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Le changement de rôle d’un enseignant
dans un environnement technologique riche
Martine Chomienne
télé-université
Pendant l’année scolaire 1989–1990, l’étude du comportement d’un enseignant de sixième
année, alors qu’il était placé avec ses élèves dans un environnement technologique riche,
a conduit à la description chronologique de son évolution en quatre phases de transformation et trois périodes de transition. Au fur et à mesure du déroulement de l’expérience,
les chercheurs ont pu étudier, principalement par le biais de l’observation, la transformation de son mode d’enseignement. Ils ont identifié quatre phases (effervescence, dérobade,
intégration et repli) entrecoupées de périodes de transition. En tenant compte du contexte
de recherche dans lequel s’est effectuée cette transformation, l’auteure élabore un modèle
général du changement de rôle d’un enseignant placé dans un environnement pédagogique
informatisé. Il s’agit d’un outil destiné à analyser l’appropriation pédagogique individuelle
de la micro-informatique par les enseignants du Québec.
This study considered the changing behaviour of a Grade 6 teacher whose 1989/90 class
had been given a technologically rich environment. The class went through four transformative phases and three transitions. Relying mainly on direct observation, researchers
found that the teacher’s methods of instruction went from effervescence, to hesitancy, to
integration, and to retreat — with intervening transitions. Considering that these events
occurred during a research project, the author constructs a general model of change for
the role of the teacher in a computerized environment. This model shows how teachers
appropriate computing for their own purposes.
L’adaptation au changement est peut-être “l’art” le plus fréquemment exercé par
les enseignants d’aujourd’hui. Au Québec, depuis la réforme Parent du milieu des
années 60, les enseignants font continuellement face à des changements de
programmes, de méthodes pédagogiques, de clientèles, de conditions de travail,
etc. (Centrale de l'Enseignement du Québec, 1988). En 1983, le ministère de
l’Éducation du Québec mettait en oeuvre un plan quinquennal d’implantation de
la micro-informatique dans les écoles. Il s’agissait alors d’une innovation
technologique sans précédent, dont l’impact sur l’apprentissage et l’enseignement
était encore mal défini. On prédisait que son introduction dans le milieu scolaire
allait entraîner de nombreux changements, notamment une modification en
profondeur du rôle des enseignants.
OBJECTIF DE LA RECHERCHE
La présente recherche s’inscrit au sein du courant des études sur l’implantation
de l’ordinateur en milieu scolaire. Son but est de caractériser le changement de
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REVUE CANADIENNE DE L’ÉDUCATION
18:4 (1993)
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rôle de l’enseignant qui intègre l’ordinateur à son enseignement. Plus précisément, nous cherchons à discerner des phases dans les changements que l’enseignant effectue.
PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE
L’implantation des ordinateurs
L’introduction des ordinateurs dans le milieu scolaire a été largement étudiée
depuis le début des années 80. En témoignent les nombreux résultats de recherche qui ont été regroupés ces dernières années dans des méta-analyses (Becker,
1987; Krendl et Lieberman, 1988; Roblyer, Castine et King, 1988; Willis et
Willis, 1989) pour tracer un portrait des effets de l’utilisation en classe de
l’ordinateur.
Ce portrait identifie de nombreuses variables, tant internes (motivation des
élèves, profil d’apprentissage, etc.) qu’externes (contexte technologique, attributs
des logiciels utilisés, etc.), qui agissent dans un environnement pédagogique
informatisé (EPI). Cependant, une variable retient de plus en plus l’attention:
l’enseignant, dont les idées, les pratiques pédagogiques et les besoins doivent être
pris en considération dans toute tentative d’introduction des nouvelles technologies (Aust, Allen et Bichelmeyer, 1989; Cuban, 1986; Richardson, Anders, Tidwell et Lloyd, 1991).
En effet, l’ordinateur exige de l’enseignant bien davantage que le simple ajout
d’un nouvel élément à ses pratiques pédagogiques. Il lui demande un changement
qui remet en cause ses croyances, ses connaissances, ses attitudes et ses conceptions pédagogiques (Fullan, 1985; Richardson, 1990; Wood, Cobb et Yackel,
1991). L’enseignant est amené à se questionner (Olson, 1988) sur une pratique
qu’il exerce avec un certain succès, depuis, bien souvent, plus de vingt ans. Il
doit organiser son enseignement d’une manière nouvelle, concevoir son rôle
différemment et aider ses élèves à s’adapter à de nouvelles approches d’enseignement.
