Download Patrick Lagadec - Dossiers documentaires d`AgroParisTech

Transcript
LA VIE DE L’ENGREF
Conférence
Patrick Lagadec
Penser et piloter les crises du
21ème siècle : défis, pièges, pistes
Dans le cadre du module de formation du cursus GREF 1ère année intitulé « MAIRIC » pour « Maîtrise des risques et des crises », Aïnhoa ParéChamontin (ENGREF 2003), cadre enseignante, a invité Patrick Lagadec, directeur de recherches à l’Ecole polytechnique, pour une conférencedébat de deux heures, le lundi 20 octobre 2008, à 18h00.
Cette conférence s’adressait également aux ingénieurs-élèves sortants (promotion 2006-2008) et aux diplômés de l’ENGREF via l’AIGREF. La
conférence s’est appuyée sur des supports variés, notamment vidéos, permettant de bénéficier de l’expérience des personnes ayant eu à gérer des
crises de grande ampleur : SRAS, fièvre aphteuse, Katrina …
Le plus souvent, la confrontation à la crise déclenche chez l’opérateur un effacement de la prise de recul, la focalisation sur les réponses
préprogrammées, bien exprimés par l’adage : « En crise, on n’a pas le temps de réfléchir ». Or, si l’acte réflexe est le mode approprié pour traiter
les urgences communes, la crise – qui est d’abord la destruction des références – appelle avant tout le questionnement : « De quoi s’agit-il ? ».
L’acteur est moins sollicité dans ses outils-réflexes que dans sa faculté de jugement. Ses convictions, non ses outils, vont être au cœur de la
réponse à construire, et désormais le plus souvent à inventer, avec d’autres.
Une distinction première est à poser entre « urgences » et « crises ».
Les urgences, failles simples, bien connues et bien contenues,
peuvent et doivent être traitées à travers l’application d’outils, de
plans qui permettent de réduire au plus vite les brèches
accidentelles, spécifiques et connues, qui viennent affecter un
système. Patrick Lagadec appelle crises les dynamiques qui sortent
des épures habituelles et qui – et cela est de plus en plus le cas avec
les crises en émergence – se construisent sur la destruction des
règles de référence, à commencer par les plus enracinées
intellectuellement, culturellement, psychologiquement.
C’est, par exemple, le terroriste qui s’inscrit totalement dans une
logique sacrificielle rendant caduques tous nos modèles de
négociation. Si nous avons des techniques pour traiter les
urgences, et même des modèles de gestion pour les crises
simples, nous n’avons pas de modèles à disposition pour
traiter de ces « crises barbares » qui échappent trop
profondément à nos cultures de référence.
Nous n’avons pas de repères, à l’heure présente, pour penser,
détecter, traiter, cicatriser, ces crises hors cadres, « systémiques »,
de plus en plus pressantes aujourd’hui.
Les crises du 21ème siècle seront de ce type, elles ne répondent
plus aux caractéristiques des crises du 20ème siècle, pour
100
lesquelles existent, certes, des modes d’action maintenant
connus, sinon mis en œuvre.
Ce nouvel état du monde nous surprend, et tend même à nous
tétaniser lorsque frappent ces formes de crise émergentes.
Nous sommes si façonnés par l’idée que « si la crise se
déclenche, on déclenche le plan », que « si la crise est grave, on
applique le plan à plus grande échelle ».
Hélas, avec les grandes crises actuelles – de la crise financière à
la pandémie, de la crise banditisme à la crise terroriste grave –
nous ne sommes pas simplement confrontés à des sauts
quantitatifs, mais bel et bien à des mutations qualitatives.
On le voit, par exemple, dans ce domaine que l’on croyait si bien
connu et modélisé – la communication de crise.
Dans les années 1980-2000 : on se focalisait sur les « éléments de
langage ».
Dans les années 2000-2005 : on est passé au « story telling ».
Désormais, que ce soit avec Katrina ou les crises type crise
financière ou pandémie, on s’aperçoit que le script même de la
réponse est rapidement pulvérisé, et introuvable…
N° 23
LA VIE DE L’ENGREF
Ampleur et puissance des phénomènes
Réseau : les enchevêtrements des
infrastructures vitales peuvent donner à
tout dysfonctionnement une puissance
de déstructuration inédite (ex : réseau
de production et de distribution du lait à
la mélamine chinois).
