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À l i r e
e t à
r e l i r e
Du maître arbitre au maître entraîneur
Paul Forcier
Jacques Laliberté
ASTOLFI, Jean-Pierre, L'école pour apprendre, Paris,
ESF éditeur, 1992, 205 p. (coll. Pédagogies)
S
Jean-Pierre Astolfi est professeur à l'Université de Rouen. Outre L'école
pour apprendre, il a écrit, avec Michel Develay, La didactique des sciences
(Paris, PUF, 1989, coll. Que sais-je ?, n° 2448). Il a contribué à divers
ouvrages, notamment : Quelle éducation scientifique pour quelle société ?
(avec André Giordan et autres, Paris, PUF, 1978) ; L'élève et/ou les
connaissances scientifiques : approche didactique de la construction des
concepts scientifiques par les élèves (collectif sous la direction d'André
ous plus d’un aspect, l’ouvrage de
Jean-Pierre Astolfi que nous présentons ici recoupe deux ouvrages dont nous
avons déjà largement fait état dans Pédagogie collégiale : celui de Michel Develay,
De l’apprentissage à l’enseignement 1 et
celui de Philippe Meirieu et Michel Develay, Émile, reviens vite… ils sont devenus
fous 2. Nous passerons sous silence tout
ce qui pourrait être redondant par rapport
au contenu de ces deux articles ainsi que
par rapport à des textes de Philippe Meirieu et Michel Develay eux-mêmes, déjà
parus dans Pédagogie collégiale 3.
Cela dit, L’école pour apprendre de JeanPierre Astolfi nous semble d’un intérêt indéniable pour l’enseignante et l’enseignant
qui veut, de façon très concrète, porter un
regard réfléchi sur sa profession et sur la
façon de l’exercer, mais aussi pour celle ou
celui qui est à la recherche de moyens
simples et fondés d’améliorer sa pratique,
sans que pour autant il s’agisse d’un livre
de recettes. D’autant moins d’ailleurs que
l’un des messages qui se dégagent du livre
d’Astolfi, c’est qu’il n’existe aucune pédagogie miraculeuse, qu’il n’existe aucune
méthode qui garantisse l’apprentissage et
qu’une des difficultés qui freine l’évolution
de la pratique enseignante, c’est précisément que « Nous sommes trop souvent à
la recherche d’un dispositif absolu, en
mesure de répondre à tous les objectifs à
la fois, et évitant de lui-même toutes les
dérives. Hélas, cela n’existe pas. La déception est alors inévitable quand arrive ce
qui devait arriver. On se dit que l’idée était
séduisante, qu’on l’a essayée honnêtement, mais que ça n’a pas marché. Bref,
encore une belle théorie qui n’a pas résisté
à la pratique. Mais ce qui est théorique et
utopique, c’est précisément cette idée du
dispositif absolu. » (p. 180) Puisse le vent
de réforme messianique qui souffle actuellement sur l’enseignement au Québec ne
Pédagogie Décembre 1993
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n° 2
Giordan, Berne, Peter Lang, 1983) et L'évaluation (en co-direction avec
Raoul Pantanella, Paris, Cahiers pédagogiques [hors série], 1991).
Il a aussi été associé à plusieurs travaux de recherche dans le cadre de
l'Institut de recherche pédagogique (INRP), entre autres des travaux
portant sur les Procédures d'apprentissage en sciences expérimentales
ainsi que sur les objectifs-obstacles (Objectifs-obstacles et situations
d'apprentissage autour du concept de transformation de matière).
