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LA VIE DE L’ENGREF Conférence Patrick Lagadec Penser et piloter les crises du 21ème siècle : défis, pièges, pistes Dans le cadre du module de formation du cursus GREF 1ère année intitulé « MAIRIC » pour « Maîtrise des risques et des crises », Aïnhoa ParéChamontin (ENGREF 2003), cadre enseignante, a invité Patrick Lagadec, directeur de recherches à l’Ecole polytechnique, pour une conférencedébat de deux heures, le lundi 20 octobre 2008, à 18h00. Cette conférence s’adressait également aux ingénieurs-élèves sortants (promotion 2006-2008) et aux diplômés de l’ENGREF via l’AIGREF. La conférence s’est appuyée sur des supports variés, notamment vidéos, permettant de bénéficier de l’expérience des personnes ayant eu à gérer des crises de grande ampleur : SRAS, fièvre aphteuse, Katrina … Le plus souvent, la confrontation à la crise déclenche chez l’opérateur un effacement de la prise de recul, la focalisation sur les réponses préprogrammées, bien exprimés par l’adage : « En crise, on n’a pas le temps de réfléchir ». Or, si l’acte réflexe est le mode approprié pour traiter les urgences communes, la crise – qui est d’abord la destruction des références – appelle avant tout le questionnement : « De quoi s’agit-il ? ». L’acteur est moins sollicité dans ses outils-réflexes que dans sa faculté de jugement. Ses convictions, non ses outils, vont être au cœur de la réponse à construire, et désormais le plus souvent à inventer, avec d’autres. Une distinction première est à poser entre « urgences » et « crises ». Les urgences, failles simples, bien connues et bien contenues, peuvent et doivent être traitées à travers l’application d’outils, de plans qui permettent de réduire au plus vite les brèches accidentelles, spécifiques et connues, qui viennent affecter un système. Patrick Lagadec appelle crises les dynamiques qui sortent des épures habituelles et qui – et cela est de plus en plus le cas avec les crises en émergence – se construisent sur la destruction des règles de référence, à commencer par les plus enracinées intellectuellement, culturellement, psychologiquement. C’est, par exemple, le terroriste qui s’inscrit totalement dans une logique sacrificielle rendant caduques tous nos modèles de négociation. Si nous avons des techniques pour traiter les urgences, et même des modèles de gestion pour les crises simples, nous n’avons pas de modèles à disposition pour traiter de ces « crises barbares » qui échappent trop profondément à nos cultures de référence. Nous n’avons pas de repères, à l’heure présente, pour penser, détecter, traiter, cicatriser, ces crises hors cadres, « systémiques », de plus en plus pressantes aujourd’hui. Les crises du 21ème siècle seront de ce type, elles ne répondent plus aux caractéristiques des crises du 20ème siècle, pour 100 lesquelles existent, certes, des modes d’action maintenant connus, sinon mis en œuvre. Ce nouvel état du monde nous surprend, et tend même à nous tétaniser lorsque frappent ces formes de crise émergentes. Nous sommes si façonnés par l’idée que « si la crise se déclenche, on déclenche le plan », que « si la crise est grave, on applique le plan à plus grande échelle ». Hélas, avec les grandes crises actuelles – de la crise financière à la pandémie, de la crise banditisme à la crise terroriste grave – nous ne sommes pas simplement confrontés à des sauts quantitatifs, mais bel et bien à des mutations qualitatives. On le voit, par exemple, dans ce domaine que l’on croyait si bien connu et modélisé – la communication de crise. Dans les années 1980-2000 : on se focalisait sur les « éléments de langage ». Dans les années 2000-2005 : on est passé au « story telling ». Désormais, que ce soit avec Katrina ou les crises type crise financière ou pandémie, on s’aperçoit que le script même de la réponse est rapidement pulvérisé, et introuvable… N° 23 LA VIE DE L’ENGREF Ampleur et puissance des phénomènes Réseau : les enchevêtrements des infrastructures vitales