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0 1 Université de Bourgogne UFR Langues et Communication École doctorale LISIT Centre Interlangues – Texte, Image, Langage THÈSE pour obtenir le grade de Docteur de l’Université de Bourgogne Discipline : Espagnol par Ewa Bargiel 12 décembre 2014 À l’affût des variations infinies du chaos Approche de l’œuvre de Rodrigo Fresán Sous la direction de Monsieur le professeur Jean-Claude Villegas Composition du Jury : • • • • Aline Janquart-Thibault, Professeur - Université de Bourgogne Marco Kunz, Professeur - Université de Lausanne Antonio J. Gil González, Professeur - Université de Santiago de Compostela Jean-Claude Villegas, Professeur émérite - Université de Bourgogne, Directeur de thèse 2 Selon moi, une bonne histoire se présente toujours comme le lieu idéal d’où contempler les inépuisables variations du chaos. Voilà pourquoi mon histoire – qui me paraît assez étrange pour ne pas avoir besoin de stratagèmes – sera contée sans artifices, à moins qu’on trouve « artificiel » le désordre naturel de ce qui m’est arrivé. Mes structures, mes tournures et mes manœuvres n’ont jamais obéi à des aspirations esthétiques, mais à une sorte d’addiction émotionnelle où, je m’en aperçois clairement à présent, les credo sommaires de l’anarchie ont fini par s’imposer et réprimer toute attitude machiavélique que j’aurais pu adopter pour relater cette histoire.1 Rodrigo Fresán 1 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 251-252. 3 Remerciements Je tiens d’abord à remercier Monsieur le professeur Jean-Claude Villegas, le directeur de cette thèse, pour ses précieux conseils et encouragements qui m’ont permis de mener à bien ce travail. Je souhaite également remercier Patricia Gorecki et Cécile Leroy pour leur courageux travail de relecture. Je voudrais enfin adresser toute ma gratitude à ma famille pour sa patience. Tout particulièrement, je tiens à remercier mon époux Sylwester pour son infaillible soutien, pour la réalisation des illustrations et pour son aide précieuse avec la préparation du texte. 4 Résumé Notre recherche s’intéressera à la composition sophistiquée de ce que nous allons dénommer « la maison livresque frésanienne » ou « série intertextuelle ». À travers notre étude, il s’agira de montrer que les neuf ouvrages de Rodrigo Fresán, sans égard à leurs appartenances génériques et leurs thématiques diverses, forment un tout cohérent et ils ne peuvent pas, par conséquent, être étudiés de façon séparée. Nous mettrons en évidence la continuité, la logique et, surtout, le caractère systématique du projet littéraire unissant tous les livres de l’auteur dans une série intertextuelle unique, fractale et « en devenir ». Eu égard au fait que cette écriture génériquement hybride est caractérisée par une tension entre les techniques d’unification et celles de discontinuité, nous effectuerons une présentation des procédés d’intégration et d’atomisation mis en place dans les collections de nouvelles intégrées et dans les romans de l’auteur. Ensuite, nous dégagerons la stratégie principale d’édification du continuum de la maison livresque : le principe de répétition et de variation. Nous explorerons plusieurs domaines d’application du mécanisme de la répétition/variation à différents niveaux de toute la série. Notre étude sera focalisée notamment sur les structures narratives, la dimension métafictionnelle, les hybridations génériques et les modèles extralittéraires de l’écriture frésanienne, c’est-àdire ses inspirations musicales, picturales, photographiques, cinématographiques, scientifiques et religieuses. Mots-clés : littérature argentine, métafiction, intertextualité, nouvelles intégrées, hybridité générique, variations, structure narrative, autofabulation 5 Abstract The aim of this thesis is to examine and interpret the sophisticated composition of Rodrigo Fresán’s “house of books” or “intertextual series”. Our research will demonstrate that the nine books of the Argentinean writer, in spite of their different generic classifications and their significant thematic diversity, form a coherent whole and they cannot be therefore analyzed separately. The continuity, the logic and, most importantly, the systematic nature of this literary project, that unites all the books of the author in an original and fractal intertextual series “in progress”, will be showed. Considering the fact that this work is characterized by a generic hybridity and a tension between the unification and discontinuity techniques, the processes of literary integration and atomization utilized in the integrated story collections and in the novels of the author will be presented. Then, a repetition and variation principle will be investigated as a main construction strategy of this continuum. Many fields of application of the repetition/variation mechanisms on various levels of the series will be explored. Our study will be concentrated mostly on the narrative structures, the metafictional dimension, the generic hybridity and the extraliterary models of the Fresán’s books, that is, his musical, pictorial, photographic, film, scientific and religious inspirations. Keywords: Argentinean literature, metafiction, intertextuality, integrated stories, generic hybridity, variations, narrative structure, autofabulation 6 Table des matières Remerciements ......................................................................................................................... 4 Résumé ...................................................................................................................................... 5 Abstract ..................................................................................................................................... 6 Table des matières .................................................................................................................... 7 Introduction .............................................................................................................................. 9 Partie I L’écrivain et son œuvre............................................................................................ 26 Partie II L’homme du bord extérieur, texte fondateur de la maison livresque .................. 61 Partie III Construction de la maison livresque ................................................................... 94 1. Livre en devenir .................................................................................................................. 95 2. La maison ............................................................................................................................ 98 3. Le palais de mémoire ....................................................................................................... 105 4. Répétitions/variations ...................................................................................................... 110 Partie IV Les variations dans la série frésanienne ............................................................ 120 1. Les variations narratives ................................................................................................. 121 1.1. Les recueils des nouvelles...................................................................................... 125 1.2. Travaux manuels .................................................................................................... 134 1.3. Mantra ................................................................................................................... 137 1.4. Le fond du ciel........................................................................................................ 141 1.5. Esperanto ............................................................................................................... 149 1.6. Les Jardins de Kensington ..................................................................................... 153 2. Les variations génériques ................................................................................................ 171 2.1. Autobiographie/autofiction/autofabulation ............................................................ 173 2.2. Kaléidoscope générique et effects spéculaires. Les variations infinies du chaos dans « Notes pour une théorie de la nouvelle » (La Vitesse des choses) .............................. 212 3. Les variations musicales .................................................................................................. 251 7 4. Les séries picturales ......................................................................................................... 271 5. Les variations photographiques et cinématographiques .............................................. 283 6. Les variations scientifiques et religieuses : la théorie quantique, la fractalité, le Big Bang et la kabbale ................................................................................................................ 317 7. Les variations essayistes. La Vitesse des choses, « un manuel d’instructions codé » .. 340 Conclusion ............................................................................................................................. 360 Bibliographie......................................................................................................................... 368 Liste des illustrations ........................................................................................................... 390 Liste des tableaux ................................................................................................................. 393 8 Introduction 9 Illustration 1. Rodrigo Fresán.2 Vous savez, cela ne m'intéresse pas vraiment d'avoir une vie intéressante. Je considère que ce qu'il y a d'intéressant dans une vie d'écrivain doit aller dans son œuvre. 3 Rodrigo Fresán En 1991, Rodrigo Fresán fit irruption dans le monde littéraire argentin avec un premier livre novateur, Historia argentina (L'Homme du bord extérieur4). Ce recueil de nouvelles audacieux (ou, plutôt, ce roman-ennouvelles) accueilli avec ferveur resta six mois dans les listes des meilleures ventes et transforma son auteur, en quelques jours à peine, en un personnage médiatique et un écrivain étiqueté comme « talent prometteur ». Aujourd'hui, à l'âge de 51 ans, Rodrigo Fresán réside à Barcelone et s'impose 2 3 4 http://www.revistateina.es/teina/web/teina20/lit5.htm (Consulté le 17/09/2014). Etienne Leterrier, « Le voyageur diagonal », Le matricule des anges, n°98, 2008, p. 29. Pour la liste complète des œuvres de Fresán éditées en français voir la bibliographie. 10 comme une figure majeure des lettres hispaniques contemporaines. Reconnu tant par la critique et ses collègues écrivains que par le public, il est auteur de neuf livres de fiction : L'Homme du bord extérieur (1991), Vies de saints (1993), Trabajos manuales (1994), Esperanto (1995), La Vitesse des choses (1998), Mantra (2001), Les Jardins de Kensington (2003), Le Fond du ciel (2009), et La parte inventada (2014). Ses nouvelles, considérées comme représentatives de l'écriture novatrice des jeunes auteurs, figurent dans de nombreuses anthologies non seulement de la littérature argentine, mais aussi des lettres latinoaméricaines, à côté de textes de Jorge Luis Borges, Juan Carlos Onetti, Juan Rulfo, Julio Cortázar ou Gabriel García Márquez. Aux yeux du romancier espagnol Enrique Vila-Matas, l'œuvre de Fresán « l'a consacré comme un écrivain transgresseur du contenu et expérimental dans la forme » et a provoqué un « effet révulsif générationnel dans le monde littéraire argentin. La littérature de Fresán a introduit une certaine modernité qui à l'époque, dans son pays, brillait par son absence incompréhensible »5. Ignacio Echevarría, le critique littéraire et éditeur barcelonais, va encore plus loin en annonçant que « la prose en langue castillane des années quatre-vingt-dix allait être déterminée, au niveau de son orientation et de sa dynamique, par le succès de ces deux livres [L'Homme du bord extérieur, de Rodrigo Fresán et Lo peor de todo, de Ray Loriga] »6. Ainsi, depuis quelques années, Fresán est invité en tant qu’autorité littéraire indéniable à prendre part à des jurys de différents prix, tels que Premio Jaén de Novela, Concurso de Cuentos Paula, Premio Logroño de Novela, Premio Salambó de Narrativa en Castellano, Premio de Nueva Novela Página/12, ou Premio Internacional de Novela de la Diversidad. Enrique Vila-Matas, « Le facteur Fresán », dans Fresán, Rodrigo, La Vitesse des choses, trad. Isabelle Gugnon, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 7. 6 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2009, p. 13 ("la narrativa en lengua castellana de la década de los noventa iba a quedar determinada, en su orientación y en su dinámica, por el éxito de estos dos libros [Historia argentina, de Rodrigo Fresán y Lo peor de todo, de Ray Loriga]"). 5 11 Fresán, qui se définit en tant que « lecteur qui écrit » plutôt qu'écrivain qui lit7 et admet qu'il « préfère la joie du lecteur au travail de l'écrivain »8, se consacre donc en parallèle à l'écriture de fiction, à la critique littéraire et au journalisme culturel. En mars 2012 l’auteur a créé un blog, intitulé Las cosas de la velocidad (Les choses de la vitesse)9. Ce grand amateur de la culture nord-américaine et britannique est également un préfacier infatigable (plus d'une trentaine de livres). Du point de vue de Fresán, ses préfaces « reflètent une attitude un peu évangélique. Je ne préface que ce qui me plaît beaucoup, question de "prêcher la bonne nouvelle"»10. Par conséquent, il se donne pour objectif de faire découvrir aux lecteurs espagnols des auteurs comme William Gaddis ou, en particulier, John Cheever. « Ce qui concerne Cheever est une des choses dont je me sens le plus fier », déclare-t-il, « d'avoir pu contribuer à un certain renouveau et renflouement de la figure de John Cheever en espagnol, qui était une personne complètement disparue, ignorée et méconnue de beaucoup de monde »11. Un nombre important d'ouvrages préfacés par l'auteur argentin ont été publiés par les éditions Random House-Mondadori dans le cadre de la collection de romans noirs et policiers « Roja & Negra » qu’il dirige luimême. En outre, Fresán écrit fréquemment pour le quotidien argentin Página/12, la revue mexicaine Letras Libres et le journal espagnol El País, entre autres. L'écrivain insiste, cependant, sur le fait que ses écrits journalistiques, de même que ses livres, échappent à une simple définition générique: « je ne crois pas que ce que je fais soit du journalisme au sens le Olivier Lamm, « Rodrigo Fresán : Zappeur de mondes », Chronicart.com, 27/10/2010, http://www.chronicart.com/webmag/article.php?page=2&id=1668 (Consulté le 17/09/2014). 8 Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», Le matricule des anges, n°98, 2008, p. 34. 9 Las cosas de la velocidad, el blog de Rodrigo Fresán, http://rodrigofresan.megustaescribir.com/(Consulté le 17/09/2014). 10 Cristian Vazquez, «Contar buenas historias de la mejor manera posible: allí empieza y termina todo», Revistateína, n°20, 2009, http://cristianvazquez.blogspot.fr/2009/02/misentrevistas-rodrigo-fresan-y-sergio.html ("una actitud un poco evangélica. Solamente prologo lo que me gusta mucho, por una cuestión de « predicar la buena nueva »") (Consulté le 16/09/2014). 11 Ibidem ("Lo de Cheever es de las cosas de las que más orgulloso me siento, el haber podido contribuir a cierto reverdecer y reflotamiento de la figura de John Cheever en español, que era una persona que estaba completamente desaparecida, ignorada y desconocida por muchísima gente"). 7 12 plus classique (ou rigoureux) du terme ou même de la critique littéraire. C'est autre chose. Un genre de journal ouvert (que je ne tiens pas en tant que journal intime) offert au fil de mes articles »12. Les réflexions de Fresán sur son métier de chroniqueur ont été intégrées dans un recueil de quatorze entretiens avec des journalistes latino-américains distingués, accompagné d’une anthologie de leurs textes. Ce livre, intitulé Domadores de historias. Conversaciones con grandes cronistas de América Latina (Dompteurs d’histoires. Conversations avec de grands chroniqueurs d'Amérique Latine), a été préparé par les professeurs de l'École de Journalisme de l'Université Finis Terrae de Santiago, au Chili.13 Finalement, signalons aussi d'autres champs d'intérêt qui envahissent l'écriture d'un auteur aussi éclectique que Fresán. Il se passionne simultanément pour le cinéma, la bande dessinée et, tout particulièrement, la musique, autant de centres d’intérêt qui sont l'objet de ses notes journalistiques et entretiens. Il a collaboré avec la revue Rockdelux, par exemple; il a interviewé Johnny Depp, Raphael, Elliott Smith et Robyn Hitchcock, entre autres; il a également traduit et glosé un recueil de chansons de son artiste préféré Bob Dylan (d'environ 1200 pages), Letras. 1962-2001, pour Global Rhythm Press et Alfaguara mais, à cause de divergences d’opinions avec l’éditeur, la version définitive du livre publié en 2007 a été traduite par Miguel Izquierdo et José Moreno14. Selon Fresán, Roberto Santander, Martín Abadía, «La Función del Escritor es la de Proveer Historias», La Periódica Revisión Dominical, le 22 décembre 2008, http://laperiodicarevisiondominical.wordpress.com/2008/12/22/entrevista-a-rodrigofresan-la-funcion-social-del-escritor-es-la-de-proveer-historias/ ("no creo que lo que yo hago sea periodismo en el sentido más clásico (o riguroso) del término o que lo que yo haga sea crítica literaria. Es otra cosa. Una especie de diario abierto (que no llevo como diario) repartido a lo largo de artículos"). 13 Marcela Aguilar, (ed.), Domadores de historias. Conversaciones con grandes cronistas de América Latina, Santiago de Chile, Ril Editores/ Ediciones Universidad Finis Terrae, 2010. 14 “Vaya lío, sobre todo pensando en alguien tan hermético y dado a los juegos como Dylan. Para enredar aún más la madeja, el volumen de 1.264 páginas ha estado apuntalado por la polémica, luego de que el traductor original, Rodrigo Fresán, abandonara el proyecto, por diferencias con el editor, siendo sustituido por Miquel Izquierdo y José Moreno. El novelista argentino no ha querido referirse al asunto, salvo lo dicho en el sitio La Periódica Revisión Semanal: "De lo de Dylan prefiero no acordarme. Y hablar equivaldría a hacer memoria. Así es que prefiero dedicar la memoria de mi disco duro para cosas más útiles y gratas". (http://diario.latercera.com/2010/12/24/01/contenido/cultura-entretencion/30-54207-9es-bob-dylan-un-poeta-mayor.shtml, consulté le 17/09/2014).. 12 13 l'influence de la musique sur son style littéraire est même plus importante que l'influence de la littérature : J'écris d'une manière très semblable au système de composition des Beatles. Je plante une nouvelle et je dis : "violons" et puis, "guitares" et je continue ainsi. Mon style a aussi beaucoup à voir avec Bob Dylan : des phrases longues, des propositions serpentines avec des dénivellations et des courbes, comme un électrocardiogramme.15 [Notre traduction] En bref, son expérience variée de lecteur, de cinéphile et de fan de musique se manifeste dans l'œuvre frésanienne sous forme de multiples références et de jeux avec des codes génériques dont la compréhension est essentielle pour pénétrer cet univers hétérogène. Pour exposer rapidement l'état de la question concernant les ouvrages frésaniens il faut souligner d'abord que Rodrigo Fresán, écrivain et journaliste relativement populaire et bien adapté à la société mondiale de l'information, est très présent dans l'espace numérique. Sur le web nous trouvons de nombreux articles, essais, entretiens, critiques et matériaux audiovisuels signés par ou concernant l'auteur argentin. Toutefois, la bibliographie académique relative à l'œuvre frésanienne n'est pas abondante. Elle n'a jusqu'à ce jour fait l'objet d'aucune monographie ou d'analyse approfondie. En premier lieu, parmi les travaux qui lui sont consacrés, au moins partiellement, il existe un corpus d'articles portant sur l'émergence et les caractéristiques d'une nouvelle vague de jeunes écrivains en Argentine et, plus généralement, en Amérique Latine dans les années quatre-vingt-dix, parmi lesquels Fresán apparaît comme l’un des auteurs représentatifs. À titre d'exemple, nous citerons les études de E. Drucaroff (« Los prisioneros en la torre »), E. H. Berg (« La joven narrativa argentina de los '90: ¿Nueva o María Sonia Cristoff, «La salvación de los malditos», La Nación, 1998, http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=213600 (Consulté le 17/09/2014). (« Yo escribo de un modo muy parecido al sistema de composición de Los Beatles. Planto el cuento y digo: "violines" y después, "guitarras" y así sigo. Mi estilo tiene mucho que ver con Bob Dylan también: frases largas, oraciones en serpentina con altibajos y curvas, como un electrocardiograma »). 15 14 novedad? »), D. Palaversich (« Rebeldes sin causa. Realismo mágico vs. realismo virtual »), S. Saítta (« La narrativa argentina, entre la innovación y el mercado (1983-2003) »), C. de Mora (« El cuento argentino de los últimos años »), J.-C. Villegas (« Torcerle el cuello al alcaraván magicorrealista: Apuntes en torno a un parricidio »), A. Avellaneda (« Recordando con ira. Estrategias ideológicas y ficcionales argentinas a fin de siglo ») ou N. Pluta (« La autoimagen de los narradores hispanoamericanos contemporáneos en sus comentarios y críticas del estado actual de la literatura de su continente: posboom, McOndo y crack »)16. En second lieu, d'autres recherches et critiques se sont focalisées sur différents aspects spécifiques de l'œuvre de Fresán. À savoir, les mythes de la nation et le postmodernisme (V. P. Plotnik), le renouvellement des langages culturels et l'hybridité textuelle et culturelle (E. B. Hidalgo), la violence (H. Fernández-Meardi), les éléments de l’infraréalisme (M. Lillo), la lecture (J. Ortega), les discours de la culture de masse et la société de l'information (E. Paz-Soldán), la notion du mutant (I. Echevarría) ou la problématique d'innovation esthétique (S. G. Kurlat Ares). Les appréciations portées sur les ouvrages de Rodrigo Fresán sont fortement divergentes. Certains commentateurs sont d'avis que ses livres conforment un espace de rénovation ou de transgression au sein de la littérature argentine17 et façonnent un nouveau modèle innovant d'écriture mutante18, alors que d'autres remarquent que sa "prose frôle dangereusement les limites du discours plat et informatif d’un certain journalisme culturel"19 et que ses textes « tentent de réélaborer un pacte mimétique avec le lecteur, avec les désirs imaginaires du public télévisuel »20. Les références sont données en bibliographie. Silvia G. Kurlat Ares, «Rupturas y reposicionamientos: la innovación estética de Rodrigo Fresán», en Revista Iberoamericana, vol. LXIX, Núm. 202, Enero-Marzo 2003, p. 216; Enrique Vila-Matas, op. cit. 18 Echevarría Ignacio, op.cit. 19 Sylvia Saítta, « Después de Borges: apuntes sobre la nueva narrativa argentina », Todavía, Nº2, septiembre 2002, http://www.revistatodavia.com.ar/pdf/revistatodavia_nro_02.pdf, (su « prosa bordea peligrosamente los límites del discurso llano e informativo de cierto periodismo cultural », consulté le 17/09/2014). 20 Edgardo H. Berg, op. cit. (« intentan reelaborar un pacto de mímesis con el lector, con los deseos imaginarios del público televisivo »). 16 17 15 Au nombre des critiques sceptiques vis-à-vis de la proposition esthétique de Fresán se trouve Emilse Hidalgo avec sa thèse intitulée From mourning to reconstruction : argentine postdictatorial fictions of the 1980s2000s (Du deuil à la reconstruction : la fiction argentine postdictatoriale des années 1980-2000). La chercheuse déplace le centre de gravité d'analyse de la littérature en question vers la perspective pédagogique et celle de la politique de la mémoire. Elle approche les textes étudiés en tant que réservoirs ou archives de la culture et de l'histoire nationale, dont la fonction fondamentale doit être l'éducation des générations futures à la démocratie sociale et culturelle. C’est dans cette perspective qu'elle reproche à Fresán son « cosmopolitisme vide », « les formes mondialisées d'identité hybride », ses textes incapables de surmonter le traumatisme et la défaite, et, enfin, la fuite dans une attitude antinationaliste. Les romans de Rodrigo Fresán nous permettent d'observer, chez un seul et même écrivain, le passage progressif des nouvelles postdictatoriales de L'homme du bord extérieur, historiquement et géographiquement enracinées, aux narrations de ses derniers livres qui sont de plus en plus déterritorialisées mais aussi de plus en plus cosmopolites et « vides », où le collage des formes basses, hautes et médiatiques de la culture perd dans une large mesure son potentiel radical de critique.21 [Notre traduction] Fresán, de son côté, riposte qu'il ne voit pas pourquoi, sous prétexte qu'il serait argentin, il devrait écrire sur la dictature ou les personnes disparues22. En fait, le rapport ambivalent de Fresán à l'Argentine, « le pays 21 Emilse Hidalgo, From mourning to reconstruction: argentine postdictatorial fictions of the 1980s-2000s, 2009, p.64, http://etheses.nottingham.ac.uk/870/1/Thesis.pdf (« Rodrigo Fresán's novels allow us to observe in one and the same writer a progressive shift from the historically and geographically rooted postdictatorial stories of Historia argentina to the increasingly deterritorialized but also more increasingly cosmopolitan and "hollow" narratives of his latter books where the bricolage between low, high, and mass media forms of culture loses to a large extent its radical potential for critique », consulté le 17/09/2014). 22 Florence Noiville, « Rodrigo Fresán : "J'aime l'idée d'être ailleurs" », Le Monde des Livres, 19.08.2010, http://www.lemonde.fr/cgibin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=1132735 (Consulté le 16/09/2014). 16 où je suis né et qui n'existe plus », est un des points névralgiques de son œuvre et une matière à controverse qui a provoqué un certain degré de froideur ou d'indifférence de la part de ses compatriotes. Comblé d'éloges et reconnu, traduit et étudié aujourd'hui en Europe et en Amérique du Nord, Fresán n'est paradoxalement pas très apprécié dans sa patrie. Je reçois plus de commentaires pour ce que je fais pour l'Espagne ou le Mexique que pour ce que je fais pour l'Argentine, dit-il. Il me semble que le lecteur argentin est plus extrême : silence absolu ou hurlement. C'est le lecteur argentin, aussi, qui a le plus du mal à se rendre compte du fait que l'expression d'une opinion propre ne doit pas être une agression personnelle à l’égard de quelqu'un qu'on ne connaît pas.23 [Notre traduction] Il faut reconnaître, néanmoins, que les opinions qu'il émet sont pareillement extrêmes, ou cyniques. Selon l'auteur de L'Homme du bord extérieur, l'Argentine est un pays où « les nazis, comme les méchants de Yellow Submarine, ont été bien accueillis »24. Il répète aussi qu'il aura toujours plus d'affinités avec un Esquimau qu'avec ses compatriotes romanciers et que la politique argentine ne l'intéresse plus « soit par ennui, soit par dégoût, soit par dandysme ». J'ai 39 ans et mon pays, d’aussi loin que je me souvienne, est en train de chuter. (…) Moi, je dors tranquillement parce que je n'ai contribué d'aucune manière à la situation actuelle, je n'ai rien caché sous le tapis et ça ne m'intéresse pas non plus de jouer le Diego Rottman, Lo que aprendí: Rodrigo Fresán, entrevista para El Bolletín de Periodismo.com, N°56, agosto 2006, http://www.malaspalabras.com/lo-que-aprendirodrigo-fresan/. («…recibo más comentarios sobre lo que hago para España o México que sobre lo que hago para Argentina. Me parece que el lector argentino es más extremo: silencio absoluto o alarido. Al lector argentino es, también, al que más le cuesta darse cuenta de que emitir una opinión propia no tiene por qué ser una agresión personal hacia alguien que no se conoce », consulté le 16/09/2014)). 24 Philippe Lançon, « L'invention de Fresán », Libération.fr, le 7 novembre 2008, http://www.liberation.fr/livres/0101183519-l-invention-de-fres-n (Consulté le 16/09/2014). 23 17 rôle de cette figure ou de ce personnage d'écrivain argentin qui est un Argentin professionnel, démagogue (…) La situation en Argentine est comme un polar mal écrit (...) dès qu'il commence tu sais déjà qui est l'assassin.25 [Notre traduction] Lorsqu'on dit "Fresán, écrivain argentin", cela me paraît extrêmement bizarre. Je dis toujours que je suis né Argentin mais j'espère mourir écrivain ou mourir dans ma bibliothèque. (…) ma patrie c'est ma bibliothèque.26 [Notre traduction] Dans une démarche apparemment contradictoire, Fresán légitime l’idée d'un écrivain déraciné, sans patrie, dont la littérature « se nourrit de tout », évoquant la tradition argentine d'une littérature cosmopolite, décrite dans le fameux essai borgésien « El escritor argentino y la tradición »27 (« L’écrivain argentin et la tradition »). Autrement dit, il rejette la qualification d'écrivain argentin, se situant en même temps dans le lignage des écrivainslecteurs comme Borges, Cortázar, Piglia ou Marcelo Cohen et affirmant que Ericka Montaño Garfias, « México y su capital "anulan el sentido de lo verosímil", opina Rodrigo Fresán », La Jornada, le 19 septembre 2002, http://www.jornada.unam.mx/2002/09/19/05an1cul.php?printver=1. (« Tengo 39 años y mi país desde que tengo memoria se está cayendo. (...). Yo duermo muy tranquilo porque en nada he contribuido con la situación presente, no tengo ninguna cosa escondida bajo la alfombra y tampoco me interesa cumplir esa especie de figura o de ese personaje que es el escritor argentino haciendo de argentino profesional, demagogo, diciendo cosas por el mundo (...) La situación de Argentina es como una novela policial mal escrita (...) apenas empieza y ya sabes quién es el asesino », consulté le 16/09/2014). 26 Manuel Tironi, « Un estado de la mente hecho ciudad. Entrevista a Rodrigo Fresán », Bifurcaciones. Revista de estudios culturales urbanos, n°6, 2006, http://www.bifurcaciones.cl/006/Fresan.htm (« Cuando dicen "Fresán, escritor argentino" me parece rarísimo. Yo siempre digo que nací argentino pero espero morir escritor o morir en mi biblioteca (...) la patria de uno es la biblioteca », consulté le 16/09/2014). 27 « ¿Cuál es la tradición argentina? Creo que podemos contestar fácilmente y que no hay problema en esta pregunta. Creo que nuestra tradición es toda la cultura occidental, y creo también que tenemos derecho a esa tradición, mayor que el que pueden tener los habitantes de una u otra nación occidental.(...) Por eso repito que no debemos temer y que debemos pensar que nuestro patrimonio es el universo; ensayar todos los temas, y no podemos concretarnos a lo argentino para ser argentinos: porque o ser argentino es una fatalidad, y en ese caso lo seremos de cualquier modo, o ser argentino es una mera afectación, una máscara ». (Jorge Luis Borges, « El escritor argentino y la tradición », Contratiempo, http://www.revistacontratiempo.com.ar/borges_tradicion.htm, consulté le 16/09/2014). 25 18 « l'idée de l’absence de limite est présente dans l'ADN de l'écrivain argentin »28. La littérature latino-américaine a ses racines profondément enfoncées dans la terre. La littérature argentine a les racines plantées dans les murs… là où se trouvent les bibliothèques. Car en fin de compte, tous les écrivains argentins sont de grands lecteurs avant tout : ils parlent tout le temps de ce qu'ils lisent.29 Sa prise de distance progressive avec l'identité et l'histoire nationales, son refus des problématiques traditionnelles de la production culturelle argentine et son ouverture vers de nouveaux domaines de la culture populaire transnationale, de la société de consommation et des médias sont considérés par d'autres chercheurs comme une innovation esthétique ou « une certaine modernité ». Dans son travail « Rupturas y reposicionamientos: la innovación estética de Rodrigo Fresán » (« Ruptures et repositionnements : l'innovation esthétique de Rodrigo Fresán »), Silvia Kurlat Ares présente des livres de l'écrivain argentin (Vies de saints et comme Esperanto) emblématiques des changements qui indiquent l'émergence de nouvelles tendances littéraires. Elle met en relief surtout leur caractère urbain, l'incorporation de thèmes tels que les nouvelles technologies, le marché, le rock local, la mobilité sociale, l'exorcisme des mandats intellectuels du XIXe siècle et de l'histoire et sa subjectivation. Or, les raisons pour lesquelles la réception critique de l’écriture (et de la figure) de Fresán est, généralement, marquée par des divergences d’opinions énormes et, de plus, très limitée dans son pays natal, sont très complexes. Elsa Drucaroff, écrivain, critique et professeur des lettres à l’Université de Buenos Aires, admet explicitement que le nom de Rodrigo Fresán est soit méprisé, soit consciemment ignoré par la critique académique argentine. Dans le cadre de son étude approfondie de la NNA Judith Savloff, « Opiniones de un cuentista conservador. Entrevista con Rodrigo Fresán », Perfil.com, 15.02.2007, http://www.perfil.com/contenidos/2007/02/15/noticia_0044.html (Consulté le 16/09/2014). 29 Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», op. cit, p. 32. 28 19 (« Nueva Narrativa Argentina », Nouvelle Prose Argentine), la chercheuse explique ce phénomène d’invisibilité par la complexité de la situation politique, culturelle et économique dans laquelle l’écrivain et d’autres de sa génération ont fait leurs premiers pas littéraires30 (nous allons revenir sur ce sujet dans le chapitre suivant). Toutefois, elle souligne la portée indéniable de L’homme du bord extérieur dans la littérature argentine contemporaine. Malgré l’ambivalence d’interprétations qu’il provoque, la chercheuse considère ce recueil comme un texte inaugural de toute la génération. D’après Drucaroff, les nouvelles de L’homme du bord extérieur peuvent être caractérisées, d’une part, comme surchargées de réflexions métalittéraires, parfois iconoclastes, cyniques, insolentes et provocatrices. Selon elle, ces textes sont aussi marqués par une incorrection politique brutale et consciente, un sarcasme douloureux et parfois coléreux, et le recueil peut être qualifié d’œuvre désordonnée (desprolija), logorrhéique (verborrágica), quelquefois incontinente, prétentieuse, frivole, superficielle, empreinte d’autosatisfaction et, enfin, irritante. D’autre part, elle reconnaît que le livre frésanien était le premier de sa génération capable de construire de nouveaux lecteurs. La vision du traumatisme de la dictature et de la défaite qu’il offre était pour la première fois propre à cette génération « issue du Processus » (« cría del proceso »). Autrement dit, Fresán a réussi à construire une voix narrative capable de communiquer une perspective générationnelle propre, non façonnée par le discours de la génération militante de ses parents : L’homme du bord extérieur a entamé une discussion nouvelle, nécessaire et autoconsciente contre le discours politiquement correct de la gauche, contre les intonations monumentales et crispées de la littérature « engagée » et ses vérités réifiées et indiscutables.31 [Notre traduction] Elsa Drucaroff, Los prisioneros de la torre. Política, relatos y jóvenes en la postdictadura, Buenos Aires, Emecé, 2011. 31 Ibidem, p. 101 (« Historia Argentina entabló una discusión nueva, necesaria y autoconsciente contra el discurso políticamente correcto de la izquierda, contra las 30 20 Le succès inattendu du début littéraire frésanien, ce livre marqué par l’insolence politique, l’autoréférentialité, les démarches postmodernistes et le désenchantement, a été donc la première manifestation d’une nouvelle voix de la génération de la post-dictature. Paradoxalement, elle a été en même temps l’une des dernières. En 1995 commence une période noire pour la littérature argentine, l’époque caractérisée par l’indifférence de la part de la critique, des médias et de lecteurs à l’égard de jeunes auteurs. Juan Forn, Rodrigo Fresán, Marcelo Figueras, Guillermo Martínez et Martín Rejtman sont les premiers et les derniers écrivains de la post-dictature qui ont réussi à marquer leur présence sur le marché éditorial argentin, fermé aux nouveaux arrivants jusqu’au début du XXIème siècle (2004). L’œuvre littéraire de Fresán aussi volumineuse (une somme de 3634 pages approximativement), aussi renommée en Espagne et mondialement reconnue, d’une importance cruciale dans l’histoire de la littérature argentine contemporaine, n’a néanmoins pas encore fait l’objet d’une étude monographique approfondie. Les recherches et critiques peu nombreuses sur les livres frésaniens se sont focalisées essentiellement sur leurs aspects thématiques divers et sur la relation qu’ils établissent avec l’histoire et la culture argentine. De plus, romans et recueils des nouvelles ont été analysés séparément. Elsa Drucaroff affirme que l’un des buts de son essai sur la NNA a été de mettre en valeur cette littérature riche et remarquable, mais jusqu’à aujourd’hui invisible ou discréditée en Argentine. Pareillement, l'un des objectifs principaux de cette thèse sera de contribuer à la valorisation de l’œuvre frésanienne et de remédier, au moins partiellement, aux lacunes et préjugés persistant à son propos. Notre recherche s’intéressera particulièrement à la composition sophistiquée de ce que nous allons dénommer « la maison livresque frésanienne » ou « série intertextuelle ». Cette dernière expression, empruntée entonaciones solemnes y crispadas de la literatura « comprometida » y sus verdades reificadas e indiscutibles. ») 21 à Graciela Tomassini, désigne une collection des textes relativement autonomes (nouvelles, fragments, autres formes brèves de la mini-fiction) publiés dans des livres différents, mais liés entre eux32. À travers notre étude, il s’agira donc de montrer que les neuf ouvrages de Fresán, indépendamment de leurs appartenances génériques et leurs thématiques diverses, forment un tout cohérent et ils ne peuvent pas, par conséquent, être étudiés de façon séparée. Nous mettrons en évidence la continuité, la logique et, surtout, le caractère systématique du projet littéraire unissant tous les livres de l’auteur dans une série intertextuelle unique, fractale et « en devenir ». Le corpus soumis à notre recherche est constitué de huit ouvrages de Rodrigo Fresán : quatre recueils des nouvelles (L’homme du bord extérieur, Trabajos manuales, Vies de saints et La Vitesse des choses) et quatre romans (Esperanto, Mantra, Les Jardins de Kensington, Le fond du ciel). Le plus récent livre de l’auteur, La parte inventada, publié en 2014, n’a pas été inclus dans notre analyse, étant donné que sa parution a coïncidé avec les dernières corrections de notre travail. Notre étude comprend quatre parties dont les deux dernières sont subdivisées en chapitres. Dans la première partie, intitulée « Écrivain et son œuvre », nous explorerons des moments cruciaux de la biographie de l'écrivain. Étant donné que les jeux complexes entre la dimension autobiographique et la dimension fictive sont l’une des stratégies primordiales dans la construction de l’univers de toute la série intertextuelle de Fresán, il nous semble pertinent de rassembler les éléments biographiques les plus marquants avant de pénétrer dans l'analyse de ces ouvrages. Ensuite, en vue d'éclairer un peu divers aspects de son œuvre, nous nous intéresserons plus particulièrement à la place qu’occupe l’écrivain dans le contexte littéraire des nouveaux mouvements littéraires des années quatre-vingt-dix en Argentine et de leurs poétiques. Graciela Tomassini, « De las constelaciones y el Caos: Serialidad y dispersión en la obra minificcional de Ana María Shua », El Cuento en Red, No. 13, 2006, p. 14, http://cuentoenred.xoc.uam.mx (Consulté le 16/09/2014). 32 22 La deuxième partie, intitulée « L’homme du bord extérieur, texte fondateur de la maison livresque », est consacrée entièrement à l’analyse du premier recueil des nouvelles de Fresán. Comme nous le verrons au cours de cette étude, ce livre inaugure le continuum narratif, thématique et structurel de toute l’œuvre frésanienne. Nous interrogerons donc, dans un premier temps, son statut générique aux confins du roman et du recueil des nouvelles, évoquant la définition de Gabriela Mora d’une collection cyclique et séquentielle de nouvelles intégrées. Eu égard au fait que cette écriture génériquement hybride est caractérisée par une tension entre les techniques d’unification et celles de discontinuité, nous effectuerons, dans un deuxième temps, une présentation des procédés d’intégration et d’atomisation mis en place dans le livre. Nous observerons ainsi ses mécanismes de cohérence tels que l’homogénéité thématique (le même contexte historique et géographique), la récurrence des personnages et des motifs, le même type de narrateur et de structures narratives et, enfin, le cadrage narratif et thématique. Nous verrons également la manière dont ce travail d’unification est systématiquement ponctué par des manifestations de discontinuité comme la pluralité d’énonciateurs et de niveaux narratifs, les jeux spéculaires, la citation épigraphique, les digressions métalittéraires interférant avec le discours narratif et l’exploitation des particularités de multiples sous-genres littéraires, paralittéraires et discursifs. Nous montrerons alors que, malgré la structure hybride, fragmentaire, inachevée, digressive et sans respect de l’ordre chronologique, le recueil forme un tout cohérent, dont le trait distinctif est la pratique persévérante de la transgression. Cela nous amènera à exposer, dans la troisième partie, intitulée « Construction de la maison livresque », les principes fondamentaux du grand projet littéraire de Fresán. Après la présentation des particularités de l’écriture frésanienne dans L’homme du bord extérieur, nous passerons donc dans cette partie à l’étude générale de toute l’œuvre de l’auteur, composée de huit livres. D’abord, nous observerons les images métaphoriques de la maison en construction et du palais de mémoire, dont se sert l’écrivain pour expliquer son projet de créer « un libro en marcha », un seul livre en devenir jamais achevé, qui évolue avec chaque nouvelle édition et continue dans 23 chaque nouveau volume. Ensuite, nous dégagerons la stratégie principale d’édification du continuum de cette maison livresque, qui découle des livres de la série : le principe de répétition et de variation. Pour clore cette troisième partie, nous évoquerons les manifestations multiples de ce principe : la répétition/variation des lettres, mots, expressions, phrases, passages et nouvelles entières, la récurrence ludique des personnages et des motifs, la stratégie de recours aux mêmes domaines thématiques, symboliques, référentiels et à la même imagerie. Enfin, la reproduction de modèles de structures narratives et génériques. Ces deux parties, conçues comme des répertoires des techniques de construction, nous aideront à poursuivre une recherche plus détaillée sur les aspects divers de la série intertextuelle de Fresán. La dernière partie, intitulée « Les variations », est nécessairement la plus longue et la plus importante, puisque elle explorera plusieurs domaines d’application du mécanisme de la répétition/variation aux différents niveaux de toute la série. Notre étude sera focalisée notamment sur les structures narratives, les hybridations frésanienne, génériques c’est-à-dire et les ses modèles extralittéraires inspirations de musicales, l’écriture picturales, photographiques, cinématographiques, scientifiques et religieuses. L’un des narrateurs de La Vitesse des choses explique en quelques mots une pratique de son auteur : J’aime l’idée d’écrire une idée, le défi contenu dans le fait qu’une idée puisse être une nouvelle, que la simple théorie d’une histoire puisse être lue comme une histoire à part entière.33 À l’instar des livres frésaniens, où la fusion originelle du récit littéraire et du discours théorique permet l'émergence des sens nouveaux, dans ce présent travail nous avons pris la décision de ne pas rédiger une partie consacrée exclusivement à la présentation des notions théoriques utilisées. Nous expliquerons donc nos outils depuis l’analyse même, au fur et à mesure de 33 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 49-50. 24 sa progression, pour la commodité du lecteur et pour imiter la forme de l’objet de notre étude (qui est l’œuvre de Rodrigo Fresán imitant la forme de l’objet de sa réflexion) dans une démarche de mise en abyme, également très fréquente chez cet auteur. 25 Partie I L’écrivain et son œuvre 26 …les écrivains sont ceux qui ont appris dans leur enfance en des temps terribles, à trouver refuge dans leurs propres fantaisies, donc dans la fiction ou dans la voix d'un narrateur compatissant, et non pas dans les vociférations des êtres de chair et de sang qui les entourent…. Rodrigo Fresán34 Dans l'introduction à La Vitesse des choses, Enrique Vila-Matas souligne le fonctionnement particulier de l'élément autobiographique des textes de Fresán. Pour lui « chez Fresán, ce n'est pas la vie qui nous informe sur l'œuvre, mais l'œuvre qui irradie, explose dans la vie en y dispersant les mille éclats qui semblent lui préexister »35. Bien que les liens qui se tissent entre la vie et l'œuvre de Fresán soient très complexes, voir sibyllins, nous ne pouvons pas contester la nature autobiographique de son écriture. Pour sa part, Fresán a commenté que « tout livre est autobiographique d'une façon ou d'une autre. Les auteurs ont trois vies simultanées : leur vie privée, leur vie à l'intérieur du livre qu'ils sont en train d'écrire, et celle à l'intérieur du livre qu'ils sont en train de lire. Ces trois vies s'interpénètrent sans arrêt »36. De surcroît, l'exploration des interactions mutuelles entre la mémoire (privée et collective) et la création artistique forme un des axes principaux de sa pensée métalittéraire. De la défiguration et de la transformation de ses expériences personnelles se dégage une méditation sur les frontières qui séparent l'autobiographie (ou la biographie) de la fiction, sur cette dichotomie entre le réel et le fictionnel. Saturés d'épisodes vécus ou dont il a été témoin, ses livres constituent un espace de réflexion au sein duquel un écrivain se confronte aux souvenirs, parfois traumatiques, et se penche sur la notion du passé conçu comme « une carte déployée où il est extrêmement facile de s'égarer pour le simple plaisir de mieux se Rodrigo Fresán, L'homme du bord extérieur, trad. Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury, Editions Autrement, 1999, p. 175. 35 Enrique Vila-Matas, op. cit., p. 10. 36 Etienne Leterrier, « La lettre et le médium », ed. cit., p. 31. 34 27 retrouver »37. Remarquons aussi que l’écrivain a recours plusieurs fois (de façon plus ou moins ironique) aux différents moments cruciaux de sa biographie en tant que facteurs conditionnant la poétique et la conception de la littérature qui lui sont propres. En considération de ce qui précède et en vue d'éclairer un peu divers aspects de son œuvre, il nous semble pertinent de rassembler ici les éléments biographiques les plus marquants avant de pénétrer dans l'analyse de ses ouvrages. Il faut cependant mettre en relief le fait que ces données, en absence d'études biographiques sur Fresán, ont été issues principalement d’entretiens accordés par celui-ci à de nombreux journaux, sites, blogs et magazines (voir la bibliographie fournie en fin de notre étude). De là, sans aucun doute, la présupposition indispensable de degrés variables de subjectivation qui envahissent ces ressources documentaires et qui entraînent, encore une fois, un jeu incessant entre la réalité et la fiction, une dilution des limites entre histoire et mémoire. Présupposition confirmée par les propres paroles d'un des narrateurs de La Vitesse des choses qui considère que l'écrivain se souvient en imaginant et que son trait distinctif est une mauvaise mémoire qui l'oblige au travail de « hacer memoria », c'està-dire, de se souvenir et d'écrire38. Afin de retracer de façon humoristique la genèse de son style littéraire particulier, Fresán a l'habitude de raconter les circonstances dramatiques de sa naissance et son enfance « mouvementées ». Il a été un gros bébé de 5 kg, né à Buenos Aires le 18 juillet 1963 après un accouchement long et difficile. Déclaré en état de mort clinique alors qu’il y a une panne d'électricité et que sa mère s'évanouit, l’enfant mort-né se réveille. Le paradoxe d'être né en mourant, avoue Fresán, doit être à l'origine de son goût pour les digressions interminables, étant donné que « on ne peut pas être plus digressif »39. Il peut expliquer aussi son obsession de la mort, omniprésente dans ses livres. Pareillement, selon lui, c'est dans les premiers mois de sa vie qu'il faut chercher les germes d'une autre idée fixe liée étroitement au digressif, la Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 36. Idem, La velocidad de las cosas, Debolsillo, Barcelona, 2006, p. 550. 39 Idem, «Tener estilo», The Barcelona Review, n°49, 2005, http://www.barcelonareview.com/49/s_rf.htm (Consulté le 16/09/2014). 37 38 28 notion de mutant (ou freak), qui revient sans cesse aussi bien au niveau de la thématique que de la structure de ses textes. À l'âge de quelques mois il souffre d'une toux persistante. Une radiographie réalisée à la demande des parents inquiets ne révèle pas de tuberculose, mais la présence d’une côte supplémentaire chez le nouveau-né, ce qui lui a permis d'affirmer, plusieurs années plus tard, qu'il a été un X-Man, un mutant. Ajoutons que, fasciné par l'univers de la bande dessinée, il a découvert que la populaire série des X-Men de la maison d'édition américaine Marvel Comics avait été créée par Stan Lee et Jack Kirby précisément en 1963. Fresán a passé son enfance à Buenos Aires, à une époque de forte croissance urbaine, de consommation et d'épanouissement culturel. Il grandit au sein d'une famille d'un rang social assez élevé et il est plongé depuis l’enfance dans un milieu d’ébullition artistique et intellectuelle, caractéristique de l'esprit des années soixante. Ses parents font partie de l'intelligentsia de la capitale argentine et disposent d'une grande bibliothèque familiale. La mère, Norma Mastrorilli, étudiante en psychologie (psychanalyse), est liée à des groupes d'activistes étudiants et au début des années soixante-dix elle est emprisonnée à deux reprises. Le père, Juan Fresán, fils d’Espagnols exilés en Argentine après l'éclatement de la Guerre d'Espagne, est un artiste graphiste, publicitaire et directeur artistique associé à l'Institut Di Tella. En travaillant à la fois sur la publicité et l'art, il est un créateur remarquable. Parmi ses projets les plus connus il y a des livres-objets : une biographie graphique de Borges, une « traduction en dessin » de la nouvelle Casa Tomada de Cortázar et The Pencil Book. Il rêve aussi de faire un film d'avant-garde La nueva Francia, racontant l'histoire d'un aventurier français, Antoine de Tounens, proclamé roi d'Araucanie et de Patagonie40. Cette histoire est racontée dans le roman de Jean Raspail, Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie (1981, Albin Michel). 40 29 Illustration 2. Juan Fresán.41 Comme la maison familiale des Fresán était fréquentée par des personnages majeurs de la littérature argentine, le petit Rodrigo a développé très tôt une profonde admiration pour certains auteurs. Il se rappelle par exemple les figures impressionnantes de Rodolfo Walsh, García Márquez et Cortázar qui ont provoqué chez lui l'intérêt pour les lettres et ont contribué à sa transformation en « fils qui voulait être écrivain lorsqu'il serait grand » (un des protagonistes de ses ouvrages). Parmi les récits de L'homme du bord extérieur nous trouverons « Histoire ancienne », un texte rédigé par Rodrigo à l'âge de 8 ans. Au nombre des visiteurs réguliers il y avait aussi le célèbre Francisco « Paco » Porrúa, directeur de Minotauro, une maison d'édition spécialisée dans la science-fiction où sont publiés Philip K. Dick, Ray Bradbury et J. G. Ballard, et, surtout, premier éditeur et « découvreur » légendaire de Cent ans de solitude, de García Márquez, et de Marelle, de Cortázar. Quand les parents de Rodrigo divorceront, sa mère l'épousera. Eduqué dans une ambiance athéiste et de liberté, Fresán est emmené souvent aux soirées sixties organisées par les amis de ses parents. Quelquefois, puisqu'ils ne veulent pas rentrer tôt, ils l'habillent avec son uniforme d'écolier pour le lendemain et ils le font dormir dans la chambre où sont entreposés les manteaux. Cette image de solitude dans l'obscurité de la chambre aux manteaux revient dans les pages de « Signaux captés au cœur d'une fête » et de « Preuves irréfutables de vie intelligente sur d'autres 41fhttp://www.eltendal.com.ar/inicio/index.php?option=com_content&view=article&id=377: documental-sobre-juan-fresan&catid=41:cine&Itemid=56 (Consulté le 16/09/2014). 30 planètes » où apparaît Hilda, une petite fille née morte. Ce motif d'un enfant non désiré, non aimé, mis à l'écart, est très présent dans l'œuvre de Fresán qui constate, avec la distance des années, que ses parents n'étaient pas prêts pour avoir un fils. Mes parents ont fait partie d'une génération privilégiée. Ils s'étaient arrogé le privilège de réinventer le monde en combattant ce qui avait été créé avant eux, y compris les bonnes choses. Ils ont tout reçu en héritage, sauf une chose : la capacité à vieillir. C'est aussi ça que je raconte dans Les Jardins de Kensington. Peter Pan et les années soixante, c'est exactement la même chose. L'histoire de gens qui ne veulent pas grandir, désirent rester jouer éternellement chez les Enfants perdus. C'est en fait tout l'esprit du rock n'roll, d'Orange mécanique, des musiques punk… (…) Moi, je suis né à cette époque-là, et je crois être un fils légitime de ces années : on est beaucoup plus perméable à ce qu'on connaît étant jeune, qu'à ce qu'on découvre par la suite.42 Les premières années de la vie de l'écrivain argentin ont été ponctuées par des disputes successives, des séparations, par les affaires et les déménagements de ses parents qui se sont terminés, comme nous l'avons déjà dit, par un divorce. À cette relation tumultueuse de ses parents et au manque d'intérêt à son égard Fresán doit paradoxalement ses premiers pas dans le domaine de la culture. Il y a d'une part, la découverte de cette grande passion qui a pénétré en profondeur ses livres. Tandis que sa mère et son père allaient se quereller, ils le laissaient seul dans les salles de cinéma, ce qui lui a permis de regarder plusieurs fois Lawrence d'Arabie, Citizen Kane, Les Quatre Cents Coups, Help !, Casablanca, et particulièrement 2001: L'Odyssée de l'espace, le fameux film de science-fiction réalisé par Stanley Kubrick que Fresán appelle une des deux grandes épiphanies extralittéraires 42 Etienne Leterrier, « La lettre et le médium », ed. cit. , p. 31. 31 de sa vie43. Pendant ce temps-là il est devenu pareillement un admirateur enthousiaste de la série télévisée américaine La Quatrième Dimension et de son créateur et narrateur Rod Serling. D'autre part, quand, adolescent, il est expulsé d'une école catholique, le jeune Fresán continue à quitter la maison tous les matins sans rien dire à ses parents. Mais, au lieu de rejoindre sa classe il va à la bibliothèque municipale. Ses parents ne se rendent compte qu’un an et demi plus tard qu'en lisant pendant des mois il a réussi à s'approprier les classiques de la littérature mondiale. Rodrigo passe les week-ends chez sa grand-mère. Pendant toutes les vacances d'été il séjourne avec sa famille dans la ville natale de son père, à Viedma, capitale de la province de Río Negro et porte d'entrée de la Patagonie. Son grand-père, un libraire basque qui s’est exilé en Argentine lors de la Guerre Civile espagnole, tient là-bas une librairie-drugstore. C'est à soixante kilomètres de Viedma, aux alentours de la petite station balnéaire de La Lobería, que Fresán trouve l'inspiration pour l'un des leitmotivs dominants dans son œuvre : la ville nomade Canciones Tristes. Dans les représentations initiales de cet endroit polymorphique nous retrouvons l'atmosphère patagonienne des falaises vertigineuses, des grands espaces, des villages perdus et de la nature sauvage avec, notamment, les baleines. Mais au fur et à mesure des livres frésaniens, Canciones Tristes acquiert également les traits urbains de la ville de Buenos Aires. L'unique nouvelle strictement autobiographique, aux dires de l'écrivain argentin, « La vocation littéraire », intégrée dans L'homme du bord extérieur, raconte un tournant de sa vie. À la fin de 1974 deux hommes, dont un armé d'une mitraillette, viennent à son domicile à la recherche de sa mère. Âgé de dix ans et seul dans la maison, Rodrigo ouvre la porte et doit affronter deux membres de l'Alliance Anticommuniste Argentine (Triple A), une organisation paramilitaire d'extrême droite qui dans les années soixante-dix a effectué plusieurs assassinats et a menacé les intellectuels et artistes affichant leur sympathie pour la gauche. Après un court et infructueux interrogatoire sur La notion d'épiphanie, dans le sens d'une expérience esthétique, une clef de toute l'œuvre de Fresán, sera abordée dans d'autres chapitres de cette thèse. 43 32 le lieu de séjour de sa mère, les deux visiteurs kidnappent le garçon. Il n’est relâché que quelques heures plus tard en échange de ses parents. Trois jours plus tard, au moment même où ils sont libérés, ceux-ci prennent la décision de s'exiler au Venezuela (Caracas) et abandonnent leur patrie sans retourner chez eux pour y faire leurs valises. Hébergé par sa grand-mère, Rodrigo peut enfin rejoindre ses parents à l'étranger en 1975. Pendant les quelques six années de son adolescence passées au Venezuela, Fresán fréquente des établissements de l’enseignement secondaire et il dévore des livres et des bandes dessinées. Adoptant le regard propre à l'exil, il cultive la négation de son pays natal et de "lo argentino", puisque l'Argentine est de son point de vue "le lieu d’où on a été viré". Son retour à Buenos Aires en 1982 a coïncidé avec les dernières semaines de la guerre des Malouines, qui sera le sujet de son récit très commenté « La souveraineté nationale » (L'homme du bord extérieur). Par suite de l'incompatibilité des systèmes éducatifs argentin et vénézuélien, et en raison de la disparition de son dossier scolaire, le jeune Rodrigo ne peut pas poursuivre officiellement sa formation à l'université ni solliciter une bourse, il assiste alors aux cours sans s'inscrire. Jusqu'à présent, au regard des lois argentines, il n'a même pas terminé l'école primaire, il est donc selon ses dires un semi-analphabète. Un événement anecdotique qui marque cette période de sa vie est raconté dans un essai « El día en que casi mato a Borges » [« Le jour où j’ai failli tuer Borges »]44. Rodrigo, âgé environ de vingt ans, complètement absorbé dans la poursuite de son amie avec laquelle il vient de se fâcher, percute Jorge Luis Borges dans la rue. Il a volé dans les airs et s'est écroulé par terre. J'ai encore honte aujourd'hui de ne pas l'avoir aidé à se relever. Il était là devant moi, cherchant sa canne, moi j'étais littéralement pétrifié. Je me disais "Mon Dieu, je viens de tuer Borges… c'est fini : peu importe ce que j'écrirai à présent, je resterai toujours LE type qui a tué Rodrigo Fresán, « El día en que casi mato a Borges », dans : Borges múltiple : cuentos y ensayos de cuentistas, Pablo Brescia y Lauro Zavala (ed.), México, UNAM, 1999. 