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Jules Supervielle
L’HOMME DE LA PAMPA
(1923)
Table des matières
I DÉSERT À CORNES .............................................................. 4
II LA MONTAGNE ARDENTE .............................................. 13
III DICTIONNAIRE ...............................................................24
IV LES CERISES MARINES .................................................. 33
V PLAN DE PARIS .................................................................49
VI AFFAIRES DE FAMILLE OU L’ENVERS D’UNE
OMBRE ...................................................................................62
VII LIBERTÉ .......................................................................... 73
VIII AGRANDISSEMENTS. NOUVEAUX
AGRANDISSEMENTS. ........................................................... 78
À propos de cette édition électronique .................................. 90
Rêves et vérité, farce, angoisse, j’ai écrit ce petit roman
pour l’enfant que je fus et qui me demande des histoires. Elles
ne sont pas toujours de son âge ni du mien, ce qui nous est
l’occasion de voyager l’un vers l’autre et parfois de nous joindre
à l’ombre de l’humain plaisir.
–3–
I
DÉSERT À CORNES
Dans le wagon qui l’emportait vers le Nord, tête nue à la
portière, il laissait le vent champêtre jouer sur son crâne où des
cheveux en étroites averses et une calvitie ensoleillée faisaient le
beau temps et la pluie.
Des impressions d’enfance lui parvenaient, par fraîches
bouffées, en pleine figure. Ses premières années ne reposaientelles pas aux vivaces frontières de sa mémoire dans un berceau
gardé la nuit par la lune bleue des pampas et le jour par un
couple de vanneaux aux cris si aigus qu’il les entendait encore ?
Follement, son âme de cinquante ans plus agile que ses
jambes s’ébattait au grand air. Fernandez y Guanamiru la
poussait devant lui au fil humide et emperlé de la campagne
matinale. Parfois durant la marche du train, un mugissement
pénétrait dans le wagon : ainsi s’exprimait la pampa dans son
fruste parler, comme fait celui qui ne disposant que de certains
mots d’une langue étrangère, voudrait leur confier toutes les
nuances de sa pensée et même davantage, dans une ambition
désorbitée.
Cette campagne ignorante des lignes brisées, l’horizon
l’attend sans surprise, sachant bien que d’un élan sous le ciel
immense elle ira jusqu’à lui.
Seuls dans la plaine les oiseaux sont chargés de tracer dans
les airs de fuyants paysages que de leurs chants ils prolongent.
À eux de porter le poids et la responsabilité des quatre
saisons, d’offrir le mystère et les lointains de la forêt absente. Et
–4–
au printemps quel travail ! Comment, si l’on n’a que deux ailes,
suggérer les carrés de labours, l’exaltation des branches, les
milliers de boutons d’une roseraie, et toutes les interrogations
de l’air et ses exclamations ?
Passe dans le cadre de la portière une oasis véritable : petit
bois, galops de chevaux, une paillote et deux métisses étendant
du linge blanc-de-pauvre et rose-fané. Il y a dans l’esprit de
Guanamiru des échanges, des départs, des images qui viennent
du dehors et s’installent, prenant leurs aises en vue d’un long
séjour. Voici un eucalyptus qui occupe et parfume la place d’une
mauvaise pensée ; un agneau ayant vainement cherché sa mère
morte dans la prairie la retrouve broutant tout le long d’une
idée générale du voyageur.
« Heureux agneau, soupira Guanamiru, ah ! plus heureux
que mes trente bâtards qui rôdent humblement dans la plaine à
la recherche d’un père. »
Il les aimait avec des distractions et des repos de gros
propriétaire : sa bonté se disséminait dans toutes les directions
où il possédait des terres. Mais jamais il n’oubliait de leur
envoyer, le jour de leur majorité, un frein et des éperons en
argent massif « pour qu’ils apprennent à être des hommes
comme il faut. » Désirant leur venir en aide en cas de malheur,
Guanamiru pointait leurs déplacements sur une carte murale de
son pays au moyen d’épingles à oriflammes de soie rouge. Dans
sa paternité superstitieuse, il aurait redouté quelque chose
comme une hémorragie si un peu de sa chair lointaine avait
passé de sa propriété de Yacari dans celle de Tibijo, à vingt
lieues à l’est, sans que le siège principal de sa personne en eût
été immédiatement informé et que la carte eût enregistré et
approuvé en quelque sorte ce déplacement.
Guanamiru descendit du train à la gare de Palito, la plus
proche de sa grande ferme de San Jacinto.
–5–
Avant de se rendre chez lui, le voyageur visitait toujours le
commissaire qui habitait en face de la gare. Plus brun et humide
qu’une motte de terre après l’orage, celui-ci se chargeait,
moyennant le don discret de quelques bœufs gris, de prévenir
l’estanciero 1 du mariage de ses anciennes maîtresses et de
signaler au mari le danger qu’il courrait à molester un homme
possédant plus de taureaux pur sang qu’il n’en faut pour
combler soixante mille vaches.
Un bureau rouge et azur comme un ventre frais-ouvert
servait de cadre à ces visites. On s’entretenait de l’état du bétail
et des pistes et on se quittait difficilement au bout d’une demiheure de visqueuses courtoisies.
Cependant, le contremaître de Guanamiru, Innombrable
(ainsi nommé parce qu’il était né le jour des innombrables
martyrs de Saragosse) l’attendait à la porte du Commissariat,
tenant à la main la bride de deux chevaux que les saisons
couvraient tour à tour de boue ou de poussière.
La préoccupation de travaux très différents (comme la
castration des vieux taureaux et la réparation de la lampe du
rancho) requérant dans un même temps son attention,
Innombrable, consciencieux à l’extrême, en était devenu
louchon, ce qui ne déplaisait pas à son maître ; il savait l’origine
de cette infirmité et y voyait la preuve d’un zèle sauvage.
Le lendemain, dimanche de Carnaval, vit Guanamiru en
selle dès que l’aube eût montré le bout de son oreille diaphane.
Il allait faire le tour de ses vaches et buvait avec délices l’air frais
du matin à même sa source campagnarde. Son regard se fixa sur
la large culotte décolorée et mal rapiécée de son contremaître
1
Propriétaire d’un grand domaine.
–6–
qui l’accompagnait toujours dans ses sorties. Oui, c’était là un
de ses trente enfants, et peut-être celui qu’il préférait.
Le sang guanamirien coulait incognito dans ces maigres
cuisses et ce cœur certainement fatigué par l’abus du maté.
Parfois l’estanciero avait envie de reconnaître son fils en hâte
derrière un cactus, sans même descendre de cheval. Il en était
empêché par sa conception distributive de la justice qui n’eût
admis ce geste que suivi de vingt-neuf autres de même nature.
Et c’était trop lui demander.
Une parcelle d’horizon se détacha confusément pour se
mêler à un peu de terre et s’avancer à quatre pattes. Des cornes
lui naquirent et cela se répéta en mille endroits dans la plaine.
Elles s’en venaient, les bêtes de tous poils, lentement, entraînées
par le poids logique de leurs têtes. Des vaches osseuses
accroupies se levaient, déplaçant leurs angles, et se mêlaient
dans un profil obstiné au mouvement des compagnies bovines
en marche. Des veaux isolés flairaient en tous sens l’air
maternel et regagnaient enfin des mamelles agitées comme des
cloches, à de grandes distances.
Au brusque galop de son cheval, un gaucho s’élançait de
dos pour revenir de face dans une violente poussière hantée de
mufles et de souffle.
Guanamiru songeait :
« Frères, sœurs, cousins, cousines, oncles, nièces, toutes
ces bêtes sans distinction de poil, ni d’âge, ni de sexe, sans le
moindre protocole, des veaux de trois mois passant parfois
avant de vieux taureaux enfin impotents, tous ces bovins, têtes
nues parmi les cornes, cachent soigneusement leurs tripes dans
leur ventre circonspect et feignent d’ignorer, comme leurs pères
ont fait déjà, que leur chair est bonne à devenir un jour de la
viande de boucherie. »
–7–
Tous ces museaux luisants, ces cous balancés, ces pattes
remuées, ces beuglements semblaient obéir à une force
mécanique dissimulée sous la terre et qui drainait le bétail de la
plaine avec l’aide de six gauchos loqueteux, drus et droits sur
leurs montures.
L’estanciero se surprit à calculer les possibilités de bœufs
comprises dans les vides des divers groupes en marche ; ces
bêtes, qui ne connaissaient même pas son nom, pensait-il, lui
appartenaient entièrement depuis le poil extrême de leurs
queues jusqu’à la note la plus haute de leurs mugissements.
S’il le désirait, il pouvait les soumettre à l’action de tous les
climats, les polaires du frigorifique, les équatoriaux des
cuisines. Pour s’en persuader et donner à son sentiment l’appui
d’un geste, il s’approcha d’une vachette noire et en tapota les
flancs de son poing orné de rubis cruels.
L’après-midi, l’estanciero décida d’accompagner dans sa
tournée son contremaître qui depuis quinze ans, le Dimanche
de Carnaval, après s’être vidé un flacon d’eau de rose sur la tête,
se rendait travesti dans toutes les cases du domaine.
Au fond de l’écurie il trouva Innombrable qui s’excusa de
sa tenue. Ne portait-il pas un bonnet de papier, vert jusqu’à son
extrême pointe, lequel lui venait de sa fiancée, un corsage de sa
mère en percale blanche à pois noirs, et, par-dessus ses bottes
dont le dessin transparaissait, des bas grenat issus de sa sœur ?
Après quelques secondes de pénible hésitation, il offrit à
son maître un des masques qu’il tenait dans les mains :
« Si le patron désire, c’est le plus beau des deux », dit-il
avec humilité. C’était un visage rouge, horrible et noir, aggravé
de virgules, un enfer de catéchisme. Guanamiru s’empressa de
l’attacher. Déjà il souriait bonnement derrière le carton. Avait-il
ainsi l’illusion de remédier à la mauvaise impression qu’allait
produire sur ses gens sa trogne de passage, ou s’enorgueillissait–8–
il de sourire, à l’abri même de tout miroir, pour lui seul, pour
son for intérieur ou, plus secrètement encore, pour l’idée qu’il
voulait donner de lui ?
Les voici à cheval. Les péones 2 accroupis à l’ombre grêle de
la case les regardent avidement. Tant de curiosité ébranle
l’assurance de Guanamiru. Estimant qu’un patron doit donner
l’exemple du sérieux même en temps de carnaval, il attache le
masque à la selle et décide même de précéder son contremaître
dans les ranchos où il l’attendra parmi ses fermiers.
À cinq lieues à la ronde chacun savait quel serait ce jour-là
le costume d’Innombrable et qu’il recevrait sa visite.
De loin, les chiens l’apercevaient et s’épuisaient en
protestations calomnieuses.
– Fuera, Cimarron !3 Fuera, Canela ! criaient le gaucho ou
sa femme ou ses filles, ou parfois tous à la fois.
Que ce fût dans la case n° 1 du second lot ou dans le n° 3 du
ou même dans celle de l’aimée – une métisse aux yeux bleus
venus de quelle Angleterre dans ce désert lointain ? – le
dialogue ne variait pas.
4e
– Quel est ce masque bien planté ? Ne serait-ce pas don
Innombrable ?
– Ah ! je ne sais pas, je ne sais pas, disait Innombrable avec
de frustes coquetteries.
– Et moi, je crois bien que c’est lui. Comment allez-vous ?
– En promenade, vous le voyez.
2
Ouvriers des champs.
3
Allez coucher, Cimarron.
–9–
– Les enfants ! attachez vite le cheval. Et vous, don
Innombrable, passez donc, venez au frais.
– Comme vous voudrez.
On entrait dans le rancho d’un noir souterrain, sous la
tenace fumée des grillades. On prenait place autour de la table
avec soin, comme pour toute la vie.
– Vous allez prendre un amer4.
Et on allait chercher la bouilloire sur le feu.
La bouilloire, noire sur fond noir, culottée de partout
jusqu’au bout de son bec, condamnée à brûler sans relâche,
montrait sans honte son ventre encroûté de plusieurs couches
de suie superposées. Et pourtant l’eau limpide sortait de là, au
premier appel du gaucho, l’eau obéissante et radieuse comme
une fiancée. Mélangée au maté, elle vous donnait jusque dans
vos ancêtres couchés dans la mort, une intense sensation de
bien-être.
Il faisait une chaleur sans issue. La sueur coulait sur les
joues. Parfois, on voyait une des jeunes filles disparaître pour
revenir quelques instants après, remise à neuf par une couche
épaisse de blanc. Des silences appuyés lézardaient les murs,
cherchant à joindre le silence infini du dehors.
– J’étais venu intriguer ces demoiselles, disait de temps en
temps Innombrable.
– Comme l’année dernière, vous vous rappelez ?
On riait un peu. On se taisait avec voracité. Tout ce
mutisme restait en tas sur l’estomac. Pour le faire passer on
servait sans relâche du maté bouillant.
4
Maté sans sucre.
– 10 –
De temps à autre on se souriait à travers le bloc
transparent du silence. On buvait un peu d’eau-de-vie de maïs.
– Vous ne voulez pas enlever votre masque ?
– Non merci. Il faut encore que j’aille intriguer les jeunes
filles du rancho voisin (lequel se trouvait à deux lieues de là).
– À l’année prochaine, si Dieu veut.
– Si Dieu veut.
Et le gaucho repartait en corvée de plaisanteries, sous la
chaleur du jour qui l’attendait à la sortie et, de vive force,
l’enveloppait dans une camisole de feu.
Guanamiru et son contremaître errèrent jusqu’au soir dans
la poussière enflammée. Les chevaux, des confettis dans les
crins et sur leur col en sueur, s’étonnaient de cette sortie dont ils
ne comprenaient pas le but et avançaient accablés, l’oreille
indifférente.
Toute la nuit, dans un mauvais rêve, l’estanciero prolongea
ce pauvre Dimanche. Il se vit arrivant dans un village en pleine
pampa et se dirigeant vers le Cercle du Commerce et de
l’Industrie : un mauvais café. Un groupe d’hommes montés sur
de rapides chevaux jouaient sur un billard infiniment long où
les billes mettaient parfois huit jours à s’atteindre. Il leur fallait
faire jusqu’à cinquante lieues. Parfois les joueurs s’arrêtaient de
galoper pour faire boire leurs chevaux. On servait de l’eau-devie aux spectateurs de cette étonnante partie. Des matelas aux
couleurs nationales étaient disposés par terre pour la nuit.
Ce lieu étrange, Guanamiru le quitta pour se retrouver,
toujours en rêve, dans une case de grand luxe où les bêtes de la
prairie, les bovines comme les équines et les ovines, toutes
boueuses et crottées, mais masquées avec soin, s’en venaient lui
rendre visite et lui jurer fidélité. S’étant livrées à de grotesques
salutations, elles pénétraient chez Guanamiru qui les attendait
– 11 –
avec des rafraîchissements de toute sorte et un petit discours
visible sur le bout de la langue. Elles ne consentaient pas à
l’écouter, refusaient d’enlever leurs masques et de boire « par
crainte de se salir », disaient-elles.
Le lendemain, Guanamiru, à qui Innombrable venait
d’apporter le maté à cinq heures dans son lit, cria très fort pour
être entendu des plus éloignées régions de son âme :
« Ah çà ! vais-je donc me laisser enterrer vivant ? Même
durant mon sommeil, ces sauvages déserts me tiennent
garrotté. Et il me faut avaler dès le matin ce breuvage de
gaucho, si amer et que je prends sans sucre pour montrer que je
suis bien de mon pays. Et pourquoi à midi et le soir ne me serton que de la viande de vache ? Que deviennent cependant le
caviar de Russie, le cœur de palmier du Chili et le maïs doux de
la Désirade ? Que me fait tout ce Carnaval à ras de terre, dans
un pays de plaine ? Et ce bétail qui attend sans espoir de
grandes vacances ? Et ces gauchos qui ne sortent qu’à cheval,
même en rêve, même pour se rendre d’une pièce à l’autre dans
le rancho ou pour monter au ciel après leur mort ? Ces longues
plaines ne me sont indispensables que si j’en suis à plus de
300 kilomètres !
J’ai passé l’âge où de bêlants crépuscules comblent l’âme
de leur tremblement élégiaque et celui où dans un mouvement
circulaire on reconnaît tous ses bâtards.
Il est temps de regagner la capitale où m’attendent déjà sur
le quai de la gare des amis inconnus qui regardent leur
montre. »
– 12 –
II
LA MONTAGNE ARDENTE
Ce court voyage n’avait fait que raviver en Guanamiru le
mal du désert dont il avait eu longtemps à souffrir alors qu’il
vivait à l’estancia. L’affection, provoquée par une immense
oisiveté dans la campagne sans limites, troublait l’esprit de
l’estanciero même durant les galopades désordonnées où il se
fuyait éperdûment. Quand le temps était à l’orage Guanamiru
allait jusqu’à éprouver que le cercle rétréci de l’horizon lui
serrait le crâne aussi exactement que le conformateur de son
chapelier. Et pourtant il avait voulu gérer lui-même jusqu’à la
quarantième année les terres qu’il tenait de son père : le
serment en avait été fait dans un banquet d’éleveurs présidé, à
la demande de Guanamiru, et dans un box fleuri, par son
taureau Occiput IV, grande médaille d’or du salon des Durham.
En fait, il ne gérait pas plus ses domaines qu’il n’administrait la
couleur du ciel ou l’humidité de l’air ; mais ses voisins, à qui en
imposait la fixité de son regard, le considéraient comme un des
sauveurs de la Pampa ; cela lui suffisait.
Dès son retour définitif à Las Delicias il s’était fait
construire « pour passer le temps » un énorme « palais » coiffé
de trois tours carrées, dont on pouvait se demander pourquoi
elles ne mesuraient pas quatre mètres de plus ou de moins et s’il
n’aurait pas mieux valu qu’elles fussent couronnées d’un dôme
ou simplement supprimées, tout au moins par la pensée.
Le matin, souvent prise de vertige, la demeure semblait
s’excuser d’être construite en matériaux durables alors qu’elle
n’était que la résultante cimentée des rêvasseries du
propriétaire. N’ajoutait-il pas tous les ans à la confusion de
– 13 –
l’édifice en l’augmentant d’un bow-window ou d’un mirador, en
ébauchant une aile, en risquant – externe ou interne – un
escalier énergique en marbre de Carrare, dont nul, même
Guanamiru, ne savait exactement où il allait, ni s’il y arriverait
jamais.
Quand on pénétrait dans le parc entourant largement le
palais, c’était souvent un ibis de Macé, un lophophorus
refulgens, une Pénélope à sourcils crayeux qui vous souhaitait
une bienvenue de profil. La tête plate en arrière, l’œil fixe, les
pattes sévères, une autruche s’en venait sottement attester
l’authenticité de ses plumes et s’éloignait aussitôt en passant
sous l’arche attendrie d’une girafe.