Récemment, M. Astolfi faisait paraître une importante note de synthèse
intitulée « Trois paradigmes pour les recherches en didactique » dans la
Revue française de pédagogie (n° 103, avril-mai-juin 1993, p. 5-18). Au
cours des dernières années, il a écrit plusieurs articles dans la revue
Cahiers pédagogiques, notamment un sur « Le transfert, enjeu des apprentissages » qu'il a rédigé en collaboration avec Sabine Laurent (n° 304-305,
mai-juin 1992, p. 78-83).
jamais faire oublier à quiconque cette vérité de bon sens qu’« aucune méthode homogène, aussi calibrée qu’elle soit, n’est
en mesure à elle seule de s’adapter à la
complexité du processus d’apprentissage. » (p. 165)
L’ensemble de l’ouvrage d’Astolfi fait ressortir les principales caractéristiques d’un
enseignement de type constructiviste, notamment en l’opposant à un modèle davantage centré sur la transmission des
connaissances et au modèle behavioriste,
davantage préoccupé de l’acquisition de
comportements observables. Nous nous
contentons ici de renvoyer aux pages 123
à 130, dans lesquelles l’auteur, de manière
schématique mais fort pertinente, présente ces « trois modèles principaux qui soustendent – consciemment ou implicitement – les pratiques enseignantes, avec
toutes sortes de variantes qu’on peut
imaginer. » Contrairement à ce qu’on trouve
trop souvent dans certains écrits qui ne
jurent que par la dernière nouveauté sur le
marché, Jean-Pierre Astolfi souligne que
chacun de ces modèles « dispose d’une
logique et d’une cohérence qu’il faudra
caractériser, mais [a aussi des] limites d’emploi qu’on s’efforcera de pointer. Surtout,
chacun de ces modèles répond à des
situations d’efficacité différentes. » (p. 123)
« Arbitre » ou « entraîneur » ?
Selon Astolfi, les pratiques évaluatives
dominantes à l'école non seulement grugent un temps précieux qui pourrait être
avantageusement consacré à l’apprentissage, mais surtout pervertissent le rapport
que les élèves entretiennent avec le savoir. L’évaluation, en effet, se manifeste
dès le premier instant de la présence de
l’élève en classe, elle structure et conditionne la relation didactique. Ainsi, pour
Astolfi, l’école est « le seul lieu didactique
où celui qui sait quelque chose questionne
celui qui, en principe, en sait moins que
lui ! » (p. 29) ; dès la première question
posée, « les élèves ont vite fait de déceler
[que] l’enseignant ne cherche pas à s’informer auprès d’eux ! Ils perçoivent au
contraire, que […] c’est d’évaluation qu’il
s’agit à leur égard. Car tout questionnement se présente comme une épreuve
par laquelle le maître tente de “sonder”
l’individu ou la classe, pour se faire une
idée de sa valeur. » (p. 30)
Si cela est vrai du questionnement quotidien, pourtant intentionnellement conçu
et exercé par l’enseignant comme un
moyen d’apprentissage, s’il est vrai que
« les élèves consacrent une part importante du temps scolaire à s’efforcer de décoder
ce que l’enseignant attend d’eux, [qu’ils]
mobilisent beaucoup d’énergie pour chercher à comprendre “ce qu'on leur veut” et
[que] chacun tente de s’y adapter » (p. 19),
ce l’est encore bien davantage s’agissant
de ce qui est explicitement présenté comme des « activités d’évaluation » où, en
plus de l’estime du professeur et de l’appréciation des pairs, entrent en jeu la
signification et la portée sociales des notes
comme garantes de la réussite future.
Bref, et c’est là un diagnostic que JeanPierre Astolfi est bien loin d’être le seul à
poser, nous avons créé une école où l’évaluation survient très vite… beaucoup trop
vite, à un moment qui, bien souvent, « est
le premier où les élèves sont vraiment… en
situation d’apprentissage ; autrement dit le
premier où ils ont à mobiliser de façon
personnelle, des connaissances qui ne
leur ont été antérieurement que présentées » (p. 56).
