdeBishops'éclairerquandilsourit.Pourtant,lorsquejerentreàlamaison,jenesuis pasaccueilliepardesodeursdecuisine.Aucunelumièren'estallumée,lespiècessontplongéesdansune pénombrerougieparlalumièreducrépuscule. —Jesuislà,m'appelleBishopdepuislavéranda. Jetraverselacuisineetjeletrouveassisparterre,àcôtédelatablebasseentrelessofasd'osier. La table est couverte d'une nappe blanche qui tombe jusqu'au sol. Dessus se trouve un assortiment de viandes,defromage,defruitsfrais,delégumescoupésenbâtonnetsetdetranchesdepain.Auboutse trouventplusieursbougieséteintesetunpichetd'eau. —C'estquoi,cefestin? —Onn'apasétélivrésenblocsdeglace,expliqueBishop.Jemesuisdit,autantnousgoinfrer avantquetoutnetourne.(Ilcontemplelavérandacouvertedelierre.)Pique-niquemi-dehorsmi-dedans. Jesouris,j'ôtemeschaussuresetjelerejoins.Jem'assiedsenfacedelui,latablecouvertede nourritureentrenous. —Bonappétit!lance-t-ild'untonjoyeux. Nousnenousencombronspasd'assiettesetfabriquonsdepetitssandwiches,despilesdeviandes et de fromage, directement sur la nappe. Bishop pousse vers moi la barquette de fraises et après de faibles protestations, je finis par toutes les engloutir. Une fois notre repas terminé, la majorité des provisionsadisparu,etcequienrestenepourraitpastrouverplacedansmonestomac. —Ehbien,jen'enpeuxplus... Jem'affaissesurlesofaderrièremoi. —C'étaitl'idée,ditBishop. —Etlesbougies,c'étaitpourquoi?demandé-jeendésignantlatable. —Jemedisaisqu'onpouvaitfairecommesionétaitencoloniedevacances. Jesuisincapablededires'ilestentraindesemoquerdemoioupas. —Jenesuisjamaisalléeencoloniedevacances. C —Jamais? Jesecouelatête.Monpèren'aimaitpasqueCallieetmoinouséloignionsdeluiaussilongtemps. Enfin,unepersonnemoinsgénéreusepourraitinterpréterçacomme:iln'aimaitpasquenouséchappions àsoninfluencetroplongtemps.Entoutcas,jen'aijamaiseuledroitdeparticiperauxcoloniesdansles boisdestinéesauxjeunesâgésdedixàquatorzeans,pasmêmeuneseulenuit. —Danscecas,ilvafalloirlesallumer,lanceBishop. Ils'agenouilleàlatableetallumelesbougies,troisgrossescourtesetdeuxlongues.Ensuite,ilse rassiedsurlesofafaceàmoietallongeseslonguesjambesàtraversl'espacequinoussépare.Ilposeles piedsprèsdemoi,sesorteilsàcôtédemahanche. —Etqu'est-cequetufaisaisencolo? Mavoixestunpetitpeuessoufflée.Jenesaispaspourquoi.Jen'aipasenvied'yréfléchir. —Desbêtises,leplussouvent.Tusaisbien...(Bishops'interrompt,unsourireencoin.)Euh...en faitnon,tunesaispas. Jeluiadresseunregardmoqueur. — Le soir, on s'asseyait autour d'un feu de camp et on se racontait des histoires de fantômes. Parfois,onessayaitdefairetournerunebouteillepourembrasserquielledésignait,maislesanimateurs n'aimaientpasbeaucoupcejeu.Ilsn'approuvaientpasqu'oncréedesliensentregarçonsetfilles. C'est la première fois que j'entends Bishop parler des efforts fournis par les adultes pour empêcher les jeunes de se rapprocher et de tomber amoureux avant la cérémonie des mariages. Les mariagesarrangéssontbienplusfacilesàvivresilesparticipantsnesontpasdéjàéprisd'unautre.Le pèredeBishopetmamèreétantlesexemplestypiquesduchaosquipeutendécouler.Sansleregarder,je demande: —Et...tut'étaisattachéàquelqu'un? —J'aijouéaujeudelabouteilledetempsentemps.Quandonarrivaitànepassefaireprendre. Maisjen'espéraisjamaisquelabouteilledésigneunefilleenparticulier. Les dernières lueurs du soleil quittent le ciel et les bougies ne chassent l'obscurité que dans un rayonlimitéautourd'elles.LamoitiéduvisagedeBishopsetrouvedansl'ombre.Nousnousdévisageons unlongmomentetjesaisquejedevraisposeruneautrequestionoudirequelquechose,n'importequoi, pour rompre le silence. Mais les mots ne sortent pas. Je ne sens que mon coeur qui galope dans ma poitrine. —Entoutcas,jepréféraisactionouvérité,finitpardireBishop. —C'estquoi,ça? Jeprendsunegorgéed'eaupouréclaircirmavoix. —Tun'asjamaisjouéàactionouvérité? Bishopestsiétonnéquesessourcilsrisquentdedisparaîtredanssescheveux. —Ilyabeaucoupdejeuxquejeneconnaispas.Mafamillen'étaitpastrèsjoueuse. —C'esttrèsfacile,m'expliqueBishop.Quandc'esttontour,tuchoisissoitaction,soitvérité.Si c'estaction,jetedonneundéfiquetudoisréalisersouspeinedeperdre.Sic'estvérité,jeteposeune question et tu dois y répondre avec sincérité, sinon tu perds. (Il me sourit, une lueur amusée dans les yeux.)Tuveuxjouer? Alorslà,c'estunetrèsmauvaiseidée,àtoutpointdevue,maisquandj'ouvrelabouche,c'estun ouiquiensort.Jeprécise: —Maisc'esttoiquicommences. —D'accord.(Bishopfixeleplafondcommes'ilpesaitlepouretlecontre.)Vérité. Vérité.Jepeuxluidemandern'importequoi,etenthéorie,ildevraitrépondreentoutesincérité.Il y a une tonne de choses que je veux savoir à son propos et une tonne de façons dont ces réponses pourraient me blesser. Je devrais m'excuser et aller au lit, mais j'ai passé trop de temps à réfréner ma curiositéàsonégard.Monenviedeleconnaîtresurpassetout,mêmelebonsens.Ilmefautaumoinsm'en teniràdesquestionsinsignifiantes. —Combiendefillesas-tuembrasséesenjouantaujeudelabouteille? Jeriscommes'ils'agissaitd'uneblague,maismonriresonnefaux. —Çadépend,répond-il,unpeuamusé.Onparled'unvraibaiseroud'unpetitbisouvitefait? —D'unvraibaiser. Jeneluiavouepasquepourmoi,baiseretbisou,c'estlamêmechose,sachantqu'endehorsdela tentativedésastreusesursonépaule,jen'aijamaisembrasséautrechosequelajouedemonpèreetcelle deCallie. Laminesérieuse,ilplongesesyeuxvertsdanslesmienscommes'ilessayaitdedevinercequise cachederrièrelaquestion. —J'aiembrassétroisfillesdansmavie.Unequandj'avaistreizeans,aujeudelabouteille.Une autreencoloquandj'avaisquatorzeans,avecunusageunpeuexcessifdelalangue. Jeris,etcettefoiscen'estpasforcé. —Latienneoulasienne? Bishoplèvelesdeuxmainscommes'ilserendait. —Jeplaideledroitdegarderlesilence. À présent je m'esclaffe et Bishop affiche une expression très étrange. Comme s'il venait d'apprendre la plus merveilleuse nouvelle au monde, un large sourire se dessine sur ses lèvres, tel un rayondesoleil.Entredeuxéclatsderire,jeparviensàluidemander: —Qu'ya-t-il? Ilsourittoujours. —Rien. —Tunem'aspasparlédutroisièmebaiser,luirappelé-je. —C'étaitilyadeuxans.Justeavantquejedoiveépousertasœur.Unefilledemonécole.Etily aeuplusd'unbaiser. —Tropdelanguepourceux-làaussi? —Non,ceux-là,c'étaitbeaucoupmieux. Cesmotsmefontl'effetd'unelamederasoirsurlapeau,alorsquejesaisquejen'enaiaucun droit.Ilnemeconnaissaitmêmepasàl'époque,etdetoutefaçon,cequ'ilaressentipouruneautrefille nedevraitpasimporter. —Elleteplaisaitbeaucoup? J'aiaussitôtenviedemedonnerdesgifles.Bishopn'hésitepaslongtempsavantderépondre: —Pasautantquetoi. Savoixgraveestégale,sonregardnequittepaslemien.Iln'estpasgêné.Pasnerveux.Sûrdelui etdirect.Etvoilà.C'estcequej'aienvied'entendredeluidepuisdessemainesmaintenant,etcequejene peuxabsolumentpassupporterd'entendrenonplus. —Bishop... Ilmecoupe: —Tun'avaisdroitqu'àunequestionettum'enasposéunecentaineenviron.Àtontourdepasser surlegril.Actionouvérité? —Vérité. Jesaisquejedevraisdireaction.Maisjenesuispasunetêtebrûléepourrien.Jemeprépareàne pas pouvoir répondre en toute franchise. Une question sur mon père ou sur ce que ma famille pense vraimentdelasienne.Maisenfait,ilsouritetmedemandecombiendegarçonsj'aiembrassés. C'estunequestionfacile,maisj'aiunmalétonnantàmerésoudreàrépondre.J'envisagedementir, maisavectouslesautresmensongesetomissionsquitourbillonnententrenous,ilmeparaîtcorrectd'être honnêtequandc'estpossible. —Aucun,finis-jepararticuler. Jenebaissepaslesyeux,maismesjouesrosissentetj'espèrequelalumièredelabougienele montrepas.Bishopneritpasetnesemoquepas.Ilfaitjusteunsignedetête. —Parmanqued'occasionsoumanqued'envie? —Lesdeux,jesuppose. Horsdequestiondeluiavouerqueleseulgarçonpourquij'aiejamaiséprouvédel'intérêtmefait face.Bishopouvrelabouche,maisjeparleavantlui. —Tuavaisdituneseulequestion,tuterappelles?Actionouvérité? —Jediraisbienaction,maisj'aipeurquetum'ordonnesdemedéshabilleretdefaireletourde lapièceengloussantcommeunepoule,ouunautredéfidanslegenre. Jemanquederecracherlagorgéed'eauquej'étaisentraind'avaler. —C'étaitça,lesactionsquevousvousdonniezàfaireencolo? —Engros,oui.Qu'est-cequetuveux,onavaittreizeans... —Alors,encorevérité? —C'estsansdoutemoinsrisqué. Moins risqué. Je réfléchis un instant à ce que j'aimerais savoir. C'est-à-dire une ribambelle de choses.Lesplusimportantes:cequ'ilpensevraimentdesmariagesarrangés,cequ'ilressentpourmoi,ce qu'ilrêvedefairedesavie.Lesbanalités:sacouleurpréférée,sonplatpréféré,commentils'yprend pouravoirlescheveuxaussidoux.Desquestionsbêtesetsansintérêt. —C'étaitcomment,degrandirdanstamaison? J'aibeauessayer,jen'arrivepasàimaginerBishopcourirdanscescouloirssombres.Peut-être qu'être élevé dans la maison du président est ce qui l'a poussé à aimer autant la nature, à toujours rechercherlalumièreàtraverslefeuillagedesarbres. —Solitaire,répondit-ilsanshésiter. Moncœurseserre,pasparpitié,maisparcequejecomprends.J'aibeauavoirunesœur,j'aiété solitairetoutemavie. —Monpèreesttoujoursoccupé,toujoursconcentrésurl'extérieur,surcequisepasseàWestfall. Et ma mère... (Il se passe une main dans les cheveux.) C'est difficile. À mon avis, elle espérait que je puissecomblerlevidequilaséparedemonpère,etquandelleacomprisquecen'étaitpaslecas...(Sa voixfaiblit,empreintedetristesse.)Jesuissûrqu'ellem'aime,maisellenemel'ajamaismontré.Etc'est horriblepourunenfant,tuvois?Tuastoujoursl'impressiondedevoirgagnercetamour,aulieudele recevoir, sans conditions. Quand j'étais plus jeune, ça me mettait souvent en colère, et puis je me suis renducomptequecegenrederéactionnechangeraitrienàlasituation.Pourfinir,j'aiarrêtéd'essayer. —Oui,jecomprends. J'aimerais bien qu'il m'apprenne comment arrêter. Moi, je suis toujours prisonnière du même cercle:jedésirel'affectiondemonpère,maisjerefusedefairecequiestrequispourlagagner.Bishop mefixeetquelquechosesepasseentrenous,quelquechosequitournoieetseformedansl'airhumideet immobile.Çameterrifie.Ilmeterrifie.Maiscettefoisjenepeuxmerésoudreàlefuir. —Vérité. J'aichuchoté,carjenefaispasconfianceàmavoix. —Est-cequetuavaispeurdemoi,lepremiersoir?medemandeBishop. Saquestionmesurprend,toutcommesonfrontplisséetsonregardsérieux. —Oui. Aucuneraisondementir. Uneombrepassesursonvisage. —Jen'auraispas...Jenet'auraispastouchée,Ivy. Pasforcée. —Jesais.Maintenant,jelesais. —Moinonplus,jen'étaispasprêt,avoue-t-il. À présent, c'est à son tour de paraître mal à l'aise, et ses joues virent à l'écarlate dans la pénombre.Jenel'aijamaisvuhésitantavant,luiquiesttoujourssiposé. —Cen'estpasparcequejesuisungarçonque...(Ilbaisselesyeux.)As-tuencorepeurdemoi? J'ailabouchesècheetl'impressiond'avoirunegrossepierreauxbordsaiguiséscoincéedansla gorge. —Non. Cen'estpastoutàfaitlavérité.Jen'aipluspeurqu'ilmetouche.Jesuisterrifiéeparledésirqu'il le fasse. Ses yeux, sombres à la lumière de la bougie, brûlent les miens. J'ai l'impression qu'il va se rapprocherdemoi.J'ignoresic'estcequejesouhaiteoucequim'effraie.Ilyadel'électricitéentrenous, maisBishopnebougepas. —Jecroisquec'estmontour,dit-il,lavoixgraveetrauque,commesiluiaussiavaitlagorge nouée.Vérité. —Encore?(Jetentedesourire,maiséchouelamentablement.)Onn'estpastrèsdouésenaction, jetrouve. — La vérité est plus intéressante, répond-il. N'importe qui est capable de faire la danse des canardstoutnu. —Pourquoim'as-tuchoisie,moi,aulieudemasoeur? Jenem'étaispasaperçueàquelpointcettequestionmetaraudaitjusqu'àenfinlaposer.Bishop m'adresseunsouriremoqueur. — Ça m'étonne que tu aies mis si longtemps à la poser. Je croise les bras devant la poitrine, commepourmefaireunearmure. —Alors? — Ma mère fait du bénévolat à l'hôpital, deux jours par semaine. Elle donne un coup de main dans les services qui en ont besoin. (Mon impatience doit se lire sur mon visage, parce qu'il lève une main.) Attends un peu, je t'assure que c'est important pour l'histoire. (D'un geste, je lui permets de poursuivre.)Parfois,jel'accompagnais,surtoutplusjeune.Unjour,quandj'avaisàpeuprèsquatorzeans, je passais la matinée là-bas avec elle. Les portes se sont ouvertes et je ne voyais pas trop ce qui se passait, mais j'ai entendu de l'agitation. Quelqu'un pleurait, une autre personne criait et appelait un médecin.Quandj'aienfinpujeteruncoupd'œil,j'aivuunefilled'àpeuprèsmonâgeauxlongscheveux noirsquiappelaitàgrandscris.L'unedesinfirmièresm'atapotél'épauleetm'adit:«C'estlafillequetu vasépouserunjour:CallieWestfall.» Àcesmots,jeressensunevivedouleurdanslapoitrine:jenesupportepasl'idéequ'ilauraitpu épouser ma sœur. Elle ne lui aurait pas convenu. Elle ne l'aurait pas compris. Elle n'aurait même pas essayé.Bishoprelèveunejambeetpassel'avant-brassoussongenoureplié. — Je me rappelle l'avoir regardée un long moment et avoir tenté d'imaginer toute une vie avec elle.Etlà,elleafaitunpasdecôté,etj'aiaperçuuneautrefille,plusjeune,avecdesbouclescouleur mieletdegrandsyeuxgris.Elleavaitlevisagestriédelarmesetunegrandeplaiesurlebras. Sesyeuxsedirigentversmescicatrices. —Moi,dis-jedansunsouffle. Bon,biensûrquec'étaitmoi,quiaurait-cepuêtred'autre? —Toi,confirmeBishop. Lemotsedérouledansl'aircommeunepromesse.Commequelquechoseàquoim'accrocher,si seulementj'avaislecouragedel'attraper. —Jenevaispastementiretprétendrequec'étaitlecoupdefoudre,poursuit-il.Maisc'étaitdela fascination. Tu étais blessée, terrifiée, mais tu restais brave, avec un air de défi dans les yeux. Ils brillaient quand tu parlais de ce chien. Ton visage montrait exactement ce que tu ressentais, mais ces sentiments-là étaient inattendus. Comme le jour du mariage, quand tu as tout fait pour m'éviter. (Il esquisseunsourire.)Lespoingsserrés.