peuvent donner à tout dysfonctionnement une puissance de déstructuration inédite (ex : réseau de production et de distribution du lait à la mélamine chinois). Ignorance : l’expert ne se trouve pas seulement en limite de connaissance, mais constate que ses hypothèses, ses schémas ne fonctionnent plus. Médiatique de classe 5 : si les points presse restent d’importance, ils ne sont plus les fronts véritables. Internet devient le moteur… aussi longtemps que fonctionne le réseau électrique ! Les nouvelles frontières du risque et des crises Le premier impératif lors d’une crise est de ne pas se tromper sur le diagnostic, et d’identifier les hypothèses implicites qui peuvent tromper notre jugement. Les risques émergents, les crises du 21ème siècle ont pour dénominateur commun d’être « impensables », « inimaginables » – tout au moins si l’on en reste à nos cadres de référence conventionnels ; face à chaque grand choc, de Katrina à la crise financière, c’est d’ailleurs bien le registre constant du plaidoyer en défense des responsables : « Personne n’aurait pu imaginer un tel problème ! »… Et là est le danger : « le feu tue, les idées périmées aussi », comme le disait Foch. Un certain nombre de facteurs bouleversent le terrain des risques et des crises. Katrina représentait la moitié de la superficie française Globalité : tout point de la planète peut se trouver confronté à une crise importée, dont l’origine est lointaine (ex : Tchernobyl). Vitesse : importance de ce paramètre révélé par l’épisode du SRAS en 2003… pourtant très mal pris en compte dans les plans de prévision pour des phénomènes naturels. Hyper-complexité : les niveaux de référence sont brutalement dépassés, la loi du « toutes choses étant égales par ailleurs » n’a plus de sens. Inconcevable : c’est le plus déstabilisant, et représente un défi à relever… et non un argument à opposer à la responsabilité. détruite. Les plans de secours français ne sont pas dimensionnés pour gérer cela : c’est autre chose, une autre dimension ; nous serions immédiatement projetés sur un tout autre univers, de dimension européenne. Ce qui n’empêche pas, dans la plupart des conférences de citer des cas comme la petite évacuation de Vimy (2001, action de protection après découverte d’explosifs de la Grande Guerre en état de grande fragilité) pour souligner à quel point « en France, on saurait faire ». La terreur et le malaise devant la fragilité de nos lignes Maginot se manifestent même parfois par une certaine indécence : par exemple quand on va faire la leçon aux Américains, à la Nouvelle Orléans même, en leur exposant la supériorité de nos plans. Nouvelle Orléans – Destructions Katrina - © Patrick Lagadec, Mars 2007 N° 23 101 LA VIE DE L’ENGREF Des ancrages, jusqu’à présent solides, sont en passe de se disloquer – tenue des systèmes écologiques, économiques, sociaux, techniques, géo-stratégiques –, des tissus sont en train de se déchirer. Le défi ne réside plus dans l’évènement exceptionnel, mais surtout, désormais, dans la perte de robustesse des textures de fond. Le problème est moins la fuite toxique spécifique que la contamination des sols et des eaux ; non plus l’attaque de banque, mais le caractère spongiforme des règles qui ont régi le système économique et financier, etc. ; non plus tel conflit, mais la montée des zones grises, la perte de sécurité générale sur des océans, etc. Et tout événement spécifique rentre en résonance avec ces fragilités systémiques pour donner des états pathogènes difficiles à traiter. Admiral Thad Allen, nommé responsable des opérations de Katrina « Les opérateurs visualisaient un cyclone, or ce n’était pas un cyclone. Il fallait re-catégoriser la situation. Je l’ai fait en posant ce diagnostic, une arme de destruction massive, sans dimension criminelle ». Nos pathologies face à des chocs « hors cadre » « Ils ne pouvaient pas penser cette guerre, ils ne pouvaient donc que la perdre » Sauf préparation effectivement ajustée aux risques désormais en cause, un syndrome