ordinaires de la monotonie scolaire que
vivent les élèves, mais aussi les enseignants. » (p. 132-133)
Pour utiliser une comparaison sportive, la
profession enseignante a été réduite abusivement à une seule de ses fonctions,
celle d’arbitre. Nous avons ainsi créé une
image de l’école comme un lieu où il suffit
d’écouter pour apprendre… et de parler
pour enseigner, comme un lieu de présentation des savoirs, le plus vite possible
suivie de leur évaluation avant qu’ils ne
soient oubliés. Tout le reste, incluant bien
sûr le temps consacré à l’étude personnelle, apparaît généralement comme un
luxe réservé à quelques « zélés » et dont
on peut fort bien se passer pour « réussir ». À ce propos, n’est-il pas indicateur de
constater que toutes les réformes du système scolaire actuellement en cours font
porter à la « classe » et à l’enseignant tout
le fardeau du succès ou de l’échec de la
formation et de l’apprentissage, mais que
jamais on ne s’attaque à mettre en place
des moyens susceptibles de revaloriser
socialement la nécessité absolue (et non
simplement la pertinence) de l’étude personnelle, régulière et contrôlée, pour réussir des apprentissages qui soient autre
chose que du placage de savoirs émiettés
et « in-signifiants » ?
Dans une perspective de professionnalisation de l’enseignement, il faut modifier
cette représentation dominante de l’acte
d’apprendre et faire de l’enseignant d’abord
et avant tout un entraîneur : celui qui diagnostique, définit et calibre les obstacles à
surmonter, les défis à relever ; celui qui
met en place des dispositifs appropriés et
différenciés permettant à chaque élève de
parvenir à franchir les obstacles – et non à
les contourner comme c’est trop souvent le
cas – avec l’assistance du professeur dans
un premier temps puis seul par la suite ;
celui qui, au lieu d’être purement et simplement un « stigmatiseur » des erreurs de
parcours, sait les réutiliser pour relancer
sur la bonne voie ; celui qui assiste et encourage l’effort mais refuse de se substituer à l’élève. Bref, un enseignant au sens
plein du terme !
Convaincue de la validité absolue du modèle « transmissif » comme mode d’apprentissage infaillible et à toutes fins utiles
exclusif, l'école a progressivement remis
dans les mains de l’élève, confié à sa seule
initiative personnelle, à sa « responsabilité » et à son « désir de réussir » l'essentiel
de ce qui touche la phase d’appropriation
réelle du savoir, la phase d’intégration des
connaissances, voire celle du transfert.
Résultats ? Trop d’écoles sans véritables
défis intellectuels, marquées au coin de la
monotonie, de la répétition et partant, de
l’ennui, tant pour les enseignants que pour
les élèves, alors que, selon Astolfi toujours, « on a tort de penser que les élèves,
même ceux qui ne sont pas les meilleurs,
ne seraient pas sensibles aux défis intellectuels qu’on pourrait leur proposer. […]
On peut même penser qu’ils souffrent, plus
souvent qu’on ne le croit, d’être aux prises
avec des activités répétitives et ennuyeuses, sentant le “déjà vu” et, finalement,
dépourvues d’attraits spéculatifs. » Et
Astolfi de conclure que « l’absence d’enjeu
conceptuel repéré est bien l’une des formes
Ce qui est en cause ici, c’est le préjugé bien
ancré et socialement bien entretenu qu’apprendre consiste purement et simplement à
multiplier les objets de connaissance ; c’est
aussi l’illusion bien vivante qu’il suffit de
retrancher un peu d’une discipline et d’en
ajouter un peu d’une autre pour améliorer la
formation fournie par l’école. Ce qui est en
cause ici, c’est le niveau réel de formation
(et non uniquement le niveau annoncé dans
les documents officiels) qu’un système
scolaire entend offrir à ceux et à celles qui le
fréquentent. Ce qui est en cause, au bout
du compte, c’est la conception même de ce
que signifie « apprendre » et, par conséquent, « enseigner ».
Revaloriser socialement
la nécessité absolue
(et non simplement
la pertinence)
de l'étude personnelle,
régulière
et contrôlée
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Le paradoxe de l’apprentissage
STRUCTURE DE L'OUVRAGE
Il n’y a évidemment rien de nouveau à
souligner l’aspect foncièrement paradoxal
de l’apprentissage, pas plus d'ailleurs que
de dire que l'école est faite pour apprendre. En effet, aucun auteur, de quelque
tendance qu’il soit, n’a jamais cru pouvoir
nier ni que l'école soit faite pour apprendre
ni que le processus d’apprentissage suppose la mise en relation de deux pôles qui,
au premier abord du moins, s'excluent.