44 33 Borges…" Fort heureusement, il n'est pas mort. Du moins il n'est mort qu'environ un an après ce qui fait que personne n'a jamais fait le lien…45 Illustration 3. Rodrigo Fresán.46 En 1983 le jeune Rodrigo aux cheveux longs à la Mark Knopfler (un des fondateurs du groupe britannique Dire Straits), admirateur fervent de la Beat Generation, de Bob Dylan, des Kinks et des Beatles, part en Europe. En voyageant en auto-stop il vit son aventure musicale et linguistique en devenant fortuitement l'interprète-traducteur de Supertramp et de Dire Straits sur leurs tournées. Les échos de ces expériences résonnent dans ses textes, en particulier dans son premier roman, Esperanto, dont le protagoniste est une vedette du rock des années soixante-dix. Nonobstant sa vocation précoce de « fils qui voulait être écrivain lorsqu'il serait grand », Fresán est pressé par son père, devenu un personnage en vue de l'industrie publicitaire, de suivre ses traces. Ainsi, de retour à Buenos Aires il commence à gagner sa vie en travaillent en tant que publicitaire. Mais promptement déçu de ce monde fait de slogans, il profite de son temps libre pour écrire et rêve de devenir journaliste. Enfin « mon 45 46 Etienne Leterrier, « Le voyageur diagonal », op.cit., p. 28. Rodrigo Fresán, Trabajos manuales, Buenos Aires : Planeta, 1994. 34 père m'a posé un ultimatum : il m'a menacé de transmettre un de mes textes à l'un de ses amis, directeur d'un magazine, pour qu'il me remette à ma place. J'ai accepté le pari »47. C’est cet ami qui, après la lecture d'un essai de Rodrigo, lui propose un premier emploi de journaliste au Diners Club Magazine, une revue de carte de crédit portant sur la cuisine, la culture et les voyages, où Fresán reste sept ans. Il y publie sous « quelque neuf pseudonymes » (en tant que femme, gay, aristocrate âgé et décadent….). Ensuite il écrit pour Cuisine et vins, avant de poursuivre d'autres collaborations, par exemple avec Ámbito Financiero (où il publie la critique de El coloquio d’Alan Pauls) et avec Página/30 (le mensuel de Página/12). En 1991, le début de son travail dans Página/12 coïncide avec « le Big Bang de tout ce qui est venu après » : l'apparition de Historia argentina (L'Homme du bord extérieur) chez Planeta, dont quelques extraits sortent dans la presse avant l'édition intégrale chez Planeta. Illustration 4. Historia argentina (Anagrama, 2009).48 Comme nous l'avons dit auparavant, le grand (et inattendu) succès médiatique du livre est un événement qui introduit Fresán du jour au 47 Ibidem. http://www.papelenblanco.com/relatos/historia-argentina-de-rodrigo-fresan (Consulté le 16/09/2014). 48 35 lendemain dans l'industrie éditoriale et dans les cercles littéraires de l'époque. L'Homme du bord extérieur étant devenu un nouvel « objet à la mode », comme une marque de vêtements ou un modèle de voiture49, son auteur gagne une visibilité médiatique hors du commun. Il accorde plusieurs interviews, il apparaît en couverture de la revue Gente et il est invité par Mirtha Legrand, « la reine de la télévision argentine » qui anime depuis les années soixante le célèbre programme « Almorzando con Mirtha Legrand » (il refuse). Cette notoriété publique, très bien gérée par les éditeurs, a influencé, paraît-il, et continue à influencer profondément, l'image de marque de l'écrivain et l'évaluation critique de son œuvre. Ignacio Echevarría apporte une observation intéressante là-dessus : Le succès de L'Homme du bord extérieur, nous l’avons déjà dit, a été "formaté" a posteriori, par les éditeurs et les communicants, en tant que vedette de rock, ou de pop, peu importe, et il est devenu le modèle d'un nouveau type d'écrivain "translittéraire", auteur de livres qui au fond aspirent à se transformer en autre chose : de préférence en un film, ou un clip, ou un CD. Fresán lui-même a été victime de cette opération et, sans l'avoir mérité, on l’a affublé de différents clichés, clichés qui à partir de lui ont été mis en circulation, à propos d’écrivains plus jeunes qui aspiraient à marcher sur ses traces. Les années qui se sont écoulées n'ont pas libéré Fresán de cette étiquette d’écrivain médiatique et tapageur, cherchant à effacer les frontières entre journalisme et littérature, jaloux de sa célébrité et chantonnant toujours une mélodie plus ou moins reconnaissable. 50 [Notre traduction] 49 Voir : Francisco Angeles Menacho, «Una historia muy real. Apuntes a la Historia argentina de Rodrigo Fresán», Miríada, 19.02.2007, http://revistamiriada.org/index.php?option=com_content&task=view&id=61&Itemid=101 (Consulté le 16/09/2009). 50 Ignacio Echevarría, «La historia continua», Página 12, Radar Libros, Domingo, 4 de octubre 2009, http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/10-3558-2009-1004.html (« El éxito de Historia argentina, ya se ha dicho, fue "formateado" a posteriori, por editores y comunicadores, como el de una estrella de rock, o del pop, lo mismo da, y sirvió de plantilla para modelar un nuevo tipo de escritor "transliterario", autor de libros que en el fondo aspiran a convertirse en otra cosa: preferiblemente una película, o un videoclip, o un cedé. El propio Fresán fue víctima de esta operación, y sobre él mismo recayeron, sin 36 Or, Fresán commence une période très active et enrichissante de son parcours intellectuel. Conformément à la catégorisation proposée par Claudio Benzecry dans son étude sociologique de la sociabilité intellectuelle, grâce à la parution de L'Homme du bord extérieur Fresán se transforme « d’aspirant à » en « écrivain-journaliste »51. Ce que veut dire qu'il avance dans la hiérarchie du monde de la presse et des lettres argentines, en passant des « orbites » de jeunes journalistes culturels (rassemblés autour de publications comme Radar, supplément dominical de Página/12, et de XXI, la revue de Jorge Lanata) au « centre » créé par ceux qui ont réussi à publier au moins un livre. Il devient donc un des acteurs importants dans le réseau compliqué d'amitié et d'oppositions qui régit la vie intellectuelle de Buenos Aires52. À l'occasion de vernissages, de présentations des livres (souvent à l'ICI, Instituto Iberoamericano de Cultura) et d'autres célébrations formelles il fait la connaissance d’écrivains et de critiques actuels comme Alan Pauls, Daniel Guebel et Martín Rejtman. Comme le rapprochement entre littérature et musique du moment était en vogue, il rencontre Fito Páez et Andrés Calamaro, deux rockeurs avec lesquels il a collaboré à plusieurs projets musicaux, littéraires et cinématographiques. Il rencontre aussi et régulièrement à l’occasion des duels de trivia53 Guillermo Saccomanno et Juan Forn, écrivain, directeur de collection de la maison d'édition Planeta, « Biblioteca del Sur », directeur et créateur de Radar et, surtout, éditeur de Fresán. Dans les couloirs de rédactions de journaux, revues, suppléments culturels et des agences publicitaires il croise pour la première fois de jeunes merecerlos, muchos de los tópicos que a partir de él se pusieron en circulación, relativos sobre todo a los escritores más jóvenes que aspiraban a seguir sus pasos. Los años transcurridos no han librado a Fresán de este sambenito, el de escritor mediático y ruidoso, empeñado en borrar las fronteras entre periodismo y literatura, celoso de su celebridad y canturreando siempre alguna melodía más o menos reconocible », consulté le 16/09/2014). 51 Claudio Benzecry, « El almuerzo de los remeros. Profesionalismo y literatura en la década del '90 », Hispamérica, Año XXIX, Diciembre 2000, 87, pp. 17-30. 52 Le sujet des groupes littéraires opposés des années quatre-vingt-dix en Argentine sera abordé ultérieurement dans ce chapitre. 53 Claudio Benzecry nous fournit la définition de la trivia : « le maniement trivial et compétitif des biens culturels, dans lequel les produits de la haute culture se mélangent indistinctement avec les productions massives, et qui s'exprime dans un plaisir constant de la blague saturée de références culturelles », dans Benzecry, Claudio, op. cit., p. 29. 37 intellectuels tels que Miguel Rep, Jorge Lanata, Diego Curubeto, Alberto Fuguet et Eduardo Berti. Comme il en fait la remarque : Página/12 « est le seul journal au monde qui ait autant d'écrivains de fiction dans ses rangs »54. Ajoutons que Fresán a travaillé en tant qu'éditeur de ses collègues et amis pour Verano 12, le supplément d'été de Página/12, et pour Página/30, il s'est aussi occupé des présentations des livres de Rep, Curubeto et Laura Ramos. Enfin, nous pouvons compléter cette énumération longue, mais sûrement non exhaustive, des activités culturelles de Fresán avec la création d'un groupe de fans de musique populaire autonommé "Internacional rockerita", dont les autres membres ont été l'écrivain espagnol Ray Loriga et le Chilien Alberto Fuguet. En outre, dans les années quatre-vingt-dix, Fresán rend des visites régulières à Adolfo Bioy Casares, un de ses maîtres, dont les deux romans, L'invention de Morel et Le Songe des héros, sont pour lui parmi les sources d’inspiration les plus importantes. Les écrivains dialoguent sur la vie, la littérature et la musique et la figure de Bioy Casares produit une forte impression sur Fresán55, qui jusqu'à aujourd'hui donne des conférences sur cet auteur (par exemple dans le cadre de La Feria del Libro de Saragosse en 2009). Il « était très coquet, amateur de femmes. Pour moi, c'est une idée apollinienne de l'Argentin : riche, beau, intelligent, qui n'a pas à travailler et passe son temps à lire et à faire ce qu'il veut »56. Fresán explique que La Vitesse des choses constitue un hommage à deux auteurs en particulier, c'est à dire à Bioy Casares, qui était le modèle du personnage de l'écrivain de « Notes pour une théorie du lecteur », et à Osvaldo Soriano. L'ombre de ce dernier, qui figure parmi les fondateurs de Página/12 et décède pendant l'écriture du livre, est perceptible dans tous les textes et notamment dans « Chivas Gonçalvez Chivas : l'art raffiné d'écrire des nécrologies ». 54 Mónica Maristain, « Entrevista a Rodrigo Fresán », le 1 mai 2007, http://drinkingthelonious.blogspot.com/2007/05/entrevista-rodrigo-fresn.html (Consulté le 16/09/2014). 55 Nous pouvons lire un des entretiens : « Una charla entre Adolfo Bioy Casares, Fito Páez y Rodrigo Fresán », http://yobioycasares.blogspot.com/2010/03/una-charla-entre-adolfobioy-casares.html (Consulté le 16/09/2014). 56 Philippe Lançon, « L'invention de Fresán », Libération.fr, le 7 novembre 2008, http://www.liberation.fr/livres/0101183519-l-invention-de-fres-n (Consulté le 16/09/2014). 38 Lors d’une des présentations de ses livres, Fresán a accentué la grande importance de ces « amitiés littéraires » pour son développement personnel : Il y a énormément d'amis, ils sont tous là, ceux qui devaient être là; ceux qui ne sont pas là, ils sont là aussi (…) j'aimerais que ma biographie soit composée de la biographie de mes amis, il me semble qu’avec les histoires de chacun d'eux, étant donné leur nombre et leur qualité, bon, cela valait la peine d’en passer par là. 57 [Notre traduction] Illustration 5. Vidas de santos (Debols!llo, 2007), Trabajos manuales (1994, Planeta), Esperanto (Mondadori, 2011).58 C'est en 1993 qu'est paru chez Planeta Vidas de santos (Vies de saints), le second ouvrage de Fresán très attendu, mais qui n'a pas répété le succès de son début littéraire. Quoiqu'il reprenne, voire intensifie, la Claudio Benzecry, op. cit., p. 28 (« Hay muchísimos amigos, están todos, los que tenían que estar; los que no están, están también (…) me gustaría que mi biografía estuviera compuesta por la biografía de mis amigos, me parece que con las historias de cada uno de ellos, con la cantidad que hay y con la calidad que hay, bueno, que valió la pena pasar por acá »). 58 http://www.amazon.com/Rodrigo-Fres%C3%A1n/e/B001H6O2ZK; http://www.tyhturismo.com/data/destinos/argentina/literatura/escritores/Fresan/rfCT1. html; http://revistadeletras.net/esperanto-de-rodrigo-fresan/(Consulté le 16/09/2014). 57 39 structure générique hybride du livre précédent, avec son ton blasphémateur et ironique, sa nature parodique et sa réflexion sous-jacente sur la littérature, il explore aussi de nouveaux horizons thématiques. Trabajos manuales (Travaux manuels) édité en 1994, est un recueil de miscellanées publiées dans Página/12 et Página/30 et complétées par des essais inédits. Ce volume, croisant les discours journalistique et littéraire, introduit nombre de motifs et personnages qui réapparaîtront dans des textes subséquents de Fresán. Une année plus tard suit Esperanto (Tusquets Editores), le premier roman de l'écrivain argentin, dont la création est le fruit de l'une des plus grandes expériences de lecteur de sa vie. D'après l'anecdote qu'il raconte, en mars 1995, alors qu’il passe ses vacances d'été avec sa compagne Claudia Gallegos à Córdoba, il lit tous les tomes de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust en un mois à peine. « Cette lecture m'a tellement donné d'énergie, déclare-t-il, qu'après cela, j'ai écrit Esperanto en une semaine. L'un des miracles de ma vie d'écrivain : ça n'arrivera jamais plus »59. Il m'est arrivé une chose très bizarre (…) Une fois je me suis réveillé à quatre heures du matin et j'ai dit à Claudia que j'avais rêvé d'un roman complet. Je suis vite parti à la salle de bains avec un cahier et j'ai pris vingt-cinq pages de notes. De retour à Buenos Aires, j'ai ouvert mes notes devant l'ordinateur et une semaine plus tard j'ai eu la première version d'Esperanto terminée60. [Notre traduction] Il vaut la peine de signaler ici qu'Esperanto a été le premier ouvrage frésanien remarqué en France et édité en 1999 chez Gallimard, dans la collection « Du monde entier », traduit par Gabriel Iaculli. Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», ed. cit., p. 31. Verónica Chiaravall, « Reportaje a Rodrigo Fresán », 1999, http://www.tyhturismo.com/data/destinos/argentina/literatura/escritores/Fresan/rfR1.ht ml (« Y me ocurrió una cosa muy rara (…) En una oportunidad me desperté a las cuatro de la mañana y le dije a Claudia que había soñado una novela completa. Fui corriendo al baño con un cuaderno y tomé veinticinco páginas de notas. De regreso en Buenos Aires, abrí los apuntes frente a la computadora y en una semana tenía terminada la primera versión de Esperanto », consulté le 16/09/2014). 59 60 40 Par ailleurs, à la faveur de la relation déjà mentionnée de Fresán avec le rockeur Fito Páez, celui-ci eut la possibilité de vivre une aventure cinématographique. Quelques séquences d'Esperanto ont été utilisées dans le scénario de Martín (Hache), un film d’Adolfo Aristarain réalisé en 1997, dont la musique a été composée par Páez et dont une de protagonistes a été Cecilia Roth, sa femme. Le metteur en scène a invité Fresán à jouer un petit rôle au début du film. Un an après, l'écrivain est aussi intervenu avec Alan Pauls dans la production de science-fiction La Sonámbula, recuerdos del futuro de Fernando Spiner, basée sur le scenario de Spiner et de Ricardo Piglia. Suite à l'obtention d'une bourse Rodrigo Fresán part en 1996 aux États-Unis. Il y passe six mois en tant que membre du fameux programme d'écriture créative International Writers' Workshop à l'Université de l'Iowa. C’est une expérience cruciale, « la fin de l'innocence » aux dires de Fresán, parce que dans cette capitale littéraire internationale il a l'occasion de réviser sa notion de l'écrivain et de confronter son idée de l'Amérique du Nord avec la réalité. Il avait toujours rêvé, avoue-t-il, de la ville d'Iowa City, conçu comme le berceau mythique (voir mystique) de beaucoup de ses auteurs préférés. Pourtant, le séjour américain, qui lui a permis de rencontrer plusieurs hommes de plume du monde entier, a détruit « le mythe de l'écrivain en tant qu'animal romantique » et il l'a conduit à se faire une nouvelle conception ironique de la figure de l’écrivain. Eu égard à ses observations, d'après lesquelles l'écrivain comme personnage n'est pas du tout intéressant et sa personne n'a rien d'extraordinaire, Fresán a pris la décision de « commencer à penser moins à la figure de l'écrivain et à penser plus à la littérature que les écrivains génèrent »61. Cette expérience de sa formation à Iowa, même si elle a été « dure par moments », a fait naître la plupart des nouvelles de La Vitesse des choses. María Sonia Cristoff, «La salvación de los malditos», La Nación, http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=213600 (Consulté le 16/09/2014). 61 1998, 41 Illustration 6. McOndo (Mondadori, 1996).62 Ce fut pareillement pendant l'Iowa Writers' Workshop, en 1995, qu'a été conçue l'idée de l'anthologie McOndo. Fruit de collaboration des écrivains chiliens Alberto Fuguet et Sergio Gómez, cet ouvrage s'est proposé de rassembler dix-sept textes de jeunes écrivains de « la nouvelle génération hispano-américaine » rejetant la tradition du réalisme magique. Dans le célèbre prologue satirique du volume, les éditeurs remettent en question l'image stéréotypée de l'Amérique du Sud indigène, folklorique et rurale. Ils annoncent également la rupture définitive avec les problématiques prédominantes de sa culture comme l'identité et l'engagement, et défendent une écriture individualiste, personnelle, urbaine, bien enracinée dans le monde globalisé des nouvelles technologies, post-moderne, post-yuppies, post-communisme, post-babyboom, post-couche d'ozone, post tout. L'anthologie, parue en 1996 dans une atmosphère de provocation, a vite gagné une renommée de manifeste générationnel. Par conséquent, l'inclusion d'un texte de Fresán (« Signaux captés au cœur d'une fête ») dans le recueil a équivalu, aux yeux des lecteurs, à son identification avec ce prétendu courant littéraire émergent. Par contre, du point de vue de l'écrivain argentin: http://www.elboomeran.com/blog-post/117/8505/edmundo-paz-soldan/apple-del-cultoa-la-adiccion-de-masas/(Consulté le 16/09/2014). 62 42 Avec le temps j'ai l'impression que l'affaire de McOndo est plutôt un prologue qu'un livre et, naturellement, beaucoup moins qu'une génération. Moi, j'ai fourni une nouvelle pour l'anthologie à la demande de mon ami Alberto Fuguet et je n'ai lu l'introduction qu'après la parution du livre. Il y a des choses que je partage et il y en a d'autres avec lesquelles je ne suis pas d'accord simplement parce que je n'y ai jamais pensé. Personnellement, je n'ai aucun problème avec le réalisme magique. Quand il s'agit de questions générationnelles, je crois qu'on lit et on écrit –parmi d'autres choses- parce qu'on aime être seul. Je ne pense pas qu'il y ait une génération qui m'intègre.63 [Notre traduction] Considéré comme l'opus magnum frésanien par les critiques et comme son meilleur livre par l’auteur lui-même, La velocidad de las cosas (La Vitesse des choses, 1998, Tusquets Editores) clôt une certaine étape dans son œuvre. 63 Roberto Santander, Martín Abadía, «La función del escritor es la de proveer historias», en La Periódica Revisión Dominical, Diciembre 22, 2008, http://laperiodicarevisiondominical.wordpress.com/2008/12/22/entrevista-a-rodrigofresan-la-funcion-social-del-escritor-es-la-de-proveer-historias/ (« Con el paso del tiempo, me da impresión que lo de McOndo es más un prólogo que un libro y, por supuesto, mucho menos que una generación. Yo entregué un cuento para la antología a pedido de mi amigo Alberto Fuguet y no leí la introducción sino hasta que salió el libro. Hay cosas que comparto y cosas en las que no estoy de acuerdo sencillamente porque nunca pensé en ellas. En lo personal, no tengo ningún problema con el realismo mágico. En lo generacional, yo creo que uno lee y escribe –entre otras cosas- porque le gusta estar solo. No siento que haya ninguna generación que me contenga », consulté le 16/09/2014). 43 Illustration 7. La velocidad de las cosas (Debols!llo, 2006).64 Son dernier livre publié en Argentine, reflète sa déception à l’égard de la figure de l'écrivain (« la fin de l'innocence » vécue à Iowa City). La tonalité sombre, cynique et apocalyptique des nouvelles a émané aussi des événements tristes de l'année précédente : sous l'effet des morts soudaines d'Osvaldo Soriano, suite à cancer du poumon, et de Carlos Eduardo (Charlie) Feiling, suite à une leucémie, Fresán pensait tout au long de l'année 1997 « qu'il était sur le point de mourir ». De plus, pour la première fois il n'a pas eu le titre du livre au moment de se lancer dans sa rédaction. Tout au début, l'ouvrage allait s'intituler Ciencias exactas (Sciences exactes), puis Historia extranjera o RIP (Histoire étrangère ou RIP), La fête fantôme et El libro de los muertos (Le livre des morts). Enfin, Fresán remarque un changement considérable de son style à partir de La Vitesse des choses : Au niveau de mon cinquième ouvrage je perds le don d'inventer les trames, pour que, soudain, seules les digressions me viennent à l'esprit. Au début, les trames qui arrivaient au port étaient parfaites et flottantes, avec la gloire de leurs voiles déployées. Maintenant, en revanche, les bateaux font naufrage en haute mer et je dois aller les chercher là-bas et essayer d’en décoder le 64 http://imeanbooks.wordpress.com/(Consulté le 16/09/2014). 44 thème à partir des restes et des phrases, des idées détachées qui montent en flottant jusqu'aux vagues. 65 [Notre traduction] L'année 1999 a été décisive : Fresán a épousé Ana Isabel Villaseñor, la Mexicaine qu'il avait rencontrée à l'occasion de la Foire du Livre de Guadalajara, et les jeunes mariés se sont installés à Barcelone, « à michemin entre l’Argentine et le Mexique ». Fresán, étant de plus « fatigué d’un certain monde littéraire et cannibale » de Buenos Aires, propose à Ernesto Tiffenberg, le directeur de Página/12, de devenir le correspondant local du quotidien. Dans la capitale catalane, un des centres européens importants de l'édition et porte d'entrée de l'Ancien Monde pour les auteurs latinoaméricains, il a la possibilité de rencontrer et d’interviewer les écrivains les plus connus. Il entre dans une autre société en rejoignant ses amis : Enrique Vila-Matas et Javier Cercas, les éditeurs Jorge Herralde (son premier éditeur barcelonais chez Anagrama), Beatriz de Moura et Toni López (chez Tusquets). Il a la chance d'être représenté par Carmen Balcells Segalà, agente et éditrice littéraire mondialement renommée, représentante de García Márquez, Vargas Llosa, Cortázar, Onetti, Isabel Allende, Camilo José Cela ou Eduardo Mendoza. Quelques jours après son arrivée en Espagne il fait la connaissance de Roberto Bolaño et cette amitié persiste jusqu'à la mort du romancier chilien. Les deux écrivains développent l'habitude de se voir pour des « conversations interminables » dont les sujets étonnants sont énumérés par Bolaño dans la note « Todos los temas con Fresán » (« Tous les sujets avec Fresán », dans Entre paréntesis (Entre parenthèses), Anagrama, 2004). Malgré la différence générationnelle Fresán ne conçoit pas leur relation en termes de maîtredisciple : Rodrigo Fresán, «Tener estilo», The Barcelona Review, n°49, 2005, http://www.barcelonareview.com/49/s_rf.htm (« A la altura de mi quinto título, pierdo el don de que se me ocurran tramas para que, de golpe, se me ocurran sólo digresiones. En un principio, las tramas llegaban a puerto perfectas y flotantes, con la gloria de sus velas desplegadas. Ahora, en cambio, los barcos naufragan en alta mar y yo tengo que ir hasta allí e intentar decodificar el argumento a partir de los restos y frases e ideas sueltas que suben flotando hasta las olas », consulté le 16/09/2014). 65 45 Nous avons été très amis. Mais je ne crois pas avoir été, ni être aujourd'hui, son disciple. C'est vrai que nous avons commencé à publier plus ou moins en même temps, que nous aimions les mêmes auteurs, qu'il peut y avoir des liens entre nos livres, et qu'il apparaît comme un personnage de Mantra alors que j'apparais moi-même dans un passage de 2666. Mais en fait, nous parlions très peu de nos livres ou de ce que nous faisions. Notre relation ne correspondait pas aux clichés des supposées « amitiés littéraires ».66 Bolaño et Fresán travaillent également sur un projet inachevé dédié aux écrivains non conventionnels intitulé Fricciones ou Freakciones. Une partie de ce livre jamais publié, c'est-à-dire quelques passages du chapitre consacré à Philip K. Dick, peut être consulté dans la revue Letras Libres67. À la fin de l'année 1999 Fresán s'engage dans la préparation d'une nouvelle collection de la fin du millénaire, « Año 0 » (« Année 0 »), envisagée par la maison d'édition Mondadori. Les commandes sont faites à plusieurs écrivains de la langue espagnole (dont Gabi Martínez, Santiago Gamboa, José Manuel Prieto, Rodrigo Rey Rosa et Roberto Bolaño) d'écrire un livre consacré à une ville donnée. Les critères de la collection n'imposent pas un genre littéraire, ce peut être un journal de voyage, un essai ou un roman. La ville attribuée à Fresán est Mexico et le fruit de la commande : l'ouvrage volumineux et génériquement hybride Mantra, qui paraît en 2001. Lise Benincà, « Mexico aux rayons X », trad. Marta Pascual Argente, Le matricule des anges, n°77, 2006, p.39. 67 Roberto Bolaño, Rodrigo Fresán, « Dos hombres en el castillo: una conversación electrónica sobre Philip K. Dick », Letras Libres, junio de 2002, http://www.letraslibres.com/revista/convivio/dos-hombres-en-el-castillouna-conversacionelectronica-sobre-philip-k-dick (Consulté le 16/09/2014). 66 46 Illustration 8. Mantra (Mondadori, 2001).68 L'intérêt d'accepter cette commande passait aussi par le fait d'écrire sur une ville que je n'aurais pas spontanément choisie (j'aurais sûrement pris New York), ce qui constituait un vrai défi... (…) Mais moi ce qui m'amusait c'était de prendre des risques. De toute manière, au fur et à mesure de la rédaction de Mantra, je me suis rendu compte de la place importante qu'avait occupé le DF (un DF « imaginaire » puisque je n'y étais jamais allé avant 1997) dans mon enfance, ma formation, ma déformation : les lutteurs masqués, les Sea-Monkeys, les temples aztèques, les gravures de Posada... Étonnamment ou pas, à la fin de mon précédent livre (La Velocidad de las cosas, 1998), le DF apparaissait déjà, ainsi qu'un personnage messianique appelé Balthazar Mantra. Comme quoi il n'y a pas de hasard. Le secret à tous les niveaux dans la vie c'est de s'approprier la demande extérieure et de se débrouiller du mieux qu'on peut. Par chance, mon éditeur a adoré le monstre que j'ai créé.69 Mantra a été très bien accueilli par la critique, toutefois c’est le livre suivant de l'écrivain argentin qui lui fait gagner le premier une vraie 68 69 http://carlesriobo.blogspot.fr/2011/05/mantra.html (Consulté le 16/09/2014). Lise Benincà, op. cit., p. 38. 47 reconnaissance sur le marché international. Jardines de Kensington (Les jardins de Kensington, Mondadori, 2003), classé meilleur roman en castillan de l'année 2003 et récompensé par le I Premio Lateral de Narrativa, a été traduit en anglais (par Natasha Wimmer, 2005) et puis dans de nombreuses autres langues. Illustration 9. Jardines de Kensington (Debols!llo, 2005).70 Après sa parution aux États-Unis le livre a reçu une critique élogieuse d'une page entière dans The New York Times et, en général, il a attiré l'attention de la presse. On trouve des commentaires portant sur Les jardins de Kensington par exemple dans The Guardian, The Independent, The Nation, The Observer et The Washington Post. De surcroît, les personnages influents de la littérature en langue anglaise comme Salman Rushdie, John Irving ou John Banville en ont célébré le mérite. Fresán a été aussi invité au PEN American Center pour accorder un entretien à Jonathan Lethem, un des écrivains new-yorkais prépondérants, dans le cadre du 2006 PEN World Voices Festival71. http://batboyreads.blogspot.fr/2011/12/jardines-de-kensington-de-rodrigo.html (Consulté le 16/09/2014). 71 Jonathan Lethem et Rodrigo Fresán, BenettonTalk Young Writers Series, PEN American Center, 29/04/2006, http://www.pen.org/viewmedia.php/prmMID/4251 (Consulté le 16/09/2014). 70 48 Il nous semble en outre pertinent de signaler ici la possible relation dialogique entre Mantra et Les Jardins de Kensington, résultant des circonstances exceptionnellement défavorables de la rédaction de ce dernier. L'idée du roman a été inspirée par un documentaire français sur la vie de James Matthew Barrie où apparaissent aussi Gilbert Keith Chesterton et Bernard Shaw. L'image des trois écrivains jouant dans un jardin déguisés en cow-boys est devenue un catalyseur de l'écriture et la première version de Les jardins de Kensington a été terminée en même temps que la partie initiale de Mantra, en octobre 2000. Malheureusement, elle a été ensuite entièrement perdue du fait d'un virus informatique transmis par e-mail et rédigée de nouveau deux ans plus tard. Ainsi, le travail de composition du roman a commencé avant Mantra, s'est déroulé simultanément à Mantra, puis il a été repris après, ce qui nous autorise sans doute à y chercher des points d'intersection, des croisements, des éléments en commun. Illustration 10. El fondo del cielo (Mondadori, 2009).72 L'intervalle de six ans qui sépare Les jardins de Kensington du roman suivant de Fresán, El fondo del cielo (Le fond du ciel, Mondadori, 2009) a été le plus long dans sa vie d'écrivain. Ce fut, en revanche, une période très 72http://miedoalaliteratura.wordpress.com/2010/06/06/rodrigo-fresan-acabara- mandando-al-paro-a-todos-sus-criticos-literarios/(Consulté le 16/09/2014). 49 intense au regard de son métier de journaliste et de sa vie personnelle. En 2006 il est devenu père d'un petit garçon, Daniel, et deux ans plus tard il a déménagé de l’Eixample à une banlieue de Vallvidrera, au Tibidabo, où il vit avec sa famille dans un duplex au sommet d'une colline surplombant Barcelone. La plus récente parution, La parte inventada (Literatura Random House, 2014), constitue la deuxième partie de La Vitesse des choses. Cette mini-trilogie à l’intérieur de l’œuvre frésanienne sera complétée dans vingt ans, d’après les déclarations de l’auteur, par un roman intitulé La palabra justa ou La palabra exacta73. Ainsi, les trois volumes correspondront aux étapes successives du parcours de l’écrivain : la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Lors d’entretiens Fresán aime bien expliquer les circonstances de la rédaction de ce dernier roman et l’origine de sa thématique principale. Au cœur de La parte inventada nous trouvons la réflexion sur les relations entre père et fils. En effet, l’écrivain raconte une anecdote selon laquelle c’est grâce à son fils, Daniel, qu’il a terminé le travail sur le livre. À l’âge de quatre ans, sur le chemin à l’école, il a montré à son papa une figurine d’un voyageur avec sa valise, présentée dans la vitrine d’une papeterie. Puis il a annoncé que ce jouet devait être sur la couverture de son prochain livre et, de plus, que le voyageur devait être le protagoniste. À l’aide de cette idée « le livre s’est résolu », Fresán a enfin réussi à unir les parties détachées et finir la composition du volume. C’est pour cette raison que Daniel Fresán est cité dans l’ouvrage comme l’auteur de la couverture. Ernesto Castro, «Entrevista a Rodrigo Fresán», www.revistacoronica.com, [en ligne], http://www.revistacoronica.com/2014/06/entrevista-rodrigo-fresan-por-ernesto.html (« La velocidad de las cosas y La parte inventada funcionan como opuestos complementarios; incluso proyecto la idea de una tercera entrega para dentro de veinte años —digamos: La palabra justa o La palabra exacta— que sería el libro de la vejez y cierro de este modo la trilogía », consulté le 16/09/2014). 73 50 Illustration 11. La parte inventada (Literatura Random House, 2014).74 Nous conclurons ce chapitre introductif en situant brièvement l'écrivain argentin dans le milieu littéraire au sein duquel il débuta son aventure littéraire. Rodrigo Fresán a fait ses premiers pas au moment de la naissance de ce qu'on appelle la génération argentine des années quatrevingt-dix75. De nombreuses dénominations et adjectifs ont été avancés pour décrire la proposition littéraire de ce groupe d’écrivains de la post-dictature. Il a été présenté comme créateur d'une « littérature du nouveau », une « écriture des jeunes », des écrivains avant-gardistes, postmodernes, rénovateurs76, ou comme un nouveau groupe générationnel sans pères ni http://www.revistacoronica.com/2014/06/entrevista-rodrigo-fresan-por-ernesto.html (Consulté le 16/09/2014). 75 Carmen de Mora, « El cuento argentino de los últimos años », en Tinta China. Revista de Literatura, Año I, Núm. 2, Sevilla, Diciembre 2002, http://www.tinta-china.net/cdmora.htm (Consulté le 16/09/2014). 76 Silvia G. Kurlat Ares, op. cit, p. 215. 74 51 illusions77, auteur du « roman après l'histoire » (« la novela después de la historia » 78). Parmi plusieurs tentatives de caractérisation de ce phénomène littéraire nous trouvons l’étude d’Elsa Drucaroff, déjà citée plus haut, qui nous paraît offrir la vision la plus complète, pertinente et éclairante79. La chercheuse reprend l’expression « nouvelle prose argentine » (« nueva narrativa argentina », NNA), répandue dans les suppléments culturels, blogs et articles spécialisés, afin de donner une analyse minutieuse de la génération en question et des circonstances extrêmement difficiles de son activité littéraire. Elle dresse des listes détaillées des écrivains représentant le groupe, expose leurs ouvrages remarquables et, enfin, analyse les « taches thématiques » (« manchas temáticas ») qui inscrivent leurs livres dans le mouvement générationnel. La dénomination NNA évoque les nouveaux traits distinguant la prose des écrivains qui sont nés après 1960 et qui commencent à publier au début des années 90. Ils peuvent être divisés en deux générations. La première génération de post-dictature concerne les auteurs nés entre 1961 et 1970 (dont Rodrigo Fresán). Leur conscience citoyenne se réveille dans l’ambiance de la guerre des Malouines (le conflit qui oppose l’Argentine au Royaume-Uni à partir du 2 avril de 1982) et du commencement de la démocratie, en décembre 1983. Selon Drucaroff, dans le cadre de cette génération apparaissent quelques-uns des écrivains argentins les plus importants des cinquante dernières années. Cependant, ils gagnent leur conscience générationnelle très tard et sont perçus en tant qu’un groupe de cas isolés, solitaires, sans filiation. En revanche, les auteurs de la deuxième génération de post-dictature, nés après 1970, découvrent et revendiquent leur appartenance générationnelle. Ils construisent leur conscience dans le bruit Sylvia Saítta, «La narrativa argentina, entre la innovación y el mercado (1983-2003)», en Marcos Novarro y Vicente Palermo (Ed.), La historia reciente: Argentina en democracia, Buenos Aires, Edhasa, 2004, pp. 246-247. 78 Beatriz Sarlo, Escritos sobre literatura argentina, Buenos Aires, Siglo XXI Editores Argentina, 2007, p. 471. 79 Elsa Drucaroff, Los prisioneros de la torre. Política, relatos y jóvenes en la postdictadura, Buenos Aires, Emecé, 2011. 77 52 des manifestations pour l’éducation en 1992 et lors de l’explosion sociale de décembre 2001. La dictature militaire, instaurée en Argentine en 1976 et finie en 1983, détermine le début de la NNA. Néanmoins, à peine quelques années plus tard, le jeune public divorce d’avec la littérature de son pays et commence alors la période de l’invisibilité et du mépris social des jeunes écrivains, les effets de la stratégie du marché éditorial et de la politique culturelle de la critique. En raison d’une grande détérioration (même destruction) du marché de l’édition et en raison, plus que tout, d’une attitude de la critique académique (formée par les grands auteurs des années 70 de « la génération militante ») excluant toute nouvelle forme de description de la réalité et de l’histoire argentine, les livres des écrivains de la NNA ont été attaqués ou simplement ignorés. Pendant des années, les générations de post-dictature souffrent ainsi de l’invisibilité dans leur propre pays, accusées par l’establishment intellectuel de produire une écriture vide, banale, apolitique, commerciale et indifférente à l’égard de la réalité argentine. En conséquence, plusieurs parmi eux choisissent la voie de l’exil, comme Fresán, installé à Barcelone depuis 1999. La littérature de la NNA, comme le démontre Drucaroff, est traversée et ainsi unie par les mêmes « taches thématiques ». Le concept de « manchas temáticas », emprunté à David Viñas, signifie « un espace thématique qui irradie par imprégnation et contagion », « un espace de significations qui agissent par contigüité »80, qui s’étendent donc et envahissent plusieurs textes. Certaines entre ces « taches thématiques », qui définissent l’écriture de la NNA du point de vue du traumatisme de la dictature, peuvent être détectées aussi chez Fresán : les fantômes, les ombres et les disparus (qui mettent en question le statut élémentaire de l’existence), le motif de deux frères, dont un est inimitable et mort, le motif du filicide (homicide d’un enfant par son parent), d’une fausse mémoire, du monde menacé par de Julio Schvartzman, « David Viñas: la crítica como epopeya », dans Cella, Susana, La irrupción de la crítica. Volumen X de la Historia crítica de la literatura argentina dirigida por Noé Jitrik, Buenos Aires, Emecé, 1999. Cité par: Drucaroff, Elsa, op. cit., p. 291. 80 53 multiples possibilités de catastrophe, le désenchantement, le doute, le scepticisme. Les derniers écrivains visibles avant la longue période d’indifférence de la part de la critique, des médias et des lecteurs, sont les écrivains rassemblés autour de la revue littéraire Babel (fin des années 80) et les auteurs de Biblioteca del Sur, collection d’Editorial Planeta, dirigée par Juan Forn au début des années 90. Étant donné qu'une des caractéristiques les plus remarquables de ce bref moment d’épanouissement littéraire fut sa polarisation retentissante, décrite par Martín Kohan comme le « dernier grand débat de la littérature argentine »81, Fresán s'est vu affilié d'une manière presque automatique à un des deux partis opposés et identifié avec son esthétique. Il faut néanmoins faire ressortir ici que cette idée d’affrontement a été mise en question et réfutée à plusieurs reprises82. D’après les spécialistes, la polémique entre les partisans de l’esthétique expérimentale de Babel et le « narrativisme » représenté par Planeta, n’est qu’une construction artificielle de la critique universitaire. De plus, selon Drucaroff il y a eu une alliance entre les écrivains des deux groupes qui se soutenaient mutuellement pour survivre dans l’environnement hostile du marché. Ceci étant dit, apportons quelques précisions concernant ce prétendu dernier grand débat de la littérature argentine. Même s’il était un fait créé par la critique, il a sans doute contribué à apposer à l’œuvre de Fresán l’étiquette imméritée d’écriture commerciale, médiatique, populaire, « translittéraire » et sans prétentions intellectuelles. 81 Cristian Vázquez, « Contar buenas historias de la mejor manera posible: allí empieza todo», en revistateína, núm. 20, Febrero de 2009, http://cristianvazquez.blogspot.fr/2009/02/mis-entrevistas-rodrigo-fresan-y-sergio.html (Consulté le 16/09/2014). 82 Par exemple : Hernán Sassi, « A pesar de Shanghai, a pesar de Babel », El Interpretador. Literatura, arte, pensamiento, n°32, 2007; Edgardo H. Berg, "La joven narrativa argentina de los ’90: ¿nueva o novedad?", Revista Interamericana de Bibliografía, Nº2, 1998, http://www.educoas.org/portal/bdigital/contenido/rib/rib_19982/articulo11/index.aspx?culture=es&navid=201 (« En muchos casos, los debates literarios tienen más que ver con aquello que Roland Barthes denominó como goce histérico: una forma de teatralización de show de réplicas y agresiones, de doxas y contradoxas para la consagración cultural o el éxito en el mercado », consulté le 16/09/2014); Drucaroff, Elsa, op. cit. 54 Les acteurs principaux de cette confrontation entre deux visions différentes de la littérature étaient, d'un côté, les auteurs groupés autour de Babel. Revista de libros : Daniel Guebel, Alan Pauls, Martín Capparós, Carlos Eduardo Feiling, Luis Chitarroni, Sergio Bizzio, Sergio Chejfec, Jorge Dorio, Guillermo Saavedra et Matilde Sánchez; et, d'un autre côté, les écrivains de la maison d'édition Planeta : Juan Forn, Guillermo Saccomano, Marcelo Figueras et Rodrigo Fresán. Des inspirations, des instances de légitimation et des poétiques distinctes traçaient la ligne frontière prétendue entre « los babélicos » et « los planetarios ». D'après Luis Chitarroni : Pour les auteurs associés à Babel, il s’agissait d’un héritage qui supposait le maniement de biens de la haute culture, des références à la littérature allemande et aux trames de la littérature argentine, l’érudition critique ; pour Fresán, une ligne qui mène de la prose américaine des années soixante et anglaise de ces dernières années à la culture de masse (des formes articulées autour des noms de dispositifs techniques de reproduction de l'image et du son).83 [Notre traduction] Le système de références des « babélicos » était composé des œuvres de César Aira, Alberto Laiseca, Marcelo Cohen, Juan José Saer, Jorge Luis Borges et d'autres auteurs européens (Thomas Bernhard, par exemple). Les jeunes écrivains de ce groupe, étroitement liés au milieu universitaire et à la critique littéraire, ont bien mérité les dénominations « d’expérimentalistes » (« experimentalistas ») ou de « néo-avant-gardistes » (« neovanguardistas »). Sylvia Saítta énumère les aspects principaux de cette prose : Claudio E. Benzecry, « El almuerzo de los remeros. Profesionalismo y literatura en la década del '90 », op. cit., p. 19. (« Para los asociados con Babel, digamos, una herencia que suponía el manejo de bienes de la alta cultura, referencias a la literatura alemana y a las tramas de la literatura argentina, erudición crítica; para Fresán, una línea que va de la narrativa americana de los 60 e inglesa de los últimos años a la cultura de masas (formas articuladas en torno a los nombres de los dispositivos técnicos de reproducción de la imagen y el sonido) »). 83 55 ...la rupture avec le pacte mimétique du réalisme; la négation de la linéarité temporelle en faveur de déviations et de digressions; la récurrence de l'incorporation du discours d'autrui, l’intertextualité, la citation, le pastiche; la prédominance de l'autoréférence et de la référence intra-littéraire; la fascination pour le métafictionnel, dans une réflexion constante sur l'acte narratif lui-même; la préférence pour la parodie, l'ironie et la distanciation critique; l'usage du langage de la théorie et de la critique littéraire; le travail avec des fragments, le jeu ludique et la manipulation des genres. 84 [Notre traduction] En ce qui concerne les « planetarios », qualifiés de « narrativistes » (« narrativistas »), « conservateurs « néo-traditionalistes » d'un point de vue de (« neotradicionalistas ») l'esthétique » ou (« estéticamente conservadores »), nous trouvons parmi leur modèles Osvaldo Soriano, Antonio Dal Masetto et les écrivains d'Amérique du Nord, comme John Cheever, Raymond Carver ou Tobias Wolff. Ils se déclaraient plus associés à l'industrie éditoriale, au marché, aux médias de masse et au monde du journalisme. En se situant à l'encontre de l'académisme, de l'expérimentalisme et de l'hermétisme, ils réclamaient le dialogue avec le lecteur, le retour à la narration classique à la manière de Dickens, Dumas ou Balzac, une écriture sans fragmentation ni trop d'ambigüité, avec des trames bien construites, des personnages crédibles et une temporalité mise au service du conflit narratif85. Bien qu’il ait été classé parmi les narrativistes, Rodrigo Fresán luimême a nié plusieurs fois toute affiliation générationnelle ou esthétique, soulignant avec persistance son indépendance artistique « éloignée de tout Sylvia Saítta, op. cit., p. 248 (« la ruptura con el pacto de mimesis del realismo; la negación de la linealidad temporal a favor de desvíos y digresiones; la recurrencia a la incorporación del discurso ajeno, la intertextualidad, la cita, el pastiche; el predominio de la autorreferencia y de la referencia intraliteraria; la fascinación por lo metaficcional, en una reflexión constante sobre el acto narrativo en sí mismo; la preferencia por la parodia, la ironía y el distanciamiento crítico; el uso del lenguaje de la teoría y de la crítica literarias; el trabajo con el fragmento, el juego lúdico y la manipulación de los géneros »). 85 Voir: Edgardo H. Berg, op. cit. 84 56 credo ou ethnie »86, son désir de l'autonomie de création et d'une texture, une esthétique et une vision du monde propres. Il décrit la littérature comme le dernier bastion de la solitude socialement acceptée87 et il ajoute : Quand il s'agit de questions générationnelles, je crois qu'on lit et qu’on écrit –parmi d'autres choses- parce qu'on aime être seul. Je ne pense pas qu'il y ait une génération qui m'intègre. S'il est question de "cartographier" la littérature, j'aime à penser que tout écrivain est un pays en soi qui peut entretenir ou pas des relations amicales et diplomatiques avec d'autres pays/écrivains.88 [Notre traduction] Ce recul délibéré de Fresán, qui se manifeste également dans son choix de lieu de résidence à Barcelone et dans la construction de ses narrateurs (« éloigneurs professionnels »89, observateurs, témoins, hommes invisibles qui restent toujours "hors foyer" afin d'observer l'univers du point de vue externe), s'applique à sa relation avec les « tribus » littéraires de l'Argentine d'aujourd'hui et parallèlement, dans un contexte plus large, avec les émanations du « boom jr. » latino-américain90. Bien qu'un nombre remarquable de ses textes aient été insérés dans diverses anthologies réunissant des auteurs de la nouvelle prose hispano-américaine (par exemple McOndo91, Líneas aéreas92 et Palabra de América), il déclare 86 Rodrigo Fresán, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », en Palabra de América, con prólogo de Guillermo Cabrera Infante y epílogo de Pere Gimferrer, Seix Barral, Barcelona, 2004, p. 67. 87 Jorge Coaguila, « Encuentro con Rodrigo Fresán », en Hemisferios, Lima, 24/03/2003. 88 Roberto Santander, Martín Abadía, « La función del escritor es la de proveer historias », en La Periódica Revisión Dominical, Diciembre 22, 2008, op.cit., ("En lo generacional, yo creo que uno lee y escribe –entre otras cosas- porque le gusta estar solo. No siento que haya ninguna generación que me contenga. Si se trata de "cartografiar" la literatura, me gusta pensar que cada escritor es un país en sí mismo que puede mantener o no relaciones amistosas y diplomáticas con otros países/escritores"). 89 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, op. cit, p. 176. 90 Idem, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », op. cit., p. 58. 91 Idem, « Señales captadas en el corazón de una fiesta », en Alberto Fuguet, Sergio Gómez (Eds.), McOndo, Barcelona, Mondadori, 1996, pp. 33-60. 57 fortement son ambition de se libérer de ce détestable « stigmate de jeune écrivain latino-américain »93. Fresán estime que la quintessence du métier d'écrivain, en plus de raconter des histoires94, est une constante poursuite d'un style unique, intime, pour se distinguer, pour devenir un auteur freak et produire des livres reconnaissables à première vue, mais sans oublier la tradition, puisque « dans l'écriture il s'agit d’honorer le maître tout en étant différent et en mutant »95. À propos de la polémique littéraire argentine, il explique : Si ce qu'on proposait était un peu des structures expérimentalescomplexes (babélicos) versus des structures claires-narrativesultraréalistes (planetarios), il me semble que dans L'Homme du bord extérieur la structure des nouvelles et du livre lui-même est assez complexe. En réalité c'est un livre assez charnière entre ces deux mouvements (…) C'était un problème de journalistes et de critiques universitaires plutôt que d’écrivains.96 [Notre traduction] Certes, dans les fictions frésaniennes nous pouvons observer une fusion de certaines qualités attribuées à la production littéraire des Idem, « La chica que cayó en la piscina aquella noche », en Eduardo Becerra (Ed.), Líneas Aéreas, Lengua de Trapo, Madrid, 1999. 93 Idem, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », ed. cit., p. 51. 94 « La fonction sociale de l'écrivain existe et c'est celle de fournir des histoires : pour que les gens aient quelque chose à lire, un point de fuite par où s'évader et connaître des réalités alternatives. Cela me semble plus que suffisant et, d'une certaine manière, épique et épiphanique et, si vous voulez, engagé. C'est la même fonction que, dans la préhistoire, autour d'un feu, quelqu'un avait qui une nuit a commencé à raconter quelque chose à ses amis. Je veux penser que ce métier n'a pas beaucoup évolué" ("La función social del escritor existe y es la de proveer historias: que la gente tenga algo que leer, un punto de fuga por donde evadirse y conocer realidades alternativas. Me parece más que suficiente y, de algún modo, épico y epifánico y, si se quiere, comprometido. La misma función que, en la prehistoria, alrededor de una fogata, tenía alguien que una noche empezó a contar algo para sus amigos. Quiero pensar que el oficio no ha evolucionado mucho », entretien de Roberto Santander, Martín Abadía, op. cit.). 95 Rodrigo Fresán, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », ed. cit., p. 63. 96 Cristian Vázquez, op.cit. ("Si lo que se proponía era un poco estructuras experimentalescomplejas (babélicos) versus estructuras claras-narrativas-naturalistas-ultrarrealistas (planetarios), en Historia argentina me parece que la estructura de los relatos y del libro mismo es bastante compleja, en realidad es un libro bastante bisagra entre esos dos movimientos (...) Era un problema más de periodistas y académicos que de los escritores"). 92 58 narrativistes avec la plupart de celles associées aux expérimentalistes, avec, en outre, diverses caractéristiques de la poétique proclamée par les porteparoles du McOndo97, mais force est de constater qu’elles portent le cachet de l'originalité. Le thème du « dernier grand débat de la littérature argentine » apparaît dans l’une des nouvelles de L'Homme du bord extérieur, « Le système éducatif ». Son narrateur, professeur d’un atelier d’écriture, s’engage dans une polémique avec une élève, Mariana. Le professeur défend l’écriture qui raconte des histoires en dépit de toute manœuvre esthétique, sans trop d’artifices, de bonnes histoires « armées de pied en cap » qui n’ont besoin d’aucun renforcement. Mariana, pour sa part, préfère les structures complexes, les histoires qui partent de A et n’arrivent pas à B sans avoir traversé Z. Finalement, pour rendre hommage à Mariana, le narrateur propose au lecteur un récit qui est le fruit d’un compromis : Voici donc une histoire complexe qui – par-delà sa structure linéaire – est, en fait, des plus ardues à raconter. À mon avis, il y a là le meilleur des deux mondes.98 En se plaçant au-dessus des antinomies et des groupes littéraires des années quatre-vingt-dix, Fresán nous offre une relecture personnelle de la tradition littéraire hispano-américaine, de l'histoire et du patrimoine culturels argentins avec leurs mythes, leurs symboles et leurs problématiques fondamentales, dans l'optique rebelle de la pluralité formelle, l'ironie, la démythification humoristique et la désacralisation. En même temps, il introduit dans sa prose les éléments dérivés de l'univers globalisé et urbain, de la culture transnationale de masse, de consommation, du marché, des médias et de la musique populaire. Il semble que, grâce à cette configuration originelle de pièces de nature diverse, à l'hyper-référentialité et à l'hétérogénéité discursive, thématique et générique de l'objet littéraire qui Pour une analyse de ce Group, voir Diana Palaversich, « Rebeldes sin causa. realismo mágico vs. realismo virtual », Hispamérica: revista de literatura, Vol. 86, 2000, pp. 55-70 . 98 Rodrigo Fresán, L’Homme du bord extérieur, trad. Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury, Autrement, 1999, p. 125. 97 59 renonce aux « pratiques, questionnements et recherches centraux dans la littérature argentine jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix »99 et échappe à toute classification, l'œuvre frésanienne est devenue un point de référence indispensable pour de nouveaux courants de la littérature hispanique100. D'après Ignacio Echevarría : Le succès inattendu d'un livre comme L'Homme du bord extérieur, avec son esthétique pop, avec son style syncopé et mélodieux, avec son syncrétisme sentimental, invitait à le signaler comme manuel d'instructions à partir duquel on pouvait ébaucher le modèle d'une littérature mutante avec un code génétique dans lequel concouraient les bandes dessinées, les séries télévisées, le journalisme de masse, les dessins animés, la littérature de genre, les bandes sonores, les magazines sentimentaux, la publicité pure, la divulgation scientifique… et, naturellement, de bout en bout, le Canon Occidental.101 [Notre traduction] Silvia G. Kurlat Ares, op. cit., p. 216. J. Calvo, « La historia de la nocilla », La Vanguardia, 12 de septiembre 2007, http://www.lavanguardia.es/premium/publica/publica?COMPID=53397180493&ID_PAGIN A=22088&ID_FORMATO=9&turbourl=false (Consulté le 6/06/2009). 101 Ignacio Echevarría, op. cit. (« La impredecible fortuna de un libro como Historia argentina, con su estética pop, con su estilo sincopado y melodioso, con su sincretismo sentimental, invitaba a señalarlo como manual de instrucciones a partir del cual pergeñar el patrón de una literatura mutante, en cuyo código genético concurrían las tiras cómicas, las series televisivas, el periodismo de masas, las películas de animación, la literatura de género, las bandas sonoras, las revistas del corazón, la publicidad pura y dura, la divulgación científica... y, por supuesto, de cabo a rabo, el Canon Occidental »). 99 100 60 Partie II L’homme du bord extérieur, texte fondateur de la maison livresque 61 L’homme du bord extérieur (Historia argentina), le livre de Rodrigo Fresán probablement le plus commenté, inaugure le continuum narratif, thématique et structurel de son œuvre. Du point de vue générique, c’est un recueil de textes se situant dans une zone intermédiaire entre le roman et le recueil de nouvelles. Il est composé de seize unités narratives indépendantes qui néanmoins construisent entre elles un réseau compliqué de relations. Au fur et à mesure de la lecture, derrière les nouvelles-chapitres se dévoile une cohérence travaillée autour de personnages et de lieux récurrents, d’allusions, de similitudes formelles et du paratexte. Cet « entre-deux-genres» ou genre mutant, qui a été qualifié de pseudo-roman102, livre de nouvelles romanesques103 ou encore comparé à la forme musicale de la fugue104, compte parmi d’autres parutions semblables que nous trouvons de plus en plus souvent ces dernières années. De nombreuses propositions ont été avancées pour analyser ce type d’ouvrages hybrides, selon que l’accent a été mis sur la discontinuité ou sur la totalité des pièces de l’ensemble. D’une part, ils sont considérés comme un sous-genre hybride plus proche du roman105 ou simplement annexés au genre romanesque (L’homme du bord extérieur dans la traduction française porte le sous-titre « roman »). D’autre part, d’après certains critiques, ces recueils, qui reposent sur une tension entre l’unification et le disparate, ne peuvent « en effet que mimer la totalisation caractéristique du livre ou du roman »106 : C’est davantage dans le mouvement de la lecture que s’évalue le statut générique : s’il y a basculement du recueil vers le roman, il s’impose graduellement au fil de la lecture, et peut-être seulement Rodrigo Fresán, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p. 12. 103 Verónica Charavall, « Reportaje a Rodrigo Fresán”, op. cit. 104 Javier Moreno, « Historia argentina, de Rodrigo Fresán », http://www.deriva.org/monograficos/monograficos.php?IDarticulos=279&num=2&mongr=2 6&PHPSESSID=323a05535634c103e4dec8a5b30d3927 (Consulté le 6/06/2009). 105 Par exemple Michel Biron, « Un sous-genre hybride : la nouvelle romanesque », Voix et Images, Vol. 30, Num. 1 (88), 2004, pp. 125-130, http://id.erudit.org/iderudit/009894ar (Consulté le 16/09/2014). 106 René Audet, « Logiques du tout et du disparate. Le recueil de nouvelles, le roman et leurs tensions génériques », Le recueil littéraire. Pratiques et théorie d’une forme, sous la dir. d’Irène Langlet, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2003, p. 215. 102 62 rétrospectivement. Et même dans cette façon de percevoir l’ouvrage, un doute issu de la tension entre disparate et unification persiste encore.107 Dans la critique anglo-saxonne les notions de « short story cycle » ou «short story sequence » (« cycle de nouvelles », « séquence de nouvelles »), ou encore le terme plus moderne de « composite novel » (« roman composite ») ont été utilisés pour les études pionnières de cette catégorie de recueils108. Enfin, face au phénomène singulier et bien connu de la popularité du genre en Amérique latine, les chercheurs hispanophones ont élaboré leurs propres classements de « series o colecciones de cuentos integrados » (« séries ou collections de nouvelles intégrées »)109, et ils ont fourni les définitions de « fragmentos, detalles y fractales » (« fragments, détails et fractales »)110. Ibidem, p. 217. Les chercheurs anglo-saxons ont été les premiers à étudier les particularités des cycles de nouvelles. Parmi les travaux les plus remarquables nous trouvons Representative Short Stories Cycles of the Twentieth Century de Forrest Ingram (1971), The Short Story Cycle: A Genre Companion and Reference Guide de Susan Garland Mann (1989), “The Short Story Sequence: An Open Book” de Robert Luscher (1989), Toward a Poetics of the Short Story Cycle de J. Gerald Kennedy (1988), The Composite Novel. The Short Story Cycle in Transition de Maggie Dunn et Ann Morris (1995) et The United Stories of America. Studies in the Short Story Composite de Rolf Lundén (1999). 109 Gabriela Mora, «Notas teóricas en torno a la colección de cuentos integrados», El ojo en el caleidoscopio, Pablo Brescia y Evelia Romano (Coord.), México, Universidad Nacional Autónoma de México, 2006, pp. 53-78. 110 Lauro Zavala, «Estrategias literarias, hibridación y metaficción en "La sueñera" de Ana María Shua», El río de los sueños: Aproximaciones críticas a la obra de Ana María Shua, Rhonda Dahl Buchanan (Ed.), Interamer, 2001, http://www.educoas.org/Portal/bdigital/contenido/interamer/interamer_70/ens5_1/alusio n.aspx?culture=en (Consulté le 16/09/2014). 107 108 63 Illustration 12. Historia argentina (Anagrama, 1993, la première édition111 ; Tusquets, 1998112 ; Anagrama, 2003113). Comme nous l'avons dit auparavant, L’homme du bord extérieur constitue le modèle formel qui sera repris avec certaines modifications dans Vies de saints, Travaux manuels et La Vitesse des choses. Dans la postface de l’édition espagnole l’auteur définit de manière humoristique son procédé comme « l’option c » : La question à laquelle je ne peux toujours pas donner réponse à ceux, préoccupés, qui me demandent à plusieurs reprises – je n’ai jamais compris cette préoccupation – si L’homme du bord extérieur est : a) un recueil des nouvelles b) un roman Tout semble indiquer – et ceci s’applique également à tous les livres qui sont sortis et qui continueront à sortir de ce livre- que l’option correcte est c). 114 [Notre traduction] http://www.todocoleccion.net/historia-argentina-rodrigo-fresan-ed-anagrama-1993-1edicion-firmado-por-autor~x29485112 (Consulté le 16/09/2014). 112 http://www.bookdepository.co.uk/Historia-Argentina-Rodrigo-Fresan/9789509779488 (Consulté le 16/09/2014). 113 http://www.amazon.co.uk/Historia-Argentina-Rodrigo-Fres%C3%A1n/dp/8433909584 (Consulté le 16/09/2014). 