général de paralysie affecte nos systèmes d’interprétation et de gestion. Les blocages impliqués sont de plusieurs types, dont la tétanisation des équipes. Notre territoire identitaire est la normalité, et les mots de Buffon (Théorie de la Terre, 1749) résonnent toujours : « Des causes dont l’effet est rare, violent et subit ne doivent pas nous toucher, elles ne se trouvent pas dans la marche ordinaire de la Nature ». Notre référence en matière de risque est la régularité : le fil rouge des travaux sur les risques et leur domestication est la détection de plus en plus élaborée des régularités identifiables dans les séries du passé. Ainsi, Bernstein rappelle dans « Against the Gods », que – tout au moins dans la tradition dominante – les meilleures décisions sont fondées sur les nombres, interprétés à travers les modèles du passé… Cette démarche est valide tant que le système est stable… Une autre manifestation de ce paradigme largement répandu est dans la phrase de Alvin Weinberg : « Science deals with regularities. Art dals with singularities ».Dans le même sens, la tradition cartésienne – tout au moins dans ce que l’on en a globalement retenu – institue une exclusion de l’extrême, stigmatisé et à éviter. Comment répondre face à des ruptures ? Face à des sujets lourds et des crises, nos habitudes de pensée et de pratique opérationnelle nous conduisent à exiger des solutions clés en main, de préférence techniques, et aisément présentables dans les schémas habituels des livres de management et des manuels de sécurité. Face à des mutations profondes, nous ne pouvons plus garder pareille approche, il faut accepter de remettre en cause nos réflexes, nos habitudes, même les plus ancrées. Patrick Lagadec a abordé deux des différentes réponses qu’il propose face aux ruptures : la question du leadership, et une méthode opérationnelle : les « Forces de Réflexion Rapide ». Du management au leadership Pour les grandes crises « hors cadre », il ne s’agit plus seulement de « gérer » autour de l’expertise du spécialiste technique, mais de refonder des repères – y compris « identitaires »–, de retracer des perspectives, de réinsuffler de la confiance, de retisser du lien, de redynamiser les volontés collectives pour inventer et vivre des voies en grande partie inédites. Margaret Hermann, Syracuse Univ, USA. Pr of Global Affaires. « J’étais à Londres le 11/09/2001. Le haut parleur dans le British Museum dit aux Américains d’aller vite au pub le plus proche écouter la télé. Feuille de route pour un dirigeant : Incarner la détermination dans l’action et l’inventivité collective Qualifier le problème Tracer des voies dans l’inconnu, planter des jalons pour aider à progresser et pouvoir intervenir sans mode d’emploi Assurer la cohésion Tenir les maillons critiques 102 Une heure après, Tony Blair était à la télé et qualifiait la crise : « Ceci est un crime contre la civilisation », et ajoutait que cela serait à traiter par la justice et le droit. Une semaine après, j’arrivai aux Etats-Unis, où l’acte avait été défini comme une « attaque contre les Etats-Unis, à laquelle il faudrait répondre militairement ». Ce fut le fossé entre l’Europe et les Etats-Unis qui allait marquer toutes les années qui allaient suivre. Et ce fossé fut le résultat de cette qualification originelle différente. » Roy Williams, patron de l’aéroport de la Nouvelle Orléans lors de Katrina : « Il s’agit d’utiliser les moyens de manière créative. Soudain, vous dirigez autre chose. Un abri ? Une morgue ? L’aéroport devient le plus grand hôpital, la plus grande maternité du pays… On a un règlement pour gérer un aéroport, pas un hôpital, une cuisine, ou un dortoir ! Il a fallu discuter entre nous : qu’est-ce qu’on fait ? quelle taille ? comment l’intégrer ? Nous avons construit une ville dans l’aéroport. Bien sûr, certains m’ont dit « Ce genre d’installation n’est pas conforme au règlement ». Mais ainsi, nous avions le personnel sous la main. Cela nous a été très utile, surtout que