Chaque enseignant qui opte pour l’innovation passe par différents niveaux
d’utilisation (Hall, Loucks, Rutherford et Newlove, 1975) ou encore par différents stades d’intérêt (Hall et Hord, 1987). Dwyer, Ringstaff, Sandholtz et Apple
Computer inc. (1990), dans le projet Apple Classrooms of Tomorrow (ACOT),
ont identifié une série d’étapes dans l’utilisation en classe des ordinateurs:
l’entrée, l’adoption, l’adaptation, et l’appropriation-invention. Rappelons que les
environnements créés par le projet ACOT étaient riches (plusieurs Macintosh par
classe) et que les titulaires de ces classes n’avaient pas d’expérience préalable
avec les ordinateurs. La première étape, l’entrée, correspond au premier contact
de l’enseignant avec un environnement informatisé. L’enseignant se trouve confronté à des problèmes techniques ainsi qu’à des problèmes de discipline et de
gestion de ressources. Il surmonte ces difficultés lors de la deuxième étape, celle
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de l’adoption, alors qu’il utilise la technologie comme support à ses méthodes
traditionnelles d’enseignement; ce faisant, il a recours essentiellement à des
tutoriels et à des exerciseurs. L’étape d’adaptation est caractérisée par la
fréquence d’utilisation des ordinateurs par les élèves et par l’importance du
nombre de productions informatisées qu’ils réalisent. L’enseignant recherche des
stratégies nouvelles pour enseigner et pour évaluer les productions. Enfin, lors
de l’appropriation-invention, il utilise naturellement la technologie comme un
outil lui permettant d’accomplir son travail. Pour cela, il modifie véritablement
ses pratiques et ses conceptions pédagogiques pour exploiter à fond les possibilités de l’ordinateur. C’est à cette dernière étape que nous nous sommes intéressée,
car elle correspond au stade où en sont plusieurs enseignants québécois déjà bien
engagés dans la voie de l’intégration des ordinateurs dans leur enseignement.
Les pratiques et les conceptions pédagogiques des enseignants
Parmi les grilles d’analyse du comportement des enseignants en classe, nous
avons retenu la classification des interventions pédagogiques de l’enseignant de
De Landsheere (1981). Selon cet auteur, l’enseignant effectue trois catégories
d’actions: (1) il fait des présentations magistrales plus ou moins “interactives”
(lorsqu’il pose des questions et fait participer les élèves); (2) il supervise le
travail pratique que les élèves réalisent individuellement ou en équipe (il passe
dans les rangées pour vérifier, donner des conseils, des explications, etc.); et (3)
il fait des démonstrations à de petits groupes, les autres élèves travaillant alors
à leur pupitre.
À l’occasion de ces actions, l’enseignant intervient verbalement. Actions et
interventions verbales ont quatre types de fonctions: (1) des fonctions d’organisation, par lesquelles le maître régle la participation des élèves aux activités,
organise leurs mouvements dans la classe, indique l’ordre et la succession des
tâches et le passage d’une activité à une autre; (2) des fonctions d’imposition, par
lesquelles il présente des informations (des faits et des procédures), impose des
activités, des problèmes et des méthodes de résolution; (3) des fonctions d’éducation, reliées au développement personnel affectif et psychologique des élèves, par
lesquelles il stimule l’autonomie des élèves, demande une recherche personnelle,
structure la pensée de l’élève, apporte une aide sur demande, individualise
l’enseignement, favorisant ainsi le développement de la personnalité de l’enfant;
et (4) des fonctions d’évaluation et de rétroaction, par lesquelles il informe
l’enfant de ses performances, renforce son comportement ou, au contraire, vise
à modifier un comportement; ces dernières fonctions comprennent également les
corrections des travaux faits quotidiennement à la maison.