114 Rodrigo Fresán, «Efemérides», en idem, Historia argentina, segunda edición revisada, Anagrama, Barcelona, 2003, pp. 236-237 (« Lo que sigo sin poder responder a quienes, 111 64 Nous voulons retenir, pour l’étude présente du recueil de Rodrigo Fresán, la dénomination de Gabriela Mora d’une collection de nouvelles intégrées. Elle nous semble la plus pertinente, étant donné qu’elle accentue l’autonomie, l’autosuffisance des nouvelles et moins leur proximité avec la totalisation du genre romanesque, tout en signalant les connexions obligatoires entre les textes. Outre cela, la proposition terminologique de Mora met en évidence la grande diversité des stratégies de structuration de ce genre de recueils et elle fournit les outils de classification les plus précis. Dans son travail la chercheuse exemplifie et caractérise trois types de collection de nouvelles intégrées en fonction des moyens utilisés pour établir les correspondances entre les nouvelles, du degré de leur unification et du mode de lecture exigée : la collection intégrée cyclique (« colección integrada cíclica »), la collection intégrée séquentielle totale ou partielle (« colección integrada de tipo secuencial total o parcial ») et la collection d’une intégration restreinte, partielle ou fragmentaire (« colección de integración restringida, parcial o fragmentada »)115. Dans notre courte analyse du livre frésanien nous nous pencherons, toutefois, pas seulement sur les techniques d’unification, mais aussi sur celles de la discontinuité, les deux ingrédients formant la tension indispensable et distinctive d’une collection de nouvelles intégrées. Les textes de L’homme du bord extérieur sont liés d’abord par le contexte historique et géographique, ce qui est signalé par le titre original du recueil, Historia argentina, et par la répétition du mot « histoire » dans les épigraphes du début. La toile de fond des récits, à l’exclusion du dernier qui se déroule dans le futur, est formée effectivement par des épisodes variés de l’histoire d’Argentine et d’Amérique hispanique : les temps des vice-royautés, les gauchos, la conquête de l’Amérique, la guerre des Malouines, les mésaventures du cadavre d’Evita Perón, l’époque des dictatures et de la preocupados, me preguntan una y otra vez –jamás entendí esa preocupación- si Historia argentina es: a) un libro de cuentos b) una novela Todo parece indicar –lo mismo es aplicable a todos los libros que luego salieron y que seguirán saliendo de este libro- que la opción correcta es c) »). 115 Gabriela Mora, op. cit., p. 74-75. 65 « guerre sale » avec la violence, les disparitions forcées et les enlèvements, la guérilla des Montoneros, la chute d’Isabel Perón et les premières années de la transition démocratique. L’histoire, surtout contemporaine, est racontée d’une manière ironique au moyen d’une série de portraits d’Argentins peu ordinaires qui tentent de faire face aux absurdités de leur vie quotidienne dans un pays où règne un chaos incompréhensible. Cela nous amène à l’autre stratégie qui vient établir des liens entre les textes et renforcer l’effet d’articulation de l’édifice narratif, celle de la récurrence ludique des personnages et des motifs. Comme nous l’avons déjà signalé, chaque nouvelle apporte une histoire relativement indépendante, mais grâce au jeu de nombreux éléments d’hypertexte auctorial interne au recueil il existe simultanément une continuité au niveau de l’ensemble des textes. Inspiré par les apparitions des membres de la famille Glass dans les nouvelles de Salinger et par les personnages récurrents de William Faulkner, Fresán s’amuse à prolonger les péripéties de ses protagonistes en actions secondaires dans d’autres nouvelles. Par exemple, Alejo mentionné en tant que le petit frère de l’apprenti sorcier de la deuxième nouvelle (les deux frères sont un hommage de l’auteur à Buddy et à Seymour Glass de Salinger), revient dans « Hystérie argentine II » sous le sigle A. Puis, il apparaît en qualité de l’un de trois narrateurs-soldats dans « La souveraineté nationale », il est évoqué dans « Le système éducatif » et il devient enfin le protagoniste de l’« Homme avec Walkman ». Alejo et Nina, sa fiancée postmoderne, feront aussi leur apparition dans le livre suivant de Fresán, Vies de saints. De la même façon, les fragments des mésaventures de Lucas Chevieux, Mariana, Laura Feijóo Pearson et d’autres, dispersés dans des nouvelles différentes, ne forment des histoires qu’à la fin de la lecture. Le protagoniste éponyme du livre (au moins de sa version française), l’homme du bord extérieur Lucas Chevieux, est cité pour la première fois dans « L’apprenti sorcier » comme un exemple de guérillero disparu, jeté depuis un avion dans le río de la Plata avec sa fiancée. Le narrateur de l’« Hystérie argentine II », pour sa part, mentionne son livre publié en Espagne consacré à la vie de ce personnage, L’Homme du bord extérieur. Ensuite, Chevieux revient en tant que narrateur de « Le bord extérieur », pour raconter son histoire du « chef 66 du commando Général Cabrera » et assassin fugitif en France. Le commando de montoneros est mentionné dans « Le système éducatif » et, enfin, Chevieux réapparaît dans la dernière nouvelle du recueil en personne. Le narrateur principal du livre, écrivain, suggère qu’ils ont fait connaissance à Sitges, Espagne. Il a rencontré Chevieux dans un bar pour l’interroger sur ses années de guérilla et lui proposer d’écrire sa biographie, un roman intitulé L’Homme du bord extérieur. Chevieux l’a autorisé à tout inventer, puis il a lu le livre et en critiqué la fin (sa mort grotesque dans le Disney World de la main de l’apprenti sorcier coiffé d’un chapeau de Mickey Mouse). En plus des personnages qui traversent les textes, nous percevons au fur et à mesure de la lecture le refrain des motifs, des allusions et des expressions. Nous reconnaissons les mêmes phrases répétées par des voix différentes (ce trait de l’écriture frésanienne devient encore plus insistant dans ses ouvrages ultérieurs), notamment « Me gusta pensar… » (« J’aime à penser… ») ou « y está bien que así sea » (« Et il est bien qu’il en soit ainsi »). Pareillement, certaines références clés, littéraires et extra-littéraires, reviennent en ritournelle dans les nouvelles (et dans tous les livres de Fresán), en particulier les Variations Goldberg de Bach interprétées par le pianiste canadien Glenn Gould, les chansons de Bob Dylan ou des Beatles. Signalons ici que plusieurs de ces références obsessives se transformeront en sujets des œuvres futures de l’auteur. Finalement, l’unité des histoires intégrant le recueil se tisse aussi par le biais de motifs comme les arbres sans nom, la Fondation nord-américaine, la catastrophe, l’épiphanie et plusieurs autres encore. L’homogénéité thématique et la réitération des personnages et des motifs au sein des nouvelles, ce nonobstant, est confrontée avec leur structure très variée, fragmentaire, inachevée, digressive et sans respect de l’ordre chronologique. Bien qu’elles soient assemblées sous le même signe, la coupure entre les nouvelles est encore accentuée par leur pluralité générique et formelle. Rodrigo Fresán explique la signification de cette architecture discontinue et hybride du livre en l’associant directement à sa problématique. Il perçoit l’Argentine comme un très mauvais roman, mais un excellent recueil de nouvelles à cause de son histoire « si tumultueuse, si 67 désordonnée, si soumise à des cycles, si intermittente, si amnésique qu’elle prend la forme des nouvelles : elle recommence sans cesse, se réécrit et, lorsqu’elle s’achève, le final est toujours ouvert »116. Et c’est précisément cette image du pays que doit véhiculer et représenter la construction complexe de L’homme du bord extérieur, oscillant entre la solidarité et la dispersion : Si on pense à l’Histoire argentine comme à une succession spasmodique de narrations – elle pourrait s’appeler Les mille et un crépuscules – liées à peine entre elles par un fil commun, alors l’Argentine comme pays acquiert un certain sens. On comprend que « La dictature militaire » et « La guerre des Malouines » sont deux nouvelles différentes au-delà du fait qu’elles se déroulent en même temps ; et que le premier Perón est un récit complètement différent de celui du deuxième Perón ; et que ce but marqué par Maradona contre les Anglais pendant la Coupe du monde au Mexique en 86 a un protagoniste différent du Maradona expulsé de la Coupe du monde aux Etats Unis en 94. D’où le fait qu’au moment de raconter mon pays j’ai choisi le format de roman-ennouvelles ou nouvelles-en-roman pour L’homme du bord extérieur. (…) Ce n’est pas par hasard que les Grands Romans Argentins (je pense à l’étrangeté fondatrice de Facundo de Sarmiento, à Marelle de Julio Cortázar ; à Adán Buenosayres de Leopoldo Marechal ; à Respiration artificielle de Ricardo Piglia ; au Baiser de la femmearaignée de Manuel Puig ; à Héros et tombes de Ernesto Sábato) ne respectent jamais la structure traditionnelle du monstre et sont atomisés en plusieurs ou en milliers de pièces de puzzles.117 [Notre traduction] Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, trad. Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury, Autrement, 1999, p. 213. 117 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2009, p. 23 (« Si se piensa en la Historia argentina como una espasmódica sucesión de narraciones – Los mil y un crepúsculos, podría llamarse – apenas conectadas por un hilo común, entonces la Argentina como país cobra cierto sentido. Se entiende que « La dictadura militar » y « La guerra de Malvinas » son dos cuentos diferentes 116 68 Rodrigo Fresán théorise sa démarche de l’atomisation en se rapportant aussi aux modèles littéraires américains. Il évoque les ombres de Francis Scott Fitzgerald, John Cheever, Kurt Vonnegut et Jerome David Salinger comme influences les plus puissantes sous-jacentes à cette « espèce de roman désordonné, sous le signe de préceptes qui obéissent à une certaine logique secrète, laquelle ne m’est en aucun cas strictement personnelle »118. Dans la postface il précise que : Durant les cinq mois de l’année 1990 passés à écrire ce livre (…), j’ai cherché la protection et l’appui de l’idée suivante : écrire un recueil de nouvelles argentines faites des éclats d’un roman en désagrégation constante. Deux écrivains nord-américains que je considère comme mes maîtres – John Cheever et Kurt Vonnegut Jr. -, (…) m’ont appris qu’il n’y a aucune raison pour qu’une trame se soumette à un ordre préétabli et que la recherche et la découverte de l’épiphanie impliquent des déplacements constants en terres étrangères. Et ce livre est un livre étranger. Tout aussi étranger qu’un écrivain ou que l’Argentine. Et il n’y a rien au monde de plus étranger qu’un écrivain argentin.119 Or, L’homme du bord extérieur est une collection de nouvelles intégrées qui dans le cadre des proses narratives exploite les particularités de multiples sous-genres littéraires, paralittéraires et discursifs, ce qui le rapproche du roman, le genre hybride par excellence. Dans ce collage más allá de que transcurran juntos ; y que el primer Perón es un relato completamente diferente al del segundo Perón ; y que ese gol de Maradona a los ingleses en el Mundial México ’86 tiene un protagonista diferente al Maradona expulsado del Mundial de Estados Unidos ’94. De ahí que, a la hora de contar mi país, yo haya escogido el formato de novelaen-cuentos o cuentos-en-novela para Historia argentina. (…) No es azar que las Grandes Novelas Argentinas (pienso en la rareza fundante del Facundo de Sarmiento, en Rayuela de Julio Cortázar ; en Adán Buenosayres de Leopoldo Marechal ; en Respiración artificial de Ricardo Piglia ; en El beso de la mujer araña de Manuel Puig, en Sobre héroes y tumbas de Ernesto Sábato) no respeten nunca la estructura tradicional del monstruo y se atomicen en varias o en miles de piezas de puzzles »). 118 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 202. 119Ibidem, p. 214. 69 postmoderne de bribes de la littérature des gauchos, de réalisme magique, de science-fiction, d’essais critiques et de conférences, nous trouvons également des résumés fictifs de livres jamais écrits et des chansons de rock inexistantes, les fragments éclatés d’un roman perdu, des lettres, des journaux intimes, des références à des dessins animés et bandes dessinées, mais surtout les caractéristiques du roman historique et de « la biographie non officielle ». Le recueil nous offre une série de récits où nous pouvons contempler la tangence entre l’histoire universelle, l’histoire personnelle et la fiction. Comme l’explique le narrateur dans Vies de saints : « Dans des moments comme celui-ci, vous savez bien, l’histoire personnelle semble s’écouler au même rythme – souffle retenu, longues enjambées, transpiration, record – que l’Histoire universelle. Et voilà, nous sommes tous des héros »120. Parmi les personnages-héros du recueil comme par exemple les gauchos minimalistes, « les professionnels de la disparition », les scientifiques gays, les cuisiniers, les soldats, les assassins, nous trouvons particulièrement les hommes de plume. Un de ces écrivains, qualifié de « ni plus ni moins que le plus menteur des historiens argentins », réfléchit sur la nature des liens qui s’établissent entre l’histoire et sa représentation dans la littérature. Le jeune historien a une passion pour tout ce qui est faux et se consacre à « la recherche des fantaisies – tout aussi hors de propos qu’incroyables – qui parsèment l’histoire de l’Argentine »121. Il découvre aussi avec épouvante que chaque histoire peut être racontée de plusieurs manières « sans perdre pour autant sa réalité essentielle »122 et que la biographie est donc le plus trompeur de tous les genres littéraires. Le titre français du livre, en revanche, met en évidence un autre procédé permettant à l’ouvrage de tendre vers la totalité : le type du narrateur, c’est-à-dire un « homme du bord extérieur », ou encore un « témoin professionnel » : 120 121 122 Idem, Vies de saints,trad. Serge Mestre, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 94. Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 67. Ibidem, p. 70. 70 Tout écrivain est un homme du bord extérieur et c’est là le thème de ce livre : être dehors, être étranger à soi-même pour pouvoir voyager partout, à travers toutes les histoires.123 …l’Histoire est faite de vainqueurs et de vaincus (…) il y a un troisième groupe d’individus constitué par les témoins. Des types qui ne sont ni d’un côté ni de l’autre, qui n’ont aucune incidence sur le résultat final, mais qui sont là. Et toi, mon vieux Javier, tu es le meilleur témoin que je connaisse, tu es un témoin professionnel.124 Illustration 13. L’homme du bord extérieur (Autrement, 1999).125 Les narrateurs des nouvelles (qui deviennent un narrateur unique dans le dernier texte) se situent tous volontairement en marge des événements et se définissent en tant que freaks, des personnes désancrées de la réalité des choses et toujours dans les nuages, « partout et nulle part ». L’archétype lointain de ce type d’instance énonciative est suggéré de façon Ibidem,p. 215. Ibidem, pp. 123-124. 125 http://livres.ados.fr/Rodrigo-Fresan/livres/l-homme-du-bord-exterieur/ (Consulté le 16/09/2014). 123 124 71 ludique au départ du parcours narratif, dans la nouvelle intitulée « Pères de la patrie ». À la fin de ce court texte débutant l’ouvrage, « un humble moussaillon », l’unique survivant d’un naufrage du réalisme magique en route pour la conquête du Vieux Monde, s’autoproclame l’auteur des histoires qui suivent (il n’y a pas, cependant, d’autres interventions de sa part dans le recueil). Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est que pour ce faire il paraphrase les mots d’Ismaël, le narrateur de Moby-Dick d’Herman Melville (qui cite, de son côté, le Livre de Job126) : Et tous périrent. Tous, sauf moi, un humble moussaillon dont le nom est indigne de figurer dans un livre quelconque… et moi, j’ai survécu pour raconter cette histoire… et bien d’autres encore !127 La figure d’Ismaël, dont le nom biblique fait référence au fils expulsé d’Abraham et de sa servante Agar, symbolise l’aliénation, la proscription, l’orphelinage et la solitude, ce qui se rapproche des sentiments du narrateur de L’homme du bord extérieur, orphelin de sa patrie, « grand patriote en exil, cet Argentin chassé de chez lui »128. Elle évoque également la stratégie narrative spécifique de Melville, qui a fait l’objet de plusieurs polémiques : les célèbres digressions et la fonction d’Ismaël en tant que narrateur du roman qui change graduellement d’un acteur-narrateur à la première personne vers un régisseur omniscient129. Ce rapport dialectique entre deux points de vue et la perception du monde qu’ils impliquent sont omniprésents dans le recueil frésanien. L’alternance du je et de la troisième personne La phrase « J'ai été le seul à m'échapper pour t'en avertir » est répétée quatre fois dans Livre de Job, 1 : 15-17, 19 (http://www.interbible.org/interBible/ecritures/bfc/introductions/at_introductions/i_job.h tm, consulté le 16/09/2014). 127 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., p. 13. La correspondance des mots du narrateur avec ceux d’Ismaël est beaucoup plus visible dans le texte original. 128 Ibidem, p. 108. 129 John W. Young, « Ishmael’s Development as Narrator : Melville’s Synthesizing Process », College Literature, Vol. 9, No. 2, 1982, pp. 97-111 (http://www.jstor.org/discover/10.2307/25111433?uid=3738016&uid=2&uid=4&sid=2110 4639421627, consulté le 16/09/2014). 126 72 apparaît déjà dans la phrase originale du moussaillon qui malheureusement est passée inaperçue dans la traduction française citée plus haut : Todos murieron. Sólo yo, un humilde grumete cuyo nombre no es digno de figurar en página alguna, sobrevivió para contar esta y tantas otras historias.130 [notre soulignement] Dans la dernière nouvelle, « La vocation littéraire », l’écrivain s’identifie avec le moussaillon et vient clore le recueil en changeant symboliquement la personne : Arrivals & Departures por encima de toda catástrofe en la que sólo yo, un humilde escritor cuyo nombre no es digno de figurar en página alguna, sobreviví para contar esta y tantas otras historias.131 [notre soulignement] La mutation récurrente de la perspective narrative dans le recueil est un autre moyen de recul du narrateur, transféré cette fois au niveau d’énonciation, et thématisé dans un passage de la nouvelle « Le bord extérieur ». L’importance de cette tactique narrative est mise en évidence par la répétition intégrale de ce fragment relativement long dans le dernier texte du livre : Arrivé à ce point, je me rends compte que je suis en train de parler de moi-même à la troisième personne. (Et il arrive parfois qu’il soit beaucoup plus aisé de comprendre le monde lorsqu’on contemple sa propre vie depuis la perspective de la troisième personne. De haut, depuis le plus extérieur de tous les bords possibles. Comment Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2003, p. 17. Ibidem, p. 227. Dans l’édition française : « Arrivals and departures au-dessus d’une catastrophe à laquelle moi seul, humble écrivain dont le nom n’est même pas digne de figurer sur une quelconque page imprimée, j’ai survécu afin de raconter cette histoire, et bien d’autres encore » (p. 200). 130 131 73 nier la tranquillité surnaturelle qui émane de ces images bleutées et glacées de la Terre photographiée depuis la Lune ? Si nous faisons face à une situation donnée avec le regard apaisé de celui qui se promène dans un musée avant que n’y fasse irruption le premier contingent d’Orientaux bardés de caméras et de flashes, il est évident que nos décisions ultérieures seront les plus adéquates, au-delà de l’occasionnelle, et inévitable, injustice causée à un tiers ou à un quart, simples pions d’un jeu d’échecs, des pièces importantes, certes, mais dont on peut se passer au moment du coup décisif. 132 Le dénominateur commun des narrateurs est donc une distanciation critique et ironique (le narrateur principal atteint ce recul grâce à son éloignement temporel) par rapport aux histoires qu’ils sont en train de raconter et par rapport à leur propre production littéraire; c’est une distanciation dont ils sont le sujet, mais aussi l’objet. Paradoxalement, cette attitude de détachement n’a pas pour but de s’approcher de l’objectivité et de la vérité, mais au contraire, elle permet de s’approprier l’histoire, de la modifier selon son goût, d’en proposer une version alternative, parce que « le seul lieu au monde où l’on est totalement à l’abri, c’est au sein d’une histoire »133. Le narrateur-écrivain explique ainsi son projet : …j’ai eu la révélation de ce qu’allait être le thème de mon premier roman : la biographie d’un homme qui pouvait changer l’Histoire au gré de sa fantaisie. (…) L’odyssée d’un homme qui, obligé d’affronter une situation terrible, se met à réécrire à partir de zéro tout le passé ; il modifie les événements historiques, tord le cou aux almanachs et aux éphémérides jusqu'à atteindre son effroyable présent, afin de le corriger.134 132 133 134 Ibidem, p. 177-178 ; p. 88. Ibidem, p. 195. Ibidem, p. 194. 74 Les autres traits que partagent les narrateurs sont des relations difficiles avec les femmes et leur passion, parfois désespérée, pour les lettres. Ils sont presque tous des écrivains ratés, des aspirants écrivains qui fréquentent les ateliers de création littéraire et restent enfermés dans leurs chambres en état de lévitation, des historiens, ou des nègres littéraires auteurs de fausses autobiographies. Ils sont presque tous soit dans l’attente permanente d’inspiration, soit en train d’écrire, de chercher des mots, de résumer leurs livres jamais écrits ou les romans qu’ils n’ont pas encore commencé à écrire. Mais par-dessus tout ils se distinguent par un regard autocritique (« laissez-moi vous dire combien Walkman People est mauvais, combien mon second roman est mauvais »135) et leur propension aux digressions qui configurent le fil d’une réflexion métalittéraire à travers le recueil. Au fur et à mesure de la lecture nous nous rendons compte du fait que l’histoire n’est pas l’unique et principal thème du livre, bien qu’elle soit son mot clé. En fait, elle ne sert que de prétexte à un questionnement complètement différent : une métaréflexion persistante sur la littérature et la figure de son créateur. La dernière nouvelle, « La vocation littéraire », constitue une clôture qui s’opère à deux niveaux : le narratif et le thématique. En premier lieu, elle devient le facteur fondamental de la cohérence des textes du recueil du point de vue narratif, parce que c’est précisément à la fin de l’œuvre que se révèle le narrateur principal de tous les récits. Apparaît le personnage de l’écrivain jusqu’alors caché derrière le recours à la troisième personne et derrière les masques de ses diverses incarnations littéraires. C’est alors a posteriori que se dessine la situation extradiégétique du recueil, c’est-à-dire un cours magistral d’écriture dispensé ex cathedra par un vieil écrivain. En réalité toutes les nouvelles font partie d’une série de conférences données au sein d’une Fondation nord-américaine (un établissement mystérieux aussi présent dans « La formation scientifique » et « Hystérie argentine II ») et consacrées aux méandres du métier littéraire. À l’évidence, l’auteur fait ici référence au fameux programme d'écriture créative à l'Université de l'Iowa. Il 135 Ibidem, pp. 146-147. 75 suggère ainsi de possibles interprétations du recueil, qui peut être lu soit comme le manuel bizarre d’un professeur d’écriture (dans l’épigraphe de « Le héros du roman que je n’ai pas encore commencé à écrire » il cite On Becoming a Novelist de John Gardner, un professeur américain d’écriture créative), soit comme le brouillon d’un aspirant écrivain participant à l’atelier ou simplement comme un cahier d’écrivain (parmi d’autres épigraphes, nous trouvons The Notebooks de Francis Scott Fitzgerald). Le je du narrateur, le vieux maître, s’interpose entre le lecteur et l’histoire plusieurs fois dans des parties antérieures du recueil pour exercer ses fonctions de régie, de commentaire et de communication en forme de métadigressions, souvent ironiques, par exemple dans « Le système éducatif » : Et maintenant, moi, j’entre en scène… Il y a peu de questions aussi idiotes que : « Pourquoi moi ? » Je vais vous expliquer : ce matin, j’ai pris un petit déjeuner fort consistant, j’ai lu le supplément culturel du journal et je suis allé courir sur le rivage. Et c’est alors que la foudre est tombée, et c’est alors que commence la nouvelle qui nous occupe actuellement. Arrivés à ce point, je pense que mes fidèles lecteurs ressentiront indéniablement une certaine irritation. Je le reconnais bien volontiers, mea culpa : le truc de l’éclair, je l’ai déjà utilisé dans l’une de mes nouvelles … 136 Dans le texte final de L’homme du bord extérieur le narrateur-écrivain extradiégétique se démasque entièrement en s’adressant directement au «cher public » pour s’interroger sur sa formation littéraire. Nous pouvons donc assister à son passage du statut de narrateur hétérodiégétique à homodiégétique. Il alterne la première et la troisième personne pour accentuer grammaticalement la frontière qui sépare le présent du récit (la conférence prononcée dans la Fondation) des histoires de son enfance, 136 Ibidem, p. 124. 76 devenant ainsi son propre personnage nommé « le fils qui voulait être écrivain lorsqu’il serait grand ». Cela entraîne évidemment un changement du dispositif narratif d’ensemble. Une fois terminée la lecture, le statut des textes est modifié. Ils perdent une partie de leur autonomie relative et se transforment en des nouvelles encadrées. Étant donné que certains parmi les différents narrateurs homodiégétiques et hétérodiégétiques présents dans les nouvelles donnent la parole à leurs personnages, les niveaux narratifs se multiplient. La complexité du jeu énonciatif augmente encore plus dans la postface, signée Rodrigo Fresán, où l’auteur souligne la dimension autobiographique de son œuvre et s’identifie avec les personnages en disant : Ce recueil est également une sorte de biographie non officielle. Le fils qui, lorsqu’il serait grand, voulait être écrivain, c’est moi. Mais je suis aussi Alejo, l’apprenti sorcier, Nina, tous ces personnages qui sont réapparus dans les livres que j’ai écrits ensuite. Des personnes et des personnages qui ont grandi avec moi, en même temps que je grandissais comme personnage.137 L’hétérogénéité énonciative, étudiée par Anne-Marie Clément comme l’une des stratégies les plus évidentes de la discontinuité du recueil 138, se manifeste donc chez Fresán par une pluralité d’énonciateurs et de niveaux narratifs, par son goût des jeux comme la mise en abyme139, mais également par la pratique systématique de la citation épigraphique et par les digressions interférant avec le discours narratif. Les vingt-deux épigraphes de L’homme du bord extérieur (dont quatre ouvrant le livre et les autres placées en tête de chaque nouvelle) jouent un rôle essentiel dans la lecture et dans l’intérpretation de l’ouvrage. Ceci est Ibidem, p. 216. Anne-Marie Clément, « Expériences de la discontinuité dans le recueil de proses narratives (Diane-Monique Daviau et Jean Pierre Girard) », Le recueil littéraire. Pratiques et théorie d’une forme, Irène Langlet (dir.), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2003, pp. 165-176. 139 Par exemple le protagoniste de « Homme avec Walkman » (« Gente con Walkman ») reçoit un ouvrage en anglais intitulé Walkman People. 137 138 77 souligné dans l’édition espagnole toujours par une page à part140. En outre, les paroles précédant le premier texte, « Pères de la patrie », qui nous renvoient au Sud de Jorge Luis Borges, évoquent la place substantielle que la citation occupe dans l’écriture borgésienne. Cette épigraphe est en fait d’une importance cruciale pour le recueil. Premièrement, elle attribue à Borges, et à d’autres épigraphés introduits dans l’espace du recueil, la fonction de « pères », de modèles ou de références esthétiques. Parmi les autres voix de cette « communauté énonciative artistique et intellectuelle »141 convoquée par Fresán nous retrouvons ses écrivains préférés : Adolfo Bioy Casares, John Cheever, Thomas Mann, Kurt Vonnegut, Gustave Flaubert, F. S. Fitzgerald, Marcel Proust, James Joyce, John Irving et bien d’autres142; les chanteurs : David Bowie et Bob Dylan ; un militaire, Major Guy Sheridan, et un comédien, Groucho Marx. Il faut souligner ici que le rôle des épigraphés dépasse celui de simple commentaire, parce que certains d’entre eux sont mentionnés dans les nouvelles ou même y interviennent en tant que personnages (John Cheever, Kurt Vonnegut, James Joyce et Groucho Marx dans « La vocation littéraire », Borges dans « Le héros du roman que je n’ai pas encore commencé à écrire »), ou exercent une influence tangible sur le contenu et la forme du texte. À travers les mots de James Joyce qui clôturent L’homme du bord extérieur, le narrateur rend grâce à tous ses pères (dieux) littéraires : Aussi, pour citer notre équipage, pas toujours très équilibré, je dirai : « Salut, je dois partir ; mon ancêtre, créateur antique, accorde-moi maintenant, et toujours, ton aide ».143 L’épigraphe de Borges est également une des formes de cadrage thématique du recueil. En introduisant le motif des arbres sans nom (« Et il crut reconnaître des arbres et des semis dont il n’aurait su dire le nom, Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2003. Dans l’édition française les titres, les épigraphes et le premiers passages des nouvelles ocuppent la même page. 141 Anne-Marie Clément, op. cit., p. 171. 142 Les autres auteurs cités : Joan Didion, Gerald Murphy, Alfred Andersch, Joseph Conrad, Tennessee Williams, John Gardner, Bernard Malamud, 143 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., p. 200. 140 78 parce que sa connaissance de la campagne était bien loin d’être à la hauteur de la connaissance nostalgique et littéraire qu’il avait d’elle »144 [notre soulignement]), le passage du Sud constitue un point du départ de l’essaiméditation sur l’écriture qui culmine dans la dernière nouvelle avec une définition de la littérature : je me demande si, au bout du compte, la littérature ce n’est pas cela : une immense forêt d’arbres sans nom, s’étendant à l’infini, et qui, des siècles durant, ont attendu l’arrivée d’un homme décidé, capable de leur donner un nom et de les faire exister aux yeux des autres êtres humains.(…) « Le rêve est une représentation et les rêves sont une œuvre esthétique, peut-être la plus ancienne des expressions esthétiques », a écrit, il y a pas mal de temps, l’écrivain aveugle de ma patrie (…)145 [Notre soulignement] Au-delà de l’importance indéniable des noms des auteurs cités, qui conforment une sorte de bibliothèque personnelle de Fresán, le contenu des épigraphes remplit les fonctions canoniques de commentaire, d’éclarcissement, de justification du titre ou du texte, décrites par Gérard Genette146. Ainsi les quatre épigraphes en tête du livre apportent des variations (ou des précisions) sur le thème de l’histoire annoncée dans le titre, Historia argentina, et établissent en plus la distinction capitale entre une histoire personnelle, individuelle et l’Histoire (cet effet de commentaire se perd naturellement dans la version française où les traducteurs ont pris la décision de changer radicalement le titre). Les autres épigraphes recoupent toujours les idées des nouvelles particulières. Dans certains cas, elles complètent les lacunes des textes en apportant des informations supplémentaires (comme dans « Le héros du roman que je n’ai pas encore commencé à écrire », où le lecteur devine grâce à l’épigraphe que le narrateur 144 145 146 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., p. 9. Ibidem, p. 199. Gérard Genette, Seuils, Editions du Seuil, Paris 1987. 79 est coupable d’abandonner sa petite amie enceinte, bien que le narrateur n’arrive pas à le confesser lui-même), ou elles introduisent les motifs qui acquièrent une valeur importante dans la nouvelle (par exemple « Le bord extérieur », « Agression contre les institutions »). En général, le partage de thèmes et de motifs identiques entre les épigraphes et les nouvelles, avec une présence insistante des citations et de références littéraires et culturelles dans l’univers représenté des textes (jusqu’à la reproduction intégrale des épigraphes, comme dans « La vocation littéraire », ou l’apparition des auteurs épigraphés), affaiblissent l’opposition entre le texte et le paratexte, entre le sujet écrivant et le conteur/narrateur. Un processus identique de brouillage des frontières entre le discours fictif et non fictif s’opère au sein des textes de Fresán par suite de l’intrusion d’éléments métalittéraires et métatextuels. Cette dimension méta, mentionnée déjà plusieurs fois dans notre étude, contribue à engendrer la structure atomisée, discontinue et complexe des nouvelles, mais dans le même temps (et de façon paradoxale) elle est l’un des agents principaux de leur unification. Le narrateur rompt systématiquement l’illusion romanesque au moyen de divers procédés de mise à nu du processus de création littéraire, en produisant de cette manière un effet de simultanéité des actes d’écriture et de lecture, ce qui l’approche aussi de la communication orale. Il vise à présenter une œuvre in statu nascendi et engager un dialogue constant avec le lecteur. Parmi les voies majeures de cette démarche méta se distinguent d’abord d’abondantes adresses directes au(x) narrataire(s) qui accompagnent les passages explicatifs, par exemple : Qu’il me soit permis de vous rappeler que… (p. 11); Le mot clef est hyperconductivité, mais je ne vais pas vous demander de le comprendre. Il me suffit que vous m’imaginiez courant, riant aux éclats… (p. 45) ; Sachez que … (p. 58) ; La courbe deviendra une horizontale et soyez assurés que… (p. 64) ; Mais dans ce cas précis, vous ne pourrez jamais le savoir (p. 65) ; 80 Regardez-les se précipiter sur notre pauvre malheureux ! (p. 69); Chers auditeurs, sachez, au cas où vous ne le sauriez pas, que … (p. 197).147 Ensuite, dans de multiples fragments le narrateur interrompt le récit pour le commenter, en annoncer la suite : Mais je m’avance un peu trop (p. 26) ; Je vais maintenant fermer les yeux et, je vous en prie, donnez-moi deux minutes de votre vie, le temps que je vous décrive le cercueil de Mike (p. 31) ; Arrivé à ce point du récit, il n’est pas inutile d’affirmer que… (p. 40) ; Pour des raisons de commodité et pour respecter l’intimité, ainsi que le sens kabbalistique de ce récit, nous lui attribuerons tout juste l’initiale : A., parce que livrer son nom complet ici pourrait déclencher un ouragan de catastrophes que nul ne pourrait arrêter. Vous savez fort bien de qui je parle (p. 66) ; Je ne m’étendrai pas sur des détails sordides et des comportements maladifs qui, alors que je suis enveloppé dans une couverture écossaise, me sont fort difficiles à comprendre. Je me contenterai de dire … (p. 70) ; Et il est bien certain que tout dans cet épisode semble fort invraisemblable : la lutte, se jeter sur le volant pour reprendre le contrôle de la voiture. Un vrai James Bond ! Mais c’est bien que ça soit ainsi (p. 91) ; Et c’est alors que Baptiste entre en scène (p. 94). Au fur et à mesure de la lecture successive du recueil la forme de la narration s’approche des conférences dédiées à l’écriture créative. Les différents aspects de la pratique de l’écriture deviennent les thèmes autour 147 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit. 81 desquels tournent les textes. Après la présentation humoristique des « pères » littéraires dans la première nouvelle, qui annonce une exploration au second degré des ouvrages de la bibliothèque personnelle de l’auteur, le début de la nouvelle suivante expose parodiquement le cliché des tortures de la création littéraire et montre une figure d’écrivain en tant qu’un apprenti sorcier. Nous remarquons aussi le détournement du topos de bateau représentant la recherche d’inspiration (associé ici au long-métrage d’animation de Walt Disney, « Fantasia », et à la catastrophe du Titanic) : Comme ça : comme un de ces bateaux qui, après avoir dansé toute une nuit avec un iceberg au rythme d’une musique désaccordée par Mr. Stokowski, découvre tout à coup qu’il coule au beau milieu des portées dissonantes des vents de l’Arctique. C’est comme ça. Et même parfois, j’arrive à bâtir avec une certaine grâce une phrase entière et mes mots présentent alors une chorégraphie parfaitement reconnaissable, et, durant un laps de temps très bref, je cesse d’être la personne que je suis pour devenir la personne que tous les autres voudraient que je sois (…) Mais, en ce qui concerne le bateau, je pense que, pour une fois, j’ai une histoire qui a bel et bien lieu sur la planète Terre et qui mérite d’être racontée.148 Au niveau du cinquième texte, « Hystérie argentine II », le protagoniste est déjà identifié en tant que l’écrivain qui mène un atelier d’écriture, l’auteur de « Pères de la patrie », du roman biographique L’homme du bord extérieur et du roman de deux cents pages perdu à cause d’une panne informatique, dont il nous fournit un résumé et des fragments avec des commentaires. Ce pseudo-résumé d’un texte imaginaire, évoquant la pratique borgésienne du fantastique intellectuel, est chez Fresán un autre procédé qui vise à confondre le discours critique et fictif. Pareillement, la 148 Ibidem, pp. 14-15. 82 nouvelle « Le héros du roman que je n’ai pas encore commencé à écrire » fait immédiatement penser à la pseudo-esquisse de Borges, « Thème du traître et du héros », dans laquelle le narrateur timide offre à son lecteur un récitsommaire d’un conte qu’il écrira peut-être un jour. Le narrateur de Fresán se propose de raconter la première phase de sa création littéraire. Il présente son projet du roman, en donnant le sommaire et en dessinant la silhouette du héros ; il fait également quelques réflexions sur les épigraphes, les éléments autobiographiques, les références et les sources d’inspiration. Curieusement, sa vie et la vie de son personnage se chevauchent, et le processus de la conception et la naissance de son œuvre se déroule en même temps que la conception de son enfant et la grossesse de sa petite amie, Mariana. Confronté aux deux plus grands défis de son existence, le narrateur finit par échouer. Un autre exemple de fiction déguisée en critique, en ce cas la critique musicale, est « Leroc Argentin (12 hits) », compte rendu de la compilation de hits imaginaires de Julio Dellaroca. La narration du « Système éducatif », se dédouble en niveaux nettement séparés par des moyens graphiques et grammaticaux : une parenthèse et un post-scriptum à la première personne ont été insérés dans le récit à la troisième personne. Avec les mots « Et maintenant, moi, j’entre en scène » le narrateur principal du recueil se révèle entièrement pour expliquer à ses « fidèles lecteurs » les motivations des choix de recours narratifs effectués dans le texte et, notamment, la raison de ses intrusions essayistiques : C’est dans le déchiffrage que réside tout le secret ; aussi n’ai-je pas trop tardé à comprendre que ceux qui possèdent la plume la plus sensible et la plus vertueuse, ce ne sont pas les écrivains qui lisent mais les lecteurs qui écrivent. C’est pour cela – et peut-être également à cause de mon asthme – que j’apparais et que je disparais afin de m’adresser à vous dans de brefs paragraphes 83 qui n’exigent pas un grand effort de ma part. Par-dessus tout, je respecte le lecteur (…)149 Il agit alors en qualité d’écrivain, maître d’un atelier auquel participent par exemple Nina, le fils de l’homme d’affaires, « le type qui va mourir dans une obscure discothèque », Mariana et Alejo, c’est-à-dire les personnages des nouvelles précédentes et ultérieures de L’homme du bord extérieur. Par contre, le post-scriptum qui prend une forme épistolaire, adressée précisément à Mariana, permet à l’écrivain de critiquer la construction et quelques fragments du texte terminé, en ajoutant d’autres circonstances et des versions alternatives des événements rejetées pendant les corrections. Force est de constater que ces traversées métaleptiques des personnages dans le domaine du narrateur font vaciller la séparation entre les niveaux narratifs, entre l’auteur et son protagoniste. La métalepse se dévoile ici comme un autre moteur de la réflexion sur la fonction de l’écrivain dans la construction de l’univers représenté, sur la relation qu’il entretient avec le lecteur, ses personnages et son œuvre. Le principe de transgression narrative s’applique à l’avenant à l’« Homme avec Walkman ». Le statut du narrateur de la nouvelle est fort incertain. Même si depuis le début du texte il se proclame « très loin et en dehors de tout ce qui suit », « prisonnier volontaire entre ces quatre murs » et écrivain aux pouvoirs démiurgiques qui « peut sauver n’importe qui », quelques pages plus tard il admet qu’il se trouve dans la même ville que ses personnages, qu’il les a connus, qu’il est l’auteur du roman qu’ils sont en train de lire (Walkman People) et, enfin, que c’est lui qui a écrit L’homme du bord extérieur. Le jeu de confusion des niveaux narratifs et la fusion du sujet écrivant avec le narrateur et le personnage sont accentués par la façon dont sont insérés des commentaires explicatifs et évaluatifs du narrateur qui contaminent sans préavis le fil de son récit. Alors, la nouvelle étant abordée par le biais de la narration, c’est le narrateur qui devient le vrai protagoniste : un écrivain mutant en quête du meilleur point de vue pour 149 Ibidem, p. 125. 84 raconter son histoire, un créateur caractérisé par une attitude ambivalente de recul et d’approche envers l’univers qu’il évoque, redéfinissant sans fin la position qu’il occupe dans la hiérarchie narrative. À l’égard de l’architecture narrative de l’ensemble du recueil, l’homme de lettres de « La vocation littéraire », comme nous l’avons déjà commenté, finit par unir toutes les pièces du puzzle littéraire, mais il en fournit pareillement la clôture thématique. En fait, son discours magistral axé sur les interrogations qu’il se posait tout au long de l’écriture du livre est une tentative de formuler des réponses personnelles aux « classiques et sempiternelles questions » de la littérature. À savoir, la caractérisation de la figure de l’écrivain et de sa fonction, la définition et le rôle de la littérature et, notamment, le mystère de la vocation littéraire (« l’origine de l’éclair fulminant », « pourquoi l’homme crée »), saisie par Rodrigo Fresán comme le résultat ou l’équivalent de révélation esthétique baptisée avec le terme d’origine religieuse d’épiphanie. Elle se reproduit sous différents formes dans les nouvelles du livre, souvent lorsqu’une promenade dans la forêt, décrite par exemple comme « le moment le plus important de ma vie » (p. 44), « le moment le plus transcendant de ma vie » (p. 73), « cet instant définitif » (p. 117). La notion d’épiphanie, selon les paroles de l’auteur, est une clef de toute son œuvre et doit être abordée sous l’angle de la définition de Joyce comme « une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la vulgarité du geste ou bien par quelque phase mémorable de l’esprit même »150. Or, dans le but de répondre à ces questions le narrateur se sert du « récit de cette histoire qui tiendra lieu de réponse ». Il a donc recours au procédé d’enchâssement où les fragments du récit métadiégétique consacrés à son enfance et son enlèvement (d’après les mots de Fresán c’est son unique nouvelle strictement autobiographique) s’entrelacent au discours essayistique avec lequel ils entretiennent une relation illustrative. À partir du récit des expériences qui ont marqué le narrateur se dégage peu à peu sa conception de l’écrivain en tant que fruit des circonstances, « un mécanisme de défense portant nom et prénom » et une James Joyce, Oeuvres, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, note de la p. 1453-1454 et texte p. 512, dans : Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., note de la p. 181-182. 150 85 personne qui a appris dans son enfance, en des temps terribles, à trouver refuge dans ses propres fantaisies. La création littéraire et la vie, tout comme les niveaux de narration des nouvelles, sont profondément liées, difficiles à séparer et s’influencent mutuellement. C’est effectivement dans le placard, au milieu de livres et de magazines, caché des kidnappeurs et terrifié, que le narrateur expérimente sa première révélation et trouve le thème de son premier roman. Dans le même ordre d’esprit, « l’enfer paradisiaque, ou le paradis infernal » de la vocation littéraire est un vécu intime résultant de petites découvertes de la réalité et de la littérature, comme le choc du narrateur d’« Hystérie argentine II » contre Borges qui a lieu réellement, mais aussi dans la dimension intellectuelle. La littérature est alors la possibilité latente d’une nouvelle, personnelle version du monde, « une forêt d’arbres sans nom » dans l’attente d’un homme qui les nomme. Tel est, en bref, la leçon qu’offre le narrateur à la fin de son chemin de création et de son atelier d’écriture aux auditeurs/lecteurs : il montre qu’il n’existe ni définition universelle de la littérature ni recette pour devenir un écrivain. L’acte de création étant entièrement individuel et fondé sur les expériences intimes, le style littéraire ne peut pas être transmis, appris ou expliqué, il reste le fruit d’une recherche solitaire. Quoique ces conclusions répètent d’une manière apparente des lieux communs de la pensée littéraire, ce que le discours du narrateur offre à son lecteur c’est, par-dessus tout, son procédé de traduire la réflexion en fiction et en jeux formels. Comme nous l’avons montré dans notre étude, le narrateur transpose délibérément ses interrogations dans l’univers des récits et dans ses techniques narratives qui reflètent son propos. Le fil des commentaires métatextuels et de spéculation littéraire continue dans le paratexte postliminaire abondant qui fait partie intégrante du recueil et contient État des grâces, Post-scriptum pour l’édition espagnole, Post-scriptum pour l’édition française et Postface. Histoire étrangère. Outre le fait de fournir des précisions sur les modifications, additions et corrections portées sur des éditions successives du livre, les paratextes accomplissent la fonction attribuée par Gérard Genette aux textes préfaciels originaux : 86 d’assurer à l’ouvrage une bonne lecture151. Autrement dit, Fresán munit son lecteur d’un guide d’interprétation de son recueil a posteriori, ce qui permet aux lecteurs les plus tenaces, une fois terminée leur propre exégèse, de la confronter avec l’intention déclarée de l’auteur et de recommencer la lecture, cette fois différente, à la lumière de ces données nouvelles. Pour atteindre cet objectif Fresán expose plusieurs informations sur L’homme du bord extérieur et il offre les éléments de guidage de la lecture. Ce mode d’emploi du livre, pour citer la formule de Novalis152, commence logiquement avec l’information génétique. L’auteur signale dans un premier temps quelques circonstances de la rédaction de l’œuvre, notamment la perte de l’original d’une longue nouvelle « Hystérie argentine » en raison d’une panne informatique. Par voie de cette mention concernant directement l’un des textes du recueil (« Hystérie argentine II »), leur ingrédient autobiographique est mis en évidence dès le début. Dans un deuxième temps, nous retrouvons une partie caractéristique des romans historiques, c’est-à-dire l’indication des sources, associée à la forme spécifiquement universitaire des remerciements. La note de remerciements (« Nota de agradecimiento »), qui deviendra l’un des traits distinctifs de l’écriture de Fresán, rend grâce aux personnes et personnages qui l’ont appuyé et inspiré dans son entreprise littéraire (parmi eux les écrivains, les membres de la famille, les amis, les éditeurs, les musiciens, etc.). Genette souligne la discrète connotation valorisatrice de ce genre de paratexte qui doit faire ressortir les connaissances et l’érudition de l’écrivain. Mais ce qui nous souhaitons accentuer ici, c’est que Fresán profite aussi de la note pour légitimer son choix générique en utilisant l’argument d’autorité. Il invoque les noms de John Cheever et de Kurt Vonnegut, baptisés « deux paladins du roman atomique et atomisé », et les personnages de Jerome David Salinger, afin de montrer l’unité de son recueil (« espèce de roman désordonné, sous le signe de préceptes qui obéissent à une certaine logique secrète, laquelle ne m’est en aucun cas strictement personnelle »153). 151 152 153 Gérard Genette, Seuils, ed. cit. Ibidem, p. 194. Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 202. 87 Le souci de définition générique donne à la postface le caractère d’un manifeste. Ce texte relativement court et ultérieur à L’homme du bord extérieur a été rédigé en 1999 du point de vue d’un écrivain déjà reconnu, traduit, auteur de quatre autres ouvrages publiés. Fruit d’une relecture auctoriale en perspective, la postface porte sur l’ensemble de l’œuvre de Fresán à partir du commentaire tardif sur son début littéraire. Elle commence par la description du champ littéraire dans lequel s’inscrit l’ouvrage frésanien. Dans le dessein de justifier la forme du livre, à michemin entre le roman et le recueil des nouvelles, l’auteur insiste sur son appartenance à la tradition des grands romans argentins de Cortázar, Marechal, Sábato et Bioy Casares, qui fonctionnent « comme une atomisation d’histoire, comme une trame qui refuse d’aller de A à B sans auparavant être passée par Z ». Il indique de même (encore une fois) les deux maîtres nord-américains de son projet de « recueil de nouvelles argentines faites des éclats d’un roman en désagrégation constante », Vonnegut et Cheever. Néanmoins, c’est la figure archétypique de Borges (« la conception même du grand écrivain argentin »), qui est évoquée à quatorze reprises. Borges en tant qu’un écrivain « capable d’écrire des nouvelles qui, si on les réunit, finissent probablement par former le roman parfait, assez proche de l’aleph » ; Borges en tant qu’un « écrivain étranger », « unique, irremplaçable et mythique (…) le plus argentin des écrivains européens ou le plus européen des écrivains argentins » et, enfin, Borges en tant que « l’homme du bord extérieur ». Cela veut dire, primo, que l’œuvre borgésienne remplit le rôle du modèle générique absolu, inachevable et originaire de l’épiphanie littéraire. Secundo, que le même Borges fonctionne comme l’archétype du personnage d’écrivain et, en particulier, de l’écrivain argentin. Ceci étant dit, Fresán définit la thématique de L’homme du bord extérieur et simultanément, comme nous allons voir, de l’ensemble de son œuvre : Tout écrivain est un homme du bord extérieur et c’est là le thème de ce livre : être dehors, être étranger à soi-même pour pouvoir voyager partout, à travers toutes les histoires. Mes livres ultérieurs – Vidas de santos (Vies des saints) (1993), Trabajos 88 manuales (Travaux manuels) (1994), Esperanto (1995), La Velocidad de las cosas (La Vitesse des Choses) (1998) – ne font que confirmer et peut-être même aggraver le symptôme et la pathologie. C’est pour cela que j’ai inventé Canciones Tristes (Chansons tristes), une ville imaginaire qui apparaît à peine dans ce recueil, mais dont la présence est devenue de plus en plus forte au fil de ce que j’ai écrit ensuite. Canciones Tristes, c’est une cité, mais aussi une métaphore de la patrie et une métaphore primale : une villesatellite argentine qui ne se résigne pas à demeurer prisonnière d’une quelconque carte.154 Quelques lignes plus tard il ajoute : ...j’ai écrit ce livre dans le seul dessein de raconter des versions alternatives à une histoire, par le bord extérieur. Utiliser certains événements publics comme écran pour y projeter des événements privés.155 Pour cette raison l’auteur considère parallèlement L’homme du bord extérieur comme « une sorte de biographie non officielle » et il énumère les moments autobiographiques du livre. Comme nous l’avons commenté, Fresán reconnaît sa dette envers les écrivains argentins et américains, il avoue sa manie de citations et se définit lui-même comme un lecteur qui écrit plutôt que comme un écrivain qui lit, ce qui rappelle aussi l’insistance de Borges de la supériorité de la lecture sur l’écriture. L’œuvre de Fresán et ses considérations sur la littérature se développent à partir d’autres écritures, elles sont des annotations fictives dans les marges des expériences personnelles de lecture (« Ma patrie [mon Argentine privée, mon bord extérieur], c’est ma bibliothèque et mon bagage culturel »). Nonobstant, il insiste sur l’originalité de sa création par rapport aux modèles : 154 155 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., pp. 215-216. Ibidem, p. 217. 89 ...je n’imite pas l’écriture de Cheever ou celle de Vonnegut, mais, en revanche, j’essaie de provoquer chez mon hypothétique lecteur – que je ne connais pas – les émotions et les états d’âme que ces écrivains ont fait naître en moi.156 Pareillement, pour marquer la nature innovatrice de sa démarche, « ma modeste contribution, mon apport contestataire à ce que l’on attend aujourd’hui, et dehors, de la littérature latino-américaine », il définit son écriture par l’opposition au « réalisme magique et tout le bataclan » : Au fil de mes nouvelles et de mes romans (ou comme on voudra bien les baptiser), j’en suis venu à créer un courant littéraire pratiqué par un seul auteur : moi-même. Un courant littéraire qui s’appelle l’irréalisme logique. Si on entendait par réalisme magique l’irruption du magique dans le réel, ce mouvement, à l’opposé, propose l’apparition de lueurs sporadiques de logique dans cette irréalité qu’est l’Argentine, un pays qui n’existe pas, étant donné que - comme je l’ai déjà dit - l’Argentine est, a été et sera, l’étranger… pour les siècles des siècles, amen.157 Il nous semble intéressant de signaler ici que bien qu’il ait repris cette idée quelques fois dans les entretiens et essais postérieurs à son premier livre158, l’écrivain a récemment essayé de renoncer à cette étiquette. Le 28 mai 2011, pendant Les Assises Internationales du Roman à Lyon, il a avoué que l’invention de l’irréalisme logique avait été provoquée par les sollicitations récurrentes, surtout de la part des lecteurs étrangers, de se situer à l’égard du réalisme magique. Fatigué de « ce travail constant de l’écrivain de se positionner ou se placer » au regard du fantôme du boom latino-américain 156 157 158 Ibidem, p. 217. Ibidem, p. 216. Par exemple : Rodrigo Fresán, «Tener estilo», op. cit. 90 ou du nouveau fantôme de Roberto Bolaño, il a créé son propre courant littéraire fantomatique159. En conclusion, si nous reprenons la typologie de Gabriela Mora, L’homme du bord extérieur doit être classifié comme une collection de nouvelles intégrées dont l’unité est due aux éléments mélangés de deux sous-types : cyclique et séquentiel. Le premier est travaillé à partir des stratégies qui lancent un pont entre le début et la fin du recueil, en lui donnant une cohérence supplémentaire, en plus de la récurrence canonique de personnages, leitmotivs ou lieux. Ainsi, le livre s’ouvre avec l’épigraphe du « Sud » introduisant le motif thématique des arbres sans nom (c’est-à-dire la réflexion sur la littérature) et l’image de Borges (la problématique de l’écrivain-lecteur), qui reviennent dans le texte final en tant qu’ingrédients essentiels de la définition personnelle de la littérature menant à terme les méditations du narrateur. Subséquemment, dans la nouvelle initiale nous faisons connaissance avec les deux gauchos minimalistes, Chivas et Gonçalves, dont le dernier présente au cours de ses convulsions l’un des sujets principaux de l’ouvrage (annoncé également dans le titre) : « Il est parfois plus aisé d’assimiler le monde lorsque l’on regarde sa propre vie depuis la perspective de la troisième personne… ». Les gauchos désespérés et la question du point de vue narratif réapparaissent naturellement dans « La vocation littéraire », autant que les paroles de l’humble moussaillon qui concluent le premier texte en évoquant le type de narrateur et les techniques de narration. Ce recours du cadrage n’étant pas l’unique procédé d’intégration employé dans le recueil, il faut souligner l’importance des liens de type séquentiel. Malgré l’autosuffisance de la majorité de textes (le dernier récit semble difficilement défendable à cause de nombreuses références aux autres), l’architecture de L’homme du bord extérieur privilégie la lecture linéaire, ce qui le rapproche du roman. Premièrement, grâce aux histoires des personnages dispersées dans diverses nouvelles, et deuxièmement, par Fernanda Vilar, « Entrevista a Rodrigo Fresán (transcripción) », 06/2011, La Clé des Langues (Lyon : ENS LYON/DGESCO), http://cle.enslyon.fr/01101380/0/fiche___pagelibre/(Consulté le 16/09/2014). 159 91 suite du développement graduel du narrateur (des narrateurs), de sa réflexion méta et de sa manière de narrer qui atteignent leur point culminant et leur dénouement dans le dernier récit. Cependant, le choix générique de Fresán, ou plutôt son refus obstiné d’un choix et « d’aller de A à Z », peut être aussi interprété comme un symptôme d’un principe plus général. S’il comprend l’œuvre littéraire comme un atelier des versions alternatives, privées de l’histoire, de ses lectures et du monde, il conçoit les genres littéraires comme un répertoire des matériaux à façonner, à mélanger et, notamment, à enrichir (ou contaminer) avec des matériaux d’autre provenance. La création littéraire a donc deux objectifs : fournir aux lecteurs de belles histoires, mais en construisant un moyen propre d’expression originale à partir des éléments qui sont mis à la disposition de l’auteur. Sans écarter la joie de l’affabulation, Fresán partage une conception de la littérature qui tire son origine de la tradition avantgardiste : c’est un terrain d’expérimentation ludique, régi par « la force de subversion à l’égard des classements anciens »160, un polygone de techniques narratives, un lieu d’auto-réflexion à travers l'ouverture des coulisses de l’écriture. L’instrument fondamental de cette démarche frésanienne est la transgression. C’est dans la pratique persévérante de la transgression que l’écrivain a trouvé son chemin créatif et la transgression est effectivement le dénominateur commun de tous les textes de L’homme du bord extérieur et de ses ouvrages ultérieurs. Comme nous avons essayé de le montrer cette opération d’exploration et de dépassement des limites est réalisée à différents niveaux du texte. En premier lieu, sur le plan générique nous observons le vacillement entre le roman et le recueil des nouvelles, de même que le mélange constant des particularités de nombreux sous-genres d’une littérature instituée avec les traits caractéristiques de la littérature populaire. En deuxième lieu, nous avons vu la confusion du discours fictif et non-fictif (critique) résultante des intrusions métalittéraires et métatextuelles, et des techniques du fantastique intellectuel. Les réflexions méta sont de plus transposées dans l’univers fictif et dans la narration qui est le domaine Roland Barthes, „De l’oeuvre au texte”, dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 71. 160 92 suivant de la transgression. La narration dans le recueil se caractérise par une pluralité d’énonciateurs (qui à la fin se révèle illusoire), par l’effacement des frontières entre de nombreux niveaux narratifs, par la confusion (ou/et amalgame) des agents : le narrateur, le personnage, le lecteur, l’auteur et par l’opposition affaiblie entre le texte et le paratexte (les textes postliminaires et les épigraphes). 93 Partie III Construction de la maison livresque 94 1. Livre en devenir La pratique frésanienne de franchissement des bornes dépasse logiquement le cadre d’un recueil et débouche sur un projet de construire « un libro en marcha », un seul livre en devenir. Cette idée d’une œuvre jamais achevée, qui évolue avec chaque nouvelle édition et continue dans chaque nouveau volume, met en question l’intégralité d’un artéfact littéraire et illustre le fonctionnement des mécanismes de mémoire, vue comme une activité incessante de trois forces inséparables, celles de remémoration, de création et d’oubli. L’acte d’écriture chez Fresán c’est l’acte d’explorer et de réinventer sa propre mémoire et la littérature qui, selon la conception borgésienne, « fonctionne comme un régime de mémoire partageable et solitaire à la fois »161. Voici ce qu’en dit Fresán dans un entretien : On a souvent répété que Borges n’avait jamais écrit de romans. Mais Borges n’a jamais voulu en écrire. Par contre, toutes les nouvelles de Borges, si on les met ensemble, forment le grand roman argentin, dont le thème est Borges lui-même, cet auteur aveugle, à l’autre bout du monde, doté d’une telle puissance imaginative (…) Car en fin de compte, tous les écrivains argentins sont de grands lecteurs avant tout : ils parlent tout le temps de ce qu’ils lisent.162 Il reprend la même idée dans La Vitesse des choses, dont le narrateur dit que ses conférences (c’est-à-dire, les nouvelles du recueil) « constituent en réalité les chapitres d’une sorte de long roman dont je ne suis pas le protagoniste, mais le témoin de certains événements »163. Cependant, l’entreprise de Fresán étant plus modeste de celle de son prédécesseur 161 162 163 Emmanuel Bouju, « Sombrer dans la mémoire », Le Magazine Littéraire, juin 2012, p. 57. Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», Le matricule des anges, n°98, 2008, p. 32. Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 571. 95 argentin, il se démarque de l’adage du Livre Unique contenant tout l’univers : [Journaliste] : Votre projet est-il celui d’une écriture totalisante qui viserait à englober un monde dans son mouvement ? [Rodrigo Fresán] : Non, je ne pense pas vraiment en termes de « monde ». Je n’ai pas la prétention d’en créer un à moi seul. C’est plutôt de la construction d’une maison qu’il s’agirait, grande si vous voulez, mais pas plus. Chacun de mes livres occupe un peu une place spécifique, Mantra étant presque à coup sûr la cave, là où on enferme des choses, là où elles demeurent cachées. Kensington, bien évidemment, serait le jardin devant la maison, en même temps que le lieu imaginaire, la porte d’entrée. La Vitesse des choses, qui est un livre sur lequel j’ai beaucoup travaillé, ce serait les murs, car cela tient un peu tout. Quant à Esperanto, je ne sais pas… la salle des bains ?164 Fresán a souvent insisté sur l’unité, sur la continuité de son écriture au-delà de la diversité des recueils et romans en se servant de cette métaphore de la maison qui est aussi très présente dans ses livres. La représentation spatiale, architecturale d’œuvre littéraire revient sous des formes différentes dans la « série intertextuelle » 165 frésanienne et, comme nous allons le voir, elle est étroitement liée à celle de la mémoire. Pour donner quelques exemples nous pouvons citer Cielito Lindo, « une gigantesque maison coloniale comportant des fioritures d’un futurisme dépassé et entourée d’une impénétrable forêt tropicale »166; le Manoir Esperanto, « l’obscurité du petit château de la rue Castex et le silence presque compact de ses jardins »167; l’Hôtel Sacré de Tous les Saints sur Terre, « cette gigantesque structure indisciplinée [qui] menaçait de dépasser Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», op. cit., p. 31. Graciela Tomassini, «De las constelaciones y el Caos: Serialidad y dispersión en la obra minificcional de Ana María Shua», El Cuento en Red, No. 13, 2006, p. 14, http://cuentoenred.xoc.uam.mx (Consulté le 16/09/2014). 166 Rodrigo Fresán, Mantra, trad. I. Gugnon, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 80. 167 Idem, Esperanto, trad. G. Iaculli, Gallimard, 1999, p. 40. 164 165 96 les mille chambres »168; la maison familiale Neverland dont « la majesté laisse stupéfait, comme certaines cathédrales qui, ne serait-ce que quelques minutes, nous poussent aisément à croire en l’impossible »169 ou, enfin, la bibliothèque de la veuve de « Notes pour une théorie de la nouvelle », « une cave aussi grande qu’une cathédrale ou le ventre d’une baleine. Et pleine de livres du sol au plafond »170 . Comme toutes ces constructions sont décrites avec une seule imagerie et ont des caractéristiques semblables, nous pressentons une maison unique qui est en train d’être édifiée derrière les façades des manoirs, hôtels, habitations et bibliothèques. Cette maison en construction, cette « structure aussi secrète que célèbre, aussi déformée qu’infinie, qui grandissait depuis des années avec l’indolence d’un animal presque inoffensif »171, c’est la figure de l’œuvre de Rodrigo Fresán et en même temps son palais de mémoire. Idem, Vies des saints, trad. S. Mestre, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 355. Idem, Les Jardins de Kensington, trad. I. Gugnon, Seuil, 2004, p. 372. 170 Idem, La Vitesse des choses, trad. I. Gugnon, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 210. 171 Idem, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p. 54 (« Una estructura tan secreta como célebre, tan deforme como infinita, que crecía desde hacía años con la indolencia de un animal apenas inofensivo »). 168 169 97 2. La maison Les demeures en question se distinguent toutes par leur taille gigantesque, immense, hors de toute échelle, incommensurable, comme celle d’une baleine ou d’une cathédrale. Elles ont une nature labyrinthique et inextricable, à structure serpentante, impénétrable et monstrueuse, rappelant l’ambiance des ténébreuses fantaisies architecturales de Giovanni Battista Piranesi172 ou du labyrinthe du Minotaure (le narrateur de « Corpus Christi » a recours au fil comme Ariane) : Les premières incursions le long des couloirs ne sont pas d’une grande aide. Des ombres et des chuchotements et des escaliers communiant avec d’autres escaliers et des portes qui n’ouvrent nulle part. La perverse architecture de la plus authentique des fausses perspectives semble croître dans tous les coins pour soutenir ces fondations (…) j’attache l’extrémité d’une pelote de laine à la poignée de la porte de ma chambre et je pars à la recherche de ma Samarkand, de mon Eldorado, de mon Pôle Nord (…) en ouvrant une porte ou en croisant un autre couloir, je me retrouve avec ma propre trace. Le plus terrible, ma bien-aimée, survient lorsque je retourne au refuge relatif de ma chambre et que je découvre que quelqu’un a coupé l’extrémité de la pelote (…) Une Bible Gédéon en train de se multiplier en miroirs qui copulent avec d’autres miroirs pour enfanter un infini de surfaces trompeuses (…) la lourde danse des rideaux de velours se reflétant dans le fond du couloir.173 Cette image de l’Hôtel Sacré de Tous les Saints sur Terre fait allusion aux films dont les protagonistes sont des écrivains souffrant d’angoisse de la L’architecte familial des Mantra s’appelle Gormenghast Piranesi Mantra (Mantra, ed. cit., p. 329). 173 Idem, Vies des saints,ed. cit., pp. 181-182. 172 98 page blanche : Barton Fink (1991), des frères Coen, et Shining (1980), de Stanley Kubrick. Pour se libérer de leur blocage, les deux hommes s’installent dans des hôtels vides et isolés et y cherchent l’inspiration. Ces lieux désolés ne sont pas, cependant, complétement inhabités : au fil du temps ils se remplissent de spectres, de chuchotements, de visions, de morts. En effet, aux yeux de Fresán, l’écriture c’est invoquer les morts. Ses livres sont les histoires des fantômes, et par « fantômes » il désigne les personnes habitant ses souvenirs, ses sources d’inspiration, les doubles littéraires des êtres connus, « aussi bien les écrivains que leurs créatures, les personnes que les personnages, les auteurs de ces chansons flottant dans le vent »174. Chez Fresán le motif de l’écrivain qui déambule dans les couloirs obscurs et solitaires de la mémoire en quête d’épiphanie est souvent accompagné de l’exploitation abondante de la symbolique de la porte qui s’ouvre sur de nouveaux univers, sur l’inconnu, sur le passé. Une porte est donc le seuil qui sépare le présent infertile du domaine du passé, des rêves et de l’inconscient, cette source infiniment riche et remplie de possibilités d’un livre. Néanmoins, pour passer par la porte, devant laquelle est parfois placé un gardien (le valet familial Virgilio dans Esperanto, Rod Serling dans Mantra, le frère jumeau du Christ dans Vies des saints), il faut trouver une bonne clef, il faut poser une bonne question : Autant de questions qui fonctionnent comme des clefs nous permettant de faire entrer le passé dans le présent à condition de savoir les glisser dans la bonne serrure. Une fois la porte ouverte, il faut risquer quelques pas en avant qui finiront par nous propulser des milliers de kilomètres en arrière. Ce n’est pas facile. Toute notre vie, nous évitons de nous souvenir car sonder notre mémoire comporte une terrible tentation : celle d’aller vivre sur une autre planète…175 174 175 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 23. Idem, Mantra, ed. cit., p. 121. 99 Il existe également d’autres clefs qui permettent de franchir la lisière, d’autres « madeleines » déclenchant le passé et ses variations, comme des photographies, des cartes postales, des films, des chansons et, en particulier, des livres : … il ne me semble pas fortuit que le mécanisme d’un livre soit similaire à celui d’une porte. Le mécanisme d’un ordinateur (…) c’est, en revanche, celui d’une fenêtre fermée qui ne nous offre rien de moins que ce qu’elle est capable d’attraper dans les limites de son cadre. Les ordinateurs nous obligent toujours à rester de l’autre côté. Un livre, en revanche, s’ouvre pour que nous entrions en lui et vivions là-dedans pour toujours, bien que nous ayons fini de le lire il y a des années. Parce que, bien que nous puissions l’avoir fini, un livre ne finit jamais vraiment de nous lire. Et ainsi il revient à plusieurs reprises, différent et toujours utile, tout au long de nos vies. Et bonne nouvelle : les livres ne finissent jamais, il y a toujours un autre livre à lire. Et, quand arrive le moment de passer de l’autre côté, la carte de nos lectures finit par construire un genre de biographie alternative, mais plus que juste, de nous-mêmes. Un ADN en papier et en encre avec lequel – si nous avons de la chance – sera construite la trame de notre Paradis particulier. Lire – et son acte presque miroir : écrire – est l’une de rares formes de solitude socialement acceptée par le monde qui tend à douter des activités singulières.176 [Notre traduction] Idem, « Tener Estilo », op. cit. (« … no me parece casual que el mecanismo de un libro sea similar al de una puerta. El de un ordenador (…) es, en cambio, el de una ventana cerrada que nos ofrece nada más y nada menos aquello que es capaz de atrapar dentro de los límites de su marco. Los ordenadores nos obligan, siempre, a quedarnos del otro lado. Un libro, en cambio, se abre para que nosotros entremos en él y vivamos ahí adentro, para siempre aunque lo hayamos terminado de leer hace años. Porque si bien nosotros podemos haber terminado un libro, un libro nunca acaba del todo de leernos a nosotros. Y así vuelve una y otra vez, diferente y siempre útil, a lo largo de nuestras vidas. Y buenas noticias: los libros nunca se acaban, siempre hay otro libro que leer. Y, cuando llega la hora de irse al otro lado, el mapa de nuestras lecturas acaba constituyendo una suerte de biografía alternativa pero más que fiel de nosotros mismos. Un ADN de papel y tinta con el que —si hay suerte— estará construida la trama de nuestro particular Paraíso. Leer —y su acto casi reflejo: 176 100 Les maisons de Fresán débordent de portes, comme « les dizaines, centaines, milliers des portes » de Neverland, dont chacune donne accès à un paysage différent, mais qui sont en même temps reliées entre elles « comme les épisodes en désordre d’une série, comme des scènes de films différents montées ensemble au hasard – avec d’incessants coups de timon sur l’argument, avec le nouveau et imprévisible noyau d’une fin qui ne vient pas, qui se trouve si loin »177. Les chambres/les livres/les nouvelles configurent alors un petit pays enfermé dans une maison/une œuvre/un recueil, ce qui est mis en évidence dans les dénominations telles que le Mantraland et l’Hôtel Universo (Mantra), le Neverland (Les Jardins de Kensington) ou l’Hôtel Grand Cosmo (La Vitesse des choses). C’est un pays privé sans prétention de complétude, un petit domaine imaginaire comme la cave de la bibliothèque de « Notes pour une théorie de la nouvelle », dans laquelle l’ordre des ouvrages imite l’emplacement des pays sur la carte en créant ainsi une forme littéraire du monde, une carte intime de lectures, une autobiographie de l’écrivain-lecteur. Fresán véhicule cette même vision de sa version personnelle du monde avec la parabole d’une confrérie de religieux appelée l’Ordre sacré des cartographes aveugles, racontée dans Esperanto et Mantra. Cette histoire d’aveugles qui tracent depuis des siècles des cartes personnelles de la planète illustre un enseignement : … pour chaque pays ou ville ou royaume à la surface de ce monde il existe, à peine caché, un autre pays ou ville ou royaume en chaque être humain et en tous ceux qui les peuplent et les traversent (…) nous sommes tous un peu cartographes, un peu aveugles. L’inévitable vérité c’est que nous sommes tous un peu pareils à ces villes qui ne cessent de changer, qui ne peuvent escribir— es una de las pocas formas de la soledad socialmente aceptadas por un mundo que tiene a sospechar de las actividades singulares »). 177 Idem, Vies des saints,ed. cit., p. 185. 101 rester tranquilles le temps qu’il faut pour qu’on puisse en tracer le portrait sur une carte.178 Par conséquent, l’œuvre littéraire est une carte subjective du monde en constant changement. Elle doit s’adapter aux transformations de l’esprit de l’écrivain (« L’esprit est comme une ville […] La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel »179) à l’instar de l’Hôtel Sacré de Tous les Saints sur Terre. Cette demeure monstrueuse a été en construction permanente depuis le milieu du XXe siècle afin d’héberger toutes les âmes errantes de ceux qui auraient trépassé à cause des armes fabriquées par le défunt époux de la veuve, propriétaire de l’hôtel. Par le fait, toutes les maisons de Fresán ont en commun cette qualité d’un être vivant, d’un animal ou d’une plante maléfique qui sont en train de grandir, de se métamorphoser, de bouger, de penser même (« j’ai découvert que les portes se déplaçaient, que les pièces de cette Neverland ne restaient pas immobiles (…) comme si la demeure s’était rendu compte de mes intentions et avait décidé de bouger pour me désarçonner »180 ). Décrivant l’Hôtel Universo le narrateur de Mantra fait un commentaire : Dans le bestiaire de toutes les structures architecturales, les hôtels, de même que les musées et les aéroports, sont sans doute les plus vivants. Comme certaines plantes carnivores ou des sirènes prenant un bain de soleil sur des rochers escarpés, les hôtels t’attirent et t’enferment. Il arrive que parfois tu restes à jamais à l’intérieur.181 Idem, Esperanto, ed. cit., p. 66. (« por cada país o ciudad o reino sobre la faz de este mundo existe, apenas escondido, otro país o ciudad o reino en todos y cada uno de los seres humanos que los pueblan y los transitan (…) todos nosotros somos un poco cartógrafos, un poco ciegos. La inevitable verdad es que todos nosotros somos un poco como esas ciudades que no dejan de cambiar, que no pueden quedarse quietas el tiempo suficiente para que las retraten en un mapa », Esperanto, Tusquets 1997, pp. 65-66). 179 Ibidem, p. 65. 180 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p.375. 181 Idem, Mantra, ed. cit., p. 277 (« Dentro del bestiario de todas las estructuras arquitectónicas, tal vez los hoteles – junto con los museos y los aeropuertos – sean los que están más vivos. Los hoteles – como ciertas plantas carnívoras, como sirenas asoleándose 178 102 C’est pareillement l’un des traits distinctifs du dispositif littéraire de Fresán, de cette « obra en marcha ». Dans toutes les rééditions (et traductions) de ses ouvrages l’écrivain introduit systématiquement de « légers changements », « certaines altérations », des « bonus tracks » et des « inserts ». Cette méthode lui permet de travailler a posteriori la cohérence de l’ensemble de sa production (par exemple, il a « rétro-fondé » la ville de Canciones Tristes dans L’Homme du bord extérieur182), de mettre à jour certaines références (Da Vinci Code de Dan Brown [2003], est cité dans Vidas de santos [première éd. 1993], dans l’édition DeBOLS!LLO de 2007) et de donner la sensation de la continuité de sa création (il ajoute des nouvelles entières, comme « La pasión de multitudes » [« La passion des multitudes »] dans Historia argentina paru en 2009). Ainsi est renforcé « l’effet général d’un casse-tête toujours heureux d’être incomplet »183 produit par les textes qui ne sont qu’« ombres des nouvelles », variantes des mêmes histoires, ébauches et annotations. Fresán partage la pensée de Borges à l’égard de l’impossibilité d’atteindre la fin du texte, « il ne peut y avoir que des brouillons. L’idée de « texte définitif » ne relève que de la religion ou de la fatigue »184. Selon Echeverría : Cette façon de procéder est caractéristique d’une relation, pour ainsi dire, organique avec sa propre écriture, de laquelle l’auteur ne se désintéresse jamais. Toute l’œuvre de Fresán, dans son ensemble, peut être vue, en ce sens, comme une œuvre en devenir [« una obra en marcha »]. Son style révèle, d’un livre à l’autre, une sobre rocas peligrosas – te atraen y te encierran y, en ocasiones, te quedas adentro para siempre », Mantra, Mondadori 2001, p. 307). 182 Dans l’état de grâce de Vies de saints Fresán dit :« je suis heureux de découvrir l’évident effet de contagion et l’influence radioactive de Vies de saints dans tout ce que j’ai fait par la suite : c’est ici qu’apparaît pour la première fois la ville toujours en mouvement de Canciones Tristes (de successives réincarnations de L’Homme du Bord extérieur m’ont permis de la rétro-fonder là-bas ; mais j’avoue qu’il s’agissait d’un effet spécial trompeur » (Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 372). 183 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 568. 184 Jorge Luis Borges, cité par André Gabastou, « Des vertus de l’infidélité en traduction », Le Magazine Littéraire, juin 2012, p. 74. 103 cohérence surprenante qui indique sans doute sa précoce, presque soudaine maturité.185 [Notre traduction] La maison Neverland et les jardins Alwaysland, dans lesquels erre le narrateur de Jardins de Kensington, évoquent d’une manière évidente le pays d’enfance éternelle de Peter Pan, mais ils font également allusion à la conception des mondes communicants de la nouvelle de Julio Cortázar, « Continuité des parcs »186. L’écrivain protagoniste du roman de Fresán se montre conscient du fait qu’il est un personnage d’un livre qui désire atteindre « les bords d’Alwaysland, la fin de la carte, le dernier mot du livre », mais, contrairement au héros de Cortázar, il ne peut pas franchir la frontière de l’univers du livre dont il est prisonnier. Il continue alors à travailler sur son livre mental qu’il grave dans la mémoire. La mise-en-abyme se mord la queue quand il découvre derrière l’une des portes de sa mémoire qu’il se trouve dans un hôpital, en état de coma et Neverland n’est que son songe. La maison représente donc l’univers du livre (des livres) et simultanément l’esprit (la mémoire), dans lesquels le narrateur reste emprisonné, et qui au bout de compte se révèlent être la même chose, étant donné que … toute œuvre est mémoire. Mémoire instantanée. Ce que nous écrivons n’est que le souvenir immédiat de ce qui nous est venu à l’ésprit ailleurs, loin et près, maintenant et jadis, au même moment, partout, ici.187 185 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2009, p. 16 (« Esta forma de proceder es característica de una relación, por así decirlo, orgánica con la propia escritura, de la que el autor nunca se desentiende. Toda la obra de Fresán, en su conjunto, admite ser vista, en este sentido, como una obra en marcha. Su estilo revela, de uno a otro de sus libros, una sorprendente coherencia, indicadora sin duda de su temprana, casi súbita madurez»). 186 Óscar Hahn, « Julio Cortázar en los mundos comunicantes », Texto sobre texto. Aproximaciones a Herrera y Reissing, Huidobro, Borges, Cortázar, Lihn, Universidad Nacional Autónoma de México, México, 1984, pp. 107-119. 187 Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 377. 104 3. Le palais de mémoire Conformément aux explications du narrateur de La Vitesse des choses, ce qui définit la personne de l’écrivain est sa mauvaise mémoire qui l’oblige à se souvenir en imaginant ou, autrement dit, à fabriquer, construire, travailler sa mémoire. L’expression de « hacer memoria »188 semble significative puisqu’elle réapparaît à quelques reprises dans Mantra, La Vitesse des choses et Les Jardins de Kensington : Vous êtes peut-être atteint, vous qui n’avez jamais eu trop de mémoire, du mal des souvenirs. Vous ne parvenez pas à cesser de sonder votre mémoire [« hacer memoria »]. Littéralement. C’est comme si vous la construisiez à partir de presque rien. Vous cherchez à bâtir une immense cathédrale à partir d’une minuscule pierre angulaire.189 Méthode simple et presque évidente, il suffit de consacrer deux ou trois heures par jour à repasser les faits survenus, à travailler sa mémoire [« hacer memoria »], qui se construit comme on bâtit un immeuble. Bien sûr, cette entreprise est d’avance vouée à l’échec car on ne peut tout se rappeler, même quand il n’y a pas profusion de souvenirs. Tôt ou tard, des fenêtres disparaissent, des chambres entières s’égarent, des serres sont sacrifiées, des 188 Dans la traduction française d’Isabelle Gugnon nous trouvons l’expression « sonder la mémoire » qui ne contient plus cet élément sémantique de la (ré)création, ce qui fait que nous évoquons ici l’expression originale « hacer memoria » (Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, Debolsillo, Barcelona, 2006, p. 550 : « Recuerdo muy pocas cosas por lo que me veo obligado a hacer memoria » ; Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 581 : « Je me rappelle très peu de chose, aussi suis-je obligé de sonder ma mémoire »). 189 Rodrigo Fresán, Mantra, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 101 (« Tal vez usted que nunca se caracterizó por su buena memoria, ahora esté enfermo de recuerdos. No puede dejar de hacer memoria. Hacer memoria, literalmente, como si la fuera construyendo a partir de casi nada. Toda una inmensa catedral a partir de una ínfima piedra fundamental », Mantra, ed. cit.,p. 107-8). L’expression se répète dans le livre : « Intentaré seguir a mi héroe, hacer memoria » (p. 31) ; « Se nos pasa la vida intentando no hacer memoria, porque en el acto de recuerdo está la terrible tentación de irse a vivir a otro planeta” (p. 130). 105 couloirs conduisent à des portes condamnées et les jardins meurent, détruits par la sécheresse et les averses de grêle. Peu importe car l’intérêt est dans ce qui reste intact.190 Fresán imagine l’acte d’écriture comme l’édification de la maison et comme la (re-)construction des souvenirs qui sont toujours menacés de disparition, à la manière de Cielito Lindo et de l’Hôtel Sacré de Tous les Saints sur Terre qui brûlent. Les deux idées fusionnent dans la méthode mnémotechnique du palais de mémoire du jésuite Matteo Ricci, exposée en détail dans Mantra et Vies de saints. La technique, inspirée par des préceptes de mémorisation du poète grec Simonides et conçue par Ricci pour l’enseigner aux Chinois, consiste à construire une structure de la pensée. Tous ces éléments, comme des bâtiments, des objets variés et la décoration, sont utilisés pour ordonner et ainsi garder le plus longtemps possible les souvenirs : Le véritable but de Matteo Ricci et de ses constructions invisibles et pensées était d’offrir un lieu où stocker l’infinité de concepts qui constituent la connaissance humaine. Nous associons une image à tout ce que nous voulons nous rappeler, disait-il, et nous rangeons chacune de ces images dans un endroit précis où elle attend patiemment qu’on décide de la convoquer – il suffit de regarder un tableau, de constater un dénivelé sur un sol de pierre, le poids d’un miroir dans notre main ou d’un visage à l’intérieur de ce miroir – en faisant résolument appel à notre mémoire.191 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 44 (« Método sencillo y casi obvio: dedicar dos o tres horas de cada día al repaso de lo ocurrido, hacer memoria porque, sí, la memoria se construye como se construye un edificio. Es obvio que se trata de una empresa destinada al fracaso, imposible recordar todo por más poco que sea. Temprano o tarde desaparecen ventanas, se extravían habitaciones enteras, se sacrifican invernaderos, hay pasillos que conducen a puertas clausuladas y los jardines son arrasados por tormentas de sol y granizo. No importa. Lo interesante es lo que queda, lo que permanece intacto », Rodrigo Fresán, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 48). 191 Idem, Mantra, ed. cit., pp. 70-71. 190 106 Les échos de la technique du palais de mémoire retentissent dans tous les livres de Fresán sous différentes formes. Ses narrateurs ou ses personnages possèdent leurs propres « couloirs de la mémoire »192, «multiples chambres du palais de la mémoire », sanctuaire du passé dénommé l’Étranger193 ; ils disposent aussi d’un endroit appelé la quatrième dimension194, « un bunker souterrain auquel on ne peut accéder qu’en brandissant un mot magique », une autre planète de l’enfance, ou « un vaisseau spatial qui décrit une orbite morte autour du passé »195. Le narrateur de « Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme » (La Vitesse des choses), pour sa part, a créé un musée privé : Il n’y a pas de portraits de moi, hormis sur les murs de ce que j’aime maintenant appeler « Le Musée de Ma Vie de Salaud » ou quelque chose dans le genre. Un endroit situé dans ma tête, où je me rends de moins en moins mais que – pour l’amour de l’art – je n’ose pas fermer complètement. Une édition limitée, de luxe, avec des illustrations de Ma sale vie : réflexions éparses pour une esthétique du salaud y est mise en vente, et on peut faire une visite guidée des différents plateaux de mon existence.196 Le palais de mémoire est également l’endroit de rencontre entre l’écrivain et son lecteur qui est « le futur locataire du saint espace de ce palais de Mémoire »197 : Barrie pense que lire et écrire, c’est se souvenir [« hacer memoria »]. Les souvenirs de ceux qui écrivent – les écrivains ne font que se rappeler les choses qui leur sont passées par la tête ; qu’elles soient arrivées ou non, elles sont bel et bien réelles pendant qu’ils écrivent – se mêlent aux souvenirs du lecteur, qui 192 193 194 195 196 197 Idem, Idem, Idem, Idem, Idem, Idem, Trabajos manuales, ed. cit., p. 256 (“los pasillos de su memoria”). La Vitesse des choses, ed. cit., p. 520, 36. Esperanto, ed. cit., p. 216. Le fond du ciel, ed. cit., pp. 39, 40, 129. La Vitesse des choses, ed. cit., p. 318. Vies de saints, ed. cit., p. 248. 107 ne sait plus où commencent les uns et où finissent les autres (…)198 C’est particulièrement dans dernières pages de La Vitesse des choses que nous trouvons une belle description de cette entrevue très attendue entre l’écrivain, dont la projection littéraire reste immobile dans l’obscurité du palais de mémoire de ses livres, et le lecteur, qui s’approche pas à pas en lisant et en éclairant ainsi les chambres suivantes de la demeure : Une phrase, deux phrases, trois phrases, dix phrases qui ont l’air d’être émises depuis le centre de la Lune tandis que quelqu’un allume une à une toutes les lumières de la maison et s’avance vers moi jusqu’à être de plus en plus près. Je suis à l’étage le plus haut, dans le grenier encore obscur, mais plus pour longtemps. Et j’attends.199 Or, si tous les livres de Fresán possèdent des traits similaires et sont reliés à différents niveaux, c’est parce qu’ils ont un fond commun : ils configurent les pièces du même palais de mémoire en construction. Ce continuum référentiel, structurel et narratif est axé invariablement sur les grands sujets qui obsèdent l’écrivain (comme ceux de l’enfance, de la mort, de la solitude, de la monstruosité, de la génialité, de l’épiphanie littéraire, parmi d’autres) et il reste le même pour tous ses ouvrages : Comme on peut le voir, toutes mes œuvres parlent de la même chose : la vocation littéraire, les illuminations subites de messies personnels, l’épopée triomphante des vaincus magnifiques (…) Et Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 31 (“ Barrie piensa que leer es hacer memoria y que escribir, también, es hacer memoria. Los recuerdos del que escribe – los escritores no hacen otra cosa que recordar algo que se les ocurrió o que les ocurrió o que no les ocurrirá nunca, pero que ahora ocurre mientras escriben – se incorporan a los recuerdos del que lee hasta ya no saber dónde empiezan unos y dónde terminan los otros.», Jardines de Kensington, ed. cit., p. 32). 199 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 633. 198 108 tout a commencé avec ce livre. Il me faut reconnaître - avec un sentiment très proche de l’orgueil – que l’angoisse de la relecture d’un de mes livres – le premier, de surcroît – en vue de sa traduction en français a été, au bout de compte, un exercice intéressant, révélateur même. Si, en tant qu’écrivain, il y a quelque chose qui me rend heureux, c’est bien l’idée d’avoir découvert « mon propre univers» (ou mon bord extérieur, si vous préférez) grâce à ces récits ou chapitres. Tout est là. Tout ce que j’ai fait, tout ce que je fais et tout ce que je ferai sort de ces pages et y retourne.200 Ce « propre univers » ou « bord extérieur » se développant progressivement à partir de livres successifs peut devenir alors cohérent. Bien qu’il soit composé de plusieurs tentatives incessantes et toujours ratées de capturer ce cosmos particulier (étant donné sa nature changeante et donc insaisissable), il construit une unité grâce au recours aux mêmes domaines thématiques, symboliques, référentiels et à la même imagerie, mais de façon simultanée grâce à la reproduction systématique de certains procédés de construction. Sur le plan des structures linguistiques, narratives et génériques appliquées dans l’œuvre de Fresán nous remarquons aussi des modèles analogues différentes. Cette qui réapparaissent stratégie à intentionnelle des de échelles d’observation répétition/variation, fonctionnant donc tant au niveau du contenu (thématique) qu’aux différents niveaux de l’architecture de tous les livres de l’écrivain (d’abord à l’intérieur d’une nouvelle, puis dans le recueil dont elle fait partie et enfin dans l’ensemble de sa production littéraire), est érigée en principe de composition fondamental. Cela nous permettra de tenter d’aborder la prose frésanienne en nous servant de notions provenant de ces autres domaines que sont la musique, le cinéma, la photographie, la peinture et les mathématiques. 200 Idem, L’Homme du bord extérieur, ed. cit., pp. 218-219. 109 4. Répétitions/variations La mémoire est le play-back de notre vie et, parfois, nous ne faisons que bouger les lèvres sans émettre le moindre son car c’est notre mémoire qui chante à travers nous. Il nous arrive aussi, en de rares occasions, de chanter vraiment, mais faux. La mémoire nous aide en faisant tourner la musique de notre passé, nos Greatest Hits un peu remastérisés et agrémentés par instants d’un bonus-track, une version alternative de cette bonne vieille chanson qui nous a toujours été familière.201 Rodrigo Fresán Comme nous l'avons démontré auparavant, la pratique persévérante de la transgression est le trait distinctif et une force unificatrice dans l’œuvre de Rodrigo Fresán. Le jeu omniprésent de répétitions et de variations compte aussi parmi ces procédés subversifs puisqu’il vise à bouleverser la lecture linéaire et chronologique du texte, à contredire le principe d’économie de la langue, à créer la dimension métalinguistique (ou métatextuelle), autoréférentielle, et, enfin, à rapprocher la narration de la musique. L’auteur pratique le principe de répétition/variation de façon permanente, obsessionnelle, dans tous ses textes. Il s’amuse par exemple à inventer des personnages dont les noms et les prénoms ont les mêmes initiales, sont semblables ou simplement identiques : Carlos Carlos, Padrino Padres, Mariano Magdaleno Mantra, Virgen Virginia, Martín Mantra, MaríaMarie Mantra, Marcus Merlin, Keiko Kai, Marcos Matus, Martina Mantra, Idem, Mantra, ed. cit., p. 156 (“La memoria es el playback de nuestra vida y, en ocasiones, nosotros no hacemos otra cosa que mover los labios sin emitir sonido alguno, porque es nuestra memoria la que canta a través de nosotros. A lo sumo, en contadas ocasiones, cantamos un poco, desafinamos; pero la memoria nos ayuda poniendo a girar la música de nuestro pasado , nuestros Greatest Hits cada tanto remasterizados, cada tanto incorporando un bonus-track, versiones alternativas de la misma canción de siempre”, Mantra, Mondadori 2001, pp. 169-170). 201 110 Tina T., Memo Monk, Martín Marineau. Nous trouvons à côté les noms qui possèdent plusieurs versions (variations) : Jésus Nazaréen de Tous les Saints Martyrs de Tierra Fernández (aka) Black Hole (aka) Main Morte, Tenochtitlán (aka) Mexico DF (aka) Mexico Ville (aka) District Fédéral (aka) DF (aka) la Nouvelle Tenochtitlán du Tremblement de Terre, ou The Beaten (aka) The Beaten Victorians (aka) The Victorians. Il y a aussi des reprises en variation (traduction) comme : Chansons Tristes – Sad Songs – Traurige Lieder – Canciones Tristes – Carmina Tristia. Au niveau de l’unité de la phrase, la réitération lexicale persévérante « fonctionne comme un marquage sémantique, qui extrait du texte, comme le ferait un marqueur de couleur, les éléments renvoyant directement au thème central du discours ou hyperthème »202, mais donne pareillement au texte son caractère circulaire, obsessionnel, mantrique : Cuando ya no hay nada por hacer, pienso que los cuentos – ese intento fracturado de cuento, este cuento hecho de pedazos de varios cuentos – son el mejor y más rápido modo de explicarnos algo verdadero mediante el artilugio de una ficción. Los cuentos son, sí, formas astutas y sólidas de afirmar algo en el terremoto constante de nuestra realidad. Contamos cuentos para sentir que nuestras vidas cuentan. Así, los cuentos – como las vidas – son formas elusivas y difíciles a la hora de la clasificación.203 [Notre soulignement] Emmanuelle Prak-Derrington, Récit, répétition, variation, « Cahiers d’études germaniques », N˚49 (2005), pp. 55-65, http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/37/72/83/PDF/PrakREPETITION_VARIATION.pdf (Consulté le 16/09/2014). 203 Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 186 (« Quand il n’y a plus rien à faire, il me semble que les nouvelles – cette tentative de nouvelle fracturée, cette nouvelle faite de morceaux d’autres nouvelles – sont le moyen le plus rapide et le plus efficace de nous expliquer des faits réels par l’artifice d’une fiction. Les nouvelles sont bel et bien des façons astucieuses et solides de lancer des affirmations dans le séisme constant de notre réalité. Nous contons pour avoir l’impression que nos vies comptent. Comme les vies, les nouvelles sont donc des formes évasives et difficiles à classer », La Vitesse des choses, ed. cit., p. 196). 202 111 Y así, de golpe, la súbita proliferación de muertos les producía un desasosiego que sólo podía clamarse con otro muerto. Muertos sobre muertos. Una revolución de muertos inmortales. Muertos adorados. Pósters de muertos para cubrir paredes y muertos como plegarias meditables y trascendentes del Libro tibetano de los muertos; porque los muertos no mueren. (…) Un muerto nuevo antes que hacerse a la idea del último muerto. Muertos como hit singles, como canciones de la semana que duran poco y que van descendiendo de volumen, con gravedad, por las agudas laderas de los rankings. El muerto nuevo como dolor flamante para calmar el dolor del muerto anterior (…)204 [Notre soulignement] Les répétitions dans les écrits de Fresán acquièrent en outre une fonction structurante, en divisant le texte en unités de sens. Dans Les Jardins de Kensington, entre autres, les répétitions en position d’anaphore découpent les chapitres en fragments/paragraphes bien délimités de l’exposé du narrateur. Ainsi, le chapitre « Le Personnage » peut être représenté schématiquement comme suit : 204 Idem, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 215 (« Et, tout à coup, la subite prolifération de morts provoquait une inquiétude qui ne pouvait être calmée que par un autre mort. Un mort en masquait d’autres. C’était une révolution de morts immortels. Des morts adorés. Des posters de morts pour tapisser les murs et les morts comme des prières transcendentales sur lesquelles méditer. Car les morts ne meurent pas (…) Mieux vaut une nouvelle mort que de se faire à l’idée des précédentes. Les morts vus comme des hit singles, les chansons de la semaine, qui durent peu et sur lesquelles on baisse le son avec gravité lorsqu’elles n’arrivent plus en tête du palmarès. Le dernier mort apporte une douleur inédite qui vient atténuer la peine causée par son prédécesseur », Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 190). 112 Tableau 1. Les répétitions en position d’anaphore (alinéa) dans Les Jardins de Kensington. Les répétitions en position d’anaphore (alinéa) « El Personaje » Page205 231 Barrie trabajando. 231 Barrie revisa y agrega últimas correcciones (…) El personaje es Barrie. (…) Barrie despacha a Charles Frohman el libreto (…) Barrie continúa (…) Barrie ha traído su cámara (…) 232 Marcus Merlin me consiguió (…) 233 Dijo Marcus Merlin: (…) Barrie conservó su ejemplar (…) 235 Marcus Merlin piensa (…) 235 Dijo Marcus Merlin : (…) Para Marcus Merlin (…) 236 Dijo Marcus Merlin : (…) Dijo Marcus Merlin : (…) Dijo Marcus Merlin : (…) Dijo Marcus Merlin : (…) Y Marcus Merlin sonríe. (…) El personaje es Marcus Merlin. (…) Marcus Merlin es hijo de un inglés (…) 237 Dijo Marcus Merlin : (…) Dijo Marcus Merlin : (…) Marcus Merlin es otro inglés mixto(…) 238 Dijo Marcus Merlin : (…) Marcus Merlin fue siempre un joven adulto (…) 205 Dijo Marcus Merlin : (…) 239 Me cuenta que (…) 240 Rodrigo Fresán, Jardines de Kensington, Debolsillo, Barcelona, 2005. 113 Les répétitions en position d’anaphore (alinéa) Page Me cuenta que (…) Me cuenta que (…) Me cuenta que (…) 241 Marcus Merlin decide entonces (…) El personaje es Marcus Merlin. (…) Dijo Marcus Merlin : (…) Marcus Merlin trabaja (…) Marcus Merlin entra y sale (…) 242 Dijo Marcus Merlin : (…) Dijo Marcus Merlin : (…) 243 Dijo Marcus Merlin : (…) El personaje es la infancia (…) 244 El personaje es el escritor (…) 246 El personaje es Peter Pan (…) 249 El personaje es el teatro (…) 262 El personaje es Neverland (…) 278 El personaje es el pasado (…) 279 El personaje es el tiempo (…) 280 El personaje es la edad (…) 282 El personaje es la época (…) 283 El personaje es la ciudad (…) 284 El personaje es Kensington Gardens (…) 288 El personaje es Jim Yang (…) 290 El personaje es Baco (…) 295 El personaje es la familia (…) 297 El personaje es la memoria (…) 297 114 Les répétitions en position d’anaphore (alinéa) El personaje es el cine (…) El personaje es la información (…) Page 299 Toda esa información que (…) Toda esta información que (…) 308 309 La información ajena (…) La información directamente inyectada (…) La información para (…) La información como (…) 310 La información de ese mapa (…) La información cercana (…) Leo que (…) Leo que (…) Leo que (…) Leo que (…) 311 Leo que (…) Leo que (…) 312 Leo que (…) Leo que (…) Leo que (…) 314 Leo que (…) Leo que (…) 315 Leo que (…) Leo que (…) Leo que (…) Leo que (…) El personaje es la mentira (…) 316 317 Las mentiras que (…) La mentira (…) Las mentiras (…) Las mentiras (…) 319 Las mentiras (…) Las mentiras (…) 115 Les répétitions en position d’anaphore (alinéa) El personaje es la sombra (…) Page La sombra de Peter Pan. Perder la sombra es perder equlibrio. 319 320 La sombra (…) El personaje es el secreto (…) El secreto como (…) El secreto que (…) El secreto es (…) 321 Dijo Marcus Merlin : (…) El personaje es la culpa (…) Mi culpa. La culpa es (…) La culpa es (…) La todopoderosa culpa. 321 La culpa como (…) La culpa que (…) 322 Es la culpa (…) La culpa fraternal (…) La culpa de Barrie (…) El personaje es la muerte (…) La muerte como (…) 322 El sueño de los niños (…) 323 El sueño recurrente (…) 324 El personaje es el sueño (…) Mi otro sueño recurrente (…) El personaje es la locura (…) La locura es (…) La locura es (…) 325 Sur le plan de l’architecture générale de l’œuvre de Fresán, c’est-á-dire de tous ses livres, nous repérons des expressions, des constructions syntaxiques ou des phrases entières qui sont réitérées à la manière de refrains, démarche qui inscrit les textes dans un mouvement continu et en boucle de toute l’écriture frésanienne, par exemple : 116 Tableau 2. Les expressions et phrases réitérées dans toute l’œuvre de Fresán. Répétitions Expressions Phrases (A mí) me gusta pensar … Y está bien que así sea. Me gusta la idea de … Y estaba bien que así fuera. Hubiera sido hermoso que así fuera. Algo perturbador en la idea que … Más detalles adelante. A veces pasa. Mi caso. No tardo/tardé en comprenderlo/saberlo… Si lo piensas un poco ... Demasiado perfecto para ser cierto... Si se lo piensa un poco … … demasiado perfecta para ser cierta. … demasiado hermosa para ser cierta. … demasiado caro para ser bueno La stratégie ubiquiste de répétition et de variation privilégie naturellement la dimension intertextuelle des textes, qui se chargent de référentialité et d’autoréférentialité. Les narrateurs et les personnages de Fresán citent, paraphrasent, reformulent et traduisent d’une manière abondante et régulière d’autres auteurs, comme par exemple les mots épileptiques de John Cheever qui apparaissent systématiquement dans tous les livres de l’écrivain argentin (« Poropozec ciebie nie prosze dorzanin albo zyolpocz ciwego »), les lignes de la chanson « A Day in the Life », des Beatles (« Having read the book I’d love to turn you on » ou « I read the news today, oh boy »), ou la formule en épiphore déjà mentionnée « A veces pasa », qui est la traduction de la phrase en clôture utilisée méthodiquement par Kurt Vonnegut dans son Abattoir 5 ou la Croisade des enfants. 117 En ce qui concerne l’intertextualité restreinte (entre des textes du même auteur) et autarcique (ou réduplication interne dans un même livre)206, dans les écrits frésaniens les procédés de réécriture sont omniprésents et extrêmement variés. Nous allons donc nous limiter à signaler ici quelques exemples caractéristiques. Nous avons commenté dans le chapitre précédent de ce travail le rôle thématique de l’autocitation dans L’homme du bord extérieur, où un passage relativement long, concernant la tactique de mutation récurrente de la perspective narrative inséré dans la nouvelle « Le bord extérieur », est répété intégralement dans le dernier texte du livre, sans guillemets et sans italiques. Cette procédure de renvoyer à soimême en fin du texte met en valeur l’importance sémantique du fragment dans le déchiffrage du sens du livre. Dans La Vitesse des choses, par contre, l’autocitation devient un moyen de composition du recueil. Le narrateur de la nouvelle ouvrant le livre, « Notes pour une théorie du lecteur », trouve un carnet relié de cuir rouge abandonné sur une chaise longue d’un bateau. Il commence à lire les notes, « des phrases éparses, des fantômes de vies, d’intrigantes récidives, des coups de feu tirés à l’aveuglette »207 qui remplissent les pages du carnet. Nous retrouvons ensuite les mêmes fragments implantés dans les récits suivants du recueil, comme si les notes de la première nouvelle étaient les germes, les brouillons des textes à venir. La pratique de jouer avec l’hypertexte de l’auteur au niveau de l’ensemble de son œuvre se manifeste chez Fresán par la reproduction ou la variation de phrases, paragraphes jusqu’aux nouvelles entières dans ses différents livres. À savoir, dans « Notes pour une théorie de l’écrivain », la dernière nouvelle de La Vitesse des choses, nous reconnaissons une citation à la puissance quatre : les mots du narrateur de L’homme du bord extérieur qui constituent une paraphrase des mots d’Ismaël, le narrateur de MobyDick d’Herman Melville qui cite, de son côté, le Livre de Job. Lucien Dällenbach, « Intertexte et autotexte », Poétique n˚27, 1976, pp. 282-296, cité par : Emmanuelle Prak-Derrington, op. cit. 207 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 30. 206 118 Tableau 3. Jeux avec l’hypertexte dans « Notes pour une théorie de l’écrivain » (La Vitesse des choses). L’homme du bord extérieur La Vitesse des choses Arrivals and departures au-dessus Humble écrivain dont le nom n’est d’une catastrophe à laquelle moi pas digne de figurer sur quelque page seul, humble écrivain dont le nom que ce soit, j’ai été le seul à survivre n’est même pas digne de figurer sur pour relater cette histoire et tant une quelconque page imprimée, j’ai d’autres. survécu afin de raconter cette J’ai été seul à survivre pour – trop histoire, et bien d’autres encore.208 tard parce que j’avais peur, que j’étais lâche et paresseux – déclencher l’alarme.209 Pareillement, nous remarquons l’incorporation des pages complètes de Vies de saints (de la nouvelle « La mémoire de toutes les choses ») dans Travaux manuels (le chapitre « La Forma de la Religión ») ; ou la nouvelle « La fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là » (La Vitesse des choses) reproduite intégralement dans Mantra. À ce mécanisme de la répétition/variation des lettres, mots, expressions, phrases, passages et nouvelles entières il faut ajouter, comme nous l’avons déjà vu, la récurrence ludique des personnages et des motifs, la stratégie de recours aux mêmes domaines thématiques, symboliques, référentiels et à la même imagerie. Finalement, la reproduction de modèles de structures narratives et génériques. Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 200 (« Arrivals & Departures por encima de toda catástrofe en la que sólo yo, un humilde escritor cuyo nombre no es digno de figurar en página alguna, sobreviví para contar esta y tantas otras historias », Historia argentina, ed. cit., p. 227). 209 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 577 (« Sólo yo, un humilde escritor cuyo nombre no es digno de figurar en página alguna, sobreviví para contar esta y tantas otras historias. Sólo yo sobreviví para – demasiado tarde, por miedo y por cobardía y por pereza – hacer sonar la alarma», La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 546). 208 119 Partie IV Les variations dans la série frésanienne 120 1. Les variations narratives Étant donné que l’assemblage continu de cet édifice littéraire, composé de neuf ouvrages, est réalisé à partir des mêmes briques, la construction narrative doit être aussi subordonnée au principe général de la réduplication avec variation. En premier lieu, en dépit de modifications, mutations et nouvelles versions, le lecteur discerne à travers des voix différentes des livres successifs de Fresán toujours le même type de narrateur, celui que nous avons caractérisé dans la partie consacrée à L’homme du bord extérieur, c’est-à-dire un freak, un homme de lettres (ou un artiste, un génie solitaire) en quête désespérée d’une épiphanie, marqué d’une distanciation critique et ironique, d’un regard autocritique et d’une propension aux digressions. Tous ces narrateurs : les écrivains, les journalistes, les auteurs de bandes dessinées, les scénaristes des séries télévisées, les compositeurs des chansons et perpétuelles des d’une ritournelles voix publicitaires, similaire (« cette s’avèrent voix des mutations monologuant et confessionnelle »210) en alternant la première et la troisième personne du singulier, cette dernière n’étant que déguisement de la première (voir le chapitre précédent), et en éclatant leurs histoires en plusieurs bribes éparses. Beaucoup d’entre eux font également partie de la catégorie du « narrateur non fiable » (« unreliable narrator »), popularisée par Rhetoric of the fiction de Wayne C. Booth. Au moment de raconter leurs histoires ils sont par exemple sous l’influence de différentes drogues bizarres ou en état de coma (Les jardins de Kensington), ils sont atteints de tumeurs cérébrales (Mantra, Le fond du ciel), en train de reprendre conscience (Esperanto), ils souffrent d’amnésie (La Vitesse des choses) ou encore ils prétendent être les transmetteurs de voix extraterrestres (Le fond du ciel), le frère jumeau immortel du Christ (Vies de saints) ou tout simplement morts (La Vitesse des choses, Mantra, Le fond du ciel). C’est pour cela aussi que leurs discours «El aprendiz de brujo: entrevista a Fresán en el blog de Alvy Singer», op. cit. (“esa voz monologante y confesional"). 210 121 sont souvent chaotiques, « traversés de trous noirs, d’espaces perdus où se perdre »211. En deuxième lieu, ils se trouvent tous dans la même situation métafictionnelle d’écrire/lire/raconter/donner une conférence et ils s’adressent à des interlocuteurs divers (qui normalement n’interviennent pas) que nous pouvons interpréter comme représentations du lecteur dans le texte. Dans la plupart des cas il s’agit des narrataires féminins, comme María-Marie de « Pendant : Le mort des jours » (Mantra), la fille mystérieuse dans Le fond du ciel, Natascha Bogdanovitch de la « Dernière visite au cimetière des éléphants » (La Vitesse des choses), la femme bien-aimée de « Corpus Christi » (Vies de saints) ou l’infinité des destinataires possibles de la lettre « La mémoire d’un peuple » (L’homme du bord extérieur), évoqués successivement sous les noms de chère Adèle, Mercedes, petite Inès adorée, my beloved Margaret-Ann, chère Béatrice et Irène. Mais ce peut être aussi le personnage enfant Keiko Kai de Jardins de Kensington ou « le cher public » de L’homme du bord extérieur. La particularité de la narration frésanienne, que nous pouvons qualifier de « monologue énoncé »212, tient alors au fait qu’elle revêt la forme d’une confession en présence d’un ou plusieurs auditeurs, ou s’adressant aux destinataires qui, néanmoins, restent silencieux, parfois absents et souvent anonymes. C’est un monologue dissimulé derrière une fausse intention de dialoguer, où l’interlocuteur n’est qu’un agent catalyseur du soliloque. Le discours du narrateur acquiert par conséquent le caractère oral, même s’il est présenté comme un message écrit tel une lettre ou des notes, il se remplit des adresses directes au(x) narrataire(s), des questions rhétoriques, des répétitions, des pauses, des digressions et d’autres éléments qui miment le désordre de la communication orale, comme dans Les carnets du sous-sol de Fiodor Dostoïevski, ou dans La Chute d’Albert Camus. Cette focalisation interne implique également la subjectivité d’un point de vue unique, quoique défiguré sous les masques des multiples instances Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, op. cit., p. 392. Słownik terminów literackich, M. Głowiński, T. Kostkiewiczowa, A. Okopień-Sławińska, J. Sławiński, ZNIO, Wrocław 2000, p. 323. 211 212 122 énonciatives. Aux dires de Rodrigo Fresán « la plupart de mes livres se passent dans la tête des personnages »213 et « J’aime l’idée que ce livre fonctionne alors comme une sorte de voyage dans la tête de celui qui écrit pendant qu’il n’est pas en train d’écrire »214. Ce type de narration confessionnelle est largement thématisé dans « Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme », une très longue nouvelle de La Vitesse des choses. Le protagoniste du texte, à l’instar de l’homme de La Chute de Camus, raconte sa vie, ses « mémoires volontaires », à un écrivain dans la pénombre du bar de l’hôtel Grand Cosmo, « poussé par l’inconscience de qui a bien plus besoin de parler que d’être écouté ». Le fil de ses confessions, qui occupent une centaine de pages, est régulièrement interrompu par d’abondants commentaires et des explications relatives à la composition de son discours. Dans la partie introductive, par exemple, il expose les traits spécifiques de sa démarche appelée « monologue de stand up comedian » (le monologue comique) : Ma vie est encore plus difficile à relater parce que c’est celle d’un salaud, et que traduite en hypothétique monologue de standup comedian, elle n’a pas la concision et l’efficacité séculaire d’un de ces discours shakespeariens rondement menés. Je ne suis pas ici pour accéder à la synthèse du fameux être ou ne pas être, mais assumer franchement ma condition de narrateur idiot d’un monde – le mien – sillonné de bruit et de fureur. La vie d’un salaud – contrairement à la vie des saints, par exemple – tend à être chaotique, inconstante dans son tempérament, compliquée à résumer. La vie d’un salaud est un animal invertébré qui ne croit pas aux prévisions météorologiques. Il n’y a en elle ni moralité ni Manuel Tironi, «Un estado de la mente hecho ciudad. Entrevista a Rodrigo Fresán», ed. cit. (“la mayoría de mis libros transcurren adentro de las cabezas de los personajes”). 214 Rodrigo Fresán, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p. 12 (« Me atrae la idea de que este libro funcione entonces como una suerte de viaje a la cabeza del que escribe mientras no está escribiendo »). 213 123 enseignement, encore moins la certitude d’une direction claire ou d’un but (…) Il n’y a ici ni ordre thématique, ni rigueur chronologique, ni compétence historiciste. Une journée nuageuse aurait très bien pu être ensoleillée ; une phrase que j’ai dite a peut-être tout juste été pensée ; certains faits publiquement reconnus ont pu être manipulés pour mieux s’accorder avec des anecdotes personnelles ; ces lieux regorgent de contradictions propres à ceux qui ont toujours compris les choses contradictoires comme l’une des multiples formes du mal.215 L’autre facteur invariant de la prose frésanienne (à l’exclusion d’Esperanto), la polyphonie énonciative masquant la voix sous-jacente monologuant et confessionnelle mentionnée plus haut, est organisée dans des configurations (variations) différentes en fonction de la structure générale des livres. Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 241-242 (« Mi vida es todavía más difícil de contar porque se trata de la vida de un hijo de puta y, a la hora de ser traducida a hipotético monólogo de stand-up comedian, poco y nada tiene que ver con la concisión y la eficacia de siglos de uno de esos bien curtidos parlamentos shakespeareanos. No estoy aquí para alcanzar la síntesis del ser o no ser sino para asumir desde el vamos mi condición de narrador idiota de un mundo – el mío – surcado por sonidos y furias. La vida de un hijo de puta – a diferencia de las vidas de los santos, por ejemplo – tiende a ser caótica, inconstante en su temperamento, complicada cuando se trata de resumirla. La vida de un hijo de puta es un animal invertebrado y no cree en el pronóstico meteorológico. No hay moraleja ni enseñanza en ella, mucho menos la certeza de un rumbo claro o un fin (…) Aquí no hay orden temático, ni rigor cronológico, ni pericia historicista. Un día nublado bien pudo haber sido un día de sol, algo que dije tal vez sea algo que apenas pensé; ciertos sucesos de público conocimiento pueden haber sido manipulados para su mejor compaginación con hechos de trascendencia privada; abundan las contradicciones propias de quien siempre entendió lo contradictorio como una de las tantas formas de la maldad …”, La velocidad de las cosas, ed. cit., pp. 231-232). 215 124 1.1. Les recueils des nouvelles Dans un premier temps, l’articulation des textes des quatre recueils de nouvelles : L’homme du bord extérieur, Vies de saints, Trabajos manuales et La Vitesse des choses, obéit toujours aux mêmes règles. Eu égard à cette répétition conséquente du schéma de la construction narrative, les recueils forment une série. Chaque livre est composé alors de plusieurs nouvelles/chapitres/essais avec des narrateurs distincts (parmi lesquels nous remarquons en plus beaucoup de textes qui ont plusieurs narrateurs, par exemple les trois soldats de « La souveraineté nationale », les amis de « La fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là » ou les écrivains de « Les amoureux de l’art : une memoir amnésique »), à l’exception de Trabajos manuales, oú tous les textes ont le même narrateur à la troisième personne et le même protagoniste, dénommé Forme. Nonobstant, d’après les explications préalables du narrateur, la figure de Forme a un caractère collectif, abstrait et contient donc plusieurs personnages : À défaut d’un nom plus approprié – un nom qui pourrait comprendre tous les noms – le plus adapté serait de l’appeler Forme. Un nom qui contient toutes les formes de ce livre.216 [Notre traduction] Comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre dédié à l’étude de L’homme du bord extérieur, le défilé de différents narrateurs homodiégétiques et hétérodiégétiques présents dans les nouvelles (qui en plus cèdent parfois la parole à leurs personnages), dans le texte final (ou l’avant-dernier texte, dans le cas de Vies de saints) se révèle être le jeu des masques d’un narrateur-écrivain extradiégétique. Le narrateur principal unique se dévoile dans les nouvelles de clôture des recueils. Il transforme de cette manière tous les textes en des nouvelles encadrées. Les derniers chapitres révèlent Idem, Trabajos manuales, ed. cit., p. 17 (“A falta de un nombre mejor – un nombre que abarque todos los nombres – lo más indicado será llamarlo Forma. Un nombre que contenga todas las formas de este libro”). 216 125 donc l’architecture de l’ensemble, jusqu’alors invisible. En outre, il faut souligner ici que c’est chaque fois le même narrateur qui émerge à la fin de la lecture, puisque dans la conclusion de toutes les collections de nouvelles de Fresán nous nous déplaçons vers le futur (dans Vies de saints il s’agit de l’année 2033) et nous retrouvons l’archétype du vieil auteur argentin sans nom qui réside dans la Fondation nord-américaine et y donne des conférences sur la littérature et le métier d’écrivain. Tableau 4. Apparitions du supra-narrateur dans la série fresanienne. J’en profite pour demander une trêve, un entracte, une pause. Les nuits dans l’Iowa sont fraîches et moi, je ne suis toujours qu’un vieil asthmatique, même si la semaine dernière j’ai payé la dernière traite du contrat qui me garantit vingt-cinq années L’homme du bord extérieur (« La vocation littéraire ») de vie supplémentaires. Ça ne m’a coûté très cher. On sait bien, même si la Fondation refuse de le reconnaître, qu’il existe certaines priorités. À présent, on sait bien qu’un vieil écrivain, c’est quelqu’un d’important, de nécessaire. Étant le seul antidote contre le manque d’imagination du troisième millénaire, nous sommes devenus, du jour au lendemain, absolument indispensables. 217 Une Fondation – un bâtiment dans les environs de l’État de l’Iowa qui semble changer de forme tous Vies de saints les jours, acquérir davantage de pièces, subir une (« L’Esprit Saint ») légère modification de la couleur acier de sa façade fractale – où je suis exhibé, choyé et admiré comme 217 Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 188. 126 un phénomène de la nature, comme l’ultime et définitive curiosité. Je ne suis pas un illustre spécimen, je l’ai déjà dit. Mon œuvre n’est ni océanique ni céleste, mais je suis le seul, et c’est Vies de saints (« L’Esprit Saint ») ainsi qu’on m’achète au fur et à mesure des années pour prolonger ma vie, et que ma seule utilité est de transmettre des rapports sur la condition de l’écrivain (…) Le premier de tous ces rapports était intitulé La Vocation littéraire.218 (…) ce n’est que lui qui est resté – artificiellement animé et économiquement immortel -, pour se souvenir d’eux de temps en temps, face à un Trabajos manuales auditoire qui le regarde comme s’il était en train de (« La Forma del Final ») présenter un spectacle de magie (…) pendant chacune de ces nuits Forme parcourt les couloirs de la Fondation [Notre traduction]. 219 Je ne suis pas écrivain mais je l’ai été. C’est peu – pas grand-chose -, mais il en est ainsi et ça vaut mieux que rien, je suppose, pour les La Vitesse des choses (« Notes pour une théorie de l’écrivain ») directeurs anonymes et invisibles de cette Fondation des environs d’Iowa (USA), qui m’hébergent et m’offrent un sanctuaire en attendant qu’un de ces jours prochains, je me remette à écrire et là, nous verrons bien ce qui se passera (…) j’aime me dire – et ça ne me coûte rien – que mes expositions face à Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 305. Idem, Trabajos manuales, ed. cit., pp. 279-280 (« […] sólo quedó él – animado artificialmente y económicamente inmortal -, para recordarlos de vez en cuando, ante un auditorio que lo mira como si estuviera haciendo un número de magia (…) en cada una de esas noches Forma camina por los pasillos de la Fundación »). 