Dans le bassin, des canards carolins fuyaient poursuivis
par leurs pattes légères, grenouilles entre deux eaux, et on
parvenait rarement au seuil du palais sans croiser un libre
hérisson, tous piquants dehors, que deux cents protège-pointes
rendaient inoffensif.
Çà et là rampaient, se lovaient ou laissaient pendre leur
tête d’une branche d’arbre, des serpents dits mussuranas que
Guanamiru élevait, tant pour effrayer les visiteurs étrangers
(qu’il avait ainsi le plaisir de rassurer et d’inviter à sa table) que
pour se débarrasser des serpents venimeux dont les mussuranas
se nourrissaient par esprit de mortification.
Toute la journée, entre deux bosquets d’eucalyptus, le
continuel passage des perroquets mêlant leurs vols, étayait un
dôme de cris entrelacés qui s’effondrait à la nuit tombante dans
un vertige de silence.
C’était l’heure où, sur un banc du jardin, deux indigènes
des sources supérieures de l’Orénoque s’entretenaient d’une
augmentation de salaire avec un homme des bois uniquement
vêtu de branches très sèches et à qui il était défendu de fumer.
Près d’eux, un insulaire Ombaï, offrait aux regards le bouquet
de ses cheveux émergeant d’un tuyau de nickel bien astiqué. Et
– 14 –
parfois, un Papou que l’on avait dégoûté de l’anthropophagie en
l’employant au four crématoire municipal, se mêlait à leur
conversation ou plutôt à leurs gestes : ils ne se comprenaient
qu’à coups de grimaces, de couteau, de sourires et aussi de
timbres-poste qu’ils échangeaient avec rapidité.
Ces hommes que Guanamiru avait fait venir à grands frais
des quatre pointes de la terre étaient chargés d’effrayer les
enfants échappés sur le gazon et de composer des cocktails avec
les eaux de tous les grands fleuves du monde mises en barrique
à la source. Ils y versaient quelques gouttes de pluie glacée au
moment de servir et, pour colorer le tout sans que l’estomac en
souffrît, donnaient aux consommateurs des lunettes à verres de
couleurs cherry, champagne, absinthe, curaçao, black and
white, rainbow.
Leur maître sorti, on voyait souvent les sauvages sur
l’herbe aux vaguelettes frisées où ils formaient un archipel battu
par les nostalgies, à la merci d’un coup de sifflet du gardien-chef
ou de la trompe de l’auto guanamirienne.
Ce jardin d’acclimatation fut célèbre dans toute l’Amérique
du Sud par le tour de poitrine de ses éléphants et les dépenses
de son propriétaire, qui y faisait vivre sans joies des bêtes très
cruelles dans des cages dont on changeait le bariolage tous les
quinze jours pour donner aux fauves l’illusion des lointains, et
de la liberté.
Guanamiru s’était bientôt lassé de nourrir tant de férocité
prisonnière dans un parc qu’ennoblissaient pourtant de
superbes individus et le souvenir gravé sur granit de deux
gardiens dont il ne restait plus que, dans une urne d’or, les
restes digérés par des tigres.
« La famille du kangourou recéleur, disait-il, et les
indélicatesses des singes ne parviennent plus à me distraire. J’ai
le sentiment de me réveiller d’un impardonnable sommeil de
plusieurs années, moi qui ai fait afficher dans les salles de bain
– 15 –
du Jockey Club : Défense de dormir plus d’une heure dans les
baignoires. »
Un jour, comme il cherchait un livre dans sa bibliothèque,
Les Volcans de Fuchs attirèrent ses deux mains tourmentées
d’inconnu.
« La tension des gaz et des vapeurs, commença-t-il à la
page 14, ne suffit pas toujours pour qu’ils se frayent une voie
libre à travers les roches tendres de la montagne. »
Longuement, cette phrase fit rêver le lecteur. Puis ce fut :
« Les bergers de Pantelaria, île très pauvre en sources, ont
l’habitude de mettre des fagots de broussailles devant les
fumeroles pour que les vapeurs qui les traversent lentement, s’y
rafraîchissent et s’y condensent en eau. Ils obtiennent ainsi la
quantité de liquide nécessaire pour abreuver leurs troupeaux. »
Le surlendemain, Guanamiru qui considérait volontiers ses
cheveux comme le prolongement lisible et périssable de ses
idées, disait à son coiffeur en train de le peigner (il eût trouvé
puéril de lui cacher sa pensée, du moins sa pensée présente) :
« Je vais construire un volcan, mon ami, un volcan qui honorera
le pays. »
Ce projet lui était arrivé la veille par la fenêtre qu’il avait eu
la précaution de laisser grande ouverte ; il attendait un
événement considérable. L’idée encore extérieure mais déjà
bourdonnante fit plusieurs fois le tour de sa tête, traversa
soudain le crâne et pénétra avec délices à la bonne place.
« J’ai besoin d’un volcan pour être heureux et je veux
pouvoir en jouir sans quitter ma propriété. J’en établirai moimême les plans dans ce pays privé de relief et si éloigné de tout
que des curieux à jamais égarés à sa recherche sur des cartes
pourtant bien faites y sont morts de faim et de géographie. »
– 16 –
Quel modèle choisir ? se disait l’estanciero en feuilletant
ses albums où défilaient des volcans apprivoisés, sous leur
fumée rose-facile. Pourquoi celui-ci et non cet autre ?
San Miguel du San Salvador toujours enveloppé d’un nuage
très sec, Momobacho du Nicaragua couvert de bois jusqu’à son
panache, aérienne forêt, Tschy-Hang de Formose avec ses
baignoires de basalte et son lac d’eau chaude, Cotopaxi dont
toute la neige fondit en une seule nuit de 1803 et qui tire depuis
une langue brûlante de vipère traquée ?
Pour mieux choisir, il ferma le livre et les yeux, puis, au
bout d’un instant, les rouvrit tous les trois et se reprit à
feuilleter.
Un volcan du Japon au sommet verni de neige, gardien de
l’horizon des estampes auxquelles il donne du recul et un
accoudoir pour les souvenirs ? Le Stromboli avec ses cinq mille
mètres, étrange malade toujours fumant et crachant le sang, la
tête enveloppée de glace, les pieds sous d’excellentes
couvertures de géraniums ? Ou vous, au pays du printemps,
volcans paresseux de Madère au cratère planté d’orangers
autour desquels toujours vire l’anneau criant de milliers
d’hirondelles noires, blanches, noires, blanches, pointues ?
Il se déciderait pour un volcan jeune encore, au cratère
bien conservé et qui les résumerait tous.
Un an après, au pied du volcan enfin construit, Guanamiru
se demandait si les éruptions se produiraient à jours fixes ou
inopinément pour laisser au mont un caractère scientifique en
même temps que romanesque.
Pourquoi ne préparait-il pas aussi, alternant avec les
autres, des éruptions de charité où les secours aux pauvres
auraient passé par le cratère ?
– 17 –
« Ne suis-je pas un philanthrope ? Voilà que je l’oubliais. »
Mais était-il raisonnable de diriger ainsi la charité vers un
cône éruptif ? Que ne proposait-il la même voie à d’autres
vertus dont le choix restait à faire (la tempérance, l’énergie, le
civisme) ? Cet itinéraire n’était-il pas un peu farce ? N’eût-il pas
mieux valu aider les pauvres avec moins de tapage et laisser les
vertus à leur place habituelle, légèrement à gauche, dans le cœur
des hommes ? Il verrait… En attendant il donna au volcan le
nom de Futur, qui permettait tous les espoirs.
L’équipage volcanique se composait de quarante hommes
en tenue de cratère, je veux dire entièrement nus. En raison de
l’intense chaleur et d’un naturel souci de décence, on s’était
contenté de leur tatouer des vêtements, ou plutôt les revers du
veston, les boutons du gilet et la raie du pantalon.
Un contremaître également nu les commandait : il portait
deux traits de plus que ses hommes. Obliques, ils figuraient les
pans d’une inexistante jaquette.
Guanamiru faisait part à ses intimes de son grand désir de
bien faire. Il les interrogeait sur l’impression qu’ils avaient
gardée des derniers essais.
– Que dites-vous de ma colonne de fumée, demandait-il un
jour au Ministre de l’Instruction Publique ? Préfériez-vous celle
de la dernière éruption qui tirait sur le rouge ? Dites-moi votre
sentiment en toute sincérité… J’attends ces jours-ci de la paille
très fumeuse qui doit m’arriver de Hongrie et dont on m’a dit le
plus grand bien. Je la comparerai avec des échantillons
d’Australie et des Indes. Je ne veux rien laisser au hasard. Mais
vous ne me dites rien, Monsieur le Ministre…
– Et ne pensez-vous pas, mon cher ami, dit le Ministre
rougissant, qu’il faudrait peut-être encourager l’agriculture du
pays ?
– 18 –
– Je n’exclurai pas de mes expériences la paille de la
Nation. Libre à elle de me prouver sa supériorité. Si je n’agis pas
en toute impartialité, je supplie mes amis de me dire : « Mais,
mon cher Guanamiru, faites attention. Ne croyez-vous pas… »
etc., n’est-ce pas Monsieur le Ministre ? »
Il ne pensait plus qu’à tout ce qui fumait. Dès qu’un
incendie éclatait en ville, il allait s’assurer que les différentes
matières inflammables faisaient bien leur devoir. Des pompiers
le surprirent un jour prenant ouvertement parti pour l’incendie
qu’il applaudissait avec violence, tout en insultant les lances et
l’eau courante.
– Bravo, fuego, bravo, criait-il. Il avait jeté sa canne et son
chapeau dans le brasier en signe de joie et se disposait à y
précipiter des cigares de la Havane, lorsque le bras étoilé du
chef des pompiers arrêta vivement ce geste. On le menaça de
porter plainte s’il ne retirait pas immédiatement du bûcher ses
paroles séditieuses et sa canne à moitié brûlée.
– « Je suis un artiste ! hurla Guanamiru ; vous ne
comprendrez jamais ce que c’est. »
Et il tourna le dos à l’ignorance et à l’incendie pour
s’engouffrer dans sa limousine, dont il abaissa les rideaux de fer
qui l’isolaient de la bêtise ambiante.
Le jour de l’inauguration, on vit apparaître Guanamiru au
sommet du volcan comme à un balcon : il venait de prendre le
monte-lave. Mais tout de suite, il ressentit une grande gêne : à
quelle partie du public convenait-il de s’adresser ?
« Mes amis, quoi de plus beau qu’un volcan, cette réaction
de la matière fluide et ignée contre la croûte terrestre
consolidée ? »
– 19 –
Guanamiru se mit alors à pivoter peu à peu sur ses talons si
bien que chaque spectateur n’était touché que par de faibles
parties de son discours. Le reste s’en allait avec le profil de plus
en plus perdu de l’orateur, qui s’arrêtait parfois un instant de
parler pour faire signe à ceux qu’il quittait de bien vouloir
patienter : il leur reviendrait sous peu.
Comme il évoquait l’immensité de son effort, l’estanciero,
mû tout d’un coup par une émotion giratoire, fit un tour
complet sur lui-même et revint exactement à son point de
départ dans une pétarade d’applaudissements.
« Qu’on ne vienne pas m’objecter, poursuivit-il, qu’un
volcan qui n’existait pas il y a deux ans, même dans mon esprit,
soit un monstre sans valeur scientifique. La rapidité de sa
création ne diminue en rien son coefficient de sérieux, ni sa
portée géologique et révélatrice. Pour vous le mieux prouver,
j’eusse voulu pouvoir toujours effectuer l’éruption complète ;
mais le prix de revient de la lave à la température voulue est
actuellement considérable (plus de 300 piastres la tonne) et je
ne pourrai malgré toute ma bonne volonté vous donner des
éruptions de ce genre qu’à l’occasion des fêtes nationales ou
olympiques à moins que le Gouvernement ne veuille bien
m’aider dans ma tâche. Je me hâte d’ajouter que la lave ne fait
pas le volcan, qu’il y a notamment à Java, des volcans à
éruptions sans lave et que les Javanais n’y ont jamais rien
trouvé à redire.
Le jeudi, jour réservé aux élèves des écoles, ce Vésuve des
temps nouveaux vomira gratuitement des recettes utiles, des
petits pains de savon et de pierre ponce, des jeux de patience
incassables aux peintures nourrissantes ou rafraîchissantes
selon le désir exprimé par les parents.
Il y aura aussi, à des dates indéterminées, des éruptionssurprise qui, s’inspirant des besoins du moment, répandront
des médicaments enveloppés, des livres de morale cartonnés
avec soin, des instruments aratoires à l’état de neuf, des
– 20 –
tondeuses mécaniques, ou bien, dans un vivant ordre d’idées,
des agneaux Rambouillet et des porcelets Blackhead.
Et ainsi, Messieurs, je serai parvenu à troquer ce qui, s’il
avait existé, eût été un effroyable fléau pour le pays, en un
phénomène indispensable et vraiment moderne, en un
distributeur pratique, qui en quelques jours fera davantage pour
l’humanité que tous les autres volcans de la terre durant des
milliers de siècles. »
Les applaudissements n’avaient pas encore cessé que les
lèvres de Guanamiru livrèrent passage à de nouvelles paroles :
« Si une de ces dames pour éprouver le bon
fonctionnement du volcan, daigne me confier un objet
quelconque, elle ne sera pas longue à se le voir retourner intact
au moyen de mes lanceurs de divers modèles. »
Quelques instants après, en reprenant possession du
mouchoir qu’elle venait de prêter aux lance-scories, une dame
disait :
« Il est encore tout chaud. »
D’émotion, Guanamiru pleurait des larmes brûlantes qui
venaient directement du centre de la terre.
Le discours ne fut que très difficilement reconstitué grâce à
l’interrogatoire de plus de cinq cents personnes assises autour
du volcan et qui n’avaient perçu que quelques mots de l’orateur
rotatif.
La presse ne sachant trop qu’en dire opta pour
l’enthousiasme. Mais un journal hebdomadaire El Porvenir de
la Raza, qui prenait le temps de la réflexion, se fit remarquer
par ses critiques, et alla même jusqu’à prétendre que « le volcan
pourrait bien à la longue prendre racine et souffrir, à force de
les simuler, de véritables coliques éruptives. C’était là, ajoutait– 21 –
il, un cas bien connu des hommes de science, notamment en
psychiatrie, et il ne convenait pas de narguer ainsi la nature ou
la divinité qui avait eu de bonnes raisons de ne pas ériger un
volcan en ce lieu précis, non plus qu’en tout autre point du pays.
Ne devait-on pas se juger heureux d’être à l’abri de ces énormes
montagnes encore mal connues et pleines de dangers ? Et on
objectait pêle-mêle les raz de marée, les volcans du Chili, des
villes anéanties, l’arrêt du commerce et du trafic sous une pluie
de cendres. »
« Hypothèse grossière ! » riposta Guanamiru dans le
journal officieux. La psychiatrie n’avait rien à voir là-dedans et
il était ridicule « dans l’état actuel de la science » d’assimiler le
volcan à l’homme. La population pouvait être rassurée. La
trajectoire des cendres, sables, scories et corps divers avait fait
l’objet d’études de toute sorte menées à bien par des spécialistes
scrupuleux.
Plusieurs d’entre eux désirant montrer leur confiance dans
les lanceurs n’avaient-ils pas offert de s’y livrer pour être
précipités dans le vide, un vide de dix mètres, mais si étudié, si
apprivoisé par les calculs et les sondages qu’il ne présentait plus
aucun danger ?
La semaine suivante les attaques de l’Avenir de la Race
reprirent avec une perfidie accrue. Ce journal prétendit d’abord
ironiquement que les éloges décernés jusque-là à Guanamiru
n’étaient « nullement en rapport avec sa situation de fortune, ni
avec sa rayonnante prestance, ni avec le parfait ovale de son
visage réfléchi. »
« En présence de cette injustice, ajoutait-il, le constructeur
du volcan incompris a décidé d’émigrer ; il s’est mis en rapport
avec une compagnie américaine pour l’achat d’un volcan sousmarin en plein Atlantique. L’affaire ne tardera pas à se conclure
mais les intéressés n’ont pu se mettre d’accord jusqu’ici sur la
date de livraison de cette montagne. »
– 22 –
Pour donner un fondement à ce bruit, le journal affirmait
que l’estanciero « apprenait à nager, à plonger, et passait une
partie de la journée à boire avec des scaphandriers. »
La fourberie de ces attaques, la molle défense des autres
journaux n’étaient pas faites pour rendre à Guanamiru la
sérénité qu’il avait perdue. Dans sa dépression n’avait-il pas
remarqué jusque dans son palais une véritable hostilité à son
endroit ? Ses portraits de famille s’étaient mis à le regarder de
travers. Ses cigares tiraient mal et en maugréant, son stylo
fuyait dans la campagne, les robinets de la salle de bain et du
cabinet de toilette, animés d’un fort mauvais esprit,
persécutaient goutte à goutte ses insomnies. S’il ouvrait ses
armoires, elles vagissaient, si son coffre-fort, il avait changé de
chiffre au milieu de la nuit. Quand sa montre retardait, la
pendule de sa chambre avançait d’autant, ce qui, tout en
permettant des calculs, supposait une angoissante complicité.
Un tableau se retourna en plein jour dans son cabinet de
travail ; deux autres échangèrent leurs signatures, puis leurs
cadres. Un quatrième qui représentait une femme se rendant au
marché pour y vendre des oies devint une paysanne de retour
du marché avec des cochons.
– Hum, conclut Guanamiru, il est temps de changer d’air.
– 23 –
III
DICTIONNAIRE
Qu’allait-il faire de son volcan durant le grand voyage qu’il
projetait ?
Toute la journée il fourgonnait en vain dans sa cervelle à la
recherche d’une solution.
Une nuit, avant de se coucher, il pressentit qu’il lui fallait
immédiatement se rendre dans la salle à manger.
Guanamiru ne s’était pas trompé. Le conseil attendu depuis
plusieurs jours se trouvait sur un grand plat d’argent au milieu
de la table. Sitôt la porte ouverte, l’homme de la prairie y lut en
capitales d’or rehaussées de faveurs saphir :
EMPORTER LE VOLCAN EN EUROPE
Il se dirigea vers le plat, se pencha dessus, vit qu’il avait
bien lu et aussitôt la vision disparut.
« Emporter le volcan », mais oui, puisqu’on était indigne
de le comprendre dans ce pays.