Les actions et les interventions de l’enseignant traduisent des modes d’enseignement que Lesne (1977) a regroupés en trois catégories. Nous en avons retenu
deux qui correspondent également à la classification dichotomique de Kleine
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MARTINE CHOMIENNE
(1982); il s’agit du mode d’enseignement de type transmissif opposé au mode
d’enseignement de type permissif. Ces modes n’existent pas à l’état pur dans la
pratique, mais ils permettent de déceler des tendances dans la relation de l’enseignant au savoir et au pouvoir. Ainsi, un enseignant qui fait preuve d’un mode de
travail de type transmissif transmet surtout des connaissances et des méthodes
d’organisation des connaissances. Il exerce son pouvoir par l’autorité, il délègue
peu. Il fait beaucoup de présentations magistrales et utilise la répétition et
l’enseignement programmé comme moyen de faire acquérir des connaissances.
À l’inverse un enseignant qui agit selon un mode de type incitatif considère
l’élève comme principal responsable de son apprentissage; il l’aide dans son processus d’appropriation des connaissances. Il fait preuve d’une pédagogie opposée
aux conceptions du savoir et du pouvoir des méthodes dites traditionnelles. Il est
non directif, sollicite les idées de ses élèves et les clarifie au besoin. Il favorise
la coopération entre les individus et met l’accent sur les apprentissages de
groupe. Il privilégie le travail en équipe qu’il supervise et guide dans la réalisation de projets par les élèves.
MÉTHODOLOGIE
Pour étudier le changement de rôle d’un enseignant dans un environnement technologique riche, nous avons réalisé une étude de cas.
Le contexte de l’étude
Nous avons choisi un milieu de classe naturel: une classe de sixième année
comptant 29 élèves dans une école primaire située en milieu défavorisé. Nous
avons créé un environnement technologique riche en installant six ordinateurs
Macintosh reliés en réseau à l’aide du logiciel TOPS. Dès le démarrage du projet
les élèves avaient à leur disposition un éventail des logiciels-outils que nous
avions choisis pour deux raisons. D’une part, parce que les logiciels de cette
catégorie semblent présenter un intérêt pour le développement d’habiletés intellectuelles complexes (Mandinach et Linn, 1986); et d’autre part, parce que
l’enseignant retenu en était au stade d’appropriation-invention de l’ordinateur. En
effet, depuis quatre ans, il disposait en permanence dans sa classe d’un ordinateur
Macintosh; cela lui avait permis de passer par les étapes 1, 2 et 3 décrites par
Dwyer et al. (1990); il était à l’aise pour installer lui-même les nouveaux logiciels et brancher les périphériques selon leurs spécifications techniques. Il utilisait
l’ordinateur pour ses besoins de gestion de classe (rédaction de notes de cours,
statistiques sur les notes de ses élèves, etc.). Les logiciels à l’usage des élèves
étaient essentiellement des tutoriels et des exerciseurs.
Lors de l’installation des ordinateurs, nous avons modifié la disposition traditionnelle des pupitres pour les regrouper en six îlots, chacun étant proche d’un
poste de travail ordinateur.
LE CHANGEMENT DE RÔLE D’UN ENSEIGNANT
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Par ailleurs, comme nous ne disposions, pour des raisons logistiques et financières, que d’une courte année scolaire,1 nous avons décidé après quelques
semaines et à la demande de l’enseignant d’intervenir sur le plan pédagogique.
C’est ainsi que nous avons mis à sa disposition le didacticien membre de
l’équipe de recherche. Il suggérait à l’enseignant un mode de travail par projets,
l’aidait hebdomadairement à faire sa planification de classe et à préparer le matériel pédagogique nécessaire.
Les caractéristiques pédagogiques de départ de l’enseignant font aussi partie
du contexte de l’étude; comme nous voulions étudier leur évolution dans l’environnement pédagogique informatisé, nous les avons évaluées avant la création de
cet environnement.
Nous avons observé l’enseignant pendant un après-midi avant le début du projet. Il utilisait un mode de type transmissif (Lesne, 1977), plutôt direct et fermé
(Kleine, 1982). Il faisait surtout des présentations magistrales suivies de supervision de travaux individuels. Pendant les présentations, il posait fréquemment
des questions, favorisant ainsi la participation des élèves; ces questions cependant
étaient souvent ponctuelles et il n’y avait pas de véritable discussion entre les
élèves et l’enseignant.
