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Fuck me,
Fuck you.
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Je trouve que ça donne une bonne idée de l’art contemporain. Parfois, c’est même
les deux à la fois. C’est réducteur ? Réductif ? Certes.
Mais surtout Fuck me, ça passe moyen dans un dossier de demande d’aide. Fuck you,
carrément pas du tout. Le dossier qui décrit un projet c’est la base de toute expérience
d’artiste qui désire une place légitime sur la scène française. Et là, je vous avoue qu’après
quelques années à Paris, ça commence vraiment à me gonfler.
Il semble normal que les institutions ne puissent s’associer à des choses trop osées.
Si on peut facilement montrer les Fuck Faces des frères Chapman aujourd’hui dans un
musée, ils n’auraient pas eu l’aide individuelle à la création de la Drac en 1994…
Mais quand même.
L’artiste France Valliccioni me mime une scène — « Je vais me déguiser en des personnages
divers, pas exactement connus, mais qu’on a l’impression de reconnaître, et je vais me prendre
en photo et on m’a répondu: cher Monsieur Sherman, désolé mais votre dossier n’a pas été
retenu… » On se regarde. On prend peur. Heureusement qu’elle n’attendait pas le ministère
de la culture pour exister, Cindy.
- Attention : de la culture - et de la communication, me dit France.
- Ah oui, c’est vrai. Vous savez, vous, ce que communication veut dire après culture ?
Alors, comment communiquer ? Comment faire envie au jury ? Comment le séduire ?
Comment se vendre ? Ça fait marketing hein ? Eh ben oui, ça le fait parce que c’en est.
Il s’agit de la gagner cette place. C’est comme à la télé, comme dans « Britain’s got talent »,
l’émission qui a quand même permis au monde de découvrir l’immense gladiatrice Susan
Boyle. Comme dans la « La France a un incroyable talent », « Nouvelle Star », « Star Ac »,
« X Factor », « Master Chef »… On apprend au peuple à passer devant le jury. La pratique
s’était perdue. Ça habitue les troupes à se faire virer.
Donc, notre pool de professionnels du projet, il ne faut pas le choquer, le rudoyer, le secouer,
le turlupiner, le fragiliser, le maltraiter, l’emmerder si on veut être dans les finalistes. Non,
il faut le gratifier, le gâter, le flatter, le soigner et surtout le convaincre. J’aimerais bien avoir
accès aux papiers des pros du dossier pour voir comment ils font, parce que quand on ne
sait pas ce que celui-ci apprécie, ce qu’il veut, comment il regarde, ce qu’il connaît, je trouve
quand même que c’est difficile.
Vous voulez que je vous chante quoi comme chanson ?
Sinon je sais jongler. Ou bien, j’ai un diaporama photos de famille…
Pine Cone Series no.85
de la série I Wish I Could Say What I Feel.
Michæl Decker
2010
•
Pomme de pin,
fil de fer, base de figurine en résine
8.25 × 7.6 × 9.5 cm
Je ne suis pas sûre, mais je crois qu’il ne faut pas décrire ce qu’on aime bien, ce qu’il se
passe dans le monde et qui touche, ses faiblesses, ses peurs, ses envies de mourir. J’ai
l’impression qu’il ne faut dévoiler ni ses vraies questions formelles, ni ses doutes. Ne rien dire
de compromettant. On apprend à parler comme les critiques. On se dédouble. On se recule,
alors qu’on est dedans. J’te dis pas les grands écarts, les élongations, les torticolis. Je ne sais
pas pour vous, mais quand je travaille (comme artiste), je ne pense pas à convaincre.
Je pense au public, certes, enfin au public en général mais pas au public / jury.
Prêts pour la visite guidée ?
Expliquer les blagues, c’est pas très sexy, non ?
Fabienne Audéoud
Fuck me × Fuck you
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Dans Le nouvel esprit du capitalisme Luc Boltanski et Eve Chiapello montrent comment
le « projet » est devenu « le » terme principal des textes de management. « La notion clé
dans cette conception de la vie au travail est celle d’employabilité {…} pour qu’on fasse appel
à ces managers sur d’autres projets {…} la bonne réputation étant le meilleur moyen d’être
employé… »
Dans notre milieu qui se permet souvent une critique aisée du capitalisme, les artistes sont
les leaders de leur entreprise. Je suis diplômée de Sup de Co Paris, (comme Raffarin, et bien
d’autres supers chefs/managers/gestionnaires/créateurs d’entreprises/leaders…) et j’vous dis
pas comment j’ai fui - fui - fui…
Donc - donc - donc… Après avoir transformé une pratique artistique en un produit
marketisable et marketisé sur le marché du jury, le comité d’homologation fait son boulot.
Tri. Contrôle qualité. Ouvrez la bouche, montrez-moi vos dents. Le métier de chef a toujours
imposé certaines responsabilités.
Et là, suspens… Qui va être éliminé ? Qui n’est pas dedans ? Et toi, tu en fais partie des bons,
des gentils, des élus ? T’as pas le label ministère, pas d’AOC, d’AIC ? Le tampon ? Attends,
t’as jamais eu l’aide du CNAP ? Bourges ? La Villa Médicis ? Même hors les murs ? Triangle ?