« Emporter le volcan ! »
Ces trois mots accompagnaient maintenant Guanamiru
même dans les lieux où il s’était toujours aventuré seul jusquelà. Que signifiait d’abord le mot emporter ? S’il en découvrait le
sens exact…
– 24 –
S’il en découvrait le sens exact, sa tâche en serait
singulièrement facilitée. Il ouvrit le Larousse ou ce qui en tenait
lieu dans son pays et lut à peu près ce qui suit : « Emporter (em
de en, et porter) v. a. enlever, porter ailleurs, porter avec soi.
Les commerçants chinois emportent en Chine tout ce qu’ils
gagnent dans les colonies. – Emporter une position : la prendre
de vive force. »
Il chercha aux synonymes et lut : enlever, emmener, ôter,
charrier, entraîner, exporter.
Guanamiru se dit que s’il ne pouvait emporter Futur, il lui
serait peut-être plus facile de l’emmener, l’ôter, le charrier,
l’entraîner, l’exporter. Avec un peu de patience, il trouverait
peut-être le mot qui secrète la chose. N’y parvenant pas, il pensa
que le plus simple était de convoquer les quatorze emballeurs de
la ville desquels c’était là l’affaire, après tout. Mais auparavant,
il divisa le volcan en quatorze secteurs avec des raies à la chaux.
Quand les emballeurs furent arrivés à pied d’œuvre, il leur
fit valoir qu’il s’était donné infiniment de mal jusqu’alors.
« Toute cette peine serait stérile, vains mes jours de travail
et mes nuits canonnées en tous sens par l’insomnie, si je ne
pouvais quitter mon pays avec mon cher ouvrage. »
Il comptait sur eux pour faire connaître à Paris son volcan
en même temps que son pays dont il démontrerait l’existence, la
noblesse et les besoins. Le mont serait emporté de l’autre côté
des mers en tranches bien découpées et numérotées afin d’éviter
tout désordre et des chevauchements.
L’emballage de Futur, de sa base au sommet de la fumée,
demandait huit jours. Guanamiru en accorda douze, qu’il alla
passer dans une de ses estancias.
L’homme de la Pampa fut de retour à Las Delicias dès
l’aube du douzième jour.
– 25 –
Alors que sa voiture s’engageait dans le quartier du port,
elle dut s’arrêter net devant une triple et longue file de
tombereaux aboutissant à deux cargos en partance.
Tout le volcan était là au hasard affreux des pelletées, en
méconnaissables fragments. Les quatre-vingt-dix machines de
tout modèle servant aux éruptions avaient vieilli si vite en
quelques jours qu’elles portaient une interminable barbe de
rouille et semblaient attendre leur tour à la porte des Enfers.
Des sacs de scories se plaignaient encore faiblement, çà et là,
tandis que les charretiers jouaient aux palets avec des manettes
arrachées, ou se taillaient des ceintures dans les courroies de
transmission. Trois d’entre eux, accroupis autour d’une caisse
de fumée condensée qui devait servir à Paris le jour de la
première, l’avaient entr’ouverte avec une barre de fer, « pour
voir », et aux dernières convulsions de son contenu mêlaient
doucement la fumée de leurs pipes napolitaines.
Il fallait un symbole à tout ce désarroi : les colonnes des
ascenseurs funèbrement tronquées en fournirent plusieurs de
divers modèles.
Guanamiru, livide dans un petit jour de condamné à mort
avançait hors de souffle, criant aux charretiers :
« Mais qu’ont-ils fait ? Qu’avez-vous fait ? Qu’ai-je donc
fait pour qu’on me traite de la sorte ? »
Il allait de tombereau en tombereau, risquant à chaque pas
de se faire écraser par les chevaux énervés de mouches.
« Arrêtez ! cria-t-il. Ne déchargez pas ! C’est moi qui
commande, vous entendez ? Il y a déjà deux tombereaux de
déchargés ? Qu’on les recharge immédiatement ! »
Enfin il aperçut le chef des charretiers au regard dressé
comme un poignard, portrait rouge et en pied, peint avec une
incroyable vulgarité dans son cadre de crime.
– 26 –
– « Ah ! c’est vous ? » fit Guanamiru qui ne put ajouter un
seul mot durant les huit jours qui suivirent.
La douleur de l’estanciero de voir son volcan anéanti ne
cessait de creuser dans son esprit des tunnels mal éclairés. De
sa montagne ardente il ne restait plus, intacte, que la housse
imperméable dont on la recouvrait les jours de pluie.
Il n’osait plus regarder devant lui, ni alentour, tout pouvant
lui devenir un sujet de souffrance. Obsession volcanique ! Le
moindre monticule destiné à la réparation des routes lui
donnait des sueurs froides ainsi que la fumée la plus ténue.
Il se promenait longuement le long de la mer, comptant sur
la patience des vagues pour effacer d’atroces souvenirs.
Or, un jour, huit marins noirs de l’État emportèrent au
large ce qui restait de sa raison, à toutes rames. Les hommes ne
tournèrent même pas la tête malgré les appels poussés par
Guanamiru jusqu’à ce que le canot ne fût plus qu’un petit cachet
avalé par l’horizon.
Cette nuit-là l’odeur d’une rose inclinée sur sa face devait le
haler doucement du sommeil.
Puis ce fut un parfum composé, comme si on avait ouvert
une fenêtre donnant sur du linge fin et vingt plantes
aromatiques. L’air s’emplissait d’exquises incertitudes, se
creusait de voluptés, comme une hanche de femme. Des silences
se mettaient en route sur d’invisibles radeaux, puis chaviraient
multicolores. D’autres les remplaçaient aussitôt.
La mer et les jardins se joignirent dans les airs et
fraternisèrent longuement. Une immense caravane, allant de la
terre au ciel entraîna si bien Guanamiru qu’il respira de tout
près un bouquet d’étoiles sous l’éventail incliné de la pleine
lune.
– 27 –
Il semblait à l’estanciero que le monde las de ses formes et
de ses volumes avait opté pour l’impalpable et ne se révélait
plus que par des senteurs chargées d’intentions et de subtils
sous-entendus. Les choses livraient leur mémoire, leurs
préférences et leurs scrupules. Le secret de leur mélancolie ?
Que penser de ces sensations qui prenaient pour
Guanamiru autant de portée qu’une seconde naissance ? Et
pour le monde aussi peut-être, c’était comme une remise en
question dans les spasmes panthéistes d’un homme qui se noie.
Les cheveux et le pyjama imprégnés d’infini, Guanamiru se
leva. De la main il cherchait le commutateur électrique. Il
alluma. Les odeurs se simplifièrent, se rangèrent, assagies, les
unes à côté des autres comme les couleurs sur une palette.
Prenaient-elles des habitudes d’ordre au voisinage de l’homme ?
Guanamiru regarda autour de lui et ne vit rien que
d’ordinaire. L’armoire fermée était à sa place, les flacons de
parfums, bouchés, les tableaux, bien sagement accrochés aux
murs, le bureau se dressait sur ses quatre pieds, le pot de colle
retenait son oblique pinceau, les murs et le plafond
s’acquittaient paisiblement de leurs fonctions habituelles. Nulle
chaise n’avait bronché.
Sur un guéridon se trouvait une valise vide qui ne quittait
jamais la chambre de Guanamiru, les voyages faisant partie de
ses prévisions quotidiennes. Pourquoi ses mains tremblaientelles ainsi quand il la toucha ? Et que pressentait-il ? À peine
l’eut-il ouverte que les miraculeuses senteurs redoublèrent de
vaillance. Qu’y avait-il donc là-dedans ? Un brûle-parfums,
peut-être ? Guanamiru se pencha. Tout d’abord il crut avoir mal
vu. Il approcha la lampe ! Mais oui, c’était bien un petit volcan.
Du type brun, il ressemblait absolument à Futur. Dans un ordre
parfait, Guanamiru reconnut le cratère, le monte-lave, la
chambre de chauffe. Il soupesa la valise, légère comme si elle
n’eût enfermé qu’un désir. « Le poids lui viendra peu à peu par
la suite », pensa Guanamiru.
– 28 –
Le lendemain dès son réveil, l’homme de la Pampa, nupieds, s’en fut voir son secret ; le petit mont était toujours là. La
valise lui paraissait déjà un peu plus lourde. Guanamiru se
coucha et se rendormit environné de bruissantes félicités.
Comme on lui apportait son courrier, il pensa peut-être y
trouver un éclaircissement. Celui qui avait mis Futur dans la
valise allait-il lui écrire ? Lentement il déchira une enveloppe
contenant une note de son chemisier. Il se disposait à lui
envoyer un chèque, quand il s’avisa d’examiner si ce papier
d’apparence insignifiante ne cachait aucune écriture à l’encre
sympathique. Un à un, il essaya en vain tous ses révélateurs. Il
paya, reçut le lendemain une facture acquittée, décolla le timbre
pour voir s’il ne recélait pas quelque message. Mais rien, rien
n’apparaissait là-dessous.
Les jours suivants il s’attendit à une mystérieuse
communication téléphonique qui eût permis à l’auteur du
miracle de lui donner des indications sur l’usage qu’on pouvait
faire de ce volcan, sur son mode d’emploi. Il craignait de
s’éloigner de son appareil croyant à tout moment qu’il allait
entendre une voix :
– Allo, Allo. Je suis la très Sainte-Vierge. Avez-vous un
petit renseignement à me demander ?
La nuit, Futur, ou plutôt son modèle réduit, continuait de
répandre dans les airs ses fluides merveilleux, assez forts pour
affirmer leur présence même à travers le bois de l’armoire où la
valise était enfermée. De durée à peu près égale, les odeurs se
succédaient maintenant avec rapidité, l’une effaçant totalement
la précédente. L’héliotrope revenait souvent, « comme le stop
dans les télégrammes ! » se dit soudain l’estanciero qui venait
enfin de comprendre. Une voix lui parlait là-dedans émanant
d’un monde ignoré et qui l’avait choisi comme confident, une
voix qui savait sans doute pourquoi l’homme s’obstine à
demeurer sur cette terre avec ses yeux vifs et son âme
maladroite.
– 29 –
Il s’agissait maintenant de déchiffrer les messages.
Guanamiru alla droit chez le libraire acheter un carnet où il fit la
liste de tous les parfums qui se manifestaient à n’importe quelle
heure du jour et de la nuit. En regard il nota le sens qu’il croyait
pouvoir leur attribuer. Au début, ces communications relevaient
surtout de la métaphysique. Elles dominaient l’homme de si
haut qu’il ne les affrontait qu’avec terreur, le menton sur la
poitrine, et en touchant du bois de fer.
L’ambre s’était rapidement spécialisé dans les questions de
l’au-delà. Il signifiait suivant sa force ou ses nuances : « Dieu
n’est pas loin. – Vade retro Satanas ! – Et pourquoi donc ? »
L’œillet s’exerçait à la politesse la plus exquise,
commençait ses phrases par : « J’ai l’honneur » et finissait
toujours aux pieds de Guanamiru. Il disait aussi : « À vos
souhaits », « Je n’en ferai rien », « Guanamiru d’abord ! » Il ne
reculait pas non plus devant des formules surannées telles que
« Mille grâces », et semblait toujours disposé à offrir sa place
aux dames dans les tramways. D’autres senteurs invitaient à la
plus grande prudence : « Attention, disait le pétrole, ne lisez pas
votre journal dans la rue. Il y passe des autos et même des
camions mangeurs de chair crue. »
Certaines odeurs équivalaient à de simples constatations :
« Il pleut », « Vous avez du génie » ; des acquiescements :
« Entendu, à demain » ; des réserves : « Pas tout de suite, nous
en reparlerons » ; des promesses : « Soyez tranquille je
m’engage à vous donner une magnifique éruption. »
Les communications manquaient parfois de clarté, ou se
faisaient si fragmentaires que Guanamiru ne les pouvait
traduire en concepts ou en simples vocables ; c’était comme une
brume de pensée, des larves d’idées, ou même des lettres
isolées, des signes de ponctuation, et c’est ainsi que dans la
même matinée il n’y eut qu’une suite remarquée de points
virgules, des trémas sans voyelles, des cédilles toutes seules, des
– 30 –
barres de la lettre t, une assonance, deux rimes féminines, un
point à la ligne, un fa dièze.
« Que m’arrive-t-il ? songeait Guanamiru ; voilà que je suis
muni d’un volcan qui cause et me donne des conseils. »
Quand il s’adressait à ses semblables, il ne leur montrait
plus comme autrefois le visage d’un homme parmi les hommes ;
ses traits vernis de mystère s’enflammaient sous un soleil
nouveau qui l’avait choisi parmi tous les hommes pour éprouver
ses rayons. Il allait sans se gêner, jusqu’au fond de l’âme de ses
interlocuteurs où il pénétrait la canne haute, le chapeau sur la
tête et un œillet safran à la boutonnière.
Que diraient-elles, si elles savaient, toutes ces petites gens
qui rôdaient dans les rues ? Il ne leur en parlerait même pas. Il
partirait pour Paris, et là-bas, après une éruption de premier
ordre, peut-être révélerait-il son secret.
Il quitterait ce pays, n’emmenant ou n’emportant avec lui
que son contremaître Innombrable, un tatou vivant, et, pour
parer au mauvais sort, un autre empaillé, puis, dans vingt-deux
boîtes numérotées, un peu de terre de ses estancias. Il
n’oublierait pas non plus sa collection de vieux matés incrustés
d’argent qu’il envelopperait dans de délicats sourires d’enfance.
Ni un coffret d’ébène fermé à clé et qu’un esprit mal informé
aurait pu croire entièrement vide, alors qu’il contenait toute la
douceur et le ciel du pays natal.
L’estanciero se munirait aussi d’un lasso ; en voyage, le
superflu lui était aussi indispensable que son système artériel et
les battements de son cœur.
Huit jours avant son départ, il demanda à visiter sa cabine.
L’estanciero s’y lava longuement les mains, demanda des
serviettes, s’informa si elles étaient vraiment pareilles à celles
qu’on lui donnerait pendant son voyage en Europe, s’essuya
avec soin, s’allongea dans le lit de cuivre, regarda sous l’oreiller,
– 31 –
le tâta, en extirpa une plume qu’il inséra à nouveau après l’avoir
examinée et humée.
Il sonna pour voir le garçon, se nomma, lui donna cinq
piastres et le congédia avec un sourire qui en promettait
cinquante. Il compta de haut en bas et de bas en haut les carrés
noirs de sa descente de lit jusqu’à la petite table nocturne, d’un
jet dora le vase pour se rendre compte, et ne sortit qu’après
avoir ramassé quelques fleurs du tapis, desquelles il fit un petit
bouquet.
Avant de quitter le navire, Guanamiru demanda à voir le
Commandant, se nomma, lui annonça qu’il partait pour
l’Europe en voyage scientifique, s’excusa de ne pouvoir lui en
dire plus long, lui fit compliment sur la tenue de son bateau et
brusquement prit congé, lui tendant une main carrée qu’il avait
cachée jusque-là et où hennissait, sans discontinuer, sur un
camée rouge, un cheval marin.
– 32 –
IV
LES CERISES MARINES
La ville de Las Delicias venait d’être étouffée à l’horizon
entre le lit de la mer et l’édredon d’un nuage d’où s’échappaient
des mouettes. Longtemps, Guanamiru demeura accoudé au
bastingage, les yeux fixés sur l’immense plaine maritime.
À mesure qu’elles se déroulaient, il pensait créer toutes ces
vagues tant elles prolongeaient exactement autour de lui
l’inépuisable houle de son âme.
De retour dans sa cabine, ses yeux allèrent de la blancheur
de son lit à la glace de l’armoire, en passant par le rectangle du
sabord coupé d’azur, roulant à chaque déhanchement du
paquebot.
Comme la mélancolie du départ affleurait sous son front
couronné par les bluets en papier du souvenir, il entr’ouvrit la
valise hantée, en huma l’intérieur, soupira de satisfaction et la
referma.
Il avait confiance. L’avenir était là sous ses mains et il en
avait la clef dans sa poche. Il installerait Futur en plein Paris
dans le 1er arrondissement.
À la réflexion, il trouva très naturel que nul Européen n’eut
songé à construire un volcan et qu’ils se fussent contentés,
jusque-là, d’églises, palais, immeubles, hôpitaux, ponts, becs de
gaz et montagnes russes. Il ne méconnaissait pas l’intelligence
ni même les talents de ces gens-là, mais vraiment ils étaient
trop prisonniers de leurs études classiques pour concevoir des
projets nouveaux.
– 33 –
Tout à coup la crainte d’être devancé paralysa sa joie
sonnante. Allait-il lire dans un journal, à la première escale,
qu’on avait commencé de construire à Paris un grand volcan
comme celui qu’il méditait ? Non, il serait le premier ! Le
premier ! Le mot rayonnant qui habite les hommes depuis les
bancs du lycée jusqu’à une toujours possible guillotine, que
chacun voudrait éviter avant tout autre, le mot tumultueux
courait en tous sens sous la peau de Guanamiru. Le premier !
répétait-il en descendant les six marches qui menaient au bar
où il cria :
« Garçon, un whisky ! Et qu’il soit mâle ! »
Mais le garçon fort occupé ne venait pas et Guanamiru dut
attendre sa boisson dans la honte d’avoir prononcé une
expression imagée qui avait pris corps dans le silence du bar où
elle se balançait au plafonnier.
Il monta sur le pont, s’installa sur sa chaise-longue, la plus
opulente, la plus prévoyante du bord avec ses plaids, ses
fourrures, son pupitre et son écran qui, du côté brodé, cachait la
mer et de l’autre, la grossissait dix fois.
Au bout de quelques instants, étrange fut sa surprise de
voir Futur près de lui sur le pont.
– Comment, c’est toi ? Mais n’as-tu pas peur de te montrer
ainsi ?
– Sois tranquille, nul ne me voit.
– En es-tu sûr ? dit Guanamiru qui comprenait maintenant
tout de suite le sens des fluides volcaniques sans avoir recours
au petit lexique qu’il s’était préparé.
– Aussi sûr que tu m’appelles Futur, respectable Juan
Fernandez y Guanamiru.
– 34 –
– Tu m’as fait peur. La moindre imprudence gâterait le
fruit de cent semaines de patience. Pourrait-on savoir ce qui t’a
poussé à quitter notre cabine de luxe ?
– Je suis venu prendre un peu l’air. J’en ai bien le droit,
j’imagine.
– Il est évident que rien ne t’empêche d’aller et venir
comme tu l’entends, puisque je suis seul à te voir. Mais, par
pitié, sois prudent !
– On pourrait me marcher dessus qu’on ne s’apercevrait de
rien. Moi non plus.
– Et quoi de nouveau de ton côté ? Penses-tu vraiment
pouvoir reprendre à Paris l’importance que tu avais à Las
Delicias avant cette fatale journée des deux cents tombereaux ?