(Bishopmedévisageouvertement.)S'ilfallaitquejememarie,je voulaisépouserunefillequeçam'intéressaitdeconnaître.Tuesfacileàdéchiffrer,Ivy,maistonlivreest compliqué.Voilàpourquoijet'aichoisieàlaplacedetasœur. J'ail'estomacsensdessusdessous.Moncœursebrise,maissesmillionsdepetitséclatsenflent de bonheur. Je n'arrive pas à respirer, mais je peux toujours sentir, chaque nerf dans mon corps est en alerterouge.SiBishopmetouchaitmaintenant,ilsepourraitquejemedésintègre.Ouquejem'envole verslesétoiles. —Cejour-là,tum'asfasciné,medéclareBishopd'untondoux.Ettumefascinestoujours. Toutemavie,j'aisouhaitépouvoirrevenirenarrièreeteffacercettesatanéemorsuredechien. Restermaîtressedemoi-mêmeetnepasmefairemordre,nepashériterd'unetraceindélébiledemon impulsivité. Ces cicatrices argentées sont un rappel constant de la déception que je peux susciter. Et pourtant, Bishop leur donne une tout autre signification. Une médaille d'honneur. Un témoignage de ma force. Une source de fascination. Il ne condamne ni mon tempérament de fonceuse ni mon incapacité à masquermesémotions.Mespirestraitsdepersonnalitédeviennentlesmeilleurs. —Action,dis-je. Je me déplace avant même que mon cerveau enregistre le mouvement et je me retrouve agenouilléesurlesolduràcôtédeBishop,sanssavoircommentj'ysuisarrivée.Monvisageàquelques centimètresdusien.Jeposeunemainsurlesofaàcôtédesatêtepourretrouverl'équilibre. —Qu'est-cequetufais?demande-t-ilàvoixbasse. —Chut.(J'ailagorgenouée.)Sijenemeconcentrepas,jevaismedégonfler. Amusé,ilrépond: —Jenet'aipasencoredonnédedéfiàréaliser.Jeprendsunegrandeinspiration. —Ledéfi,c'estmoiquimelesuisdonné. Etjel'embrasse. Ses lèvres sont plus douces que je ne l'avais imaginé, le dessous de son nez rugueux. L'espace d'une seconde, il ne bouge pas et j'ai le temps de penser que j'ai fait une énorme erreur, le regret et l'embarrasenflentenmoicommedusangquiseprécipiteàlasurfaced'uneblessure.Maisaumomentoù jem'apprêteàreculer,ilemmêlelamaindansmescheveuxetmerapprocheencore. Cen'estpasunbaiserdoux,pashésitantcommej'auraiscruqueseraitmonpremierbaiser,bouche chaste et lèvres sèches. Non, c'est effréné, c'est brut d'émotions, c'est approximatif. Comme si, chaque fois que j'ai senti cette vague de chaleur en sa présence les semaines passées et que je l'ai niée ou refoulée,ellen'avaitpastaricommejel'avaiscru.Elleestrestéevivanteenmoi,àbrûler,àgrandir,età présentelleexplose,trophautepourêtrecontenueparmoncorps.Jeseraisgênéeparmafrénésie,sije nelesentaispasaussiimpétueuxquemoi. Ilmerenverseenarrière,àterre,etleplanchermegriffelàoùmonhauts'estretroussé.Bishop pèsesurmoi,songrandcorpslogéentremesjambes,sesmainsperduesdansmescheveux.Jel'embrasse jusqu'ànepluspouvoirrespirer,jusqu'àdevoirreculeràmoinsdemourirétouffée.Etencore...difficile desavoirquelleoptionjepréférerais. Ilrespireaussifortquemoi,sonvisageau-dessusdumien.Jelèveunemainet,dudoigt,jetrace lalignedesonsourcil,puisjedescendsetpasselamainsursabouchegonfléeparnosbaisers. —Désolé,ilestpossiblequ'ilyaiteuuneutilisationexcessivedelalangue,murmure-t-iltout contremapeau.Apparemment,jen'aipasbienapprismaleçonencolo. J'éclatederireetluiaussi.Ilplacelevisageaucreuxdemonépaule,sonsoufflemechatouille. Jeluicaresselanuque,jefaispassersescheveuxcourtsentremesdoigts. —Cen'étaitpasexcessif.Jenesuispasunegrandespécialiste,maisçam'aparuparfait. Ilritencore,faisantnaîtrelachairdepoulesurmapeau.Jemurmure: —Çafaisaitlongtemps...Çafaisaitlongtempsquej'avaisenviedelefaire.T'embrasser. Ilm'estplusfaciledeprononcercesmotssachantqu'ilnemeregardepas.Ilrelèvelatête. —Moiaussi.(Ilm'embrasseànouveau,cettefoisplusdoucement.Ilapasséunemainderrière moncouetjemecambresoussescaresseslégères.)Moiaussi,répète-t-ilcontremeslèvres. Cesbaisersdurentencoreetencore,meplongentdansuneléthargieaulieudem'embraser.Mais lerésultatfinalestlemême.Ilestaussiprochedemoiquepossible,soncœurbatcontremapoitrine,ses jambessontprisesdanslesmiennesetiln'esttoujourspasassezprès.Pourunefois,monesprittourmenté setait.Iln'yaquelesbougiesetleurlumièrevacillante.Lasenteurdel'herbefraîchementcoupéeaudehors.Lefantômed'unebrisedanslesarbres.LeslèvresdeBishopsurlesmiennes. Chapitre19 ictorian'auraitpaspumieuxchoisirsonjourpourmedonnermonaprès-midi.Entrel'épuisementpur etsimpleetlasoiréedelaveilleavecBishopquejenecessederevivredansmatête,jen'aipaspu meconcentrerdelamatinée.J'aifiniparm'écroulerdansmonlitpasséminuit,aprèsencorequelques baisersdanslecouloir.Ensuite,jesuisrestéeéveilléelamoitiédelanuit,bientropconscientedufait qu'ildormaitdel'autrecôtédumur. Sur le chemin du retour, je décide de passer à la bibliothèque du président Lattimer pour emprunterdenouveauxlivres.Commeunconseilmunicipaldoitseteniraujourd'hui,jedevraisparvenir à l'éviter. Quant à Erin, si elle se rend compte que je suis chez elle, elle risque de s'éclipser. Ça m'étonneraitqu'elleaitenviedetombersurmoiparhasard.Entoutcaslaréciproqueestvraie. J'entreaveclecodequeBishopm'adonnéilyadessemaines.Commechaquefois,levestibule est sombre et sans vie. Je referme la porte et j'attends un instant, aux aguets. Pas un bruit. « Étape 4 : trouvelescodes»,mechuchotelavoixdeCallie.Cetteétape,jenecessedelarepousser,maislà,jen'ai aucune excuse valable : la maison est vide. Sur le mur, à côté de la porte du bureau du président, se trouveunpavénumérique.Moncœurbatsifortquej'enaipresquelatêtequitourne.Jedoisprendreune profondeinspirationpourmecalmeravantd'avanceràpasdeloupdanslecouloir.Jeneconnaispasle codedubureau,maispeut-êtreest-celemêmequeceluidelaported'entrée.Lamainlevée,jem'apprête àessayerquanddeschaisesraclentlesolàl'intérieur,accompagnéesdevoixmasculines.L'uned'elles ressembleàcelledeBishop.Jerecule,jemeretourneetjecourssurlapointedespiedsmeréfugierdans labibliothèque,dontjelaisselaporteentrebâillée. Je ne vois rien, mais j'entends un battant s'ouvrir et une tonitruante voix d'homme, que je ne reconnaispas: —Alors,quandest-cequetufaisdetonpèreungrand-père? MêmesiBishoprépondd'untontranquille,j'entendsqu'illefaitlesdentsserrées: —Çanefaitmêmepastroismoisqu'onestmariés.Soninterlocuteurs'esclaffe. —Sijemesouviensbien,quandj'avaisdix-huitans,troismoisauraientlargementsuffi.(Autre éclatderire.)Pasvrai,m'sieurleprésident? —Jesuissûrqu'ilsytravaillent,répondM.Lattimer. J'entendsungrandbruitdeclaque.Unetapedansledos?J'espèrequecen'estpaspourBishop,il déteste ça. D'autant plus si le geste vient d'un des bons copains de son père. Le conseil municipal d'aujourd'huiadûsedéroulerici. Laported'entréeseferme.Sont-ilspartis?J'avanceuntoutpetitpeu,etànouveau,leprésident parle: — Mike n'a pas tort, dit-il. (Leurs voix s'éloignent de moi.) Ta mère adorerait avoir un petitenfant. Unepause.Jecroisqu'ilsontarrêtédemarcher. —Ellen'aqueseizeans,rétorqueBishopd'unevoixirritée. Ilmefautunesecondepourcomprendrequ'ilparledemoi. —Justement,Bishop,c'esttoutl'intérêt.Pluslesparentssontjeunes,meilleurestlerésultat.Tule sais.Tamèreetmoi,onn'avaitquedix-septansquandtuesné.(JeperçoislesouriredeM.Lattimerdans savoix.)Ettuesparfait. Bishoppousseungrandsoupir. —Jenesuispasparfait,papa. V Sonpèreglousse. —Presque,doncçacompte. JesavaisqueBishopsubissaitlepoidsdesattentesdesonpère,demêmequemoiaveclemien. Le président pense qu'il est parfait. Mon père m'estime bourrée de défauts. Mais nos fardeaux sont similaires. Bishop doit toujours se montrer à la hauteur d'un idéal impossible, tandis que moi, je dois constammentprouverquejesuisplusqu'unesimpledéception.Enest-ilaussilasquemoi?Leprésident Lattimerbaisselavoix,etjedoisfairequelquespasdepluspourl'entendre. —Vousessayez,non?Toutvabiendanscedomaine?Ausondesavoix,jecomprendsqu'ilest gêné d'aborder le sujet. Si je n'étais pas aussi en colère, j'en rirais sûrement. Mais j'ai plutôt envie de surgirdanslevestibulepourluicrierdesemêlerdesesaffaires. —Toutvabien,répondBishop,impatient.Maispeut-êtrequenousnesommespasencoreprêtsà avoirdesenfants.(J'entendslaported'entréeserouvrir.)Ivyaussiasonmotàdire,tusais.Ils'agitaussi decequ'elleveut,elle. —Oui,biensûr,faitM.Lattimerd'untonquidémentclairementsesparoles. —Detoutefaçon,ajouteBishop,nousavonstoutnotretemps. —Moinsquetunecrois,ditleprésidentd'unevoixtriste.Ilyatoujoursmoinsdetempsqu'onne croit,Bishop.Alors,nelegaspillezpas. La porte d'entrée claque. Les pas du président se dirigent vers moi. Je m'aplatis contre le mur, maislesons'arrêteavantd'atteindrelabibliothèqueetunautrebattantseferme. M. Lattimer est retourné dans son bureau. Je sors de la bibliothèque sur la pointe des pieds, je parcourslecouloirpuisjequittelamaisonavantquequelqu'und'autren'apparaisse. J'emprunte le chemin le plus long pour rentrer à la maison, ce qui me permet de chasser l'adrénalineenexcèsdansmesveines.J'auraissansdouteputrouverunprétexteexpliquantmaprésence devantlebureauduprésident,maisj'aiquandmêmebienfaillimefaireprendre,etjen'enmenaispas large.Rienqu'àl'idéededevoirréessayer,j'enaidessueursfroides. Quand j'arrive chez nous, le silence règne dans la maison, Bishop est sans doute ailleurs. Mais soudain des bruits d'éclaboussure m'attirent dans la véranda, d'où j'aperçois Bishop, agenouillé dans l'herbe,occupéàlaverdesdrapsdanslebaquetenmétal.Commed'habitude,ilamistropdesavonetla mousseadébordéparlescôtés,décorantlapelousedefloconsdeneigeminiatures.Jel'observequelques instants avant de descendre les marches de la terrasse. C'est une belle journée, pas aussi chaude que celles des semaines précédentes, mais le soleil est haut dans un ciel pastel parsemé de nuages blancs. Desjourscommecelui-là,ilestdifficiledecroirequ'iln'yapassilongtempsnousavonsfaillianéantir lemonde. —Tumetsducœuràl'ouvrage! Ilsursauteetsamainheurteuncôtédubaquet.Illèvelesyeuxversmoienagitantlesdoigts.Je luienvoieunsouriretimide,unemainenvisièrepourmeprotégerdusoleil.J'ignorepourquoijesuissi nerveuse,maistoutestunpeuchangédepuisquenousnoussommesembrassés.Maintenant,jesaisquel goût il a, je connais la sensation de sa peau sous mes mains. Ça ne devrait pas faire une si grande différence,etpourtant...Àprésent,noussommesplusquedescolocataires.Plusquedesamishésitants. —Turentrestôt,dit-il. — Il n'y avait pas grand-chose à faire au tribunal. Victoria m'a dit que je pouvais profiter de l'accalmie.Bishopmesourit. — Eh bien, viens donc mettre à profit ce temps libre. Je laisse mes chaussures en bas des marches. —Tuastoutrincé? —Oui,iln'yaplusqu'àétendre. Ilsoulèveundemessoutiens-gorgeetjeleluiarrachedelamain,lesjouesécarlates. —Bon,jem'occupedesdraps,dit-ilenétouffantunrire. Jem'efforcedeluiadresserunregardsévère,quemonsourirevientcomplètementsaboter. —Bonneidée! Bishopenestaudernierdrapquandjelerejoinspourl'aider,unepinceàlingedanslaboucheet uneautreàlamain. —Etvoilà,dis-jeunefoisquetoutestenplace. Jelisseledrapquiclaquedanslevent.Entrelesdeuxfilsàlinge,undrapdepartetd'autre,nous sommescommedansunniddouillet.Nousavonsbâtiuneforteresseencoton. Bishopsetientfaceàmoi,assezprèspourquejedistinguechaquepaillettevertfoncédansses yeux. —Vienslà. L'émotion dans sa voix me surprend. Il est un peu essoufflé, comme moi, et d'une beauté ahurissante qui me noue la gorge. Je lui tends la main et il m'attire tout contre lui. J'enlace mes doigts derrièresanuque.Jesuisassezgrandepournepasavoiràmehaussersurlapointedespieds,ilmesuffit d'inclinerunpeulatêteetseslèvressontjustelà. Mon corps palpite contre le sien comme une corde tendue, ma bouche ne se détend pas comme hier soir. Il presse un instant une main dans mon dos, puis relâche sa prise. Il me laisse l'occasion de m'écarter.Jesaisquejeledevrais.Etàunmomenttoutpourraitarriver,maisjel'étreinsencoreplusfort. J'entrouvreleslèvres,samainseresserresurmanuque.Unpetitsoupirs'échappedemaboucheetille recueilledanslasienne. Cesbaisersdevraientêtremoinsenfiévrés,àlalumièredujour,deboutl'uncontrel'autreetnon pasallongés.Enfait,c'esttoutaussirenversant.Entourésdesdrapsdulitoùjedorstoujoursseule,le soleilsansmercibrûlantnosépaules,noussavouronsuncontactquiparaîtencoreplusintimequedans l'ombredelaterrassefermée.Peut-êtreparcequenouscommençonstoutdoucementànousdécouvrirl'un l'autre. Quandilreculeunpeu,jegardelesyeuxfermés.Derrièremespaupièreschaufféesparlesoleil, jevoisunebrumedorée.Ilprendmonvisageentresesmains,caressemespommettes. —Etcettejupequetuportes?chuchote-t-il.Ettonhaut?Ilfaudraitpeut-êtrelesmettreàlaver aussi?Tusais,pournepasgaspillerl'eau... Ildescendlesmainspourm'agripperlégèrementleshanches,passeundoigtsousl'ourletdemon chemisierpourtrouvermapeaunue. J'ouvrelesyeuxetjesaissansmêmemevoirqueleurlumièregriseestrayonnante.Jeposele frontaucreuxdesonépaule,etmonrirejaillit.Jesens,plusquejen'entends,unevibrationsatisfaitequi émane des profondeurs du torse de Bishop. Il garde les lèvres dans mes cheveux. Je suis contente de restercommeçaetluiaussisembleheureux.Etnousrestonsainsi,ungarçonetunefilledanslesbrasl'un del'autre,entrelesdraps. Chapitre20 aintenant,jerêvedelui.Presquetouteslesnuits.Pasdebeauxrêvesoùilmefaitrire,m'embrasse oumetouchedesesmainspuissantes.Non,desrêvesoùjelepoignarde,oùjeluilogeuneballe danslacervelle,oùjel'étouffedanssonsommeil.Touteslesvariationspossiblessurl'horreurque jesuissusceptibledeluiinfliger.Jemeréveilledansdesdrapshumidesdesueur,lecoeurbattant.Dans cesheuressombresdelanuit,quandlamaisonetsilencieuseetqu'ildortdel'autrecôtédumur,jesais, auplusprofonddemonâme,quejenepourraipasletuer.Quejepréféreraismourirmoi-mêmeplutôtque d'êtrecellequil'exécute.Maispourautant,jenesaispassijepeuxlesauver. Auboutd'unebonnedizained'essayages,tousavecErinLattimerdansmespattes,marobepour l'anniversaireduprésidentestenfinprête.Pourtoutuntasderaisons,jesuisnerveusedevoircejour arriver. Ma tenue ne représente qu'une petite part de cette anxiété. Je sais que je serai sous le feu des projecteursentantquenouvellebelle-filleduprésident.Toutlemondeseraàl'affûtdumoindredemes gestes,demeséchangesavecBishop. Ilsguetteronttousunfauxpasdemapart.MonpèreetCallieserontaussiprésents.Ilsnem'ont pas contactée depuis le soir où j'ai appris le suicide de ma mère, mais je sais qu'ils veulent la combinaisondelachambreforte.Ilnerestequequelquessemainesavantladatelimite.Unegrandefête chezleprésidentLattimer,c'estsansdoutemameilleurechancedetrouverlescodes. Maisau-delàdetoutescesinquiétudes,ilyalesimpledésird'êtrebelledanscetterobe.Devoir levisagedeBishops'illuminerquandj'entreraidanslapièce.C'estunepertedetemps,maisjenepeux m'empêcherd'imaginercemoment.Tuesridicule,Ivy!Puis,cinqminutesaprèsm'êtreréprimandée,je replongedanscettemêmerêverie. Au matin du jour J, l'air est lourd, le ciel chargé d'averses. Une grande partie de la soirée d'anniversaireestcenséesedéroulersurlaterrassedederrièreetdanslejardin,maisj'imaginequece temps pluvieux n'effraie pas Erin. Elle est le genre de femme à estimer que les choses se passeront commeellel'aprévu.Ainsi,jenesuispasvraimentsurprisequandjevoisenfind'après-midilesnuages noirslaisserplaceausoleil.LetempsseplieàlavolontédeMmeLattimer. Aprèslerepasdemidi,Bishopestàpeinesortiqu'unefemmequejeneconnaispasarrive,soidisant pour m'aider à m'habiller et me coiffer. Je pourrais protester, mais je m'en abstiens. Il me faut choisirmescombats,etcelui-cin'envautpaslapeine.Etpuisilfautbienledire...j'aienvied'êtrejolie. Maisjamaisjenel'avoueraisàvoixhaute.