D’une part – et toute la pensée piagétienne
a mis en évidence cet aspect – c’est l’élève
qui, en tant que sujet, construit son savoir
à partir de son activité propre, et personne
ne peut se substituer à lui dans cette longue et difficile démarche. D’autre part, non
seulement l’objet du savoir se situe-t-il en
dehors de l’élève, mais encore cet objet lui
est-il complètement étranger, voire même
parfois en rupture complète avec ses intérêts et ses besoins immédiats, avec les
questions qu’il se pose et les réponses
spontanées qu’il leur donne. Bref, selon
les termes mêmes d’Astolfi, « l’élève est
le centre organisateur incontournable
d’un savoir qui lui est radicalement hétérogène. » (p. 114)
Ce paradoxe, il est tentant de lui trouver
une solution en privilégiant l’un des pôles
au détriment de l’autre ; c’est d’ailleurs
ainsi que sont apparus tous les grands
mouvements pédagogiques 4. Prenant appui sur les données de la psychologie
cognitive, une pédagogie de type constructiviste se saisit des deux termes de la
« contradiction » puisque, qu’on le veuille
ou non, « il faut que ce soient les élèves qui
prennent en charge la solution d’un problème quand l’enseignant sait pertinemment que ceux-ci ne disposent pas des
moyens intellectuels efficaces pour cette
prise en charge. » Et Astolfi ajoute : « si on
n’accepte pas cet illogisme apparent,
l’échec intellectuel est garanti, même si
des réponses conformes sont produites
par la classe. » (p. 116)
En fait, tout le défi – qui est sans doute
celui qu’entend relever le modèle constructiviste, mais qui fut de tout temps, il ne
faudrait quand même pas l’oublier, le défi
d’un enseignement digne de ce nom –
consiste à trouver comment faire en sorte
que les élèves réussissent (et, entre autres,
qu’ils fournissent les bonnes réponses aux
bons moments, il n’y a là aucun crime !),
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Dans son dernier ouvrage, Jean-Pierre Astolfi met au premier plan l'idée que l'école
est d'abord faite pour apprendre. Tirant parti des travaux actuels en psychologie, en
épistémologie et en didactique, il veut contribuer à une plus grande professionnalisation de l'action des maîtres. Aussi n'est-on pas étonné de lire sous sa
plume : « Mettre au premier plan les savoirs, d'une façon plus professionnelle
qu'incantatoire, nous apparaît comme l'un des défis de la formation dans les
années 90. […] Moins que jamais les développements de la pédagogie nous
paraissent s'opposer aux exigences de la connaissance. » (p. 16)
❑
Dans la première des quatre parties de son livre, l'auteur analyse la situation des
élèves eu égard à ce qu'ils doivent apprendre à l'école : ignorance de la finalité
des questions que l'enseignant leur pose ; efforts auxquels ils doivent se livrer
pour décoder ce que l'on attend d'eux, etc. Il jette un regard critique sur le statut
du savoir dans l'école : les savoirs que l'on transmet ne sont ni vraiment
théoriques, ni vraiment pratiques ; on propose trop de connaissances ou
d'unités d'informations sans hiérarchisation, sans problématisation véritable.
En somme, il s'agit trop souvent d'un savoir de « type propositionnel », c'est-àdire d'un savoir énoncé sous forme de propositions connectées qui énoncent
des contenus et qu'il suffit d'apprendre, sans nécessairement véritablement les
comprendre, pour réussir.