– Je ferai beaucoup mieux ; jamais je ne me suis senti plus
alerte. Cette cure d’inexistence me fait le plus grand bien, nul
corps ne m’embarrasse maintenant. Je me sens plus de finesse
et de ruse que le vent d’avril et prêt à susciter toutes les
merveilles. Ma logique est fluide, aérienne et non plus à doses
massives comme celle des hommes.
– Je voudrais te demander quelque chose encore. Excusemoi si je n’en ai pas le droit. C’est difficile à dire. As-tu quelque
accointance avec les morts, avec tous ces blancs Messieurs de
dessous la terre ? Ne m’entraîneras-tu pas avant mon heure au
royaume sérénissime ?
– Allons donc ! dit Futur et il disparut dans une bouffée de
menthe et de glycines d’autant plus agréable que l’on se trouvait
à plus de 800 milles marins de tout jardin, même modeste.
Le lendemain, Guanamiru savourant au sortir de la sieste
un humide réveil des tropiques, se disait que les passagères
étaient belles et que les hommes ne savaient vraiment pas se
– 35 –
tenir à bord. Il ajoutait à la cantonade qu’il lui aurait été fort
agréable de voyager seul avec elles.
Alors, sans qu’il ait eu à faire le plus petit geste, son esprit,
toujours très correctement à son service, se saisit d’un passager
et le jeta à la mer où celui-ci s’engloutit dans le plus grand
silence. Puis à l’extrémité opposée du navire, ce fut le tour d’un
second voyageur d’être lancé par-dessus bord, sans la plus
légère difficulté, comme s’il s’était agi d’un journal de l’année
précédente. D’autres les suivirent dans les flots : un commisvoyageur et ses échantillons, un industriel avec son usine en
poche, un célibataire et ses amours contrariées, un maître
d’armes et son plastron.
Les membres de l’équipage et les officiers du bord furent,
par prudence, maintenus à leur poste. Mais Guanamiru se
débarrassa d’un second lieutenant aux longs yeux bleus
énigmatiques, que les femmes du sud regardaient fixement
comme si elles en attendaient un miracle.
La plupart des hommes n’opposaient que des sourires aux
gestes de l’estanciero. Certains le questionnaient du regard
comme pour connaître les vraies raisons de son attitude.
« Allons mon ami, quand il faut, il faut », répondait
simplement Guanamiru. Parfois il ajoutait :
« Voulez-vous une bouée de sauvetage ? C’est tout ce que je
puis faire pour vous, mais je vous préviens que le navire ne
s’arrêtera pas. Les ordres reçus sont formels. »
Plusieurs passagers allèrent jusqu’à remercier l’homme au
volcan de les libérer ainsi du fardeau vital et se retournèrent
vers lui, dorés de courtoisie, alors qu’ils avaient déjà, à cheval
sur la lisse, toute une longue jambe dans la mort.
Mais l’un d’eux, Smith, dont la barbe cubique taillée
comme un if avait particulièrement retenu l’attention de
Guanamiru, se défendit si grossièrement que celui-ci se vit
– 36 –
obligé de lâcher prise, sous les coups de pied et les coups de
poing.
L’Américain remplaça les passagers sacrifiés par trois
biches, une vache normande avec sa clarine, deux palmistes et
un champ de trèfle à quatre feuilles. Il y avait aussi une source à
cause des biches.
Il fit jaillir le tout sous ses yeux sur le pont ; l’herbe était si
drue, si vivante, qu’il fallait la tondre toutes les deux heures.
Une paysanne s’en chargeait sans fatigue, qui était blanche et
tiède comme un verre de lait frais-tiré.
La cloche sonna pour le dîner abattant les images que sa
cervelle avait proposées à Guanamiru et ressuscitant tous les
passagers. Ceux-ci se promenaient ostensiblement, en smoking,
plus décidés que jamais à vivre, boire des cocktails, poivrer leur
viande, regarder les femmes et s’en servir sans s’inquiéter de
l’heure. Leur bonne mine feignait-elle d’ignorer ce qui venait de
se passer derrière les beaux yeux noirs de l’estanciero ? Morne
et sans appétit, l’homme s’allongea sur sa chaise-longue et
s’endormit pour échapper à tout ce monde dont la vitalité
effroyable lui donnait le mal de mer.
Deux jours passèrent. Guanamiru en profita pour
découvrir que, en plein océan, si le ciel continue à se trouver audessus des hommes, c’est qu’il vaut mieux pour tout le monde
qu’il en soit ainsi. Dans le cas inverse comment aurait-on pu
résoudre les difficultés de la navigation, du moins avec les
moyens dont on dispose actuellement ?
Un matin, sur le pont, l’estanciero adossé au bastingage se
demandait depuis un bon moment s’il tournerait la tête à droite.
Il se sentait regardé. Comment résister à cet aimant ? C’était
l’homme à la barbe d’if qui, envisagé par Guanamiru, s’intéressa
brusquement à la forme de ses ongles, puis s’éloigna. Ainsi
– 37 –
Smith évitait-il avec soin toute fréquentation. Ses pieds
décrivant un fuyant arc de cercle, il ne répondait que de très loin
et obliquement aux questions qu’on lui posait. Tout chez lui
paraissait suspect, jusqu’au journal qu’il tenait toujours à la
main comme s’il devait être reconnu à ce signe. Par qui ?
Avec ses pupilles rayées comme des carabines, l’homme de
la Pampa s’approcha de Smith et vit qu’en tirant deux traits
imaginaires, des yeux de l’homme à son journal, ils
aboutissaient exactement au titre d’un article : « O crimen da
Avenida dos Patos. »
Guanamiru se laissa glisser jusqu’au fond d’une rêverie
dont il ne sortit qu’au bout de deux heures, durant lesquelles il
garda une absolue immobilité pour ne pas contrarier les
moindres ondulations de sa pensée. Tout d’un coup, il monta
sur la passerelle et confia au Commandant dans le creux velu de
son oreille au pavillon hissé très haut :
– Il y a un criminel à bord.
Le Commandant se refusant à faire arrêter le passager,
Guanamiru se livra à une enquête personnelle touchant de
possibles complicités de Smith parmi les passagers d’entrepont.
Rien n’en sortit, que de la cale un couple d’émigrants mal
peignés dont le seul crime était d’exercer leur libertinage sur des
sacs de café, et d’en avoir crevé un sous le poids d’une volupté
double.
Guanamiru prit alors sur soi de pénétrer à l’improviste
dans la cabine de Smith avec le maître d’hôtel et deux garçons
armés de serviettes. On le trouva qui se lavait naïvement les
dents comme s’il comptait vivre encore de longs jours. Sur un
signe de Guanamiru, les garçons s’emparèrent de lui alors qu’il
tenait encore sa brosse de la main droite et laissait échapper de
sa gauche un verre contenant une eau rose qu’on reconnut à
l’odeur être de l’eau dentifrice.
– 38 –
Il fut aisé au chef de l’expédition de démontrer à ses aides
que l’homme à la brosse possédait sous un faux nom une fausse
barbe, et, sous cette fausse barbe, un véritable menton de
criminel, menton qui cherchait à prendre la fuite dans
l’échancrure d’un faux-col trop évasif pour être celui d’un
honnête homme.
Une main encore ornée de bagues fut trouvée dans la malle
de cabine. Smith prétendit qu’il s’agissait d’une main de
rechange. Craignant un accident toujours possible, il ne
voyageait jamais sans elle. Comme on lui objectait que c’était là
une main de femme et dans un état si délicat de putréfaction
qu’elle n’aurait pu lui être d’aucune utilité, le suspect déclara
l’avoir trouvée sur un banc de l’Avenida dos Patos à Rio Grande
et l’avoir charitablement, recueillie dans l’espérance de pouvoir
un jour la rendre à sa véritable propriétaire. Quant aux bagues
qui l’ornaient, il fallait y voir des bijoux de famille, de sa famille
à lui. Il les tenait de sa mère ou de sa sœur. Il ne se rappelait
plus très bien.
Ces explications ayant paru contradictoires, sinon
embarrassées, Smith fut conduit chez le Commandant où il finit
par avouer qu’il avait bien assassiné cette femme parce qu’elle
n’avait pas voulu lui accorder sa main. Deux matelots
conduisirent Smith au cachot. Guanamiru suivait. Le
prisonnier, autorisé à dire un mot à l’estanciero, lui souffla :
« Prenez garde au volcan ! »
Et il tomba raide mort.
Grandement ému par ces événements, Guanamiru rentra
dans sa cabine où il se proposait de réfléchir dans la fraîche
solitude des draps. Comment Smith avait-il connu l’existence du
volcan ? D’où venait cette fuite ? Futur se doutait-il que Smith
savait et que Guanamiru savait que l’assassin s’en doutait ?
Il avait déjà commencé à se déshabiller, quand :
– 39 –
– Et tu te disposes à te coucher, ricana le volcan. Mais la
journée n’est pas finie, paresseux !
« À l’avant clame : « Qui vive ? »
Trouveras de la chair vive. »
Sans même prendre garde que, pour la première fois, cette
communication du volcan était rédigée, si l’on peut dire, en
vers, Guanamiru, revêtu d’un pyjama mouron où picoraient des
canaris, à la main un gilet de soie prairie avec des marguerites
sauvages, se précipita dans la nuit et traversa sans se faire de
mal la musique et les conversations qui se disputaient la
maîtrise aérienne du pont. Suivi d’un médecin du bord, lequel,
on ne sait trop pourquoi, pensa qu’on aurait peut-être besoin de
lui, il descendit vers l’avant du paquebot où quelques émigrants
qui n’avaient dîné que de pois chiches jouaient petitement de
l’accordéon.
À peine arrivé sur la proue, Guanamiru cria : « Qui vive ? »
Une voix de femme gémissante, venue de l’étrave,
semblait-il, demandait secours, dans un anglais fort correct.
Guanamiru penché sur la lisse distingua un être qui
paraissait absolument noir dans la nuit et qui monté à
califourchon sur l’arête de la proue avait, d’un surnaturel coup
de reins, tenté de changer la direction du paquebot pour le faire
échouer sur l’écueil 327 k, connu de tous les marins naviguant
dans ces parages.
Le doute n’était plus possible. Il s’agissait d’une sirène
noire comme on en voit encore sur les côtes d’Afrique du côté de
l’équateur.
Déjà le Commandant avait dirigé sur l’avant les feux d’un
projecteur et on put voir que la sirène avait le type nocturne
plutôt que noir. Pour n’être pas blanche, elle n’en attirait que
– 40 –
davantage le désir des hommes. Elle opposait aux regards des
paupières abaissées et le glissement des eaux profondes. Son
seul vêtement consistait en un collier de petites huîtres closes
d’où gouttait encore un peu d’eau marine et désolée.
Ayant embouché un porte-voix, Guanamiru annonçait déjà
par trois fois : « Nous l’avons échappé belle. La femme que vous
voyez devant vous est une sirène. » Il prit le temps de respirer,
puis cria dans le tuyau de métal : « Mais c’est toute la question
de la mythologie qui se pose. » L’émotion coupait ses paroles en
parties inégales, tandis que la sirène demandait un peignoir.
Le commissaire et le maître d’hôtel furent chargés de
l’envelopper encore ruisselante dans un linge velu comme un
zouave. En hâte, la jeune fille fut amenée sur la passerelle. Il
fallut traverser le pont d’où toutes les femmes, même les plus
laides, avaient disparu, comme si elles avaient craint pour le
siège même – et le piège – de leur féminité. Mais on pouvait les
voir qui regardaient curieusement par la vitre des sabords.
Guanamiru fut autorisé à assister à l’interrogatoire.
– Il y a donc encore des sirènes ? dit l’homme au volcan
dont l’étonnement croissait, tandis que le Commandant
regardait sa pendule pour savoir quand mourrait la femme
marine qui ne pouvait vivre que deux heures loin de l’eau salée.
– Mais la mer entière en est adorablement infestée, dit le
Commandant par galanterie. Ne le saviez-vous pas ? C’est sans
doute votre premier voyage. Tous les navigateurs en ont vu,
mais on n’en parle point par crainte superstitieuse, ou bien on
leur donne des noms cachant leur personnalité. Et c’est ainsi
que durant la guerre, on les appelait mines sous-marines,
torpilles, atrocités, déflagrations spontanées. Que devient la
Marino-Marine, la sirène qui nous fit tant de mal en 1914-1918 ?
– Mais elle va bien, je pense, dit la jeune fille de l’océan. Il y
a longtemps que je ne l’ai vue.
– 41 –
Et la sirène devint céruléenne, de nocturne qu’elle était. Le
Commandant et Guanamiru feignirent de ne pas s’en
apercevoir, mais on les vit se raidir un peu sous l’émotion.
– Savez-vous, dit le Commandant à Guanamiru, dans une
parfaite affectation d’indifférence, pourquoi on avait donné ce
nom à cette sirène ? Je voudrais l’entendre dire à Mademoiselle,
pour voir si sa version confirme la mienne.
– Ce nom est formé par les initiales des navires que la
Marino-Marine a coulés. Il n’était à l’origine qu’un artifice
mnémotechnique de nos services de renseignements. L’usage
s’est peu à peu établi de nous appeler de cette façon ; plusieurs
ont réussi à porter de très jolis noms. C’est ainsi que nous avons
les sirènes Azurine, Colonel, Garce, Place de l’Opéra… Mais
toutes n’ont pas pu choisir si heureusement : une sirène qui
voulait s’appeler Nouvelle Julie, dut prendre le nom de Nouvelle
Julip, le dernier bateau qu’elle coula ayant été, par suite d’une
erreur d’information, le cargo grec Patris, quand elle croyait
avoir pris soin du charbonnier anglais Eagle.
– C’est exact, dit le Commandant ; et vous, quel est votre
nom ?
– Je suis la sirène 825, de la flottille petit g.
– C’est gentil, mais vous méritez mieux.
– C’est que je n’ai pas encore coulé de navires.
– Vous le dites…
– Je le jure.
Et la sirène devint safran, de céruléenne qu’elle était.
– Commandant, dit Guanamiru, je vous demande pardon,
mais ma remarque me paraît présenter de l’intérêt. On m’avait
appris autrefois que le corps des sirènes se terminait par une
– 42 –
queue de poisson vivace. Il n’en est pas question, je crois, chez
Mademoiselle.
– Oui, on dit ça, interrompit la sirène. Mais de quoi
aurions-nous l’air maintenant avec une queue squameuse ? Il
n’y a plus pour la porter que quelques vieillardes au fond de nos
plus lointains villages.
– Vous avez raison, dit Guanamiru, c’est le devoir de
chacun d’évoluer dans la mesure de ses moyens.
– À condition que ce soit dans les limites permises par le
Code Maritime, dit le Commandant d’une voix qui voulait être
sèche, mais que la présence de la femme amollissait
singulièrement.
– Alors vous avez de vraies jambes, Mademoiselle… reprit
Guanamiru la voix un peu voilée.
– Nous avons ce que nous avons, dit la sirène avec une
discrétion sous-marine, tout en serrant le peignoir sur son
corps.
– Mais permettez-moi de vous poser une autre question :
Comment se fait-il qu’au sortir de la mer vos cheveux ne soient
même pas mouillés ?
– Nos cheveux ont le don de sécheresse, nos pieds aussi,
même quand nous avons plongé à plusieurs milliers de mètres.
C’est une affaire d’habitude. Songez donc aux ennuis que nous
éprouverions s’il en était autrement. Mais nous passerions le
meilleur de notre vie à nous débattre parmi des rhumes et de
vains essais d’une coiffure convenable, tandis qu’avec les pieds
et les cheveux secs, on peut aller loin ! »
Le Commandant pensa que le moment était venu des
cocktails, puis du genièvre et du whisky. La jeune fille buvait
bien et demanda la permission d’ajouter une pincée de sel dans
les boissons servies. Elle semblait attacher à ce geste une
– 43 –
extrême importance. Tous ses mouvements, riches en noblesses
des grandes profondeurs, laissaient un murmure de coquillage
dans l’oreille aventureuse des deux hommes.
Ses silences étaient d’une qualité si précieuse que de rares
et fugitives pierreries les marquaient sur la table et les murs de
la cabine.
Le Commandant prit la parole qui était disponible depuis
quelques délicieux instants :
– Qu’avez-vous à dire pour votre défense, Mademoiselle,
vous savez que vous risquez gros.
La jeune fille sourit et aussitôt l’âme des deux hommes prit
visiblement la forme et la couleur de ses lèvres humides si bien
qu’ils en furent gênés tous les trois.
– Vous semblez oublier que vous avez été surprise en
flagrant délit, reprit le Commandant après un extraordinaire
effort qui le fit devenir cramoisi. (Dans la zone amoureuse dont
la sirène était le centre, il était en effet presque impossible à un
être humain de faire un reproche à une femme). Je suis bien
persuadé que votre chevelure, comme celle de vos camarades,
est bourrée d’ampoules de coule-navire, que vous auriez pu
nous injecter à la proue si on ne vous avait pas surprise en
mauvaise posture, une jambe entre la coque et la chaîne de
l’ancre.
La sirène avait décroché une bouée de sauvetage et
l’appuyant sur la table faisait mine de s’en servir comme d’un
gouvernail de fortune.
– C’est charmant, dit Guanamiru, voilà que maintenant
vous dirigez le bateau.
– Oui, n’est-ce pas ? fit le Commandant, vaincu et ravi. Je
trouve cela simplement exquis et dans ma longue vie de marin
je n’ai jamais rien vu de pareil. Quand un paquebot est conduit
– 44 –
par une sirène, c’est à bord une félicité désordonnée. Les nuages
se réfugient au fumoir où ils font des ravages très appréciés
dans le cerveau des buveurs. Toute la journée le cadran du
bonheur sonne midi à quatorze heures. On trouve, sur le pont et
dans le salon de musique, des fleurs de cerisiers marins et des
broches de corail. Des messieurs en pantalon blanc les
ramassent avec soin pour les offrir aux jeunes femmes qui
toutes se déshabillent sur le pont avec des gestes naturels et
leurs sourires, d’étape en étape, gagnent peu à peu tout leur
corps.
Cependant la sirène mûrissait un silence qui brillait sur ses
dents et ses lèvres, comme l’écume maritime au passage du
navire. Les hommes n’osant la toucher surveillaient leurs mains.
Ils craignaient, au moindre contact, de perdre pied et l’âme, et
de ne les retrouver qu’au fond de l’océan entre une algue et un
poulpe.
Alors, de safran qu’elle était, la sirène devint orangée de
Valence, émeraude du Cap Vert, opale pure.
Chaque fois qu’elle changeait de couleur, le Commandant
et Guanamiru la suppliaient :
– Je vous en prie, Mademoiselle, restez donc ainsi, vous
êtes si bien ! Vous ne sauriez être plus belle.
– C’est la perfection même, celle où la part de l’ange et celle
du diable ne sont séparées que par un pointillé.