Àpersonne. Laura,lafemmevenuemedonneruncoupdemain,refusequejemeregardedanslaglaceavant qu'elle ait terminé. Cependant elle accepte sans sourciller de ne pas relever entièrement mes cheveux. Enfin,sansdoutenefait-ellequesuivrelesconsignespréalablesd'Erin.Larobeestunevéritableœuvre d'art,etjenesuispassûred'êtreàlahauteurd'unetellemerveille.Maisunefoisquej'ensuisrevêtue, Laurajointlesmainsdevantsaboucheetdéclareavecungrandsourire: —C'estparfait! Ellemeretourneversmonreflet,puiss'efface.J'avaispeurdenepasmereconnaître,pourtantj'ai toujoursl'airdemoi.Jesuissimplementplusélégante.Lehautdemescheveuxestrelevé,maislereste descend toujours jusqu'au milieu de mon dos, même si mes boucles d'ordinaire rebelles sont lisses et brillantes.Maisc'estlarobequimecaptivevraiment.Plusprèsducorpsquejenel'auraiscru,ellen'est pas pour autant moulante, le jupon flotte à partir de mes hanches et frôle le sol. Mon épaule droite est M dénudée, la gauche un peu couverte par le tissu mauve plissé. Je n'ai jamais possédé de robe confectionnéeàmamesureetnoncelledemasœur.Danscelle-ci,jemesensbien.Jen'aihontenidema grandetaillenidemescourbes,jen'aiaucuneenviedelesdissimuler.Cesoir,jevoisunejoliefilledans lemiroir,biendanssapeau,etj'espèrequeBishoplaverraaussi. C'estseulementlorsquej'entendslavoixdeLauradepuisl'extérieurdelamaisonquejeremarque qu'elle a quitté la pièce. Le timbre grave de Bishop lui répond. Je me détourne du miroir, hésitante. Devrais-jeresteroùjesuis?Allerleretrouverdehors?Monpoulss'emballe,mespaumesdeviennent moites.J'imaginequec'estainsiqu'unevraiemariéedoitsesentirlejourJ,cequinefaitqu'ajouteràmon anxiété. Bishop m'épargne la décision en apparaissant sur le seuil de la chambre. Il s'arrête dès qu'il m'aperçoit,et,d'unairdétaché,s'appuiecontrelechambranledelaporte.Sonregardparcourtmoncorps dehautenbas,puisdebasenhaut.Ilporteuncostumenoiretunechemisedecetissublancconvoité, déboutonnée en haut. Pas de cravate. Je me souviens du jour de notre rencontre : j'avais détaillé son visage,cataloguésestraitsavecuneobjectivitésanspareil.Jecomprenaisqu'ilétaitbeaugarçon,dela mêmefaçonquejesavaisuncoucherdesoleilmagnifiqueouquejereconnaissaisunejoliefleurenla voyant.Maiscettebeauténemetouchaitpas.Àprésent,quandilsetientdevantmoi,jevoisjusteBishop. Etilestàcouperlesouffle. Il s'écarte de la porte pour venir me retrouver. J'ai encore les mains jointes devant moi. Il les prenddanslessiennesetdépliemesdoigtscrispés. —Alorsc'estpourcetterobequemamèret'arenduedingue? Jeconfirmesansunmot. — Rappelle-moi de la remercier. (Il lâche une de mes mains pour venir toucher ma joue et il embrasselacourbedemoncou,justesousl'oreille.)Tuesmagnifique,chuchote-t-il,maiscen'estpas unenouvelle. — Tu n'es pas mal non plus. (Je sens son sourire sur ma peau. Je passe un doigt dans son col ouvertetjetiredoucement.)Pasdecravate?demandé-jed'untonmoqueur. Ilreculepourmeregarder,enroulelesbrasautourdemataille. —J'aihorreurdeça,répond-ilavecunepetitegrimace. —Tamèrenevapasêtrecontente. —Elles'enremettra.(Ilmeserreplusfortcontrelui.)Oualors,onpourraitresterici,histoirede l'énervervraiment. Jerisetsecouelatête. —Sûrementpas. Ilpousseunsoupiretsetourneverslaporte,mamaindanslasienne. —Onnepourrapasdirequejen'aipasessayé. Erin nous avait ordonné d'être bien à l'heure, mais à force de traîner, nous arrivons parmi les derniers. Nous avançons dans l'allée avec quelques autres retardataires. Bishop ne paraît pas inquiet, maisjen'aipasenviedefourniràsamèredesmunitionssupplémentairescontremoi. Desbougiesplacéesdansdepetitssacsenpapieréclairentlesbordsdel'alléeetlesmarchesdu perron. Comme par solidarité, des lucioles étincellent dans l'herbe. Quand j'étais plus jeune, certains étés,onpouvaitlesramasserparpoignéesdansl'airsansmêmeavoiràessayer,assezpourremplirun bocaletletransformerenlanterneoupoursefabriquerunebaguephosphorescente,àconditiond'avoirla volonté de séparer leur queue brillante de leur corps. Je ne l'ai jamais fait, mais Callie s'en chargeait pourmoi.Ilyasansdouteunenseignementàentirer,sijeprendslapeinedemepencherdessus. Du coin de l'œil, je distingue l'ombre imposante du chêne auquel ma mère s'est pendue. Je ne tournepaslatêtepourleregarder,maisBishopdoitsentiràquoijepense,carilmepresselamainde façonrassurante.Noussommesarrivésàunstadeoùnouspouvonsliredanslespenséesl'undel'autre,et jenesaispastropquandças'estproduit.BishopLattimersembletoujoursavoiruntourdanssonsac. Sesparentsnoussaluentdèsnotreentréedanslevestibule.Leprésidentmeprenddanssesbraset m'embrasse sur la joue. D'après lui, je suis radieuse. Erin est aussi distante que d'habitude, mais je surprendsunelueurd'approbationdanssesyeux. —Trèsjoli,medit-elled'unevoixdétachée. Jen'obtiendraipasplusd'elle,etc'estsuffisant. —Vousêtesenretard,reproche-t-elleàsonfils,leslèvrespincées. —C'estmafaute,dis-jeavantqueBishoppuisseprendresurluilesreproches.Unsouciavecla robe. Erinmefaitlagrâced'unsourirepoli. —Mieuxvauttardquejamais,dirons-nous. Bishop me guide vers la terrasse de derrière. Illuminée par les mêmes bougies que devant, la scènebaignedanslalumièreetlesrires.Unbarsetrouveàl'extrémitédelaterrasse,etBishopmefaitun signedetête. —Tuveuxboirequelquechose? —Avecplaisir. M'occuperlesmains,voilàquiseraitlebienvenu!Nerveuse,jesenslesregardsinquisiteursdes autres invités sur nous : tout le monde veut voir le fils du président et la fille du fondateur. Je préfère quandnoussommesseulstouslesdeux,àl'abridescurieux,dansnotretoutepetitemaison. —Jerevienstoutdesuite,meditBishop. Je le regarde s'éloigner de moi, plus grand que tous les autres, sa silhouette élancée fendant la foule. Je m'efforce de ne pas me sentir intimidée, entourée de tous ces inconnus, dont quelques-uns m'offrentungentilsourireenpassant.Simonpèreetmasœursontlà,jenelesaipasencoreaperçus. Danslafiledevantlebar,Bishopsetourneversmoietsesyeuxtrouventlesmiens.Ilm'adresse un petit sourire complice qui met ma peau en feu. Mon regard ne dévie pas, même quand quelqu'un se glisseàcôtédemoi. —Ehbien,vousavezl'airplusàl'aise,touslesdeux,murmurelavoixdeCallie. J'arrachemesyeuxdeceuxdeBishoppourmetournerversmasœur.Elleporteunerobejaune quiluidonneunteintcireux,maissonvisageesttoujoursaussimagnifique. —Ilnetequittevraimentpasdesyeux,dit-elle,occupéeàexaminermaproprerobe. —J'auraiscruquetuenseraiscontente,dis-je,agacée. —Oui...Saufquetoinonplus,tun'arrivespasàlâchersonregard. Jemedétourned'elle.Jeveuxqu'ellearrêtedepenseràBishop. —Oùestpapa? Desaflûtedechampagneàmoitiévide,Calliedésigneunendroitéloignésurlapelouse. —Là-bas. Jedistingueleprofildemonpèreparmiungrouped'hommesassemblésautourd'unehautetable décorée,elleaussi,debougies.Ilrit,latêterejetéeenarrière,commes'iln'avaitpaslemoindresouci. —Ilveutlacombinaisondelachambreforte,mesouffleCallie. —Ilm'avaitpromisqu'ilmelaisseraitdutemps... —Cequ'ilafait,gronde-t-elleenmetapotantl'avant-brasdesonverre.Letempsestécoulé. Jeluilanceunregardnoiretellepenchelatête,commesielleétudiaituninsecteparticulièrement intrigant,maisqu'ellepourraitdetoutefaçonécraser. —Jeluiaiditquetun'yarriveraispas.Jeluiairépétédesmilliersdefois.Qu'onfiniraitpartout devoirfairenous-mêmescartuseraisincapabledemeneràbientamission.Tuestropfaible,Ivy.Tul'as toujoursété. —Laferme,Callie!rétorqué-jelespoingsserrés.J'aiditquejetrouveraislecode,etc'estce quejevaisfaire.Donctulafermes! Jem'éloigned'elleavantd'agird'unefaçonquejepourraisregretter,commeluihurleràlafigure oulagiflerpourfairedisparaîtresapetitemouedubitative. Jejouedescoudesdanslafoulepourretournerdanslamaison.Jenesaismêmepasversoùjeme dirige,maisdumomentquec'estloindeCallie... —Oùtucourscommeça? Jefaisvolte-faceetBishopestlà,nosverresàlamain,l'airintrigué.Ilmeguideversunendroit désert,aubasdel'escalier. —Jet'aivueparleravectasœur.Ques'est-ilpassé?Jemeforceàsouriremaisjedoutequece soitunfrancsuccès. —Unehistoireentresœurs,dis-jedefaçonaussilégèrequepossible.Parfois,jeregrettedene pasêtreenfantunique. Ilmeregardeuninstantdroitdanslesyeux.Puisilmepasseuneflûtedechampagneetprendma mainlibre. —Viens. Nousmontonsl'escalier,puisjelesuisdansuncouloirsombrebordédeportesfermées. —Oùva-t-on? —Dansmonanciennechambre.(Bishops'arrêtedevantladernièreporte,lamainsurlapoignée.) Ondiraitqu'unepetitepauseneteferaitpasdemal. —Sitamèreserendcomptequ'onsecachelà-haut,ellevapiquerunecrise... —Encoremieux,répond-il,ouvrantlaporte. Sachambre,plutôtgrande,estsituéeàl'avantdelamaison.Àtraverslesvoilages,jedistinguela lumièrevacillantedesbougiesdansl'allée.Bishopn'allumepaslagrandelampe,seulementunepetitesur son bureau, et laisse la chambre dans la pénombre. De l'autre côté du bureau se trouve un grand lit, recouvert d'une couverture en patchwork aux teintes bleues et grises. Au fond, un fauteuil et une petite bibliothèque.Lachambreestimpeccableetimpersonnelle.Elleneditriendel'amourdeBishoppourla nature ou de ses rêves d'océan. Il me suffit d'un coup d'œil pour comprendre que c'est sa mère qui a décorélapièceetqu'ellenecomprendpasdutoutquiestsonfils. —Ah,c'estbeaucoupmieux! Surcesparoles,ils'affalesurlelit.Jem'appuiecontrelebureauenpianotantsurlepieddema flûte. — J'ai toujours voulu un frère ou une sœur, me dit Bishop. J'imaginais avoir quelqu'un qui me comprendraittoujours.Unmeilleuramiautomatique.(Ilcaptemonregarddepuisl'autreboutdelapièce.) Maiscen'estpastoujourscommeça,j'imagine. — Peut-être pour certains, mais pas pour Callie et moi. (Il me fixe sans parler et je sais qu'il attendquej'endiseplus.)Onest...différentes,c'esttout.Onn'apaslamêmepersonnalitéetlavieserait plusfacilesijeluiressemblaisplus. Deslarmesjaillissentdemesyeuxetjecilleavecénergiepourlesretenir. —Allez,meditdoucementBishop.Plusfacilepourqui?Pourelle?(Ilserelèveetsedirige versmoi.)C'estsonproblème.C'estpeut-êtreellequidevraitplusteressembler. Ilposelesmainsdepartetd'autredemoisurlebureauetsepencheversmoi.Seslèvressont chaudes,sabouchealegoûtduchampagne. Ilcommenceàreculer,etj'accrochelamaindanssescheveuxpourleretenir,jeposemonfront contrelesien.Nossoufflessemêlent,noslèvrestoutesproches. —C'esttoi,monmeilleurami. Avant de chuchoter ces mots, je ne m'étais pas rendu compte qu'ils attendaient de sortir de ma bouche.Ilsenrévèlenttrop,etpourtantc'estlamoindredeschosesquejepuisseluidire. —Ivy,chuchote-t-il.Ouvrelesyeux. J'obéis,pourletrouverentraindemedévisager,lesyeuxgravesetsombres.Jesuisterrifiéede cequ'ilpourraitdire,desmotsquinepourrontjamaisêtreniretirésnioubliés.Desmotsquimeferont tropmalàentendre.Alorsj'empêchesavoixdesortirenpressantmabouchesurlasienne.Ilémetunson frustréàl'arrièredelagorge,maisenlacematailleetm'attireplusprèsdelui. Laportes'ouvreaumomentoùonyfrappe,doncnousn'avonspasletempsdenousdétacheretde fairesemblantd'avoirétéoccupésàautrechose.Detoutefaçon,Bishopn'essaiemêmepasdedonnerle change. Il garde les bras autour de moi, les lèvres sur ma tempe tandis que sa mère apparaît dans l'embrasure.D'untonglacialetdésapprobateur,elleannonce: —Onvousdemande.Ils'agitd'unefêtedonnéeenl'honneurdetonpère,Bishop.Etvous,vous venez vous cacher ici pour faire... Dieu sait quoi. Je veux vous voir tous les deux en bas dans cinq minutes. Ellenoustourneledos,sestalonsclaquentdanslecouloir.Jemerendscomptequec'estleson quej'associeleplusàelle. —Prislamaindanslesac!souffleBishop. Jerisetj'enfouislatêteaucreuxdesonépaule.Nousprenonsausérieuxlamenacepassivoilée d'Erinetdescendonsdanslescinqminutesimparties.Jenedoutepasqu'elleseraitcapabledereveniret denoustraînerparlesoreillessinousnousavisionsdedésobéir.Ilyamoinsdemondequetoutàl'heure danslevestibule.Laplupartdesinvitéssontdanslejardin,prèsdelonguestablesoùtrôneàprésentun buffet. —Tuasfaim?medemandeBishop. Pour tout dire, je suis affamée, mais avant il me reste une chose à faire : trouver les codes. J'entendsencorelavoixdeCalliedansmatête,quim'accusedenepasavoirlavolontéd'accomplirma mission,quiestconvaincuequejenesuispasassezforte. —Tun'asqu'ànousprendreàmanger.Jefaisuntourauxtoilettesetjereviens. J'attendsqu'ilsoitpartiavantderetournerd'unpaspresséversl'avantdelamaison.J'ometsde passer par la case toilettes et, sans trop y réfléchir, je tape le code pour entrer dans le bureau de M. Lattimer.Jenesaistoujourspassic'estlemêmequeceluidelaported'entrée,maisavecunesécurité aussilâche,jepenseavoirtoutesmeschances. Comme je le soupçonnais, la porte se déverrouille avec un petit cliquetis. Je m'introduis à l'intérieuretrefermedoucementderrièremoi.Moncœurs'emballeetmenaced'éclater.Jem'intimedeme calmer.Derespirer. Lapièceestplongéedansl'obscurité.Jesaisbienquejeprendsunrisqueenallumant,maisje doisvoircequejefais.Heureusement,leslourdsrideauxsontfermésetlesfenêtresdonnentsurlecôté delamaison.Jen'aiplusqu'àespérerquepersonnenepasseparlàetremarquelalumière. Jem'efforcedenepasréfléchiràmesactionsetàcequ'ellesimpliquent.J'aidemafamille.J'aide touteslesjeunesfillesquiviendrontaprèsmoi.Cependant,seullevisagedeBishopdansedevantmes yeux.Maisquefais-tu,Ivy? Jem'accroupisàcôtédubureauduprésidentetj'ouvreungrandtiroir.Ilestremplidedossiers, par chance tous bien classés. Je parcours les étiquettes, mais je n'aperçois rien à propos de chambre forte,d'armesoudedéfense.Ilnefautpasquejetraîne.