nous avions perdu tout moyen de communication (téléphone portable, radio, fax, e mails…) » N° 23 LA VIE DE L’ENGREF Quand on est dans une situation hors cadres, le premier impératif est de catégoriser cette situation illisible. Pour Katrina, pendant 10 jours, l’événement n’avait pas été catégorisé et les actions menées ne permettaient pas de traiter les problèmes, d’embrayer sur le réel. Et cette catégorisation – le « De quoi s’agit-il ? » reste une exigence tout au long de la crise, du fait que la situation est mutante. Il faut que les dirigeants soient en mesure d’apporter aux partenaires essentiels, aux acteurs de terrain, à toutes les parties prenantes de façon générale, et dès les premiers moments : une clarification sans détour des enjeux : les fausses “réassurances” ne font que précipiter la destruction de la confiance ; Intelligence stratégique : des „Forces de Réflexion Rapide‰ L’action en univers de rupture exige une très forte prise de recul. En termes opérationnels, il faut pouvoir disposer, auprès des dirigeants, de personnes rompues aux univers chaotiques, aptes à se mettre en réflexion ouverte et en réseaux, dès lors que l’on se trouve en situation peu lisible. En réponse, Patrick Lagadec et son collègue Xavier Guilhou ont proposé le concept et l’initiative de « Force de Réflexion Rapide », idée reprise par Pierre Béroux, directeur du contrôle des risques Groupe d’EDF et désormais mise en opération en cas de crise ou de signaux non conventionnels, ou d’exercice. une ouverture des jeux d’acteurs, des questions, des règles : les réflexes instinctifs sont de se recroqueviller dans des recettes du passé, ils sont eux aussi très habituels, mais ils scellent les blocages les plus funestes ; une volonté, une capacité de projection au-delà des horizons habituels, en dépit des ambiguïtés et des ignorances : pour opposer du projet, des repères, une dynamique inventive, à la perte de sens et de cadres opérationnels. La formation des dirigeants constitue dès lors la véritable clé stratégique : ils doivent être en mesure d’être créatifs lorsque des crises non conventionnelles surviennent, alors que nous sommes formés à appliquer des logiques procédurales, des logiques de réponse. La FRR au travail pendant un exercice pandémie grippale au centre de crise EDF © EDF Ce groupe se greffe sur le dispositif existant de gestion de crise. Ainsi, le plateau de crise "tête de Groupe" d'EDF est configuré en plusieurs composantes : FRR DIRIGEANT Observateur stratégique COMMUNICATION OPERATIONS Entrée de la salle N° 23 103 LA VIE DE L’ENGREF La Force de Réflexion Rapide est un groupe à géométrie variable, composé de personnes à culture hybride, qui aiment à travailler ensemble sur des enjeux hors cadres. Quatre questions forment l’ossature de sa démarche de réflexion et de proposition : De quoi s’agit-il ? Ce questionnement doit être maintenu ouvert tout au long de la crise (il peut toujours y avoir erreur ou impossibilité de qualification à l’origine, et mutation de la crise à tout moment – qui appelle nouvelle qualification). Quels sont les pièges majeurs à éviter ? Un des pièges classiques est de se tromper de sujet, en ne comprenant pas les enjeux au cœur de la crise à traiter. Quels sont les acteurs à considérer ? Une crise hors cadre se déroule nécessairement avec de nouveaux acteurs (et notamment pas avec les seuls acteurs officiels des instances de décision centralisées). Quelles seraient la ou les quelques initiatives créatrices ? La FRR réfléchit au plus vite sur les quelques actes majeurs à poser pour enclencher des dynamiques positives sur tous les tableaux, loin des protocoles établis. Yann Laroche, top level crisis team, rapporte un exercice EDF de pandémie grippale en septembre 2006 « Au bout d’une heure, nous étions envahis par de multiples problèmes opérationnels, avec des sollicitations intenses de toutes parts… La FRR m’a immédiatement alerté sur le danger de se laisser absorber par l’opérationnel et de perdre de vue le