Mais la sirène devint peu à peu si blanche, si
merveilleusement, si naturellement blanche qu’elle semblait
l’avoir toujours été.
Guanamiru et le Commandant durent longuement se
retenir au bois de la table pour ne pas tomber sur le flanc
comme colombes foudroyées.
– 45 –
Sitôt la bouteille de genièvre vidée, la femme sous-marine
prit une feuille de papier dans un classeur et se hâta d’y dessiner
avec le stylo du Commandant une sole qu’escortaient des
poissons volants. Elle enroula le papier, le glissa dans une
bouteille vide et demanda la permission de la jeter à la mer par
le sabord…
– Oh ! tout ce que vous voudrez, dit le Commandant. Vous
êtes chez vous.
… pour que sa mère qui suivait le navire et devait déjà fort
s’inquiéter sût bien qu’elle était en bonne santé et ne rentrerait
pas dîner ce soir-là.
Après le repas, comme on servait dans de légers verres des
liqueurs si fortes qu’elles semblaient devoir les faire effondrer,
Guanamiru s’aperçut que le visage du Commandant exprimait
une gêne de plus en plus marquée. Ses rides s’étaient
approfondies du double et ses yeux noirs d’ordinaire,
semblaient deux taches rondes d’encre violette récemment
séchées. Il savait que la jeune fille n’avait plus que cinq minutes
à vivre et qu’en la gardant ainsi devant lui, il la condamnait à
mort. Ce que n’ignorait pas non plus la sirène. Mais elle ne s’en
émouvait pas, une de ses amies lui ayant dit qu’il suffisait
d’avaler quelques pincées de sel pour éviter l’asphyxie. Elle
aimait mieux puiser dans la salière que s’échapper par le sabord
ouvert. N’ayant jusque-là fréquenté que des noyés, ces deux
hommes aux yeux ouverts et dont les vêtements n’étaient même
pas humides la charmaient étrangement. Elle se réjouissait dans
l’obscur maritime de son âme de partager avec eux la joie qu’ils
lui devaient.
Soudain, elle chancela, étouffée, et tomba, un peu de sel au
coin des lèvres, sans que l’horreur de la mort parût sur son
visage. Comme son peignoir s’était entr’ouvert dans la chute,
Guanamiru et le Commandant l’en recouvrirent avec soin.
– 46 –
– Oh ! elle est bien morte, dit le Commandant, l’oreille sur
le cœur de la jeune fille lequel n’était plus maintenant qu’une
rose désertée par son abeille.
– Et pourquoi pas ? s’écria Guanamiru éclatant en sanglots
et ne sachant plus très bien ce qu’il disait.
– Nous ne pouvons plus garder ici ce corps admirable. Les
règlements du bord sont formels. Il faut le jeter à la mer.
– Dépêchons-nous, dit Guanamiru, qui n’osait s’avouer un
grand espoir.
– Prenez-la par les pieds, je tiendrai la tête. Qu’elle garde le
peignoir (qui porte mes initiales, songeait le Commandant).
Chastement, ils la lancèrent par-dessus bord avec toutes
sortes de rugueuses précautions de quinquagénaires. Le
Commandant, tête nue, observait un silence de marin en
uniforme et Guanamiru à demi-agenouillé récitait, ce qu’il
n’avait pas fait depuis vingt-cinq ans un « Padre Nuestro que
estas en los Cielos ».
À peine l’eurent-ils confiée aux vagues que la sirène, sous la
caresse marine, ressuscitait, et un bras couleur de perle
fantaisie, un peu plus grand que nature, se dressa dans un signe
d’adieu. Sur la vague éclairée par le dessous, le Commandant et
Guanamiru lurent le mot « Merci » en lettres phosphorescentes.
C’était d’un très joli effet.
– Elle vit ! Elle vit ! cria Guanamiru.
– Nous sommes des criminels. Grâce à nous cette femme
pourra faire encore le mal. Rentrons dans ma cabine. Je crois
qu’il reste du gin.
– 47 –
De toute la nuit, Guanamiru ne put s’endormir. Il revoyait
l’assassin Smith et ses trois mains, la sirène, le Commandant,
les bouteilles et le peignoir, hélas ! entr’ouvert.
Une allusion du volcan aux événements de la journée lui
paraissait imminente. Mais celui-ci garda une indifférence
absolue durant les jours qui suivirent et c’est à peine si, quand
on cria : « Terre » au large des Canaries, il se mit à sentir
finement les fruits des îles.
Le temps se couvrit à l’approche des côtes de l’Europe.
Futur proposa à Guanamiru de faire une partie de dames au
moyen des nuages blancs et noirs que le ciel mettait à leur
disposition. Mais aussitôt que Guanamiru ou son adversaire
avançait un pion, c’étaient de fortes averses, ce qui indisposait
les autres passagers, surtout les dames, et faisait pousser aux
enfants des éclats de rire que l’on entendait jusqu’au ciel.
L’homme du sud ne pouvait oublier la sirène.
Tout de suite après le mot : « Merci », il avait cru lire sur
les flots : « À bientôt ». Le Commandant prétendait que c’était
impossible et ils en disputèrent longuement, le soir, en fumant
des cigares devant les cinq verres où elle avait bu.
Guanamiru pensait avoir bien lu. Pourtant le phare de
Cordouan brillait déjà et la jeune fille de l’océan n’était pas
revenue.
« Après tout, c’est peut-être une façon de parler chez les
sirènes, pensait l’homme au volcan. Elles disent à bientôt
(comme d’autres, adieu) alors qu’elles ne comptent plus jamais,
jamais, vous revoir dans ce monde ni dans l’autre ».
– 48 –
V
PLAN DE PARIS
Joie d’être enfin en France où il allait pouvoir donner sa
mesure devant quatre-vingt millions d’yeux !
Durant son voyage en chemin de fer, de Bordeaux à Paris,
l’homme de la Pampa qu’entouraient trois zones étanches
d’orgueil cria à diverses reprises, par la portière de son
compartiment, aux villageois rassemblés autour des clochers :
« À droite par quatre, marche ! Guanamiru est arrivé.
Suivez-le, vous n’avez qu’à longer la voie ferrée ; c’est toujours
tout droit jusqu’à Paris. »
À peine arrivé au …’s Hôtel, il le quitta pour faire à pied
une promenade dans la capitale.
Il s’imaginait avancer sous les regards tranchants des
Parisiens, et que même les yeux des chevaux derrière les
œillères, les yeux des caissières derrière leur comptoir, ceux des
patrons derrière les caissières et l’œil unique de Dieu derrière
les patrons, le considéraient avec curiosité et faisaient le tour de
sa silhouette pour s’assurer de sa présence. Les maisons
l’examinaient de toutes leurs fenêtres, les becs de gaz, ces
spectres de fer, de toute leur rigidité et les arbres d’un regard
répandu pour ainsi dire et délayé sur tout leur feuillage.
« Arbres de la forêt parisienne, toujours au garde-à-vous et
qui m’attendiez, leur dit-il dans une espèce d’ordre du jour,
voici enfin Juan Fernandez y Guanamiru, de Las Delicias
(Amérique du Sud). Si je suis à Paris, sachez dès maintenant
que c’est pour des raisons importantes intéressant le sous-sol, la
– 49 –
surface et le ciel. Arbres ! je voudrais pouvoir vous commander
repos ! et vous permettre une détente que vous n’avez que trop
méritée. Dès que j’aurai réussi dans mon entreprise, il vous sera
loisible, je vous le jure, de regagner les forêts voisines et de vous
y retirer à jamais si les circonstances le permettent. »
Si les arbres semblaient s’animer au passage de
l’estanciero, les passants, comme il arrive souvent quand on voit
une ville pour la première fois, lui laissaient l’impression de
simples mannequins articulés, fort adroits sur leurs jambes : il
s’imaginait pouvoir leur donner, sans qu’ils bronchassent, des
coups de canne ou de parapluie. Et s’exercer au revolver sur ces
cibles.
Les monuments tels que l’Opéra, l’Arc de Triomphe ou la
Tour Eiffel, il les considérait beaucoup plus comme des
reproductions assez fidèles que comme des originaux : des
presse-papier monstrueux ou de géantes cartes postales.
C’est seulement par la suite qu’ils devaient prendre leurs
véritables proportions et de la profondeur, quand il eut monté
au 3e étage de la tour Eiffel, vu la scène de l’Opéra sondée en
tous sens par les Walkyries et passé, derrière un guide, sous
l’Arc de Triomphe.
Dans chacune des devantures de magasin, il reconnaissait,
avec tous leurs détails, diverses succursales de son âme.
La vitrine du fleuriste : voici des fragments tout frais de la
sensibilité guanamirienne. Une inépuisable virginité. Penchant
sur les fleurs un arrosoir de cristal, une main de femme va et
vient toute seule, libre de bras et de corps, compréhensive,
suave et polie d’habiter chez les fleurs.
Si quelqu’un entre dans la boutique, il lui tombe dessus, au
moment même qu’il ouvre la porte, des primes légères : pétales
de roses si c’est une dame, d’œillets si c’est un monsieur et de
violettes confites si c’est une petite fille.
– 50 –
L’étalage de cartes postales ; les grandes actrices sont là qui
vous reçoivent chez elles. Et pourtant cela se passe au milieu du
trottoir. Où est-on au juste ? Incertitude de l’amour.
Ici, un coutelier : aciers au regard froid, rasoirs sérieux
prêts à servir : hommes, ils fronceraient les sourcils. Comment
fait cette blonde jeune fille pour garder ce sourire champêtre
parmi toutes ces possibilités d’attentats et de crimes ? Il y a
aussi dans un coin des revolvers et des cartouches au
destinataire encore inconnu. Ivresse de l’anonymat !
Nous y voilà enfin : une boucherie. C’est une véritable
boucherie. Les couteaux ont fini par servir. Le crime est
perpétré, Guanamiru reconnaît sa complicité. On peut tourner
autour de la victime décapitée. Pour donner le change, on a
piqué dans la chair une plaque de cuivre : « Bœuf 1re qualité ».
Les garçons bouchers sont debout comme le remords. Ils ne
peuvent plus supporter la vue de leur victime et la débitent avec
hâte, pour qu’il n’en soit plus question, à des passants affamés.
Voici l’absolution : on la donne à l’estanciero dans cette
boutique de coiffeur en lui vaporisant la face très longuement.
On fait disparaître ensuite dans le lavabo toutes traces du crime,
même mentales ; de celles-ci le shampoing se charge. On le
renvoie ensuite chez lui, absolument pur avec de la poudre sur
les joues et sur la nuque.
Guanamiru se mit en quête d’un logement, l’hôtel avec son
va-et-vient ne lui paraissant pas convenir à la profondeur de ses
investigations. Il craignait aussi de se faire voler Futur.
L’étranger ne trouva pas d’abord d’appartements
entièrement libres et c’est tout au plus si on lui proposa deux
maisons hantées dont il ne voulut point, trouvant suffisante la
part qu’il faisait dans sa vie aux questions de l’au-delà.
– 51 –
Son désir de n’habiter que certaines rues ajoutait aux
difficultés qu’il éprouvait à se loger.
Peiné de n’avoir été salué en arrivant à la gare que par
l’employé d’une agence de voyages qui lui prit 5 francs pour ce
geste, il se dit que, en raison même de son obscurité dans la
grande ville, il se devait d’habiter le boulevard Pasteur ou
l’avenue Victor-Hugo dont les noms illustres lui convenaient
tout à fait. Il se décida pour cette avenue, d’autant qu’il eut la
chance extraordinaire de pouvoir se loger en face du square
Lamartine, ce qui aurait doublé sa joie, si le voisinage de la
charcuterie Victor-Hugo et de la crémerie Lamartine ne l’avait
coupée en petits morceaux. Comment le Président Millerand
autorisait-il de tels sacrilèges ? Et si le Consul de la République
d’Ipatahi protestait au nom des peuples latins ?
– Pourquoi n’ai-je pas encore une maîtresse dans cette
baignoire, se disait un jour Guanamiru qui venait de découvrir
une seconde salle de bain dans son grand appartement. Je
m’occuperai ensuite de Futur.
Ses pensées voluptueuses depuis son arrivée à Paris ne
couraient-elles pas sans vergogne les rues et les boulevards, où
elles avaient déjà attiré l’attention de divers agents des mœurs
et de la circulation ?
Il dit à son chauffeur de le conduire dans le quartier de
l’Europe qu’on lui avait recommandé. Rue de Londres, une
jeune femme passait dont les yeux bleus d’eau courante et
ensoleillée débitaient en tous sens des milliers de regards.
Guanamiru en reçut un double choc dans son cœur et dans sa
mémoire.
Elle ressemblait à la sirène.
L’homme sauta de sa voiture et tout de suite se décida :
– 52 –
« Mademoiselle, voulez-vous permettre à un Américain du
Sud de passage à Paris de vous faire remarquer qu’il ne pleut
plus ? »
Seul, le parapluie parut avoir entendu qui se referma
immédiatement dans une rosée de larmes. Guanamiru en
conclut que les objets marquent parfois plus de sensibilité que
les femmes et il se disposait à ne pas poursuivre sa tentative,
quand l’inconnue, ayant traversé la place de l’Europe, s’engagea
dans la rue d’Édimbourg qu’un faible éclairage transformait en
longue alcôve.
Comme il se reprenait à espérer les joies lourdes qu’il
fallait à son cœur orageux, la femme entra rapidement au
numéro 49 dont elle referma la porte vitrée sans se retourner.
S’ouvrit une fenêtre au second étage, alors qu’il hésitait sur
ses deux pieds dont l’un pointait vers les Antilles et l’autre vers
la mélancolie. Une ombre habillée de gris laissa tomber un
rouleau de papier et fit signe à Guanamiru de s’éloigner. Cet
objet que n’accompagnait aucun message renfermait une carte
de l’Amérique du Sud revue et embellie avec le plus grand soin :
toutes les rides, les verrues et les moindres défauts de la côte
avaient disparu.
Ainsi rajeunie, l’Amérique se présentait fort bien sur un
fond d’azur maritime et paraissait tout au plus dix-huit ans. De
retour chez lui, Guanamiru examina la carte de près et de loin et
découvrit que l’Océan Atlantique y portait le nom d’Océan
Indien. Un géographe connu, dont la science ne pouvait être
mise en doute, ayant apposé sa griffe au bas de la carte,
convainquit sans peine le Sud-Américain que c’était lui qui
s’était trompé jusqu’alors.
Le lendemain, l’étranger se rendit à nouveau rue
d’Édimbourg. Au bout de quelques instants, la même fenêtre
que la veille laissa choir un nouveau papier. C’était une carte
d’Europe, peu ressemblante dans l’ensemble, mais l’air crâne et
– 53 –
respirant la bataille. On y voyait des îles, des chaînes de
montagnes absolument nouvelles. Dans l’ensemble un très
intéressant souci d’originalité. Les difficultés présentées par les
découpures de la Bretagne et les pointes du Cotentin avaient été
résolues dans deux larges courbes harmonieuses qui donnaient
à la France 300.000 nouveaux habitants pris sur la mer, 52.000
hectares de bonnes terres, une dizaine de villes (dont un évêché)
et 50 kilomètres d’un ciel absolument neuf mais si bien joint à
l’ancien qu’on ne voyait pas le raccord. La Seine n’était plus
qu’une rivière et se jetait modestement dans la Loire. Elle avait
été remplacée par la Marne, qui depuis la guerre passait à Paris
au milieu des acclamations et se terminait superbement dans la
mer du Nord, entre Dunkerque et Calais.
Comme la veille, on avait fait signe à Guanamiru de
s’éloigner rapidement. Rentré chez lui, l’étranger regarda de
près le papier, le plaça devant une lampe électrique et lut dans
le filigrane :
« À demain, 5 heures, devant la station du métro
Châtelet. »
Guanamiru se trouvait le lendemain au rendez-vous. La
femme, qu’il n’eut pas de peine à reconnaître, portait un
costume très heureusement illustré de 89 taches de couleur
comme en montre la République quand elle a passé sa robe des
départements. Un réticule qu’elle tenait à la main gauche avait
un peu la forme de la Corse.
Elle l’entraîna dans un bar où Guanamiru put l’examiner à
loisir. Ce n’était pas la sirène, mais elle lui ressemblait par
moments avec une sorte d’ostentation où l’Américain croyait
voir des promesses encore mal définies.
– Il y a longtemps que je vous connais, M. Juan Fernandez
y Guanamiru.
– Vous savez donc mon nom ?
– 54 –
– Vous venez de Las Delicias qui montre toute l’année,
tendu sur ses six plages, un ciel bleu soulevé par le vent.
Après une pause où Guanamiru distingua fort bien une
violette double finement dessinée dans chacune des pupilles de
Line :
– Vous n’avez pas besoin de me conter votre histoire,
reprit-elle. On ne parle que de vous dans les maisons de thé et
les ascenseurs, mais les Parisiens feignent de vous ignorer pour
vous laisser préparer en repos ce que vous savez.
– N’est-ce pas ? dit Guanamiru, heureux jusqu’aux os.
Et plaçant la Corse près de son eggnog, la jeune femme
ajouta à voix basse :
– On vend votre photographie sous le manteau. On la vend
trois francs.
– Je m’en doutais, dit Guanamiru que l’orgueil
congestionnait. Mais pourrais-je savoir à qui j’ai le bonheur de
parler ?
– Line du Petit Jour. Je viens de rentrer d’un double
voyage autour du monde, de l’Est à l’Ouest dans les bras d’un
poète haïtien, puis, en sens inverse, sur les genoux d’un peintre
scandinave. Ce qui m’a un peu brouillé les idées, comme vous
l’allez voir. À force de regarder par la portière ou le hublot, j’ai
longtemps cru que champs, moissons, forêts, montagnes,
maisons, villes entières, tout cela avait perdu ses racines et ne
les retrouverait plus jamais. Aussi quelle ne fut pas ma douleur
le jour où l’on m’expliqua que tout ce mouvement n’était
qu’illusion, qu’il fallait de nouveau croire sous ses mille formes
à l’Immeuble, cette chose grossière et indécente en raison de
son insistance et de sa présomptueuse stupidité. N’est-ce pas le
mouvement ou tout au moins la possibilité de mouvement qui
donne de l’esprit aux choses et de la politesse ? N’est-il pas
horrible de penser que tout restera éternellement à la même
– 55 –
place depuis les montagnes jusqu’à la mer, cette énorme masse
inutile, inachevée, bêtement salée partout, à qui on ne permet
que les marées, fantaisie prévue, surveillée par la lune, laquelle
ne tolère que les écarts de calendrier ?