ÀtoutmomentBishoppeutvenirmechercher.Je n'aiabsolumentaucunebonneraisondemetrouverdanscettepièce,etencoremoinscourbéeàcôtédu bureaucommeunevoleuse.Tuaspeut-êtreenviedetefaireprendre.Çarendraitsansdouteleschoses plusfaciles.Jechasseaussitôtcettepenséeetjepasseautiroirsuivant. Bingo!Lesdossiersqu'ilcontientsontceuxquejecherche.Lesdoigtstremblants,jefaisdéfiler lesétiquettesjusqu'àarriveraumot«Armes».Jesorslachemisecartonnéeetjel'ouvresurlesol.Page aprèspagedéfileunlonginventaire.Chaquetyped'armesetmodèlespossédésparlegouvernementest répertorié.Monpèreseraitravid'avoircesrenseignements,maisc'esttroprisquéd'embarquerledossier, et il m'est impossible de tout mémoriser. Je continue à tourner les pages, mes yeux rivés sur les documentsmaisl'oreilletendue.Dépêche...Dépêche.Sil'informationquejecherchen'estpaslà,alorsje devraiabandonnerpourcettefoisetréessayerplustard. Je suis sur le point de laisser tomber quand j'arrive à la page où figure le code de la chambre forte.C'estunenotedeRayadresséeauprésidentLattimer:21-13-6-18-57. Codeuniquepourlaporteextérieureetpourlachambreforte.Pastrèsprofessionnel,maisplus facilepourmoi.Aubasdelanote,ilestprécisé:«Lederniernombreestaugmentéde3touslesmois, jusqu'aupremierdel'an,oùunenouvellesérielesremplacera.» Lepapierestdatédu1erjanvierdecetteannéeetnoussommesdébutaoût.Nousensommesdonc à78.Cemois-ci,lecodeest21-13-6-18-78.Jefermelesyeuxetleschiffresdéfilentsousmespaupières. Tout à coup, je suis prise d'une envie de vomir quasi irrépressible. Je pose le front contre le bureauetjemecouvrelabouched'unemain.Alorsvoilàquijesuis?Unefillequiferaitn'importequoi poursafamille?Prêteàsacrifieruninnocentpourprouverqu'ellen'estpasfaible?Jenesaispas!Jene saisplusrien... Unbruitsefaitentendredanslecouloir:despasquirésonnent.Endeuxtempstroismouvements, je remets le dossier dans le tiroir, espérant qu'il atterrisse à peu près au même endroit qu'avant, et je referme.J'éteinslalumièreetjeretourneàlaportedansl'obscurité.J'appuielatêtecontreleboisfrais. Je n'entends rien d'autre que les voix des invités au loin. Je n'arrive pas à savoir exactement ce qui m'attend de l'autre côté, mais je n'ai aucun intérêt à m'attarder ici. J'inspire un grand coup, j'ouvre la porte...etjepercuteunhomme. —Ivy? Jedécouvrelevisagemonpèreetlesoulagementm'envahit.Ilfermelaportederrièremoi,pose lesmainssurmesavant-bras. —Jel'ai,papa,murmuré-je.Ledernierchiffrechangetouslesmoisenajoutant3. Les yeux brillants, il me prend dans ses bras. Je l'étreins en retour, le menton sur son épaule. Bishopestauboutducouloiretsouritlorsqu'ilmevoit.Jefermelesyeuxetmonnezs'emplitdel'odeur familièredemonpère:feudeboisetvieuxpapier.Jemesouviensdel'hiveroùilm'aapprisàlire.De tous les après-midi qui ont suivi, passés à bouquiner chacun de son côté, mais dans la même pièce. Chaquefoisquejemesuissentieprochedelui,jetenaisunlivre.LevisagedeCallie,quejen'aipas invoqué, s'impose à mon esprit. Malgré tous ses défauts, elle m'a toujours protégée, même si ses méthodes ne sont sans doute pas celles que j'aurais choisies. Je rouvre les yeux et je vois Bishop s'avancerversmoiàtraversunrideaudelarmes.Bishop.Avecsonrireprofondetsesmainspuissantes. Legarçonquirêved'océanetdonneàmangerauxexpulsés.Quedois-jeàchacund'entreeux?Queme dois-jeàmoi-même?21-13-6-18-78.Jetournelatêteetj'approcheleslèvresdel'oreilledemonpère. Jechuchote: —21...13...6...18...(J'hésiteunbrefinstant:Bishopestàprésenttoutproche.)87,complété-je avantdem'éloignerdemonpère. C'est une erreur que n'importe qui pourrait commettre. Elle me permettra de gagner un temps précieuxetd'essayerdetrouverquoifaireavantmêmequ'ilsneserendentcomptequej'agis. Chapitre21 ur le chemin du retour, je garde le silence. La main de Bishop dans la mienne, je réponds par onomatopéesàcequ'ilmeraconte,maisjesuisailleurs.Encoredanslesbrasdemonpère,aumoment où j'étais face à une alternative. Et j'ai choisi celui qui se trouve à mes côtés plutôt que ma propre famille. —Aufait,j'aiparléauprésidentducomitématrimonial,m'annonceBishop.D'aprèslui,Dylanet Meredithonttouslesdeuxremisleursnomsenlicepourl'annéeprochaine. —Génial...Maintenant,Dylanvapouvoirtransformerenenferlavied'uneautrefille. Bishopmepresselamain. —Jenepensepas.J'aisuggéréqu'ilseraitpréférabledenepasluitrouverdenouvelleépouse. Jepousseunsoupirdesoulagement. — Je n'arrive pas à croire que Meredith veuille subir tout ça à nouveau ! Enfin, c'est elle qui voit... —Toutàfait.Etpeut-êtrequ'elleauraplusdechance,cettefois-ci. —Difficiledefairepire. MaremarquefaitsourireBishop.Jetrébuchesoudainsurunpavédisjointetilmestabilisedesa mainlibre. —Décidément...medit-il,lesyeuxbaisséssurmespieds.Situlesenlevais? Sesparolesmeramènentaujourdenotrerencontre,denotremariage.Ilaprononcéexactement lesmêmesàproposdemestalons.Quelcheminparcourudepuis!Noussommesallésplusloinquejene l'auraiscrupossible.Plusloinquejen'auraisvouluvoyager.Jemetiensàluietj'ôtemeschaussures. Cettefois-ci,ilmelesprendetpasselesdoigtssousleslanières.Maisilnerepartpas.Jel'interroge: —Qu'ya-t-il? Ilmelâchelamainpourmereplacerunemèchedecheveuxderrièrel'oreille. —Tuesencoreplusbellemaintenantqu'avantledébutdelafête.J'aimetevoirpiedsnusetles cheveuxdétachés. Malgrélechaosquirègnedansmatête,jenepeuxm'empêcherd'êtretouchéeparsoncompliment. — Je suis content que tu aies pu revoir ton père, enchaîne-t-il une fois qu'on recommence à marcher. Jel'observeuninstant.Querépondre? —Çam'afaitplaisir.Jeneluiavaispasparlédepuislejouroùj'aiapprispourmamère. —Tuluienveuxtoujours? —Oui. Jenepardonneraisansdoutejamaiscomplètementàmonpèredem'avoircachélavéritésurla mortdemamère.Cemensongeaétélepointdedépartdetantdedécisions,detantdetournantssurla routequej'aiprise.Sij'avaissulavéritédèsledépart,j'auraispeut-êtrechoisiunchemindifférent.La causedemonpèreneseraitpasdevenuelamiennesifacilement. —Jecomprendsquetuveuillesgardertesdistancespendantunmoment,ditBishop.Maisjene veuxpasfairepartiedesraisons. —Dequoiparles-tu? Ilmecaresselamain. —Jesaisquenospèresnesesontpastoujoursentendus.Jeneveuxpasquenotremariagedresse unebarrièreentretafamilleettoi. S —Net'inquiètepas. Jel'aitoujourssu,maissesparolesprouventqueBishopestquelqu'undebien.Meilleurquele rested'entrenous.Ilnecomprendpasqu'ilestexceptionnel.Quetouslesautrescherchentquelquechose souslasurfacedechaquerelation.Ilestleseuldontjepenselesintentionsentièrementsincères. Jerelèvelatêtepouradmirerleciel.Au-dessusdenous,lesétoilesscintillentdansl'airhumide. Il paraît qu'avant la guerre, on les voyait à peine la nuit à cause des lumières des milliers de villes. Désormais, elles s'étendent au-dessus de nous tel un immense tapis illuminant un ciel noir comme de l'encre. Malgré toutes les victimes et les difficultés dues à la guerre, je ne regrette pas de pouvoir contemplerlesétoiles. Parvenuesurleperron,jeluireprendsmeschaussuresàtalons. —J'aipasséunebonnesoirée,dis-je. Souriremedemandeuneffortconsidérable.J'aitrahimafamilleetplacémesdésirsau-dessusdu biendetous.J'aidécidéquelaviedeBishopvalaitplusquel'avenirdecentainesdefilles.J'aiprisun virageversunmondeentièrementnouveauetiln'yaurapasderetourenarrièrefacile. Ma superbe robe de soirée se retrouve en boule dans un coin de ma chambre, les chaussures jetées par-dessus. Je me mets au lit, en débardeur et culotte, et j'écoute Bishop se brosser les dents, suspendresesvêtementsàlapatèredelaportepournepasmedérangerenlesmettantauplacard.Ses gestesquotidiensmesontdevenusaussifamiliersquelesmiens.Lorsquesonombrepasseàcôtédema porte,jel'appelle: —Bishop? —Oui? Jemetournesurlecôté.Jesaiscequejeveux,maisjenesaispasexactementcommentjedevrais ledemander,quelsmotsutiliser.Enfindecompte,çan'apasvraimentd'importance,parcequetousles motsontdisparu.Jerepousseledrapetjedécouvrelaplacevidedanslelit.Moncœurbatlentement, mais fort, comme une caisse claire dans ma poitrine. Le rythme est si grave qu'il en est presque douloureux.LesyeuxdeBishopsedéplacentdulitàmonvisage. —Jenepensepasêtreprêteà...fairel'amour. Jem'éclaircislavoixpourdonnerplusdepoidsàmespropos.Envérité,jen'aipasvraimentpeur del'acteenlui-même.Passic'estavecBishop.Dansunmondedifférent,jeseraissansdouteprête.Mais ici,danslatoiled'araignéedontjesuisprisonnière,j'aipeurdefranchircedernierpas,celuiquiunira noscorpsdelamêmefaçonquelerestedenousadéjàfusionné.Pourautant,jeneveuxpasnonplusque Bishoprestedel'autrecôtédumur. —Jeneveuxpasdormirdanscelittouteseule. —Ivy... Ilestplusnerveuxqued'habitude,cequimedonneducourage.Ilnevoulaitpasmeledemander. Ilattendaitqueçaviennedemoi. —Jeveuxt'avoiràcôtédemoi,dis-je. Enquatrepas,ilestdevantlelit,puisilhésite.Ilneportequ'uncaleçonetsoudain,jepaniqueun peu.Peut-êtreaurais-jedûfairecettesuggestionquandilétaitencorehabillé?Àquiveux-tufairecroire unechosepareille,Ivy?J'aitrèsenviedeletoucher,j'aileboutdesdoigtsquifrémitdedésir. —Tuenessûre? —Oui. Ils'installeprèsdemoi,ledraptasséprèsdenoschevilles.Ilsemetdecôtéaussi,faceàmoi,un brassousl'oreilleroùilposelatête,lesjambeslégèrementpliées.Nosgenouxsetouchent,etaprèsune seconde d'hésitation embarrassée, je passe une jambe par-dessus les siennes. Il pose sa main libre au creuxdematailleavantdel'aventurersurlacourbedemahanche.Sonpoucemecaresse,faitdesallersretourssurmapeau. Jemerapprocheunpetitpeu.Ilalesyeuxbrillantsdanslapénombre,sescheveuxébourifféspar l'oreiller. Je m'approche encore, jusqu'à être tout contre lui. Je noue les bras derrière sa nuque. Je m'enrouleautourdeluicommedulierre.Ivy.Dulierre. Nousnousembrassonsjusqu'àcequejesoissoûle,soûledesentirsongoût.Ilapassélesmains sousmondébardeur,l'arelevéàmoitié.Majambeestmaintenantautourdesataille. Quoiquenousayonspudiresurlefaitdenepasêtreprêts,sinousnenousarrêtonspastoutde suite, nous irons jusqu'au bout. Ce sera comme essayer d'éteindre les flammes de l'enfer avec un dé à coudred'eau. — Ivy, chuchote Bishop contre ma bouche. La frontière est mince entre le self-control et le masochisme,etencemoment,noussommesenpleindessus. Sa voix est rauque, essoufflée, mais aussi amusée. Je lui tire légèrement les cheveux et je demandeenriant: —Êtreaulitavecmoi,c'estuneformedetorture? —Oui,quandonesttouslesdeuxàmoitiénus. Duboutdesdoigts,jecaresseavecdouceursontorse.Ilestchaud,lisse,etj'aimelafaçondont sesmusclesbougentsousmamaincurieuse. — Arrête, gémit-il, retenant la main qui descend vers son ventre pour la porter à ses lèvres. Maintenant,tumetorturesvraiment. Je n'aurais pas cru que ce simple contact l'affecterait autant. Mais je l'imagine effleurer ma poitrinenuedelamêmefaçonetlachaleurgranditdansmonventre,melaissehorsd'haleineetsaisiede vertiges.Jechuchote: —Désolée. —Pasgrave,répond-il,sesyeuxplongésdanslesmiens.Ilyajusteunelimiteàcequejepeux endurer. Jemeredresseetjeluidonneundernierbaiser.Puisjemeretourneetjepassesonbrasautourde mataille.Jerepliesamainentrelesdeuxmiennes.Nousnenousembrassonsplus,maisjenesuispas persuadéequecettepositionsoitmoinsdangereuse,àlesentirpressécontremoi,sontorsedansmondos. Lapleinelunesedessinederrièrelesrideaux,salueurfroidenimbantlapièced'argent.Jetrace lescontoursélancésdesdoigtsdeBishop. — Pourquoi tu n'as pas arrêté d'essayer avec moi ? Je me dis que s'il dort déjà, je ne lui redemanderaipas.Maisiln'estpasendormi. —C'est-à-dire? Sonsoufflemechatouillelanuque. — Le soir où on a joué à action ou vérité. Tu as dit qu'au bout d'un moment, tu avais arrêté d'essayerdegagnerl'affectiondetamère.(Jem'interromps.)Pourquoin'as-tupasarrêtéavecmoiaussi? —Tulesais. Jefermelesyeuxenentendantsonmurmure.C'estvrai,jelesais,maisjenesuispeut-êtrepas prête à l'entendre. Pourtant une autre partie de moi l'est, sinon je n'aurais pas posé la question. Pas à Bishop,quinechoisitjamaisdesparolesfacilessimplementparcequelavéritéestdifficile.Peut-être quej'aienviedel'entendrepoursavoir,unefoispourtoutes,qu'iln'yapasderetourenarrièrepossible. — Parce que je suis amoureux de toi, Ivy, chuchote-t-il. Te laisser tomber, ce n'est pas envisageable. Il soulève mes cheveux sur ma nuque et embrasse la peau délicate. J'en ai le souffle coupé. Le silencesedérouledanslachambresombreetc'étaitpeut-êtreidiotdeposerlaquestion,maisjenele regrettepas.Jerouvresamainetjeluiembrasselapaume,àlapeaufraîcheetsèche.Jelaplacesurmon cœurpuisjelacouvredelamienne. Nousnousendormonsainsi.Seslèvressurmanuque.Moncœurdanssamain. Chapitre22 uandlafinapproche,c'estàtoutevitesse.Jedevraisêtrepréparée,maisjenelesuispas.Pourtant, chaquesecondedemavieamenéàcemoment.Sonarrivéenedevraitpasmesurprendre. Je quitte le tribunal après ma journée de travail, Bishop et notre maison à l'esprit, quand j'aperçoislemarchanddeconfiture.Ilsedirigedroitsurmoi,avecsonpetitchariotremplidepotsdivers etvariés.Jefaisminedenepaslevoir,commeuneenfantquipensequesielleneregardepassouslelit, unmonstren'yserapascaché.Maisrefuserderegardernem'épargnepaspourautant. — Confitures ? demande-t-il en passant à côté de moi. Je peux vous proposer des confitures, madame? Ilparleassezfortpourm'empêcherdefairecommesijenel'avaispasremarqué,entoutcaspas sansattirerl'attentionsurmoi. —Nonmerci,dis-jepar-dessusmonépaule.Pasaujourd'hui. —Maismadame,j'enaideframboise,etàunbonprix.Jen'aid'autrechoixquedem'arrêteretde metournerverslui,unsourirefacticeplaquésurlevisage. —Unpot. Ilavanceàmahauteur,lepotdeconfituredeframboisedéjàenmain.Ilmelepasseavecunpetit boutdepapieretjeluitendsenéchangequelquesticketsfroissés. —Merci,bonappétit! Jefourrelaconfituredansmonsacmaisgardelemotserrédansmonpoing.Jem'éloigned'unpas pressé.Bienquelepapiermebrûlelamain,j'attendsdem'êtreéloignéed'unerue,puisdedeux,avantde m'arrêterpourl'ouvrir.