Ignorance : l’expert ne se
trouve pas seulement en limite de
connaissance, mais constate que
ses hypothèses, ses schémas ne
fonctionnent plus.
Médiatique de classe 5 : si les points
presse restent d’importance, ils ne sont plus les
fronts véritables. Internet devient le moteur…
aussi longtemps que fonctionne le réseau
électrique !
Les nouvelles frontières du risque et des crises
Le premier impératif lors d’une crise est de ne pas se tromper sur le
diagnostic, et d’identifier les hypothèses implicites qui peuvent
tromper notre jugement. Les risques émergents, les crises du 21ème
siècle ont pour dénominateur commun d’être « impensables »,
« inimaginables » – tout au moins si l’on en reste à nos cadres de
référence conventionnels ; face à chaque grand choc, de Katrina à
la crise financière, c’est d’ailleurs bien le registre constant du
plaidoyer en défense des responsables : « Personne n’aurait pu
imaginer un tel problème ! »… Et là est le danger : « le feu tue, les
idées périmées aussi », comme le disait Foch.
Un certain nombre de facteurs bouleversent le terrain des risques et
des crises. Katrina représentait la moitié de la superficie française
Globalité :
tout point de la planète peut se
trouver confronté à une crise importée, dont
l’origine est lointaine (ex : Tchernobyl).
Vitesse : importance de ce paramètre révélé
par l’épisode du SRAS en 2003… pourtant très
mal pris en compte dans les plans de prévision
pour des phénomènes naturels.
Hyper-complexité :
les niveaux de
référence sont brutalement dépassés, la loi
du « toutes choses étant égales par ailleurs »
n’a plus de sens.
Inconcevable :
c’est le plus déstabilisant,
et représente un défi à relever… et non un
argument à opposer à la responsabilité.
détruite. Les plans de secours français ne sont pas dimensionnés pour
gérer cela : c’est autre chose, une autre dimension ; nous serions
immédiatement projetés sur un tout autre univers, de dimension
européenne.
Ce qui n’empêche pas, dans la plupart des conférences de citer
des cas comme la petite évacuation de Vimy (2001, action de
protection après découverte d’explosifs de la Grande Guerre en
état de grande fragilité) pour souligner à quel point « en France,
on saurait faire ».
La terreur et le malaise devant la fragilité de nos lignes Maginot se
manifestent même parfois par une certaine indécence : par exemple
quand on va faire la leçon aux Américains, à la Nouvelle Orléans
même, en leur exposant la supériorité de nos plans.
Nouvelle Orléans – Destructions Katrina - © Patrick Lagadec, Mars 2007
N° 23
101
LA VIE DE L’ENGREF
Des ancrages, jusqu’à présent solides, sont en passe de se disloquer
– tenue des systèmes écologiques, économiques, sociaux, techniques,
géo-stratégiques –, des tissus sont en train de se déchirer. Le défi ne
réside plus dans l’évènement exceptionnel, mais surtout, désormais,
dans la perte de robustesse des textures de fond. Le problème est
moins la fuite toxique spécifique que la contamination des sols et des
eaux ; non plus l’attaque de banque, mais le caractère spongiforme
des règles qui ont régi le système économique et financier, etc. ; non
plus tel conflit, mais la montée des zones grises, la perte de sécurité
générale sur des océans, etc. Et tout événement spécifique rentre en
résonance avec ces fragilités systémiques pour donner des états
pathogènes difficiles à traiter.
Admiral Thad Allen, nommé responsable des opérations de
Katrina
« Les opérateurs visualisaient un cyclone, or ce n’était pas un
cyclone. Il fallait re-catégoriser la situation. Je l’ai fait en
posant ce diagnostic, une arme de destruction massive, sans
dimension criminelle ».
Nos pathologies face à des chocs
« hors cadre »
« Ils ne pouvaient pas penser cette guerre, ils ne pouvaient donc
que la perdre »
Sauf préparation effectivement ajustée aux risques désormais en
cause, un syndrome général de paralysie affecte nos systèmes
d’interprétation et de gestion. Les blocages impliqués sont de
plusieurs types, dont la tétanisation des équipes.