Durant cette sortie de la jolie femme, Guanamiru songeait :
« Si ce n’est pas la sirène, pourquoi lui ressemble-t-elle à ce
point ? Pourquoi sent-elle le varech et le large ? Le regard est le
même, et aussi le nez, les lèvres, la gorge. Elle est parente de
l’autre en mystère et féminité. Si loin de la mer va-t-elle tomber
dans mes bras asphyxiée avec ses grands yeux où je viens de
voir émigrer des dauphins ? Et qu’en penserait-on dans ce bar
qui sent la sciure, le bout de cigare et les âmes confinées ? Elle
vient d’avoir comme l’autre un geste menu de la main pour fixer
derrière l’oreille une mèche échappée. Ressemblances des êtres,
exquise solidarité des visages à travers les périls du temps et de
l’espace, jusqu’où faut-il que vous soyez poussées pour que
votre objet soit unique ? Et pourquoi ces deux vases identiques
sur cette cheminée n’en formeront-ils jamais un seul ?
– Si je pouvais du moins brouiller les pays comme des
dominos ! reprit Line, qui, à l’aide d’une boussole et d’un
crayon, venait de faire le point sur un coin de la table. Pousser
un peu la Patagonie vers le Nord, le Groënland vers l’Est,
donner aux pôles une allée de palmistes ! Est-il admissible
qu’après mille siècles d’adorable persévérance les fleuves
prennent tous leur source et se jettent dans la mer exactement
au même point et que change seule l’eau qui les forme ?
Composer de nouveaux paysages ! Que de fois me promenant
dans la campagne ne me suis-je pas dit : Une nappe d’eau ferait
bien ici. Il faudrait « le Lac » de Lamartine.
– Pardon, Mademoiselle, savez-vous nager ? demanda tout
d’un coup Guanamiru qui ne put se contenir plus longtemps.
Cette interruption avait jeté la jeune femme dans de tels
transports, qu’une petite vipère corail se dressa hors de son
– 56 –
corsage au décolleté jusqu’alors compatissant ; la langue
ardente était à deux pointes fort soignées ; le venin prêt à servir.
L’Américain ayant fait un écart de cheval :
– Ce n’est rien, dit-elle. Une simple leçon de courtoisie.
Vous n’avez plus rien à craindre. Le serpent a regagné les forêts
brésiliennes.
Mal remise de sa colère, elle mordillait son mouchoir.
– Je serais bien malheureuse, dit-elle enfin, si nous
n’avions le métro et le cinéma, qui eux du moins comprennent
la fille du mouvement que je suis devenue.
Comme Guanamiru avouait doucement ne pas connaître
encore le chemin de fer souterrain, Line proposa de le lui
révéler. Justement ils se trouvaient près de la station Hôtel-deVille où ils descendirent. Guanamiru en fut quitte pour dire à
son chauffeur de les suivre.
Les voici l’un près de l’autre dans le wagon.
– Approchez-vous de la vitre. Appliquez dessus votre front.
C’est cela même. Eh bien ? demanda-t-elle avec une curiosité
frénétique.
– Je ne vois qu’une forêt de murs, des vergers de ciment,
un ciel d’ingénieurs, dur et voûté. Une angoissante impossibilité
de soleil, d’immeubles, d’autobus ; au-dessus de nos têtes des
milliers d’ampoules électriques et pas un avion. Pas le moindre
petit eucalyptus devant nous, pas un sarment de vigne ni un
brin d’herbe. Absence des vaches et des moutons, que vous
devenez redoutable !
– Et dans les gares ?
– Je vois une bascule qui pèse la lourdeur de l’atmosphère.
Des lettres énormes qui finiront par nous dévorer. Toutes les
couleurs se sont réfugiées sur les affiches où elles se défendent
– 57 –
avec fureur contre la monotonie agissante de dix mille petits
pains de céramique. Des groupes de gens qui semblent
mobilisés, hommes et femmes, en civil généralement, se
réunissent pour commenter à voix basse et sans en avoir l’air la
disparition de la lumière du jour. Des renforts humains accablés
descendent les escaliers et se joignent aux groupes qui
stationnent. Tous ces gens se mettent à l’alignement sur le quai
comme s’ils allaient être passés en revue par le chef de gare,
heureux de vivre à l’ombre d’une casquette blanche, qu’il finit
par prendre pour un arbre tant elle lui donne de sérénité.
– Et dans le train ?
– Je ne vois que vous.
– Regardez bien.
– Je vois encore quelques jolies femmes qui en ont pris
leur parti et semblent ne devoir plus jamais quitter le métro.
Tout d’un coup l’une se lève, descend et l’on n’entend plus
parler d’elle.
– C’est tout ?
– Des messieurs sont là assis ou debout qui attendent
quelque chose comme un changement de régime. Je ne vois rien
d’autre.
– C’est pitié d’avoir le regard si court, dit Line du Petit
Jour. Ne pouvez-vous donc l’allonger un peu ? Le mien va
beaucoup plus avant, et ces voûtes souterraines, loin de
l’arrêter, le stimulent merveilleusement. Elles me permettent de
distinguer avec exactitude le complémentaire de ce paysage
d’un si pauvre génie. Le nom de Palais-Royal donné à cette
station n’est en réalité qu’un lapsus du Conseil Municipal ou
plutôt une appellation incomplète. En réalité, mon bon ami,
nous sommes à la frontière mexicaine et je vous le prouverai à la
première occasion.
– 58 –
– Comment ça ? fit Guanamiru dont les cils prenaient feu
autour des pupilles ardentes.
– Ne voyez-vous pas que le chef de gare, quoi qu’il fasse,
est un indien tout cru, que ses yeux ne sont pas français et qu’il
a l’air contrarié des aztèques ? Il a caché ses chevaux et ses
carabines. Penché sur le téléphone, ne demande-t-il pas du
renfort dans un langage conventionnel ? Toutes ces flèches que
vous prenez peut-être naïvement pour des signes permettant
aux voyageurs du métro de se reconnaître dans ce labyrinthe
sont de vraies flèches d’indien en plein vol ; elles finiront par
tuer quelqu’un. Regardez cette chose maigre et hérissée qui
semble nous regarder et que vous prenez sans doute, dans votre
manie bien humaine de simplification, pour un homme qui
attend sa rame de métro. Si vous vous en approchiez, vous
verriez qu’il est couvert de longues épines et muni de dix bras.
C’est un fragment de cactus géant des déserts américains. Il est
là depuis cinquante ans à regarder sans comprendre de toute
son épaisseur de plante grasse. Le pseudo perceur de billets
n’est autre que le chef révolutionnaire Cuidado ! qui contrôle
des laissez-passer. De temps à autre il arrache une plume à
d’invisibles autruches qui passent et la fixe à son chapeau en
signe de confiance. Tout ce monde, même végétal, compte sur
une victoire prochaine et décisive.
– Vous me parlez du Mexique, dit Guanamiru, comme si
nous nous y trouvions toujours. Le train n’a pas cessé d’avancer
depuis que vous m’avez montré le chef de gare aux yeux de làbas, trois stations se sont écoulées et nous avons changé une
fois de ligne.
– Qu’importe, ce sont là les hasards de la route dans un
pays montagneux et encore mal exploité.
– Je voudrais aller au Japon.
– Le Japon ce n’est pas facile, il faudrait changer trentedeux fois de train et traverser douze fois la Seine. La compagnie
– 59 –
ne peut donner aucune indication sur l’heure d’arrivée et il y
aurait vraiment trop de gares. Dès que nous aurons passé trois
stations, quatre au plus, il me faudra descendre et rentrer chez
moi au plus vite. J’ai aussi une mère.
De la quatrième gare que le hasard voulut être celle des
Couronnes, la jeune femme et Guanamiru remontèrent enfin au
rez-de-chaussée parisien.
L’auto de l’estanciero les attendait depuis un bon moment.
Le soir même, Line et son compagnon se rendaient au
cinéma. À peine furent-ils assis qu’elle s’écria :
« Nous ne pouvions mieux tomber. C’est justement la suite
de l’épisode que nous avons vu cet après-midi dans le métro. Je
reconnais Cuidado ! et ses hommes. »
Cependant les Mexicains ayant passé la frontière pour
rafler du bétail, tournaient en hâte le dos à l’alerte qui venait
d’être donnée. Ils s’enfuyaient poursuivis par le sheriff sur son
alezan de nuit et cinquante hommes dans un nuage d’héroïsme ;
mais la démente allure des Américains et l’épaisseur des
ténèbres devaient bientôt les égarer. Au lieu de tourner à droite
en sortant de la ville de San Diego, ils s’abattirent à toute volée,
par-dessus l’orchestre symphonique, dans la salle du cinéma.
De nombreux chevaux roulèrent à terre avec leurs cavaliers
dans un vacarme de fer, fauteuils, gourmettes, freins et
spectateurs. Le sheriff commanda : Rassemblement ! Précédée
par lui, toute la troupe gagna le boulevard pour revenir vers
l’écran par une porte secrète et ne devant servir qu’en pareil cas.
Les applaudissements de Line et de Guanamiru se mêlaient à
ceux des rares personnes qui n’avaient pas pris la fuite. La
cavalerie, mieux dirigée cette fois, réussit à reprendre utilement
la poursuite des Mexicains qui ne tardèrent pas à repasser la
– 60 –
frontière dans le plus grand désordre, en abandonnant leurs
blessés.
Il restait dans la salle, de tout ce passage cavalcadant,
quarante et un fauteuils réduits à de petits tas de poussière, et
çà et là quelques côtes brisées ainsi qu’une matière étrange qui à
l’analyse fut reconnue être du crottin métaphysique. Devenu
fou, le piano jouait tout seul les marches du répertoire. À
minuit, ne pouvant mettre un terme à son délire mécanique, on
décida de l’enfermer.
Line et Guanamiru se trouvaient encore dans le cinéma. Ils
avaient dîné d’une boîte de berlingots et d’une rose dont la
femme ne portait plus que les épines et le parfum à son corsage.
– 61 –
VI
AFFAIRES DE FAMILLE
OU
L’ENVERS D’UNE OMBRE
Line ne se trouvait pas le lendemain au rendez-vous. Pour
se calmer, le Sud-Américain alla faire un tour au Bois.
Pourquoi s’était-il assis à gauche dans son auto, comme s’il
avait réservé la droite pour quelqu’un ? Il se disposait à changer
de place quand il vit qu’une señora était là contre lui et lui
faisait un léger salut plein d’honneur et de tropicale distinction.
De noir vêtue, elle tenait à la main un chapelet de « quinze
mystères ». Sa peau fine et brune, d’origine espagnole,
nullement ridée, disait un passé tout d’une pièce, sans coutures.
Et pourtant elle marquait une cinquantaine d’années. L’âge lui
venait de l’âme plus que du corps et se répandait paisiblement
sur sa face comme l’eau d’un fleuve qui a déjà fait pas mal de
chemin et n’est plus éloignée de son terme maritime.
Ce voisinage gêna singulièrement Guanamiru qui d’abord
ne sut que dire.
– Pardon, Madame, je crains fort que vous ne vous soyez
trompée de voiture.
– Ne me reconnais-tu donc pas, petit frère ? dit-elle d’une
voix un peu fanée. No me conoces, hermanito ? traduisit-elle en
espagnol.
– Pas du tout, Madame, fit Guanamiru, sèchement et en
français ; il estimait que cette langue maintenait davantage
– 62 –
entre la Sud-Américaine et lui les distances que l’espagnol lui
aurait permis de franchir rapidement.
– Je suis celle que tu serais devenue si tu n’avais pas été un
homme. Ta sœur impossible. Je t’ai suivi depuis le jour où notre
médecin de famille a dit : « C’est un garçon ». Et pendant les
quelques secondes qui précédèrent ce verdict, nos âmes se
demandaient dans un coin lequel des deux devrait se résoudre à
ne vivre qu’en fantôme.
Il s’en est fallu de l’ombre d’une virgule que tu ne fusses
moi… Et que fais-tu donc en France, cher ami, mon frère ? À
chacun sa terre natale. Retourne à Las Delicias : notre nom de
famille y est aussi répandu dans le langage courant que les mots
laine, cuir, maïs, amour, petit pain, politique, tramway. Laisselà ces Françaises qui te mettent dans les veines un feu étranger
et malsain. Sans sortir des rues centrales de Las Delicias, je
connais trois cents jeunes filles très bien qui ne demanderaient
qu’à t’adorer dans la fraîcheur des patios. Je me porte garante
de leur pureté. Nous, fantômes, sommes toujours
admirablement informés. Nous nous mêlons au silence et à la
lumière aussi bien qu’aux paroles et aux ténèbres. Ne savonsnous pas devenir même la médaille de la Vierge sur une gorge
naissante ?
Elle reprit au bout d’un instant :
– Pourquoi n’as-tu pas épousé Teresita Lopez y Faustina
dont la mère avait loué à l’Opéra la loge à côté de la tienne ? Ou
Soledad Valdès si méritante avec ses grands yeux d’orpheline ?
– Laissez-moi tranquille, Madame et chère maquerelle. J’ai
besoin de choisir moi-même une Parisienne pour ces bras
sauvages où galope le sang de la pampa, d’une femme qui n’ait
jamais vu la Croix du Sud et ne comprenne pas l’espagnol.
Qu’elle ait l’accent et la malice circulaire de la Tour Eiffel ! Tant
mieux si elle me couvre de cornes !
– 63 –
– Il t’en cuira, petit frère. Et si grande sera ta souffrance,
que tu regretteras de ne pas être comme moi un petit fantôme
modelé par la lune.
Le soir Guanamiru, couché, sentit, à côté du sien, le corps
de Line du Petit Jour. Horreur ! Il s’était trompé. C’était Juana
Fernandez y Guanamiru aux pieds glacés.
– Tu n’as rien à craindre, lui dit-elle. Je suis ta sœur et
pure comme l’air des cimes.
– Que c’est donc désagréable ! Vas-tu me laisser tranquille,
sœur invétérée ! Vas-tu t’en aller au diable avec tes sentiments
familiaux ! Ne vois-tu pas qu’il n’y a pas place pour nous deux
dans ce lit étroit ?
– Mais je ne fais rien. Je ne dis rien. Je veillerai sur ton
sommeil.
Elle avait une toute petite pèlerine de laine rose sur la
chemise de nuit haut-boutonnée. Ses bigoudis étaient d’azur
étoilés d’argent comme si elle allait s’envoler. On pouvait lire
sur son scapulaire : « Arrière, Satan, le cœur de Jésus et de
Marie sont là ».
– Va-t-en, va-t-en, va-t-en ! criait Guanamiru le browning
au poing.
– Tu ne peux plus rien contre moi, il y a beau temps que tu
m’as assassinée.
Elle se leva droite comme une ligne droite.
– La porte n’est pas par là.
– Et qu’ai-je besoin de portes, moi ?
– 64 –
Elle alla vers le mur, où hautaine, elle s’engouffra et
disparut sans même déranger une miniature qui s’y trouvait
accrochée.
L’homme de la pampa ne pouvait se passer de la présence
de Line qu’il trouvait allongée et s’éventant sous chacune de ses
pensées.
Cependant la jeune femme ne voulait pas entrer chez
Guanamiru. Elle sonnait, attendait que la porte fût ouverte, puis
refusait de franchir le seuil.
« Je reviendrai demain, aujourd’hui j’ai peur, » disait-elle à
l’estanciero appelé en toute hâte par Innombrable qui faisait
maintenant fonctions de gaucho-de-chambre.
À la pensée qu’il pouvait faire peur, les rides et les sourcils
de Guanamiru, les lignes de son nez et de sa bouche se
combinaient rapidement avec les signes de la volupté refoulée
pour former un réseau d’épouvante. Muni d’un atroce sourire
qui cheminait difficilement sur son visage, contournant force
obstacles, il poursuivait Line dans l’escalier en lui promettant
mille têtes de bétail et, pour plus tard, une rente annuelle de
trois mille agneaux, si elle consentait à devenir sa maîtresse.
Mais celle-ci avait pris assez d’avance pour mettre bientôt entre
elle et l’Américain cinq mètres de trottoir et un bec de gaz
derrière lequel sa voix apaisante disait :
« Demain, mon ami. D’ailleurs, voici mon tramway. »
Guanamiru rentrait chez lui soufflant comme un taureau
éconduit et finissait par s’enfermer dans une chambre noire,
« pour y développer à l’aise son chagrin, » disait-il.
Un jour Line consentit enfin à pénétrer dans l’appartement
de l’estanciero. Après mille supplications celui-ci obtint qu’elle
s’assît sur son lit. Mais elle avait pris ses précautions et à peine
– 65 –
lui eût-il touché le bras que ce bras disparut. Alors il caressa le
genou et aussitôt le genou ne fut plus que la mémoire de luimême. Cependant le bras était revenu à sa place mais non pour
l’homme de la pampa qui ne put encore le saisir. Il voulut lui
baiser les lèvres et n’en trouva plus sur du vide que le dessin au
crayon rouge. Comme il la prenait à bras-le-corps, Line devint si
pâle – et son âme si pâle dans la robe claire – qu’elle
disparaissait insensiblement et ne fut plus bientôt que l’envers
d’une ombre. Ne pouvant consentir à cette éclipse, il chercha la
jeune femme dans la pièce et la trouva enfin sévèrement
couchée sur la cheminée où elle s’était métamorphosée en un nu
de bronze, la droite reposant sur une sphère terrestre qui servait
de pendule. Le tout portait sur le socle la mention : « Line La
Voyageuse », par Victor Le Blond, H. C.
N’y tenant plus, l’homme du Sud voulut casser l’objet d’art
et l’heure qui se moquaient de lui. Mais ses mains vacillèrent
sur un gouffre sans fond comme on en voit dans les Andes à
contre-jour.
Un mélange de parfums finement composé envahit la
pièce ; on y distinguait du jasmin de l’Espagne contemporaine,
une odeur de Chine du XVe siècle (époque Ming) et divers petits
parfums fripons et confidentiels qui s’en venaient à la dérive
depuis les temps de Louis le Quinzième.
Guanamiru s’annihila dans un fauteuil cerise-pourrie, puis
brusquement se retourna. Le volcan était derrière lui.
« Ne cherche plus cette femme », répétait-il à de courts
intervalles.
L’homme ferma les yeux, se laissa descendre dans le fond
de son âme comme dans un puits de mine. Ses mains avec tous
leurs doigts lui étaient d’une lourdeur et d’une inutilité
insupportables.
– 66 –
Il y eut un long silence que le volcan orna de fleurs
d’orangers, en guirlandes.
– Ne cherche plus cette femme, et oublie-là. Ce n’était
qu’un adorable simulacre.
– Que dis-tu, vil escroc ? fit le Sud-Américain dont la tête
tournait, et les yeux dans la tête, et l’horreur dans les yeux.
– La vérité, soupira Futur.
– Quelle vérité ?
– … (silence sphérique du volcan).