Plusieurs auteurs (Kleine, 1982; Medley, 1982) reconnaissent que ce mode de
travail est efficace, notamment auprès d’enfants de niveau socio-économique
faible comme c’était le cas de ceux qui participaient au projet; cependant, ce
mode correspond peu aux caractéristiques pédagogiques facilitatrices de l’intégration des ordinateurs, telles que les ont décrites Taurisson (1983), et Berthelot,
Savard, Chomienne et Baby (1986). En effet, les enseignants qui intègrent facilement l’ordinateur à leur pédagogie ont un mode d’enseignement ouvert, de type
incitatif dans lequel ils donnent à l’apprenant la responsabilité de sa formation.
Ils mettent l’accent sur le développement personnel de l’enfant plutôt que sur
l’acquisition du savoir. Ils favorisent chez les élèves le travail par projet, en
atelier et en équipe. Ces pratiques, pourtant, sont peu répandues dans le milieu
scolaire primaire québécois et les enseignants présentant un tel profil sont rares
(Conseil supérieur de l'éducation, 1987).
Ainsi, l’enseignant que nous avions sélectionné ressemblait à la plupart des
enseignants du Québec quant à son mode d’enseignement. Par conséquent, l’observation de son comportement et l’étude du changement de rôle qu’il devait
effectuer lors de l’étape d’appropriation-invention de l’ordinateur devenaient un
sujet des plus intéressants.
La collecte et l’analyse des données
Une partie importante des données vient des observations. Celles-ci ont eu lieu
du début décembre à la mi-mai, à raison de sept périodes2 en moyenne par
semaine. Trois observatrices se relayaient dans la classe ou s’y trouvaient
ensemble pour une même période d’observation, de façon à trianguler plus tard
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MARTINE CHOMIENNE
les données. Elles prenaient des notes manuscrites sur le comportement et les
interventions de l’enseignant, ainsi que sur les actions des élèves à l’ordinateur.
D’autres données se sont ajoutées à celles issues de l’observation. L’enseignant
s’est prêté à deux entrevues en profondeur (l’une antérieure, l’autre postérieure
au projet); il a participé à 20 séances de débriffage (debriefing) qui ont eu lieu
chaque vendredi avec l’équipe de recherche. Nous avons aussi examiné le matériel développé par l’enseignant lorsqu’il planifiait les activités dans l’EPI. Les
données proviennent donc de plusieurs sources et ont été recueillies à l’aide de
plusieurs instruments. Elles ont toutes été transcrites et codées dans une base de
données relationnelle informatisée. Pour cela, rapidement après leur collecte, elles
étaient découpées en segments de sens appelés des scripts (Vogel, 1988) et
comportant une action à laquelle était attachée une date. Chaque script recevait
un (quelquefois plusieurs) code(s) élaboré(s) à partir de la classification des
interventions pédagogiques de De Landsheere (1981) et des modes et styles
d’enseignement de Lesne (1977) et de Kleine (1982). Des sous-codes ont été
créés par la suite selon la méthode de Strauss et Corbin (1991), par les trois
observatrices en commun. Ils permettaient de qualifier davantage les actions. Le
codage était fait individuellement par chaque observatrice sur les données qu’elle
recueillait et validé ensuite par une des autres observatrices. Selon la catégorie
à laquelle ils appartenaient, les codes et les scripts correspondants pouvaient être
reliés entre eux dans la structure de la base de données. Ceci permettait de
retrouver par la suite, en interrogeant la base, des événements associés venant de
sources différentes.
Les analyses ont été faites en questionnant la base sur plusieurs dimensions
et en retraçant l’évolution chronologique des événements. Par exemple, en
recherchant les interventions verbales de l’enseignant auprès des élèves aux
ordinateurs, on peut voir qu’au début du projet, elles sont fréquentes, spontanées
ou à la demande des élèves; elles sont techniques et consistent à dicter des procédures précises de cheminement dans un logiciel lors d’activités de français.