Notre territoire identitaire est la normalité, et les mots de Buffon
(Théorie de la Terre, 1749) résonnent toujours : « Des causes dont
l’effet est rare, violent et subit ne doivent pas nous toucher, elles
ne se trouvent pas dans la marche ordinaire de la Nature ».
Notre référence en matière de risque est la régularité : le fil rouge
des travaux sur les risques et leur domestication est la détection de
plus en plus élaborée des régularités identifiables dans les séries du
passé. Ainsi, Bernstein rappelle dans « Against the Gods », que –
tout au moins dans la tradition dominante – les meilleures
décisions sont fondées sur les nombres, interprétés à travers les
modèles du passé… Cette démarche est valide tant que le système
est stable… Une autre manifestation de ce paradigme largement
répandu est dans la phrase de Alvin Weinberg : « Science deals
with regularities. Art dals with singularities ».Dans le même sens,
la tradition cartésienne – tout au moins dans ce que l’on en a
globalement retenu – institue une exclusion de l’extrême,
stigmatisé et à éviter.
Comment répondre face à des ruptures ?
Face à des sujets lourds et des crises, nos habitudes de pensée et de
pratique opérationnelle nous conduisent à exiger des solutions clés
en main, de préférence techniques, et aisément présentables dans
les schémas habituels des livres de management et des manuels de
sécurité. Face à des mutations profondes, nous ne pouvons plus
garder pareille approche, il faut accepter de remettre en cause nos
réflexes, nos habitudes, même les plus ancrées.
Patrick Lagadec a abordé deux des différentes réponses qu’il
propose face aux ruptures : la question du leadership, et une
méthode opérationnelle : les « Forces de Réflexion Rapide ».
Du management au leadership
Pour les grandes crises « hors cadre », il ne s’agit plus seulement
de « gérer » autour de l’expertise du spécialiste technique, mais de
refonder des repères – y compris « identitaires »–, de retracer des
perspectives, de réinsuffler de la confiance, de retisser du lien, de
redynamiser les volontés collectives pour inventer et vivre des
voies en grande partie inédites.
Margaret Hermann, Syracuse Univ, USA. Pr of Global Affaires.
« J’étais à Londres le 11/09/2001. Le haut parleur dans le British Museum
dit aux Américains d’aller vite au pub le plus proche écouter la télé.
Feuille de route pour un dirigeant :
Incarner la détermination dans l’action et
l’inventivité collective
Qualifier le problème
Tracer des voies dans l’inconnu, planter
des jalons pour aider à progresser et pouvoir
intervenir sans mode d’emploi
Assurer la cohésion
Tenir les maillons critiques
102
Une heure après, Tony Blair était à la télé et qualifiait la crise : « Ceci est
un crime contre la civilisation », et ajoutait que cela serait à traiter par la
justice et le droit. Une semaine après, j’arrivai aux Etats-Unis, où l’acte
avait été défini comme une « attaque contre les Etats-Unis, à laquelle il
faudrait répondre militairement ». Ce fut le fossé entre l’Europe et les
Etats-Unis qui allait marquer toutes les années qui allaient suivre. Et ce
fossé fut le résultat de cette qualification originelle différente. »
Roy Williams, patron de l’aéroport de la Nouvelle Orléans lors de Katrina :
« Il s’agit d’utiliser les moyens de manière créative. Soudain, vous dirigez
autre chose. Un abri ? Une morgue ? L’aéroport devient le plus grand
hôpital, la plus grande maternité du pays… On a un règlement pour gérer
un aéroport, pas un hôpital, une cuisine, ou un dortoir ! Il a fallu discuter
entre nous : qu’est-ce qu’on fait ? quelle taille ? comment l’intégrer ? Nous
avons construit une ville dans l’aéroport. Bien sûr, certains m’ont dit « Ce
genre d’installation n’est pas conforme au règlement ». Mais ainsi, nous
avions le personnel sous la main. Cela nous a été très utile, surtout que
nous avions perdu tout moyen de communication (téléphone portable,
radio, fax, e mails…) »
N° 23
LA VIE DE L’ENGREF
Quand on est dans une situation hors cadres, le premier impératif
est de catégoriser cette situation illisible. Pour Katrina, pendant 10
jours, l’événement n’avait pas été catégorisé et les actions menées
ne permettaient pas de traiter les problèmes, d’embrayer sur le réel.
