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NATHALIE KUPERMAN NATHALIE KUPERMAN La loi sauvage LA LOI SAUVAGE « Votre fille, c’est une catastrophe. » C’est ce que dit la maîtresse à une mère un matin devant l’école. La phrase fait son chemin dans l’esprit fragile de Sophie et la renvoie à une douleur ancienne, également d’origine scolaire. Ressurgissant au contact du mot « catastrophe », cet événement traumatique entraîne toutes sortes de perturbations dans sa vie, y compris dans son travail. Chargée de rédiger des notices pour appareils ménagers, elle laisse affleurer ses angoisses dans les modes d’emploi qui deviennent de plus en plus loufoques… La loi sauvage est une descente en spirale dans l’univers mental d’une mère aux prises avec la vie scolaire de sa fille, mais aussi avec sa vie quotidienne, sentimentale et professionnelle. L’amour maternel est ici décrit, avec l’originalité et l’humour propres à l’auteur, à la fois comme un recours salutaire et une passion toxique. NATHALIE KUPERMAN LA LOI SAUVAGE roman Nathalie Kuperman a publié notamment Nous étions des êtres vivants (2010) et Les raisons de mon crime (2012) aux Éditions Gallimard. GALLIMARD 9:HSMARA=VY[VXU: Kuperman_Blanche_La loi_CV.indd 1 14-VIII A 14613 ISBN 978-2-07-014613-0 GALLIMARD 17,90 f 04/06/14 12:52 du même auteur Aux Éditions Gallimard RUE JEAN-DOLENT, roman, 2000. TU ME TROUVES COMMENT ?, roman, 2001. J’AI RENVOYÉ MARTA, roman, 2005 (« Folio », nº 4529). PETIT ÉLOGE DE LA HAINE, essai, 2008 (« Folio 2 € », nº 4789). NOUS ÉTIONS DES ÊTRES VIVANTS, roman, 2010 (« Folio », nº 5340). LES RAISONS DE MON CRIME, roman, 2012 (« Folio », nº 5651). Aux Éditions de l’Olivier PETIT DÉJEUNER AVEC MICK JAGGER, roman, 2008 (« Points », nº 2445). Aux Éditions du Griot LE CONTRETEMPS, roman, 1993 (repris par Le Serpent à Plumes, « Motifs », nº 84). Aux Éditions à Hélice JANUS, récit, 1993. Aux Éditions Noviny 44 HANNAH OU L’INSTANT MORT, 2010. Aux Éditions des Busclats LE CONTRETEMPS (réécriture du roman paru en 1993), 2012. l a l o i s au vag e NATHALIE KUPERMAN L A L O I S AU VA G E rom a n G A L L I MA R D © Éditions Gallimard, 2014. À Jean-Luc I La maîtresse La maîtresse, que je croisai dans la rue un mardi matin — j’avais déjà allumé ma cigarette et j’étais ennuyée d’apparaître devant elle avec cet attribut qui me rendait déjà coupable —, m’apostropha d’un Votre fille, c’est une catastrophe. Et, me sentant avide de connaître les raisons de la sentence, elle se déroba, m’expliquant qu’elle était débordée et que l’on se verrait après les vacances de la Toussaint. Sur le coup, je me suis dit qu’elle avait le mérite d’énon cer les choses clairement. Et puis, elle avait bonne répu tation. C’était le genre de maîtresse adorée de tous parce que vieille école, rompue à l’exercice, bedonnante et gentille, bientôt à la retraite. Camille, m’étais-je dit en découvrant le nom de ma fille sur la liste le jour de la rentrée, avait une chance folle de l’avoir. J’errais dans le passage Ferrand à l’affût d’un signe supplémentaire, incapable de m’éloigner de l’endroit où avait eu lieu l’échange, guettant une parole qui serait restée en suspension et que je n’aurais pas su entendre. Mais la maîtresse n’avait pas eu le temps de m’accorder un mot de plus. C’était sans appel ; elle me recevrait après les vacances. 13 Elle m’abandonnait ainsi, mère d’une catastrophe. Une belle catastrophe, me suis-je dit pour faire venir un sou rire sur mes lèvres, parce que je devais sourire à ma fille, immédiatement. J’avais éteint ma cigarette discrètement pendant que la maîtresse me parlait. Je ne voulais pas renforcer l’idée négative qu’elle avait forcément de moi. Mais, puisque j’étais hors de sa vue, j’en allumai une autre, puis une autre, avant de m’engouffrer dans le métro pour en ressortir aussitôt, ne supportant pas l’idée de plonger sous terre. Je préférais aller boire un café, quitte à être en retard à la réunion. Je m’installai en terrasse car octobre offrait trois jours de chaleur inattendue. J’en profitais. J’aime les terrasses et le mouvement de la rue à portée de main. La gorge nouée, tout de même, j’en étais à remercier mentalement la maîtresse de m’avoir alertée