218 219 127 un public de plus en plus vaste à l’auditorium de la Fondation constituent en réalité les chapitres d’une La Vitesse des choses sorte de long roman (…) Ces chapitres s’articulent (« Notes pour une théorie de l’écrivain ») toujours autour d’un même thème. Des conférences qui (…) s’intitulent La Vocation littéraire ou L’Esprit Saint (un requiem), mais ne sont que des variations se détachant d’une même aria. 220 Selon le principe général de la répétition et de la variation, le patron de macrostructure narrative des recueils (le « supra-narrateur » qui intervient de temps en temps dans le récit mais dont l’identité ne se manifeste complètement qu’à la fin du livre) est également utilisé pour la composition de certaines nouvelles. Dans cette variante frésanienne de la mise en abyme ou, autrement dit, de la fractalité, les narrateurs particuliers des nouvelles, qui par ailleurs font partie de la construction de l’ensemble de la collection, hésitent à révéler leur identité. Ils se cachent derrière le récit des péripéties d’autres personnages, mais parallèlement derrière les paroles d’autrui (« On excusera – j’espère – mon habitude et mon insistance à chercher l’aide de mots étrangers et de chansons complices […] Mes idées ne sont jamais les miennes », avoue avec une franchise désarmante l’un des narrateurs de La Vitesse des choses221), en filtrant des bribes de leur propre histoire entre les fragments du texte pour que leur vrai visage ne soit reconstitué qu’une fois la lecture terminée. C’est le cas par exemple du narrateur mort de « Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes », du moussaillon de « Pères de la patrie » ou de Willi de « Signaux captés au cœur d’une fête ». La propension de l’auteur à créer des instances narratives presque invisibles, qui restent dans l’ombre de leurs personnages mais dont la présence est bien perceptible dans le discours, à cause notamment de multiples commentaires méta, est expliquée dans Vies de saints par la fascination infantile pour Dracula de Bram Stoker : 220 221 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 570, 571-2. Ibidem, pp. 92, 93. 128 Bram Stoker s’arrange pour provoquer la terreur en maintenant le responsable de cette terreur – le sanguinaire et sanguin comte en question – dans le mystère pendant la majeure partie du roman. Comme Dieu dans l’Ancien Testament, le comte fait son apparition dans les quatre premiers chapitres du livre pour disparaître presque totalement dans les trois cents pages suivantes et redevenir visible à six occasions à peine, très courtes, jusqu’à, sa fin qui se passe sur un col des Carpates et qui est aussi la fin du roman. La vraie admirable réussite de Stoker, c’est d’avoir donné naissance à ce trompe-l’œil assoiffé de vie d’autrui, omniprésent et, cependant, presque invisible. Une ombre qui – alors qu’il est déjà trop tard pour la dénoncer aux autorités – ne se laisse décrire que telle qu’elle est vraiment : comme une ombre à l’intérieur d’une ombre à l’intérieur d’une ombre.222 Nous retrouvons souvent dans les écrits de Fresán cette image récidivante d’un narrateur vu comme un homme invisible, un être vampirique ou une « créature transylvanienne » qui se nourrit de ses émanations littéraires, par exemple dans « Signaux captés au cœur d’une fête ». L’écrivain nous suggère également d’autres influences à l’origine de la voix dite « off » de ses narrateurs. C’est la « voix off » qui se manifestait au début des films bibliques, à la fin des films gréco-orientaux et dans les documentaires sur la création de l’univers, qu’il avait l’habitude de regarder le samedi pendant son enfance223. C’est aussi l’écho lointain de la voix de Rod Serling, le scénariste et narrateur de la série télévisée La Quatrième dimension : … le créateur de la série et l’auteur d’une bonne partie des scénarios, Rod Serling, apparaît en guise de maître de cérémonie au début et à la fin de chaque épisode unitaire comme une sorte de Deus Ex Machina digressif. Une personne avec la voix à la 222 223 Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 316. Ibidem, p. 374. 129 première personne qui commente aux tiers à la troisième personne ce qui se passe. Je me dis que, quand je serai grand, je ne veux pas être seulement écrivain. Je veux aussi être Rod Serling.224 [Notre traduction] La macrostructure narrative réitérée dans la série de recueils de Fresán se caractérise aussi par des reprises thématiques qui figurent stratégiquement dans l’incipit et dans la clausule de chaque livre, formant ainsi un cadrage nommé épanadiplose en rhétorique. Ce type de procédé met en valeur les motifs fondamentaux autant qu’il inscrit toutes les œuvres dans un mouvement circulaire, un tout cohérent, étant donné que certains motifs des débuts et des fins résonnent de plus en écho entre les différents livres. Cette démarche consistant à faire dialoguer les textes à l’infini s’avère être très complexe chez Fresán. Pour l’illustrer nous nous limiterons ici à fournir quelques exemples choisis. L’encadrement des nouvelles de L’homme du bord extérieur est constitué, entre autres, par la répétition en épanadiplose du motif borgésien des arbres sans nom (indiqué, d’autre part, dans l’épigraphe du livre), relatif à la définition de la littérature et de l’écrivain, de celui du moussaillonIsmaël concernant la stratégie narrative, et des gauchos minimalistes de la première nouvelle qui reviennent dans la dernière en tant que « claires métaphores, mutations tout à fait évidentes, arrachées à la mémoire d’un duo funambulesque de professionnels de la disparition de personnes », Gégène et Mocassin225. Les gauchos, Gégène et Mocassin réapparaissent dans l’avant-dernier texte de Vies de saints, à côté d’une nouvelle définition privée de la littérature. Ce récit forme alors la continuation des réflexions sur la profession de l’écrivain et prolonge la conversation du narrateur avec Vonnegut et Cheever. Ensuite, le motif des arbres sans nom est redoublé à la Idem, «Tener estilo», op. cit. (“...el creador de la serie y autor de buena parte de los guiones, Rod Serling, aparece a modo de maestro de ceremonias al principio y al final de cada episodio unitario como una suerte de digresivo Deus Ex Machina. Una persona con voz en primera persona que comenta lo que ocurre en tercera persona a las terceras personas. Me digo que, cuando sea grande, no quiero ser sólo escritor. También quiero ser Rod Serling”). 225 Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 125. 224 130 fin de Trabajos manuales. Le narrateur de La Vitesse des choses, pour sa part, conclut le recueil en citant les mots du fameux moussaillon et en poursuivant sa recherche des définitions de la littérature et des figures de l’écrivain et du lecteur. Les treize nouvelles de Vies de saints sont encadrées thématiquement par exemple par l’histoire du dernier Chasseur de saints et de Thomas le Jumeau immortel, mais aussi par le motif de la fin du monde (« la fin de toute chose »). La métaphore de la fin du monde apparaît dans Esperanto, Les Jardins de Kensington, elle est également le leitmotiv de La Vitesse des choses, dont le narrateur évoque en outre les mots du vieil écrivain qui se dévoile dans la clausule de Vies de saints (« À présent, j’apparais », une formule répétée à sept reprises dans le texte226). Finalement, les connotations de la fin du monde privée et littéraire (ou plutôt de nombreuses fins du monde) sont exploitées dans Le fond du ciel. La fermeture des chapitres/essais de Trabajos manuales est suggérée par l’apparition onirique de la Grande Bête du Langage. À la manière de Shéhérazade, invoquant la formule traditionnelle de « Il était une fois » au début du livre, cet animal préhistorique exige que le protagoniste, Forma, lui raconte des histoires en échange de sa survie et son bien-être. Pour terminer, un mot clef réitéré dans neuf des onze épigraphes ouvrant La Vitesse des choses et annonçant le thème principal du recueil nous renvoie aux débuts littéraires de Fresán, car il est exactement le même que celui des épigraphes en tête de L’homme du bord extérieur : l’histoire. Néanmoins, cette fois, la réflexion sur le mot même est déplacée vers des domaines sémantiques différents. Dans cette nouvelle variation sur le thème il ne s’agit plus de la distinction entre une histoire personnelle, individuelle et l’Histoire nationale, collective (signalée par le titre original de Historia argentina). La conjugaison entre le mot « histoire » et les idées de « vie » et de « raconter », qui se produit dans les épigraphes, opère un glissement vers la problématique du récit, de l’acte de communication littéraire et son rapport avec l’expérience personnelle. Déjà développé dans les livres antérieurs de 226 Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 333. 131 Fresán, le sujet de la narration et ses agents devient le thème principal des nouvelles de La Vitesse des choses, ce qui est bien accentué, pareillement, par les répétitions dans les titres. À savoir, le recueil commence avec « Notes pour une théorie du lecteur », le sixième texte s’intitule « Notes pour une théorie de la nouvelle » et, in fine, le dernier est « Notes pour une théorie de l’écrivain », un ordre qui représente de façon inversée les trois facteurs essentiels de la communication (l’émetteur, le message et le récepteur). Parmi plusieurs autres éléments qui participent à la construction de la forme cyclique et pseudo-fermée des œuvres frésaniennes, nous observons aussi les fragments ayant le caractère de comptes rendus, conclusions ou évaluations insérés dans les textes finaux des recueils. C’est donc à la fin du livre que le narrateur répond aux questions posées tout au long des nouvelles, qu’il noue les fils inachevés de la trame et répète dans des énumérations longues les titres des nouvelles et les noms des personnages. Ainsi, à titre de résumé le supra-narrateur de La Vitesse des choses s’identifie aux personnages des textes successifs du livre et à l’auteur de celui-ci : Je suis le nom qui apparaîtrait en couverture et sur la photo de la quatrième si ce livre existait. Mais je suis aussi l’écrivain crépusculaire à bord d’un bateau perdu [le protagoniste de la nouvelle « Notes pour une théorie du lecteur », E. B.], le spectre d’un mannequin décadent [« Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes », E. B.], le lutteur viral des fêtes [« Signaux captés au cœur d’une fête », E. B.], le disciple obligé d’un maitre [« Sans titre : autres digressions sur la vocation littéraire », E. B.], le traqueur d’ossements historiques [« Dernière visite au cimetière des éléphants », E. B.], l’amateur de bibliothèques décédées depuis peu [« Notes pour une théorie de la nouvelle », E. B.], le salaud poursuivi par le fantôme de sa petite sœur dépourvue de bras [« Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme », E. B.], le passager qui a oublié le nom de son enfant mort [« Les amoureux de l’art : une memoir amnésique », E. B.], l’académicien 132 des derniers rituels [« Petit manuel d’étiquette funéraire », E. B.], le collectionneur d’hôtels [« Cartes postales envoyées depuis le pays des hôtels », E. B.], le responsable de la rubrique nécrologique d’un journal [« Chivas Gonçalvez Chivas : l’art raffiné d’écrire des nécrologies », E. B.] et, à nouveau, l’écrivain argentin qui a survécu à tous les cataclysmes et se retrouve devant son public, sur une estrade de la Fondation, à Iowa (USA) [« Notes pour une théorie de l’écrivain », E. B.].227 227 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 604. 133 1.2. Travaux manuels Bien qu’il s’inscrive sans doute dans la grande série frésanienne de nouvelles intégrées, Travaux manuels [Trabajos manuales] est un ouvrage qui se distingue des autres recueils par un nombre de caractéristiques particulières. Il est l’un des deux livres de Fresán qui n’ont pas été traduits en français (à côté de son ultime roman La parte inventada) et contient trente-huit textes regroupés en six parties. Difficile à identifier, le recueil a gagné quelques dénominations paragénériques. En quatrième de couverture d’Esperanto il est présenté comme « miscellanées », en deuxième de Mantra il apparaît comme « livre des proses journalistiques» (libro de prosas periodísticas), tandis que les appréciations promotionnelles de sa propre couverture (Buenos Aires, Planeta, Biblioteca Del Sur, 1994) l’annoncent comme recueil de « récits éclair et essais soudains » (relatos relámpago y « ensayos súbitos »). L’auteur ajoute encore plus d’(im)précisions dans le texte préfaciel « La Forme de Ce Livre » [« La Forma de Este Libro »] où il propose les titres alternatifs : Enthousiasmes et Perversions, Livre des Citations, Libre Association d’Idées [Entusiasmos y Perversiones, Libro de Citas, Libre Asociación de Ideas]. Ensuite il explique : Ce livre est (…) envahi par d’autres formes (…) Ce livre est différent de mes deux livres précédents pour des raisons qui ne mettront pas longtemps à se manifester. Premièrement, ce n’est pas un recueil de nouvelles ; ni un pseudo-roman. Travaux Manuels est en réalité une variété de « cours d’activités pratiques » ou de « manuel d’instructions pour leur utilisation » dont les nouvelles, bien que publiées parfois et tout au long des années dans différents et divers médias– Página/12 et Página/30 notamment – se révèlent appartenir à une séquence aussi logique que fuyante. Séquence que je me suis aussitôt vu obligé de respecter en apportant un nombre considérable de textes inédits, de 134 corrections radicales et d’expériences variées en amont ou en aval. J’aime l’idée que ce livre fonctionne alors comme une sorte de voyage dans la tête de celui qui écrit pendant qu’il n’est pas en train d’écrire, pendant qu’il se distrait en syntonisant histoires et fragments et anecdotes qui peut-être un jour feront partie de ses fictions ; comme une entité qui contient toutes les possibilités des livres qui se présentent entre un livre et un autre.228 [Notre traduction] Chaque texte du recueil peut être donc lu indépendamment, mais leur indéniable parenté se révèle par l’intermédiaire des titres, de la table des matières et des épigraphes. D’abord, les trois épigraphes, à savoir les citations de Francis Scott Fitzgerald, John Gregory Dunne et Adolfo Bioy Casares, introduisent les grands thèmes du livre – la figure de l’écrivain, sa perception du monde particulière et le processus de la création littéraire –, et justifient le titre : « l’écriture est un travail manuel de l’esprit »229. Ensuite, la mise en facteur commun s’effectue aussi dans les titres : tous les textes s’intitulent uniformément « La Forme de … » et sont distribués en six sections thématiques (« La Forme de l’Abstrait », « La Forme des Saisons », « La Forme des Médias », « La Forme du Paysage », « La Forme des Éléments », « La Forme de la Fin »). Parmi les textes nous nous confrontons aux essais-collages des citations autour de sujets abstraits tels que l’amour 228 Idem, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p. 12 (« Este libro está (…) inundado de otras formas (…) Este libro es diferente a mis dos libros anteriores por motivos que no tardan en manifestarse. Primero, no es una colección de cuentos ; ni una pseudo-novela. Trabajos manuales es en realidad una variedad de « curso de actividades prácticas » o « manual de instrucciones para su uso » que a pesar de haber sido publicadas, en algunos casos, a lo largo de los años, en diferentes y variados medios – especialmente en Página/12 y Página/30 - , con el tiempo se me revelaron como dueñas de una secuencia tan lógica como esquiva. Secuencia que enseguida me vi obligado a respetar aportando un número considerable de textos inéditos, correcciones radicales y experimentos varios hacia atrás y hacia adelante. Me atrae la idea de que este libro funcione entonces como una suerte de viaje a la cabeza del que escribe mientras no está escribiendo, mientras se distrae sintonizando historias y fragmentos y anécdotas que quizá alguna vez pasen a ser parte de sus ficciones ; como una entidad que contiene a todas esas posibilidades de libros que se presentan entre un libro y otro ) ». 229 Ibidem, p. 9 («escritura es un trabajo manual de la mente»). 135 ou le secret (le protagoniste souffre de « manie référentielle »230), à côté de nouvelles ou plutôt d’ébauches de nouvelles. La cohérence des pièces de ce livre à l’identité générique ambiguë a été bien évidemment travaillée post factum, à partir également du même personnage à la troisième personne qui fait son apparition obligatoirement dans tous les textes, parfois d’une façon peu naturelle. Il s’appelle Forme et malgré ses masques différents il est toujours en train d’écrire un livre. Dans Travaux manuels nous trouvons également d’autres personnifications des notions littéraires avec lesquelles joue le protagoniste, comme La Grande Bête du Langage (La Gran Bestia del Lenguaje), les histoires de fantômes qui ont des dents et « font peur avec le bruit de leur pattes », Roman et Nouvelle qui sont les jeunes enfants d’un ami de Forme et de son épouse Mot. Dans « La Forme de la Littérature » le narrateur observe : Rien n’est facile lorsqu’il s’agit de définitions, parce qu’au moment de tenter de percevoir la forme de la littérature, des possibilités alternatives, les différentes facettes d’une même histoire vont toujours apparaître.231 [Notre traduction] Le livre se présente donc comme un carnet de notes d’un auteur en éternelle quête d’une forme, comme un recueil de brouillons qui aspire à devenir littérature, idée qui sera développée avec beaucoup plus d’habileté dans La Vitesse des choses. Ibidem, p. 181 (« Forma, una persona que apela a la manía referencial para escapar a la hipnosis colectiva »). 231 Ibidem, pp. 89-90 (« Nada es tan fácil a la hora de las definiciones, porque siempre van a aparecer posibilidades alternativas, distintas facetas de una misma historia a la hora de intentar percibir la forma de la literatura »). 230 136 1.3. Mantra La construction des quatre romans de Fresán, bien qu’ils obéissent apparemment aux règles d’un autre genre littéraire, se base sur les mêmes modèles de répétition que les recueils de nouvelles et les inscrit comme variations de cette même série. Mantra a une structure narrative tripartite. La première partie est un enregistrement de la voix du narrateur, qui est un dessinateur célèbre de bandes dessinées. Il apprend qu’il est atteint d’une tumeur cérébrale très rare et maligne dénommée par lui « le Sea Monkey » et baptisée par son médecin le Syndrome de Combray. Cette dénomination tire son origine bien évidemment d’un village imaginaire de l’œuvre de Proust, À la recherche du temps perdu. Cependant, par opposition au protagoniste proustien, le narrateur de la première partie de Mantra est en train de perdre la mémoire, car à l’expansion de sa tumeur correspond une amnésie progressive qui le prive petit à petit de tous ses souvenirs sauf un seul, celui de son ami et héros d’enfance, Martín Mantra. En conséquence, le Sea Monkey, la tumeur personnifiée, devient le vrai narrateur du texte. Cela n’empêche pas un lecteur fidèle de l’œuvre de Fresán, après identification de quelques ritournelles comme notamment la phrase « mi hoy inexistente país de origen » (traduit ici comme « pays qui m’a vu naître et n’existe plus aujourd’hui »232, mais « ma patrie, qui aujourd’hui n’existe plus » dans L’homme du bord extérieur233), de reconnaître la voix du vieil écrivain de L’homme du bord extérieur, Vies de saints, Trabajos manuales et La Vitesse des choses. Le narrateur de la seconde partie est un journaliste français. Il arrive au Mexique dans le but de préparer un numéro spécial d’une revue française Snob. Il est en même temps à la recherche de sa compagne mexicaine, qui a perdu la mémoire après s’être fait percuter par une voiture à Paris (comme Melody Nelson, la jeune héroïne de l’album de Serge Gainsbourg sorti en 1971). Amoureux malheureux, malade et complètement perdu dans 232 233 Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 55. Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 175. 137 l’immensité monstrueuse d’une ville exotique et incompréhensible, le journaliste devient fou. Il se transforme en catcheur mexicain et, impressionné par les prédictions sinistres du mystérieux codex Chansons Tristes du musée national d’Anthropologie de Mexico (« un document au contenu éminemment cosmologique et calendaire »), il suit ses instructions pour devenir l’acteur de l’histoire du monde : Dans la partie supérieure droite, on voit un homme assis devant une sorte de cube en verre lumineux auquel il semble relié par un panache de plumes de quetzal. L’homme apparait ensuite comme s’il évoquait des souvenirs. Il traverse les eaux profondes d’un océan pour combattre et terrasser un géant au visage masqué. Le vainqueur sacrifie son rival, lui prend son masque, puis il est réduit en pièces par une foule en colère tandis qu’un nouvel homme masqué, visiblement tout puissant, descend du ciel pour anéantir le monde en lui infligeant un tremblement de terre qui dure plusieurs siècles.234 Une fois terminée la lecture du roman entier, nous nous rendons compte que la prophétie du codex citée plus haut est un résumé proleptique des deux dernières parties de Mantra. Autrement dit, les images de cette bande dessinée préhispanique à la structure spasmodique et fragmentée relatent en la mettant en abyme (et d’une façon cryptique) l’intrigue à venir. Or, le narrateur tue une légende masquée du catch, Jesús Nazaréen de Tous les Saints Martyrs de Tierra Fernández, puis il est assassiné par un public rageur. Après sa mort, il raconte sa vie depuis « le salon de lecture de l’enfer » de l’inframonde aztèque Mictlán. Il est/a été asthmatique ce qui l’associe aussi avec Proust, parce qu’il considère que le souvenir d’une crise qui en déclenche une autre fait penser à « tout Proust – saint patron des asthmatiques »235. L’asthme représente également son style littéraire (que nous avons déjà observé dans d’autres livres frésaniens) fragmentaire, 234 235 Idem, Mantra, pp. 203-204. Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 170. 138 digressif, répétitif et sans respect de l’ordre chronologique, étant donné que, comme l’explique le narrateur, c’est une maladie cut-up, « spasmodique, intermittente, incalculable, un ramassis de phrases courtes, une libre association d’idées prisonnières »236. Cet enchaînement des réflexions constituant une autobiographie éclatée est, ce nonobstant, soumis à l’ordre alphabétique sous forme d’entrées encyclopédiques ou « doses homéopathiques d’informations ». La confession du narrateur depuis l’audelà mythologique et à la fois science-fictionnel (ce qui pourrait être considéré comme l’hommage de Fresán à son écrivain de science-fiction préféré, Philip K. Dick, l’auteur de Ubik en particulier) s’inscrit alors comme une variation dans la série formée par d’autres ouvrages frésaniens, spécialement si nous prenons en compte les relations directes qu’elle établit avec les nouvelles de La Vitesse des choses. À savoir, la figure d’un narrateur mort qui expose son récit depuis un lieu outre-tombal bizarre en regardant le monde des vivants sur l’écran de son téléviseur apparaît dans « Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes ». Ensuite, le supranarrateur du recueil, le vieil écrivain de la dernière nouvelle, se transforme en quelques pages en narrateur décédé de Mantra pour méditer sur la mort et la littérature : Aujourd’hui, les morts qui lisaient autrefois des livres regardent la télévision et contemplent leur vie, classée par ordre alphabétique, en se demandant où a bien pu disparaître la lettre « R » et quand elle va revenir (…) De nos jours, tout le monde regarde la télévision. C’est plus simple ou c’est ce qu’on croit. Rien n’est cependant moins sûr : il est plus facile de s’adonner à la lecture, même si cela implique qu’on tienne certains engagements et certaines promesses. Lire est une sorte de pacte entre nous et ceux qui sont sous terre, de l’autre côté. L’au-delà est en fait un livre.237 236 237 Ibidem, p. 170. Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 618. 139 La troisième partie du roman paraphrase les premières pages de Pedro Páramo de Juan Rulfo. Le narrateur qui arrive dans les ruines apocalyptiques de la ville de Mexico, poursuivant l’objectif de voir son père, est cependant un androïde, « l’homme moitié momie, moitié métal », créé par Martín Mantra. Ce mélange d’un cadavre et d’un être artificiel illustre bien l’hétérogénéité d’inspirations littéraires sur lesquelles a été fondé l’univers de la dénommée Nouvelle Tenochtitlán du Tremblement de Terre, qui évoque ensemble le village désert de Comala et la Terre dévastée par une guerre nucléaire du roman de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Nous retrouvons donc dans la dernière partie du livre le motif frésanien itinérant de la fin du monde. La répétition du fragment d’un guide anglais du Mexique de la partie initiale encadre thématiquement le roman. En définitive, en plus de la présence discrète du supra-narrateur de la série des recueils de Fresán, de certains motifs et du cadrage en épanadiplose, Mantra reproduit le schème de Dracula, ce qui permet de reconnaître la construction de Vies de saints. L’histoire ou, effectivement, la vie du personnage éponyme du livre, Martín Mantra, appelé par l’un de narrateurs « son messie privé », est le facteur principal de la cohérence de trois parties/chapitres du roman (à côté, naturellement, de la ville de Mexico qui est son protagoniste primordial). Sa biographie atomisée et incomplète est racontée par des voix diverses, pendant qu’il reste dans l’ombre mais, contrairement à Thomas le Jumeau immortel de Vies de saints, il ne prend pas la parole, il ne devient jamais le narrateur du récit. 140 1.4. Le fond du ciel L’architecture de Le fond du ciel s’appuie aussi sur la division classique en trois parties. Contrairement à Mantra, dont les chapitres s’organisent sur la ligne du temps (« AVANT : L’ami mexicain », « PENDANT : Le mort des jours », « APRÈS : Le tremblement de terre »), même si les événements relatés dans leur cadre évitent souvent la rigueur de la frise chronologique, la distribution des parties de Le fond du ciel met en valeur l’espace : « Cette planète », « L’espace entre cette planète et l’autre planète » et « Une autre planète ». Malgré cela et comme le signalent les épigraphes, c’est la corrélation entre le temps et l’espace qui entre au cœur de la réflexion du roman. Le texte entrecroise les histoires de trois personnages principaux. D’abord, de deux cousins, Isaac Goldman et Ezra Leventhal, amis d’enfance et amateurs ardents de science-fiction, dont la passion infantile se traduit, néanmoins, par des vocations bien différentes (mais complémentaires). Leurs chemins se séparent lorsque l’un se consacre complètement à la fiction et l’autre à la science. Il existe aussi un autre lien entre les personnages : les deux cousins sont malheureusement amoureux de la même fille. Quand Ezra envoie à Isaac une carte postale de Paris avec un photogramme d’un film français où deux jeunes gens courent derrière une fille sur un pont, la référence au film Jules et Jim réalisé par François Truffaut devient évidente. Marcelo Figueras qualifie humoristiquement le roman de « Jules et Jim réécrit par Ray Bradbury »238. Le trio de personnages est également comparé à 2001, l’Odyssée de l’espace : Maintenant je me souviens et je comprends : je ne suis qu’un humble astronaute descendant du singe qui rêve d’évoluer, et Ezra un ordinateur désordonné et confus qui cherche à décrypter les mystères de l’univers. Marcelo Figueras, « Apocalypse Love », en : Página 12, Radar Libros, 8/11/2009, http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/10-3597-2002-01-01.html (Consulté le 5/11/2013). 238 141 Et elle est notre monolithe.239 Isaac Goldman, le narrateur « de cette planète », un auteur âgé de science-fiction et scénariste de la série télévisée Star Bound, est en train d’écrire pour se rappeler, pour préserver ses souvenirs. Les divagations métalittéraires diverses sur son œuvre, sur la science-fiction en tant que genre, la littérature en général et sur l’écrivain, entrelacées avec les réminiscences de sa vie, ont beaucoup de points communs avec les exposés du vieux narrateur des nouvelles de La Vitesse des choses. À savoir, il cite sa notion du passé conçu comme un pays étranger, le terme de Tzimtzum, il s’adresse de la même manière au lecteur/public (« J’espère que vous me pardonnerez ces incorrections très précises », par exemple240), il est pareillement autocritique de son style (« toutes mes hésitations, mes répétitions, mes phrases maladroites à propos du genre et toutes mes tentatives absurdes de traduire en lettres l’insaisissable texture du temps et de l’espace »241) et conscient de ses démarches (« une parenthèse courte mais nécessaire s’impose… »242). À l’égal des narrateurs de La Vitesse des choses, il entrevoit son statut de personnage créé par quelqu’un d’autre : J’ai la sensation troublante que le même événement se produit plusieurs fois, avec des variations minimes ou énormes, comme si quelqu’un faisait des réglages, corrigeait, comparait les multiples versions d’une même réalité sans se décider pour aucune. Des centaines, des milliers de détails qui finissent par former le tissu d’une vie, et j’ai la sensation troublante que ce n’est pas moi qui détermine l’orientation ni les égarements en confondant les dates (…) Mieux vaut penser – mieux vaut m’abandonner aux préceptes d’un inconnu – que c’est quelqu’un d’autre qui m’écrit en couchant tout cela sur le papier.243 239 240 241 242 243 Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, op. cit., p. 101. Ibidem, p. 106. Ibidem, p. 69. Ibidem, p. 89. Ibidem, p. 71. 142 À mesure que nous avançons dans la lecture, nous découvrons qu’il vit dans l’une des multiples variantes du monde réel, peuplée des doubles de personnes et d’objets réels. Parmi les prototypes des figures d’Isaac et de ses amis d’enfance : Ezra Leventhal, Jefferson Franklin Washington Darlingskill et une fille énigmatique, se trouvent de nombreux écrivains et scientifiques du XX siècle, tels que Theodore Sturgeon, Isaac Asimov, Fresán lui-même ou Hugh Everett, un physicien et mathématicien américain, inventeur de l’hypothèse des mondes multiples. Dans cette version parallèle de l’histoire, Philip K. Dick s’appelle Warren Wilbur Zack, Howard Phillips Lovecraft est déguisé en Phineas Elsinore Darlinskill, Moby Dick se déroule dans l’espace interplanétaire et s’intitule Krakhma-Zarr, l’œuvre de Proust apparaît comme Les Temps sans temps, la série Star Trek a un épisode en plus et a été dénommée Star Bound et le fondateur potentiel de l’église scientologique est un écrivain de science-fiction frustré Jefferson Franklin Washington Darlingskill. Mais au fil du temps les éléments d’une autre réalité commencent à s’infiltrer par les fissures de l’univers du narrateur. Des choses étranges surviennent de plus en plus souvent : au lieu de ses livres préférés sa bibliothèque se remplit d’ouvrages d’auteurs qu’il n’a jamais lus, comme Asimov, Clarke, Lovecraft, Bradbury et Sturgeon. Finalement, dans les dernières pages de cette partie du roman son narrateur se révèle mort, comme beaucoup d’autres narrateurs de Fresán : lorsqu’il rencontre Ezra dans une tour new-yorkaise, les deux meurent dans les attentats du 11 septembre 2001. Dans l’ultime seconde de sa vie, quand Ezra lui dit « À la prochaine, mon ami » juste avant l’explosion de l’avion contre la tour, Isaac se rend compte de la multiplicité de variantes possibles de sa vie, survenues ou non. Après son décès il se retrouve sain et sauf chez lui, plusieurs jours avant les attentats, mais dans une version suivante de sa vie. Sa mort s’avère être donc un pont vers une nouvelle variante du monde, où son histoire se reproduit avec de légers changements. Cette fois il découvre un livre de Philip K. Dick dans la bibliothèque, il est considéré comme le plus grand écrivain de science-fiction de son époque et il est probablement atteint par une tumeur cérébrale (ce qui apporte de l’ambigüité dans le récit, car 143 nous pouvons interpréter tout ce qui précède comme les hallucinations d’un homme gravement malade). Cette fois le narrateur survit aux attentats, mais il comprend enfin la cause de sa longévité. Profondément conscient qu’il est écrivain et également un personnage d’un autre auteur (ou un être divin) provenant d’un monde différent, Isaac prend la décision de se suicider : Telle n’était pas mon intention, mais, à l’évidence, quelqu’un a pensé et décidé à ma place. Quelqu’un ou quelque chose doit être responsable de cette vigueur injustifiable, de l’absence de maladies, de la raison pour laquelle, lorsque je me regarde dans un miroir, je vois trait pour trait la personne que j’étais il y a si longtemps. Quelque chose ou quelqu’un en a disposé ainsi, décidant que moi et Ezra – je le sais depuis plusieurs jours – vivrions et survivrions pour raconter cette histoire.244 La deuxième partie du livre, « L’espace entre cette planète et l’autre planète », est une lecture. Les fragments du mystérieux roman de sciencefiction, Évasion, sont entrecoupés par les commentaires et les réflexions de son lecteur, fils de Warren Wilbur Zack/Philip K. Dick, soldat de la guerre d’Irak et le jeune visiteur d’Isaac de la partie précédente. Le texte assemble donc deux monologues, celui du narrateur extraterrestre de la planète Urkh 24 et l’autre du jeune journaliste, qui cherchent tous deux en vain à dialoguer, à entrer en contact, à anéantir la distance, spatiale et temporelle, qui sépare leurs mondes respectifs. Les correspondances entre Le fond du ciel et La Vitesse des choses, qui peuvent être discernées dans ce chapitre, deviennent de plus en plus significatives. Le narrateur d’Évasion, le dernier des Lointains sur le point de mourir et l’extraterrestre solitaire racontant l’histoire de son espèce, présente beaucoup d’affinités avec le vieil auteur de la Fondation. Tous les habitants de sa planète se sont éteints par suite d’une maladie inexplicable (comme les écrivains de La Vitesse des choses), il 244 Ibidem, p. 106. 144 s’évade alors de sa propre vie en regardant les autres, comme tous les "éloigneurs professionnels"245 de Fresán, observateurs, témoins, hommes invisibles qui restent toujours "hors foyer" afin d'observer l'univers du point de vue extérieur. Il se réfugie sur sa propre planète qui, d’un côté, a été le théâtre de la guerre littéraire sanglante opposant les Nouvelles aux Romans (« Notes pour une théorie de la nouvelle »), et d’un autre côté est une métaphore du passé : La mémoire envisagée comme l’inexplicable machine à explorer le temps et le passé, comme une quatrième dimension, une planète alternative où il y a une vie un peu plus intelligente que celle du présent.246 Le jeu narratif se complique lorsque nous juxtaposons les soliloques du dernier des Lointains aux paroles d’Isaac, l’éditeur, le préfacier et « le gardien dévoué des mille pages d’Évasion », qui dans la première partie du roman déplore qu’il reste le seul à pouvoir témoigner de la disparition des Lointains et de son histoire, et avoue : Pour moi (…) la science-fiction était quelque chose en quoi il fallait croire : la seule façon que j’avais de comprendre ma vie et la planète sur laquelle ma vie s’était posée. Quelque chose qui me dotait de la faculté de me voir de l’extérieur et de me sentir étranger, autre et Lointain.247 Autrement dit, Isaac Goldman, nouvelle incarnation du narrateur-écrivain qui revient continuellement dans les livres de Fresán, reçoit par courrier les extraits du roman dont le narrateur solitaire et moribond paraît être son avatar science-fictionnel. Il pressent également l’existence d’une autre instance narrative qui est en train d’écrire et réécrire sa vie à l’infini. Cette 245 246 247 Idem, La Vitesse des choses, op. cit, p. 176. Idem, Le fond du ciel, op. cit., p. 21. Ibidem, p. 65. 145 intuition est confirmée dans la deuxième partie par le Démolisseur, l’un de nombreux rôles parallèles de son ami Ezra, qui parle de la théorie des univers et des esprits multiples, de la mécanique quantique et ondulatoire, en expliquant : J’en avais assez de cette variable, du rôle qu’on m’a attribué cette fois… Pour d’étranges raisons, je suis voué aux destinations les plus extrêmes, pourrait-on dire. Je ne peux pas les oublier. Je me les rappelle toutes. Allers et retours, arrivals et departures. Alors que mon ami vit des situations presque banales, ennuyeuses et fort heureusement casanières. (…) Il ne comprend toujours pas et ne veut pas comprendre. (…) Il s’est passé si peu de choses dans sa vie réelle que ses post-vies sont toutes aussi mornes. C’est à peine s’il se rend compte que son existence s’allume, puis s’éteint pour recommencer. Moi, en revanche, j’ai vraiment conscience de cette immortalité faite de morts… C’est toujours pareil, un perpétuel À suivre… Elle nous regarde comme si elle lisait en nous, comme si elle nous écrivait, comme si elle écartait certaines versions et en retenait d’autres…248 À la fin de ce jeu complexe de miroirs le lecteur comprend que c’est la fille dont les deux protagonistes sont amoureux (qui est également le narrateur du chapitre terminal « Une autre planète ») qui raconte leurs vies (ou post-vies) et qui est l’auteur du livre entier. Très amoureuse d’eux aussi, elle ne cesse jamais de se rappeler le dernier « instant neigé » avant leur séparation et de réinventer leurs possibles avenirs, de leur attribuer des rôles alternatifs. La fille est un écrivain de science-fiction qui emploie les instruments de ce genre littéraire dans le but de « regarder en arrière, fabriquer des souvenirs dans la machine de la mémoire »249, elle se sert alors paradoxalement du langage et de l’imagerie du futur fictionnel afin de construire des passés virtuels. Ce narrateur féminin de Le fond du ciel et 248 249 Ibidem, pp. 201, 202. Ibidem, p. 280. 146 d’Évasion, roman inclus dans le roman, relate son histoire sur les dernières pages du livre et se révèle être « la fille qui est tombée dans la piscine ce soirlà », un personnage récurrent dans d’autres ouvrages frésaniens. Elle reconnaît être une fille bizarre, un transmetteur de messages d’une autre planète, « un pont tendu vers un autre univers pour véhiculer des visions d’un monde à l’autre » comme certains écrivains et peintres. Cette autre planète est le passé, mais aussi le niveau narratif supérieur, vu qu’un certain R.F. avoue dans la postface du livre que « le paysage crépusculaire que ne cesse de contempler l’extraterrestre agonisant d’Urkh 24 n’est autre que les couchers de soleil de Vallvidrera, avec vue sur le Montserrat de la fenêtre circulaire et très 2001 : l’Odyssée de l’espace de mon bureau, où j’écris à présent ces lignes »250. Le narrateur est donc un pont liant le monde du livre avec le monde de son auteur, par analogie avec l’écrivain qui unit le monde du présent avec le monde du passé et de l’avenir. L’organisation du roman en trois parties consacrées au processus de l’écriture et de la narration, à l’acte de la lecture et l’identification du lecteur au personnage, et, pour finir, à la figure de l’écrivain, correspond d’une manière évidente à la construction de La Vitesse des choses. La structure atomisée et non linéaire de Le fond du ciel prétend illustrer, au même titre que d’autres textes de Fresán, les mécanismes de fonctionnement de la conscience humaine, notamment de la mémoire. Par le moyen de l’exposition d’un enchevêtrement de moments présents, passés et futurs, elle vise une simultanéité défiant l’inévitable caractère temporal du processus de la lecture. Elle représente donc la nature discontinue de la perception humaine du temps et de l’espace, la recherche désespérée d’une vérité intérieure, de la connaissance de soi et le désir d’accéder à la connaissance d’autrui. Selon l’auteur, la science-fiction d’aujourd’hui doit donc abandonner les visions de l’avenir cosmique et des voyages aux autres planètes au profit de l’exploration de ces autres univers méconnus que sont la conscience humaine faite de souvenirs et le monde lointain d’autrui : 250 Ibidem, p. 295. 147 La vérité est fractale. Elle tombe en morceaux et se disperse dans d’infinies directions. Alors comment l’atteindre… (…) En opérant une régression progressive. La mémoire comme tour de lancement de la fusée du passé.251 251 Ibidem, p. 37. 148 1.5. Esperanto Les huit chapitres d’Esperanto sont encadrés par le paradoxe des paroles de son protagoniste éponyme, portant le nom de la langue construite, conçue par Ludwik Lejzer Zamenhof dans le dessein idéaliste de simplifier la communication entre les individus de langues différentes. La phrase-refrain de Federico Esperanto, « Personne ne me comprend » (« Nadie me entiende »), figure comme l’une des épigraphes sur les premières pages du roman pour réapparaitre dans l’incipit, accentué additionnellement par l’utilisation de l’italique, ensuite dans les deux premiers chapitres et puis dans la clôture du dernier chapitre. Enfin, elle est reprise dans un sens opposé et en tant qu’une chanson en anglais dans la « Discographie de Federico Esperanto » qui termine le livre : « Everybody Understands Me ». À l’instar de Le fond du ciel, le récit d’Esperanto est composé de réminiscences d’un personnage qui a subi des expériences traumatiques. La narration commence in ultima res, quand Esperanto, complètement désorienté et perdu, couché sur le bord d’un bateau en route vers l’inconnu, s’efforce à ramasser les débris de sa mémoire pour recréer sa vie. Dans les chapitres suivants, reproduisant l’ordre biblique des sept jours de la création divine ou des sept volumes de À La recherche du temps perdu de Proust, il reconstruit progressivement son monde pour redonner du sens à son existence. L’importance de cette incapacité du protagoniste à se comprendre soi-même et à comprendre autrui et, simultanément, à se faire comprendre, est mise en évidence par le procédé de la récurrence des verbes. Des mots tels que « comprender », « entender » et d’autres appartenant au même champ lexical (par exemple « descubrir », « volver a ser consciente de que », « saber ») se répètent dans des contextes différents tout au long du roman : « no entiendo », « no te entiendo », « a ver si entendés eso » (p. 102-103), « usted no entiende » (123, 124), « ya entiendo » (144), « conseguir entenderse a sí mismo » (153), « entiendo » (171), « los comprendió pero no acababa de entenderlos » (176), « cómo hacerles entender » (177), « no podía entenderlo » (179), « comprendía que » (184), « comprendió que no había comprendido 149 nada » (187), « sigo sin entender » (193), « no entiende nada y lo entiende todo » (200), « comprendió » (201)252, entre autres. Ce mantra d’impuissance communicative d’Esperanto arrive à son terme dans les dernières lignes du roman. Après avoir effectué un voyage thérapeutique à l’intérieur de soi et de son passé, le protagoniste redit la ritournelle, mais avec une signification changée : La chanson de toujours à présent orchestrée avec un nouveau sens parce que, oui, c’était le commencement de la dernière fois qu’il allait la chanter. « Personne ne me comprend », dit Esperanto. Et il ouvrit les yeux.253 La construction analeptique du roman est une allusion ludique à celle du roman policier, mais à rebours. Le crime n’est pas l’événement qui déclenche l’enquête (qui, dans ce cas, équivaut à la recherche des indices dans les souvenirs du protagoniste), parce qu’il est relaté à la fin du texte en tant que le point culminant des réminiscences d’Esperanto. De plus, le même enquêteur se révèle être coupable d’homicide sous le coup de la colère (ou d’une tentative de meurtre), tandis que sa victime est le vrai coupable de l’incident. Federico Esperanto, artiste incompris de tous (y compris de lui-même), étranger au bord du suicide, « détaché de toute chose et comme l’un de ces spectateurs de l’orchestre faciles à impressionner »254 est un de ces « hommes du bord extérieur » frésaniens en train de monologuer : Esperanto les observa en train de simuler le détachement comme ces poissons des profondeurs qui ne se risquent jamais à déchirer le voile de la surface – ah, tu vois tous ces gens seuls -, et il éprouva la peur de se sentir, comme eux, un simple maillon d’une 252 253 254 Idem, Esperanto, Tusquets Editores, Barcelona 1997. Idem, Esperanto, Gallimard, 1999, p. 222. Ibidem, p. 27. 150 chaîne de parias sur une chaîne d’assemblage avançant vers la caisse enregistreuse sans qu’aucune tentation ne puisse les en écarter. Une race maudite qui vit au jour le jour de rations quotidiennes emballées sous vide.255 À l’opposé de la majorité des textes de Fresán, le récit d’Esperanto est mené à la troisième personne du singulier. Néanmoins, le recours à l’instrument narratif du style indirect, qui passe régulièrement au style indirect libre, et l’invisibilité du narrateur, qui se cache entièrement dans l’ombre du personnage pour exprimer son point de vue subjectif, transforme la narration du roman en monologue intérieur. Cette stratégie est indiquée systématiquement par une gamme de verbes se rapportant à l’activité mentale du protagoniste. Dans le tableau suivant nous énumérons à titre d’exemple les verbes et les expressions employées dans les quatorze pages du premier chapitre d’Esperanto (les chiffres entre parenthèses signalent le nombre d’utilisations du verbe donné). Tableau 5. Les verbes et les expressions employées dans les quatorze pages du premier chapitre d’Esperanto. Verbes et expressions Nombre d’utilisations Pensar 9 Descubrir 7 Entender 6 Decidir Saber Comprender Parecer 4 3 Preferir Sorprender 255 1 Ibidem, p. 158. 151 Verbes et expressions Nombre d’utilisations Reconocer Teorizar Tener la vaga idea de que… No tener la menor idea No estar del todo convencido de que… 1 No molestar a alguien No poder soportar Preguntarse Asimilar la sorpresa de que… Bien que la fin du roman soit ouverte, la fonction de compte rendu, conclusion ou résumé de clôture, éléments typiques des œuvres de Fresán, est faite par le recours à la discographie finale de Federico Esperanto, inspirée par Dubin’s Lives de Bernard Malamud. Les titres des chansons successives du dernier album solo du protagoniste incorporé dans la liste, dont la parution dépasse le cadre temporel du roman, forment un sommaire de ses péripéties et y ajoutent la conclusion. 152 1.6. Les Jardins de Kensington La construction complexe du sujet d’énonciation est le lien le plus évident qui unit Les Jardins de Kensington avec la série intertextuelle frésanienne. Comme dans les cas de Le fond du ciel et Mantra, seule la connaissance des recueils de nouvelles de Fresán permet de reconnaître la voix du supra-narrateur (le vieil écrivain de la Fondation) se superposant à celle du narrateur du roman avec des interférences telles que : « me gusta pensar/imaginar que … », « si lo piensas un poco/ si se lo piensa un poco … », « más detalles adelante », « mi caso ». La manière digressive et non linéaire de raconter, les méditations abondantes sur la littérature et le créateur, qui interrompent le fil du récit et reprennent les notions déjà exploitées, constituent une suite ou un complément de la pensée exposée systématiquement dans l’œuvre de l’auteur à partir de son premier livre. Par exemple : L’écrivain vu comme un intermédiaire, un spirite spirituel, un enlumineur qui fait en sorte que les livres soient les fantômes des écrivains vivants et les écrivains morts, les fantômes des livres. C’est peut-être cela, l’immortalité.256 Peter Hook, le pseudonyme composé du narrateur des Jardins de Kensington, auteur prolifique et prospère de livres pour enfants, annonce la structure du roman. Par l’union des deux personnages contraires du roman de James Matthew Barrie, Peter Pan et le Capitaine Crochet (Captain Hook), c’est-à-dire entre deux symboles irréconciliables, celui du Mal, de la mortalité, du monde de l’adulte et celui de l’innocence, l’enfance et l’immortalité, il caractérise son porteur comme une personne autoconsciente, ambiguë et déchirée intérieurement. Comme nous allons le montrer, le récit qu’il produit forme proportionnellement un jeu de doubles, de symétries, de contrastes, de parallélismes et d’analogies. 256 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 31. 153 Alors qu’il monologue sous l’influence de pilules multicolores mystérieuses, Peter Hook est un narrateur particulièrement « non fiable ». Ses confessions nocturnes débordent donc de répétitions, de digressions, d’ellipses, d’énumérations, et, surtout, d’inventions et de contradictions qui se mêlent à des faits véridiques. Il reconnaît bien ces faiblesses de sa mémoire et de son discours : « Des continents entiers ont été engloutis par les vagues de ma mémoire257 ; par cette mémoire qui n’est jamais fidèle et qui est toujours adultère »258 et « je m’égare peut-être, Keiko Kai. Peut-être que toutes mes hypothèses ne sont que (...) le délire inutile d’un témoin survivant »259. À la fin du deuxième chapitre il se révèle de plus être le kidnappeur d’un petit garçon, Keiko Kai, qui garrotté, bâillonné et avec un bandeau sur les yeux devient un auditeur involontaire de ce « discours insomniaque d’un homme bourré de produits chimiques »260. L’entreprise insensée du narrateur consiste à enlever Keiko Kai, lui raconter la biographie de J. M. Barrie et sa propre vie en une nuit, pour finalement se suicider en assassinant le garçon. À l’instar d’autres héros de Fresán, il est alors une instance narrative qui se remémore sa vie depuis l’au-delà ou presque (dans la partie finale du roman il s’avère que Hook est probablement en état de coma après sa tentative de suicide), avec l’objectif désespéré d’y trouver une explication logique, un sens, une cohérence cachée aux événements tragiques et parfois absurdes, pour finalement pouvoir les oublier. Dans ce but il met en œuvre une démarche dont le modèle paraît être un livre de Barrie, la biographie de sa mère Margaret Ogilvy, qu’il critique ainsi dans le roman : Margaret Ogilvy est un petit memoir, un requiem poignant en hommage à sa mère, mais aussi une sorte d’exorcisme et d’apologie de la possession spirituelle. Margaret Ogilvy est l’un des livres les plus délicieusement pathologiques qui aient jamais été Ibidem, p. 43. La deuxième partie de la phrase a été exclue de la traduction française. Rodrigo Fresán, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 47 (« por esa memoria que nunca es fiel y que siempre es adultera »). 259 Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 158. 260 Ibidem, p. 392. 257 258 154 écrits (…) C’est un livre psychotique. Est-ce un tribut ému ? Une biographie qui, par osmose, devient une autobiographie ? Une enquête sur un passé imaginaire ? Barrie raconte et réinvente tout (…) Bien sûr, Margaret Ogilvy en dit plus long sur Barrie que sur sa mère. Cette biographie était peut-être le premier spécimen de ces innombrables rêveries familiales de non-fiction, qui n’ont cessé depuis d’envahir les librairies et de grossir la liste des bestsellers.261 Peter Hook « spirituellement possédé » par la vie réelle et littéraire de Barrie, obsédé par les correspondances entre ses propres expériences et l’histoire de l’écrivain écossais, devient le spécialiste de sa biographie et de son œuvre. Son récit (auto-)biographique est polyphonique, puisqu’il l’imprègne de citations parfois assez longues de livres, lettres, articles, pièces de théâtre et carnets de notes de Barrie, mais aussi des notes de l’un de protégés de Barrie, Peter Llewelyn Davies. Il inclut donc dans le discours tant la voix littéraire (ses écrits) que la voix intime de l’écrivain (la correspondance, les confessions). Dans ce jeu à plusieurs voix Hook cite également les gros titres de la presse, ses propres romans, ses « notes décousues » et, enfin, les mots de son personnage fictif, Jim Yang. Il entrecroise alors régulièrement et de façon égale les documents authentiques et les textes fictifs ou non-existants, les œuvres littéraires et les matériaux documentaires. Au niveau du maniement des points de vue et de la perception du monde qu’ils impliquent, nous observons aussi sa fascination pour cette alternance significative du je et de la troisième personne qui apparaît déjà dans le premier recueil des nouvelles de Fresán, L’homme du bord extérieur : Il est de plus en plus pénible de penser à la première personne et tellement plus facile d’employer la troisième pour s’y cacher comme derrière une colonne.262 261 262 Ibidem, pp. 120-121. Ibidem, p. 320. 155 Hook aperçoit de plus que son homologue victorien partage cette tactique narrative : Barrie décide d’écarter tout danger en utilisant un truc enfantin qui le rend paradoxalement encore plus vulnérable, plus accusateur et cruel vis-à-vis de lui-même. Il prend l’habitude, qu’il gardera jusqu'à sa mort, d’écrire sur lui en employant la troisième personne du singulier, qui se rebelle souvent pour constituer la plus désespérée, la plus primaire des confessions : « Les hommes ne se réunissent que pour dire des cochonneries… Il a un aspect très enfantin qui le condamne toujours à être pris pour un enfant… Il est des choses plus agréables que la persécution amoureuse d’une fille… Horreur suprême : j’ai rêvé que je m’étais marié. Je me réveille en criant… »263 Lorsqu’il commence à présenter à Keiko Kai les résultats de son enquête biographique très minutieuse, en exploitant les sources documentaires et littéraires, Hook ne peut pas se retenir de fictionnaliser les faits, de remplir les lacunes avec ses propres réflexions et imaginations. Il met alors en parallèle les rôles successifs que jouait Barrie dans sa vie, formalisés par les titres de chapitres (le frère, l’ami, le héros, le promeneur, l’invité, l’envahisseur, le personnage, le mort, le fantôme), avec les étapes analogiques de son parcours, en contaminant les uns avec les autres. Comme il l’explique à Keiko Kai, les livres nous révèlent « la possibilité d’ordonner et d’écrire la trame de notre propre existence en adoptant le style et le genre que nous préférons »264. Ainsi, la biographie de Barrie devient l’instrument préféré dans la création de son autobiographie hallucinante, définie par le narrateur, d’une manière très proche de La Vitesse des choses, comme « des notes décousues pour une autobiographie non autorisée que je 263 264 Ibidem, pp. 64-65. Ibidem, p. 37. 156 n’écrirai jamais »265. Il est bien conscient que ce procédé d’interpénétration arbitraire de deux récits mène à une subjectivation extrême, à l’ébranlement de la vraisemblance des deux histoires et à l’utilisation illimitée d’anachronismes : Barrie et Robinson Crusoe et Treasure Island (d’accord, Barrie n’a pas pu avoir lu Treasure Island quand il était petit, les dates ne correspondent pas ; mais le Treasure Island que Barrie est en train de lire ici est, en réalité, celui que moi j’ai lu : les livres sont comme des transfusions qui se moquent du temps et de l’espace, Keiko Kai)… 266 [Notre traduction] ou Je sais qu’il est improbable qu’un garçon de six ans puisse avoir ce genre de pensées, mais je te jure que je les ai eues, Keiko Kai, un siècle plus tard, au même âge que Barrie. J’ai moi aussi songé à tout cela, comme Barrie, pour ériger d’efficaces mécanismes de défense.267 Son costume paraît cousu par le Dr. Frankenstein, pense Barrie ; et – encore une fois – je pense que Barrie y pense parce que moi j’ai lu Frankenstein très tôt, à peine après avoir appris à lire, après le visionnage du film lors d’une nuit blanche télévisée.268 [Notre traduction] C’est n’est pas, nonobstant, la rigueur factographique que cherche le narrateur, ce qu’il souligne constamment dès les lignes initiales du roman Ibidem, p. 76. Ce passage a été exclu de la traduction française. Rodrigo Fresán, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 31.(« Barrie y Robinson Crusoe y Treasure Island (de acuerdo, Barrie no pudo haber leído Tresure Island cuando era niño, las fechas no se corresponden; pero el Treasure Island que lee Barrie aquí es, en realidad, el que leí yo: los libros son como transfusiones que se ríen del tiempo y del espacio, Keiko Kai »). 267 Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 31. 268 Ce passage a été exclu de la traduction française. Rodrigo Fresán, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 35.(« Su traje parece cosido por el Dr. Frankenstein, piensa Barrie; y – otra vez – pienso que Barrie piensa eso porque yo leí Frankenstein muy pronto, casi enseguida de aprender a leer, luego de ver la película en un trasnoche televisivo »). 265 266 157 avec les refrains réitérés « je n’en suis pas sûr », « peu importe » ou en avouant « il est possible que j’aie confondu une date »269, « les quantités, les noms, les visages sont premiers à sauter par-dessus bord ou à se jeter du quai lors du naufrage de cette mémoire toujours prête à être anéantie sur les rails du passé »270. Les données biographiques et les éléments autobiographiques constituent seulement le point de départ pour la construction d’un ouvrage romanesque complexe. Le même point de vue est exposé par R.F. dans la postface intitulée « Toujours Jamais : un mot de remerciement et quelques explications plus ou moins pertinentes » : Les Jardins de Kensington – comme j’espère, je désire et je suppose qu’on le comprend presque dès la première page – n’est ni ne prétend être une rigoureuse biographie de James Matthew Barrie ou une rigoureuse carte de ses environs. Cela n’empêche pas que nombre des faits concernant l’auteur de Peter Pan rapportés dans ce roman – malgré certaines libertés chronologiques, dans la trame ou le maniement de certains textes à glisser dans la narration – soient rigoureusement véridiques bien qu’ils semblent incroyables.271 Puisque Peter Hook est un héros fictif qui a recours aux faits réels de la vie de Barrie, la structure de son récit se développe sur la ligne de jonction de la fiction et la non-fiction, en établissant un réseau compliqué d’analogies, de contrastes et d’influences entre les deux mondes. Cependant, les paroles du narrateur se mettent régulièrement en contradiction avec ses actes et même s’il est apparemment toujours engagé dans la poursuite et dans la fabrication de ces « interférences », il insiste : Je te dis tout cela, Keiko Kai, pour que tu n’ailles surtout pas croire que l’idée de concilier ma vie avec celle de Barrie Une partie de phrase exclue de la traduction française. Rodrigo Fresán, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 27.(« …es posible que confunda alguna fecha…»). 270 Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 15. 271 Ibidem, p. 389. 269 158 m’intéresse ou m’obsède. Que j’aimerais être son ombre facile, son double artificiel, son imitation bon marché. Ce n’est pas du tout le cas. Le seul point commun entre Barrie et moi, c’est d’avoir créé un héros pour enfants et de nous être enrichis grâce à lui.272 À l’opposé de ces assertions Peter Hook ne cesse de comparer les éléments successifs des deux biographies jusqu’au moment où sa propre histoire commence à paraître une version déformée, psychédélique de l’histoire de Barrie. Surnommé « The New Barrie »273 (« Le nouveau Barrie ») par les Américains, il raconte les instants où « un dérèglement temporel »274 cause la superposition du passé victorien et de ses souvenirs d’enfance. Il confronte ainsi le Londres de l’ère victorienne avec celui de l’époque des Swinging Sixties en découvrant qu’ils présentent de curieuses et nombreuses similitudes, comme le fait d’être des « âges d’or » ou d’inventer une nouvelle forme d’enfance. Pareillement, il met en parallèle l’expérience difficile de perdre un fils vécue par sa mère, lady Alexandra Swinton-Menzies, et celle de la mère de Barrie, Margaret Ogilvy. Il oppose même l’enterrement de son petit frère Baco aux funérailles de David Barrie. Bien qu’il reconnaisse que la comparaison de l’enfance victorienne de Barrie à son enfance lysergique serait aussi injuste qu’absurde, le narrateur conclut que leur littérature pour enfants est le fruit d’un traumatisme enfantin parfaitement visible, qu’ils écrivent tous les deux pour oublier, qu’ils sont tous les deux des écrivains mutants « qui ne sont pas forcément adultes »275. De son monologue se dégagent également des traits communs que lui et Barrie partagent avec le personnage de Peter Pan (« Un petit monstre. Un héros amoral. Comme Barrie. Comme Peter Pan. Comme moi »276) et avec son père (« Quel que soit le moment passé, présent ou futur, nous sommes des lost boys, des enfants perdus qui ne peuvent se trouver que sur les sentiers sinueux de Kensington 272 273 274 275 276 Ibidem, p. 75. Idem, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 303. Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 69. Ibidem, p. 221. Ibidem, p. 100. 159 Gardens »277). Le groupe de Sebastian « Darjeeling » Compton-Lowe, appelé The Beaten (a.k.a.) The Beaten Victorians (a.k.a.) The Victorians, se trouve pour sa part en concurrence (ou en imitation) avec The Beatles. Illustration 14. Correspondances entre la biographie de Peter Hook et la vie de James Matthew Barrie. Dans l’un de ses livres, Jim Yang and the Imaginary Friend, Peter Hook s’amuse à inventer une amitié risquée qui unit le protagoniste éponyme de la série avec Barrie. Jim Yang est la version contemporaine de Peter Pan (et en même temps l’alter ego de son auteur), un garçon qui, en voyageant dans le temps grâce à une chronocyclette, perd la possibilité de grandir. Il décide alors de faire connaissance de l’auteur écossais qui lui semble un camarade parfait, « la moitié qui lui manque au-delà de leurs irrémédiables différences »278. Le commentaire que fait le narrateur sur cette relation peut être aussi appliqué pour décrire sa propre attitude à l’égard de la vie et l’œuvre de Barrie : « Ils ont besoin de se voir pour que chacun, en lisant 277 278 Ibidem, p. 108. Ibidem, p. 60. 160 l’autre, puisse finir de s’écrire »279. Avec le dessein d’éradiquer de sa mémoire le souvenir traumatique d’avoir occasionné sans le vouloir la mort de son petit frère, à la vaine recherche d’une rédemption ou d’un châtiment, Peter Hook raconte l’histoire de sa vie en se servant de la biographie d’autrui. Le roman commence alors, comme une autobiographie classique, le jour de la naissance du narrateur. Nonobstant, contrairement aux attentes du lecteur, le narrateur évite habilement de toucher au moins à sa venue au monde et oriente tout de suite le récit sur le suicide de Peter Llewelyn Davies, événement qui a eu lieu exactement le même jour, puis sur les morts de ses trois frères. Il n’aborde ainsi ses propres origines qu’à travers les destins tragiques des modèles à l’origine du personnage littéraire Peter Pan, en rêvassant que l’esprit de Peter Llewelyn Davies quitte son corps pour pénétrer dans le sien, ce qui peut anticiper aussi son projet de se suicider. Ainsi la mort de Peter, qui conclut l’histoire de Barrie, devient le début de l’histoire de Peter Hook. Le caractère cyclique et répétitif des deux histoires, une réelle et une fictive, qui ont été en plus profondément influencées par la troisième, celle de Peter Pan, est mis en relief non seulement par la proximité des prénoms/surnoms (Peter Llewelyn Davies-Peter Pan-Peter Hook), par plusieurs correspondances entre des événements, mais encore par le maniement de la distance temporelle. C’est précisément un siècle qui sépare les personnages (Barrie est né en 1860 et son frère est décédé en 1867, alors que Peter Hook a ouvert les yeux à la lumière en 1960 et a perdu Baco en 1967), mais en dépit de cet écart, leurs (auto)biographies sont relatées dans le roman d’une manière presque synchronique, comme si l’acte de lire/raconter actualisait les événements passés pour qu’ils se reproduisent dans le présent. Le narrateur et Barrie envisagent donc la littérature comme une machine à remonter le temps, à regarder en arrière (à l’instar des idées développées dans Le fond du ciel), à prendre le passé comme territoire de fiction et le livre comme la chronocyclette de Jim Yang. L’expérience de la mort du frère décrite dans le chapitre suivant est un moment crucial de la vie de Barrie autant que de celle du narrateur, 279 Ibidem, p. 60. 161 puisqu’elle marque leur « seconde et véritable naissance ». En conséquence de ce traumatisme, qui pour les deux garçons équivaut à une perte irréversible des parents, ils découvrent la possibilité d’évitement par l’intermédiaire de la littérature et l’imagination. C’est à cet instant épiphanique que, à l’âge de six ans, ils deviennent lecteurs et écrivains. Par conséquent, comme dans d’autres livres de Fresán, le vrai protagoniste des Jardins de Kensington n’est pas son narrateur, ni ses personnages, c’est l’Écrivain, une figure archétypique se construisant derrière les voix de Hook et de Barrie, autour des sujets préférés de l’auteur : la naissance et la formation de l’écrivain, la vocation littéraire, la solitude et l’incompréhension d’un artiste génial, les sources d’inspiration, le processus d’écriture, la relation écrivain-lecteur, les analogies entre la création et le crime. Le narrateur transmet une partie de lui-même à tous les personnages de son livre, ils prennent donc les mêmes décisions, ils répètent les mêmes erreurs, ils se transforment finalement en des variations d’un seul écrivain. Leurs similitudes, relations et oppositions forment une toile d’araignée dense, concentrique et bien structurée qui finit par mettre en scène le portrait multiplié de l’auteur avec ses contradictions et ses éclats intérieurs. C’est pourquoi le narrateur découvre son propre visage au fond de chaque passage de sa maison imaginaire : C’est un univers droit et fin, et tous les trous de serrure dans lesquels je glisse un œil – pour voir s’il est intéressant d’ouvrir ou pas – ne me renvoient que la surface polie et terrible d’un miroir, l’écho éteint de mon propre regard empreint d’une grande tristesse.280 L’ubiquité de la dimension littéraire dans les événements racontés est mise en relief à la fin du roman. Peter Hook en quête de paix intérieure, de rédemption ou, comme narrateur, « du bonheur immérité et de l’égoïste consolation d’avoir modifié un début pour profiter du dernier instant »281, 280 281 Ibidem, p. 375-376. Ibidem, p. 386. 162 rêve de pouvoir franchir la frontière infranchissable qui sépare l’univers fictif de son livre de sa propre réalité, le monde de l’écrivain-lecteur du monde des personnages. Puisque c’est de l’autre côté de cette lisière de papier que les enfants sont immortels, savent voler et remonter le temps, il recrée avec Keiko Kai la mort de son petit frère, Baco. Par ce rituel reproduisant le vol littéraire de Peter Pan et Wendy, il se trouve sur un lit d’hôpital en état de coma, mais il parvient également à accéder à l’univers de ses personnages. Enfermé dans son esprit, plongé dans le rêve il arrive à sa maison intérieure, son palais de mémoire qui est à l’origine de toute sa création. Dans cet endroit transitoire la réalité de l’écrivain contaminée par ses obsessions, ses souvenirs, ses désirs et ses craintes, se transforme en écriture. En parcourant les couloirs de mémoire il continue donc à chercher le moment sinistre du passé où il a causé involontairement la mort de Baco pour le changer, pour fermer la fenêtre, pour sauver son petit frère. En devenant ainsi son propre personnage (il s’identifie à Jim Yang, « Cet enfant, c’est moi. Je suis le personnage »282) il est capable de s’écrire une nouvelle histoire, une nouvelle vie ou plutôt l’infinité de variantes possibles qui attendent derrière les portes. Néanmoins, il est bien conscient de son statut ambigu de personnage, lequel est simultanément son propre narrateur mais toujours emprisonné dans un livre de quelqu’un d’autre. Dans les derniers paragraphes du roman il s’adresse aux lecteurs –spectateurs - depuis une scène du théâtre qu’ils quittent après le spectacle (la lecture). Quand le public « regagne la réalité de son monde » en quête de nouvelles sensations, il reste seul. Il ne peut que s’approcher du bord de la scène et crier à cette salle déserte et supplier qu’il puisse ressusciter, vivre et ne jamais grandir. Il se rend donc compte que sa tentative d’annuler la mort de son petit frère est condamnée à l’échec. Dès lors qu’il termine son spectacle (sa narration), il se suicide et au même instant il anéantit tous ses personnages (Baco inclus) qui s’enfoncent dans l’obscurité une fois le livre fermé. 282 Ibidem, p. 369. 163 Dans cette vision du processus de la création littéraire nous retrouvons, dès lors, la notion frésanienne itinérante de la fin du monde. L’achèvement de la narration est équivalente à la mort d’une des variations de l’écrivain. Encore une fois l’œuvre littéraire avec tous ses agents (les narrateurs, les personnages, les lecteurs, l’auteur) se révèle alors être l’image fidèle de son créateur, l’idée que Fresán exprime aussi à l’occasion du commentaire d’un livre récent de John Irving : Et que fait Irving ici ? Quelque chose de logique mais, malgré cela, pas facile : après avoir écrit Garp et avoir écrit tout ce qui concerne Garp, maintenant Irving s’écrit, il se réécrit lui-même, à la manière de Garp, avec des variations qui se détachent toujours de l’aria de ce qui aurait pu arriver dans sa propre vie. Ainsi, tous et chacun de ses derniers romans sont des autobiographies alternatives. Et après avoir déjà exploré un Irving femelle et écrivaine avec un père inéluctable et une mère perdue (Une veuve de papier), un Irving acteur à la recherche de son père absent (Je te retrouverai) et un Irving écrivain qui s’évade avec son père omniprésent (Dernière nuit…), maintenant, dans À moi seul bien des personnages, c’est le tour d’un Irving bisexuel, avec un père qui s’en est allé et une mère résignée et oscillant entre l’interprétation de deux sexes.283 [Notre traduction] Suivant le schéma d’autres ouvrages de Fresán, la narration des Jardins de Kensington est encadrée. Dans ce cas le récit du roman s’inscrit dans la logique musicale de la chanson des Beatles, « A Day in the Life », qui Idem, La forma del deseo, “Las cosas de la velocidad. El blog de Rodrigo Fresán”, http://rodrigofresan.megustaescribir.com/2013/04/08/la-forma-del-deseo/ (Consulté le 24/04/2013) (« ¿Y qué es lo que hace aquí Irving? Algo lógico pero no por eso sencillo: luego de haber escrito a Garp y de haber escrito lo de Garp, ahora Irving se escribe y se reescribe a sí mismo, a lo Garp, en variaciones que siempre parten del aria de lo que podría haber sido en su propia vida. Así, todas y cada una de sus últimas novelas son autobiografías alternativas. Y habiendo ya explorado un Irving hembra y escritora con padre inescapable y madre perdida (Una mujer…), un Irving actor a la búsqueda de su padre ausente (Hasta que te encuentre) y un Irving escritor en fuga junto a su padre omnipresente (Última noche…), ahora, en Personas…, le llega el turno al Irving bisexual, con padre que se fue y madre sufrida y oscilando entre la interpretación de dos sexos.”) 283 164 clôt leur album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967, remarquons que la date de la parution est pareillement la date du décès de Baco et le moment symbolique de la vocation littéraire du narrateur). Ainsi, le chapitre initial du livre frésanien, « Le Condamné », se termine avec la première ligne des paroles de la chanson évoquée en anglais : « I read the news today, oh boy » [« J’ai lu les nouvelles aujourd’hui, ça alors »]284. Cette phrase, implantée aussi dans d’autres textes de Fresán, introduit un couplet inspiré par des événements relatés dans deux articles du Daily Mail du janvier 1967, concernant la mort de Tara Browne et un film britannique interprété par John Lennon, Comment j’ai gagné la guerre. Cette thématique correspond bien au chapitre du roman qui est ponctué par les gros titres de presse se référant aux décès successifs des frères Llewelyn Davies, par exemple « Peter Pan meurt au front », « Peter Pan se noie avec son meilleur ami à Sanford Pool. On soupçonne un pacte suicidaire », « Peter Pan meurt dans une station de métro londonienne ». Ensuite, dans le quatrième chapitre (« Le Héros ») Hook raconte à Keiko Kai l’histoire de Tara Browne et cite les cinq lignes correspondantes de la chanson dans la version originale pour lui expliquer sa conception des années soixante du Swinging London où « la vie et la mort sont comme deux expositions complémentaires et voisines auxquelles on accède avec le même billet d’entrée »285. Finalement, à la fin du dernier chapitre des Jardins de Kensington, « Le Rêveur », Peter Hook cite les paroles qui concluent la première partie de la chanson des Beatles : « Having read the book, I’d love to turn you on » [« Ayant lu le livre, j’aimerais te chauffer »]286. Ces mots font allusion à un slogan de contre-culture lancé par un écrivain et neuropsychologue américain Timothy Leary, « Turn on, tune in, drop out », qui évoque la contestation du mouvement hippie avec notamment son ouverture aux nouvelles expériences spirituelles ou perceptuelles utilisant des substances psychédéliques. Nous observons alors un autre cas de citation en écho 284 285 286 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 22. Ibidem, p. 98. Idem, Jardines Kensington, ed. cit., p. 458. 165 multiple, lorsque le narrateur, Peter Hook, répète la phrase utilisée déjà par d’autres narrateurs frésaniens (dans Esperanto, par exemple287), qui nous renvoient, pour leur part, aux paroles de « A Day in the Life » recyclant la célèbre expression de Leary. Cependant il faut souligner ici que la fonction de référence à la chanson fameuse des Beatles dans le roman ne se limite pas au cadrage thématique. Hook avoue que ce magnum opus du groupe britannique est sa chanson préférée (c’était également la chanson préférée de Baco et de la mère de Jim Yang), puisqu’elle constitue pour lui un modèle de la perception du monde : « A Day in the Life » serait un manuel d’instructions court mais exhaustif sur la façon de percevoir la réalité. Une réalité tronquée par l’usage d’une substance hallucinogène (…) le désir impossible de faire en sorte que toute l’Histoire tienne en un seul jour. C’est un antidote sonore pour supporter le désenchantement et ses limitations mondaines, qui élève tout à une éphéméride parfaite (…) permet de percevoir le quotidien d’une manière différente, unique, et rend une journée banale spéciale et transcendante (…) l’enviable tumulte symphonique qu’on entend pour la première fois dans « A Day in the Life » (…) préfigure le commencement de la fin de toutes choses.288 Il existe donc des ressemblances structurelles entre son récit et la chanson. Dans un premier temps, l’élément d’improvisation caractérisant la partie symphonique s’installe pareillement dans le discours psychédélique in statu nascendi du narrateur insomniaque. Dans un second temps, les deux narrations cherchent à embrasser l’universel dans le cadre temporel concret d’un jour ou d’une nuit. Même si Hook reconnaît le caractère artificiel de 287 288 Idem, Esperanto, Tusquets Editores, Barcelona 1997, p. 186 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., pp. 257, 258. 166 cette démarche, il baptise sa narration « A Night in the Life »289 et accentue le rôle des substances chimiques dans la transmission de son histoire : Il est compliqué de respecter la vitesse de croisière de ce récit si littérairement victorien, édouardien, britannique, qu’on a tant de fois critiqué au motif qu’il était impossible à écrire et artificiel. (…) il n’est pas facile de raconter absolument tout en une seule nuit, de parler d’une voix égale, qui ne se fatigue pas plus qu’elle ne s’empresse d’arriver à la fin. Ce n’est pas mon cas. J’admets sans problème l’artificialité dénuée de problèmes, la chimie qui s’introduit comme une chronocyclette dans mon estomac et emprunte aussitôt le sentier de fourmis centrifuges qui va du cœur au cerveau, redescend jusqu’au cœur, puis regagne le cerveau pour retourner vers le cœur et ainsi de suite… (…) l’influence excitante et spasmodique de certains médicaments qui augmentent le flux circulaire du sang, des sentiments et des idées en modifiant ton style. Ma voix – ce qui vit à l’intérieur de ma voix – change.290 Puis, à l’instar des voix de Hook et de Barrie dans Les Jardins de Kensington, la composition musicale du groupe britannique a deux narrateurs (auteurs) qui racontent et fictionnalisent leurs souvenirs. En effet, la chanson constitue un assemblage (ou un collage) de trois sections. Écrites à la première personne, elles ont été composées d’une manière indépendante par John Lennon (la première et la troisième) et Paul McCartney (la deuxième), et liées par des glissandos cacophoniques de l’orchestre. Néanmoins, elles se mélangent, puisque le refrain conçu par McCartney, « I’d love to turn you on », clôt les deux parties écrites par Lennon. Idem, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 369, cette dénomination a été omise dans la traduction française. 290 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 320. 289 167 La notion du collage, mentionnée dans le roman de Fresán à propos de la pochette renommée de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (réalisée par Jann Haworth et Peter Blake), est fondamentale pour toute son œuvre et illustrée aussi par les travaux d’autres artistes (par exemple par les fresques murales du peintre mexicain Diego Rivera, dans Mantra). La combinaison pop-art de plusieurs personnages célèbres qui ont inspiré The Beatles trouve son homologue littéraire dans les énumérations baroques typiques du style du narrateur, particulièrement celles du chapitre « L’Envahisseur ». À savoir, la liste extravagante des endroits fameux de Londres qu’il a visités dans les premières années de sa vie (liste qui s’étend sur une page entière), ou le dénombrement délirant des gens célèbres qu’il a croisés dans son enfance qui remplit dix pages consécutives. Il convient de redire ici que de pareilles énumérations démesurées se trouvent dans d’autres livres de Fresán, notamment dans Mantra. Le collage de la pochette est également à l’origine des notes de remerciements qui viennent clore habituellement les ouvrages de l’auteur. Pour finir, comme nous l’avons signalé auparavant, le principe de collage se manifeste également au niveau des références et des citations. Suivant les codes génériques de la biographie, Hook fournit au fur et à mesure les sources documentaires à partir desquelles il construit son récit. Cependant, à la manière de la pochette des Beatles réunissant écrivains, compositeurs, chanteurs, gourous, actrices, philosophes, footballeurs, boxeurs, physiciens, occultistes, explorateurs, psychanalystes et « pin-up girls », il s’appuie indifféremment sur des textes véridiques et fictifs de genres très variés, des ouvrages authentiques ou inexistants dérivant tant de la culture instaurée que de la populaire, tant de la littérature que de la musique, des arts et du cinéma. 168 Illustration 15. La pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles.291 Tandis qu’il s’approche de la conclusion de son discours, se conformant ainsi aux règles de la série frésanienne, le narrateur ne manque pas de théoriser sa fonction, sa place dans la construction de l’univers représenté : … lorsque Barrie est distrait et que personne ne regarde, je me débrouille pour laisser l’éphémère empreinte de mon pied, la légère marque de mes dents dans son environnement. Comme je viens de te le dire, je me contenterai désormais de minimiser ma présence. Ma silhouette ne surgira que par rafales fugaces – aurores boréales, éclairs ectoplasmiques de type Poltergeist – dans le firmament de Barrie (…) Je réclame une existence intermittente et quasiment secrète. (…) J’apparaitrai à peine le temps qu’il faudra pour que tu n’oublies pas que, même si elle n’est pas mienne, c’est moi qui raconte cette histoire, moi qui suis http://en.wikipedia.org/wiki/File:Sgt._Pepper%27s_Lonely_Hearts_Club_Band.jpg (Consulté le 16/09/2014). 291 169 possédé par elle et qui, par conséquent, peux décider de son cheminement et de son destin.292 Afin d’illustrer son projet narratif d’une omniprésence divine discrète, il met en œuvre le procédé du supra-narrateur de La Vitesse des choses qui, dans la dernière partie de l’ouvrage, s’identifie aux personnages des textes successifs du livre et à son auteur pour résumer toutes les nouvelles du recueil. Peter Hook reprend alors sa formule litanique « je suis … » pour se glisser dans la peau de nombreux figurants de l’histoire de Barrie. Dans la longue énumération qui suit, il inventorie de possibles acteurs de complément de cette biographie en inventant leurs pensées. Sur cette liste ludique apparaissent par exemple un styliste, un cameraman, un soldat allemand, un étudiant, un journaliste, un majordome, un employé de banque et un fossoyeur écossais. 292 Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 321. 170 2. Les variations génériques Dans la série intertextuelle volumineuse de Rodrigo Fresán les manipulations des modèles génériques entrent pleinement dans le cadre de son projet architectural de la continuité et de sa vision organique sur laquelle sont fondés tous les textes. Malgré leur grande diversité formelle et thématique, ils se soumettent toujours à la même stratégie de répétition et de variation. De ce fait, chaque œuvre de l’auteur reproduit la même démarche : elle se livre à une aventure avec un ou deux genres littéraires principaux en les combinant notamment aux caractéristiques spécifiques d’autres genres, du cinéma, de la musique, ce qui entraîne un jeu singulier avec leurs composants institutionnels, énonciatifs, fonctionnels, thématiques et formels293. En conséquence, Fresán applique une dominante générique complètement nouvelle au début de chaque texte mais, comme nous l’avons montré dans les parties précédentes de notre étude, tout en conservant le continuum narratif, thématique et structurel de son œuvre. Le narrateur-écrivain de « Notes pour une théorie de la nouvelle » (La Vitesse des choses) explique cette méthode en la comparant à une expérience scientifique provenant d’un film de science-fiction de la série B, dans laquelle à l’issue d’un accident imprévu se produit une mutation : Des nouvelles bizarres comme celles que j’aime lire. Le genre de nouvelles qui se glissent à un bout du circuit, puis on appuie sur un interrupteur et on attend qu’elles ressurgissent de l’autre côté du laboratoire et… oui… elles réapparaissent, mais vous savez comment ça se passe : il suffit qu’elles croisent une mouche en chemin et…294 Karl Canvat, Enseigner la littérature par les genres. Pour une approche théorique et didactique de la notion de genre littéraire, De Boeck, Bruxelles, 1999, pp. 86-87. 294 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 237. 293 171 Une ossature générique, constituée par les lois générales du roman ou du recueil de nouvelles, est donc placée au départ du chemin créatif pour recevoir toutes les charges d’autres formes : J’ai eu ici les mêmes pôles d’intérêt que dans mes autres romans : utiliser d’autres genres non pas en allant vers eux, mais en les amenant sur mon terrain. D’où le roman-rock qu’est Esperanto, le roman-trip-d’étranger-au-Mexique qu’est Mantra, le roman-initiatique que sont Les Jardins de Kensington. D’où aussi le roman-futuristique (bien qu’il s’agisse en vérité d’un roman bien plus préoccupé et occupé par le passé que par l’avenir) qu’est Le Fond du ciel.295 Or, les textes des quatre collections de nouvelles intégrées de Fresán assimilent des éléments de multiples sous-genres littéraires, paralittéraires et discursifs, en maintenant en même temps une dominante unique. À savoir, L’homme du bord extérieur est une expérience avec les genres relatifs au récit des événements historiques, Vies de saints explore les possibilités de différents écrits religieux, Travaux manuels s’approche du journalisme et de l’essai et La Vitesse des choses mêle le discours critique avec l’autobiographie. Pour ce qui concerne les romans, Esperanto joue avec les préceptes du roman policier, Mantra réunit les traits de la (auto-)biographie, de la science-fiction et du roman cut-up, Les Jardins de Kensington mélangent l’autobiographie fictive avec la biographie romancée et, finalement, Le fond du ciel est une recherche dans le domaine de la sciencefiction. 295 Idem, Le fond du ciel, trad. Isabelle Gugnon, Seuil, 2010, p. 294. 172 2.1. Autobiographie/autofiction/autofabulation Peut-être les nouvelles – certaines nouvelles – sont des illusions d’optique de la littérature, des mirages où l’on se voit déformé, reflété plusieurs fois jusqu’à ce que ce reflet devienne notre visage…296 Rodrigo Fresán Dans la suite, à cette charpente romanesque/nouvellière, enrichie d’autres formes génériques, il faut rajouter l’omniprésente dimension autobiographique qui compte parmi les éléments fondamentaux d’unification de la série. Il ne s’agit pas, cependant, d’une écriture autobiographique classique. D’après Enrique Vila-Matas : La Vitesse des choses est l’un de ces livres de construction mixte et aux formats alternatifs où l’on raconte ce qui s’est passé, mais aussi – contrairement à la classique autobiographie – ce qui aurait pu arriver, ce qui n’est pas arrivé et ce qui survient sur cette ligne fine quoique très étendue qui sépare la non-fiction de la fiction et, à son tour, l’écrivain de ce qu’il écrit. La Vitesse des choses semble défendre tout naturellement la disparition de certaines frontières narratives et ouvrir la voie à l’autobiographie ample.297 Sans aucun doute, les livres de Rodrigo Fresán ne remplissent pas les conditions du genre autobiographique, le récit n’a même pas l’aspect autobiographique et ne cherche pas à l’imiter. En dépit de cela, la notion de l’autobiographie se révèle être, paradoxalement, l’une des conceptions clés de toute son écriture et, de surcroît, elle envahit également l’espace Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 197. Enrique Vila-Matas, « Le Facteur Fresán », dans Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 11-12. 296 297 173 paratextuel. Elle devient alors, d’une part, l’un des axes primordiaux de la réflexion métalittéraire du supra-narrateur de la série, éclaté en nombreux narrateurs, qui s’interroge constamment sur la porosité des frontières entre la fiction et l’existence réelle, sur la confusion entre l’identité personnelle de l’écrivain et son identité narrative. D’autre part, dans de nombreux entretiens, articles, préfaces et postfaces, l’élément autobiographique est proposé par l’auteur comme un angle d’approche pour considérer son œuvre. Nous allons donc étudier les relations compliquées qu’établissent les ces genres hybrides de Fresán avec l’autobiographie en prenant comme référence la théorie connue de Philippe Lejeune. Il faut signaler tout d’abord, qu’eu égard à la nature sérielle des livres frésaniens (du point de vue narratologique), fondée sur l’identité du supra-narrateur monologuant, un écrivain archétypique sans nom éclaté en nombreux narrateurs et personnages dans des textes distincts, le statut du je de toutes les narrations de Fresán doit être abordé d’une manière intégrale. Pareillement, compte tenu de la qualité d’une œuvre organique, en devenir constant et jamais achevée, les caractéristiques d’une des multiples instances énonciatives peuvent être attribuées aux autres variations du même sujet qui apparaissent dans les ouvrages précédents ou suivants. Tous les livres de Fresán établissent au début un pacte romanesque avec le lecteur. Aucun des narrateurs et des personnages ne porte le même nom que l’auteur. À cette pratique patente de la non-identité s’ajoutent souvent des attestations diverses de fictivité : le sous-titre « roman » se trouve sur les couvertures des traductions françaises de L’homme du bord extérieur, Esperanto et Les Jardins de Kensington. Les dénominations génériques de « roman » et « nouvelles » sont aussi présentes dans les textes publicitaires de quatrième de couverture de la majorité de livres. Puis, sur les premières pages de La Vitesse des choses, Mantra et Esperanto le lecteur est confronté à un avertissement : 174 Toute similitude entre les situations et les personnages fictifs de ce livre avec des faits ou des personnes de la vie réelle serait une simple et involontaire coincidence.298 En ce qui concerne le sujet des œuvres frésaniennes, elles ne se concentrent pas comme l’autobiographie sur une vie individuelle, sur l’histoire d’une personnalité, mais elles racontent des vies, des histoires, des expériences des personnages multiples (sauf Esperanto et Travaux manuels, qui se limitent à un protagoniste). Pour ce faire, les romans/nouvelles imitent des formes différentes de la littérature personnelle et s’approchent de l’éventail de genres voisins à l’autobiographie : mémoires, souvenirs, lettres, journaux intimes, confessions, biographies, essais, roman autobiographique, même la formule hagiographique. Certains d’entre eux entrent également dans l’orbite des recueils de vies, dont les modèles sont la conversion fictionnelle du recueil biographique/historiographique de Marcel Schwob, Vies imaginaires299, ou l’« Histoire universelle de l’infamie »300 de Jorge Luis Borges, le célèbre recueil de vies de criminels dénommé aussi « une biographie imaginaire ». Étant donné que les personnages dépeints par Fresán sont des hommes de lettres ou des artistes, ses livres peuvent être qualifiés de recueils de « vies d’écrivains/artistes » ou « histoires d’épiphanies/vocations littéraires ». Les histoires de la série sont relatées soit à la première personne, soit à la troisième, soit en alternant les deux. L’oscillation arbitraire entre la focalisation zéro et le point de vue interne implique que l’identité du narrateur et du personnage principal n’est pas maintenue d’une manière conséquente. À la fin (ou tout au long) des livres, comme nous avons déjà montré dans notre analyse, suivant le schéma général de la série, un supranarrateur unique se révèle tandis que tous les autres narrateurs deviennent Rodrigo Fresán, Mantra, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 15. Alexandre Geren, « La communauté des morts. Les recueils de vies », en Irène Langlet (Dir.), Le recueil littéraire. Pratique et théorie d’une forme, Les Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2003, pp. 47-60. 300 Marta Gallo, « Unidad y dispersión del héroe épico en Historia universal de la infamia, de Jorge Luis Borges », en Pablo Brescia y Evelia Romano (Coord.), El ojo en el caleidoscopio, México, Universidad Nacional Autónoma de México, 2006, p. 227-247. 298 299 175 a posteriori des narrateurs enchâssés, des instances du second ou troisième degré. Le supra-narrateur, par contraste avec ses personnages, n’a pas de nom, il est parfaitement anonyme. Il est défini et reconnu dans les textes différents par son métier d’écrivain et, notamment, par son style, sa manière de construire le récit, sa façon particulière de raconter, ses interventions métalittéraires sur le fonctionnement interne de ses propres textes et sur la littérature en général. Il est discret, reste à l’ombre de ses créations, le lecteur en sait beaucoup plus sur ses personnages. Dans certains cas sa présence dans le texte se réduit aux expressions, idées, références récurrentes au niveau de la série. Le pacte fictionnel étant bien établi dans les livres, c’est dans les postfaces (ou notes finales) de Rodrigo Fresán et dans l’épitexte que la fictivité de ses écrits est mise en question et leur statut générique devient encore plus compliqué. Le cas de La Vitesse des choses explique bien ce processus de contamination réciproque du vrai et du faux qui se développe dans la zone paratextuelle. Le pacte fictionnel initial du recueil est confirmé dans la « Note » précédant les nouvelles, un certain R.F. déclare : Et, comme d’habitude, ainsi que l’exige le protocole : toute similitude entre les situations et les personnages de ce livre et des faits ou des personnes de la vie réelle est une simple et involontaire coïncidence. Par ailleurs – explication évidente mais pas tout à fait superflue -, l’usage de la première personne du singulier dans tout ce qui est relaté ici n’implique pas nécessairement que l’auteur partage les idées, ait vécu certaines scènes ou justifie les actions de ceux qui y racontent leur vie, leurs histoires et leur mort.301 Néanmoins, dans les dernières parties du recueil s’opère un glissement vers la réalité biographique de Rodrigo Fresán. Le supra-narrateur, qui s’autodéfinit comme « l’ombre d’un écrivain », établit des théories artistiques 301 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 20. 176 qui ressemblent indubitablement à celles de l’auteur lui-même. Les similitudes qui rapprochent les instances de l’auteur et du narrateur se multiplient (l’expérience de workshop littéraire de Iowa, les pères littéraires comme Vonnegut et Cheever, tous deux sont argentins et auteurs des mêmes livres, leurs mères ont vécu un accouchement difficile et ils ont « une certaine forme de mutation que se situe au niveau des côtes »). En outre, après une question malicieuse d’un pseudo-lecteur le narrateur de « Notes pour une théorie de l’écrivain » se rend compte que tous ses livres sont « rigoureusement autobiographiques en dépit des manœuvres littéraires destinées à les faire passer pour des fictions »302. Malgré tout, le recueil ne peut pas être considéré comme autobiographique, puisqu’il rassemble plusieurs histoires et qu’il n’y a jamais une identité assumée entre l’auteur et le narrateur anonyme au niveau de l’énonciation. Selon Lejeune : « Le héros peut ressembler autant qu’il veut à l’auteur : tant qu’il ne porte pas son nom, il n’y a rien de fait »303. En dernier ressort, dans la « Note finale » de l’édition française, le même R. F. fournit son interpretation du livre qui contredit ludiquement ses propres paroles de la note initiale : Ainsi, La Vitesse des choses est à considérer comme un collection d’épiphanies (mais attention, des épiphanies au long cours et en Cinémascope), un manuel d’instructions (mais codé), une summa esthétique de thèmes et de formes (des trames qui se déroulent dans des têtes ; une voix uniforme et monologuant qui hante plusieurs narrateurs, tous en synchronie spirituelle et affrontant un moment clé qui les modifie en les améliorant peut-être), une autobiographie (qui traite de la vie non après la mort, mais après une autre vie (…)304 [Notre soulignement] 302 303 304 Ibidem, p. 611. Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, 1996, p. 25. Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 636-637. 177 Cette postface en association avec la dernière nouvelle modifie a posteriori l’orientation générique de l’ouvrage et provoque la confusion du lecteur. Le but autobiographique du recueil, selon toute apparence fictionnel, se dévoile aussi dans l’épitexte. Dans ses entretiens Fresán admet, en utilisant des formules oxymoriques, que La Vitesse des choses « est une autobiographie non-autorisée, purement fictionnelle » 305 [notre traduction] ou « une sorte d’autobiographie de l’esprit ».306 De la même manière, dans la postface de L’homme du bord extérieur nous lisons que ce recueil est « une sorte de biographie non officielle. Le fils qui, lorsqu’il serait grand, voulait être écrivain [personnage du recueil], c’est moi »307. En plus, le critique Ignacio Echeverría assure au lecteur dans le prologue que « c’est lui, Rodrigo Fresán, et non Lucas Chevieux – un imposteur - [personnage du recueil], le vrai Homme du Bord Extérieur »308 [notre traduction]. Ensuite, dans la note finale de Vies de saints, Fresán cite Borges pour dire que son recueil « raconte avec des variations étranges la même biographie »309 et il admet que certains mots de ses personnages, Jude et Sebastian Coriolis, sont ses propres mots. La préface des Travaux manuels nous informe que ce livre est « une sorte de voyage dans la tête de celui qui écrit »310, « un livre menteur et mythomane (…) ses réalités surpassent plusieurs fois ses fictions en sachant que les frontières qui séparent une histoire véritable d’une véritable histoire sont de plus en plus incertaines » et « une mutation polymorphe et perverse du genre autobiographique »311. Enfin, dans la postface du Fond du ciel, l’auteur annonce que : 305María Sonia Cristoff, « La salvación de los malditos », http://www.literatura.org/Fresan/rfR2.html (Consulté le 5/7/2013) (« La definición a la que llegué en cuanto al género es que, paradójicamente, La velocidad de las cosas es una autobiografía no autorizada, puramente ficcional »). 306 Etienne Leterrier, « La lettre et le médium », op. cit., p. 31. 307 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 216. 308 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2009, p. 22 (« es él, Rodrigo Fresán, y no Lucas Chevieux –un impostor-, el verdadero Hombre del Lado de Afuera »). 309 Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 380. 310 Idem, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p. 12 (« una suerte de viaje a la cabeza del que escribe »). 311 Ibidem, p. 13 (« es un libro mentiroso y mitómano (…) sus realidades muchas veces superen a sus ficciones sabiendo que cada vez son mas inciertas las fronteras que separan a 178 Au cas où cas crépusculaire que cela intéresserait le ne cesse de lecteur, le paysage contempler l’extraterrestre agonisant d’Urkh n’est autre que les couchers de soleil de Vallvidrera, avec vue sur le Montserrat de la fenêtre circulaire et très 2001 : l’Odyssée de l’espace de mon bureau, où j’écris à présent ces lignes (…) « Écrire long, c’est comme lire, alors qu’écrire court, c’est comme écrire », dit un personnage à la fin du Fond du ciel, mais c’est moi qui lui dicte ces mots ».312 L’une des nouvelles qui fait partie de L’Homme du bord extérieur, « Le système éducatif », peut être éclairante de ce point de vue. Le protagoniste, Javier, est un nègre littéraire ou un écrivain fantôme, qui se spécialise dans la rédaction des autobiographies des vedettes de la télévision, boxeurs, footballeurs et amoureuses insatiables. Il pourrait bien écrire des biographies, comme le remarque le narrateur, mais il préfère simplement écrire à la première personne et « ¨remplir¨ le héros comme il s’agissait d’une bouteille »313. Son rôle ne consiste pas à raconter fidèlement la vie de quelqu’un, mais à « préciser un tant soit peu les contours de cette histoire, de la faire ressortir sur l’ombre qui l’entoure et, si possible, de lui rajouter quelques couleurs »314. Le « prête-plume » est dans ce cas « le vendeur de mots » qui transforme de petits mensonges honteux de ses clients en des vérités, juste en les mettant par écrit. Il explique qu’il a dû affronter ….le paradoxe d’être sollicité par quelqu’un qui prétend vouloir écrire le récit de sa vie alors qu’il refuse même d’en parler. (…) On ne veut pas parler de soi-même car l’on sait pertinemment de quoi l’on parle. Alors on paie pour que quelqu’un le fasse à sa place et pour avoir ainsi l’occasion de se lire depuis le bord extérieur ; et, una historia verdadera de una verdadera historia », « una mutación polimórfica y perversa del genero autobiográfico »). 312 Idem, Le fond du ciel, ed. cit., pp. 295-296. 313 Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 120. 314 Ibidem, p. 119. 179 avec le temps, on veut croire que ces choses-là, on les a écrites soi-même, et rien que soi-même. C’est la version officielle - et nul ne peut la nier – de toute affaire, c’est la vérité, c’est… de l’Histoire.315 Quand Javier accepte la commande d’écrire une (auto-)biographie de son ami d’enfance, un homme d’affaires accompli, Belushi, il se rend compte qu’en écrivant cette histoire il ne peut plus garder son masque de « témoin professionnel ». Il n’est plus capable de rester sur son bord extérieur, car en relatant et modifiant la vie de son ami il raconte et change sa propre histoire. À l’opposé de romanciers qui se sont fréquemment élevés contre la lecture biographique de leurs œuvres, Rodrigo Fresán a l’habitude d’indiquer dans le péritexte auctorial postliminaire les points communs entre « cette réalité alternative qui est aussi notre vie »316 [notre traduction], autrement dit sa réalité biographique, et la fiction romanesque. Il signale ainsi les expériences, événements et inspirations à partir desquels il a construit l’univers fictif, ces grains de vérité semés dans la fiction. Par exemple : Les trois moments véridiques de mon livre (être mort-né, la rencontre brutale dans une rue avec Borges, mon enlèvement lorsque j’étais gosse) sont, au bout du compte, tout aussi anecdotiques que ma passion pour Lawrence d’Arabie ou pour Corto Maltese, devenu guérillero amoral, ou le fait que, lorsque j’écris, j’écoute sans cesse les Variations Goldberg interprétées par le mystico-Canadien Glenn Gould.317 En outre, même un lecteur moyennement attentif remarquera des correspondances évidentes entre son écriture fictionnelle et ses écrits journalistiques et critiques. Au niveau de la thématique cette influence mutuelle n’est pas étonnante, car sa production narrative comme la nonIbidem, p. 122. Idem, Mantra, Mondadori, Barcelona 2011, p. 461 (« esa realidad alternativa que también es nuestra vida « ). 317 Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 217. 315 316 180 fiction se nourrissent de lectures. Toutefois, ces rapports vont beaucoup plus loin. Dans les articles, comptes rendus de lecture, conférences ou prologues, c’est-à-dire dans les textes signés explicitement par l’auteur Rodrigo Fresán, il emploie le même style que les narrateurs (le supranarrateur) dans ses livres de fiction : les mêmes répétitions, les phrases longues, les mêmes métaphores, les mêmes expressions, comparaisons, thèmes et références. Pour illustrer ce qui vient d’être dit, dans un article récent qu’il publie dans Letras Libres et intitulé « Alice Munro », nous trouvons parmi d’autres : John Cheever, « cette magnifique et fragmentaire autobiographie inventée », « ces histoires en prose serpentante », « des romans comprimés », « comme ce sentimental superordinateur HAL 9000 de 2001 : l’Odyssée de l’espace »318 [notre traduction]. Tous ces motifs peuvent être localisés dans les nouvelles de La Vitesse des choses. À côté de cette migration d’éléments fictionnels dans l’univers journalistique nous observons un déplacement orienté dans le sens opposé. Ainsi, il n’est pas rare de trouver incorporés dans la narration des comptes rendus de lecture, des critiques de livres, d’albums musicaux et de films, même des fragments d’entretiens avec des musiciens et des communications de congrès internationaux d’écrivains319. La formule des titres des trois nouvelles de La Vitesse des choses, qui commencent avec « Notes pour (la théorie de)….. » et ponctuent de cette manière la structure du recueil, est régulièrement utilisée par l’auteur dans ses écrits journalistiques, ses prologues et pour ses communications à l’occasion d’événements divers320. En outre, il est Idem, « Alice Munro », Letras Libres, février 2013, http://www.letraslibres.com/revista/letrillas/alice-munro (« esa magnifica y fragmentaria autobiografia inventada », « estas historias de prosa serpenteante », « novelas comprimidas », « como aquella sentimental supercomputadora HAL 9000 de 2001 : Una Odisea del espacio », consulté le 16/09/2014). 319 Par exemple, un fragment de communication de Juan Ignacio Boido à l’ocassion d’un congrès international d’écrivains a été intégré dans « La quiétude du purgatoire (Une pénitence) » (Vies de saints, ed. cit., p. 157-158). 320 Par exemple: « Apuntes para una teoría del cine de luchadores enmascarados », Presentación para un ciclo de cine de luchadores enmascarados en el ICCI de Barcelona, dans Rodrigo Fresán, Mantra, Mondadori, Barcelona 2011, pp, 469-475; «Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », en Palabra de América, con prólogo de Guillermo Cabrera Infante y epílogo de Pere Gimferrer, Seix Barral, Barcelona, 2004, pp. 47-74; «Apuntes para una teoría de la ciencia del amor », prologue de El aliento del cielo (Seix Barral), de Carson McCullers, dans Página 12, 318 181 pertinent de rappeler ici qu’un nombre considérable de nouvelles de Fresán ont été initialement publiées dans des journaux. De ce point de vue Travaux manuels est un livre exceptionnel, puisque c’est un recueil qui a été composé à partir de plusieurs articles parus tout au long des années dans différentes revues. C’est pourquoi la forme de la majorité des textes du livre est plus proche de l’essai que de la narration fictionnelle. Fresán est apparemment conscient de ces corrélations qui se tissent entre sa production fictionnelle et non-fictionnelle, vu que « la bataille virtuelle entre la réalité et la fiction, la dichotomie Jekyll & Hyde qu’un écrivain/journaliste (…) peut être amené à connaître dans son écosystème »321 est l’un des thèmes de « Chivas Gonçalvez Chivas : l’art raffiné d’écrire des nécrologies ». Il l’explique aussi dans un entretien : En ce qui concerne la pratique elle-même, c’était plus facile avant. C’était comme changer de chapeau. Maintenant, j’ai plus de mal à passer –en termes de travail- de la fiction à la non-fiction. Ce n’est plus aussi facile que de changer de chapeau. Ça ressemble plus à changer de costume d’astronaute : beaucoup de scellés et de câbles et, c’est clair, le maudit scaphandre.322 [Notre traduction] Pour finir, il nous semble pertinent de signaler ici qu’entre ces deux domaines d’activité de Fresán, entre son travail critique et littéraire, il existe en plus un espace intermédiaire qui repose sur leur dialogue et leur concomitance. En mars 2012 l’auteur a créé un blog, intitulé Las cosas de la http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/10-2790-2007-11-04.html (Consulté le 16/09/2014); « Apuntes para una teoría de lo quijotesco como virus », Estudios públicos, Nº100, 2005, pp. 131-152; « Apuntes para una teoría del modelo para desarmar », La novela digresiva en España, 2005, pp. 17-36; « Apuntes para las memorias de un ladrón de libros », Página 12, Radar Libros, 4 de Julio 2010; « Apuntes para una teoría de la ciencia del amor », Página 12, Radar Libros, 4 de noviembre 2007; « John Cheever: Apuntes para una teoría del expulsado » (prologue du livre de John Cheever, La geometría del amor, Planeta Emecé Editores, Barcelona, 2006, pp. 7-24). 321 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 553. 322 Entretien avec Rodrigo Fresán : http://www.escritores.org/index.php/recursos-paraescritores/articulos-de-interes/9410-rodrigo-fresan-entrevista (« En cuanto a la práctica en sí, antes era más sencillo. Era como cambiarme de sombrero. Ahora, pasar de la ficción a la no-ficción –en términos laborales—me cuesta más. Ya no es tan sencillo como cambiar de sombrero. Es más parecido a cambiarse de traje de astronauta: muchos precintos y cables y, claro, la maldita escafandra », consulté le 16/09/2014). 182 velocidad323 (Les choses de la vitesse, allusion humoristique à La Vitesse des choses qui annonce dès le début des rapports avec ses livres). En général, ce type de publication sur le web, relativement récent, car le premier blog date de janvier 1992, est considéré comme une forme de correspondance et peut s’apparenter au journal intime, au carnet de voyage, au récit de guerre, ou à la chronique324. Ceci étant dit, il faut souligner que, de même que les ouvrages de Fresán, son blog revêt des formes très diverses. D’une part, l’auteur publie et réimprime ses articles, comptes rendus de lecture, critiques de films, d’albums musicaux, des entretiens (par exemple avec Francisco « Paco » Porrúa et Carmen Balcells), des essais, mais il y ajoute également des enregistrements vidéo immortalisant sa rencontre avec William Gibson et sa communication sur Juan Carlos Onetti. À travers ces textes non-fictionnels Fresán exprime ses propres opinions, ses pensées, ses appréciations, et c’est la raison pour laquelle ils sont menés à la première personne du singulier (nous trouvons régulièrement des expressions comme « je pense », « ce qui m’intéresse vraiment c’est que… », « je me suis rendu compte que… », ou « je suppose »). D’autre part, les publications critiques sont mêlées sans distinction avec des textes à la troisième personne, qui prennent une dimension complètement différente. Ils utilisent toujours la même formule dans le titre, « Homo …. » (« Homo Ira », « Homo Pésimo », « Homo Tenebroso », « Homo Vengador », Homo Político”, etc.), ce qui implique leur nature sérielle. Ils ont aussi toujours le même protagoniste, un certain Rodríguez, qui vit à Barcelone, a quarante ans, deux enfants : un fils et une fille adolescente, et une épouse qui « le méprise avec courtoisie ». Rodríguez a un travail précaire et il a l’habitude de s’évader de la réalité de la crise économique dans les films, séries télévisées, livres et dans la musique. Les publications sur Rodríguez relatent donc ses péripéties de tous les jours, ses pensées intimes, commentaires et réactions provoquées par des événements importants de l’actualité sociale, politique et culturelle en Espagne, notamment les Las cosas de la velocidad, el blog de Rodrigo Fresán, http://rodrigofresan.megustaescribir.com/ (Consulté le 20/07/2014). 324 Le dictionnaire du littéraire, dir. Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala, ed. cit., p. 77. 323 183 manifestations et conséquences de la crise. Le mode narratif appliqué ici est proche de celui d’Esperanto, car le narrateur ne laisse paraître aucune trace de sa présence dans le récit, en utilisant le style indirect glissant vers le style indirect libre et le monologue intérieur. Rodríguez se présente donc comme un modèle fictionnel, le porte-parole d’un Espagnol contemporain dont les opinions aspirent à l’universel. Quoique les deux facettes entrecroisées du blog puissent paraître nettement séparées par les titres, nous retrouvons ici la pratique typiquement frésanienne de la métalepse, cette transgression de la frontière ontologique entre le monde réel et le monde raconté. Le billet concernant le film The Tree of Life [L’Arbre de vie], publié le 2 avril 2012 sous le titre « Luz y… » (ce qui est l’indicateur clair que le référent de son je est l’auteur du blog), commence avec un commentaire métalittéraire : En cas de doute, en un temps où tout semble être littérature du moi ou autofiction : je –la première personne ci-dessous- ne suis pas Rodríguez. Mais je suis presque sûr que c’était bien Rodríguez qui était assis deux ou trois fauteuils plus loin que moi, un samedi de l’été 2011, dans l’obscurité lumineuse d’une salle de marque Icaria.325 [Notre traduction] Quelques paragraphes plus tard, Rodrigo Fresán nous annonce qu’il vient de croiser Rodríguez dans la queue du supermarché du quartier. Dans un autre billet, appartenant cette fois à la zone fictionnelle, puisque sous titre « Homo Tambourine » (septembre 2012), Fresán intervient à l’improviste en tant que narrateur dans le récit et renseigne le lecteur (dans une démarche identique à celle qu’il emploie dans ses livres) : Las cosas de la velocidad, el blog de Rodrigo Fresán, op. cit. (« Y por las dudas, en tiempos en que todo parece ser literatura del yo o auto-ficción: yo –la primera persona de más abajo— no soy Rodríguez. Pero estoy casi seguro que sí era Rodríguez quien estaba sentado a dos o tres butacas de la mía, un sábado del verano 2011, en la luminosa oscuridad de una sala marca Icaria »). 325 184 Encore une fois, pour la dernière fois, jusqu’à la suivante : en polarisant la question d’une manière négative et flaubertienne – je ne suis pas Rodríguez. On ne se ressemble même pas physiquement (Rodríguez est comme une version ibérique de l’acteur Philip Seymour Hoffman lorsqu’il joue le rôle du gentil). Nous ne sommes pas attirés par les mêmes choses non plus, bien que nous soyons d’accord sur plusieurs questions. Et comme signe incontestable du fait que nous somme deux et non pas un, je présente la preuve suivante, définitoire et impossible à ignorer : Rodríguez n’aime pas Bob Dylan.326 [Notre traduction] Puis, il réapparaît à la fin du billet : La dernière radio sonnant, interférence, maintenant oui, maintenant moi c’est moi.327 [Notre traduction] En conclusion, bien que du point de vue générique les livres frésaniens ne puissent pas certainement être désignés comme un cycle autobiographique et pas plus comme des romans (auto-)biographiques, à l’exception de quelques-uns comme la nouvelle longue « Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme » (La Vitesse des choses) ou peut-être Les Jardins de Kensington, l’auteur exprime clairement son projet autobiographique dans le paratexte abondant. Cette intention explicite est confirmée additionnellement par les correspondances entre ses publications critiques et fictionnelles, qui provoquent une impression d’identité de la voix franchissant la barrière entre l’univers fictif des livres et la réalité. Une telle démarche rapproche l’instance intratextuelle de l’auteur/narrateur de celle de l’homme réel Fresán journaliste. Ibidem (« Una vez más, por última vez, hasta la próxima: yo –polarizando negativa y flaubertianamente la cuestión—no soy Rodríguez. Ni siquiera (Rodríguez es como la versión ibérica del actor Philip Seymour Hoffman cuando hace de buen tipo) nos parecemos físicamente. Tampoco –aunque coincidimos en mucho—nos atraen las mismas cosas. Y como evidencia incontestable de que somos dos y no uno presento la siguiente prueba definitoria e imposible de ignorar: a Rodríguez no le gusta Bob Dylan »). 327 Ibidem (« Última radio sonando, interferencia, ahora sí, ahora yo soy yo »). 326 185 Il faut insister ici, cependant, sur le fait qu’il ne s’agit certes pas d’une autobiographie traditionnelle. C’est une forme hybride qui s’installera dans un espace ambigu, transitoire entre l’autobiographie et la fiction, mais à condition que nous la considérions comme une autobiographie d’esprit, non une histoire « des événements ou des faits, mais des idées »328. Autrement dit, une autobiographie de l’écrivain qui est en Rodrigo Fresán, récit de ses aventures avec la littérature, de sa formation littéraire qui se déroule à l’intérieur des livres. Une autobiographie qui gravite vers l’universel, vers une biographie universelle de l’Écrivain. Si nous considérons alors la voix du supra-narrateur, de cet « écrivain qui est capable de se multiplier sans se diluer » [notre traduction]329, comme le je homodiégétique (ou même autodiégétique) de toute la série et simultanément l’avatar fictionnel de l’écrivain réel Fresán; si nous acceptons qu’il se dédouble en plusieurs narrateurs, tout en conservant sa propre identité, pour explorer et entendre, dans d’innombrables variations possibles, ce qui fait la singularité d’un écrivain ; et autrement dit, si nous lisons ses récits comme « un voyage presque psychanalytique dans la tête de celui qui écrit », nous pouvons placer les œuvres de l’auteur dans un espace hybride entre les cases 2a et 2c du fameux tableau de Lejeune. Je paraphrase ici les mots de Rodrigo Fresán, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », en Palabra de América, con prólogo de Guillermo Cabrera Infante y epílogo de Pere Gimferrer, Seix Barral, Barcelona, 2004, p. 48 (« un diario no de acontecimientos o sucesos sino de ideas. Un diario más teórico que práctico »). 329 Ray Loriga, « Viaje de vuelta », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2009, p. 11 (« Un escritor que es capaz de multiplicarse sin diluirse »). 328 186 Tableau 6. Typologie du récit homodiégétique proposée par Philippe Lejeune330. Nom du personnage ≠ nom de = 0 = nom de l’auteur l’auteur Pacte 1a 2a ROMAN ROMAN 1b 2b 3a ROMAN Indéterminé AUTOBIOGRAPHIE 2c 3b Romanesque =0 autobiographique AUTOBIOGRAPHIE AUTOBIOGRAPHIE Ce type d’écriture intérieurement contradictoire, qui combine deux pactes discordants et donne ainsi naissance au « pacte oxymorique »331, situe la pratique narrative frésanienne sur l’orbite de l’autofiction. Le terme a été conçu pour qualifier une nouvelle manière de se raconter soi-même du dernier quart du XXème siècle, une narration « entièrement fabriqué[e] et authentiquement fidèle »332 qui imprègne une part remarquable de la création romanesque contemporaine. Rappelons que la notion controversée de l’autofiction a été avancée par Serge Doubrovsky en 1977 comme un Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, ed. cit., p. 28. Hélène Jaccomard, Lecteur et lecture dans l’autobiographie francaise contemporaine :V. Leduc, F.d’Eaubonne, S. Doubrovsky, M. Yourcenar, Genève, Droz, 1993, cité par Sébastien Hubier, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, Armand Colin, 2003, p. 125. 332 Serge Doubrovsky, « L’initiative aux mots », Confrontation, nº1, 1979, p. 105, cité par Sébastien Hubier, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, Armand Colin, 2003, p. 119. 330 331 187 nouveau genre d’avant-garde. Il a été créé pour remplir une case vide de la théorie des genres mise en place par Philippe Lejeune dans son célèbre Pacte autobiographique, tentant la distinction de l’autobiographie du roman autobiographique. Nonobstant, la catégorie de l’autofiction, créée comme un genre d’invention, d’innovation et de recherche, a provoqué et continue à provoquer de multiples désaccords théoriques, et selon certains critiques elle reste encore trop vague pour désigner un type générique333. Plusieurs définitions plus larges ou plus restreintes, divergentes et même contradictoires ont été proposées afin de cerner la poétique spécifique à cette catégorie générique potentielle334. En étudiant cet amalgame générique qu’est l’œuvre de Fresán, force est de constater donc que sa pratique narrative ne rentre pas dans le cadre strict de la définition inaugurale de l’autofiction de Doubrovsky, dont les dix critères ont été recensés par Philippe Gasparini : 1° - l’identité onomastique de l’auteur et du héros-narrateur ; 2° - le sous-titre : « roman » ; 3° - le primat du récit ; 4° - la recherche d’une forme originale ; 5° - une écriture visant « la verbalisation immédiate » ; 6°- la reconfiguration du temps linéaire (par sélection, intensification, stratification, fragmentation, brouillages…) ; 7° - un large emploi du présent de narration ; 8° - un engagement à ne relater que des « faits et événements strictement réels » ; 333 Voir par exemple Le dictionnaire du littéraire, dir. Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala, Quadrige/Puf, Presses Universitaires de France, 2002, p. 45 ; Sébastien Hubier, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, ed. cit., p. 120. 334 Voir Philippe Gasparini, « De quoi l’autofiction est-elle le nom ? », Conférence prononcée à l’Université de Lausanne, le 9 octobre 2009, http://www.autofiction.org/index.php?post/2010/01/02/De-quoi-l-autofiction-est-elle-lenom-Par-Philippe-Gasparini (Consulté le 5/07/2013); Stéphanie Michineau, « Autofiction: entre transgression et innovation », dans Ecritures Evolutives, Presses Universitaires de Toulouse Le Mirail, 2010, pp. 17-23, http://www.autofiction.org/index.php?post/2010/07/17/Stephanie-Michineau (Consulté le 5/07/2013); Joêl Zufferey, « Qu’est-ce que l’autofiction ? », avant-propos de L’Autofiction : variations génériques et discursives, Academia, 2012, pp. 5-14, http://www.fabula.org/atelier.php?L'autofiction (Consulté le 7/07/2013). 188 9° - la pulsion de « se révéler dans sa vérité » ; 10° - une stratégie d’emprise du lecteur.335 À savoir, chez Fresán il n’y a ni identité onomastique de l’auteur et du héros-narrateur, ni engagement à ne relater que des « faits et événements strictement réels » ; le sous-titre « roman » n’apparaît que dans les éditions françaises de L’homme du bord extérieur, Esperanto et Les Jardins de Kensington ; le primat du récit est remplacé par la fusion de la narration et de la réflexion. Néanmoins, l’écriture frésanienne répond bel et bien aux six critères restants et aux divers autres éléments qui singularisent l’univers extrêmement hétérogène de l’autofiction saisi dans le sens le plus large et le plus actuel. Les outils de l’autofiction ne nous serviront donc que de cadre spécifique au moyen duquel nous allons analyser plus profondément les tournures narratives particulières de Fresán. Sébastien Hubier dans son intéressant travail Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction a tenté d’extraire les traits communs à toutes les autofictions. D’après ses recherches, ce qui unit les manifestations protéiformes de ce genre hybride est surtout un jeu sur les voix et les perspectives narratives. En effet, parmi plusieurs ambiguïtés et contradictions caractérisant l’autofiction se trouvent notamment la difficulté à distinguer le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation, et la manière particulière d’irruption de la figure de l’auteur dans son texte. Le sujet du récit est ainsi mis en question, puisque « le je ne renvoie plus à une réalité permanente, mais au contraire à une multiplicité fragile qui ruine la croyance en une quelconque profondeur psychologique »336. Comme démontré précédemment, la confusion intentionnelle entre les agents de narration est un trait inhérent à la pratique narrative de Fresán. Au départ de la lecture le statut fictionnel de celui qui dit je semble clair au lecteur : il n’y a d’identité onomastique entre l’auteur et le narrateur/personnage dans aucun des livres frésaniens. Il s’agit alors d’un locuteur ou de locuteurs imaginaires qui portent des noms différents de celui 335 336 Stéphanie Michineau, « Autofiction: entre transgression et innovation », ed. cit. Sébastien Hubier, op. cit., p. 123. 