Et cette catégorisation – le « De quoi s’agit-il ? » reste une
exigence tout au long de la crise, du fait que la situation est
mutante.
Il faut que les dirigeants soient en mesure d’apporter aux
partenaires essentiels, aux acteurs de terrain, à toutes les parties
prenantes de façon générale, et dès les premiers moments :
une clarification sans détour des enjeux : les fausses
“réassurances” ne font que précipiter la destruction de la confiance ;
Intelligence stratégique : des „Forces de Réflexion Rapide‰
L’action en univers de rupture exige une très forte prise de recul. En
termes opérationnels, il faut pouvoir disposer, auprès des
dirigeants, de personnes rompues aux univers chaotiques, aptes à se
mettre en réflexion ouverte et en réseaux, dès lors que l’on se
trouve en situation peu lisible. En réponse, Patrick Lagadec et son
collègue Xavier Guilhou ont proposé le concept et l’initiative de «
Force de Réflexion Rapide », idée reprise par Pierre Béroux,
directeur du contrôle des risques Groupe d’EDF et désormais mise
en opération en cas de crise ou de signaux non conventionnels, ou
d’exercice.
une ouverture des jeux d’acteurs, des questions, des règles : les
réflexes instinctifs sont de se recroqueviller dans des recettes du
passé, ils sont eux aussi très habituels, mais ils scellent les blocages
les plus funestes ;
une volonté, une capacité de projection au-delà des horizons
habituels, en dépit des ambiguïtés et des ignorances : pour opposer
du projet, des repères, une dynamique inventive, à la perte de sens
et de cadres opérationnels.
La formation des dirigeants constitue dès lors la véritable clé
stratégique : ils doivent être en mesure d’être créatifs lorsque des crises
non conventionnelles surviennent, alors que nous sommes formés à
appliquer des logiques procédurales, des logiques de réponse.
La FRR au travail pendant un exercice pandémie grippale au centre de crise EDF © EDF
Ce groupe se greffe sur le dispositif existant de gestion de crise. Ainsi, le plateau de crise "tête de Groupe"
d'EDF est configuré en plusieurs composantes :
FRR
DIRIGEANT
Observateur
stratégique
COMMUNICATION
OPERATIONS
Entrée de la salle
N° 23
103
LA VIE DE L’ENGREF
La Force de Réflexion Rapide est un groupe à géométrie variable,
composé de personnes à culture hybride, qui aiment à travailler
ensemble sur des enjeux hors cadres.
Quatre questions forment l’ossature de sa démarche de
réflexion et de proposition :
De quoi s’agit-il ? Ce questionnement doit être maintenu
ouvert tout au long de la crise (il peut toujours y avoir erreur ou
impossibilité de qualification à l’origine, et mutation de la crise
à tout moment – qui appelle nouvelle qualification).
Quels sont les pièges majeurs à éviter ? Un des pièges
classiques est de se tromper de sujet, en ne comprenant pas les
enjeux au cœur de la crise à traiter.
Quels sont les acteurs à considérer ? Une crise hors cadre
se déroule nécessairement avec de nouveaux acteurs (et
notamment pas avec les seuls acteurs officiels des instances de
décision centralisées).
Quelles seraient la ou les quelques initiatives créatrices ?
La FRR réfléchit au plus vite sur les quelques actes majeurs à
poser pour enclencher des dynamiques positives sur tous les
tableaux, loin des protocoles établis.
Yann Laroche, top level crisis team, rapporte un
exercice EDF de pandémie grippale en septembre 2006
« Au bout d’une heure, nous étions envahis par de
multiples problèmes opérationnels, avec des
sollicitations intenses de toutes parts…
La FRR m’a immédiatement alerté sur le danger de se
laisser absorber par l’opérationnel et de perdre de vue
le pilotage, ce qui était essentiel.