«Aupontduparc.Toutdesuite.»C'estl'écrituredeCallie. C'estpresqueunsoulagement,aprèscessemainesinterminables,des'ymettreenfin.Jepourrais sans doute ne pas me rendre à la convocation, mais ça ne ferait que retarder l'inévitable. Au lieu de poursuivre droit vers la maison, je tourne à gauche et emprunte un raccourci à travers le parc, l'herbe sèchedefind'étécrissantsousmespieds. Callie m'attend déjà au lieu de rendez-vous. Elle est accoudée à la rampe, un peu penchée audessus de l'eau trouble. Quelques canards nagent tranquillement au-dessous, mais même eux sont anesthésiésparlachaleur.Elleattendquejesoisàcôtéd'ellepourparler,monsacposésurlepontentre nous. —C'estlemoment,dit-elle. Jenedisrien.Jefixel'autreboutdel'étang.Ellemetendunobjet,maisjerefusedetournerlatête pourleregarder. —Ilfaudraenmettredanscequ'ilmange.Presquel'intégralitéduflacon.Tuenprendsaussiun petitpeu,afinqu'ilsnetesoupçonnentpas.Maisjusteunpeu.Quelquesgouttes. —Qu'est-cequec'est? Mavoixestéteinte,presquesépulcrale. —Unpoisonquiimiteunvirus. Je ne m'attendais pas à ce genre de... méthode. J'imaginais une solution plus théâtrale, couteau acéréouyeuxexorbités.Unmoyenquim'obligeraitàutilisermesmainspourluiravirsonderniersouffle. —Ilnousfaudraaussienmettredanslesalimentsvendusaumarché.(Àprésentjeladévisage avec de grands yeux.) Pas assez pour tuer quelqu'un, mais suffisamment pour rendre malade. Tout le mondepenseraàunenouvelleépidémie.C'estplutôtcourant. —EtlefaitqueseulBishopmeure?Personnenevaavoirdesoupçons? Q — Les soupçons sont très loin de constituer des preuves, Ivy. (Ma sœur hausse les épaules, indifférente.)Etdetoutefaçon,onnepeutpassavoirquellesquantitésvontêtreingéréesparlesautres. Bishopneserapeut-êtrepasleseulàsuccomber. Sanonchalanceestcommeunpoignardglacéquitranspercemapoitrine. — Pourquoi devons-nous le tuer ? Pourquoi est-ce la seule façon d'y arriver ? Si papa croit qu'unedémocratieseraitplusadaptée,nepeut-ilpasconvaincreleshabitantsdelesuivre? —Lesgenssontstupides,répondCallied'unevoixsifflante.Ilsfontcequiestfacile.Ilsfontce qu'ilsconnaissent.Regardetouteslesfamillesquis'alignentaveclesourirelejourdesmariages,quand leurenfantvaépouseruninconnu.Personneneveutrisquersapeaupourchangerleschoses. Jeprendslapetitefioledansmamain.Leliquideestd'unrougeviolacé,lacouleurd'unhématome deplusieursjours.Dusangcoagulé.Callieposelamainsurlamienne.Sesdoigtssontfroidsetnoueux. —Penseaurésultatfinal,Ivy.Unefoisqueceseraterminé,nousauronslepouvoir.Ettupourras faire ce que tu voudras. Avoir un travail à responsabilités. Te remarier un jour avec quelqu'un de ton choix.Toutseradifférent. Jelaregardedroitdanssesyeuxnoirs. —Etsimonchoix,c'étaitlui? Calliegrogne,agacée. —Oh,franchement!Sic'étaitàrefaire,tuvoudraisquandmêmetemarieràseizeans?Laisser touslesautresdécideràtaplace? Biensûr,ellearaison.QuelsquesoientmessentimentspourBishop,jepréféreraisnepasêtre mariéeaveclui.Quelegouvernementnenousaitpasforcésànousuniravantquenoussoyonsprêts. —Non.Jen'aipasenvied'êtremariée.Pasmaintenant.Pastoutdesuite. Maisunjour,jevoudraisquandmêmequecesoitlui. —Tuvois?(LesyeuxdeCalliefontdesétincelles.)C'estcequejeveuxdire.Unefoisquepapa seraaupouvoir,nousauronslechoix.Çaenvautlapeine. —Sipapadésirequ'onaitlechoix,pourquoiveut-ilprendrelaplaceduprésidentLattimer?En quoiest-cedémocratique?Onnedevraitpaslaisserlesgensvoter,commeavantlaguerre? LevisagedeCalliesedurcit. —Alorsmaintenantqu'onyestpresque,tucommencesàdouter?Oui,papaveutladémocratie, maisiln'yapersonnedemieuxpréparéqueluipourgouvernerWestfall,ettulesais.Unefoisqu'ilaura rétabli la situation, alors on envisagera des élections. Il ne faut pas brûler les étapes, Ivy, et pour le moment,onenestàlatienne. La fiole dans ma main me brûle la peau. À quoi mesure-t-on la vie d'une seule personne par rapport au bien général ? Sacrifier un innocent peut-il s'avérer la chose juste ? Et comment sait-on vraiment ce qu'est le bien général ? Nous ne sommes pas torturés. Personne n'est affamé ni réduit en esclavage.Est-cequeçavautlapeinedetuerquelqu'unpouraméliorerlasituation?Maissicettemort avaitpourrésultatdepréserverl'avenird'innombrablesfilles?Auboutducompte,laréponseàtoutes cesquestionsn'apasd'importance.Parcequejesuisincapabledefairecequ'ellemedemande. Jenepeuxpasletuer.Jeneleveuxpas. —Alors,commentprocède-t-on?Etqu'est-cequiarriveauprésidentLattimer? Calliemeregardeunlongmomentavantdeparler. —UnefoisBishopmort,ons'empareradesarmespendantledeuildeLattimer.Samortviendra après.Leshabitantsverrontqu'ilneparvientmêmepasàassurerleursécurité,àgarderlecontrôledeses propresarmes,etilsserontbeaucouppluspartantspournoussuivre. —Ilvadoncsubirlamortdesonfils,dis-jelentement. —Oui. Jesecouelatête. —Çaaussi,çafaitpartieduplandepapa?Priverleprésidentd'unêtrecher,commenousavons perdumaman? —Oui,répèteCallie.Etpourmoi,cen'estquejustice. Jefermelesyeux.Toutcetemps,j'aiétéguidéeparledésirdevoirleschoseschanger.D'offrir auxcitoyenslapossibilitédeparticiperaugouvernementdenotrenation,demenerleurviecommeils l'entendent.EtjepensetoujoursquemonpèreseraitunmeilleurdirigeantqueleprésidentLattimer.Mais àprésent,jecrainsqu'iln'aitétémotivéparlavengeance,ledésirdevoirLattimersurvivreàsonfils, pendantquemonpèreassisteàsonsuppliceetsavouresadouleur. —Commentallez-voustuerleprésident?Toutn'estpasdéjàprévu? —Pasvraiment,avoueCallieaprèsunepause.CeseraaprèslamortdeBishop. — Alors, pourquoi m'avoir imposé une date limite ? Pourquoi... (Soudain je comprends, et ma voixsebrise.)C'étaituntest?Vousvouliezmetester? —Pasexactement,répondmasœur,quialadécencedeparaîtreaumoinsunpeumalàl'aise. Maisonnepouvaitpassepermettrequetutraîneslespieds.Onatoujourssuqueceseraitdurpourtoi, Ivy. On ne pouvait pas attendre jusqu'à la fin des temps. Mais tu t'en es très bien tirée, en trouvant l'emplacementdesarmesetlecoded'accès.Mieuxqu'onnel'ajamaisespéré.Maintenant,ilnetereste plusqu'unechoseàfaire. J'aboieunrire.Siseulementellesavaitquej'aidonnéunfauxcodeànotrepère! —Quand? —C'esttoiquivoispourlemomentexact,tantquec'estaucoursdelasemaineprochaine. Cequinemelaissepasbeaucoupdetemps... —EtMmeLattimer? —Elleneserviraplusàrienunefoisqu'ilsserontmorts,lâcheCallie.Inutiledegaspillernotre tempsetnotreénergieavecelle. JenemefaisaucuneillusionquantàmarelationavecErinLattimer.Niellenimoinedébordons desentimentschaleureuxenversl'autre.Etpourtant,j'ailecœurserréàl'imaginerseule,sonmarietson filsmorts.Toutsonmondedétruitenunbattementdecils.L'indifférenceàlasouffrancequ'elleéprouvera estuneformedecruautéparticulièrementvile. — Notre famille a attendu des années de reprendre le pouvoir, et personne ne va nous en empêcher,reprendCallie. — Le pouvoir sur quoi ? Quelques familles effrayées qui tentent de faire comme si le monde n'avaitpaschangé?Touscesgenstropterrifiéspourmêmedemandercequ'ilpeutyavoirau-dehors?Ce petitboutdeterreavecdixmillehabitants,c'estpourçaqu'onsebat? Jeregardeversleboutduparc,essaied'imaginercequisetrouveau-delàdecelopindeterre que nous revendiquons tous comme si c'était le dernier. C'est peut-être vrai. Mais nous n'en sommes mêmepassûrs. —Est-cequeçaenvautlapeine? —Biensûrqueçaenvautlapeine!s'exclameCallie.C'esttoutcequ'ilya,Ivy.Etçadevrait êtreànous.C'estunWestfallquiafondécettevilleetunWestfallquidevraitlagouverner. Riendetrèsdémocratique,àmonavis.Jerangelafioledansmonsac. —Aurevoir,Callie. Jel'étreinsavecforceavantqu'ellepuisseprotesteroumerepousser.Aprèstout,elleestencore masœur.Jel'aimeencore,etjel'aimeraitoujours.Maisàprésent,jecomprendsqueCallieetmonpère m'onttenueàmaplacependanttoutemavie,nem'accordantjamaislalibertéd'avoirmespropresidées oud'agirparmoi-mêmedepeurquejem'éloignedeleursdésirs.Ilsnesontpassidifférentsduprésident Lattimer. Etc'estBishopquim'aaidéeàmelibérer.Cependant,ilnem'apassauvée.Ilm'apermisdeme sauvermoi-même,cequiestlaplusbellefaçonderecouvrersaliberté. J'aipasséenrevuetouteslespossibilitésunedizainedefois.EnvisagéderévéleràBishoples plansdemonpèreetdeCallie.Maisbienquejeveuillevraimentlesarrêter,jenepeuxpasalleraussi loin.Jenepeuxpasêtrecellequiattirelemalheursureux,mêmes'ilestprobablequ'ilsleméritent.Etne rien faire n'est pas envisageable non plus. Je pourrais casser la fiole et continuer ma vie, mais ils trouveraientquandmêmeunmoyendetuerBishop,avecousansmonaide.Jepeuxexaminerleproblème soustouslesangles,iln'enrestepasmoinsqu'àl'arrivée,ildevrayavoirunsacrifice.Sijeneveuxpas que ce soit Bishop et que je ne supporte pas que ce soit ma famille, alors il ne reste qu'une seule possibilité. Ceseramoi. Chapitre23 elaisselepapieràunendroitoùjesuiscertainequ'ilseratrouvé.Sicen'estpascesoir,alorscesera tôtdemainmatin,quandVictoriaarrivera.Impossiblequ'ellelemanque,elleesttropméticuleusedans sontravail.Ensuite,jerentrechezmoietjerangelafioledansletiroirdubasdelasalledebains, derrière les gants de toilette, les savons et les shampooings. Je ne sais pas s'ils prendront la peine de chercher des empreintes digitales sur le flacon, mais je prends soin de l'essuyer par mesure de précaution,afinqu'onn'ytrouvequelesmiennes. Audîner,jesourisetjem'efforcedenepaspenserquec'estmadernièrenuitici.J'écoutelerire deBishop,j'essaied'oublierquejenel'entendraiplusjamais,qued'icidemainilmedétestera.Maisil seraenvie,donclemarchéestéquitable.Enfin,aussiéquitablequ'unmarchépourrajamaisl'êtrepour nousdanscettevie.Aumomentducoucher,jenem'attardepasàlasalledebains,jenepermetspasàla paniquedepénétrermesoscommelepoisoncachédansletiroir.Jemeglissesousledrapauxcôtésde Bishop et je tends les mains vers lui dans le noir. Je ne m'autorise pas à penser que chaque seconde pourraitêtreladernière,qu'àtoutmomentonpeutfrapperàlaporte. —Ivy?(Jeveuxgraverdansmamémoirelesondesavoix.)Pourquoipleures-tu? —Jenepleurepas,dis-jeenessuyantmesjouesd'ungesterageur.(Jemepressecontrelui,jele fais basculer sur le dos et je m'assieds à califourchon sur lui. À la lumière de la lune, ses yeux sont presquetranslucides.)Onpourraitpartir. Jemeretrouveàprononcercesmotsensanglotant.Jesuistendueàl'extrême,jetrembledetous mesmembres.J'ail'impressionquelaseulechosequimerelieaumondeestlachaleurdesesmainssur meshanches. —Onpourraitfranchirlabarrièreetvoircequ'ilyaau-dehors,ajouté-je.Trouverl'océan. Bishopmedévisage,inquiet. —Qu'est-cequisepasse?Dis-moi. Maisjenepeuxpas.Jesecouelatête. —Laissetomber...dis-jed'unetoutepetitevoix.Sesmainsseresserrentsurmeshanches. —Unjour,murmure-t-il.Onverral'océanensemble,jetelepromets. Jemecontented'opinerduchefparcequejenepeuxpasouvrirlabouche:impossibledesavoir cequipourraitensortir.Unautregenred'océan,peut-être,constituédemotsquinousnoieraienttousles deux.Alors,lesmainssurl'oreillerderrièresatête,jel'embrasse.Ladouceurdeseslèvres,legoûtdesa langue,laforcedesesmains.Jelesgraveenmoipourquandilsnem'appartiendrontplus. J'aienviedeluidirequejel'aime.Maisceseraitégoïste.Lelaisseravecencoreunsouvenirdont ildouteraplustard,unevéritédurementgagnéequiserapourluilepireetlederniermensonge. Jedorsquandonfrappeàlaporte,fortetavecinsistance.Bishopestallongésurlecôté,contre mondos,unemainpasséesousmondébardeuretposéecontremonventre. —Bishop,dis-jeenluidonnantunpetitcoupdecoude.Ilyaquelqu'unàlaporte. Lespremiersrayonsbrumeuxdusoleilfiltrentparlesvoilagesdenotrechambre. —Hein?marmonne-t-ilcontremonépaule. Sonsouffleestchaudsurmapeau.Onfrappeencore,plusfortcettefois.Ilsnevontpasattendre longtemps. —Quiçapeutbienêtre,aussitôt? J Bishop se lève et repousse le drap qui recouvrait nos jambes emmêlées. Dès qu'il a quitté la pièce,jemeredresse,inspireunboncoupetdégagelescheveuxdemonvisage.Ilvamefalloirêtreplus forte maintenant que jamais auparavant, plus courageuse que je ne croyais pouvoir l'être. Des voix me parviennentdepuislesalon.CelledeBishop,d'unautrehommeet...d'Erin?Çavaêtreencorepirequeje l'avaisimaginé. J'enfile un short et un T-shirt par-dessus mon débardeur. J'ai juste le temps d'improviser une queue-de-cheval pas très réussie quand Bishop et un homme en uniforme apparaissent à la porte. Le visagerougietlesveinesducoupalpitantes,lepolicierparaîtextrêmementnerveux.Bishop,encoretorse nuetlescheveuxenbataille,asimplementl'airperdu. —Ivy,dit-il.Mesparentssontlà.Etlapolice.(Ilindiquel'hommeàcôtédeluiavecunsignede têtesec.)Ilsauraientreçuunmessageanonymequiprétend...(Ils'interromptetadresseunregardagacé auflic.)C'estridicule.Jen'arrivepasàcroirequ'onleprenneausérieux. —Lemessageditquevousprévoyezdel'empoisonner,expliquelepolicier. —Ilsveulentfouillerlamaison,ajouteBishop. —Allez-y,dis-je. Je voudrais que toute ma personne soit aussi à l'ouest que ma voix. Le policier ressort de la chambre et un instant plus tard, j'entends les placards s'ouvrir dans la cuisine, sa voix qui aboie des ordres.Bishopalesyeuxrivéssurmoietsijenedétournepasleregard,jevaismemettreàpleurer.Je m'assiedsauborddulit,concentréesurmesmainsjointes. —Jenecomprendsmêmepascequ'ilsviennentfaireici,ditBishop.(Ilprendplaceàcôtéde moi,siprèsquenosjambesnuessetouchent.Ilsefrottelevisage.)Onnedormaitpas,ilyaencorecinq minutes?