sur la situa tion de ma fille. J’avais devant mes yeux les siens sans couleur, enfoncés dans son visage rond à la malice rica neuse, un visage que je croisais chaque matin depuis le CP et auquel j’associais une bonne réputation. C’était une excellente maîtresse, elle était dans l’école depuis vingt ans, et tous les enfants l’adoraient. Les parents d’Augustin et les parents de Pauline ado rent la maîtresse. Le jeune directeur la respecte et évoque sa longue carrière vouée à l’enseignement. Est-ce que le directeur peut imaginer l’effet que pro duisent sur moi les mots de la maîtresse, Votre fille, c’est une catastrophe, le matin, à 8 h 25 ? Jamais je n’ai été en retard à l’école, j’ai signé tous les soirs les mots dans le cahier de correspondance, j’ai même accepté d’accompagnerla 14 classe à un pique-nique aux Buttes-Chaumont bien que cette « activité » me rebute absolument. En fumant des cigarettes à la terrasse du café, ce mardi matin, je pense au directeur. Je le revois s’exprimer lors de la réunion de rentrée des parents d’élèves. — Sachez que, lorsque vos enfants sont en retard, ils passent par mon bureau. Les parents tremblent. Ce jeune type à l’allure décon tractée aurait donc une autorité qui n’apparaît ni sur ses jeans crados, ni sur son visage poupon. — Les élèves doivent rendre compte de la raison de leur retard. Et cela pourra les rendre mal à l’aise de devoir m’expliquer que maman ou papa a oublié de mettre le réveil. Je n’oublierai jamais d’enclencher le réveil. Je me le promets à l’instant même. J’ai trop peur que Camille ait un jour à se retrouver dans le bureau du directeur, pour lui avouer que maman a oublié de mettre le réveil. — Les enfants doivent se plier aux règles de l’école. Je sais, c’est important. Et ma fille respectera les règles, je m’y engage solennellement. Je suis prête à intervenir, à approuver, à dire à quel point il me semble en effet nécessaire de respecter les règles. Je suis en phase avec le discours du directeur. Il connaît bien son métier, et c’est précieux, un directeur qui rappelle les règles aux « papas » et aux « mamans ». J’aime le directeur pendant son discours. Je voudrais tant lever le doigt pour ajouter un mot qui lui ferait plaisir, qui lui prouverait mon adhésion. J’aimerais qu’il me regarde et qu’il détecte en moi la docilité nécessaire au respect du règlement, je sais jouer des coudes pour me retrouver au premier 15 rang. Je caresse l’idée d’être enfin la bonne élève que je n’ai jamais été. J’ai aimé le directeur pendant une demi-heure. Mais sur le chemin du retour, j’ai ressenti une sorte de colère sans établir le lien avec ce qui la provoquait. J’ai une lenteur dont je ne peux me défaire. On m’appelait la lanterne quand j’étais enfant, et je croyais naïvement que c’était un mot gentil, « une lanterne dans la nuit », « une lanterne magique ». Et puis je me suis rendu compte qu’une lanterne était un poids mort, une plaie, une catastrophe. Je marchais dans la rue à côté de ma fille qui avait assisté au discours du directeur. — Il est bien, hein, le directeur, j’ai dit. Camille a répondu oui. Et ce fut tout. Le directeur m’apparut jusque dans mon sommeil. Il me demandait de ne pas oublier de mettre mon réveil. Et je ne comprenais pas comment ce merdeux pouvait surgir dans mon lit pour me rappeler à l’ordre, m’expliquer qu’être mère, c’était aussi se réveiller le matin. Ma nuit fut agitée, interrompue par d’affreux soubresauts qui me contraignaient à allumer pour vérifier que mon réveil fonctionnait toujours. Je pus pousser le bouton sur « off » avant que la sonnerie ne retentisse. Votre fille, c’est une catastrophe. La phrase serpente sous ma peau, explore les bras les jambes le cou et finit par se loger dans le ventre. Ce matin encore, nous marchions vers l’école, et Camille, toujours partante, avançait comme un bon petit soldat, s’arrêtant devant les parcmètres pour vérifier l’heure. « Il est 8 h 23, maman. » Son cartable est lourd 16 parce qu’elle transporte tous les livres et les cahiers, étant incapable d’anticiper, ne sachant plus très bien, en fin de journée, ce dont elle aura besoin pour faire ses devoirs. Et, à force d’être réprimandée pour ses oublis dans le