Elle a ensuite travaillé sur des commandes que je lui ai
passées sur des thèmes What If ?
Que se passerait-il si ?
Je n’envisage plus de conduite de crise sans appui sur la
Force de Réflexion Rapide ».
Echanges avec la salle
Dans la mise en œuvre des FRR, comment gère-t-on la
question du temps de la crise et du temps de la réaction ?
Patrick Lagadec : Le piège du dirigeant, c’est être en retard sur la
crise. Celle-ci impose des vitesses, des rythmes, des mutations qui
pulvérisent souvent nos approches compartimentées, séquentielles,
hiérarchiques, préformatées… La seule manière de s’en sortir,
c’est d’avoir une avance sur la crise. On en est où dans 3 heures ?
demain ? dans 1 mois ?
On ne raisonne pas à partir des constats, mais avec agilité mentale
et anticipation, dans un milieu chaotique et instable. Cela impose
de nouvelles logiques, le plus souvent à l’opposé des logiques que
les grands ensembles institutionnels ont coutume d’imposer dès
l’instant où la réalité ne suit plus les cadrages habituels.
L’enjeu est de s’attaquer au véritable problème, avec des équipes
créatives, rompues à ce type d’exercice, et en se disant qu’il va
104
falloir inventer. Si les équipes ne sont pas habituées à ce type de
confrontation au hors cadre, elles sont pulvérisées. Pour prendre
une image, face à un tigre, elles sortiront le plan « chat
d’appartement » et baptiseront « chat » le tigre qui est dans la
pièce. Pour « ne pas affoler » elles « rassureront » sur le thème : «
Vous avez tort de voir un tigre, moi je vous dis que c’est un chat
tout à fait habituel, et qu’il ne faut pas céder à la panique ».
« L’Europe ne sera pas touchée, la bourse de Paris n’est pas Wall
Street, et de toute manière la crise est derrière nous ». Si
d’aventure chacun a bien vu le tigre, le seul résultat ne sera pas que
« la population » sera « rassurée », mais bien que chacun aura
perdu confiance en constatant que les responsables en charge sont
non seulement aveugles, mais incapables de lucidité envers le défi
posé. On répond souvent à cela « qu’on ne peut tout de même pas
demander à des responsables, à des dirigeants, à des équipes » de
s’entraîner à des situations non prévues. C’est un peu comme si on
partait du principe « qu’on ne peut tout de même pas demander au
GIGN ou au RAID de réfléchir à des situations un peu difficiles »…
N° 23
LA VIE DE L’ENGREF
Comment s’entraîne-t-on à être surpris ?
Patrick Lagadec : C’est le cœur du problème. De façon générale,
on s’entraîne à appliquer les solutions consignées dans les plans.
Davantage : les formations, les exercices, fondamentalement,
excluent toute véritable confrontation à la surprise stratégique, au
changement de logique. « Les Allemands ne peuvent pas passer par
la Belgique, n’ont pas pu passer par la Belgique, n’ont pas pu
utiliser leurs réserves, ne peuvent pas utiliser l’aviation » – comme
se tuait à le dire le Général Lanrezac au GQG de Joffre.
Réponse : « Impossible, car : la Belgique est neutre, les réserves
c’est zéro, l’aviation c’est pour le tourisme ». Et Lanrezac est
expédié à Limoges, certes après avoir sauvé l’armée française en
inventant une réponse hors plan – crime plus grave que la défaite
respectueuse des hypothèses convenues. De même en 1940 : « les
Allemands ne peuvent passer par les Ardennes » (et les excellents
renseignements transmis par nos services ne convaincront que
d’improbables états-majors repliés à Bordeaux).