PRÉSENTATION ET DISCUSSION DES RÉSULTATS: L’ÉVOLUTION DE L’ENSEIGNANT
ET DE SA PRATIQUE
Dans l’évolution de l’enseignant, nous avons observé des phases entrecoupées de
transitions. Une phase est une période de temps variable caractérisée par une
certaine unité dans le comportement de l’enseignant. Elle se termine lorsque ce
dernier, rencontrant des contradictions majeures avec ses pratiques habituelles,
change de comportement. Généralement, la rupture n’est pas brutale; elle est
annoncée par une période de transition qui assure le passage d’une phase à la
suivante; ainsi, nous avons identifié quatre phases chronologiques: phase 1,
effervescence, phase 2, dérobade, phase 3, intégration et phase 4, repli. Trois
périodes de transition ont assuré le passage d’une phase à l’autre: transition 1:
déstabilisation, transition 2, recherche de soutien, transition 3, surcharge.
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Les résultats sont présentés dans le tableau 1. On notera que les descriptions
de la transition 3 et de la phase 4 sont hypothétiques. Elles ont été extrapolées
à partir de la phase 3 qui laissait présager que l’enseignant s’acheminait vers un
succès dans l’appropriation pédagogique de l’EPI. Nous pensons que ce sont les
exigences de l’étude qui l’ont empêché3 de poursuivre le changement qu’il avait
largement amorcé en phase 3. Nous commentons maintenant chacune des phases.
Phase 1: Effervescence
Cette phase a duré trois semaines, pendant lesquelles l’enseignant a fait réaliser
à l’ordinateur la plupart des activités de toutes les matières scolaires.
Pendant cette phase, l’enseignant fait confiance à son expérience de plus de
20 ans dans l’enseignement et de quatre ans avec les ordinateurs. Il fait des
présentations magistrales suivies de périodes de travail individuel des enfants.
C’est pendant les périodes de travail individuel, qu’il “assigne” certains élèves
aux ordinateurs. La plupart du temps, ils ont pour tâche de retranscrire un texte
composé à la main auparavant. L’enseignant intervient surtout auprès des élèves
à l’ordinateur; il leur impose des procédures strictes et répond à leurs demandes
qui portent essentiellement sur le mode d’emploi des logiciels. Il contrôle le
niveau de bruit dans sa classe en imposant un mode de travail individuel.
Par ailleurs, pour donner à chacun la chance de travailler à l’ordinateur, et
aussi par manque de planification des activités, il interrompt fréquemment le
travail des élèves. L’ensemble de son enseignement est morcelé et beaucoup de
temps est employé à des explications organisationnelles; malgré ses 20 ans d’expérience il se comporte alors en enseignant novice (Leinhardt et Greeno, 1986).
Le temps alloué aux activités est rarement précisé aux élèves; ainsi, ces
derniers se sentent-ils souvent interrompus en plein travail, et tout travail
commencé n’est pas systématiquement repris lors d’une session ultérieure à
l’ordinateur. C’est pourquoi, cette période est caractérisée par de nombreuses
productions amorcées par les élèves à la demande de l’enseignant, qui n’ont
jamais été ni terminées ni évaluées, car l’enseignant se sent dépassé par des
problèmes d’organisation; il est déstabilisé (Dwyer et al., 1991). Peu avant les
vacances de Noël, lors d’une séance de compte-rendu hebdomadaire, il informe
l’équipe de recherche qu’il souhaite revenir à des activités plus traditionnelles le
matin, pour se mettre à jour dans le programme officiel, et réserver l’après-midi
à des activités permettant aux élèves plus d’exploration à l’ordinateur.
Phase 2: Dérobade
Cette phase a duré quatre semaines, pendant lesquelles seulement le tiers des
activités observées a été réalisé à l’ordinateur.
Elle est caractérisée par la faible utilisation des ordinateurs. Les enfants ne
s’en servent qu’en fin de journée pour des activités marginales sans lien avec les
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MARTINE CHOMIENNE
autres activités d’apprentissage. Cependant, quand ils travaillent à l’ordinateur,
ils sont en équipe et ils se répartissent davantage selon leur propre organisation.
L’enseignant continue à donner aux élèves aux ordinateurs des conseils essentiellement d’ordre technique, mais son attention, lors des séances de travail mixtes
(enfants aux ordinateurs et enfants à leur pupitre), n’est plus exclusivement
réservée aux élèves aux ordinateurs. Ses interventions sont de nature pédagogique
ou technique. Comme dans la phase précédente, les élèves sont rarement mis au
courant du temps dont ils disposent pour faire une activité.