pilotage, ce qui était essentiel. Elle a ensuite travaillé sur des commandes que je lui ai passées sur des thèmes What If ? Que se passerait-il si ? Je n’envisage plus de conduite de crise sans appui sur la Force de Réflexion Rapide ». Echanges avec la salle Dans la mise en œuvre des FRR, comment gère-t-on la question du temps de la crise et du temps de la réaction ? Patrick Lagadec : Le piège du dirigeant, c’est être en retard sur la crise. Celle-ci impose des vitesses, des rythmes, des mutations qui pulvérisent souvent nos approches compartimentées, séquentielles, hiérarchiques, préformatées… La seule manière de s’en sortir, c’est d’avoir une avance sur la crise. On en est où dans 3 heures ? demain ? dans 1 mois ? On ne raisonne pas à partir des constats, mais avec agilité mentale et anticipation, dans un milieu chaotique et instable. Cela impose de nouvelles logiques, le plus souvent à l’opposé des logiques que les grands ensembles institutionnels ont coutume d’imposer dès l’instant où la réalité ne suit plus les cadrages habituels. L’enjeu est de s’attaquer au véritable problème, avec des équipes créatives, rompues à ce type d’exercice, et en se disant qu’il va 104 falloir inventer. Si les équipes ne sont pas habituées à ce type de confrontation au hors cadre, elles sont pulvérisées. Pour prendre une image, face à un tigre, elles sortiront le plan « chat d’appartement » et baptiseront « chat » le tigre qui est dans la pièce. Pour « ne pas affoler » elles « rassureront » sur le thème : « Vous avez tort de voir un tigre, moi je vous dis que c’est un chat tout à fait habituel, et qu’il ne faut pas céder à la panique ». « L’Europe ne sera pas touchée, la bourse de Paris n’est pas Wall Street, et de toute manière la crise est derrière nous ». Si d’aventure chacun a bien vu le tigre, le seul résultat ne sera pas que « la population » sera « rassurée », mais bien que chacun aura perdu confiance en constatant que les responsables en charge sont non seulement aveugles, mais incapables de lucidité envers le défi posé. On répond souvent à cela « qu’on ne peut tout de même pas demander à des responsables, à des dirigeants, à des équipes » de s’entraîner à des situations non prévues. C’est un peu comme si on partait du principe « qu’on ne peut tout de même pas demander au GIGN ou au RAID de réfléchir à des situations un peu difficiles »… N° 23 LA VIE DE L’ENGREF Comment s’entraîne-t-on à être surpris ? Patrick Lagadec : C’est le cœur du problème. De façon générale, on s’entraîne à appliquer les solutions consignées dans les plans. Davantage : les formations, les exercices, fondamentalement, excluent toute véritable confrontation à la surprise stratégique, au changement de logique. « Les Allemands ne peuvent pas passer par la Belgique, n’ont pas pu passer par la Belgique, n’ont pas pu utiliser leurs réserves, ne peuvent pas utiliser l’aviation » – comme se tuait à le dire le Général Lanrezac au GQG de Joffre. Réponse : « Impossible, car : la Belgique est neutre, les réserves c’est zéro, l’aviation c’est pour le tourisme ». Et Lanrezac est expédié à Limoges, certes après avoir sauvé l’armée française en inventant une réponse hors plan – crime plus grave que la défaite respectueuse des hypothèses convenues. De même en 1940 : « les Allemands ne peuvent passer par les Ardennes » (et les excellents renseignements transmis par nos services ne convaincront que d’improbables états-majors repliés à Bordeaux). Application. Si je travaille sur les risques de pandémie, je ne pars pas des hypothèses des plans en refusant toute question, comme je l’entends régulièrement. Par exemple : « Les standards des services d’urgence tiendront, contrairement à ce que vous dites, je ne veux plus entendre cette question » ; « les personnels féminins qui peuplent aux 2/3 nos services de santé seront à leur poste, et je ne veux pas entendre le problème d’enfants à garder au prétexte que par ailleurs les crèches et écoles seront fermées. Nous serons en guerre, donc vos