(Ilaunrireunpeurauque.)Peut-êtresuis-jeentrainderêver. —Cen'estpasunrêve. Mavoixmeparaîttrèslointaine,commesijeparlaisàtraversunvoiledenuages. —Entoutcas,ilsontintérêtàsedépêcherderepartir,râleBishop. Lacolèredanssavoixmasqueautrechose,peut-êtrelapeurouledoute.Moncœurestenchute libre. J'aimerais pouvoir le sauver sans lui infliger aucune douleur. Mais je n'ai le choix qu'entre la souffrance maintenant ou la mort plus tard, et la douleur de me perdre, il s'en remettra. Je rendrai les chosesaussifacilespourluiquepossible. Bishopmesaisitlamainet,del'index,suitleslignesdemapaumependantquenousentendons les policiers mettre à sac notre cuisine et le salon. Nous faisons semblant de ne pas remarquer qu'ils passentparlecouloirpourserendreàlasalledebainsjusteàcôté.Latensionmeparcourtcommeunarc électrique,menacedefairejaillirdesétincellesparmesdoigtsetmesorteils.Malgrécequ'aditBishop auflic,illesentaussi.Soncorpsdégagedesondesd'anxiété. Onentenduneexclamationdanslasalledebains,puisdespasrapidesetencoredeséchangesde paroles.Jenecherchepasàécouter,jepréfèretâcherdem'éclaircirlesidéesetderespireràintervalles réguliers. — On a trouvé quelque chose, annonce le policier. Bishop et moi tournons la tête dans sa direction.Ilsoulèveunsacenplastiquecontenantlafiole. —Qu'est-cequec'est?demandeBishop. —C'estcequ'onvatenterdedécouvrir,répondleflic,quinemequittepasdesyeux.Maissije devaisdeviner,jediraisqu'ils'agitdepoison. Commeauralenti,Bishopseretourneversmoi,sesyeuxvertsrivéssurlesmiens. —Ilnousfaut...recommencelepolicier. MaisBishopl'interromptd'ungeste. —Ivy,dit-il. Ilnefaitpasquemeregarder,ilregardeenmoi,mesondedesesyeux.Iln'ycroitpas.Ilattend uneexplication,lesmotsquijustifierontlaprésencedeceflacondansnotresalledebains.Iln'apasl'air trèsinquiet.Ilnecroitpasàlafioleparcequ'ilcroitenmoi. Uneseulelarmedébordeetcoulesurmajoue. —Jesuisdésolée,murmuré-je. La moindre parcelle de mon corps me fait mal, même ma peau est douloureuse. J'ai envie de l'enlaceretdeneplusjamaislelâcher.Maisjemelève,lesjambesplusfermesquejenelemérite,etje faisfaceaupolicierquis'avanceversmoi.Jenerésistepasquandilm'attrapeparlesbras.Jefixelemur lepluséloigné.JenefaispasattentionquandBishoptented'intervenir,qu'ilpousseleflic,qu'ilcriemon nom. Je suis traînée dans le salon, devant le président, qui affiche une mine catastrophée, et Erin, qui m'écorcheraitvivesiellelepouvait. Jeneregardepasenarrièrequandonmefaitsortirdelamaison.Dansmondos,j'entendslavoix de Bishop, qui ne cesse de protester, enragé. À l'extérieur, je suis calme, soigneusement neutre. À l'intérieur,dansmonsang,mesos,machair,toutcriepourlui.Maisjeposeunpieddevantl'autre,jeme rappellequechaquepaslemetplusensécurité,mêmes'ilm'éloignedelui. Chapitre24 O nmeplacedansunecelluleindividuelleausous-soldupalaisdejustice.Aumoins,elleestpropreet éloignéedesautres.Lepolicierquiatrouvélafiolemepousseplusoumoinsdedans,maisDavid, quil'aretrouvéàl'entréedutribunal,semontreplusdoux. —Onvavitedissipercemalentendu,j'ensuissûr,medit-ilavecunsourireinquiet.Nebouge pas. Laporteclaquedansmondos.Jenem'assiedspas,jem'affalesurlacouchettefixéeaumurdu fond et je me roule en boule, me faisant aussi petite que possible. Malgré la chaleur qui règne dans la celluleconfinée,jefrissonnedefaçonincontrôlableetjeserrelesdentspourqu'ellescessentdeclaquer. Jedoisêtrepréparéeàcequipeutàprésentsepasser.Impossibledeflanchermaintenant.Quel quesoitlevisiteur,jeseraiprête.Cepourraitêtremonpère,leprésident,Bishoplui-même.Quiquece soit,jememontreraiforte. Jenesaispascombiendetempss'écoule.Assezpourquelalumièredusoleilpénètredebiaispar laminusculefenêtreduhaut.L'airestàprésentquasiirrespirableetdepetitsgrainsdepoussièredansent dansleraidelumièrebrillant.Sijegardelesyeuxfixésdessusassezlongtemps,jepeuxfairecommesi jeflottaisaveceux,etquej'étaistransportéeloind'ici. —Ivy? Jesursauteetjemeredresse,lesangbattantsousmesyeux.C'estVictoriaquisetientsurleseuil demacellule.Jenem'yattendaispas.Ellerefermelaporteets'appuiecontrelesbarreaux.Sesyeuxsont tristes. —Tonpèreettasœursontlà,m'informe-t-elle.Onlesinterrogeàl'étage.OnverralesLattimer ensuite.Ilsaffirmentqu'ilsignoraientcomplètementcequetuprévoyais. Ce n'est pas une question, mais son ton est tout de même interrogatif. Elle attend que je les dénonce. —Ilsn'étaientpasaucourant,dis-je. Malangueestsècheetmeparaîtbientropgrandepourmabouche. —Tuneveuxpasparleràlapolicesanslaprésenced'unavocat,jesuppose.Donccetaprèsmidi,onvat'enassignerun.Ensuite,tupourras... —Non!(Jel'aiinterrompued'unevoixtropforte.Jebaisseleton.)Pasd'avocat. Lesystèmejudiciairen'estpluslemêmequ'avant-guerre.Nousn'avonsniledroitàunavocatde façonautomatique,niceluiderefuserdeparleràlapolice.Maismesamisdutribunalmeréserventun traitementdefaveurquejeneveuxpasetdontjen'ainulbesoin.Victoriapensesansdoutem'aider.Je reprends: —Jeveuxplaidercoupable.Pasdeprocès. —Ivy...soupireVictoriaenavançantversmoi.J'ignorecequisepasse.Maisjesaiscequiva arriversituplaidescoupable.Ettoiaussi. Jeconfirmed'unsignedetête.Malgrélaterreurquioppressemapoitrinetelunénormerocherje parvienstoujoursàrespirer. —Jesuiscoupable.Pasdeprocès. Victoriamedévisageunmoment,puisdéverrouillelaporte. —Suis-moi,dit-elle. J'hésite. —Oùva-t-on? —Allez,dépêche-toi. Jen'aipasenviedequitterlasécuritérelativedelacellule,maisVictorianem'ajamaisfaitde mal.Jemelèveetluiemboîtelepas. —Onvavoirsionpeutteprocurerdeschaussures,ditVictoriaenregardantmespiedsnus.Et d'autresvêtements. NoussortonsdublocdescellulesetpassonsparuneautreportequeVictoriadoitouvriravecle trousseaudeclésaccrochéàsaceinture.David,quiattenddel'autrecôté,afficheunemineeffaréequand ilnousvoitapparaître. —Jel'installedansl'unedessallesd'interrogatoire,lerassureVictoria. —D'accord. Legardeparaîtsurpris,maisilnediscutepas.Victoriamemènejusqu'àuneporteàgauchedu couloir, impossible à différencier des autres. Petite, la pièce comprend une table en carton et deux chaises. —Assieds-toi,m'enjoinsVictoria.Jereviens. Avant de partir, elle enfonce un des boutons de l'interphone fixé au mur. Elle referme la porte derrièreelle. Ilyaunmiroirsanstainaufonddelapièce,maisjenepensepasêtreobservée.Jem'assiedssur lachaiseplianteenmétaletjecroiselesbras,enmelesfrottantpourtenterdemeréchauffer.Jesursaute quandl'interphonesemetenmarchedansungrosbruitdefriture. —Elleditqu'elleestcoupable.(C'estlavoixdeVictoria.)Qu'est-cequisepasse? —Bishop!Tuécoutes?Tuasentenducequ'aditVictoria? Cette fois, c'est Erin. L'interphone déforme les sons, rend le tout un peu brouillé, mais je reconnaistoutdemêmelesvoix.Jesoulèvemachaiseetl'approchedumur. — Même si c'est ce qu'elle dit, elle ne l'a pas fait, proteste Bishop d'une voix épuisée. Elle n'allaitpasmetuer. —Alorspourquoiyavait-ildupoisonchezvous?demandeErin. —Jel'ignore,répondBishop.Jen'aipasd'explication,maisjesaisqu'ellen'estpascoupable. J'aienviedeletoucheràtraversl'interphone.C'estunetorturedelesavoirjusteau-dessusdemoi etdenepasêtreenmesuredelevoir. —Entoutcas,elleaffirmel'être,enchaîneleprésidentLattimer. Ilsdoiventtousêtrelà.MonpèreetCalliesont-ilslà-haut,euxaussi? Commesimapenséel'avaitinvoquée,j'entendsmasœurprendrelaparole: —Jen'airienvouludireavant.Maisjecroisquemaintenant,jen'aipaslechoix. —Onvousécoute,l'encourageleprésident. —Ivyatoujoursété...différente,déclareCallie.Jecrispelesmainssurmesgenoux. —Différente?demandeErind'unevoixtranchante.Quevoulez-vousdire? —Instable,confirmemonpère. Cemotestladernièrepierreàl'édifice.Mondestinestbeletbienscellé.C'estcequejevoulais, c'estcequidevaitsepasser.Maislatrahisondemafamillen'estpaspourautantindolore,c'estcommeun coupdepoignardenpleincœur. —Onafaitcequ'onpouvaitpourelle,poursuitmonpère.Elleatoujourseudeshautsetdesbas, elle était imprévisible. On espérait que ça lui passerait en grandissant. Que ce n'était pas un trait permanentdesapersonnalité... Unsilencesuit,puisErinéclate: —Commesamère.Follecommesamère! Jesuiscontentequenousnenoustrouvionspasdanslamêmepièce,parcequejenepourraispas retenirmespoings. —Arrête,Erin!tonneleprésidentLattimer. —Ivyn'estpasfolle.Etsamèrenel'étaitpasnonplus,reprendmonpère.Mais...cen'estpastout àfaitétonnantqu'elleagissedelasorte. — Elle a toujours été très remontée contre les mariages arrangés, explique Callie. Elle les trouvaitinjustes.Elleapeut-êtreestiméquec'étaituneréactionappropriée.Difficiledesavoircequise passaitdanssatête. Pendantunmoment,personnenepipemot. —Desconneries,lâcheBishopd'unevoixneutredanslesilence.Unramassisdeconneries. —Bishop! Malgrémavieentièrequim'échappe,jenepeuxquemeréjouirenentendantBishop,saconfiance totale en moi, la réaction choquée de sa mère. Après tout ce qui s'est passé, il parvient encore à m'arracherunsourireaumomentoùjem'yattendslemoins. —Jenesaispasexactementcequisepasse,maiscequevousditesd'Ivyn'estpasvrai,reprend Bishop.Soitvousnelaconnaissezpasdutout,soitvousmentez.J'aivécuavecelledanscettemaison touslesjours.J'aipartagésonlit.Etellen'ariend'unemaladementale.Elle... Savoixsebriseetjemedétournedel'interphone.JesaiscommeBishopmaîtrisesesémotions, commeillesprotègedeceuxquineméritentpasdelesvoirapparaîtrederrièresasurfaceimpassible. Quecesoitmoiquileforceàserévélerainsimetordleventre. — Nous aussi, Bishop, nous avons vécu avec elle, réplique mon père. Pendant bien plus longtempsquetoi.Personnenelaconnaîtmieuxquenous. — Dans ce cas, comment avez-vous pu la laisser épouser notre fils ? demande Erin. Sachant qu'elleestinstable? — Je vous rappelle que ce n'était pas de notre ressort, rétorque mon père. Il devait épouser Callie.Maisilenadécidéautrement.Nousn'avionspasnotremotàdire. Encoreconfiantetfierdelui,alorsmêmequesonplanvientdes'effondrer.Maintenant,illuiest impossibled'éliminerBishop,entoutcaspasdansunavenirproche.Aprèscedontj'aiétéaccusée,mon pèrenepeutpasrisquerdefairesivitepeserànouveaudessoupçonssurnotrefamille. —Malgrétout,vousaviezl'obligation... —Taisez-vous.(LavoixtranchantedeBishopréduittoutlemondeausilence.)Arrêtez,taisezvous.(Ilyaunepauseetj'entendsunechaiseraclerlesol.Quandilparleànouveau,savoixestplus forte.PlusprèsdeVictoria?)JeveuxvoirIvy. —Non.(Jel'aiditavantdepouvoirmeretenir.Jebondisdemonsiègeetjegriffel'interphone, maisilsnepeuventpasm'entendre.)Non! —Jeveuxlavoir,répèteBishop.Maintenant. —Attendsuneminute,répondVictoria.Ettunepourraspasentrerdanslacellule. —Merci,murmure-t-il. Onentendencoredesbruissementsetdeschuchotements.Puisl'interphones'éteint. Chapitre25 uand il arrive, je suis roulée en boule sur le lit et je fais face au mur. Victoria n'est pas venue me rechercher,maisDavidm'aescortéejusqu'àmacellule.Jeluiaiditquejerefusaislesvisites,maisil aréponduquecen'étaitpasluiquiendécidait.Lalumièredelafind'après-midiquiperceparla toute petite fenêtre donne à la cellule une atmosphère d'automne, même si nous sommes encore en été. Lorsquej'entendssavoix,jefermelesyeuxdanslalueurrousse. —Coucou,meditdoucementBishop.Onvatesortirdelà,iln'yavraimentpasdeplacepour nousdeuxsurcettecouchette. Ilmefautuntempsfoupourmeretourner,m'asseoir.Sonvisageestbienledernierquej'aienvie devoir.Celuiquipourraitmefaireperdremesmoyens,quimedéstabilisedepuisletoutdébut. Enfin,jelèvelesyeuxsursonvisagetoujoursaussibeau. —Bishop...(J'ailavoixenrouée,commesijen'avaispasparlédepuisdessemaines.)Tun'aurais pasdûvenir. Ilsaisitlesbarreauxmétalliquesquinousséparent. —Biensûrquejesuisvenu,Ivy.Oùveux-tuquejesoisd'autre? Jeretiensunrire. —N'importeoù? —Vienslà,dit-il.Rapproche-toidemoi. Jesecouelatête,jegardelesmainsagrippéesaureborddelacouchette,commes'ilallaittrouver unmoyendemetraînerversluisijenefaisaispasattention.J'aipeurquesoncontactmerendefaible alorsquej'aitantbesoinderesterforte. — Qu'est-ce que c'est que cette histoire, Ivy ? Je sais que tu n'allais pas m'empoisonner. Alors pourquoic'esttoiquiporteslechapeau?(Ilfaitunepause.)C'esttonpère?C'estluiquit'aditdefaire ça? Lesyeuxbaissés,jeréponds: —Pourquoiferait-ilunechosepareille?Iln'appréciepeut-êtrepaslapolitiquedetonpère,mais ilsparviennentàs'entendredepuisdesdécennies. Bishopm'étudieavecattention. — Je l'ai vu là-haut il y a quelques minutes. Avec ta sœur. Il a déclaré que tu étais instable. D'aprèsCallie,ilsn'étaientpassichoquésquetuaiesagidelasorte. Comme je le soupçonnais, il ignorait que la conversation était écoutée. Un petit cadeau de Victoria,quiespéraitsansdoutequ'enentendantlesproposdemafamille,jepasseraisauxaveux.Età présent,c'estBishopquitentedeprovoquerchezmoiuneréactionquejenepeuxpasluioffrir.Magorge s'actionne,maisrestemuette. —Pourquoies-tualléeraconterça,Ivy?Onsaittouslesdeuxquec'estfaux.J'aivécuavectoi, jet'aiparlétouslesjours.Tueslapersonnelamoinsinstablequejeconnaisse. —Ilsontvécuavecmoipluslongtemps,luifais-jeremarquer,commemonpère. —Jem'enfous!(Ilhurlepresqueetj'entendsleseffortsqu'ilfaitpoursemaîtriser.)Jel'aurais su.(Ilbaisselavoix.)Jeteconnais,Ivy. Il a raison. Il me connaît mieux que personne ne m'a jamais connue, mieux que personne ne me connaîtra jamais. Si j'en avais été capable, j'aurais interrompu ce qui se passait entre nous. Mais j'ai apprisàladurequ'onnechoisitpaslapersonnequ'onaime.C'estl'amourquinouschoisit,quisefiche biendecequiestpratique,facileouplanifié.L'amourasespropresprojetsettoutcequenouspouvons Q faire,c'estlelaisseragiràsaguise. —Oùas-tutrouvélepoison?demande-t-il.Sic'étaittonplan,quitel'adonné? Jesecouelatête. —Lapersonnequimel'afourninesavaitpasàquoijeledestinais.Saprovenancen'aaucune importance. — Ben voyons, grogne Bishop. C'est facile. Et c'est ce même individu qui a aussi laissé un messageanonymesurlebureaudeVictoria?