❑
La seconde partie a pour titre « Apprendre, l'obstacle et l'écart ». S'appuyant
sur les résultats de très nombreuses recherches en didactique, Astolfi rappelle
qu'avant l'enseignement d'un concept, les élèves disposent souvent déjà d'une
représentation qu'ils s'en sont construite et qu'il faut, si l'on veut que l'enseignement soit efficace, tenir compte de ces représentations dont on peut, particulièrement dans les disciplines scientifiques, dresser une sorte de cartographie
(p. 91). Selon la vision constructiviste de l'apprentissage, il faut, à travers les
dispositifs d'enseignement qu'on utilise ou qu'on met en place, maintenir une
tension interactive entre deux pôles : celui de l'autostructuration – c'est l'élève
qui apprend – et celui de l'hétérostructuration – le savoir présenté à l'élève est
préalablement structuré par quelqu'un d'autre que lui. D'où le rôle de médiation
que doit assumer l'enseignant pour aider l'élève à transformer son réseau de
représentations, à repérer et à assimiler les attributs pertinents des concepts
disciplinaires qu'on lui propose.
❑
Dans la troisième partie, l'auteur indique comment on peut construire une
séquence d'apprentissage dans une perspective constructiviste. Le schéma de
la page 161 met en cohérence et en relief les éléments entrant dans l'élaboration et la mise en œuvre d'une telle séquence, notamment la nécessaire prise
en compte non seulement du contenu à enseigner mais aussi des préconceptions
ou représentations spontanées des élèves pour définir les objectifs-obstacles.
Cela amène l'enseignant à prendre plusieurs décisions et à construire les
dispositifs didactiques appropriés.
❑
Dans la dernière partie, Astolfi montre comment ces dispositifs didactiques
peuvent être très diversifiés et combien il importe de différencier les séquences
d'enseignement et d'apprentissage : « Cinq points de vue directeurs, écrit-il,
peuvent organiser prioritairement une séquence : une situation à explorer, des
connaissances à acquérir, une méthode à maîtriser, un obstacle à franchir, une
production à réussir. […] Il n'existe aucun dispositif absolu, seul un emploi
alternatif et raisonné étant, de fait, possible, ce qui comporte la nécessité d'une
différenciation. » (p. 181)
Dans sa conclusion, après avoir récapitulé les idées directrices qu'il a développées
tout au long des quelque 200 pages de son œuvre, l'auteur signale qu'il reste à
« outiller », discipline par discipline, les orientations et les propositions qu'il a
émises.
Il convient enfin de souligner deux caractéristiques qui font de cet ouvrage un bel
instrument de réflexion : les schémas et tableaux qui permettent une saisie claire et
rapide de réalités complexes et aussi les résumés, présentés sous forme de
« brefs » à la fin de chaque chapitre, qui livrent vraiment la quintessence des propos
développés dans les pages précédentes.
mais sans que cela se fasse « au prix d’un
effondrement de la tâche intellectuelle »
(p. 22) ; à trouver comment éviter une pédagogie et une didactique où les réponses
sont fournies à l’élève, mais sans que
jamais il s’agisse pour lui de réponses qu’il
a véritablement fait siennes. Bref, comment faire en sorte que le succès à l’école
ne soit pas exclusivement un succès « scolaire » ? Comment faire, sinon en mettant
en œuvre une pédagogie et une didactique
centrées sur des défis qui déstabilisent
sans faire chuter de façon irrémédiable,
sur des obstacles à franchir qui anticipent
sur le développement à provoquer, assez
exigeants pour que la tâche soit intéressante, mais suffisamment calibrés et suffisamment étayés pour qu’ils puissent être
franchis.
Construire
des dispositifs didactiques
Selon une telle vision de l’enseignement,
l’enseignant apparaît comme doté d’un
double rôle : celui d’irremplaçable décideur dans la conduite de la classe au jour
le jour, heure par heure et celui de médiateur entre un savoir qu’il maîtrise (ou, en
tout cas, qu’il croit maîtriser) mais qu’il sait
ne pas pouvoir donner (en tout cas pas
dans le sens où on peut donner une chose)
et des élèves souvent incapables d’accéder à ce savoir de leur propre mouvement,
mais qui sont quand même là pour y accéder. Pour ce faire, l’enseignant doit intervenir de manière décisive, mais sans que
cette intervention se substitue à l’activité
propre de l’élève, bien au contraire.