Allez, Rentilly ? St-Cirq Lapopie ? Ah ben alors la synagogue de Delme ? Un 1% ? Le salon
de Montrouge ? T’as pas été pris au Pavillon du Palais de Tokyo ? Même pas Monflanquin ?
Essaye les inclassables de Culture France alors parce que Dicréam c’est difficile. Faut quand
même avoir un certain profil. C’est la passoire, le tamis, le crible.
Mais moi, je peux jouer avec vous dans la cour ?
Non.
Mais pourquoi ?
Tu pues le ringard.
Franchement, si c’était vraiment pour l’argent, et pas pour la légitimation de leur travail, les
jeunes artistes prometteurs et émergents ne feraient pas un paragraphe spécifique dans leur
CV. On ne cite pas ses sponsors ou le financement de ses œuvres comme ça, il me semble.
Comment alors éviter l’autocensure ?
Je mime Marcel à France: « Je vais envoyer la photo d’un urinoir à un jury qui ne va rien y
comprendre… Et ça va bouleverser la pensée de l’art. » Malheureusement son dossier n’a pas
été retenu. Bon, d’accord, on ne reçoit pas de menaces de mort pour des caricatures, mais il
faut quand même lever le doigt pour demander la permission de faire certaines choses.
Je peux faire des coloriages sur des dessins de Hitler ?
Non.
Et sur ceux de Goya ?
[Coupé au montage comme chez Ardisson.]
Franchement, pourquoi est-ce que je quémande l’autorisation de penser depuis que je suis en
France ? C’est vrai, du coup, je ne pense plus. Quand je me suis installée à Londres, je suivais
des cours à la Guildhall School of Music and Drama. Un jour, j’ai refusé de chanter
la composition d’un de mes profs. Je me suis faite « tej » avec comme explication aux autres
étudiants, le fait que je ne supportais pas l’autorité masculine. Je suis partie au Sénégal
et à mon retour, le directeur me proposait la classe d’excellence de composition ! Alors
pourquoi depuis que je suis ici, je fais la carpette ? Hein ? Pourquoi ? Y a un virus ou quoi ?
Bref… Il faut donc savoir poser les bonnes questions. Enfin, celles que l’autorité aime bien
qu’on lui pose. Dans la construction de soi « spécial jury », il ne faut pas perdre de vue
à qui on s’adresse.
Par exemple, dans ces « bonnes questions » on évite les pourquoi. Pourquoi, ça ne s’illustre
pas bien. Pourquoi tant de haine, par exemple, c’est nul comme questionnement dans un
projet. À la limite tu peux « poser la question de la haine », mais bof, je doute que ça passe.
Tu ne peux pas trop attaquer directement la main qui te nourrit, c’est normal, tu ne peux pas
leur dire comme l’artiste John Russell, « peut-être que c’est vous les méchants… Eh oui,
si c’était vous la vermine, la pourriture… »
- Ah non, pas moi ! Dans l’art contemporain, on fait partie des bons. Des gentils.
Mais il y a beaucoup de gens qui ne voient rien, qui ne comprennent rien, c’est pour ça
qu’on pose des questions, qu’on formule des critiques…
L’artiste - je cite sa galerie - qui « remet en question le postulat moderniste d'une œuvre
qui se suffit à elle-même en insistant sur son inscription historique et sémantique
dans un schéma de création plus vaste » ne prend pas un risque théorique énorme dans
son interrogation, il faut bien le dire, mais il gagne le prix Marcel Duchamp. Bingo !
Avec 35 000 euros, le postulat moderniste va en prendre un sacré coup.
Ça va dézinguer sec… J’ai le cerveau qui fond d’avance.
C’est comme dans certains restos - attention à la gloutonnerie - on peut questionner
à volonté, mais certaines notions seulement – celles qui sont au menu. On peut « interroger
l’image cinématographique », l’espace de la galerie, le lieu de monstration, le rôle du
spectateur, « comment l'identité est construite par la perception, la représentation et
l’image de soi », « la représentation de la nature à travers la notion de pittoresque ». On
peut « jouer sur la notion de perspective et de perception de l’environnement », ou la mise
en scène « des représentations critiques et ironiques de notre époque au moyen des outils
qui la caractérisent ». On peut s’employer « à ouvrir, selon le concept de Michel Foucault,
des hétérotopies, ces « espaces autres » qui rendent soudain l’utopie tangible, plongeant
le spectateur dans un voyage au cœur de l’histoire des savoirs et des idées. » On peut
« poursuivre une réflexion sur le vide comme symbole paradoxal de notre société,
où règne la surenchère, la surconsommation, la pollution, la surpopulation. »
Ça ne fait de mal à personne.
C’est le nouveau pompier : un art de projet, un art de jury.