Çaasuperbienmarché,disdonc. —Arrêted'essayerdecomprendre,Bishop.Laissetomber. —Tuessérieuse?Horsdequestionquejelaissetomber!Cen'estpasunedisputeidiotepour savoir à qui le tour de nettoyer la salle de bains. Il s'agit de ta vie, Ivy ! (Sa voix est de plus en plus forte.)Tusaiscequivasepasser,non?Situplaidescoupable? Jegardelatêtebaissée,leslèvresserrées. — Mais bon sang, c'est pas vrai ! explose Bishop. Regarde-moi ! Mon père va t'expulser. Derrièrelabarrière.Tucomprendsça? —Jesais,dis-jed'unevoixdouce. —Tulesais?Tulesais? Je me compose un sourire peiné, tente de le regarder sans que mon coeur se fende dans ma poitrine. —Peut-êtrequeçaira.Peut-êtrequej'arriveraiàl'océan. Ilmeregarde,hébété. —Peut-êtrequeçaira?répète-t-il.Peut-êtreque...(Savoixdérailleetilposelefrontcontreles barreaux.)Tuveuxbienmeparler?demande-t-ild'unevoixdéfaite.Dis-moilavéritépourqu'onpuisse trouverunesolutionensemble.Qu'est-cequisepasse,nomdedieu? Jeregardesatêtecourbée,jemerappellelasensationdesescheveuxsoyeuxentremesdoigts. —Jenevoulaispasmemarier.Jenevoulaispast'épouser.Ettonpèrenevoulaitrienentendre.Il sefichedetouteslesfillesquidoiventfairedesbébésavantd'êtreprêtesouépouserdestypesqu'ellene connaissepas.(Jerespireprofondément.)Jevoulaisqu'ilconnaisselesentimentdeperte.Commenous, quiavonsperdutousnoschoix. Pendantunlongmoment,ilnebougepasd'unpouce,etjecroisquejesuispeut-êtreparvenueàle convaincre de ma culpabilité en répétant les mêmes raisons données là-haut par Callie. Et elles sont réelles...jusqu'aupointoùellesnedeviennentqu'uninvraisemblablemensonge. Ilrelèvelatêteetsesyeuxbrûlentlesmiens. —Jenetecroispas,articule-t-il. Pourquoidoit-ilrendreleschosessidifficiles?Pourquoinepeut-ilpasaccepterlepiredemoi, commetantd'autreslefont?Pourquoiest-cequ'ilnelâchepasl'affaireetnem'abandonnepas,comme mafamillel'adéjàfait? —Sincèrement,tuprétendsquetoutétaitunmensonge?Tuasfaitsemblantd'unboutàl'autre? (Ilsecouelatête.)Tun'espasuneactricesidouée,Ivy.Tuasdumalàcachertesémotions,mêmequand tuessaies.C'estl'undetestraitsdecaractèrequimeplaisentleplus. Je détourne la tête et les larmes que je retenais commencent à couler. Lentement au début, puis c'estlegranddébordement.Jenetentemêmepasdelesessuyer,etjeleslaissedévalermesjoues,mon mentonets'écrasersurlecimentparterrecommeunetoutepetiteaverse. — Regarde-moi, murmure-t-il d'un ton désespéré. Regarde-moi et dis-moi que rien de tout ça n'étaitvrai.Lagorgeserrée,jenepeuxpasleverlesyeuxverslui. —S'ilteplaît... —Dis-le,exige-t-il,inflexible. Quandjerelèvelatête,lavisionbrouilléeparleslarmes,jevoisqu'ilpenseavoirgagné.Ilsait quejenepeuxpasleregarderdanslesyeuxetprétendrequejeneressentaisrienpourlui.Etsijen'y parvienspas,ilsauraquelepoisonestunmensonge. Ilnemequittepasduregardpendantquejemeredresse.Jem'avanceverslui,jem'arrêtejuste devantlagrille. —Toutétaitvrai,dis-jeavecdouceur.Chaqueseconde.Lesfoisoùjet'enaivoulu.Lesfoisoù j'aiétéencolèrecontretoi.Lesfoisoùj'aieupeurdetoi.(Jeprendsunelongueinspirationsaccadée,les yeuxplongésdanslessiens.)Lesfoisoùjet'aiaimé.Toutétaitvrai. Je vois le soulagement qui l'envahit, l'éclat de douleur et de confusion dans son regard qui se transforme en espoir. Il ouvre la bouche, mais je tends les mains pour envelopper les siennes sur les barreaux.Lecontactdesapeaum'électriseetmerivesurplace. —Maislepoisonaussi,c'étaitvrai,Bishop.Etcequejeviensdediren'ychangerien.(Jepresse sesmains.)J'allaistetuer. Je tente d'insuffler le plus de sincérité possible à mes paroles, même si je sais qu'elles ne sont qu'unetromperiedesplusméprisables.Jeserrelamâchoire,jegardeleregardfixe.Jeneveuxpasqu'il découvre mon mensonge, même s'il cherche bien. Il scrute mon visage avec une intensité à présent si familièrequejelasensjusquedansmesos. —Tutesouviensquandtum'asavouéquejet'avaisfasciné?Qu'àl'hôpital,j'étaiseffrayée,mais toujoursprêteàdéfierlesadultes?Quej'étaistrèsfacileàliredel'extérieur,maiscompliquéesousla surface?(Ilnerépondpas,ilcherchetoujoursàdécelerlemensonge.Etsijeneleconvaincspasbientôt, ilvaletrouver.Ledésespoirmerendcruelle.)Jesuistoujourslamême.Cellequipouvaitt'aimer.Ette tuerquandmême. S'ensuitunmomentdelourdsilence.L'acceptationsefaitlentementjourdanssesyeux.Tellesdes eauxsaumâtres,ellelesrendpeuàpeusombresetbrumeux.Jedesserremapriseetilarrachesesmains des miennes, les lève comme si j'étais en train de pointer un pistolet sur lui, puis il s'éloigne des barreaux.Lecontactdesapeaumepicoteencorelespaumes. —Tumecrois,maintenant? Montonestacéré,froidcommelaglace.Enfin,aprèstoutcetempsetaumomentoùj'enaileplus besoin,j'aitrouvéaufonddemoilavoixdeCallie. Ilmecroit. Lavien'estqu'uneplaisanteriedemauvaisgoûtaprèsuneautre,jecommenceàledécouvrir.Car c'estinjustedesouffrirautantunefoisqu'onaenfinobtenucequ'onsouhaitait. Chapitre26 epasselestroisjourssuivantsseule,exceptélorsdesvisitesrégulièresdeVictoria,quimetientau courant des dernières évolutions sur un ton soigneusement professionnel, et part si vite qu'elle en trébucheraitpresque.EtilyaaussiDavid,biensûr,quim'apportemesrepasetmesourit.Dessourires tristesetdésolés,enfaitpiresques'ilmelançaitdesregardsnoirsoucrachaitdansmonassiette.Çame rappelle la façon dont on regarderait un agneau avant le sacrifice. Une comparaison plutôt adaptée, je suppose. Monpèrenevientpas.Callienevientpas.Ilsm'ontpasséeaucomptedeprofitsetpertespuisont tournélapage.Mêmesijenesuispassurprisequ'ilsaientchoisidesauverleurpeau—aprèstout,c'est cequejerecherchais—lafacilitéaveclaquelleilsm'ontabandonnéemelaisseanéantie.Pendanttoutce temps,jen'étaisqu'unpiondansleurquêtedupouvoir.L'idéedesesacrifierpourmoineleurestsans doutemêmepasvenue,niàl'un,niàl'autre. Je ne suis ni assez désintéressée, ni assez courageuse pour ne pas avoir envisagé de révéler la vérité à propos de ma famille pendant ces heures interminables passées enfermée dans ma cellule. Je pourraislespointerdudoigt,ceneseraitpascompliqué,etunepartiedemoimeurtd'enviedelefaire. Mais je veux m'élever au-dessus des leçons qu'ils m'ont enseignées. Je veux que mon amour soit plus grandquemahaine,mamiséricordeplusfortequemondésirdevengeance. Bishopnerevientpasmerendrevisite.Detoutefaçonjenelesouhaitepas:lapremièreetunique foisaétéunevéritableépreuve.Sonexpressionquandilaarrachésesmainsdesmiennes,qu'ilareculé commesij'étaiscontaminée...Jenepourraispaslesupporterdenouveau.Jecéderaissoussonregard brûlant et je lui avouerais tout. Alors je ne cesse de me répéter que c'est mieux qu'il ait enfin perdu confianceenmoi. Aprèstout,jenel'aijamaisméritée. Aumatinduquatrièmejour,Victoriavientm'informerquejeparaîtraidevantlejugedansl'aprèsmidi.Elleresteunmomentdevantlacellule. —Laprocédurenevapastraîner,Ivy...ajoute-t-elle. —Trèsbien. C'est ce qui se passe en général quand un accusé plaide coupable. Elle regarde le plafond, les murs,partoutsaufmoi. —Non,jeveuxdire...Unefoisquetonplaidoyerseraaccepté,tuserascondamnée.Aujourd'hui. —Oh. Lemomentn'apasvraimentd'importance.Cequiestfaitestfait,maisc'estvraiquejepensais disposerdeplusdetemps. —Etquandva-t-onm'expulser? Encoreunefois,sesyeuxerrentdanslapiècepouréviterdemeregarder. —Àmonavis,ilsn'attendrontpasleprochainjourprogrammé.MmeLattimerfaitdespiedsetdes mains pour qu'on t'expulse tout de suite. Elle affirme que tu représentes une trop grande menace pour qu'on te garde ici. Et puis, ils veulent t'utiliser comme exemple, pour éviter que ce genre de chose se reproduise. Malgrémanuqueraide,jehochelatête. —Mercidem'avoiravertie.Enfin,Victoriacroisemonregard. —Situasquelquechoseànousdire,Ivy,c'estlemoment.Iln'estpastroptardpourorganiserun procès. J — Non, pas de procès. (J'ai l'impression de le répéter pour la millième fois.) Tu avais allumé l'interphoneàmonintention,l'autrejour? —Oui.J'espéraisainsifaireressortirlavérité.Terappelerquivautlapeined'êtreprotégéetqui nelavautpas. Jerestemuetteetellepousseunsoupir,plusfrustréquedéçu.Commesiellesavaitdéjàqu'elle n'arriveraitàrienavecmoi. —Est-ceque...(Jem'interrompsetjemeraclelagorge.)Est-cequej'auraisletempsdedireau revoiràmafamille? Mêmeaprèstoutcequis'estpassé,jelesaimetoujours.Ilssonttoujoursdemonsang,etbienque nousnoussoyonsdéçuslesunslesautres,jevoudraisbienlesvoirunedernièrefois,lesserrercontre moietlesembrasser. UnéclairpassedanslesyeuxdeVictoriaavantqu'ellenelesdétourne. —Ilsn'ontpasdemandéàtevoir,Ivy.Mêmepasaprèstacondamnation. —Bon...D'accord. Mavoixn'estplusqu'unmurmure.Victoriahésiteàpeineunesecondeavantd'ouvrirlabouche: —MaisBishopademandési... —Non!PasBishop. Jenevoispaspourquoiilvoudraitseretrouverdanslamêmepiècequemoi.Ilm'aaffirméun jourtrouverinenvisageabledemelaissertomber,maisj'espèredetoutesmesforcesqu'ilachangéd'avis àcesujet.Jepensaisl'yavoirforcé.Peut-êtret'aime-t-ilencore?souffleunepetitevoixtraîtressedans matête.Peut-êtren'est-ilpasprêtàabandonner...Unelueurd'espoircommenceànaîtreenmoi,maisje l'écrase,jel'étouffe.Untelespoirnousdétruiratouslesdeux:jedoisluiréglersoncomptesansattendre. —Jeneveuxpaslevoir,déclaré-jeàVictoria.Maispourrais-tuluitransmettreunmessage? —Lequel? —Luidirequejesuisdésolée?(Jemarqueunepause.Commentformulermapenséesanstropen révéler?Jedoispourtantprendrelerisque...)Etrecommande-luidefaireattention. Victorias'approchedesbarreaux. —Attentionàquoi?demande-t-elle. JedoutequemonpèreréessaieradetuerBishopalorsqu'ilabienfaillisefairepincer.Iltrouvera unautremoyendeparveniràsesfins.Etenvérité,iln'existeaucunefaçondeprotégerquelqu'unpour toujours.Lemonderecèleunefoulededangers,parmilliers,ceuxdontonaconscienceetceuxauxquels onn'ajamaispensé.Maisc'estlemieuxquejepuissefaire. —Ànepasaccordertropfacilementsaconfiance,dis-je.(Jelâcheunpetitrireamer.)Mêmes'il envasûrementsansdireaupointoùonenest. Aprèsunlongsilence,Victoriaacceptemademande. —D'accord,dit-elle,s'éloignantdemacellule.Bonnechance,Ivy. Àmonavis,lachancenemeserad'aucunsecours,maisj'adressetoutdemêmeàmonancienne responsableunfaiblesourire.Elleatoujoursétésympaavecmoi,mêmedepuismonincarcération. Une fois Victoria repartie, je me recroqueville sur la couchette. Ma position par défaut dans la cellule.J'aientêtelamoindrefêluredansleparpaing,jesaiscombiendetempsilmefautattendreavant l'arrivéedemonprochainrepasgrâceàl'inclinaisondelalumièrequipénètreparlafenêtreau-dessusde matête.Maisj'aibeauessayer,jen'entendsjamaisrienenprovenancedel'extérieur.Jeneperçoisquele claquement des portes et parfois des bruits de pas. Quoi qu'il arrive, j'apprécierai de sentir à nouveau l'airfraissurmonvisageetd'entendreleventdanslesarbres. J'effleure le mur rugueux en me souvenant de la chaleur de la peau de Bishop sous mes doigts. J'espère qu'un jour, il pourra se pardonner de m'avoir aimée. J'espère qu'il trouvera une autre fille, meilleurequemoi,pourgardersoncoeur.Unequiméritesaconfiance.J'espèrequ'iliravoirl'océanet qu'ilpourraengoûterlapiqûresalée.Deslarmesdévalentmesjoues,s'amassentaucreuxdemoncou,et jesuiscontentequepersonnenesoitlàpourlesvoir. Unefois,Bishopm'ademandéquijevoulaisêtre.Jecroisquemaintenant,jeconnaislaréponse. Jeveuxêtreunepersonneassezforteetcourageusepourprendredesdécisionsdifficiles.Maisjeveux être assez juste et aimante pour prendre les bonnes. Après tout ce qui s'est passé, je ne peux regretter d'avoiraiméBishop.Etjeneregrettepasnonplusdel'avoirsauvé,mêmesij'aidûpourçamesacrifier. C'était mon choix, et j'en suis fière. S'il me rend faible, alors c'est une faiblesse avec laquelle je peux enfinvivre. Jesuismenottéeàunbancdansuncouloirdederrièreenattendantd'êtreescortéedanslasalle d'audience.Jeregardedroitdevantmoi,déploied'importantseffortspourmeviderl'esprit,quandmon pèredébouchedepuisunangleetvients'asseoiràcôtédemoi. —Papa? Monimaginationmejoue-t-elledestours? —Nousn'avonspaslongtemps,m'avertit-il.Legardeaditjustecinqminutes. Ilposeunemainsurmajoue. —Jesuisvraimentcontentequetusoisvenu,dis-jeenm'efforçantdesourire. —Oh,Ivy...soupire-t-il,lavoixéraillée.Qu'as-tufait?Àcesmots,magorgesenoue. —Cequejedevaisfaire,papa. Nousnousparlonsdefaçonplusoumoinscodée,carnousignoronssilesmursontdesoreilles. Maisj'ail'impressionquenousavonstoujourscommuniquéainsi,sansjamaisêtrecapablesd'allerdroit aubut,toujoursàtournerautourdupot. Ilsecouelatêteetlaisseretombersamain. —Tuvasêtreexpulsée. —Jesuisdésolée,papa,murmuré-je.Jet'aime. Unelarmecoulesursajoue.C'estlapremièrefoisquejevoismonpèrepleurer. —Moiaussi,jet'aime. —Maispasassezpourmesauver,dis-jed'unevoixplusdurequejen'auraiscru. Monpèreserelèveetmetoisedetoutesahauteur. —Tuasfaittonchoix,Ivy. —Oui.(Jeplantemesyeuxdanslessiens.)Ettuasfaitletien. Lasalled'audienceestpleineàcraquerquandonm'amènedevantlejuge.Toutlemondetendle coupourapercevoirlatraîtresse.Quelques-unsmesifflentquandjepasseàcôtéd'eux,maisjeregarde droit devant moi, le menton levé. De nos jours, le crime n'est plus vraiment un spectacle, mais je dois constitueruneexception. Onmefaitasseoirducôtédeladéfense,puislesdeuxgardesquim'encadraientreculentd'unpas. JackStewart,lecollèguedeVictoria,estdéjàlà.Ilestvenuunefoisàmacellulepourm'annoncerqu'il medéfendrait.Victorian'avisiblementpastenucomptedemarequêtedemepasserd'avocat.Entoutcas, la présence de Stewart ne fera pas une grande différence. Son boulot devrait être rondement mené. Il m'adresseunsourireamer,puisseretourneverslesjuges.Derrièrenous,j'entendsunbourdonnementde voix,maisjen'écoutepaslesparolesprononcées.Ilnevautmieuxpas. Lasalled'audience,avecsonboisdemerisiersombreetsonhautplafond,confèreuncôtétrès formelàlaprocédureavantmêmequ'elleaitcommencé.Sij'avaisnourriquelqueillusionquemondestin neseraitpasdécidéaujourd'hui,elleestbriséeparl'autoritéquedégagelasalle.Monavenirestentreles mains du juge qui prendra place sur le haut banc en face de moi. À cette idée, je ressens un étrange soulagement:plusriennedépenddemoi. Dansmondos,lebrouhahas'amplifieetjem'intimedenepasmeretourner.Maismacuriositéest plus forte que ma peur. Le président et Mme Lattimer viennent d'entrer, suivis par mon père et Callie. Bishopfermelamarche.Ilabeauavoirleregardlointain,ilneledétachepasdemoi,mêmequandil rejointlesautresaupremierrangderrièreleprocureur.Personnen'estassisjustederrièremoi.Cebanc videtémoignedel'ampleurdemachute. JesenstoujourslesyeuxdeBishopsurmoi,mêmequandjemeretourneversl'avantdelasalle. Jefixelaporteparlaquellelejugevaentreretprononcermasentence. —MesdamesetMessieurs,veuillezvouslever,s'ilvousplaît.MaîtreLawrenceLozano. Jackmesaisitdoucementlecoude,pourtantjen'aipasbesoindesonaide,jemelèvetouteseule. Cequivasepassericinem'effraiepas.Jen'aipeurquedecequisuivra. Lejugealaquarantaine,descheveuxpoivreetselcoupéscourtetdeslunettesàmontureépaisse. Jenel'avaispasrencontréofficiellementquandjetravaillaisici,maisdeloin,ilm'atoujoursparuassez sympathique.Aujourd'hui,jenedécèlechezluiaucunetracedebienveillance. — Maître Stewart, dit-il en regardant Jack par-dessus ses lunettes. Votre cliente ici présente souhaiteplaidercoupable? —C'estexact,monsieurlejuge. Le juge me fait signe d'approcher en recourbant le doigt. Mon estomac se soulève, mais je parviens à garder mon sang-froid. J'obéis et Lawrence Lozano m'indique la barre des témoins. Je fais face à la galerie des spectateurs. Je parcours la foule du regard jusqu'à trouver enfin Bishop, qui a toujourslesyeuxrivéssurmoi,levisagegrave.Jen'aiaucuneidéedecequ'ilpense.