Bien vite, cette situation ne satisfait pas l’enseignant. Il se rend compte qu’il
n’intègre pas réellement l’ordinateur à son enseignement. Il se questionne sur son
mode d’enseignement et quémande de l’aide auprès des membres de l’équipe de
recherche. À leur suggestion, il accepte de travailler hebdomadairement à la
planification des activités de la classe avec un didacticien.
Phase 3: Intégration
Cette phase fut la plus longue (huit semaines). La plupart des activités observées
ont été réalisées à l’ordinateur (72 contre 18).
L’enseignant modifie la disposition physique de la classe; il sépare les îlots
qu’il avait regroupés dans la phase précédente; il déplace l’imprimante vers le
fond de la classe, derrière un paravent, pour la rendre moins bruyante et permettre ainsi aux élèves de l’utiliser quand ils en sentent le besoin.
Il travaille une fois par semaine avec le didacticien à la planification des
activités de la semaine à venir. Il conçoit du matériel écrit ainsi que de petits
programmes informatiques. Lors de la première période de la semaine, il présente
l’ensemble des activités à réaliser et explique aux élèves comment cheminer dans
un environnement où six activités se déroulent simultanément sur des thèmes
différents. Les élèves sont plus autonomes, se répartissent le travail à l’intérieur
des équipes et décident entre eux qui va à l’ordinateur. Les ordinateurs sont
fréquemment utilisés et les enfants y travaillent souvent avec un partenaire.
Les activités réalisées à l’ordinateur mettent en jeu des habiletés d’expressioncommunication et de résolution de problème; les enfants, par exemple, doivent
illustrer un thème par des dessins ou des slogans qu’ils composent à l’ordinateur.
La classe peut être bruyante; l’enseignant tolère un niveau de bruit qu’il juge
maintenant propice aux échanges des élèves entre eux.
L’enseignant délaisse donc les présentations magistrales et le travail individuel
des élèves. Il introduit des méthodes plus interactives favorisant la discussion ou
le travail de groupe. L’apprentissage coopératif, le tutorat (l’apprentissage par les
pairs) apparaissent alors essentiels (Van Deusen et Donham, 1986–1987), les
élèves se questionnant mutuellement ou discutant des hypothèses des autres.
La planification hebdomadaire, qui permet que plusieurs activités se déroulent
simultanément dans la classe, est une des transformations importantes du mode
de travail de l’enseignant lors de cette phase. C’est grâce à elle que les élèves
LE CHANGEMENT DE RÔLE D’UN ENSEIGNANT
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peuvent travailler sur des projets de grande envergure, de façon autonome, tout
en étant correctement encadrés.
En somme, l’enseignant change son rôle, ses conceptions sur l’apprentissage
et ses pratiques pédagogiques. Il devient progressivement un guide de l’élève, un
planificateur, et un orienteur de l’apprentissage. Il centre ses interventions sur ses
élèves et leurs capacités à prendre en charge leurs apprentissages. C’est là un
rôle que le ministère de l’Éducation du Québec favorise depuis plus de dix ans
notamment dans les nouveaux programmes. L’adoption en semble cependant difficile, et nous croyons qu’elle pourrait être réalisée lors de l’introduction d’un
EPI.
Mais ces changements se produisent lentement et progressivement. Ils exigent
beaucoup de l’enseignant qui a besoin de temps pour s’y adapter (Fullan, Miles
et Anderson, 1988).
Aussi, après quelques semaines de ce mode de fonctionnement, l’enseignant,
que nous avons un peu bousculé en raison des exigences de l’étude, se plaint de
la lourdeur des préparations hebdomadaires. La fin de l’année scolaire approche
et il demande qu’on le laisse seul préparer son enseignement. À sa demande
également, nous espaçons nos observations.
Phase 4: Repli
La phase qui commence alors se poursuivra jusqu’à la fin de l’année. Pendant
cette phase, environ la moitié des activités que nous avons observées ont été
réalisées à l’ordinateur.