casier, elle a décidé de porter sur son dos le fardeau de sa distraction. Alors, elle avance un peu courbée sous le poids, mais belle dans sa détermination. Elle fera tout ce qu’on lui demande. Elle m’embrasse devant l’école. J’ai froid soudain. Je regarde, hébétée, ce carrefour que je connais par cœur. Je vois Camille le traverser lorsque nous allons faire les courses à Franprix, sa main dans la mienne. Il me semble que cela fait une éternité que je ne l’ai pas vue. La maîtresse s’impose entre nous. Il y a la Camille d’avant, et la Camille d’après ce qu’en a dit la maîtresse. Mme Bigard est dans l’école depuis vingt ans, elle connaît son métier, elle connaît les élèves, elle sait parfaitement pointer du doigt les catastrophes. Peut-être même en a-t-elle parlé au directeur. Ils sont de mèche. Le blanc-bec et la ventrue. Ça y est, ça vient, la révolte sourd. La colère est d’abord timide, puis fourmille jusque dans ma main, dont les doigts se replient pour former un poing. Je suis en colère. Je commande un autre café. Je me déploie, je prends de l’envergure : je suis une mère abattue mais fâchée. Fâchée surtout. Le café est chaud et la cigarette qui l’accompagne est encourageante. Enfin, je me cambre, me redresse, et décide de retourner vers l’école. Je laisse l’argent sur la table, serre la ceinture de mon manteau pour confirmer une décision, et me dirige vers le lieu du drame. 17 Je remonte le passage Ferrand, arrive devant la porte close. Je donne une claque à la porte, je gifle l’école et l’idée d’une gifle flanquée à l’institution qui possède ma fille en otage me soulage un peu. Je redescends. Oui, ma fille chante très fort lorsqu’elle prend son bain. Elle m’appelle souvent, et je retarde le moment d’aller admirer ses mises en scène. Les requins qui dévorent les poupées me fatiguent à la fin, les sœurs jumelles qui s’attachent les cheveux pour ne plus faire qu’une ne m’amusent plus, les géants qui traquent les petits poissons m’ennuient, et j’en ai assez de me pâmer devant les sirènes qui déjouent les plans des pirates. Mais je souris à ces jeux qui, hier soir encore, me forçaient à interrompre la notice de l’aspirateur que je dois rendre aujourd’hui. — Maman ! — Ma chérie, je travaille. — Viens, maman, si tu ne viens pas tout de suite, Gros Requin va croquer Amandine ! — Qu’il la dévore et qu’on n’en parle plus. Mais je lâche ce que je suis en train de faire pour secourir Amandine. Ma fille dans son bain, magnifique et rêveuse en haut du passage Ferrand, se transforme, lorsque j’atteins le bas de la ruelle, en menteuse, bonne à rien, catastro phique. La maîtresse l’a métamorphosée d’un coup de langage, car c’est bien sa pauvre vieille langue crevassée et rougeaude qui a prononcé le mot catastrophe. Comment une langue comme la sienne a-t-elle pu rencontrer une autre langue ? La maîtresse, lors de la réunion, a fait allusion à ses petits-enfants (c’est une 18 maîtresse qui aime raconter sa vie). Donc la bouche d’un homme a forcément rencontré la sienne. Un sexe d’homme est entré dans le sien, et quelque chose a eu lieu qui a produit un fils ou une fille. Petites catastrophes ou petits génies ? Je vois ma fille traverser le boulevard, sa main dans la mienne, quand on va faire des courses. Je peux prendre des Kinder Surprise ? Non, ma chérie, on ne va pas acheter des Kinder Surprise chaque fois qu’on va faire des courses. Tu dis non-non ou non-oui ? Je dis non-non. Regarde-moi. Je regarde Camille. Non, tu dis non-oui. Et elle jette des Kinder Surprise dans le caddie. Je perds entièrement la raison, me dis-je, je fais n’importe quoi, les Kinder Surprise s’accumulent dans le frigidaire comme de gros dos tout ronds vidés des jouets dont Camille s’est emparée. Ce n’est pas l’heure de manger du chocolat, mais d’accord pour la surprise. Je planque les œufs derrière le beurre et les yaourts, les oublie, puis les jette. J’ai des Kinder Surprise plein les yeux, et je tiens l’image pour retenir les larmes. Mais les pleurs viennent, finalement. Ils sont bruyants, et je m’en fiche. Un groupe d’enfants passe devant moi. Des écoliers qui partent en sortie. Je les observe avec une curiosité malsaine ; j’essaie de repérer lesquels, parmi