189 de l’auteur ou qui n’ont aucun nom. C’est au fur et à mesure de la lecture des livres suivants que la chorale des narrateurs fusionne en une voix unique du supra-narrateur, l’auteur des intrusions, des réflexions métatextuelles, trompe-l’œil narratifs, mises en abyme et métalepses. C’est donc l’esprit de l’écrivain, éminence grise de ces jeux de paradoxes caractéristiques de la littérature fantastique, le vrai univers où se déroule l’action. À l’occasion du numéro spécial du Matricule des anges consacré à son œuvre, il répète la même idée en expliquant sa conception singulière de l’autobiographique : Je crois qu’il y a plusieurs façons d’écrire son autobiographie, dont la mienne, qui n’est pas vraiment une autobiographie traditionnelle mais plutôt une sorte d’autobiographie de l’esprit. C’est cela, La Vitesse des choses. Mais tout livre est autobiographique d’une façon ou d’une autre. Les auteurs ont trois vies simultanées : leur vie privée, leur vie à l’intérieur du livre qu’ils sont en train d’écrire, et celle à l’intérieur du livre qu’ils sont en train de lire. Ces trois vies s’interpénètrent sans arrêt.337 [Notre soulignement] Cette vision d’un écrivain divisé intérieurement fait référence à un dédoublement connu entre un Moi social et un Moi créateur, qui est perceptible par exemple dans le roman-autobiographie À la recherche du temps perdu (rappelons que Proust est l’un des auteurs préférés de Fresán). L’œuvre proustienne, qui joue avec la distance de soi à soi, « la division amusée du narrateur qui s’étudie du dehors »338, est citée comme l’un des Etienne Leterrier, « La lettre et le médium », op. cit. Dans son blog litteraire Rodrigo Fresán ajute encore un Moi, le Moi public : « Todo escritor –piensa el escritor—tiene cuatro vidas: la vida privada, la vida pública, la vida de los libros que escribe, la vida de los libros que lee. Cuatro blancos móviles. Y todo eso –todo este espeso caldo de verdades y mentiras y hechos y deshechos—está envuelto y atado por eso que, a falta de mejor nombre, hemos dado en llamar realidad. Y, sí, hay días en que la realidad aprieta y estrangula. Hay días en que la realidad, de pronto y sin aviso, parece tener tan buena puntería para lo irreal ». (http://rodrigofresan.megustaescribir.com/2012/04/) 338 Sébastien Hubier, op. cit., p. 116. 337 190 précurseurs de l’autofiction. Pareillement, un autre auteur apprécié par Fresán, Paul Auster, souligne la rupture entre les deux moi : Il y a dans ma vie une grande rupture entre moi et l'homme qui écrit les livres. Dans ma vie, je sais à peu près ce que je fais; mais, quand j'écris, je suis tout à fait perdu et je ne sais pas d'où viennent ces histoires.339 La technique narrative de la distanciation, comme nous l’avons montré, est systématique chez Fresán, qui ajoute un troisième Moi, celui de lecteur. Elle se manifeste notamment dans la construction des narrateurs. Selon ses propres paroles : Tout écrivain est un homme du bord extérieur et c’est là le thème de ce livre [L’homme du bord extérieur]: être dehors, être étranger à soi-même pour pouvoir voyager partout, à travers toutes les histoires. Mes livres ultérieurs (…) ne font que confirmer et peut-être même aggraver le symptôme et la pathologie.340 [Notre soulignement] Or, la finalité (auto-)biographique de toute l’écriture frésanienne est exprimée d’une façon explicite déjà dans la postface de son premier livre, où l’écrivain dit que L’homme du bord extérieur est « une sorte de biographie non officielle. Le fils qui, lorsqu’il serait grand, voulait être écrivain, c’est moi ».341 Il souligne ensuite que de nombreux personnages qu’il a mis en scène dans tous ses livres postérieurs sont également ses propres incarnations imaginaires. Comme le héros collectif de ses ouvrages est un homme de lettres (ou un artiste en général), l’entrecroisement paradoxal du pacte fictionnel avec le pacte autobiographique dans ce cas signifie la transposition Paul Auster, entretien publié dans Le Monde, 26.7.1991, cité par Jean Kaempfer, Filippo Zanghi, « La voix narrative », Méthodes et problèmes, Genève, 2003, http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/vnarrative/index.html (Consulté le 9/07/2013). 340 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., pp. 215-216. 341 Ibidem, p. 216. 339 191 de ses expériences biographiques en fiction pour s’interroger comment elles ont influé son je d’écrivain et son écriture, comment elles lui ont fait découvrir sa vocation littéraire et l’ont mené aux épiphanies artistiques. La pratique narrative de Fresán, à l’instar du vaste cycle proustien, est donc l’écriture réflexive, l’écriture qui vise à étudier la figure universelle de l’écrivain (et du lecteur ou de l’écrivain-lecteur), les étapes successives de sa formation et de l’exercice de son métier, à partir de bribes éparses de ses expériences individuelles projetées vers un univers fictif. C’est dans ce sens qu’elle pourra répondre, au moins partiellement, à la définition de l’autofiction proposée par Stéphanie Michineau : Une autofiction est un récit où l’écrivain se montre sous son nom propre (où l’intention qu’on le reconnaisse soit indiscutable) dans un mélange savamment orchestré de fiction et de réalité dans un but autobiographique [dans le sens éthique de vérité].342 Cette quête de connaissance des mécanismes de la création et de la mémoire, de soi et de l’universel, est accompagnée de théorisation et d’un examen de l’organisation de son écriture. Les titres des nouvelles de La Vitesse des choses illustrent bien les grands thèmes de spéculation théorique autour desquels se configure l’univers fictif : « Notes pour une théorie du lecteur », « Notes pour une théorie de la nouvelle », « Sans titre : autres digressions sur la vocation littéraire », « Notes pour une théorie de l’écrivain ». La littérature (les genres) d’une part et la figure de son créateur d’autre part, ce sont précisément les deux voies de la réflexion qui résultent de l’insertion de l’expérience analytique au sein du récit, selon Serge Doubrovsky. Ainsi l’auteur (l’écrivain, le lecteur) et ses écrits deviennent les référents de l’autofiction qui forcément acquiert le caractère autoréférentiel, métatextuel, métafictionnel. 342 Stéphanie Michineau, « Autofiction: entre transgression et innovation », ed. cit. 192 L’autofiction aurait ainsi pour caractéristique de présenter, en filigrane, une réflexion sur le statut théorique des écritures à la première personne et de jeter la lumière sur les terroirs obscurs de la personnalité.343 Force est de constater ici que dans les livres frésaniens le travail de théorisation n’apparaît pas en filigrane. Au contraire, les méditations, les divagations, les parenthèses concernant les éléments divers de la production littéraire s’installent d’une manière ostentatoire dans le récit, parfois jusqu’à saturation. En privilégiant souvent la réflexion aux dépens de l’action, les narrateurs de Fresán manifestent une prédilection évidente pour les digressions et les définitions qui s’enchaînent vertigineusement. Ajoutons aussi que leurs spéculations sont menées invariablement d’un ton ludique, voire ironique, quelquefois poétique (métaphorique), même si leurs objets et conclusions oscillent entre le sérieux et l’absurde. À savoir, ils établissent par exemple les critères définitoires de la littérature, de la science-fiction, de la technique de cut-up, de la nouvelle, du roman, de l’écrivain et du lecteur, en se penchant également sur les définitions de la sainteté, de la mort, de la vitesse des choses, de l’amour, des souvenirs, de la mémoire, de l’amitié, des aéroports, et en se lançant sur la théorie scientifique d’une feuille de papier froissée. La problématique typiquement autofictionnelle de la relation indéterminée entre la fiction et la non-fiction est au cœur de cette réflexion. Les fragments évoqués à la suite, à titre d’exemple, montrent la dialectique du réel et du chimérique sur laquelle repose l’univers des livres frésaniens : Cher public, je considère aujourd’hui la fiction comme la force qui annule la distance entre une histoire et une vie ou une vie et une histoire. Si l’on apprend à la manier correctement, on ne tardera pas à se découvrir en possession du plus perturbateur des dons : la faculté d’entrevoir la possibilité certaine d’une trame jusque 343 Sébastien Hubier, op. cit., pp. 126-127. 193 dans les gestes apparemment insignifiants du quotidien (…) Soudain, tout paraît digne d’être manipulé et mis par écrit. Les personnes deviennent vite des personnages, et les puissantes exigences de la fiction étant satisfaites, les prières de plus en plus faibles de la réalité finissent par s’effacer.344 Le processus qui consiste à déguiser les réalités en fictions jusqu’à ce qu’on découvre qu’elles sont des faits incontestables à peine masqués par le cadre bien pratique de l’anecdote (…)345 Ce qui suit s’est réellement passé même si tout semble se confondre avec certaines manœuvres relevant plus de la fiction. Ce qui suit est mensonger même si tout semble se confondre avec certaines manœuvres relevant plus de l’autobiographie. Autrement dit, ce qui suit est plus ou moins vrai.346 Dans le dessein de définir sa méthodologie de « déguiser les réalités en fictions », Fresán avance les théories déjà mentionnées de l’irréalisme logique et de l’iceberg. La première, conçue á l’opposé du réalisme magique, en tant qu’une espèce de « version de l’antimatière ou trou »347, ne se base pas sur l’irruption du magique dans le réel, mais reflète une irréalité intime, intérieure se composant des rêves, souvenirs, idées et pressentiments, de temps en temps bombardée avec des lueurs de logique, de la vérité348. Autrement dit, c’est « une espèce de paysage complètement freak où j’introduis des données logiques »349. Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 575. Ibidem, p. 604. 346 Ibidem, p. 602. 347 Robert Juan-Cantavella, «El mío es un realismo lógico», entretien avec Rodrigo Fresán, http://literargent.blogspot.fr/2005/10/el-realismo-lgico.html («Es como una especie de versión de la antimateria o agujero del realismo mágico», consulté le 16/09/2014). 348 Rodrigo Fresán, «Tener estilo», op. cit. (« El irrealismo lógico es la contraparte complementaria del realismo mágico. Mientras el realismo mágico propone una realidad pública puntuada por reflejos fantásticos, mi irrealismo lógico apuesta por una irrealidad privada en la que, de tanto en tanto, es bombardeada por las esquirlas de lo verdadero »). 349 Robert Juan-Cantavella, op. cit., («una especie de paisaje completamente freak donde introduzco datos lógicos»). 344 345 194 La théorie de l’iceberg fait référence au principe du style minimaliste d’Ernest Hemingway, qui se fonde sur deux règles principales : la compression de détails et l’omission350. En général, d’après ce précepte le savoir de l’écrivain doit sous-tendre le récit au lieu de se manifester dans des accumulations des détails concrets, pour offrir au lecteur la possibilité de nouvelles interprétations du texte. Selon Fresán cette loi de n’énoncer qu’une huitième partie de ce que l’auteur pourrait dire est dangereuse. Il avoue préférer « le maximalisme pur au minimalisme sale »351 et se livre à la pratique de la libre association d’idées, puisque ce qui flotte hors de l’eau doit être pareillement « aussi prodigieux, blanc, invincible et plein de signification qu’une baleine appelée Moby-Dick »352[notre traduction]. L’évocation de la règle fondamentale en psychanalyse, l’association libre d’idées, n’est pas fortuite ici. L’idée de l’expression littéraire perçue en termes d’une technique d’exploration de l’inconscient, de pénétration de la mémoire et de l’imaginaire en vue de découvrir le vrai, d’une méthode autoanalytique, de cure, voire d’exorcisme, est bien présente dans les livres de Fresán. La situation communicationnelle d’une séance de psychanalyse occupe une place importante dans Esperanto, Mantra et « Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme » (La Vitesse des choses). C’est une autre affinité qui lie cette écriture avec l’autofiction. Selon Hubier la diffusion des théories psychanalytiques a influencé fortement l’émergence de l’autofiction, étant donné qu’elle paraît établir une relation nouvelle de l’auteur avec la vérité : 350 Geneviève Hily-Mane, Le Style de Ernest Hemingway: la plume et le masque, Publications de l’Université de Rouen, 1983, http://books.google.fr/books?id=N1MbsaoWvwC&pg=PA26&lpg=PA26&dq=hemingway+th%C3%A9orie+de+l'iceberg&source=bl &ots=g6DoL8V_yi&sig=ZqfM5dvbTCQcNrrnmvN0Nch0EpY&hl=en&sa=X&ei=SBXlUbnLN8Se 0QWQ8oGQDA&ved=0CDoQ6AEwAQ#v=onepage&q=hemingway%20th%C3%A9orie%20de% 20l'iceberg&f=false (Consulté le 16/09/2014) 351 Rodrigo Fresán, «Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano», en Palabra de América, ed. cit., p. 64 (« prefiero el maximalismo limpio al minimalismo sucio »). 352 Ibidem, p. 64 (« tan portentoso, blanco, invencible y lleno de significados como una ballena llamada Moby-Dick »). 195 Et c’est parce qu’elle repose sur une mise en pièces de l’identité qu’elle permet à son auteur de restituer des représentations de lui-même qui, tout en étant improbables, se rapprochent le plus, in fine, de la vérité.353 Pour conclure, compte tenu des observations qui précèdent nous pouvons dire que l’écriture transgressive de Fresán assimile certaines caractéristiques de l’autobiographie et de l’autofiction, mais elle se maintient toujours hors classification générique. C’est surtout à cause de l’absence des deux traits principaux de ces catégories : l’identité de l’auteur, du narrateur et du protagoniste confirmée par le nom propre (qui implique également le récit d’une vie individuelle, non de vies multiples), et l’effort de la vraisemblance. Comme l’explique Philippe Gasparini : « l’autofiction volontaire (…) glisse sciemment de l’autobiographie vers la fiction, sans déroger à la vraisemblance »354. La définition que propose Fresán, « une autobiographie non-autorisée, purement fictionnelle » 355 nous mène donc vers le troisième canton du territoire autobiographique contemporain : l’autofabulation. Le terme « autofabulation », créé par Vincent Colonna, a été introduit dans le débat théorique par Gasparini pour éviter les confusions. Il doit désigner la conception de l’autofiction avancée par Philippe Lejeune, Gérard Genette et, particulièrement, Vincent Colonna ; la conception qui est forcément divergente de la perspective originale de Doubrovsky. Contrairement à celle-ci, qui s’engage à ne relater que des « faits et événements strictement réels », l’autofabulation vise « un récit contradictoirement, de statut déclaré autobiographique (selon les critères de Philippe Lejeune : par homonymie entre l’auteur, le narrateur et le Sébastien Hubier, op. cit., p. 125. Philippe Gasparini, « De quoi l’autofiction est-elle le nom ? », Conférence prononcée à l’Université de Lausanne, le 9 octobre 2009, http://www.autofiction.org/index.php?post/2010/01/02/De-quoi-l-autofiction-est-elle-lenom-Par-Philippe-Gasparini (Consulté le 5/07/2013). 355María Sonia Cristoff, « La salvación de los malditos », http://www.literatura.org/Fresan/rfR2.html (Consulté le 5/7/2013) (« La definición a la que llegué en cuanto al género es que, paradójicamente, La velocidad de las cosas es una autobiografía no autorizada, puramente ficcional »). 353 354 196 personnage) mais de contenu manifestement fictionnel (par exemple : fantastique ou merveilleux) »356. Dans une thèse dirigée par Genette et ensuite dans un livre Autofictions et autres mythomanies littéraires (Tristram, 2004), Colonna s’empare de la notion de l’autofiction pour lui conférer donc une étendue très large. Il ne la conçoit pas comme un genre, mais plutôt comme un phénomène littéraire qui peut être défini ainsi : Tous les composés littéraires où un écrivain s’enrôle sous son nom propre (ou un dérivé indiscutable) dans une histoire qui présente les caractéristiques de la fiction, que ce soit par un contenu irréel, par une conformation conventionnelle (le roman, la comédie) ou par un contrat passé avec le lecteur.357 Cette définition large désigne alors une fiction de soi en général, et couvre ainsi un vaste éventail d’œuvres tout au long de l’histoire de la littérature, depuis Lucien de Samosate, un rhéteur et satiriste de l’ancienne Syrie (p. ex. Histoire véritable, L’Âne) et Dante (La Divine Comédie), jusqu’á Witold Gombrowicz (Ferdydurke, Trans-Atlantique), Louis-Ferdinand Céline (Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit) et Jorge Luis Borges (L’Aleph). La projection de l’auteur dans des situations imaginaires s’opère dans ces livres selon quatre styles autonomes d’autofabulation (autofiction) : le fantastique, le biographique, le spéculaire et l’intrusif (autorial). Colonna souligne, cependant, que ces quatre postures de la mythomanie d’auteur dans les textes majeurs se cumulent, se contaminent ou s’échangent, malgré leurs contradictions: C’est que les meilleures postures fabulatrices, les stratégies d’autofiction les plus efficaces sont feuilletées, mélangées ou hybrides. En littérature, c’est toujours l’effet obtenu, le résultat qui 356 357 Gérard Genette, Bardadrac, Seuil, 2006, cité par Philippe Gasparini, op. cit. Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies littéraires, Tristram, 2004, pp. 70-71. 197 décide d’un choix poétique ; non la conformité d’un procédé, ou la cohérence logique d’un agencement.358 Comme l’admettent Genette et Colonna, ce type d’autofiction (l’autofabulation), assez populaire dans le passé, est peu pratiqué dans la littérature actuelle, largement dominée par les démarches autofictionnelles s’inscrivant dans le sens inaugural de Doubrovsky. Curieusement, Genette, à la recherche d’une dénomination nouvelle pour ce corpus, appelé par Gasparini l’autofabulation, a « envisagé fugitivement le concept également contradictoire d’autobiographie non autorisée »359, le terme identique à celui proposé à plusieurs reprises par Rodrigo Fresán pour la définition de son écriture. Pareillement, le pacte de l’autofabulation formulé ludiquement par Genette comme suit : « Moi auteur, je vais vous raconter une histoire dont je suis le héros mais qui ne m’est jamais arrivée »360, semble bien correspondre à différentes réflexions et déclarations de Fresán et de ses narrateurs, par exemple : « Ce qui suit est mensonger même si tout semble se confondre avec certaines manœuvres relevant plus de l’autobiographie ». Les mécanismes de l’autofabulation chez Fresán sont divers et mélangés. En premier lieu, on y remarque rapidement des stratégies du spéculaire. D’après Colonna, ce procédé, désignant une posture réfléchissante, consiste à refléter l’auteur ou son ouvrage à l’intérieur du livre, comme dans un miroir, et montrer ainsi « une image de l’écriture au travail, de sa machinerie et de ses émotions, de son vertige aussi »361. Le lecteur peut observer alors une silhouette, une ombre de l’auteur ou du livre dans un coin du texte, grâce aux techniques de métalepse et de mise en abyme. Cette opération, parallèle à la figure du « tableau dans le tableau » connue dans la tradition picturale (Les Ménines de Vélasquez étant son exemple le plus souvent évoqué), n’exige pas la présence du nom propre de l’auteur dans son texte. Il suffit qu’il y ait des indices intra et extratextuels qui renvoient le narrateur incontestablement à l’auteur. 358 359 360 361 Ibidem, p. 146. Gérard Genette, Bardadrac, Seuil, 2006, cité par Philippe Gasparini, op. cit. Idem, Fiction et diction, 1991, p. 86, cité par Philippe Gasparini, op. cit. Vincent Colonna, op. cit., p. 119. 198 Dans le cas de Rodrigo Fresán, cependant, le lecteur voit la présence de l’écrivain réfléchie dans un miroir ou des miroirs déformants. Citons ici les mots du narrateur-écrivain des « Notes pour une théorie de la nouvelle » : Peut-être les nouvelles – certaines nouvelles – sont des illusions d’optique de la littérature, des mirages où l’on se voit déformé, reflété plusieurs fois jusqu’à ce reflet devienne notre visage, jusqu’à ce qu’on oublie le visage qu’on avait étant enfant, tout comme on oubliera malgré nos efforts la tête qu’on aura sur notre lit de mort, cet endroit où on a juste le temps de se faire raconter une nouvelle et non un roman.362 Autrement dit, l’image de l’auteur transférée dans son texte n’est toujours qu’une variation, une version possible, son double fictif doté d’une vie semblable, mais légèrement différente. Dans La Vitesse des choses, par exemple, le lecteur sait que le modèle du supra-narrateur anonyme est Rodrigo Fresán, grâce aux indices biographiques intercalés dans des textes différents du recueil. Nous apprenons par exemple qu’il a travaillé avec Ernesto Tiffenberg dans la rédaction d’un quotidien. Parmi les fondateurs du journal figurait Osvaldo Soriano, l’un des écrivains argentins qu’il admirait le plus, avec qui il s’est lié « d’une amitié étrange et néanmoins solide » et qui, finalement, est mort d’un cancer (« Chivas Gonçalvez Chivas : l'art raffiné d'écrire des nécrologies »). Dans « Notes pour une théorie de l’écrivain » non seulement il revendique la paternité du recueil intitulé La Vitesse des choses, mais encore il soutient qu’il a écrit L’Homme du bord extérieur, qu’il est argentin, a participé au workshop littéraire de l’Iowa, ses écrivains préférés étant Cheever et Vonnegut et qu’il a été déclaré mort-né, avec une côte supplémentaire. En revanche, il évoque les titres de certaines nouvelles du livre, à savoir « Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes », « Petit manuel d’étiquette funéraire » et « Cartes postales envoyées depuis le pays des hôtels », en précisant néanmoins que ce sont des récits qu’il a 362 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 197. 199 voulu et n’a pas pu écrire. Ensuite il cite quelques titres de ses interventions à la Fondation, qui se révèlent être les titres des textes intégrés dans L’Homme du bord extérieur et Vies de saints, respectivement : « La Vocation littéraire » et « L’Esprit Saint (un requiem) ». Pour comble, dans ce jeu de miroirs il déclare être également l’auteur de la biographie de Federico Esperanto, qui dans cette version de l’histoire ne porte pas le titre Esperanto, mais Air Guitar, et Walkman People, un livre fictionnel qui apparaît en mise en abyme dans une autre nouvelle frésanienne intitulée « Gente con Walkman » [« Homme avec Walkman », dans L’Homme du bord extérieur] : The Speed of Things est une chanson sur tout et sur rien, et dès la première écoute, j’ai su que c’était le titre que je cherchais pour mon livre. (…) Robyn Hitchcock s’était déjà manifesté avec force dans Air Guitar, une biographie non autorisée du musicien Federico Esperanto où je reprenais le système de L’Homme du bord extérieur – mon autre biographie non autorisée, celle du guérillero Lucas Chevieux – en le combinant avec l’esthétique générationnelle de mon sublime et stupide bestseller, Walkman People.363 Le narrateur éclaircit ainsi cette série de réflexions spéculaires : Je suis l’ombre d’un écrivain, ceci est l’ombre d’une nouvelle mais – j’espère ne pas me tromper – ces deux ombres sont projetées par le corps plus ou moins bien éclairé d’une de mes multiples conférences.364 Dans les limites d’une phrase, le je renvoie alors à deux sujets distincts. Le narrateur et l’auteur du récit individuel (« Je suis l’ombre d’un écrivain ») se métamorphose sans avertissement en supra-narrateur et l’auteur du recueil entier qui contient plusieurs textes (« une de mes 363 364 Ibidem, p. 607. Ibidem, p. 571. 200 multiples conférences »). Cette pratique de changement arbitraire et imprévisible de la perspective narrative, fréquente dans l’œuvre de Fresán, fait que le lecteur, qui doit rester très attentif, s’autorise à interpréter toutes les figures de l’écrivain aux niveaux divers de narration comme des émanations successives de la même instance ou comme des échos de la même voix. En outre, il faut rappeler ici qu’à l’alternance des perspectives narratives s’ajoute le phénomène d’empiètement du discours du supranarrateur sur les paroles de ses personnages-narrateurs (quand les expressions propres de son style ou thèmes typiques de sa réflexion envahissent le récit des personnages). Comme l’explique Colonna, les techniques de l’autofabulation spéculaire exposent aux regards des lecteurs les coulisses de l’acte créatif qui a fait naître le livre, en incitant à s’interroger sur qui écrit et qui raconte. C’est une manière de montrer la littérature comme un laboratoire et l’écrivain non plus comme un prestidigitateur, créateur d’une illusion, mais comme un expérimentateur en train d’essayer de nouvelles formes d’expression. L’impression constante d’observer ce « work in progress », un objet littéraire in statu nascendi, est obtenue chez Fresán grâce à l’union des jeux du spéculaire avec l’autofiction intrusive (autoriale). Le supra-narrateur de La Vitesse des choses annonce au début de la dernière nouvelle « Maintenant j’apparais » et il se dévoile entièrement, devient le protagoniste et s’installe ainsi au centre de son propre récit. Dans les autres nouvelles, par contre, il n’intervient qu’en tant que commentateur, « un narrateur-auteur » en marge des intrigues. Il n’est pas au cœur du récit, même s’il est mené à la première personne, mais il manifeste sa présence dans des intrusions au milieu ou à la fin des nouvelles, parfois marquées par des parenthèses ou séparées graphiquement. C’est une voix « solitaire et sans corps »365 qui s’adresse au public (lectorat), commente et évalue le texte, son organisation, son style, ses inspirations. Elle dresse au niveau de la narration une trame métatextuelle parallèle de l’auteur en train d’écrire. Il faut relever ici, ce nonobstant, la complexité de cette démarche : puisque beaucoup de narrateurs des récits 365 Vincent Colonna, op. cit., p. 135. 201 sont aussi en train de rédiger des textes de nature variée, le discours autorial et les commentaires métatextuels des personnages se chevauchent, se fondent de temps en temps pour se détacher plus tard. Les paroles des narrateurs ne font souvent qu’obscurcir encore la question et ainsi la relation ambiguë entre les instances différentes de la narration, que la narratologie nous a appris à distinguer systématiquement, devient l’objet d’expérimentation et de réflexion. Par exemple, le narrateur-héros du « Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme » (La Vitesse des choses) relate sa vie à la première personne en utilisant la forme de mémoires ou confessions. Malgré l’élément autobiographique inhérent à ce genre et, pour cela, l’identité narrateur=personnage attendue par le lecteur, il révèle quelques pages plus tard que ce n’est pas lui, mais « un écrivain dont le nom – dans un souci évident d’élégance et par mesure de prudence bien compréhensible – ne sera pas mentionné dans ce récit » qui est « l’involontaire organisateur de mots de ces mémoires volontaires ». L’histoire racontée oralement par le personnage éponyme de la nouvelle (« le salaud ») est alors transcrite/organisée par un auditeur/écrivain/éditeur anonyme : Avertissement : cette voix n’est pas la mienne. Cette voix ne m’appartient que le temps d’ordonner l’histoire de mon désordre. Je suis et je ne suis pas l’auteur de Ma sale vie : réflexions éparses pour une esthétique du salaud. Je me trouve dans la position la plus confortable : je raconte mon histoire et laisse pour un soir quelqu’un d’autre la mettre au propre en se servant de ma voix. Ce soir, je suis un organisateur de mots.366 Ceci étant fixé, quelques lignes plus tard le lecteur est confronté aux commentaires faits par l’écrivain insérés dans le monologue et critiqués ironiquement par son personnage, à ses réactions présentées à la troisième personne (« l’écrivain dont je préfère taire le nom dans un souci évident 366 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 247. 202 d’élégance et par mesure de prudence bien compréhensible essuie une larme et dit je ne sais quoi sur les épiphanies »367) et à des passages que nous ne pouvons pas attribuer au scripteur prétendu, par exemple : Parvenu à ce point de notre vol, je réclame pour mon compte les bénéfices d’une manœuvre stylistique déjà utilisée en de nombreuses occasions par l’écrivain dont je préfère taire le nom dans un souci évident d’élégance et par mesure de prudence bien compréhensible. Qu’il soit bien clair que cet écrivain, sans demander la permission et encore moins le reconnaître, a également « emprunté » ce recours narratif à un autre écrivain…368 Les rôles qui ont été initialement interchangés, puisque le je renvoyait au personnage (le salaud) et le il au narrateur (l’écrivain), se multiplient encore en formant un palimpseste hallucinant de voix. Il s’avère donc que l’histoire racontée à l’oral par le personnage et rédigée ensuite par l’écrivain (qui prenait des notes dans un petit carnet), a été finalement corrigée et augmentée par le même personnage (qui devient ainsi le narrateur du récit), ce qu’il avoue dans les phrases suivantes : Arrivé à ce point, je m’empresse d’expliquer que l’indiscipline de mon histoire n’a guère de rapport avec le rythme et la suite d’événements que j’ai mis à la disposition d’un écrivain dont je préfère taire le nom dans un souci évident d’élégance et par mesure de prudence bien compréhensible. Je me rappelle lui avoir tout raconté (et j’en profite pour préciser, pour vous préciser, que je ne raconte pas tout ici)…369 Cette construction narrative à quatre niveaux est néanmoins encore plus profonde. La situation narrative du texte est modifiée a posteriori dans 367 368 369 Ibidem, p. 270. Ibidem, pp. 278-279. Ibidem, p. 300. 203 le contexte plus large du recueil, vu que la nouvelle finale du livre nous informe que cet écrivain incognito, ivre, rencontré dans la pénombre d’un boui-boui de l’hôtel Grand Cosmo, est l’écrivain de la Fondation, c’est-à-dire le supra-narrateur du recueil, l’avatar fictionnel de Rodrigo Fresán (ce que le lecteur a pu soupçonner déjà en lisant qu’il parle d’épiphanies et utilise des techniques narratives de l’écrivain « qui affichait très souvent son mépris des avions et préférait se présenter comme un descendant direct des hommes et des femmes débarqués sur les plages de son pays à bord du Mayflower », autrement dit John Cheever). Dans cette perspective, le vieil écrivain crée dans sa nouvelle un narrateur-héros (le salaud) dont il est un personnage et l’inspiration (le recours au spéculaire), et remplit simultanément la fonction de « l’agent confesseur, l’homme qui prête sa voix et son style ». Nous observons donc une inversion des rôles intéressante : ce n’est pas l’écrivain qui est à la recherche d’une nouvelle manière de s’exprimer pour créer des idiolectes, des héros dotés de langages particuliers et caractéristiques. C’est le personnage-narrateur qui assume la fonction de l’écrivain en imitant son style et en produisant un discours, tandis que l’écrivain n’est que son personnage, un auditeur, un modèle critiqué ironiquement et un auteur raté de brouillons, massacré finalement à coups de pied dans une ruelle. Le travail de se mettre dans la posture d’écrire n’est pas, cependant, facile : … à mesure que je m’approche de la fin, il m’est de plus en plus difficile de garder le ton, d’autant que ma vraie voix, ma voix actuelle, commence à résonner sous les fissures de ma peau de caméléon. (…) J’entre dans ma vie d’écrivain et j’en sors comme on s’autoriserait un court vertige, un tour de plus dans les portes à tambour des grands magasins.370 La multiplication et superposition des niveaux narratifs à la manière d’un canon musical, la thématisation de l’art de création d’un personnage littéraire, les commentaires sur la structuration du texte, les techniques et 370 Ibidem, p. 341. 204 les focalisations narratives possibles façonnent une trame métatextuelle parallèle à l’histoire, une trame qui revêt une importance égale ou même supérieure à celle de la vie du protagoniste. La dimension réflexive de la nouvelle est aussi l’occasion pour une autocritique ludique : Mais évidemment, le point de vue du protagoniste sur la trame de sa vie est bien différent de celui de l’homme qui doit se contenter de la narrer. De grands écrivains – les plus grands, les plus rares– sont parvenus à dominer l’alchimie difficile de leurs personnages et à distiller leur essence pour obtenir le miracle presque trompeur et philosophal de créatures qui s’arrangent pour leur survivre dans le temps et l’espace. A l’évidence, mon écrivain ne faisait pas et ne ferait jamais partie de ce régiment sélect de magiciens.371 Le cas de la cinquième nouvelle du recueil, « Sans titre : autres digressions sur la vocation littéraire », est également représentatif du point de vue de la mise en œuvre de l’autofiction intrusive et spéculaire. Le narrateur du récit est un jeune homme qui raconte à la première personne comment il est devenu un écrivain-imposteur. D’abord il se présente en tant qu’un gardien du temple, un apôtre de Jésus-Christ, ou un lieutenant de Napoléon, c’est-à-dire un fidèle disciple d’un écrivain célèbre décédé, Benjamín Federov. Il est aussi l’auteur d’un recueil des nouvelles intitulé La Fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là (une mise en abyme, puisque c’est le titre du onzième texte de La Vitesse des choses) qui contient par exemple « Amoureux de l’art », « Histoires avec monstres » (autres nouvelles du livre frésanien) et, naturellement, « La Vitesse des choses ». Voilà le commentaire que fait le narrateur sur cette dernière nouvelle : 371 Ibidem, p. 333-334. 205 … La Vitesse des choses, je ne la comprends pas. Je ne comprends pas de quoi il s’agit. Peut-être n’est-elle même pas une nouvelle, mais autre chose, d’autres choses.372 Soudain, un espace blanc introduit une autre voix qui s’installe dans le discours du jeune écrivain sans avertissement : Ce n’est pas moi qui viens de tenir ces propos, mais pendant quelques pages, je vais devenir la voix et la vie du narrateur. Je me réfugie à nouveau derrière le recours métafictif qui consiste à écrire ou à tenter d’écrire une nouvelle intitulée Sans titre. Je choisis encore ce ton et cette forme qui, à vrai dire, commencent à me lasser et que j’aimerais vraiment laisser derrière moi une bonne fois pour toutes.373 Ensuite, cet auteur « solitaire et sans corps » explique les circonstances et inspirations de la création du texte : J’écris les faits loin du lieu où ils me sont passés par tête. L’idée de cette histoire m’est venue dans un taxi, pendant que je bavardais avec mon ami écrivain et que nous évoquions les aventures d’un ami mort qui n’était pas un écrivain, mais un grand personnage. Près de deux ans plus tard, je couche ce récit sur papier (…) Si Benjamín Federov avait existé, s’il n’était qu’une sorte de pollution virale issue d’une surexposition récente aux nouvelles d’Henry James (…)374 Après quelques digressions, lorsqu’il reprend le fil de la trame, il change de perspective. Il prend de la distance et continue le récit à la troisième personne pour révéler qu’en réalité le jeune homme, narrateur de 372 373 374 Ibidem, p. 183. Ibidem, p. 187. Ibidem, pp. 187-188. 206 la première partie du texte, n’est pas l’auteur du recueil La Fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là. À la suite de la mort du grand écrivain, le jeune homme découvre que son maître a eu une deuxième existence secrète, et dans le but de la cacher à sa femme il a inventé dans le moindre détail une amitié inexistante avec lui et a écrit le recueil inédit en mettant le nom de son disciple prétendu sur la première page du manuscrit. Le jeune homme croit comprendre le projet de Benjamín Federov, qui désirait transférer son rôle de créateur hors la littérature, dans la vie réelle. Aux yeux du grand écrivain « le meilleur moyen de ressembler à Dieu est de créer un autre écrivain à son image et de le doter du talent de la trahison ». Le jeune homme devient alors involontairement l’imposteur, le gardien d’un secret, l’auteur d’un livre qu’il n’a jamais écrit et le protagoniste d’une vie qu’il n’a jamais vécue. L’auteur mystérieux du texte, qui recule dans ce fragment de la nouvelle, marque de nouveau sa présence dans les dernières lignes de la narration en ajoutant un petit commentaire entre parenthèses (« cette partie voilée de l’histoire [une partie dont j’ignore tout moi-même] »). Il avoue ainsi qu’il en sait moins que ses personnages et il conclut ensuite la nouvelle en répétant sa ritournelle (« cette voix … n’est pas la mienne »). « Sans titre : autres digressions sur la vocation littéraire » se présente donc comme un texte qui thématise les rapports entre l’écrivain et l’histoire, entre l’auteur, le narrateur et le personnage, entre le monde réel et la fiction. Il explore la construction de l’instance narrative, les relations entre la voix et la perspective, vu que la structure du récit se fonde sur les mutations de la focalisation : la nouvelle démarre avec la focalisation interne et l’identification au personnage (le personnage focalisateur est le jeune disciple), elle se transforme ensuite en focalisation zéro (quand le vrai narrateur-auteur se dévoile, prend le relais pour raconter la suite de l’histoire à la troisième personne), laquelle acquiert néanmoins des traits du point de vue externe (lorsque le narrateur admet ne pas connaître le secret du grand écrivain, son personnage). Pour terminer ajoutons que, à l’instar d’autres nouvelles du recueil, les indices comme les expressions connues (« je suis … heureux qu’il en soit ainsi » ou « J’aime à penser… ») ou la 207 référence à la neige comme source d’inspiration, désignent le supranarrateur de la série qui est l’auteur anonyme de la nouvelle. Les différentes techniques de l’autofabulation mises en œuvre dans les recueils de Fresán arrivent souvent à leur apogée dans les nouvelles stratégiquement placées à la fin des livres. Après les jeux avec les formes spéculaires et intrusives de la mythomanie d’auteur, l’écrivain sort de l’ombre, devient le personnage de son récit, se situe au centre du texte. Dans « La vocation littéraire » (L’homme du bord extérieur), la première nouvelle de ce cycle des textes qui traverse les livres différents et a pour le héros le substitut littéraire de l’écrivain Fresán, il marie l’autofiction fantastique et biographique. La narration est édifiée à partir de deux niveaux, où l’alternance de la première et de la troisième personne accentue grammaticalement la frontière entre deux univers distincts et le dédoublement du narrateur. Les fragments rédigés à la troisième personne, dont le personnage est « le fils qui voulait être écrivain lorsqu’il serait grand », racontent les souvenirs de l’enfance du narrateur et sa formation littéraire. Ce sont les passages du texte qualifiés par Fresán dans l’un de ses entretiens comme strictement autobiographiques, et que nous pouvons décrire comme proches de l’autofabulation biographique. Même si le nom propre de l’écrivain, son patronyme ou prénom, n’apparaissent jamais dans le texte (ce qui selon certains critiques est la condition sine qua non de l’autofiction biographique375), les aventures enfantines de son double partent clairement de la réalité biographique, des données réelles, vers l’affabulation. Le récit reste cependant au plus près de la vraisemblance. Sur l’autre niveau narratif, par l’autofabulation contre, nous fantastique. observons Le cadre de le la mouvement narration inverse est de d’emblée imaginaire, puisque le vieil écrivain se trouve dans le futur sciencefictionnel. Il se présente comme le dernier spécimen d’écrivain vivant sur la Terre, nourri de produits chimiques conçus pour prolonger sa vie, à la veille de « la future fabrication en série d’écrivains, afin de faire face aux nécessités 375 Voir Vincent Colonna, op. cit., pp. 99-100. 208 d’un monde lassé des rigueurs de l’immortalité »376. Dans cette réalité postapocalyptique le lieu unique de stockage de la mémoire collective est l’ordinateur. Les souvenirs cybernétiques occupent tout un bâtiment de la Fondation, la seule existence est donc celle confirmée par les hologrammes sautant depuis l’écran. Puisqu’il a réussi à effacer l’Argentine avec toute son histoire de l’ordinateur en appuyant la touche delete, le narrateur se proclame aussi « le serial killer, le dessinateur de cartes géographiques et maître de l’histoire de l’Argentine qui, à partir de cette nuit ultime, ne connaîtra plus autre chose que le style ambigu de ses fictions à lui »377. Malgré le statut incontestablement fictionnel du protagoniste, son public et leur monde, quand il commence à relater ses premiers pas dans le workshop littéraire de l’Iowa (qui datent de quelques décennies), quand il restitue les conversations avec ses écrivains préférés ou fait des commentaires sur Lucas Chevieux et son roman L’Homme du bord extérieur, il s’approche graduellement de l’identité de Fresán. Le même écrivain, dédoublé en « le fils qui voulait être écrivain lorsqu’il serait grand » et le dernier individu de sa race éteinte dans l’avenir, le seul à invoquer le fantôme « de son désormais inexistant pays d’origine », est le narrateur de « L’Esprit Saint (Un requiem) » (Vies de saints), « La Forma del Final » (Trabajos manuales), « Chivas Gonçalvez Chivas : l’art raffiné d’écrire des nécrologies » et « Notes pour une théorie de l’écrivain » (La Vitesse des choses). Dans le cadre des recueils de Fresán ces nouvelles forment un petit cycle où se cumulent les éléments de l’autofabulation fantastique, biographique et spéculaire. Les neuf livres de Rodrigo Fresán composent donc une collection des « mutations polymorphes et perverses du genre autobiographique » qui peuvent être étudiés sous l’angle des types variés de l’autofabulation de Colonna. Les recueils de nouvelles et les romans proposent des variations de la même « biographie non autorisée » de l’auteur en train d’écrire, des versions imaginaires de l’écrivain absorbé, dévoré et parfois complètement perdu dans son travail de conception, variations qui émanent toutes d’un 376 377 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 197. Ibidem, p. 159. 209 modèle lointain ou très proche de l’auteur réel, Fresán. À la fois narrateur dans ses textes et auteur dans l’espace paratextuel, il adopte l’attitude du chercheur qui se demande comment naît la littérature. Il analyse son propre atelier d’écriture qui devient l’un des thèmes principaux de ces écrits. Dans cette optique, la pratique littéraire de l’auteur pourrait être qualifiée aussi d’« auto-critique génétique fictionnelle ». À la manière de la critique génétique scientifique, elle examine les coulisses de l’écriture avec des phases différentes et les éléments du processus compliqué de la création378. La construction atomisée, génériquement hybride, polyphonique, non achevée et non linéaire des livres de Fresán, conjointe avec sa dimension métatextuelle, la posture intrusive, digressive et autoréférentielle du narrateur, provoque chez le lecteur l’impression qu’il est confronté aux manuscrits de travail de l’écrivain. Dans l’assemblage des esquisses littéraires, les brouillons sont accompagnés du, ou plutôt mêlés au commentaire du narrateur-auteur, qui peut être prononcé depuis une position temporelle simultanée ou postérieure par rapport au moment du récit. Cette espèce de « dossier génétique » devient donc l’objet d’une analyse qui se déroule au sein du texte et est réalisée par son auteur. La mise en lumière du work in progress, des œuvres en devenir, afin de mieux comprendre les mécanismes qui gouvernent l’écriture, est omniprésente dans les livres frésaniens. Elle est particulièrement visible dans les nouvelles dont le thème explicite est le projet littéraire, son exécution et son auteur, comme par exemple « Le héros du roman que je n’ai pas encore commencé à écrire » (L’Homme du bord extérieur), « Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme », « Notes pour une théorie de la nouvelle » (La Vitesse des choses), et dans le paratexte. Notamment dans les abondants textes postliminaires à ses œuvres Rodrigo Fresán fournit minutieusement la documentation concernant ce que la critique génétique nomme l’endogenèse, c’est-à-dire les exogénétiques, étapes à savoir, successives les de précisions l’écriture, relatives et aux les éléments inspirations « Critique Génétique et Autofiction », entretien Susana Aroyo et Isabelle Grell, http://www.autofiction.org/index.php?category/sur-le-genre/page/2 (Consulté le 7/08/2013). 378 210 biographiques, les circonstances du travail et de l’édition, les remaniements divers lors des éditions et traductions suivantes, suppressions, ajouts (les fameux bonus-tracks), déplacements et corrections et, finalement, les références littéraires et extra littéraires, les faits divers, les lieux visités et représentés dans le texte, etc. Ce qui différencie, en revanche, la démarche de l’écrivain de celle de la critique génétique, c’est l’objectif de la recherche. Les avant-textes, les variantes et les ébauches qu’il étudie ne conduisent pas à créer un livre complet, terminé, parfait. Son examen ne peut pas, par conséquent, servir à éclairer un autre texte publié, expliquer l’origine d’un autre ouvrage. Les cahiers fictionnels de l’auteur, étudiés en tant que « lieu de mémoire des œuvres in statu nascendi »379, inachevés, remplis de notes, de contradictions, d’autocritique et la documentation postliminaire, constituent un vrai témoignage de sa formation et de son développement, autrement dit, son autobiographie d’esprit, d’écrivain et de lecteur. Selon les dires de Rodrigo Fresán, son écriture est construite de lectures, et « la carte de nos lectures finit par constituer une sorte de biographie alternative mais plus que fidèle de nous-mêmes. Un ADN de papier et d’encre avec lequel – si nous avons de la chance – sera construite la trame de notre Paradis particulier »380 [notre traduction]. 379 Ibidem. Rodrigo Fresán, «Tener estilo», op. cit. («...el mapa de nuestras lecturas acaba constituyendo una suerte de biografía alternativa pero más que fiel de nosotros mismos. Un ADN de papel y tinta con el que – si hay suerte – estará construida la trama de nuestro particular Paraíso »). 380 211 2.2. Kaléidoscope générique et effects spéculaires. Les variations infinies du chaos dans « Notes pour une théorie de la nouvelle » (La Vitesse des choses) Selon moi, une bonne histoire se présente toujours comme le lieu idéal d’où contempler les inépuisables variations du chaos. 381 Rodrigo Fresán La Vitesse des choses comme kaléidoscope générique Les romans et les collections de nouvelles de Fresán sont donc les volumes d’une longue biographie non-autorisée, dont la construction est édifiée avec des éléments d’une multitude de sous-genres littéraires, paralittéraires et d’autres genres discursifs. Pour expliquer le procédé de l’hybridation générique chez l’auteur et ses jeux de mise en abyme, nous allons nous pencher sur le cas particulier d’une nouvelle intégrée du recueil La Vitesse des choses, « Notes pour une théorie de la nouvelle »382. Comme nous l’avons commenté auparavant, chaque livre de Fresán est le fruit du croisement de plusieurs genres, mais il maintient, néanmoins, une tendance prépondérante unique. Les chapitres de La Vitesse des choses reprennent alors le modèle formel de la collection de nouvelles intégrées de L’homme du bord extérieur (avec tous les mécanismes d’unification, de répétition et de variation étudiés dans les parties précédentes de notre travail). Étant donné la longueur très variable des quinze textes (entre dixsept pages pour « Sans titre : autres digressions sur la vocation littéraire » et Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, op. cit., p. 251-252. Nous avons présenté des études brèves de La Vitesse des choses et de « Notes pour une théorie de la nouvelle » respectivement dans : Ewa Bargiel, « Al acecho de las infinitas variaciones del caos. Transgresiones genéricas en La velocidad de las cosas de Rodrigo Fresán», dans Transmission/Transgression. Culture hispanique contemporaine, Hispanística XX, Centre Interlangues Texte, Image, Langage, Université de Bourgogne, Dijon, 2009, pp. 201-212 ; Ewa Bargiel, « Ilusiones ópticas de la literatura. Experimentación genérica en ˝Apuntes para una teoría del cuento˝, de Rodrigo Fresán », dans Discours et genres rebelles. Culture hispanique (XXe-XXIe siècles), textes réunis et présentés par Hélène Fretel et Cécile Iglesias, Hispanística XX, Centre Interlangues Texte, Image, Langage, Université de Bourgogne, Dijon, 2011, pp. 127-140. 381 382 212 cent trois pages pour « Monologue pour salaud avec baleines… »), ceux-ci gravitent dans une zone grise entre le roman et la nouvelle et peuvent être qualifiés chacun de nouvelle, roman court, roman ou encore roman fragmenté (d’après la définition de Juan Armando Epple383). L’écrivain, pour sa part, dans la note ouvrant le recueil fait alterner les termes conte (ou nouvelle), récit et récit long ("cuento", "relato" et "relato largo"). Le narrateur de « Notes pour une théorie de la nouvelle » décrit ce type de textes comme … les récits marathoniens, les romans comprimés et réduits à leur plus simple expression, mais non délestés pour autant de leur énergie et de la valeur nutritive de leurs pics et de leurs plaines. Nouvelles Zimzum. Balles de ping-pong sous la pluie. Explosions dans le désert.384 En général, afin d’interroger l’identité générique de ses textes, Fresán utilise les termes « cuento » et « relato » en tant que synonymes. Cependant, une forte prédilection pour « cuento » est notable chez lui. La sonorité de ce mot, répété jusqu’à saturation, est souvent l’objet de jeux, comme dans le fragment déjà cité de « Notes pour une théorie de la nouvelle » : Cuando ya no hay nada por hacer, pienso que los cuentos – ese intento fracturado de cuento, este cuento hecho de pedazos de varios cuentos – son el mejor y más rápido modo de explicarnos algo verdadero mediante el artilugio de una ficción. Los cuentos Juan Armando Epple, «Novela fragmentada y micro-relato», El Cuento en Red, No. 1, 2000, http://cuentoenred.xoc.uam.mx. (“La novela fragmentada, en este sentido, asume creadoramente una deuda con la vanguardia latinoamericana, preocupada tanto por la aceleración de la historia como por la atomización de los discursos y mensajes, para reconfigurar simbólicamente los dilemas gnoseológicos y éticos de un sistema nacional social y culturalmente segmentado. (…) Es una estética que por una parte subvierte la concepción tradicional de la novela como un orden sequencialmente lógico, deroga la noción de totalidad compresiva, o la ilusión de totalidad, y con ello la confianza en la potestad del narrador, y por otra – quizás su aporte más renovador – apela a un nuevo tipo de lector, un lector que debe involucrarse activamente en el proceso narrativo y ejercitar sus propias estrategias de lectura. La fragmentación a la vez desjerarquiza los supuestos de coherencia textual y en algunos casos, como en el notable ejemplo de Rayuela, de filiaciones genéricas, y para el fenómeno que aquí nos interesa pesquisar, suele investir al segmento narrativo de una densidad significativa mayor”, consulté le 16/09/2014). 384 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, op. cit., pp. 237-238. 383 213 son, sí, formas astutas y sólidas de afirmar algo en el terremoto constante de nuestra realidad. Contamos cuentos para sentir que nuestras vidas cuentan. Así, los cuentos – como las vidas – son formas elusivas y difíciles a la hora de la clasificación.385 [notre soulignement] L’écrivain emploie également les mots « historia », « narración » et « ficción ». À l’opposé de « cuento », qui est utilisé dans le contexte métalittéraire pour dénommer une forme littéraire, un genre ou la façon d’organiser l’histoire, c’est-à-dire le récit, « historia » désigne plutôt les récits oraux ou l’histoire (« une intrigue et les personnages dans un univers spatiotemporel »386, selon Genette). D’ailleurs, il faudra signaler que cette distinction entre le genre, le récit et l’histoire racontée (entre la forme et le contenu, pour simplifier notre discours) se perd complètement dans la traduction d’Isabelle Gugnon. La traductrice, dans le but d’éviter les répétitions, traduit « cuento » d’une manière arbitraire par « nouvelle », « récit », « histoire » ou « narration ». Ce procédé prive l’écriture frésanienne de sa caractéristique capitale, la récurrence rythmique, sonore et thématique, tout en obscurcissant la pensée théorique du narrateur. Ce défaut de rigueur dans la traduction est bien visible dans le passage qui suit : … de vez en cuando recojo a alguien que … il m’arrive de prendre un auto-stoppeur hace autostop y lo llevo de un punto a et de le mener à destination en le lisant otro y lo leo como si fuera un cuento. En comme une nouvelle. Quelquefois –la ocasiones –la mayoría de las veces- me plupart du temps-, je tombe sur une 385 Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 186 (« Quand il n’y a plus rien à faire, il me semble que les nouvelles – cette tentative de nouvelle fracturée, cette nouvelle faite de morceaux d’autres nouvelles – sont le moyen le plus rapide et le plus efficace de nous expliquer des faits réels par l’artifice d’une fiction. Les nouvelles sont bel et bien des façons astucieuses et solides de lancer des affirmations dans le séisme constant de notre réalité. Nous contons pour avoir l’impression que nos vies comptent. Comme les vies, les nouvelles sont donc des formes évasives et difficiles à classer », La Vitesse des choses, ed. cit., p. 196). 386 Jean Kaempfer, Filippo Zanghi, op. cit. 214 toca un cuento malo. No hay peor mauvaise histoire. Il n’y a pas pire cuento que el que se cree novela nouvelle que celle qui se prend pour un magistral. roman magistral. Otras, en cambio… En d’autres occasions, par contre… De un tiempo a esta parte, la gente que Jusqu’à maintenant, les gens que je prends recojo cuenta historias raras. Cuentan me racontent de drôles d’histoires, des cuentos, sí; pero no son cuentos récits normales. Y me los cuentan mirando narration, ils regardent droit devant eux, hacia delante y sin pestañear …387 sans ciller…388 anormaux. Et pendant leur Du point de vue de l’identité générique, les quinze nouvelles composant La Vitesse des choses, malgré leur hétérogénéité évidente, forment ainsi une unité grâce, entre autres, à une dominante critique, réflexive et thématique. Cette dimension métalittéraire, qui assure la cohérence de l’ensemble du recueil, est construite systématiquement dans l’enchaînement de fragments sous forme d’essais (ou digressions). Insérés dans les textes à caractère littéraire, dans certains cas ils dominent ou même repoussent la facette fictionnelle des nouvelles. Les approches successives de thèmes divers, tous relatifs à la littérature, aux agents et aux éléments de l’acte de la communication littéraire, fonctionnent dans le recueil en alternance avec les récits fictionnels. Une fois assemblés, les éclats dispersés configurent une théorie ordonnée dont la logique se dévoile graduellement au lecteur. Les passages à caractère critique et réflexif ne sont pas néanmoins le seul espace où le narrateur développe sa recherche. L’enquête obstinée sur la figure de l’auteur envahit aussi les territoirs fictifs. Parmi plusieurs aspects du métier d’écrivain et de la création littéraire évoqués au fil des nouvelles, c’est l’expérience insolite de l’épiphanie qui devient l’idée autour de laquelle s’organise le chaos apparent des morceaux littéraires. Ainsi, dans l’enchaînement vertigineux des histoires éclatées de différents protagonistes se révèlent de plus en plus des analogies et des échos qui finissent par 387 388 Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 191. Idem, La Vitesse des choses, op. cit., p. 201. 215 construire un paradigme du personnage. Ce « modèle idéal » de personnage et ce type de situation réapparaissent dans toutes les nouvelles, mais déguisés en d’autres circonstances, d’autres noms, sous d’autres références, d’autres genres. L’image qui s’imprime avec persévérance dans la texture des parties suivantes du tome est celle d’un individu (souvent quelqu’un qui se considère comme un freak, un monstre, une personne bizarre en marge de la société) surpris en plein milieu de la quotidienneté par l’expérience de la vitesse des choses. La notion de vitesse des choses, unificatrice du livre et donc présente dans le titre, correspond à la révélation esthétique, à l’épiphanie littéraire. Toutes les narrations du recueil sont alors des approches de cette « énigme décrivant le moment insaisissable où l’on commence à écrire quelque chose »389 et interrogent le phénomène éphémère qui distingue l’écrivain en tant que le possesseur « du plus perturbateur des dons : la faculté d’entrevoir la possibilité certaine d’une trame jusque dans les gestes apparemment insignifiants du quotidien »390 : La vitesse des choses. Dominer la vitesse des choses est la plus ambiguë et la plus paradoxale des bénédictions. Soudain, tout paraît digne d’être manipulé et mis par écrit. Les personnes deviennent vite les personnages, et les puissantes exigences de la fiction étant satisfaites, les prières de plus en plus faibles de la réalité finissent par s’effacer.391 La plupart des titres des nouvelles du recueil contiennent des indices de leur statut générique problématique sous forme de « termes quasi génériques occasionnels »392: « notes pour une théorie », « autres digressions sur », « petit manuel », « monologue pour salaud », « une memoir amnésique », « histoire avec monstres », « cartes postales », « l’art raffiné d’écrire des Ibidem, p. 363. Ibidem, p. 575. 391 Ibidem, p. 575. 392 Ryszard Nycz, Sylwy współczesne. Problem konstrukcji tekstu, Wrocław, Zakład Narodowy im. Ossolińskich, 1984, p. 27. 389 390 216 nécrologies ». Ces vocables et expressions, qui sont issus d’une invention générique spontanée de l’auteur, attirent l’attention du lecteur, dès le début de la lecture, sur la structure des textes. Ils l’encouragent également à formuler ses propres hypothèses sur la nature, la littérarité, la thématique et les fonctions des chapitres, ce qui est le premier signe du rôle indispensable du lecteur dans le travail de chaque reconstruction de l’œuvre littéraire. L’auteur laisse également dans le texte d’autres traces pour guider la lecture. Par exemple, le narrateur de la nouvelle initiale du livre est en train de lire La Vie de Samuel Johnson, une biographie (les mémoires) de l’écrivain britannique, écrits par James Boswell. C’est un indice explicite de l’ingrédient (auto-)biographique de l’écriture frésanienne. Le tableau qui suit illustre la richesse des genres et sous-genres littéraires, paralittéraires et discursifs qui participent à la construction de la structure polymorphe du recueil. 