questions ne se posent plus ». Ou, comme on le voit encore écrit : « il n’y aura pas de problème de coupure de courant, ni d’internet, ni d’approvisionnement, ni… » Le meilleur entrainement part d’une logique simple : dans un premier temps, on se met " du côté de la crise " ("red team approach") et on s’interroge sur ses meilleurs points d’attaque, ses meilleurs leviers, etc. Alors, ensuite, on est mieux préparé à se mobiliser pour contrer les surprises, renforcer les maillons faibles, mobiliser ses forces pour inventer – puisqu’il est illusoire d’avoir à l’avance un plan répondant à tout. Ce qui n’empêche pas d’avoir un plan, mais alors bien comme outil d’aide à la décision, non comme argument à opposer à toute question. A quel stade informer la population ? quelle information donner ? Patrick Lagadec : Le réflexe pavlovien est de tenir pour acquis que toute information claire va « paniquer les populations ». Certes, il ne faut pas dire et faire n’importe quoi. Mais, dans les crises hors cadres, le premier impératif est de conserver la confiance. On ne peut pas, comme cela fut fait lors de la pandémie de 1918 à Philadelphie par exemple, assurer que « tout est sous contrôle » et « qu’il n’y pas d’épidémie »… quand il y a deux morts par famille. Si on reste sur la conviction selon laquelle « s’ils savent, on est perdu », encore profondément ancrée, on est seulement pré-programmé pour la débâcle en cas de crise grave. Le rapport Phillips sur la communication officielle sur l’ESB en Grande-Bretagne est remarquablement instructif à cet égard. Ce qui ne veut pas dire qu’en dehors de la voie de la réassurance non crédible il n’y a que la panique et le n’importe quoi en matière d’information. Entre les deux ornières, il y a toute la place pour des lignes de responsabilité… à inventer et mettre en application. Y a-t-il besoin d’une tête dirigeante ou surtout pas, pour laisser émerger des initiatives d’autres ? Patrick Lagadec : Certes, il ne faut pas tout attendre du sommet, et une crise se traite largement au niveau du terrain. Mais s’il y a des responsables, c’est bien qu’il y a des responsabilités à assumer au plus haut niveau – et précisément dans les moments les plus difficiles. Beaucoup plaident pour une perspective minimaliste : « en cas de crise hors cadre, on ne peut demander aux dirigeants d’être en charge, on ne peut demander aux dirigeants de s’être préparés à cela – ce ne sont pas des héros », comme je l’entends régulièrement. Ce qui signifie, dans un monde de plus en plus marqué par les turbulences sévères, que les dirigeants ne sont là que pour les périodes de calme, et ont un droit de retrait à toute annonce de perturbation forte. Ce qui, au passage, légitime qu’ils soient le plus souvent absents des formations et entraînements sur ces questions ; légitime aussi le fait que ces sujets soient absents des cursus de formation. Où en sont les structures qui gèrent les risques vitaux, ex. SAMU, RAID, GIGN ? Patrick Lagadec : Ce qui caractérise le mieux les structures en pointe c’est leur détermination à décrypter, identifier, travailler les enjeux qui seraient les plus déstabilisants. La surprise stratégique est leur domaine de réflexion et de travail. A côté de l’excellence sur le front du connu, ils pratiquent comme par seconde nature l’anticipation du hors cadre. J’ai par exemple à l’esprit un exercice anti-terroriste britannique dont le scénario était tout entier fondé sur un principe simple : l’attaque véritable n’est pas dans l’acte initiateur mais dans l’application réflexe du plan d’urgence qui sera mis en place à la suite de cet acte initiateur. Quiconque a refusé de réfléchir avant, qui refuse toute prise de recul (par conviction et par incapacité tant intellectuelle que psychologique) pendant, sera instantanément mis à son service par la crise ; il devient la meilleure tête de pont de la crise. Il faut toujours avoir à l’esprit ce mot cinglant attribué à Bismark : « Tant que l’Ecole de guerre est à Paris, il n’y a aucun