– Jamais je n’y consentirai… dit Guanamiru dans ses
larmes. Tu appelles cela un simulacre, mais où sont les femmes
alors, où toutes les femmes de Paris ? Je n’ai vu que celle-là, je
suivais les mouvements de sa gorge, m’exerçant à respirer à
l’unisson.
– Des imaginations de ta cervelle ! La carte de l’Amérique
du Sud où l’Océan Atlantique avait été remplacé par l’Océan
Indien aurait dû éveiller ta suspicion.
– C’était signé Schrader…
– Raison de plus ! Tu aurais dû penser que c’était un faux…
– Misère ! tu me dois la vie et en profites pour te moquer
de moi. Que n’ai-je pas suivi la sirène jusqu’au fond de la mer ?
– Mais cette sirène, mon ami, si je te disais… ?
– Je te défends de plaisanter avec le plus cher de mes
souvenirs, avec la pièce la plus rare de ma vitrine sentimentale.
– Qui croit encore aux sirènes, aux assassins
invraisemblables, aux sœurs impossibles, à tous ces enfants de
fantômes que je t’offrais pour ne pas t’importuner par une
même présence ? Tout cela venait de Futur, c’était l’œuvre de
– 67 –
ton ouvrage. Mais j’étais toujours là à attendre mon tour
derrière le journal de Smith, au fond des yeux de la sirène et
dans le réticule de Line, où tu n’as jamais eu la curiosité de
regarder.
– Tu n’as donc pas de cœur ?
– Le cœur est un organe nuisible à la santé et qui fort
heureusement s’atrophie de jour en jour, faute d’usage. On n’en
trouvera bientôt plus trace dans les poitrines humaines. C’est à
peine s’il a plus d’importance que le nombril. Comme lui, c’est
un souvenir d’enfance.
– Que t’ai-je donc fait ? Pourquoi me poursuivre ainsi ? Ne
suis-je pas un brave homme, le brave homme qu’on rencontre
au coin d’une rue et qu’on a envie de saluer tant on l’a trouvé
brave homme ? Mais rien ne te suffira. Qui es-tu donc ? éclata-til. Qui t’a poussé, quel courant inconnu, à te jouer ainsi d’un
rentier au tournant de son âge ? Tu me fais douter de tout. Je
sens bouger mon cerveau dans le sens de la longueur. Ma
langue va sortir de ma bouche comme celle des pendus.
– Tous les pendus rient quand on les regarde sous un
certain angle. Mais leur rire est en dedans. On ne l’entend que
du côté des morts.
– Où suis-je ? Ce que je vois par la fenêtre, est-ce bien la
France en Europe, ou n’ai-je pas quitté mon pays ? Ce qui est là,
près de la cheminée, est-ce vraiment mon pied droit comme on
me l’a appris à l’école, ou le gauche, ou le diable, ou le bon
Dieu ?
– Laisse tes pieds tranquilles. Tu ne parles que de toi. Et
que dirais-je, moi, si tu te plains ? Tu existes, toi ! Tu as un
corps à ta disposition matin et soir, et même la nuit, quand tu
n’en fais plus rien dans ton sommeil profond. Chaque matin, tu
te réveilles avec tes deux mains à toi et tes reins à toi, et ton
ventre égoïste au centre de toi-même. Et moi je ne dors jamais,
– 68 –
je ne me réveille jamais, je n’ai pas de centre, ni de cœur,
comme tu le disais tout à l’heure, moi qui ne suis qu’une idée
détachée de toi, et greffée sur l’inconnu. Ce que tu repousses me
serait un délice. Oh ! mâcher un vieux croûton de pain !
Entendre la chanson de son cœur, allonger les bras, saisir,
tordre, vivre ! Je te vois prendre des médicaments avec
répugnance. Comme je les aimerais ! Ils me situeraient dans
leur itinéraire à travers mon corps.
– Mon pauvre vieux, dit Guanamiru.
– Dans mon ennui, je ne puis même pas me tuer. Les balles
et le poison ne m’atteignent pas. Je me suis inaccessible.
– Comment te prouver mon amour, mon grand frère de
l’autre côté des ténèbres ? J’ai beau tendre les bras, une nuit
féroce nous sépare, peuplée de cent mille chiens qui ne laissent
rien passer.
La crainte d’avoir manqué d’égards à Futur taraudait
l’homme du Sud. Trois semaines durant, il s’efforça de lui
témoigner la plus minutieuse affection ; mais comment consoler
le néant, un néant si susceptible ?
Guanamiru faisait en ville de longues explorations dans le
désert dont sa pensée l’entourait. Il avançait entre sa tristesse et
sa mauvaise humeur qui marchaient à son pas. Parfois l’une
d’elles s’attardait un peu en route, puis se hâtait de rejoindre.
« Je ne sais plus que penser de mon volcan, songeait-il. J’ai hâte
que son éruption ait lieu, cela le soulagera sans doute. Mais
l’autorisation de la Préfecture de Police ne m’est pas plus
parvenue que la réponse de l’Académie des Sciences. Ce sera
peut-être pour ce soir, ou pour hier soir, ou pour demain. J’ai
pourtant écrit à ces Messieurs par lettre recommandée, que
j’avais rapporté un volcan de l’Amérique du Sud. Jusqu’ici on ne
m’a répondu que par des sourires, des sourires de crocodile.
– 69 –
Ah ! sourire français, ennemi de l’homme libre de la Pampa !
Personne ne me prend au sérieux dans ce Paris, où je commence
à regretter l’enfant de huit ans qui, un jour, à Las Delicias,
lançait sur mon cheval pie de l’écorce de pastèque pour marquer
qu’il m’avait reconnu. »
Vieillissait-il, ce volcan, ou souffrait-il de quelque
affection ? Quand Guanamiru rentrait le soir, Futur lui disait
sur un ton de menace et de reproche : « À nous deux,
maintenant ! »
Sa curiosité devenait parfois si pressante et inattendue
qu’elle réveillait son voisin au milieu de la nuit sous une
tempête de questions saugrenues. « Qu’avait fait Guanamiru le
25 février de l’année précédente, et le 3 mars, et le 12 juillet ?
Pourquoi était-il né un mardi ? Le volcan désirait le savoir
immédiatement. Le courrier d’Amérique allait-il bientôt
arriver ? Quelle était l’actuelle population de la Chine ? Faut-il
un y à rythme ? Trajan ou Héliogabale ? Héliogabale ou
Sardanapale ? As-tu bien fait de ne pas répondre à l’invitation,
pourtant si aimable, de ce tailleur frais-installé qui te demandait
d’aller voir ses nouvelles étoffes ? Te décideras-tu enfin à me
dire toute ta gratitude ? »
Quand Futur lui demandait : « Quel âge as-tu ? »
Guanamiru, encore qu’il se portât bien, devait lui répondre
humblement et très vite : « L’âge du cancer et de l’artériosclérose. » S’il avait l’audace de lui dire simplement : « J’ai
cinquante ans », le mont se fâchait et se mettait à sentir la terre
des morts fraîchement remuée.
– Oh ! je sais que tu ne m’aimes plus, soupira un jour
Futur, toi qui ne veux même pas me faire une petite place dans
ton lit.
– Allons, dors.
– Est-ce que je sais dormir ?
– 70 –
– Fais l’immobilité dans ta pensée, le sommeil s’en suivra.
– Qu’appelles-tu ma pensée ?
Guanamiru ne répondit pas.
Détestable lui sembla le jour où il avait conçu le projet de
construire la montagne fumante. Dès le lendemain, sa
résolution fut prise : il tenterait de noyer Futur dans la Seine. À
la tombée du jour, effrayé par ce projet, Guanamiru proposa à
son fils spirituel de le faire voyager, estimant qu’on pourrait
ainsi remédier à la fixité et à la violence de ses odeurs. Mais le
petit mont ne répondait point qui semblait pourtant écouter,
puisqu’il avait cessé de se répandre dans l’air.
– Nous pourrions partir pour Naples, dit timidement
Guanamiru, où il te plairait peut-être de te mettre en rapport
avec un de tes confrères illustre et sans doute de bon conseil. Tu
te trouverais sans doute auprès de lui mieux qu’à Paris, où tu
manques d’une ambiance favorable.
Le volcan demanda brutalement à son interlocuteur s’il se
foutait de lui.
– Que veux-tu que je fasse ? Parle ! insista Guanamiru.
– Je ne demande rien à qui tout à l’heure voulait me jeter à
la Seine.
– Moi, je n’ai jamais dit ça.
– Tu l’as pensé.
– Si mes pensées ne sont même plus à moi ! soupira
Guanamiru.
À l’aube, après une gerbe d’odeurs indéfinissables, qui
évoquèrent dans l’esprit du Sud-Américain d’innombrables
verticales et horizontales, auxquelles il put mettre enfin le feu
– 71 –
dans une grande flambée de son esprit, le propriétaire du volcan
réussit péniblement à s’endormir.
Mais son nez veilla toute la nuit.
– 72 –
VII
LIBERTÉ
Le lendemain, le volcan avait disparu, il n’avait laissé de lui
dans la valise vide que diverses odeurs signifiant aussi bien :
« Cherche à me retrouver » que « ne cherche pas à me
retrouver ». Guanamiru ne pouvait en discerner le sens exact ;
mais il n’eut pas de peine à se persuader que la seconde version
était la bonne.
« Vais-je enfin pouvoir vivre à ma guise, songeait-il, voir,
dans le temps qui passe, un ami, un collègue souriant, ou plutôt
un subalterne rasé de frais et non un détective polymorphe
sachant tous mes gestes, même intellectuels, surveillant la
formation de mes idées, dans le plus personnel de ma
cervelle ? »
Dans six cafés différents, il but six grogs, puis prit six
verres de liqueur dans les mêmes cafés en commençant par
celui où il avait bu son dernier grog et en finissant où il avait
pris le quatrième, ou bien le second, ou le troisième, il n’aurait
su le dire.
Pour passer une nuit tranquille, il coucha chez une
danseuse, Miss Piccadilly, célèbre depuis 1885, trente-quatre
années avant la construction de son volcan, précaution qui ne
lui semblait pas excessive et conférait à l’Américain des joies
d’ordre divers. À eux deux ne formaient-ils pas, quand il la
tenait dans ses bras, un seul être de cent dix ans, total qui
permettait à Guanamiru d’entendre le canon de Waterloo, de
fréquenter chez Victor Hugo et les libertadores Bolivar et San
Martin, d’enlever en 1840 une jeune fille en robe Louis-Philippe
– 73 –
avec un très joli corps de l’époque, d’acheter à vil prix, vers
1820, la moitié de l’Amérique du Sud, terres d’avenir.
Miss Piccadilly devint sa quotidienne compagne. Il ne la
quittait plus désormais, même sur les planches où, comme
machiniste, il s’engageait pour la durée de la soirée.
Huit jours, quinze jours, trois semaines passèrent. Futur ne
donnait plus signe de vie, si l’on peut ainsi parler d’un fantôme.
Guanamiru, accompagné de la danseuse retourna enfin chez lui.
Rien de suspect et le plus grand ordre dans les armoires ; dans
l’air, aucun message.
L’homme ne voulait plus se trouver seul dans son
appartement. Il lui fallait du moins les jambes et le corps de la
danseuse, s’il ne pouvait posséder son esprit qui s’en était allé
au diable depuis l’enfance de cette femme, si bien que derrière
son front étroit il n’y avait plus maintenant qu’un petit vide avec
une petite croix, exposée au vent.
Un jour enfin il essaya de rester seul cinq minutes, puis dix.
Il alla ainsi jusqu’à la demi-journée, progressivement. Puis il
supplia la danseuse de le tromper chez elle toute la nuit, alors
qu’il veillerait dans son appartement de garçon.
La nuit s’écoula paisible comme rivière de plaine.
La danseuse ne reparut pas, le volcan non plus.
Une grosse bonté mal équarrie s’empara de Guanamiru ;
tout lui était prétexte à la témoigner.
S’il lui arrivait de marcher au Bois sur l’ombre d’un
passant, il s’excusait profondément et offrait aux dames un
repentir bien tourné avec flot de rubans, aux hommes un
portefeuille-souvenir-calendrier-surprise, aux enfants un
cerceau en bois des îles dont il emportait une intelligente
provision dans son auto.
– 74 –
Dans le désir de rendre service, il dit un jour à un
promeneur : « Pardon, Monsieur, faites attention. Vous avez le
nez un peu de travers. »
Une nuit à son balcon de l’Avenue Victor-Hugo, il se
surprit à donner aux astres des conseils de prudence. Mais on
l’entendait mal là-haut à cause des tramways, et cela le
désespérait.
Tous les matins, sur les berges de la Seine, on le voyait
arriver suivi d’un domestique portant un panier plein de
poissons d’eau douce qui reposaient sans plaisir sur un lit de
cresson. Dans un bocal, tenu par Innombrable, nageaient de
petites truites. Le tout était remis aux pêcheurs sous les yeux
mouillés de Guanamiru.
Il arriva qu’un des hommes prit la parole :
« Il ne faut pas vous donner tant de mal, Monsieur, pour
nous apporter du poisson d’eau douce. Le poisson de mer ferait
aussi bien l’affaire. »
Le lendemain, Guanamiru s’en vint avec des soles, colins,
barbues, du saumon en tranches, des restes de poulet et un jeu
de loto.
Le pêcheur qui avait une fois déjà dit sa pensée s’écria :
« Tu as oublié le vin, mon vieux. Heureusement que je
pense à tout. »
Il était ivre.
Guanamiru s’en voulait d’avoir montré tant de délicatesse à
des ingrats. Il convint que la bonté n’était que le fruit gâté de sa
faiblesse.
« Seule la méchanceté est apéritive et reconstituante. Il
faut savoir faire de la peine à ses semblables. »
– 75 –
Comme exercice préparatoire, l’homme de la pampa se
penchant à la portière de sa 40 HP, tira la langue à un pauvre
aveugle accoté à un réverbère.
Enhardi par cette réussite, il occupa une partie du
lendemain (c’était un mercredi) à briser à coups de talon, la
glace du lac du Bois de Boulogne pour qu’on ne pût pas patiner
le dimanche suivant.
Mais il se lassa aussi vite de la méchanceté que de ses
intentions charitables et se promenait maintenant à pied dans
une lourde indifférence, vêtu d’un imperméable hermétique, et
légèrement voûté sous la pluie fine de ses incertitudes. Pouvaitil encore monter dans son auto où il avait tiré un jour la langue
à un aveugle, dans le métro où il avait aimé une femme qui n’en
était pas une, en autobus où l’on n’était pas seul, dans les taxis
dont aucun chauffeur ne lui avait été présenté ?
Durant ses promenades à la campagne il prenait la nature
pour une Exposition Végétale parfaitement inutile qu’on aurait
dû fermer depuis longtemps. Les arbres en étaient les gardiens
honteux, trop grands pour passer inaperçus, trop bêtes pour
s’exprimer de façon intelligible, trop fiers pour demander des
pourboires.
Dans la rue ou à la Légation de son pays, il ne reconnaissait
plus les gens d’emblée comme autrefois. Des points de repère
lui étaient indispensables.
« Ce monsieur a le menton long et fourni du bas, se disaitil devant son interlocuteur au lieu de l’écouter. Ne l’oublions
pas ». Voyait-il un menton de ce modèle, il le saluait toujours
sans s’inquiéter du reste. S’il lui arrivait de reconnaître un ami
tout entier, ce n’étaient que gracieusetés et compliments où sa
mémoire défaillante puisait des forces illusoires.
– 76 –
Quant à ses compatriotes les Pèrez Sanchez, cinq sœurs qui
se ressemblaient jusque dans le parallélisme de leurs rêves, il lui
en fallait au moins trois de face pour en reconnaître une seule.
Pour jouer un mauvais tour à la solitude, il se plantait
parfois devant la glace de son armoire, et s’y enlaidissait avec
sadisme. Ayant fait remonter son épaisse moustache jusqu’à ses
yeux, qui brillaient derrière et au loin, petites lanternes au fond
d’une forêt, il frottait ses sourcils en tous sens jusqu’à y
provoquer la panique et ramenait ses cheveux en arrière pour
découvrir sa calvitie éperdue. Ainsi défiguré, il pénétrait dans
son salon et pensait soudain se reconnaître dans une effroyable
femme de ménage aux traits poilus et divergents, qui n’avait
jamais eu une minute pour mettre un peu d’ordre sur sa figure à
la débandade.
– 77 –
VIII
AGRANDISSEMENTS.
NOUVEAUX AGRANDISSEMENTS.
Il décida d’acheter un chien qu’il appela Parana.
« Du moins chez lui trouverai-je de l’ordre dans les idées. »
C’était un King Charles capable de contenir dans son
regard béant la tendresse inemployée du monde. Dans l’œil
gauche de la bête Guanamiru mit en dépôt sa mélancolie et dans
le droit son goût des aventures. Si bien que le chien en devint
aveugle et force fut à l’Américain de le précéder dans le chemin
de la vie. C’est lui qui deux fois par jour le menait au square
Lamartine où Parana avait son pied de banc et ses petites
habitudes.
Il le savonnait lui-même, lavait ses yeux à l’eau boriquée et
le brossait à n’en plus finir. Dans son exil, son amour pour le
chien lui faisait peu à peu une petite patrie.
L’ombre chaque jour plus sensible de Guanamiru devenait
tour à tour la silhouette d’une petite palmeraie ou d’un éléphant
jouant avec les volutes de sa trompe, d’une gazelle aux cornes
exquises, d’un boa suspendant une moitié de lui-même à une
branche de goyavier.
Pour se faire oublier du malheur, il dormait beaucoup,
dépensait peu, réduisait même le train de ses idées, évitait
d’éternuer avec bruit. Dans la rue, on ne le voyait passer que sur
des semelles de caoutchouc et avec du coton dans les oreilles.
C’est à peine si on entendait son coup de sonnette. Et déjà il
– 78 –
pensait rentrer à Las Delicias dans une cabine ordinaire, loin
des hautes trompettes du luxe.
Cette vie sans inquiétude lui donna de l’embonpoint ; il se
promit de ne pas tomber à l’avenir dans des excès de table.
« Je me contenterai de légumes vert-pâle et de bouillons de
poules faiblement nourries sous mes yeux. »
Cette résolution prise, l’homme se dirigea vers son armoire
à glace comme il faisait quand il avait une communication à
s’adresser.
Stupéfaction de voir qu’il avait aussi grandi.
– Grandi ?
Mais on ne grandit plus à cinquante ans. C’était là une
fable que son corps se racontait à soi-même ou un souvenir de
la bible, ou une légende lasse qui essayait de prendre corps
après des siècles d’errance aérienne. Peut-être suffirait-il de
penser à autre chose, de faire intervenir le phonographe pour
que cette grotesque croissance disparût d’un seul coup. Il écouta
d’abord une marche militaire de son pays, dont il avait à
plusieurs reprises éprouvé le pouvoir d’aération mentale.