Nous ne nous étendrons pas ici sur ce qui
constitue les deux dernières parties de
l’ouvrage d’Astolfi. À cause de l’intérêt que
nous paraît présenter pour un enseignant
le concept d’« objectif-obstacle », emprunté
à Jean-Louis Martinand 5, nous nous limiterons à montrer pourquoi et comment,
selon Jean-Pierre Astolfi, il s’agit là d’un
concept essentiel dans la mise en place de
dispositifs didactiques conduisant à une
véritable transformation intellectuelle et non
à du psittacisme, eût-il tous les airs d’un
véritable savoir.
L’un des problèmes majeurs de l’enseignement, de sa planification jusqu’à l’évaluation des apprentissages, a toujours été
non pas de « trouver » des objectifs à
poursuivre, de les formuler, de les aligner,
mais bien d’opérer une sélection, un tri,
parmi une gamme à toutes fins utiles inépuisable d’objectifs possibles et théoriquement souhaitables et qui soient ni trop
faciles à atteindre ni hors de portée des
élèves à qui il s’adresse. Comme l’écrit
Astolfi, « Il y aurait […] deux manières
symétriques de ne pas apprendre à
l’école : soit de n’avoir à exécuter qu’une
tâche mécanique […], soit d’être confronté
à un problème infaisable face auquel on
peut tout autant gaspiller son temps. »
(p. 132)
la maîtrise d’un instrument ? Bien entendu, tout laisse croire – encore une fois
penseront à juste titre certaines
personnes – que la notion d’objectifobstacle semble plus facile à utiliser dans
le cadre d’un enseignement de type
« technique » ou, en tous cas, comportant
un certain nombre d’obstacles bien
identifiables et donc de résultats clairement
observables (en éducation physique par
exemple, ou dans la maîtrise d’un instrument de musique).
Malgré l’apparente incompatibilité des deux
termes (l’obstacle n’est-il pas précisément
et presque par définition ce qui s’oppose à
la réalisation d’un objectif ?), l’expression
« objectif-obstacle » comporte l’avantage
de centrer l’enseignement et sur le contenu à faire maîtriser et sur l’élève qui doit
parvenir à la maîtrise de ce contenu. En
effet, ces obstacles dont il est ici question
proviennent de deux sources : de la complexité même des concepts retenus comme « matière » d’enseignement et d’apprentissage et, en même temps, des connaissances déjà présentes chez chacun
des élèves et venant interférer sur les
apprentissages nouveaux à réaliser 6.
Quant à nous, nous croyons avec JeanPierre Astolfi que la notion d'objectif-obstacle n'est pas liée à une catégorie de
disciplines et qu'il s'agit là d'un instrument
dont on peut assurément tirer parti dans
l'enseignement de matières dites « théoriques ». Il s'avère toutefois qu'un enseignement réalisé dans la perspective d’objectifs-obstacles à atteindre présuppose pour
le moins une triple ascèse intellectuelle :
Travailler avec la notion d’objectif-obstacle suppose donc une démarche préalable
d’analyse du contenu disciplinaire pour le
constituer réellement en savoir à enseigner, en véritable contenu d’enseignement : choix des concepts essentiels,
clarification de ces concepts, mise en
réseau ou schématisation de ces concepts,
détermination des objectifs possibles à
atteindre relativement à ce contenu, etc. ;
cela suppose aussi la nette conscience
qu’enseigner ne consiste pas à « écrire sur
des tablettes vierges » mais que, bien au
contraire, tout nouvel apprentissage vient
inéluctablement s’inscrire à l’intérieur d’une
structure cognitive déjà là, que l'enseignement doit prendre appui sur elle mais aussi
la « déstabiliser » sans quoi il ne peut y
avoir apprentissage nouveau.
L’objectif-obstacle est donc celui qui, s’appuyant sur ce qui est déjà maîtrisé, détermine de façon précise l’obstacle franchissable qui, une fois franchi, constituera un
véritable progrès.