problème pour l’Allemagne ». Les meilleurs n’oublient jamais que leurs protocoles ne sont que des moyens supports : la pertinence n’est acquise que si l’intelligence de la situation est première et constamment la priorité. N° 23 105 LA VIE DE L’ENGREF N’a-t-on pas une impression a posteriori de signaux avant-coureurs ? Patrick Lagadec : Certes. Mais le défi est de détecter – et d’accepter– ces signaux au plus tôt. Je ne parle pas seulement de signaux « faibles », mais de signaux « aberrants ». Il y a ici bien des pièges. Celui de ne rien détecter. Plus grave : celui de ressentir que l’on entre dans des zones non connues, pour lesquelles nous ne disposons pas de solutions clés en mains, et, instantanément, de refuser les signaux en question. Ce fut le cas lors de Katrina. Lorsque le patron des Coast Guards locaux déclenche une mission d’observation juste après le passage du cyclone et juste avant la nuit, le premier jour, il embarque à son bord le patron local de la sécurité civile pour être certain que les résultats de la mission d’observation pourront être rapidement transmis en haut lieu. L’observation est claire : 70% de la ville déjà sous l’eau, brèche des digues sur 400 mètres. Il s’agit bien de « brèche » non de « débordement » (overflooding). Ce qui veut dire que l’on passe de la situation sérieuse, mais que l’on va rapidement traiter par des pompes, à une situation hors cadres : la ville sous l’eau, les pompes sous l’eau, une durée qui passe de plusieurs jours à plusieurs mois, etc. Le message est clair, il est transmis au centre de crise central des Etats-Unis. Réaction : on va attendre demain matin pour avoir confirmation par les militaires ; on va attendre avant d’informer la Maison-Blanche. Et, lorsque la confirmation arrive bien, le lendemain, un bon nombre d’organismes continueront pendant trois ou quatre jours à penser en termes d’overflooding, en n’intégrant pas la réalité – « breach ». Mais ces pièges sont naturels si les exercices restent dans les registres de l’overflooding, et refusent les scénarios de type « breach ». En clair : si l’on se contente de répéter les protocoles de réponse (certes importants à pratiquer), en refusant toute mise à l’agenda de scénarios pour lesquels les réponses ne sont pas déjà acquises. Ces perspectives conduisent à s’interroger sur la responsabilité, la fonction des dirigeants, leur préparation. N’est-on pas trop loin de nos références habituelles ? Patrick Lagadec : Je m’inscris ici totalement dans la ligne énoncée par le préfet Frémont, ancien responsable des stages à l’ENA : « la responsabilité des élites, c’est précisément de prendre en charge les sujets difficiles, sinon, il n’y a pas de raison qu’elles existent ». Encore une fois, bien sûr tout le monde a une partition à jouer, et l’on peut se retrouver dans des situations où il n’y a plus de chef d’orchestre. Mais je pense que notre responsabilité est bien de former aussi les chefs d’orchestre et les futurs chefs. En l’occurrence ici, à assumer leur fonction de pôle de cohérence et d’impulsion alors que l’orchestre doit jouer sans partition. Compte rendu réalisé, en étroite collaboration avec le conférencier Pa t r i ck L a g a d e c , par Aïnhoa Paré Chamontin Juliette Auricoste (ENGREF 2009) (ENGREF 2003) Pour aller plus loin, une bibliographie succinte : Patrick Lagadec : "A New Cosmology of Risks and Crises - Time for a Radical Shift in Paradigm and Practice", Ecole polytechnique, PREG, Econométrie, 28 August 2008. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/A_New_Cosmology_of_Risks_and_Crises_15_09_2008.pdf Patrick Lagadec: "Over the edge of the world", Crisis Response Journal, Volume 3, Issue 4, p. 48-49, September 2007. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/crisis_response_sept.pdf Lagadec (P.) La Grande Décision : Capitulation ou invention, face aux évènements extrêmes, Ecole polytechnique, 14/11/2008 http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/La_grande_decision.pdf 106 N° 23