eux, sont de potentielles catastrophes. Peut-être toi, ou toi… Cette jolie petite fille qui traîne un peu les pieds et qui se retourne comme si quelqu’un la suivait est l’image de la liberté. Ses cheveux sont fous, ses yeux parcourent les façades à la vitesse d’un lézard, et sa façon de marcher témoigne d’une fantaisie que je serais tentée de qualifier de comportement atypique-danger-prévenir19 la-famille. Je me transforme une fraction de seconde en Mme Bigard. Cette enfant lambine, semble n’avoir pas très envie d’y aller, puis croise mon regard. C’est bref, le temps d’échanger un tourment. Ses yeux presque orange me donnent le courage d’aller travailler. Cette enfant est forte ; je décide de l’être aussi. Mode d ’ emploi Je suis rédactrice de modes d’emploi et je travaille pour la société Technipro. Je mets en langage lisible les notes que me transmettent les techniciens pour expliquer aux utilisateurs, de la manière la plus limpide qui soit, le fonctionnement de leurs appareils. Certaines entreprises ont voulu se passer de médiateurs et vendre directement la notice à partir des informations que leur fournissaient les spécialistes qui maîtrisaient l’aspect scientifique de l’outil. Mais, submergées par les réclama tions, ces entreprises ont dû accepter de faire appel à des personnes capables de transformer l’information brute en invitation à s’approprier l’objet de manière humaine. En gros, mon travail consiste à ne pas effrayer l’utili sateur tout en restant très précise, à rendre l’écriture d’une notice accessible aux individus les plus hostiles à ce genre de lecture. Je suis jugée sur ma faculté à être claire, concentrée, efficace, tout en me mettant à la place de la ménagère ou du bricoleur qui sera fatalement tenté de maugréer en prétendant qu’il n’y comprend rien. Si les réclamations pleuvent à la suite d’un mode d’emploi que j’ai produit, je risque mon poste. Des réclamations, 21 il y en a toujours, mais un quota de rouspéteurs est pris en compte dans les statistiques. Si seulement 15 % des personnes ayant acheté le produit se plaignent de ne pouvoir l’utiliser parce que le mode d’emploi n’est pas limpide, je suis considérée comme bonne communicante et on continue à faire appel à moi. La réunion a commencé. Je m’installe aussi discrète ment que je peux à une place laissée libre autour du rectangle de circonstance formé par les tables en formica blanc. Je lance des regards dans toutes les directions pour afficher ma désolation de n’avoir pu être à l’heure, mais l’indifférence que je reçois en retour me rassure ; mon absence n’a pas eu d’incidence. Chaque mardi, Chopin, le rédacteur en chef, nous réunit pour que nous puissions examiner ensemble ce qu’« ils » appellent les « retours » de consommateurs, leurs commentaires et leurs réclamations. C’est le moment du « point », du « brainstorming » pour affiner les tech niques de communication. Chopin aime faire des exposés en utilisant des mots comme « interface », « transfert de l’information », « courroie de transmission ». Nous sommes, répète-t-il, le lien nécessaire entre l’homme et la machine, et il tente de nous persuader que notre rôle a une importance à la mesure de la non-reconnaissance que le public nous porte. Nous sommes, selon lui, les supports de la société de consommation qui ignore les bases sur lesquelles elle repose. Bien sûr, nous échangeons des coups d’œil, nous connaissons son discours par cœur, mais nous n’avons d’autre choix que de hocher la tête quand nous croisons son regard. Au fond, Chopin nous inspire un peu de 22 N NATHALIE KUPERMAN LA LOI SAUVAGE un matin ns l’esprit ancienne, au contact aumatique s sa vie, y des notices er ses annt de plus La loi sauvage Nathalie Kuperman NATHALIE KUPERMAN LA LOI SAUVAGE roman dans l’uniie scolaire sentimenici décrit, uteur, à la n toxique. ous étions mon crime 014613-0 GALLIMARD GALLIMARD 17,90 f 04/06/14 12:52 Cette édition électronique du livre La loi sauvage de Nathalie Kuperman a été réalisée le 17 juin 2014 par les Éditions Gallimard. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070146130 – Numéro d’édition : 268075). Code Sodis : N63111 – ISBN : 9782072550652 Numéro d’édition : 268077.