Application. Si je travaille sur les risques de pandémie, je ne pars
pas des hypothèses des plans en refusant toute question, comme je
l’entends régulièrement. Par exemple : « Les standards des services
d’urgence tiendront, contrairement à ce que vous dites, je ne veux
plus entendre cette question » ; « les personnels féminins qui
peuplent aux 2/3 nos services de santé seront à leur poste, et je ne
veux pas entendre le problème d’enfants à garder au prétexte que
par ailleurs les crèches et écoles seront fermées. Nous serons en
guerre, donc vos questions ne se posent plus ». Ou, comme on le
voit encore écrit : « il n’y aura pas de problème de coupure de
courant, ni d’internet, ni d’approvisionnement, ni… »
Le meilleur entrainement part d’une logique simple : dans un
premier temps, on se met " du côté de la crise " ("red team
approach") et on s’interroge sur ses meilleurs points d’attaque, ses
meilleurs leviers, etc. Alors, ensuite, on est mieux préparé à se
mobiliser pour contrer les surprises, renforcer les maillons faibles,
mobiliser ses forces pour inventer – puisqu’il est illusoire d’avoir à
l’avance un plan répondant à tout. Ce qui n’empêche pas d’avoir un
plan, mais alors bien comme outil d’aide à la décision, non comme
argument à opposer à toute question.
A quel stade informer la population ? quelle
information donner ?
Patrick Lagadec : Le réflexe pavlovien est de tenir pour acquis que
toute information claire va « paniquer les populations ».
Certes, il ne faut pas dire et faire n’importe quoi. Mais, dans les
crises hors cadres, le premier impératif est de conserver la
confiance. On ne peut pas, comme cela fut fait lors de la pandémie
de 1918 à Philadelphie par exemple, assurer que « tout est sous
contrôle » et « qu’il n’y pas d’épidémie »… quand il y a deux
morts par famille. Si on reste sur la conviction selon laquelle « s’ils
savent, on est perdu », encore profondément ancrée, on est
seulement pré-programmé pour la débâcle en cas de crise grave. Le
rapport Phillips sur la communication officielle sur l’ESB en
Grande-Bretagne est remarquablement instructif à cet égard. Ce
qui ne veut pas dire qu’en dehors de la voie de la réassurance non
crédible il n’y a que la panique et le n’importe quoi en matière
d’information. Entre les deux ornières, il y a toute la place pour des
lignes de responsabilité… à inventer et mettre en application.
Y a-t-il besoin d’une tête dirigeante ou surtout pas,
pour laisser émerger des initiatives d’autres ?
Patrick Lagadec : Certes, il ne faut pas tout attendre du sommet, et
une crise se traite largement au niveau du terrain. Mais s’il y a des
responsables, c’est bien qu’il y a des responsabilités à assumer au
plus haut niveau – et précisément dans les moments les plus
difficiles. Beaucoup plaident pour une perspective minimaliste : «
en cas de crise hors cadre, on ne peut demander aux dirigeants
d’être en charge, on ne peut demander aux dirigeants de s’être
préparés à cela – ce ne sont pas des héros », comme je l’entends
régulièrement. Ce qui signifie, dans un monde de plus en plus
marqué par les turbulences sévères, que les dirigeants ne sont là
que pour les périodes de calme, et ont un droit de retrait à toute
annonce de perturbation forte. Ce qui, au passage, légitime qu’ils
soient le plus souvent absents des formations et entraînements sur
ces questions ; légitime aussi le fait que ces sujets soient absents
des cursus de formation.
Où en sont les structures qui gèrent les risques
vitaux, ex. SAMU, RAID, GIGN ?
Patrick Lagadec : Ce qui caractérise le mieux les structures en
pointe c’est leur détermination à décrypter, identifier, travailler les
enjeux qui seraient les plus déstabilisants. La surprise stratégique
est leur domaine de réflexion et de travail. A côté de l’excellence
sur le front du connu, ils pratiquent comme par seconde nature
l’anticipation du hors cadre. J’ai par exemple à l’esprit un exercice
anti-terroriste britannique dont le scénario était tout entier fondé
sur un principe simple : l’attaque véritable n’est pas dans l’acte
initiateur mais dans l’application réflexe du plan d’urgence qui sera
mis en place à la suite de cet acte initiateur.
Quiconque a refusé de réfléchir avant, qui refuse toute prise de
recul (par conviction et par incapacité tant intellectuelle que
psychologique) pendant, sera instantanément mis à son service par
la crise ; il devient la meilleure tête de pont de la crise. Il faut
toujours avoir à l’esprit ce mot cinglant attribué à Bismark : « Tant
que l’Ecole de guerre est à Paris, il n’y a aucun problème pour
l’Allemagne ». Les meilleurs n’oublient jamais que leurs
protocoles ne sont que des moyens supports : la pertinence n’est
acquise que si l’intelligence de la situation est première et
constamment la priorité.