Est-ce nécessaire de rappeler ici l’analogie avec l’entraîneur sportif, mais aussi,
par exemple, avec le maître de musique
qui a à cœur le progrès de son élève dans
● un travail individuel – mais, croyonsnous, de préférence collectif – de décantation des contenus possibles pour déterminer le noyau dur du savoir à s’approprier ; donc, comme préalable absolu, l’acquisition de la conviction que ce qui compte « ce n’est pas tout ce que l’enseignant
pourrait dire, dans une logique expositive,
sur le sujet considéré [mais bien] les pointsclés, les “nœuds” que les élèves ont à
s’approprier » (p. 182) ;
●
un travail d’explicitation des obstacles
à l'apprentissage, reliés sans doute à la
complexité même des contenus à apprendre mais tout autant aux représentations
spontanées des élèves face au contenu
qu'ils doivent s'approprier. Il est utile de
souligner ici qu'un tel travail ne peut se
faire sans tenir compte simultanément de
l'expérience acquise dans l'enseignement
d'une discipline et des recherches réalisées dans la didactique propre à chacune
des disciplines ;
●
un travail de décision relativement à la
définition aussi précise que possible de la
transformation intellectuelle attendue du
franchissement des obstacles.
Bien entendu, une fois déterminés les progrès correspondant aux obstacles à franchir, reste à mettre en place des dispositifs
didactiques aussi aptes que possible à
faire franchir les obstacles identifiés… Et
c’est là, comme ce l’est depuis toujours, ce
qui constitue l’essentiel du métier d’enseignant !
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n° 2 31
collégiale Vol. 7
Conclusion
Même si l’ouvrage de Jean-Pierre Astolfi
contribue jusqu’à un certain point aux débats sur l’institution scolaire française qui
agitent et opposent, souvent de façon bien
stérile d’ailleurs, tenants des nécessaires
savoirs à transmettre par l’école et partisans d'une non moins nécessaire pédagogie, il ne faut pas y chercher la dimension
polémique qu'on trouve dans l’Émile, reviens vite… de Meirieu et Develay et dans
le dernier ouvrage de Philippe Meirieu 7.
Dans la veine de Philippe Meirieu et de
Michel Develay, Jean-Pierre Astolfi met
toutefois en évidence que moins que jamais, la pédagogie, surtout lorsqu'envisagée dans une perspective constructiviste,
ne s’oppose aux exigences de la connaissance, aux exigences de l'une des missions centrales de l’École : « transmettre »
des savoirs.
À ceux qui objectent que l’école est d’abord
faite pour apprendre, que les savoirs sont
fondamentaux, Astolfi dit oui… j’y souscris… Mais l’appropriation de ces savoirs
par les élèves, l’apprentissage donc, exige
un travail sur ces savoirs par les professeurs et une prise en compte des caractéristiques des élèves et de leur situation par
rapport à ces savoirs. En effet, écrit-il,
« si les savoirs se transmettent socialement d’une génération à la suivante, cela
ne se fait nullement par un mécanisme à
l’identique au niveau individuel. Sur ce
plan-là, ne s’opère nulle transmission. Le
processus relève plutôt d’une transaction, chacun devant se réapproprier personnellement ce qui est déjà socialement
disponible. À cet effet, les élèves doivent
identifier et transformer les représentations
dont ils diposent mentalement, et qui
préexistent aux contenus qu’on s’efforce
de leur faire partager. […]
On oublie trop qu’un apprentissage s’effectue toujours contre ce qu’on sait déjà.
On oublie aussi que les concepts ne sont
pas des sortes de choses factuelles répondant, comme en miroir, au réel dont ils
rendraient compte, mais que ce sont
d’abord des outils intellectuels que les hommes se donnent pour, précisément, transformer leur représentation du monde.
Quelle expérience ont les élèves de cela,
au cours de leur odyssée scolaire, quelle
qu’en soit l’issue ? Faible. Les savoirs
fondateurs et vivants mutent trop souvent
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en notions réifiées, pouvant bien être
illustrées, mais dont le défaut principal est
celui d’une problématisation déficiente.