Comme il se disposait à l’entendre une seconde fois, ses mains
qui débordaient le disque en tous sens l’effrayèrent tellement
que pour les oublier il songea à ses pieds. Était-il encore sur ses
pieds habituels ? Il n’aurait su le dire, mais il voyait bien que les
recouvrait une énorme paire de chaussures en tous points
semblable à celle qu’il avait vue un jour à la devanture d’un
bottier de son pays et qui portait cette mention : « La paire est
offerte gratuitement à qui chaussera cette pointure. »
Où donc allait ainsi Juan Fernandez y Guanamiru ? Ne
voyait-il pas qu’il n’y avait rien de raisonnable à chercher dans
la direction du plafond ? Et quand il l’aurait atteint, qu’est-ce
que cela prouverait ?
– 79 –
« Patience et humilité, se disait le géant malgré lui. Qui sait
si cette croissance subite ne me vient pas de mon immodestie ?
Ne me suis-je pas toujours cru supérieur à tous les autres, plus
grand que les autres ? »
Il commençait à éprouver de la gêne entre les quatre murs
de la chambre à coucher peints en camaïeux et qui, lentement,
dans un silence Louis XVI, avaient pris l’offensive.
« Je me trouverai mieux au grand salon avec les fenêtres
ouvertes. »
Il eut quelque mal à passer dans cette pièce, mais s’y sentit
plus à l’aise, encore qu’il ne sût où s’asseoir : les meubles dans
leur étroitesse et leur fragilité semblaient se méfier de lui
comme d’un navire où l’on vient de hisser très haut le drapeau
de la fièvre jaune.
Tout d’un coup, l’homme de la prairie, voyant tous les
fauteuils lui tourner simultanément le dos, lâcha de grands rires
noirs dont le retentissement lui fit d’un coup avaler sa gaîté.
« Ne suis-je pas resté toute la journée sans prendre l’air ?
Pourquoi demeurer là, comme un mort, à compter mes os. »
Mais chez lui, Guanamiru avait du moins des miroirs pour
surveiller son grossissement ; dehors il ne saurait au juste où il
en était.
« Tant pis, ce n’est pas le moment, je pense, de faire de
l’anatomie comparée. »
Pour sortir, il ouvrit les deux battants de la porte donnant
sur l’escalier, dont il descendit les marches trois à trois, comme
en se jouant, si c’était là jouer. Parana le suivait : de temps à
autre, il se frottait au pantalon de son maître pour s’assurer de
son identité et flairer ses intentions.
– 80 –
L’Avenue n’était éclairée que par un soleil d’hiver évasif
qui, derrière sa fourrure d’ouate, évitait de se mêler des affaires
humaines.
La largeur du trottoir rassura Guanamiru : une belle marge
pour l’avenir, et des réserves d’espace qu’il se promit de ne
dépenser qu’avec parcimonie. Sa taille n’était pas encore,
d’ailleurs, celle d’un bec de gaz.
« Encore ! d’ailleurs ! Pourquoi ai-je pensé ces mots-là ?
N’est-ce pas ridicule de spéculer ainsi sur un malheur dont je
serai le premier et le dernier à supporter les conséquences ? »
Ah ! s’il avait pu poignarder l’avenir, voir « ce qu’il avait
dans le ventre. »
« Je me dirige maintenant vers l’Étoile en regardant droit
devant moi, à la hauteur d’un entresol. »
Arrivé devant l’Arc de Triomphe, il préféra ne pas
s’aventurer dessous. Les Champs-Élysées l’attirèrent. En
passant devant une glace, il remarqua qu’on y voyait à peu près
un quart de sa personne (peut-être un cinquième), mais ce
fragment emplissait si violemment toute la glace que, saisie, elle
éclatait en morceaux. Il en était ainsi maintenant, sur son
passage, des devantures, vitres des autos et même des verres de
montres-bracelets.
Il poursuivit sa promenade.
« Je reconnais qu’il me serait facile, pour faire diversion,
de m’emparer de quelques plantes sur ce balcon. Mais j’écarte
cette idée comme inutilement délictueuse ; que pourraient pour
moi ces faibles végétaux ?
Comme j’ai bien fait de mettre un pardessus neuf, puisque
je dois me donner en spectacle, et de prendre mon chapeau
noir, ce qui est plus sérieux. »
– 81 –
À l’angle de la rue de Berri, quand sa tête se fut trouvée à la
hauteur d’un cinquième et que déjà il appréhendait de
distinguer, sans avoir à se mettre sur la pointe des pieds, ce qui
se passait dans les chambres des bonnes, Guanamiru commença
de souffrir d’une espèce de célestophobie aggravée d’un petit
picotement stellaire qui exaspérait son cuir chevelu à travers
son chapeau.
Ses pieds se trouvaient maintenant si loin de son chef que
les communications cérébrales ne leur parvenaient qu’avec de
grands retards et que l’intéressé marchait toujours le front très
en avant, fendant les événements quels qu’ils fussent.
« Ce qui pourtant me rassure, c’est que je n’ai mal nulle
part, mon appétit est exactement réglé par ma corpulence, et
Parana a conservé son ancienne taille. Les différentes parties de
mon individu semblent se développer suivant un plan
d’ensemble qui ne me paraît pas essentiellement déraisonnable.
Je suis très satisfait de mes nouveaux mollets, de mes cuisses
présentes. Les échanges se font bien. Je verrais une femme avec
plaisir. N’est-ce pas aussi un sujet de contentement que mes
vêtements grandissent en même temps que moi, et
s’acclimatent instantanément à mes nouvelles formes ? »
Même son mouchoir de soie avait subi l’accroissement
général ; c’était maintenant une très belle pièce d’étoffe valant
plusieurs milliers de francs. Il avait fait là une très bonne
affaire, la meilleure de sa vie. Ses initiales s’y trouvaient à leur
place habituelle, que voulait-il de plus ?
C’était donc toujours à Juan Fernandez y Guanamiru, fils
de Sébastian et de Lucia, qu’il avait à faire. Il se rappelait son
enfance, sa jeunesse, ses amours.
Il eût souhaité communiquer avec la Légation de son pays
pour y demander secours ou conseil. Entre compatriotes on se
comprend mieux. Que douce lui eût été la voix un peu enrouée
– 82 –
du Ministre ou même celle du premier secrétaire, voire du
troisième !
Mais il ne fut pas difficile à Guanamiru de reconnaître que
tout en possédant la taille et presque le volume d’un immeuble
moderne de cinq étages, il n’avait pas sur lui le téléphone.
Voulant attirer l’attention d’un médecin de service quelque
part, médecin municipal ou tout au moins médecin de quartier,
il tirait en l’air de temps à autre un coup de revolver.
Au surplus il était bien inutile d’appeler au secours. On le
voyait bien assez sur toute la longueur de l’avenue. Jamais
souverain n’avait attiré tant de monde aux balcons, ni dans les
arbres, ni aux gouttières où des badauds montaient pour mieux
suivre l’évolution guanamirienne.
Au rond-point des Champs-Élysées, il s’aperçut soudain
qu’il était à peine plus grand qu’un platane.
Un arbre de la forêt parisienne ayant à peu près deux
étages de hauteur, il avait donc gagné deux étages et demi, peutêtre trois et dans le bon sens.
Heureux, il ne put s’empêcher de clamer un bulletin de
santé d’une voix forte, qu’on entendit dans tout Paris et dont
l’ampleur le tonifia :
« État général excellent, cœur et jambes bonnes, pouls
inconnu. Je semble me diriger vers mon ancienne taille. »
Alors qu’il caressait d’un revers de main la cime d’un
marronnier, il redevint comme dans une fluide descente
d’ascenseur, le Fernandez y Guanamiru qu’il avait toujours
connu jusque-là avec son mètre 76 centimètres à la toise.
Dans la foule, qui le cherchait encore à la hauteur d’un
second, il s’égara. Parana feignit, par délicatesse, de ne s’être
aperçu de rien. Mais il lui était poussé au milieu du front un
– 83 –
troisième œil qui lui permettait, sans lever la tête, de voir
exactement où en était son maître.
Voilà que Guanamiru ne portait plus maintenant le même
chapeau. (Il se rappelait fort bien être sorti avec un sombrero
qu’il avait fait brosser devant lui par son valet de chambre.)
C’était maintenant un chapeau de paille hors d’usage que
l’estanciero avait donné cinq ans auparavant à un vieux gaucho
de sa ferme de Curupatita ; il le reconnaissait bien aux raies
horizontales de son ruban rouge, jaune, rouge, jaune, rouge,
jaune, etc… jusqu’à dix et au nom du chapelier de Las Delicias.
« Qu’est devenu mon chapeau mou, dont je ne vois pas la
moindre trace ? »
Cette substitution lui parut du plus mauvais augure ; elle
couvait un avenir d’autant plus déraisonnable qu’on était en
plein hiver.
Dans une croissance désordonnée, son corps devenait
maintenant la proie d’une véritable panique osseuse et
cellulaire, avec brusques pudeurs et démentis, dont ses
vêtements suivaient très mal le rythme, et parfois même à
contretemps ; si bien que certaines parties de son individu, et
non des moindres, étaient entièrement nues et d’autres
couvertes par une cascade bruissante de vêtements qui
traînaient à terre et sur lesquelles il ne pouvait s’empêcher de
marcher.
À chaque instant empirait son état qu’on était bien forcé de
qualifier d’inactuel, puisque, dans le continuel devenir de
Guanamiru, son actualité s’était séparée de lui et le suivait à
quelques pas, invisible, mais haletante. Son organisme émettait
aux jointures une plainte de crécelle et projetait sur les
immeubles de l’avenue une ombre au graphique fiévreux dont
Guanamiru ne pouvait détacher le regard.
– 84 –
« Que ferait à ma place un Parisien ? Ces gens-là ont plus
de finesse : nous ne savons pas encore voyager et tout nous
déroute dans notre simplicité. Vite, faisons affluer dans mon
cœur les réserves de courage éparpillées un peu partout dans cet
immense corps. »
Mais un agaçant arrivage de papiers entre sa manchette et
sa main droite montra à Guanamiru que ses malheurs n’étaient
point finis. Involontaire mais acharné prestidigitateur, il s’était
mis à engendrer des millions de prospectus qui tapissèrent
toute l’Avenue et se jetèrent même dans les rues transversales.
Cela s’intitulait : Un Monsieur de la Pampa.
Guanamiru y racontait toute son histoire et demandait aux
passants de ne pas lui en vouloir s’il se donnait ainsi en
spectacle.
« Je n’ai rien d’un exhibitionniste et ne demande qu’à vivre
de mes rentes qui m’arrivent tous les mois d’Amérique,
Messieurs les Passants. Il n’a jamais été dans mes intentions de
gêner le trafic. Je ne suis pas un aventurier mais un ami de la
France, avec tous ses papiers en règle, Cher Monsieur le Préfet
de Police. Bien que n’ayant rien à me reprocher, je suis prêt à
recueillir dans mes diverses estancias cent petits Français dans
le besoin et en faire des gauchos honorables, Monsieur le
Président de la République. Ils ne manqueront de rien chez moi,
j’ai du bon lait, et une pharmacie de campagne, Messieurs les
Docteurs.
P.-S. – Ne faites pas attention à ce chapeau de paille. Je n’y
suis pour rien. Il m’est imposé par la Fatalité. »
La source des prospectus enfin tarie fut remplacée par une
grande affiche comme en promènent les hommes-sandwich, et
qui venait de pousser avec son cadre sur le dos de l’étranger.
Elle reproduisait intégralement les commentaires des
– 85 –
prospectus. Guanamiru la portait dignement, la tête haute, dans
une attitude aussi militaire que possible.
Un pinceau lumineux issu de son œil gauche se mit à
projeter sur les nuages la pensée de l’Américain. Il disait :
– Qu’avez-vous tous à me regarder ainsi ? Je n’ai pas
toujours été géant.
ciel :
D’autres réflexions s’imprimèrent successivement dans le
– Ayez pitié d’un frère latin d’Amérique descendant
l’Avenue des Champs-Élysées.
– Je n’ai rien à déclarer.
– Qui m’aidera à porter mon bagage de chair humaine ?
– Pourquoi aurais-je peur de la mort ? Il n’y a qu’à se
laisser aller, à se laisser aller. Elle se charge de tout.
– Un million de piastres-or à qui me rapatriera.
Et c’était
Guanamiru. »
toujours
signé :
« Juan
Fernandez
y
« Quel besoin de signer ! Pourquoi projeter ainsi en plein
ciel un certificat de mon malheur ! Je vais être la risée du
monde entier. Ce soir mon indisposition sera connue jusque
chez les Guaranis. Du calme ! Je m’en supplie ! »
Et en plein ciel il lut :
« Du calme ! je m’en supplie ! »
Puis : « Heureux ceux qui ont un lit de mort. L’âme aime
bien avoir ses aises au moment de s’envoler. Mourir en
marchant est très désagréable. On meurt mal et de travers. »
– 86 –
Parfois il pensait être écrasé par le poids de sa tête ou n’en
plus garder qu’un souvenir translucide, tel un décapité
ambulant échappé à des bourreaux ivres.
On voyait tour à tour à découvert, comme sur les planches
anatomiques ou des annonces de droguistes, le cerveau, les
poumons ou le cœur, l’estomac, le foie ou les reins de
Guanamiru. Blanc électrique, dans une splendide unité, son
squelette escorté de fumeroles fit une totale apparition ; il
s’avançait dans sa noblesse hautaine avec l’assurance de
l’Éternité et l’appui de celle-ci.
Sous la marée des chairs enfin revenues, Guanamiru reprit
courage et respira fortement, un bien-être suspect s’empara de
lui : la terre et les étoiles lui appartenaient, il les dépensait sans
compter.
Ses idées se mirent à grandir à proportion de son cerveau.
Ses vertus exagérées devenaient des vices ; ceux-ci poussés à
l’extrême dépassaient parfois leurs frontières pour aller faire
des ravages et des enlèvements dans le domaine des vertus. Des
idées particulières se faisaient générales. Certains concepts qui
dormaient depuis des années sans espoir de réveil, retrouvaient
soudain une vie falote et violente ; d’autres partaient pour des
courses rapides et s’arrêtaient essoufflés, si l’on peut dire, au
bout d’un trajet mental qui, sur le plan d’une piste de course à
pied aurait à peu près équivalu à un cent dix mètres haies ; il y
avait des obstacles.
Le sentiment d’une chasteté fort mal informée maintenant
donna à Guanamiru la honte de montrer son visage nu : il le
recouvrit tout à fait avec un pan de sa chemise rapidement
soulevée.
Il ne se rappelait pas seulement son enfance, mais celle de
son père et même de ses arrière-grands-parents qu’il n’avait
jamais connus jusqu’alors. Et il ressentit les affres d’une
– 87 –
mémoire où il s’enlisait indéfiniment sans parvenir à en toucher
le fond.
Le secouant de la tête aux pieds, son bon sens lui arrivait
par courtes rafales. Il alternait avec une folie devenue
brusquement plusieurs fois millénaire et qui se manifestait par
toutes les exclamations de la douleur humaine. Les Pheu ! les
Opopoi ! des Grecs, les Heu ! des Latins, les ay de mi ! les alas !
les hélas ! les ha ! les ho ! les lamentations des Chinois, des
Nègres et des Guaranis affluaient sur ses lèvres ardentes du
fond des âges et des langues humaines.
Il entendit en lui, sauvages, mille et mille cris d’oiseaux ;
des vols inconnus lui traversaient le corps, il était comme une
volière en feu qui les empêchait de sortir. Soudain, s’échappa de
son gilet un teru-tero blanc et noir qui sentait le roussi et alla se
poser sur un platane de l’avenue des Champs-Élysées. D’autres
oiseaux brûlants s’élancèrent : condors, faucons, toucans,
papegais, ramphocèles. Ils lui jaillissaient des épaules, des
mains, de la tête, de la bouche, des yeux et même de ses
chaussures. Puis ce fut le tour d’un troupeau de vaches effarées
et de taureaux, bourses ballantes, qui bondissant du corps de
Guanamiru, galopèrent vers la rue Royale. Ses bâtards montés
sur des chevaux de la pampa se mêlaient aux gardes municipaux
en fureur pour pousser l’exotique bétail du côté de la rue de
Rivoli. Des femmes se trouvaient mal au milieu de la chaussée ;
deux fillettes à plat ventre sur le trottoir vomissaient dans un
égout. Impuissant à rétablir l’ordre, un agent de police se
suicida d’une balle au cœur.
Sur le point de traverser la place de la Concorde,
Guanamiru s’assura qu’aucune auto ne le menaçait, évita
soigneusement une voiture à bras traînée par un vieillard, et ne
sachant plus comment on s’arrête, lança sur l’obélisque un lasso
dont il se vit muni. La pierre d’Égypte se transforma aussitôt en
un ombu du mois d’octobre alors qu’il commence à fleurir. Un
azur très vif se mêlait aux branches et de grosses racines
– 88 –
apparaissaient. Mais à peine eut-il cessé d’avancer, que, gonflé à
bloc jusqu’aux nuages, Guanamiru mourut par éclatement, de
mégalomanie éruptive, parmi des nuages de cendre, de soufre
volcanique et une horrible lave, au moment où, sortant d’une
paillote voisine, Innombrable s’en venait sans surprise à sa
rencontre, un fin sourire aux lèvres et le maté à la main, fidèle.
Du crâne de l’étranger, avaient jailli de longues fusées ;
vertes, les idées générales, rouges, les désirs, jaunes, les regrets,
orangées, les habitudes (bonnes et mauvaises). Toutes ces
pièces d’artifice s’harmonisaient fort bien dans le ciel de Paris.
Des baguettes furent trouvées très loin du lieu de l’explosion.
On découvrit, sur les bords du Zambèze, la trace d’une habitude
qu’avait Guanamiru de changer souvent de trottoir, chez un vieil
indigène d’un village où il n’y avait pourtant pas de trottoirs, ni
de probabilité qu’il y en eût jamais.
Chez des milliers de gens, on retrouva son amour des
cigares de luxe, des femmes jeunes et jolies, d’une nappe
propre, d’un roastbeef saignant et du rocking-chair après les
repas.
Le capitaine d’un trois-mâts norvégien naviguant dans le
Pacifique, non loin de Bornéo, vit à faible hauteur, juste audessus de son voilier, deux mains se serrer avec émotion.
C’étaient celles de Guanamiru qui se retrouvaient après un
bon voyage en sens opposé, tout autour de la terre. Ces mains
ne devaient pas survivre à leurs effusions ; elles tombèrent
aussitôt merveilleusement unies, au fond de l’Océan qui leur fut
fraternel.
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Septembre 2014
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