L’enseignant fait seul une planification sommaire de son enseignement en une
seule activité qui généralement se déroule à l’ordinateur pour une partie des
élèves et aux pupitres pour les autres. En cette fin d’année scolaire, il fait davantage travailler les matières qu’il juge n’avoir pas suffisamment traitées pendant
l’année. Il met l’accent sur les sciences et introduit pour cela de nouveaux
logiciels qui, tout en étant à orientation disciplinaire, sont cependant des logiciels
ouverts.4 Les enfants sont autonomes à l’ordinateur et se dépannent mutuellement.
Lors de cette phase, l’enseignant semble moins audacieux; il conserve cependant un mode d’enseignement et des méthodes de travail chez ses élèves qui prolongent les changements amorcés dans la phase précédente. Ainsi on peut croire
qu’il se dirige vers une phase d’intégration réussie et qu’il y parviendra par une
période de transition que nous avons appelée une période de construction.
Phase 5: Succès
Peu à peu, l’enseignant prendra de l’expérience et de l’assurance dans la planification des activités intégrant l’ordinateur; il érigera les bases d’une intégration
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MARTINE CHOMIENNE
réussie dans laquelle il atteindra un niveau de confiance et de stabilité qui lui
feront rechercher d’autres applications plus novatrices.
Les élèves utiliseront alors fréquemment les ordinateurs pour des activités que
l’enseignant aura planifiées avec précision et qui auront été analysées en fonction
des objectifs des programmes d’enseignement. L’enseignant fera alors peu
d’interventions magistrales; il servira de ressource, de guide aux élèves qui le
consulteront à ce titre. Certains enfants auront développé une compétence au
sujet des logiciels et la mettront à la disposition de leurs pairs. Les élèves
travailleront en équipe et les projets seront réalisés dans une optique constructiviste, l’enfant étant le propre responsable de ses apprentissages qu’il élabore en
réaménageant ses connaissances au fur et à mesure que d’autres s’ajoutent à
celles qu’il possède déjà (Papert,1984).
CONCLUSION: UN OUTIL D’ANALYSE DE L’APPROPRIATION PÉDAGOGIQUE DE
L’ORDINATEUR
L’introduction, à des fins de recherche appliquée, d’un environnement technologique riche dans une classe traditionnelle de sixième année a entraîné chez
l’enseignant titulaire de la classe certains changements dans ses pratiques et ses
conceptions pédagogiques. Ces changements ont été présentés dans un tableau
résumant les phases par lesquelles est passé l’enseignant.
L’étude a été réalisée en tenant compte de plusieurs des recommandations des
recherches sur le changement de rôle d’un enseignant et notamment celles qui
touchent l’importance d’impliquer fortement l’enseignant dans la recherche. Elle
a permis d’élaborer un outil général d’analyse de l’évolution d’un enseignant
dans un EPI. À l’instar de la National Academy of Education (1991), il faut
cependant insister sur la nécessité de multiplier et d’approfondir de telles recherches. Pour mieux connaître le processus de changement de rôle d’un enseignant,
il faut mener des études sur de longues périodes de temps et concernant de
grands échantillons de population. C’est alors qu’un outil d’analyse tel que celui
que nous avons élaboré se montrera utile en étant adapté et amélioré. Dans ces
conditions, il pourra devenir un outil d’évaluation du stade d’appropriation pédagogique des ordinateurs par les enseignants.
NOTES
1
Si on considère le temps de préparation de l’environnement, la période de collecte de données
s’est étendue sur 6 mois seulement.
2
À l’école dont il est question, une période d’enseignement durait 60 minutes.
3
En effet, en plus du bilan hebdomadaire que nous faisions avec lui, nous avons demandé à l’enseignant de préparer une communication sur son expérience en vue d’un congrès d’enseignants ayant
eu lieu en avril et de rédiger un article pour une revue provinciale d’enseignants utilisateurs de
l’ordinateur.
4
Il s’agit de logiciels de la série LOUPE de la firme Micro Untel.
LE CHANGEMENT DE RÔLE D’UN ENSEIGNANT
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Martine Chomienne est professeure à la Télé-Université de l’Université du Québec, 1001 rue Sherbrooke est, Montréal (Québec) H2X 3M4.