L’une des exigences majeures, pour rendre efficaces les dispositifs didactiques,
est de mieux identifier les obstacles que
les élèves ont à franchir pour accéder à
chaque connaissance disciplinaire. Obstacles auxquels répondent justement les
concepts, concepts que chaque discipline
a dû construire pour les dépasser, au fil de
son histoire. » (p. 203-204)
Pour paraphraser Louis D’Hainaut8, ce n’est
pas la noblesse ou la quantité des savoirs
proposés qui importe, c’est ce que les
élèves, grâce à la médiation du professeur,
parviennent à maîtriser de ces savoirs.
NOTES ET RÉFÉRENCES
1. FORCIER, Paul et Jacques LALIBERTÉ,
« Enseigner… oui, mais comment » dans
Pédagogie collégiale, vol. 6, n° 3, mars 1993,
p. 21-26.
2. LALIBERTÉ, Jacques et Paul FORCIER,
« Haro sur la pédagogie et les pédagogues !
Vraiment ? » dans Pédagogie collégiale,
vol. 6, n° 4, mai 1993, p. 37-41.
3. MEIRIEU, Philippe, « Éduquer : un métier
impossible ? ou “Éthique et pédagogie” »
dans Pédagogie collégiale, vol. 6, n° 1, septembre 1992, p. 32-40.
MEIRIEU, Philippe, « Mais comment peuton être adolescent ? » dans Pédagogie collégiale, vol. 6, n° 2, décembre 1992, p. 29-32.
DEVELAY, Michel, « Pour une épistémologie des savoirs scolaires » dans Pédagogie collégiale, vol. 7, n° 1, octobre 1993,
p. 35-40.
4. Pour l’intérêt et le profit de quiconque est
intéressé à se donner une vision rapide
mais évocatrice des relations mouvementées du couple « enseigner-apprendre »,
nous croyons utile de souligner l’itinéraire
pédagogique de l’élève Gianni (« Les
tribulations d’un élève entre pédagogues et
réformateurs ») tel que raconté dans Philippe
MEIRIEU, L’école, mode d’emploi. Des
« méthodes actives » à la pédagogie différenciée, Paris, Éditions ESF, 1989, 4e édition, © 1985, p. 27-84.
5. MARTINAND, Jean-Louis, Connaître et
transformer la matière, Berne, Peter Lang,
1986.
Voir aussi DEVELAY, Michel, De l’apprentissage à l’enseignement. Pour une épistémologie scolaire, Paris, ESF éditeur, 1992, notamment p. 74-82.
6. Concernant les préconceptions ou représentations spontanées des élèves, nous voulons rappeler ici ce que nous avons déjà écrit
en présentant l’ouvrage de Michel
Develay, De l’apprentissage à l’enseignement… : « Enseigner, vu dans une perspective cognitiviste et constructiviste, c’est construire et mettre en place des situations aptes
à permettre à chaque élève de modifier son
système de représentations pour faire place
à des savoirs pouvant aller jusqu’à contredire
des “pré-savoirs” déjà bien ancrés, lesquels,
soit dit en passant, peuvent fort bien avoir
germé et pris racine lors d’un enseignement
précédent. » (Voir Pédagogie collégiale, vol.
6, n° 3, mars 1993, p. 24-25).
7. MEIRIEU, Philippe, L’envers du tableau.
Quelle pédagogie pour quelle école ?, Paris,
ESF éditeur, 1993, 281 p.
8. « L’essentiel, écrit D’Hainaut, n’est pas dans
la hauteur des intentions mais dans ce qu’apprend réellement l’élève. » (Voir D’HAINAUT,
Louis, Des fins aux objectifs de l’éducation.
Un cadre conceptuel et une méthode générale
pour établir les résultats attendus d’une
formation , Bruxelles, Éditions Labor, 4e
édition, 1985, © 1977, p. 21.
« L'élève apprend toujours
quelque chose à partir de
l'activité pédagogique
qu'on lui propose […]
S'il n'existe aucune
méthode qui garantisse un
apprentissage,
il n'en existe non plus
aucune qui soit susceptible d'empêcher un élève
d'apprendre quelque chose. Mais on peut être
surpris quand on est en
mesure d'identifier ce que
l'élève a réellement appris
de la situation ! »