N° 23
105
LA VIE DE L’ENGREF
N’a-t-on pas une impression a posteriori de signaux
avant-coureurs ?
Patrick Lagadec : Certes. Mais le défi est de détecter – et d’accepter–
ces signaux au plus tôt. Je ne parle pas seulement de signaux « faibles »,
mais de signaux « aberrants ». Il y a ici bien des pièges. Celui de ne rien
détecter. Plus grave : celui de ressentir que l’on entre dans des zones non
connues, pour lesquelles nous ne disposons pas de solutions clés en
mains, et, instantanément, de refuser les signaux en question.
Ce fut le cas lors de Katrina. Lorsque le patron des Coast Guards locaux
déclenche une mission d’observation juste après le passage du cyclone
et juste avant la nuit, le premier jour, il embarque à son bord le patron
local de la sécurité civile pour être certain que les résultats de la mission
d’observation pourront être rapidement transmis en haut lieu.
L’observation est claire : 70% de la ville déjà sous l’eau, brèche des
digues sur 400 mètres. Il s’agit bien de « brèche » non de
« débordement » (overflooding). Ce qui veut dire que l’on passe de la
situation sérieuse, mais que l’on va rapidement traiter par des pompes, à
une situation hors cadres : la ville sous l’eau, les pompes sous l’eau, une
durée qui passe de plusieurs jours à plusieurs mois, etc. Le message est
clair, il est transmis au centre de crise central des Etats-Unis. Réaction :
on va attendre demain matin pour avoir confirmation par les militaires ;
on va attendre avant d’informer la Maison-Blanche. Et, lorsque la
confirmation arrive bien, le lendemain, un bon nombre d’organismes
continueront pendant trois ou quatre jours à penser en termes
d’overflooding, en n’intégrant pas la réalité – « breach ». Mais ces
pièges sont naturels si les exercices restent dans les registres de
l’overflooding, et refusent les scénarios de type « breach ». En
clair : si l’on se contente de répéter les protocoles de réponse (certes
importants à pratiquer), en refusant toute mise à l’agenda de scénarios
pour lesquels les réponses ne sont pas déjà acquises.
Ces perspectives conduisent à s’interroger sur la
responsabilité, la fonction des dirigeants, leur
préparation. N’est-on pas trop loin de nos références
habituelles ?
Patrick Lagadec : Je m’inscris ici totalement dans la ligne énoncée par
le préfet Frémont, ancien responsable des stages à l’ENA : « la
responsabilité des élites, c’est précisément de prendre en charge les
sujets difficiles, sinon, il n’y a pas de raison qu’elles existent ». Encore
une fois, bien sûr tout le monde a une partition à jouer, et l’on peut se
retrouver dans des situations où il n’y a plus de chef d’orchestre. Mais
je pense que notre responsabilité est bien de former aussi les chefs
d’orchestre et les futurs chefs. En l’occurrence ici, à assumer leur
fonction de pôle de cohérence et d’impulsion alors que l’orchestre doit
jouer sans partition.
Compte rendu réalisé,
en étroite collaboration
avec le conférencier
Pa t r i ck L a g a d e c ,
par
Aïnhoa Paré Chamontin
Juliette Auricoste (ENGREF 2009)
(ENGREF 2003)
Pour aller plus loin, une bibliographie succinte :
Patrick Lagadec : "A New Cosmology of Risks and Crises - Time for a Radical Shift in Paradigm and Practice", Ecole
polytechnique, PREG, Econométrie, 28 August 2008.
http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/A_New_Cosmology_of_Risks_and_Crises_15_09_2008.pdf
Patrick Lagadec: "Over the edge of the world", Crisis Response Journal, Volume 3, Issue 4, p. 48-49, September 2007.
http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/crisis_response_sept.pdf
Lagadec (P.) La Grande Décision : Capitulation ou invention, face aux évènements extrêmes, Ecole polytechnique, 14/11/2008
http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/La_grande_decision.pdf
106
N° 23