Çamerappelleles premiers jours de notre mariage, quand chaque mot prononcé ou chaque geste esquissé par lui était un mystèrecompletpourmoi. —Vousêtesaccuséedetentatived'homicidevolontaire.Quelestvotreplaidoyer?medemande lejugeLozanod'unevoixforte,cequimeramèneavecunsursautàlaréalité. —Coupable,dis-jesanshésitation. Toutlemondelesavait,maisl'entendretouthaut,demabouche,faitplanerunmalaisedansla salle. Je suis reconnaissante de ne pas avoir à exposer mon crime en détail, comme il fallait le faire avant-guerre. De nos jours, on ne s'inquiète pas autant des droits de l'accusé. Si vous prétendez être coupable, on vous prend au mot. On doit se dire que vous seriez bien bête de risquer de vous faire expulsersansavoircommislecrimedontonvousaccuse. —Étantdonnélanatureinhabituelledecedossier,lafamilleduprésidentLattimeraexigéqueje prononcevotresentenceimmédiatement,etqu'ellesoitexécutéesur-le-champ. À présent, la salle est sous le choc. Apparemment, la rapidité de l'application de ma sanction n'étaitpasconnuedelafoule.Laplupartsemblentravisd'assisteràdesévénementsaussiintéressants. Bishop,luiaussi,paraîtsurpris.Iltournelatêted'uncoupverssesparents,puissepencheenavant,les mainsagrippéesàlabalustradedeboisquiséparelagaleriedelasalled'audience. J'essaiedeluifairecomprendred'unregardquetoutirabien.Ladernièrechosequejevoudrais, c'est qu'il s'inquiète pour moi. Je veux qu'il m'oublie et passe à autre chose. Qu'il soit en sécurité et heureux.Iln'apasbesoindesetourmenter,jesuispréparéeàcequivavenir.Aussiprêtequejeleserai jamais. — Ivy Westfall Lattimer, vous êtes condamnée à être expulsée. La sentence sera exécutée à la suitedelaprocédure. Grandbrouhahadanslasalle,mêmesimacondamnationnepeutêtreunesurprisepourpersonne. Par-dessus,j'entendsBishopappelermonnom,etmêmesijenedevraispasleregarder,jenesupporte pasdepartirsanslevoirunedernièrefois.Maissitôtquejetournelesyeuxverslui,jeleregrette.Ilest deboutcontrelabalustrade,livide,lestraitstirésetlamaindeCalliesursonavant-bras.Masœurale visage levé vers lui et lui murmure à l'oreille. Elle le touche de trop près, affiche une expression trop gentille.Ellejoueunrôlepourobtenircequ'elledésire. Quelquechosesebriseenmoi,quelquechosequiavaitététendudepuisdesjours,dessemaines, peut-êtretoujours.MaintenantjevoislevraivisagedeCallie:ellealecœurfroid,elleestenquêtedu pouvoiretcherchelarevanche,plusencorequemonpère.Ellenelaisserapasmonéchecl'arrêter.Pour elle,Bishopn'estpasunêtredigned'amouretdecompréhension.Pourelle,ilestcommelechienquim'a mordu,celuiqu'elleaétrangléauboutdesachaîne.Bishopestunobstacle.Quelqu'ensoitleprix,elle trouveraunmoyendeluifairemal. Jequitteencourantlabarredestémoinsetjeparviensàmi-chemind'elleavantquelesgardesse rendentcomptequej'aibougé.L'unm'attrapeparlebrasetmetireenarrière,maisjenem'arrêtepas,je tireetjedonnedescoupsdepied,jesuissauvage,complètementhorsdemoi.Sijepouvaismelibérer,je latueraissansdoutedemesmains. Je hurle et mon long feulement lugubre fait taire le reste de la salle. Un autre garde se joint au premieretilsm'emmènentparlaportelatéralependantquejecontinuedemedébattre.Jehurle,jehurle jusqu'àcequemespoumonssoientvidesetquejevoiedespointsdorésdanserdevantmesyeux.Jehurle enentendantBishopcriermonnom.Jehurlejusqu'àêtrepousséeparlaportedansuncouloir.Jusqu'àce qu'unobjetduretlourdmefrappelecrâneetquelemondes'évanouisse. Il fait noir. Un noir d'encre. Ma tête cogne en rythme avec mon cœur qui bat. Je sens quelque chosed'acérécontremajoue.Mêmemespaupièressontdouloureuses,pourtantjeparviensàlesouvrir. Toujoursl'obscurité,maisplusaussiimpénétrable.Quelquespâlesrayonsdelumièrelatranspercent.Je lèvelesyeux.Lalune.Jesuisdehors.Commentsuis-jearrivéelà? Jeremuelatêteetjepousseungrognement:j'ail'impressionquemoncrâneaétébrûléaufer rouge.Avecprudence,jetournelatêtedecôté,soulèvemajoue,poséesurunepierrequimepénétrait danslapeau.Prèsdemoi,desrefletsdanslenoir,d'unéclatargenté.Jenecomprendspascequec'est. C'esttropdifficiledepenser.J'avanceunemainpourtâtonnerdemesdoigtstremblants.Dumétalfroid, minceetlisse,quicliquettesousmamain.Jesaiscequec'est,maismonespritrefusedelereconnaître. Jenouelesdoigtsautourdumétal,commeavaitfaitBishoplejouroùnousétionsdel'autrecôté. Jesuisderrièrelabarrière.Seule. Chapitre27 est la pensée de la jeune fille morte qui finit par m'inciter à bouger. Je savais que personne ne viendrait.MonpèreetCallien'allaientpasapparaîtredel'autrecôtédelabarrièreavecunnouveau plan,celui-cidestinéàmesauver.Bishopn'allaitpasfonceràtraverslesarbres,unegourded'eauà lamain,prêtàmepardonner.Pourtant,jesuisrestéelongtempscolléeàlabarrière,latêtelourde,avecle métalquim'entraitdanslesomoplates. Lorsquelesoleilcommenceàmonterdansuncielbleusansnuages,auseulsonducrissementdes sauterelles infatigables, mon esprit se tourne vers la fille tuée par Mark Laird. Son corps est étendu, quelque part à côté de cette barrière. Et je sais que si je ne pars pas bientôt, je terminerai exactement commeelle.Abandonnée,oubliée.Laisséeàpourrir.Carplusjedemeureassiselà,lesyeuxvitreuxetle regarddanslevague,plusresterdevientfacile. Jen'aiaucuneidéed'oùaller.Nimêmedecommentfairelepremierpas.Dansmacelluleausoussol du palais de justice, je m'étais dit que je pourrais me débrouiller. Mais maintenant que j'y suis, je penseavoirprésumédemesforces.Quelqueslarmessemêlentàlasueursurmonvisageetjebaissela têtesurmesgenouxrelevés.Maiscemouvementnefaitqu'empirerladouleurdansmoncrâne,comme deuxcouteauxderrièremesyeuxquitenteraientunesortie. Iln'yaquedeuxpossibilités.Restericietmourir.Oumeleveretvoircequivasuivre. Jeneveuxpasterminercommelafillemorte.Jeneveuxpasbaisserlesbrascommemamère.Je suispeut-êtresafille,maisjenesuispaselle.Jerelèvelatêteetpasselamaindanslegrillageau-dessus demoidefaçonàmeredresser.Aprèsplusdedouzeheuresrecroquevilléeàterre,jesensmesmuscles protester,despointsnoirsenvahissentmonchampdevision. Je me souviens de Bishop, qui avait dit que la rivière se trouvait à l'est. J'ai fait attention à l'endroitoùlesoleilselevaitcematin.L'eau.Mapriorité.Trouverdel'eau,sepréoccuperduresteplus tard.Leseulmoyend'avancer,c'estdeprocéderparétapesdouloureuses. Ledépartestlent.Mesbrasetmesjambesnesedéplacentpasdefaçontoutàfaitsynchronisée. Jetâtedoucementl'arrièredemoncrâne:mescheveuxsontpoisseux,maisiln'yapasdesangfraisqui coule. Combien de fois m'ont-ils frappée avant de me jeter là ? Ont-ils éprouvé le moindre scrupule à laisser une adolescente dans le noir, seule et inconsciente ? Sans doute pas. Après tout, j'ai tenté d'assassinerlefilsduprésident. Aussitôt,l'imagedeBishopsurgitdansmonesprit.Jeserrelesdentsetjelechassedematête.Il nem'appartientplusdemesouvenirdelui,désormais.Ilpourraitaussibiensetrouveràunmillionde kilomètres de moi, et non à proximité de cette barrière qui nous sépare. Je dois trouver un moyen de l'oublier,mêmesilesimplefaitdel'envisagerm'empêchederespirercorrectement.Ilfaitpartiedemoi maintenant,aussinécessairequemapeauoumoncœurquisaigne.Maispoursurvivre,seuleetdel'autre côté de la barrière, il me faudra user de toute mon énergie. Je ne peux pas perdre une seule minute à penseràautrechoseouàquelqu'und'autre. Lesolestduretinégal,enlégèrepentedescendante:lacombinaisonparfaitepourtrébucheretse tordre une cheville. Je remercie en silence Victoria de s'être assurée que je reçoive des vêtements correctsavantd'êtreexpulsée:unjean,deschaussuresfermées,undébardeuretunpull,mêmes'ilfait beaucouptropchaudpourleporter.Aumoins,cesvêtementsmedonnentunechancedemebattre.Pieds nus et en short et T-shirt, la tenue que je portais quand on m'a mise en prison, je n'aurais pas tenu longtemps. Ceseraitplusfacilesijem'éloignaisdelabarrière,maispourl'instantjerefusedelalâcher.Je C’ l'effleure de la main gauche en marchant, le métal heurte mes doigts au passage. Lorsque j'étais petite, l'idéedelabarrièrem'effrayait.Àprésent,c'estcommeundoudoudontjen'arrivepasàmedéfaire.S'en éloigner, c'est comme sauter dans le vide. Je pourrais partir si loin que je ne retrouverais jamais mon cheminpouryrevenir. Jen'aiaucuneidéedeladistancequimeséparedelarivière,maisellenedoitsansdoutepasêtre trèsloin—jenepeuxpasimaginerlecontraire.PenseràlarivièrefaitresurgirlevisagedeBishop,etje trébuchesurunemotted'herbe.Jemesermonne:jemesuisjurédel'oublieriln'yapascinqminutes,et voilàquejerompsdéjàmapromesse! Jem'efforcedevidermatêtedetoutepensée,demeconcentreruniquementsurlefaitdeposerun pied devant l'autre. Un liquide chaud coule le long de ma nuque : de la transpiration et non du sang, j'espère—entoutcasjerefusedevérifier.Sijesaignedenouveau,iln'yarienquejepuisseyfaire, alorsautantnepassavoir.Unefoisàlarivière,jepourraiimmergermatêtedansl'eaufroide,laverle sangquimegrattelàoùilaséchéencroûtessurmapeauets'estcollédansmescheveuxdéjàemmêlés. Depuislenord—lecôtéWestfalldelaville—,j'entendsdesvoixlointainesetjem'arrêtenet,le cœurbattantlachamade.Jemeserrecontrelegrillage,j'enroulelesdoigtsautourdumétalchaud.Deux enfants,àpeut-êtredixmètres,jouentàjenesaisqueljeudanslesarbres.Leursparentsnesontsûrement pasaucourantqu'ilssesontaventurésaussiprèsdelabarrière. —Bonjour. Mavoixestfaibleetenrouée,ilsneréagissentpasàmonappel.J'essaieencore,jemeraclela gorgeetparleunpeuplusfort.Cettefois,ilsmevoienttouslesdeuxetsautentàterreenmêmetemps.La plusâgéepousselepetitgarçonderrièreelle,commepourleprotéger. —Vouspouvezm'aider?S'ilvousplaît. La main du garçon s'accroche à la robe d'été de la fillette, il glisse un œil sur le côté pour m'observer. —Partez!crielapetitefille,Dégagezd'ici! Lesmotseneux-mêmessontforts,maissavoixtremble,sesyeuxbrillentdepeur.Sescheveux blondpâlecaressentsonvisagedansleventléger. Jesaisqu'ilsnepeuventrienpourmoi.Quemaprésenceestterrifiantepoureux.Maisimpossible dem'éloigner.Undésespoirféroces'emparesoudaindemoi:quandcesdeuxenfantsseserontenfuis,je seraiseuleaumonde. —S'ilvousplaît,répété-jedansunsouffle.S'ilvousplaît... Lapetitesepenche,ramasseunobjetàterre,puisreculelebrasetmelelance.Lapierrerebondit surlegrillagejusteau-dessusdemamainetlesonmétalliquerésonnedanslesilencealentour.Lafillette prendlegarçonparlamainetbatenretraiteverslesarbres.Enuninstant,ilsontdisparudemavue,les boisunefoisdeplusvides,moiexceptée. Je pose la tête dans mes mains. Ma peau est crasseuse, la saleté incrustée en plaques inégales. Monavant-brasestzébrédesangséché.J'aidûparaîtremonstrueuseàcespetits.Unecréaturemaléfique derrière la barrière, la sorcière kidnappeuse d'enfants contre laquelle leur mère les a toujours mis en garde... Les larmes dévalent mes joues et leur sel me pique les lèvres. Je cède et m'autorise à pleurer. Pourtoutcequej'aiperdu,parpeurdecequim'attend.Jepleurelafillequej'aiété,l'épousequejen'ai jamaisvouluêtre,latueusequej'airefusédedevenir,latraîtressequej'aiprétenduêtre. Je ne suis aucune d'entre elles à présent. Je relève la tête et m'essuie les yeux. Fille. Épouse. Tueuse. Traîtresse. Ce sont toutes d'anciennes versions de moi. À partir de maintenant, je deviens une survivante. Remerciements Ungrandmerci... Àmeséditeurs,AlyciaTornettaetStacyCantorAbrams,pourleursprécieuxéclairagesetpour m'avoiraidéeàfaireunmeilleurlivre.Àtoutel'équiped'En-tangledPublishingpourm'avoirdonnéma chance. À Rebecca Mancini, la magicienne des droits étrangers. À mon mari, Brian, qui m'aime et me soutientmêmequandjedeviensinvivable.(Tuesmaconstante!)Àmesenfants,GrahametQuinn,quine seplaignentpratiquementjamaisquandl'écritureprendlepassurlapréparationdudîner,etquimefont rire chaque jour. À ma famille, proche et lointaine, pour leurs encouragements et leur enthousiasme. À Holly, la sœur que je n'ai jamais eue et la meilleure des amies, sans qui je ne pourrais pas vivre. À Meshelle, Michelle et Trish pour nos déjeuners mensuels arrosés de Margarita qui me permettent de garderlaraisonetdequitterdetempsàautremesoripeauxd'écrivain(end'autrestermes,monjogging). Et,enfinetsurtout,àmonchatLarry,quitientmesjambesbienauchaudpendantquej'écris! Composition:RomainDelplancq Achevéd'imprimerenFranceenfévrier2015parAubinImprimeur Lepapierdecetouvrageestcomposédefibresnaturelles,renouvelables,recyclablesetfabriquéesà partirdeboisissudeforêtsplantéesexpressémentpourlafabricationdepâteàpapier. ISBN:978-2-37102-035-1 Dépôtlégal:mars2015 Loin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse,modifiéeparlaloin°2011525du17mai2011 Numérod'édition:0018-010-01-01 Numérod'impression:1501.0101 LUMEN