Une neutralité bon chic bon genre qu’on reconnaît de loin à l’étranger, le style « institutions
françaises ». Ça ne tache pas, ne crée pas de controverse, ne fait pas trop polémique. Ce n’est
ni choquant, ni trop spectaculaire. Tout va bien. Rien qui dépasse du brushing. Le subversif
est totalement maîtrisé.
Sans vouloir vous raconter ma vie, la parole biblique qui te donne une image pour te
faire passer son message, j’en ai trop bouffé. Les paraboles, je n’ai plus l’âge. Alors les
questionnements des artistes français BCBG, je n’y crois plus. C’est du bluff.
Les expos « C’est quoi la question ? » - jeux de société qui se jouent seul, en famille ou
avec des amis - rivalisent avec les parcs à thème. Je tire une carte : « Il représente l'analogie,
il la personnifie même… Il propose une unité transitoire au divers et confirme qu'il n'a pas
besoin d'original pour voir des reflets ». Qui suis-je ?
Le plus beau, ça a quand même été pour moi la Force de l’Art 02. Des jeunes gens se tenaient
à côté des boxes et vous expliquaient ce que l’artiste questionnait. Si. Je vous jure.
Fabienne Audéoud
Fuck me × Fuck you
Vous voyez
au Louvre,
le saint
Jean-Baptiste
et son doigt
pointé de Léonard
de Vinci ?
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Je dis la vérité. J’ai eu honte. Avec des artistes pas payés, à peine de prod dans un budget
de 4 millions d’euros et les mêmes boxes qu’au final show de Goldsmith. Heureusement
qu’on nous disait où se trouvaient les points d’interrogation…
Et puis finalement, en tournant autour du terme même de « questionnement », j’en suis venue
à me dire que c’était le contraire qui se passait. Pas tout à fait un mensonge, qui impliquerait
une intention de tromperie qui pourrait être intéressante, mais plutôt le simple contraire.
En fait, ça « ne questionne-pas » : ça établit, ça ré-établit, ça affirme, ça instaure.
C’est pour ça que je préfère être dans le Fuck me, Fuck you plutôt que dans le dossier
qui questionne l’espace de monstration.
C’est vulgaire, vous trouvez ?
Par Fuck you, j’entends la prise de position d’un artiste, la tenue d’une œuvre qui réveille
l’esprit. Une rébellion du corps, un redressement du torse, une excitation neuronale.
Après, c’est l’œuvre qui fait que le spectateur se pose des questions.
Bon, j’enfonce des portes ouvertes, mais attention aux courants d’air.
J’adore rire. Même devant certaines natures mortes hollandaises, je me marre, je suis
enchantée de plaisir, de connivence. Devant du Steven Prina, j’ai les joues qui poussent
tellement je souris. Et devant du MacCarthy, vous ne riez pas vous ? Celui-là il marche
bien aussi pour le sketch du projet AIC pas retenu : je vais me mettre des saucisses dans la
bouche, je vais baisser mon pantalon et me mettre du ketchup sur la bite, je vais me moquer
d’Abramovic en appelant De Kooning. La rapporteuse rougit. C’est exagéré. Je crois qu’elle
n’en parlera même pas.
J’en ai assez du discret, du bien-pensant, des paysages gentillets, des neutralités sages, des
postulats philosophiques détournés en mode d’emploi, des critiques affables et obligeantes.
Ça le fait pas, dans mon cerveau.
Fuck you, ça veut dire que je veux vivre, sinon, je me laisse bouffer. Ça veut dire qu’on peut
exister. Et oui avec des questions. Parce qu’en fait j’adore ça les questions. Fuck me, je suis
dans la beauté, ça bouge - parce que le plaisir, c’est mieux que la souffrance. Et que oui,
il y en a déjà assez partout. Fuck me : peinture de Cecily Brown, toile de Rita Ackermann,
sculpture de Rebecca Warren. Ben oui du désir. Dans le cerveau, dans la chair. Dans la
grammaire. Dans les concepts. Formel à mort. Émoustillée de la forme. Des questions horny
baby. Appétence. Fuck me, Fuck you comme les bas de Sarah Lucas, ça tire. Ça le fait. Il y a
douze ans, quand j’ai vu ses lutins recouverts de cigarettes collées chez Sadie Coles, là, j’ai eu
un choc. Stupéfiée. Ça devait être un vernissage comme un autre, eh ben non, elle m’a eue.
You fucked me, I fuck you, la tente et le lit de Tracey Emin, les femmes de Vanessa Beecroft.
Je me déboîte avec Georges Condo. Fuck me, I’m too sad to tell you, mon pauvre Bas Jan
Ader, Bank, les punk yBa, on a quand même bien rigolé. I’m the queen of the fucking universe
comme dit l’artiste Aline Bouvy. On est dans la mêlée, dans la pensée qui dépasse des cases.
Ça dégouline la peinture parfois. Fuck, I’m lost, Richard Prince, un cow-boy qui dit la pub,
qui dit l’histoire, qui dit notre temps- c’est tellement juste. C’est faux. C’est tout. Je trouve ça
exaltant de précision, de pensée. De perspicacité. Fuck me and you. Et, je vous en passe…
Fabienne Audéoud