217 Tableau 7. Quelques caractéristiques génériques des nouvelles de La Vitesse des choses. Nouvelle Nombre de (indices génériques dans le pages titre) 1 Notes pour une théorie du lecteur Éléments et références génériques, techniques de narration 27 Essai métalittéraire, carnet des notes, brouillon, anecdote, science-fiction 2 Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes 33 Science-fiction, roman d’amour, technique du zapping 3 Signaux captés au cœur d’une fête 37 4 Petit manuel d’étiquette funéraire 47 5 Sans titre : autres digressions sur la vocation littéraires 17 Essai métalittéraire, discours critique, compterendu de lecture 6 Notes pour une théorie de la nouvelle 47 Science-fiction, essai, discours scientifique, critique littéraire, mémoires de voyage, lettre 7 Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme 103 - Collection de nouvelles intégrées (novela-en-cuentos) Chansons, essai, soliloque intérieur, compte rendu - Autobiographie de lecture, poème (biographie nonLettre, discours scientifique, bande-dessinée, autorisée, coupures de presse, essai l’autofabulation) Roman court (novella), monologue de stand-up comedian (le monologue comique), la narration confesionnelle (autobiographique), essai, roman à suspense, techniques de cinéma (comme flashback), roman d’amour - Monologue énoncé - La technique cut-up (ou roman atomisé, fragmenté) - Roman essayiste 218 Nouvelle Nombre de (indices génériques dans le pages titre) Éléments et références génériques, techniques de narration 8 Les amoureux de l’art : une memoir amnésique 24 Journal intime, compte-rendu de lecture, carnet des notes 9 Dernière visite au cimetière des éléphants 40 Roman d’espionnage, d’aventure, réalisme magique, sermon, rapport 45 Journal intime, photographie, cinéma, biographie, essai, critiques de films et séries de télévision, lettre, dictionnaire 10 Histoire avec monstres - Collection de nouvelles intégrées (novela-en-cuentos) - Autobiographie (biographie nonautorisée, l’autofabulation) 11 La fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là 17 Autobiographie collective (générationnelle), roman moderne (changements de point de vue), essai métalittéraire 12 Cartes postales envoyées depuis le pays des hôtels 49 Essai, cartes postales, roman médical, sciencefiction - Monologue énoncé 13 La substitution des corps 17 Critique de film, science-fiction, essai Chivas Gonçalvez Chivas : 14 l’art raffiné d’écrire des nécrologies - La technique cut-up (ou roman atomisé, fragmenté) 24 Essai, science-fiction Note pour une théorie de l’écrivain 66 Essai métalittéraire, journal sous forme de cartes postales, science-fiction 15 - Roman essayiste 219 Comme toute l’œuvre de Fresán, la composition de La Vitesse des choses, tant au niveau du recueil qu’au niveau des nouvelles particulières, repose sur l’interaction entre le principe de variété (ou, autrement dit, du chaos ou de l’anarchie) et les stratégies diverses de l’unification. Ce contraste se concrétise dans toutes les strates du livre, et notamment dans les jeux avec les conventions génériques. Selon moi, une bonne histoire se présente toujours comme le lieu idéal d’où contempler les inépuisables variations du chaos. Voilà pourquoi mon histoire – qui me paraît assez étrange pour ne pas avoir besoin de stratagèmes – sera contée sans artifices, à moins qu’on ne trouve « artificieux » le désordre naturel de ce qui m’est arrivé. Mes structures, mes tournures et mes manœuvres n’ont jamais obéi à des aspirations esthétiques, mais à une sorte d’addiction émotionnelle où, je m’en aperçois clairement à présent, les credo sommaires de l’anarchie ont fini par s’imposer et réprimer toute attitude machiavélique que j’aurais pu adopter pour relater cette histoire.393 « Notes pour une théorie de la nouvelle » La formule dans le titre de « Notes pour une théorie de la nouvelle », la sixième nouvelle du recueil, établit une relation avec deux textes qui sont situés au début et à la fin du livre, « Notes pour une théorie du lecteur » et « Notes pour une théorie de l’écrivain ». Ce triangle de nouvelles forme de cette manière un cadre, un squelette qui soutient les autres récits en marquant en même temps les trois piliers de la communication littéraire : le récepteur, le message et l’émetteur. L’ordre inverse des agents impliqués dans l’acte fait ressortir, d’un côté, l’importance du lecteur dans chaque processus d’interprétation et d’actualisation du texte. D’un autre côté, il 393 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, op. cit., pp. 251-252. 220 signale le caractère interchangeable des rôles dans le schéma, puisque dans la logique métalittéraire l’écrivain se transforme en son propre lecteur, critique de son œuvre. La formule des titres, « Notes pour… », accentue en outre la nature inachevée des textes qui s’annoncent en tant que brouillons, esquisses, des formes fragmentées et digressives qui acquièrent une structure et un sens nouveaux dans chaque processus de lecture. Fresán évoque ce type de composition lorsqu’il parle de l’influence de Á la recherche du temps perdu sur son œuvre : Nous comprenons alors : ce que nous avons lu ce n’est rien d’autre que les digressions pour un livre futur que, à ce moment là, Marcel se promet d’écrire au fil des longues nuits (…) Là-bas et en ce temps-là, la digression se transforme en genre et en style littéraire.394 L’utilisation de la formule « Notes pour… », employée par l’auteur, comme nous l’avons déjà montré, dans ses articles, communications et prologues, souligne également la présence de la dimension critique, journalistique dans les nouvelles. Dans le cas concret des « Notes pour une théorie de la nouvelle », l’architecture interne du texte repose sur la division en trois parties bien séparées par des parenthèses métalittéraires et un motrefrain « zimzum » (ou « zumzim »). La première et la dernière section obéissent généralement aux règles de l’essai critique. Dans ces fragments le narrateur expose ses réflexions esthétiques (ses méditations sur les caractéristiques de la nouvelle mises en contraste avec les traits du roman) mais, simultanément, il construit un cadrage narratif qui permet l’incorporation de la partie centrale du texte. Cette deuxième partie est, par contre, une collection de narrations courtes implantées à l’intérieur d’un récit plus long. Force est de constater que la trichotomie sur laquelle repose Idem, «Tener estilo», op. cit. («Entonces lo entendemos: lo que hemos leído no son otra cosa que las digresiones para un futuro libro que, entonces, se promete escribir Marcel a lo largo de largas noches (...) Ahí y entonces, la digresión se convierte en género y en estilo literario»). 394 221 la structure de la nouvelle (les deux segments de nature métalittéraire qui encadrent des récits fictionnels qui, pour leur part, contiennent d’autres récits, et la construction du narrateur) est un reflet fractal (ou autrement dit, mise en abyme) du recueil entier et d’autres livres de la série frésanienne comme Mantra ou Le fond du ciel. La nouvelle se fractionne donc en trois niveaux narratifs. Illustration 16. Schème de la structure de « Notes pour une théorie de la nouvelle ». Réflexions génériques du narrateur Le texte qui ouvre La Vitesse des choses, le premier du triangle qui organise l’ensemble du recueil, « Notes pour une théorie du lecteur », introduit déjà l’explication de cette démarche (très borgésienne) d’énoncer la théorie depuis la fiction même, de transformer la théorie de la nouvelle, du roman, du lecteur, de l’écrivain ou de la vocation littéraire en une nouvelle : J’aime l’idée d’écrire une idée, le défi contenu dans le fait qu’une idée puisse être une nouvelle, que la simple théorie d’une histoire puisse être lue comme une histoire à part entière. Ainsi, des fantômes de femmes mortes reviennent chaque nuit dormir aux côtés de leur mari vivant ; ainsi, des hommes écoutent l’eau leur raconter des histoires.395 395 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 49-50. 222 Les deux unités théoriques de « Notes pour une théorie de la nouvelle » paraissent être dépourvues d’un ordre préétabli. Leur structure atomisée se compose de pièces de longueur variée (des « notes »), séparées graphiquement par des espaces blancs. Le texte s’approche ainsi du résultat de la technique cut-up, non dans le sens de découpage et réarrangement d’un texte original pour en produire une nouvelle version, mais dans le sens présenté par l’un des narrateurs de Mantra : Le cut-up en tant que nouveau langage où tout est fragmenté, où les histoires commencent là où elles se terminent, sans respecter l’ordre chronologique des faits. L’important, c’est de tout mettre par écrit, vite, avant que le récit disparaisse ou sombre dans l’oubli. Soumettre chaque instant au plus grand nombre possible de variations dont chacune serait présentée sous un angle intéressant et également justifiable.396 La construction du texte vise alors à imiter la prise de notes, l’enregistrement des pensées au fur et à la mesure qu’elles apparaissent. Ainsi, la transmission de la réflexion critique progresse au moyen d’associations et de digressions indépendantes, de caractère subjectif et avec une intention claire du dialogue, ce qui ajoute encore au texte le trait d’oralité. Le discours est ponctué par des adresses directes aux narrataires et des questions rhétoriques, par exemple « Vous êtes donc prévenus », « Choisissez », « Vous avez fait votre choix ? », « S’il vous plaît, chaussez à présent vos lunettes noires et appuyez sur l’interrupteur qui se trouve sur votre gauche », « Qu’est-ce que tout cela vient faire ici ? Quel rapport avec ce qui nous occupe ? ». Cependant, l’organisation des fragments dans la nouvelle n’est aléatoire qu’en apparence. Les thèmes abordés dans les parties successives s’articulent dans une argumentation logique, même si elle est déchirée. Le récit commence avec une déclaration (une hypothèse) 396 Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, p. 210. 223 selon laquelle « les nouvelles n’ont pas à obéir à une structure quasi prussienne pour raconter une histoire »397, pour parler ensuite de choix du titre, de la forme éclatée du texte qui suit, des différences entre le roman et la nouvelle, du rôle de l’auteur dans la création de l’univers fictif, de la classification générique et de la définition de la nouvelle, finalement, des origines, inspirations et fonctions du récit. L’exposé fragmenté du narrateurauteur cherche alors, comme l’indique son titre, à établir une théorie d’un genre littéraire, mais en même temps il vise à mimer sa forme. Par conséquent il se présente comme une « nouvelle-explosion, désordonnée et maîtresse d’une l’exemplification logique de la personnelle » nouvelle qui entendue constitue comme la « une théorie et explosion, désordonnée et maîtresse d’une logique personnelle » (encore une forme du spéculaire). Naturellement, cette théorie explosée trouve son origine dans de nombreuses autres théories et se compose ainsi des morceaux épars de voix différentes. Dans les méditations du narrateur-écrivain retentissent des échos d’autres textes, d’autres idées, s’installent des citations directes et cryptiques, à tel point qu’elles paraissent configurer un genre de palimpseste ou un rassemblement de réflexions étrangères filtrées à travers le style propre de l’auteur et glosées ou entrecroisées de ses observations. Parmi plusieurs influences littéraires qui résonnent dans la nouvelle, deux écrivains sont évoqués d’une façon explicite, Philip Kindred Dick et Edgar Allan Poe. Leurs œuvres, bien que sous certains aspects complètement différentes, s’inscrivent dans le même champ générique de la science-fiction, du fantastique et de ses antécédents. Le narrateur s’intéresse surtout à leurs pensées concernant la délimitation des frontières génériques entre le roman et la nouvelle. Il cite d’abord un passage de Dick qui fait la distinction entre les deux genres narratifs en se servant de l’analogie entre l’écriture et l’enquête policière : « le roman parle de l’assassin et la nouvelle, de l’assassinat »398. Il trouve cette proposition ingénieuse mais discutable et y ajoute une nouvelle : « le roman traite du laboratoire et la nouvelle, de 397 398 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 193. Ibidem, p. 194. 224 l’expérience ». Pareillement, il n’évoque les précisions de Poe sur le temps de lecture d’une nouvelle (qui selon l’écrivain américain ne doit pas excéder deux heures et, dans l’idéal, doit respecter la durée de trente minutes) que pour les réfuter de manière humoristique (« en fait, la taille importe peu car on peut lire une nouvelle phrase par phrase à raison d’une par jour, et la faire ainsi durer plus longtemps qu’un roman »399). Un autre livre provenant de ce domaine générique, qui a sans doute marqué le concept de littérature développé dans le texte, est Abattoir 5 ou la Croisade des enfants de Kurt Vonnegut, surtout en raison de sa structure fragmentée et par la notion de l’œuvre littéraire présentée par les habitants de la planète Tralfamadore. Cette conception, très proche de l’idée de cut-up mentionnée ci-dessus, est une analogie qui illustre la même vision de littérature subjacente dans les livres de Fresán. Elle défie la continuité, la linéarité du texte et du temps pour proposer, en revanche, de lire le texte littéraire comme un ensemble des messages émis simultanément : Leurs livres étaient tout petits (…) de brefs massifs de symboles séparés par des étoiles (…) chaque assemblage de signes constitue un message court et impérieux, décrit une situation, une scène. Les messages ne sont enchaînés par aucun lien spécial mais l’auteur les a choisis avec soin afin que, considérés en bloc, ils donnent une image de la vie à la fois belle, surprenante et profonde. Il n’y a ni commencement, ni milieu, ni fin. Pas de suspense, de morale, de cause, ni d’effet. Ce qui nous séduit dans nos livres, c’est le relief de tant de merveilleux moments appréhendés simultanément.400 La nouvelle frésanienne établit également des correspondances indéniables avec la réflexion critique de deux auteurs de nouvelles auxquelles fait allusion le fragment de « Notes pour une théorie du lecteur » Ibidem, p. 197. Un passage d’Abattoir 5 de Kurt Vonnegut cité dans Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, ed. cit., pp. 291-292. 399 400 225 cité plus haut. À savoir, dans un premier temps l’invocation aux « fantômes de femmes mortes » peut nous renvoyer à « Le Fleuve » (Fin d’un jeu) de Julio Cortázar, qui compte parmi les écrivains argentins dont la production contient plusieurs écrits à caractère critique. Dans un deuxième temps, l’image « des hommes qui écoutent l’eau leur raconter des histoires » peut être associée avec le minimalisme nord-américain de John Cheever (notamment sa nouvelle courte « Le nageur » [Le général de brigade et la veuve de golf]). Les allusions aux textes de Cortázar ne sont pas étonnantes vu que le problème substantiel de sa théorie et de sa pratique littéraire est une quête générique, autrement dit, la recherche utopique de nouvelles formes d’expression qui permettent de s’opposer au système culturel. D’après Cortázar la raison d’être de l’écrivain consiste à franchir les murs imposés par la culture et par la langue. Au lieu d’utiliser les genres littéraires d’une façon passive, il doit donc les transformer activement pour qu’ils manifestent la liberté de son être et la liberté de la création, tout en se servant des instruments de ce que l’on nomme « poétique instrumentale »401. La règle primordiale de cette démarche est l’introduction « du poétique » dans la narration, ce qui, selon l’étude réalisée par Berg, signifie en réalité l’application rigoureuse du principe de l’hybridation générique402. Même si le nom de l’auteur de Marelle n’est jamais évoqué dans le texte, l’exposé du narrateur de « Notes pour une théorie de la nouvelle » sur les caractéristiques définitoires de ce genre littéraire (et beaucoup d’autres interventions métalittéraires du supra-narrateur dans toute l’œuvre de Fresán) manifeste des convergences frappantes avec les écrits critiques de Cortázar, notamment son essai « Du conte bref et de ses alentours » (Último round, 1969) et sa conférence donnée en 1963 au cours de son second voyage à Cuba, intitulée « Quelques aspects du conte ». Par exemple, Cortázar décrit les contes comme des explosions, des organismes vivants et porteurs d’une force mythique énorme, les sujets d’écriture comme systèmes Julio Cortázar, « Teoría del túnel », en: Obra crítica/1, Yurkievich, S. (ed.), Alfaguara, Madrid, 1994. 402 W. B. Berg, « La portée poétologique de l’essai Teoría del túnel pour l’œuvre de Cortázar », en: Cortázar: de tous les côtés, Moncond’huy, D. (ed.), La Licorne, Poitiers, 2001, pp. 27-44. 401 226 atomiques et l’écrivain en tant qu’être équipé d’antennes détectant de bons sujets. Tous ces éléments trouvent leurs analogies dans le texte frésanien. Il admet également qu’à cause de l’utilisation très fréquente de la première personne dans ses recueils de nouvelles, la troisième personne fonctionne aussi comme une première personne déguisée. Malgré ce nombre important d’affinités entre la pensée générique de deux écrivains, la théorie et la pratique littéraires du narrateur frésanien réfutent souvent les idées avancées par Cortázar. La toute première phrase de « Notes pour une théorie de la nouvelle » nie la notion de sphéricité, c’està-dire la notion de limites préexistantes à l’acte d’écrire, fondamentale pour la définition formelle de la nouvelle chez Cortázar. Pareillement, le style digressif du narrateur contredit ouvertement les préceptes minimalistes cortazariens d’élimination indispensable de tout élément superflu et de séparation nette entre l’auteur, le narrateur et les personnages : Ce que j’appelle intensité dans un conte consiste à éliminer toutes les idées ou situations intermédiaires, tous les remplissages ou phrases de transition que le roman permet et même exige.403 Je sais que les récits où les personnages doivent rester comme en marge tandis que l’auteur explique pour son compte (même si ce compte est une simple explication et ne suppose pas d’intervention de sa part) des détails ou des passages d’une situation à une autre, m’ont toujours irrité. Le signe d’un grand conte m’est donné par ce que nous pourrions appeler son autonomie, le fait qu’il soit détaché de l’auteur comme une bulle de savon de la pipe en terre. Pour autant que cela semble paradoxal, le récit à la première personne est la solution la plus facile et peut-être la meilleure parce que récit et action sont alors Julio Cortázar, « Quelques aspects du conte », trad. Sylvie Protin, en Idem, Nouvelles, histoires et autres contes, Gallimard, Paris, 2008, p. 19. (« Lo que llamo intensidad en un cuento consiste en la eliminación de todas las ideas o situaciones intermedias, de todos los rellenos o fases de transición que la novela permite e incluso exige », « Algunos aspectos del cuento », en Idem, Obra crítica/2, Jaime Alazraki (Ed.), Alfaguara, Madrid, 1994, p. 378). 403 227 une seule et même chose ; celui qui écrit fait alors partie de l’action même lorsqu’il parle de tiers, il est dans la bulle, pas dans la pipe (…) de toute façon, en tout conte bref mémorable, on perçoit cette divergence, comme si l’auteur avait voulu se déprendre le plus vite possible et de la manière la plus radicale de sa créature, l’exorcisant de la seule façon qui lui était possible : en l’écrivant.404 L’exposé du narrateur de « Notes pour une théorie de la nouvelle » constitue ainsi un hommage cryptique à la vision poétique de la nouvelle de Cortázar. Néanmoins, il n’accepte pas la conception cortazarienne dans son ensemble, il ne choisit que quelques ingrédients en s’opposant à d’autres idées essentielles. De la même façon le narrateur-écrivain emprunte certaines phrases de John Cheever. Celui est l’un des pionniers du roman atomisé, qui a anticipé l’écriture expérimentale popularisée dans les années postérieures par les écrivains tels que Donald Barthelme, John Barth, Thomas Pynchon o Kurtz Vonnegut. Cheever est considéré comme maître de la narration courte, de ce « prodige de concision romanesque en forme de nouvelle » 405, qui raconte les découvertes des « racines secrètes mais tangibles des mythes anciens et des archétypes immémoriaux » 406 sous-jacents à la banalité de la vie quotidienne des banlieues. Un de ses thèmes préférés a été la force rédemptrice de l’eau Julio Cortázar, « Du conte bref et de ses alentours », dans: Le tour du jour en quatre-vingt mondes, Paris, Gallimard, 1983, pp. 174-176. (« … siempre me han irritado los relatos donde los personajes tienen que quedarse como al margen mientras el narrador explica por su cuenta (aunque esa cuenta sea la mera explicación y no suponga interferencia demiúrgica) detalles o pasos de una situación a otra. El signo de un gran cuento me lo da eso que podríamos llamar su autarquía, el hecho de que el relato se ha desprendido del autor como una pompa de jabón de la pipa de yeso. Aunque parezca paradójico, la narración en primera persona constituye la más fácil y quizá mejor solución del problema, porque narración y acción son ahí una y la misma cosa. (…) de todas maneras, en cualquier cuento breve memorable se percibe esa polarización, como si el autor hubiera querido desprenderse lo antes posible y de la manera más absoluta de su criatura, exorcizándola en la única forma en que le era dado hacerlo: escribiéndola », Julio Cortázar, « Del cuento breve y sus alrededores », en: Los escritores y la creación en Hispanoamérica, Burgos F. (ed.), Editorial Castalia, Madrid, 2004.) 405 Notes de Fresán dans John Cheever, La geometría del amor, Planeta Emecé Editores, Barcelona, 2006, p. 27 (« un prodigio de concisión novelística hecho cuento »). 406 Ibidem, pp. 12-13 (« las raíces secretas pero tangibles de antiguos mitos y de arquetipos inmemoriales »). 404 228 et dans ses textes se répète le leitmotiv d’une épiphanie aquatique, baptismale. Comme nous l’avons déjà commenté, l’influence de l’œuvre de l’auteur américain est bien perceptible dans tous les livres de Fresán. Dans le cas de deux fragments métalittéraires de « Notes pour une théorie de la nouvelle », nous repérons des paraphrases de fragments d’écrits critiques de Cheever (notamment de son essai « Why I write short stories » [« Pourquoi j’écris des nouvelles »], 1978, et de l’entretien pour The Paris Review) intégrées sans guillemets et sans indication de source dans le discours du narrateur. Dans le tableau qui suit nous présentons, à titre d’exemple, quelques réécritures des textes de Cortázar et de Cheever que nous observons dans les passages de la nouvelle étudiée de Fresán. Tableau 8. Les correspondances thématiques entre « Notes pour une théorie de la nouvelle » de Rodrigo Fresán et des textes divers de Julio Cortázar et de John Cheever. Rodrigo Fresán Julio Cortázar « Notes pour une théorie de la nouvelle » « Quelques aspects du conte »407 Comme les vies, les nouvelles sont ce genre si difficile à évaluer, si fuyant donc des formes évasives et difficiles dans ses aspects multiples et à classer (p. 196) antagoniques (p. 12)408 Ce récit – plus “détoné” qu’écrit – Un conte est significatif lorsqu’il rompt préfère relater le moment exact de ses propres limites par cette explosion l’explosion (p. 194) d’énergie spirituelle qui brusquement illumine quelque chose de bien plus Des nouvelles comme des explosions vaste que la petite et parfois misérable (p. 198) anecdote qu’il raconte (p. 15) ...pendant que nous les lisons quelque Edition espagnole : Julio Cortázar, « Algunos aspectos del cuento », en Idem, Obra crítica/2, Jaime Alazraki (Ed.), Alfaguara, Madrid, 1994, pp. 365-385. Edition française : Julio Cortázar, « Quelques aspects du conte », trad. Sylvie Protin, en Idem, Nouvelles, histoires et autres contes, Gallimard, Paris, 2008, pp. 11-24. 408 « ese género de tan difícil definición, tan huidizo en sus múltiples y antagónicos aspectos» (p. 369). 407 229 chose éclate (p. 16) 409 ...d’histoires mutantes, qui brillent dans le noir d’un éclat vert, qui font sonner ceux qui les mesurent, les calibrent et leur attribuent un degré déterminé de dangerosité. ...l’écrivain est le premier à subir l’effet indéfinissable mais écrasant de certains sujets, et que c’est précisément ce pourquoi il est écrivain (…) Tout conte est donc prédéterminé par l’aura, par la fascination Je ne suis plus écrivain. irrésistible que le sujet crée sur son Maintenant, je suis un compteur. créateur (…) Voilà donc notre auteur de contes, qui a choisi son sujet en se Un compteur Geiger. servant de ces subtiles antennes qui Un compteur Geiger qui, lorsqu’il lui permettent de reconnaître les s’approche de la source de éléments qui seront ensuite amenés à radioactivité, émet un bruit… (p. 195) devenir œuvre d’art (pp. 18-19)410 Je crois que la nouvelle est née en même temps que le feu, car on a eu tout à coup besoin d’avoir quelque chose à raconter autour de l’âtre (p. 197) Les bons parents racontent des histoires à leurs enfants pour les aider à franchir la barrière qui les sépare du monde des rêves et des mille et une nuits où les attendent d’autres contes (pp. 197-198) Il y a du sacré et du divin dans la nouvelle, et ce n’est pas un hasard si presque tous les grands textes religieux et les mythologies les plus fécondes sont construits à partir d’histoires courtes (p. 198) ...il existe une longue tradition de contes oraux, que les gauchos se transmettent le soir autour du feu, que les parents racontent à leurs enfants (…) Les récits (…) traduisent et résument l’expérience, le sens de l’humour et le fatalisme de l’homme de la campagne ; quelques-uns atteignent même une dimension tragique ou poétique (p. 20)411 ...leur énorme force mythique, à leur résonance d’archétypes spirituels, ou d’hormones psychologiques pour reprendre l’expression utilisée par Ortega y Gasset pour qualifier les mythes (p. 21)412 409 « Un cuento es significativo cuando quiebra sus propios límites con esa explosión de energía espiritual que ilumina bruscamente algo que va mucho más allá de la pequeña y a veces miserable anécdota que cuenta” (…)« algo estalla en ellos » (p. 373). 410 « el escritor es el primero en sufrir ese efecto indefinible pero avasallador de ciertos temas, y que precisamente por eso es un escritor (...) Todo cuento está así predeterminado por el aura, por la fascinación irresistible que el tema crea en su creador. (...) He aquí al cuentista, que ha escogido un tema valiéndose de esas sutiles antenas que le permiten reconocer los elementos que luego habrán de convertirse en obra de arte » (p. 377). 411 « existe una larga tradición de cuentos orales, que los gauchos se transmiten de noche en torno al fogón, que los padres siguen contando a sus hijos (...) Los relatos (...) traducen y resumen la experiencia, el sentido del humor y el fatalismo del hombre de campo; algunos incluso se elevan a la dimensión trágica o poética » (p. 379). 412 « su enorme fuerza mítica, a su resonancia de arquetipos mentales, de hormonas psíquicas, como llamaba Ortega y Gasset a los mitos” (p. 380). 230 Rodrigo Fresán Julio Cortázar « Notes pour une théorie de la nouvelle » «Du conte bref et de ses alentours »413 Les nouvelles sont des organismes Les contes de cette espèce restent imprévisibles… (p. 193) comme des cicatrices indélébiles pour tout lecteur qui les mérite : ce sont des créatures vivantes, des organismes complets, des cycles fermés et ils respirent (p. 182)414 ...les nouvelles, en ce qui me concerne, Dans le cas de mes contes, c’est surgissaient du néant, (…) jaillissaient exactement le contraire qui se produit : de l’obscurité (p. 197) la ligne verbale qui les cernera sans aucune pensée Des nouvelles (…) qui attendent le démarre préalable, il y a comme une énorme lendemain pour être contées comme si on les avait oubliées entre-temps, coagulation, un bloc entier qui est déjà comme une esquisse qu’on pourrait le conte, cela est parfaitement clair bien que cela puisse paraître mieux écrire, mais qui finit presque toujours par exiler et trahir la texture parfaitement obscur et c’est en cela de ce qu’on a lu couché (…) Le récit précisément que réside cette espèce d’analogie onirique de signe inverse des rêves ne peut jamais rendre qu’il y a dans la composition de ces entièrement compte de la nature propre du rêve sur le vif, impossible à contes : nous avons tous rêvé des transporter de ce côté-ci (…) Voilà choses méridiennement claires qui, pourquoi, devant une telle frustration, après notre réveil, n’étaient plus qu’un caillot informe, une masse sans aucun on invente tant de rêves éveillés (…) sens. Rêve-t-on éveillé quand on écrit (p. 198) un conte bref ? (pp. 179-180)415 413 Julio Cortázar, « Du conte bref et de ses alentours », dans: Le tour du jour en quatre-vingt mondes, Paris, Gallimard, 1983, pp. 172-184. Julio Cortázar, « Del cuento breve y sus alrededores », dans: Los escritores y la creación en Hispanoamérica, Burgos F. (ed.), Editorial Castalia, Madrid, 2004, pp. 250-257. En ligne: http://consejosdeescritores.blogspot.fr/2007/09/del-cuento-breve-y-sus-alrededores.html. 414 « Los cuentos de esta especie se incorporan como cicatrices indelebles a todo lector que los merezca: son criaturas vivientes, organismos completos, ciclos cerrados, y respiran. ». 415 « En el caso de estos cuentos sucede exactamente lo contrario: la línea verbal que los dibujará arranca sin ningún “think” previo, hay como un enorme coágulo, un bloque total que ya es el cuento, eso es clarísimo aunque nada pueda parecer más oscuro, y precisamente ahí reside esa especie de analogía onírica de signo inverso que hay en la composición de tales cuentos, puesto que todos hemos soñado cosas meridianamente claras que, una vez despiertos, eran un coágulo informe, una masa sin sentido. ¿Se sueña despierto al escribir un cuento breve? ». 231 Rodrigo Fresán John Cheever « Notes pour une théorie de la nouvelle » La nouvelle est un genre de l’homme Nous ne sommes pas des hommes nomade et le roman, celui de l’homme nomades, mais il y a plus qu’une trace sédentaire (p. 197). de cela dans l’esprit de notre grande patrie – et la nouvelle est la littérature 416 de l’homme nomade [notre traduction] J’aime me dire que j’écris – que Ping-Pong sous j’écrivais – comme on jouerait au ping- [notre traduction] pong sous la pluie (p. 237) la pluie 417 Balles de ping-pong sous la pluie (p. 238) ...sur notre lit de mort, cet endroit où Quand tu n’as pas assez de temps on a juste le temps de se faire raconter pour un roman, bon, la voilà la un nouvelle et non un roman (p. 197) nouvelle. Je suis bien sûr qu’au Mais nul ne niera que s’il est vrai qu’à moment exact de la mort, on se une nouvelle et l’heure de notre mort, toute notre vie raconte à soi-même 418 non un roman [notre traduction] défile en quelques secondes sous nos yeux agonisants, alors au bout du compte, tout roman devient une nouvelle, une fiction soudaine (p. 237) Les nouvelles sont des organismes L’écriture des romans est un art et imprévisibles, et sous l’ordre apparent l’art est le triomphe sur le chaos (rien imposé par un nombre limité de pages, de moins) 419 [notre traduction] les variations infinies du chaos guettent toujours (p. 193) 416 John Cheever, « Why I Write Short Stories », Newsweek, October 30, 1978, http://www.loa.org/images/pdf/Cheever_Why_I_Write_Short_Stories.pdf. («We are not a nomadic people, but there is more than a hint of this in the spirit of our great country – and the short story is the literature of the nomad», consulté le 16/06/2014) 417 Idem, «The Art of Fiction» (entretien de Annette Grant), The Paris Review, Nº67, 1976, http://www.theparisreview.org/interviews/3667/the-art-of-fiction-no-62-john-cheever. («Ping-Pong in the rain», consulté le 16/09/2014). 418 Idem, La geometría del amor, ed. cit., p. 15. (« cuando no tienes tiempo suficiente para una novela, bueno, ahí está el cuento corto. Estoy muy seguro de que, en el momento exacto de la muerte, uno se cuenta a sí mismo un cuento y no una novela »). 419 Ibidem, p. 327. (« La novelística es arte y el arte es el triunfo sobre el caos (nada menos)»). 232 Première étape Étant donné que les genres littéraires, du point de vue du narrateurécrivain, sont un terrain parfait d’expérimentation, la construction tripartite de « Notes pour une théorie de la nouvelle » correspond aux trois étapes fondamentales d’une expérience scientifique. Selon la comparaison qu’établit le narrateur au début du texte « le roman traite du laboratoire et la nouvelle, de l’expérience »420, il illustre son propos avec une scène déjà citée dans notre travail, la scène provenant d’un film de science-fiction de série B (il s’agit ici de la production américaine La Mouche, 1983, de David Cronenberg), dans laquelle un accident imprévu altère le cours de l’expérience et provoque ainsi une mutation : Des nouvelles bizarres comme celles que j’aime lire. Le genre de nouvelles qui se glissent à un bout du circuit, puis on appuie sur un interrupteur et on attend qu’elles ressurgissent de l’autre côté du laboratoire et… oui… elles réapparaissent, mais vous savez comment ça se passe : il suffit qu’elles croisent une mouche en chemin et…421 Par conséquent, la première partie de la nouvelle commence sans préambule une procédure expérimentale avec la formulation d’une hypothèse principale : « De même que la musique des sphères n’est pas sphérique (…) de même les nouvelles n’ont pas à obéir à une structure quasi prussienne pour raconter une histoire »422. Cette allusion aux nouvelles théories de la physique, qui recyclent et inversent les spéculations anciennes Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 194. Ibidem, p. 237. Ajoutons que la même image revient dans Le fond du ciel : « Je retourne dans le passé et, en effet, c’est une traversée périlleuse. Car il suffit qu’une quantité de matière étrangère, aussi minuscule que celle d’une mouche, s’immisce dans le processus du transmutateur (ou appelez-le comme vous voudrez) ou qu’on marche sur un papillon pour apparaître de l’autre côté du dématérialisateur (ou appelez-le comme vous voudrez), radicalement et définitivement transformé en autre chose, ou transporté dans un monde qui n’est plus le nôtre et a changé à jamais » (p. 41). 422 Ibidem, p. 193. 420 421 233 de l’école pythagoricienne, met en évidence le caractère prétendument (ou parodiquement) scientifique, moderne et innovateur de l’approche du narrateur. Elle accentue également son refus définitif de la notion de limite qui pour Cortázar, précisément sous la dénomination de sphéricité, constitue le trait définitoire de la nouvelle : … la situation narrative en elle-même doit naître et se dérouler à l’intérieur de la sphère, en travaillant de l’intérieur vers l’extérieur, sans que les limites soient tracées comme lorsqu‘on modèle une boule d’argile. Autrement dit, le sentiment de la sphère doit préexister à l’acte d’écrire le conte, comme si le narrateur, soumis par la forme qu’il désire, se mouvait implicitement en elle et la portait à la tension la plus extrême, ce que fait précisément la forme sphérique en sa perfection.423 Ensuite, le narrateur énumère les neuf titres alternatifs de la nouvelle, qui annoncent l’étonnante variété thématique et générique du texte à venir, puisqu’une fois terminée la lecture ils s’avèrent être les titres potentiels des fragments (ou plutôt « des éclats ») insérés dans le cadre métalittéraire de « Notes pour une théorie de la nouvelle ». Sur la première page du récit sont alors introduits des thèmes et motifs qui seront développés dans les parties suivantes du texte, dans une démarche musicale qui copie la même stratégie régissant le recueil (rappelons que dans la première nouvelle de La Vitesse des choses sont posés les fragments de toutes les nouvelles suivantes). C’est une opération qui peut illustrer les mécanismes musicaux et fractaux de la composition du volume entier, que nous allons étudier dans les chapitres suivants de notre travail. Julio Cortázar, « Du conte bref et de ses alentours », op. cit., p. 173. (« ... la situación narrativa en sí debe nacer y darse dentro de la esfera, trabajando del interior hacia el exterior, sin que los límites del relato se vean trazados como quien modela una esfera de arcilla. Dicho de otro modo, el sentimiento de la esfera debe preexistir de alguna manera al acto de escribir el cuento, como si el narrador, sometido por la forma que asume, se moviera implícitamente en ella y la llevara a su extrema tensión, lo que hace precisamente la perfección de la forma esférica », dans Julio Cortázar, « Del cuento breve y sus alrededores », op. cit, p. 251.). 423 234 Or, suite à l’explication de la structure atomisée, explosée et hétérogène de la nouvelle et de sa démarche d’unir plusieurs « parties isolées en un tout gestaltien », le narrateur s’interroge sur des aspects, caractéristiques et définitions diverses de sa propre version de ce genre narratif. Comme nous l’avons dit auparavant, dans cette description cut-up du phénomène littéraire soumis à l’analyse, le narrateur fait appel librement à des éléments aussi différents que Vil Coyote et Bip-Bip, les personnages de la série américaine de dessins animés ; la Bible ; le projet de recherche Manhattan visant la production de la première bombe atomique américaine durant la Seconde Guerre mondiale ; les œuvres de Poe, Dick ou Cheever, ou encore la théorie kabbalistique du tsimtsoum se référant au processus précédant la création du monde. Au milieu de cette partie initiale de la nouvelle une question attire notre attention, la seule à s’éloigner de la problématique générique : « Qu’importe tout cela maintenant que les écrivains sont tombés comme des mouches et qu’il n’en reste plus qu’un seul ? »424. Cette question n’a apparemment rien à voir avec les réflexions qui l’entourent et de cette manière elle interrompt le flux du discours essayistique afin d’y introduire une lueur du cadre narratif de la nouvelle. Le motif fantastique de la maladie mystérieuse qui a causé l’extinction de tous les écrivains sauf un, le supranarrateur de la série de Fresán, peut être compris seulement dans le contexte de la troisième partie de la nouvelle, d’autres textes de La Vitesse des choses et, finalement, dans le contexte intertextuel d’autres livres de l’auteur. Cependant, cette intervention courte du supra-narrateur n’est pas le seul indice de sa présence dans le texte. Nous reconnaissons sa voix dès les premières pages lorsqu’il dit que Philip Kindred Dick est l’un des écrivains qu’il préfère sur cette planète et qu’il évoque ensuite d’autres éléments récurrents au niveau du recueil comme la figure de J. Robert Oppenheimer, le Big Bang ou le zimzum. 424 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 196. 235 Deuxième étape Le début de la seconde phase de l’expérience littéraire tentée par le narrateur dans la nouvelle étudiée est marqué par une parenthèse métalittéraire et le Zimzum épiphanique425. La notion de Tsimtsoum (qui apparaît aussi sous d’autres variantes orthographiques comme Tzimtzum ou Zimzum) fait référence à la doctrine kabbalistique de la création de l’univers développée par Rabbi Isaac Louria et sera l’objet d’une analyse plus approfondie dans la partie postérieure de notre travail, intitulée « Les variations scientifiques et religieuses : la théorie quantique, la fractalité, le Big Bang et la kabbale ». Nous allons juste signaler ici que, dans l’objectif de créer des nouveaux mondes littéraires, le narrateur se transforme en chercheur scientifique dont les essais en laboratoire doivent en plus reproduire la procédure de la création divine. Il assume et réunit donc le statut d’expérimentateur et de démiurge. Ajoutons que l’utilisation de la formule kabbalistique « À présent (…) je disparais » inscrit également la nouvelle dans le grand cadre de la série. Ce modèle d’expression est habituellement appliqué (dans ses variations différentes) par le supra-narrateur frésanien pour délimiter ses interventions dans les livres, par exemple : « Et maintenant, moi, j’entre en scène » (L’homme du bord extérieur), « À présent, j’apparais » (Vies de saints), « Maintenant j’apparais » (la dernière nouvelle de La Vitesse des choses), «que j’apparais et que je disparais afin de m’adresser à vous dans de brefs paragraphes » (L’homme du bord extérieur). À présent, pour déclencher les faits comme il se doit, je disparais pour resurgir à la première personne et devant la première personne qui croise mon chemin. Notre analyse courte de la dimension métalittéraire de La Vitesse des choses a été publié dans : Ewa Bargiel, «¿Hay alguien allí? Metaficción en La velocidad de las cosas, de Rodrigo Fresán», en José Luis Losada Palenzuela, Justyna Ziarkowska (Coord.), Estudios Hispánicos. Arte y verdad: reflexión estética y filosófica en la literatura hispánica, NºXVII, Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego, Wrocław, 2009, pp. 85-94. 425 236 Zimzum : le son fait de métal et d’air produit par un véhicule qui roule à toute vitesse quand il passe à côté de soi. Au bord de la route, on l’observe et on se demande quelle est sa marque. On se répond que peu importe, qu’on n’a jamais été un grand connaisseur d’automobiles.426 À ce niveau de la nouvelle (et de l’expérience), le narrateur commence à « soumettre aux manipulations » un certain nombre d’histoires de sorte que les trames semblent avancer sans son intervention organisationnelle, sans ordre préconçu. Autrement dit, il met en pratique la technique exposée dans la partie suivante du texte : … mon système particulier non pas pour écrire, mais ordonner une histoire, lancer une idée dans une direction donnée et la regarder se faire bombarder par une infinité de micro idées qui la déportent n’importe où.427 Le corpus de sa recherche se compose d’une histoire principale, relativement longue (« l’histoire du trafiquant de livres » qui correspond au titre Hank Williams’ Blues mentionné dans la première partie), dans laquelle sont insérés deux récits différenciés typographiquement en italique (Roswell : une digression et Quelques souvenirs qui me restent de ce voyage), à côté d’autres « éclats » textuels variés qui s’intègrent au texte et remplissent les fonctions d’une glose, d’une allusion ou d’une continuation d’autres textes de Fresán, par exemple de Mantra, « Petit manuel d’étiquette funéraire », « La fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là », « Notes pour une théorie de l’écrivain » (La Vitesse des choses), « La panique de la fuite anticipée » et « La panique de la fuite anticipée frappe à nouveau » (Vies de saints). La structure d’ensemble de cette partie centrale de la nouvelle est une variation sur la composition classique des récits enchâssés. La construction de la figure du narrateur au niveau du récit cadre reproduit le schème déjà 426 427 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 199. Ibidem, pp. 236-237. 237 analysé de la macrostructure narrative de tous les recueils et de nouvelles de Fresán, avec un narrateur qui reste à l’ombre des histoires d’autres personnages pour dévoiler son visage à la fin de lecture. En tenant compte du fait que cette stratégie est mise en œuvre dans le recueil La Vitesse des choses, puis dans la nouvelle en question et enfin au niveau de la deuxième partie de la même nouvelle, nous observons une mise en abyme au troisième degré. Le narrateur-personnage, un trafiquant de livres sans nom, passe la plupart de son temps sur la route. Il est employé de la Fondation (comme le supra-narrateur), dont la mission principale est de « construire de nouveaux et invulnérables écrivains qui remettront encore une fois les choses à leur place et sépareront la fiction de la non-fiction »428. Au moment de la narration il se trouve près d’une ville Canciones Tristes. Quand il se déplace solitairement dans son véhicule, il lui arrive de temps en temps « de prendre un auto-stoppeur et de le mener à destination en le lisant comme une nouvelle »429. En conduisant son pick-up il écoute alors des narrations différentes, parfois mauvaises, parfois drôles ou anormales, et il les enregistre à l’aide d’un petit magnétophone caché, pour les réécouter plus tard dans sa chambre d’hôtel. Vu qu’il est aussi un grand connaisseur de livres et un lecteur passionné, l’une des histoires encadrées est composée de quelques pages des mémoires qu’il a trouvées par hasard cachées dans un livre. Un jour le narrateur, qui adopte toujours une position de récepteur (lecteur ou auditeur) des histoires, rencontre sur son chemin une fille dont l’histoire s’avère faire partie de la sienne. Il décide alors pour la première fois de relater sa propre vie à quelqu’un, et grâce à cet acte d’échange d’histoires il peut finalement tourner la page et retrouver la paix intérieure. C’est alors à la fin du récit cadre que le lecteur découvre que le trafiquant de livres est le fils du narrateur d’une autre nouvelle du recueil, « Petit manuel d’étiquette funéraire ». Il compte de plus parmi les « narrateurs non fiables » frésaniens. Après qu’il soit devenu fou lors des funérailles de son père, il a été 428 429 Ibidem, p. 229. Ibidem, p. 201. 238 diagnostiqué comme atteint d’« hyperthrénie », une maladie fantastique définie comme « un excès de souffrance causée par la mort d’un être cher ». La lecture et l’écoute d’histoires d’autrui jouent ici un rôle thérapeutique. La structure de cette section du texte illustre également les propos exposés dans la partie initiale, où le supra-narrateur évoque la fonction primitive de l’acte de raconter, le rôle social important des histoires partagées autour du feu ou près de l’âtre. La valeur atemporelle de l’activité de conter et, notamment, sa place dans le processus de la connaissance de soi-même et d’autrui, est abordée plus profondément dans une autre nouvelle du recueil, l’« Histoire avec monstres » : Bien avant d’échanger de l’argent ou des marchandises, les hommes ont appris à échanger des histoires. Les histoires comme formes de richesse invisible mais solide. La base de toute civilisation, les piliers de tout art et de tout science, ont leurs fondations dans la terre profonde fertilisée par les os anciens d’histoires qui ne vieillissent jamais (…) raconter et écouter la vie d’autrui en découvrant sans trop s’étonner que dans la biographie d’un étranger, les jours semblent intimement liés aux événements de nos nuits…430 La question de la fonction de la littérature, de l’écrivain et des histoires dépasse les limites du recueil, puisque c’est l’un des thèmes récurrents dans toute l’œuvre de Fresán. Dans un entretien l’écrivain explique : La fonction sociale de l'écrivain existe et c'est celle de fournir des histoires : pour que les gens aient quelque chose à lire, un point de fuite par où s'évader et connaître des réalités alternatives. Cela me semble plus que suffisant et, d'une certaine manière, épique et épiphanique et, si vous voulez, engagé. C'est la même fonction qu’a eue dans la préhistoire autour d'un feu quelqu’un qui une 430 Ibidem, p. 425. 239 nuit a commencé à raconter quelque chose à ses amis. Je veux penser que ce métier n'a pas beaucoup évolué.431 [Notre traduction] La situation narrative de raconter des histoires privilégie naturellement la variété des genres. En conservant l’ingrédient essayistique de la partie antérieure, le récit cadre du trafiquant de livres et le deuxième récit encadré, Roswell : une digression, présentent des événements qui se déroulent dans le monde futuriste de la science-fiction. Dans cette réalité tous les écrivains sont décédés, les voyages dans l’espace existent, les interactions avec des extraterrestres ont lieu régulièrement et une mystérieuse Fondation nord-américaine récupère les livres des morts. Dans le monde à mi-chemin entre la nostalgie et la parodie, à côté du motif borgésien d’une bibliothèque-univers, des allusions à la littérature de la route de la Beat Generation ou J. G. Ballard, et à la fameuse émission radiophonique d’Orson Welles, apparaît un répertoire impressionnant d’anglicismes, lieux communs et symboles de la culture populaire de la science fiction américaine : des clones, un super-héros-tueur en série créé dans un laboratoire, l’affaire de Roswell, le célèbre film de l’autopsie d’un extraterrestre, E. T., les séries télévisées The Twilight Zone, The X-Files, Stargate, Dark Skies et The Invaders. Le récit cadre du trafiquant de livres entremêle les histoires enchâssées avec les digressions du narrateur portant sur les rites funéraires de l’ancienne Egypte et d’aujourd’hui, la vie sur les routes et la solitude, ou sur les changements délicats et presque imperceptibles que subissent les livres dans leur composition physique et spirituelle après la mort de leur auteur. Le premier des éclats encadrés fait référence à un récit qui n’est pas, curieusement, vraiment relaté dans la nouvelle. Le narrateur mentionne brièvement un auto-stoppeur, un homme qui portait un masque et qui lui a Entretien de Roberto Santander, Martín Abadía, op. cit. («La función social del escritor existe y es la de proveer historias: que la gente tenga algo que leer, un punto de fuga por donde evadirse y conocer realidades alternativas. Me parece más que suficiente y, de algún modo, épico y epifánico y, si se quiere, comprometido. La misma función que, en la prehistoria, alrededor de una fogata, tenía alguien que una noche empezó a contar algo para sus amigos. Quiero pensar que el oficio no ha evolucionado mucho»). 431 240 raconté l’histoire d’une fille qui aimait se jeter dans les piscines. La figure d’un français masqué fait évidemment écho au narrateur de la deuxième partie de Mantra, roman qui a paru trois ans après la première édition de La Vitesse des choses. L’histoire de la fille, par contre, est le thème de la onzième nouvelle du recueil et d’autres textes frésaniens, particulièrement de Mantra. Pour connaître donc l’histoire relatée au narrateur de « Notes pour une théorie de la nouvelle », il faut lire l’une des nouvelles suivantes du recueil, « La fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là » et le roman. Le narrateur insère ainsi dans son récit un hyperlien, reconnaissable seulement par les lecteurs fidèles de Fresán, permettant de passer à un autre texte, à un autre livre. Pareillement, dans la conclusion de son récit, le trafiquant de livres raconte sa propre histoire à la fille étrangère à l’aide d’une lettre de son père. La lettre n’est pas, cependant, citée intégralement. Le narrateur dit seulement qu’elle est très longue et il ne dévoile que son en-tête et quelques phrases de conclusion. Le lecteur ayant lu les nouvelles du recueil dans l’ordre, dès les premiers mots de la lettre reconnaît le quatrième texte de La Vitesse des choses, « Petit manuel d’étiquette funéraire ». Ainsi, le cadre de l’en-tête et de la terminaison renvoie à une autre nouvelle entière de presque cinquante pages. Le deuxième récit enchâssé, intitulé dans la partie initiale Quelques souvenirs qui me restent de ce voyage, est composé de fragments de mémoires qui s’inscrivent bel et bien dans les domaines thématiques du recueil. Il enregistre les péripéties d’un aspirant écrivain de vingt ans qui entreprend une quête d’épiphanie ou de satori, inspiré par la lecture de Satori à Paris de Jack Kerouac et Stephen Le Héros de James Joyce. Néanmoins, la forme du texte est particulière. Les entrées ne sont pas datées, mais introduites par le refrain : « tout ça s’est passé il y a très longtemps ». Le narrateur souligne régulièrement qu’il est en train de relater les événements à une femme, qu’il transcrit son récit prononcé oralement. Il insère dans son discours des formules se référant ou s’adressant directement à son narrataire féminin, comme « lui dis-je », « lui expliqué-je », « je me suis rappelé la colère au fond de tes yeux, ce soir-là » ou « je lui 241 raconte qu’alors… ». Nous observons donc les changements de perspective typiques de la narration frésanienne et nous reconnaissons vite sous le masque de l’auteur de mémoires la figure du vieil écrivain de la Fondation, le supra-narrateur de la série. Pour commencer, il mentionne « le pays qui m’a vu naître et n’existe plus aujourd’hui », il voyage sur un bateau qu’il appelle S.S. Quantum et il finit ses mémoires avec la formule récurrente « ce serait bien comme ça » (estaría bien que así fuera). En deuxième lieu, il se présente en tant qu’étranger et il évoque le passé avec le terme d’Étranger. Son fils s’appelle Balthasar en honneur à un écrivain mystérieux qui n’apparaît que dans la dernière nouvelle de La Vitesse des choses en tant que l’archétype du maître, le père littéraire du supra-narrateur. En plus, lorsque sa femme (la veuve) cite ses explications concernant deux catégories d’écrivains, les écrivains qui lisent et les lecteurs qui écrivent, elle cite exactement les mots de l’intrusion du supra-narrateur dans « Le système éducatif » (L’homme du bord extérieur). Le réseau de références intertextuelles dans cette mise en abyme au troisième niveau narratif est encore plus compliqué. Le jeune aspirant écrivain rassemble dans ses mémoires ses souvenirs du service militaire obligatoire, de ses aventures à Belfast, à Paris, à Athènes et à Salzbourg. En Italie, il débarque dans une petite île où il est témoin d’une éruption de volcan et de la mort d’un vieillard renversé par une ambulance, les événements qui auront lieu dans « Cartes postales envoyées depuis le pays des hôtels », la douzième nouvelle du recueil. Il se rappelle aussi sa participation à une fête pendant laquelle une très belle inconnue s’est jetée dans la piscine. Finalement, afin de décrire le grand moment de son épiphanie, de cette révélation cherchée longtemps, il utilise des mots identiques à ceux prononcés par le narrateur-protagoniste de « L’apprenti sorcier » (L’homme du bord extérieur), puis par l’écrivain de l’« Histoire avec monstres » (La Vitesse des choses) : « il pleuvait plus que dans la Bible (…) le monde m’a soudain paru plein de possibilités infinies »432. 432 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 222. 242 Il faut en conclure donc que le narrateur des mémoires de voyage, que le trafiquant de livres est en train de lire, est le même que le narrateur des deux parties métalittéraires encadrant cette partie centrale de la nouvelle et que le supra-narrateur de toute série intertextuelle de Fresán. Autrement dit, suite à cette démarche spéculaire le narrateur, auteur déclaré des récits enchâssés, devient son propre personnage. Finalement, dans les fragments qui clôturent le deuxième segment de la nouvelle, le trafiquant de livres raconte son histoire à la fille à la moto dans un bar de l’Hôtel Grand Cosmo (rappelons que c’est exactement le même café où sera prononcé le « monologue pour salaud » de la nouvelle suivante). Dans un décor inspiré des peintures d’Edward Hopper, l’un des artistes préférés de Fresán (« Nous nous asseyons à une table près d’une fenêtre. La nuit est tombée et on ne voit plus le monde extérieur, juste nos visages se reflétant dans la vitre »433), il lui dévoile son « projet secret et personnel ». Ses explications éclairent (ou obscurcissent, un jeu typique de l’auteur) la figure très énigmatique de l’écrivain Balthasar de la dernière nouvelle du recueil. Illustration 17. Automate et Noctambules d’Edward Hopper.434 433 434 Ibidem, p. 228. http://en.wikipedia.org/wiki/Edward_Hopper (Consulté le 16/09/2014). 243 Troisième étape Le début de la partie finale de « Notes pour une théorie de la nouvelle » et de la dernière étape de l’expérience est indiqué par un espace blanc et la suivante parenthèse métalittéraire : Maintenant j’arrive. Il est temps de se décontracter. Zumzim, j’imagine. Comme un film projeté à l’envers. Maintenant je regagne le lieu que j’ai su créer pour voir ce que ma création est devenue et quel usage elle a fait de son libre arbitre.435 Contrairement aux fragments antérieurs, qui malgré leur nature hybride conservent une modalité dominante (la réflexion essayistique ou la narration fictionnelle), sur les dernières pages du texte les passages qui reprennent le fil de la méditation autour des propriétés de la nouvelle s’entremêlent avec des précisions concernant les circonstances de la situation énonciative du narrateur. Cette série de pièces textuelles est entamée par des pensées désespérées d’un écrivain bloqué en train de regarder son bureau couvert de manuscrits, qu’il considère lamentables, et de pages blanches. À défaut d’inspiration, il se penche sur une théorie de la feuille de papier. Il présente un état de la question parodique dans lequel à l’aide d’un langage hermétique et pseudo-scientifique il effectue le bilan des travaux académiques de spécialistes divers, surtout des universités américaines, relatifs au thème d’une feuille de papier froissée. L’écrivain en crise, le « je » de cette scène ludique illustrant le phénomène de la peur de la page blanche n’est pas, cependant, le supra-narrateur de la nouvelle et son bureau n’est pas le décor du récit cadre. Le fragment n’est qu’un autre éclat, un autre message émis depuis le niveau du récit enchâssant, car dans la pièce suivante de ce puzzle textuel, un autre « je » s’interroge : 435 Rodrigo Freán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 230. 244 Qu’est-ce que tout cela vient faire ici ? Quel rapport avec ce qui nous occupe ? J’essaye peut-être d’établir une relation religieuse ou scientifique entre la contraction divine du Zimzum et l’étrange force d’une feuille de papier froissée.436 Ensuite, le supra-narrateur révèle les circonstances de la rédaction de la nouvelle. D’abord il précise le lieu de la création (« J’écris dans le cimetière de la forêt, là où il n’y a pas de caméras, là où on ne me suit pas parce qu’il n’y a jamais rien au-delà d’un cimetière »437) et le caractère de son écriture (« je griffonne ces notes maladroites et prématurées, au diagnostic fragile »438). Vu que dans sa réalité réapparaissent les motifs sciencefictionnels de l’extinction des écrivains et de la Fondation, les frontières entre l’univers représenté dans la partie centrale de la nouvelle et celui du cadre essayistique commencent à s’effacer. Le supra-narrateur de toute l’œuvre de Fresán, le double littéraire de l’auteur sous le masque du vieil écrivain qui mène ses méditations sur la littérature dans la première et dernière partie de la nouvelle, a construit donc une variante de son propre univers fictionnel. En plus, il a projeté une version de soi-même dans cette fiction à la puissance deux : il est l’écrivain mort dont le trafiquant de livres lit les mémoires. Or, une fois réalisées les expériences de rédaction d’histoires courtes (dans la section centrale de la nouvelle) et puis établies les circonstances de « la recherche littéraire », le narrateur se livre à une digression sur la fonction importante des morts (et de la mort) dans la société et, notamment, dans le travail de création. Selon ses dires, c’est la présence constante des morts dans la vie des vivants qui actionne la mémoire des écrivains, c’est leur supplication fantasmatique du souvenir qui inspire, mais en même temps c’est grâce au caractère invraisemblable et incroyable de leur 436 437 438 Ibidem, p. 233. Ibidem, pp. 233-234. Ibidem, p. 234. 245 existence en nous que « nous nous sentons prêts à admettre la normalité de l’anormal dans la texture et la trame de nos vies »439. Le narrateur procède ensuite à l’auto-évaluation des résultats de son expérimentation. Il résume et critique les effets de son travail de laboratoire : L’histoire du trafiquant de livres n’est pas mauvaise, mais le personnage de la fille m’intéresse davantage (…) de même que celui du père du narrateur. Quelle est cette histoire dans sa lettre ? De quoi parle-t-il quand il mentionne le costume de superhéros ? Dois-je continuer d’explorer ces possibilités ? Le reste est insignifiant : extraits de publications scientifiques, souvenirs d’un voyage que j’ai fait il y a des années, mon intérêt pour Philip K. Dick et les losers aliénigènes (…)440 Par conséquent, la figure du narrateur/l’écrivain se fusionne avec celle du lecteur et le texte acquiert un caractère autoréférentiel. Il projette un acte privé de communication littéraire dans lequel l’auteur lui-même exerce alternativement les fonctions d’émetteur, de protagoniste et de récepteur, en devenant de cette manière le critique de sa propre production et en la transformant en dialogue avec la forme et avec soi-même. Finalement, en guise de conclusion de ses expériences et de ses analyses scientifico-méta-fictionnelles sur la nature de la nouvelle, le narrateur propose un rêve. Une sanglante guerre mondiale sur une certaine planète Urkh 24 lui est apparue en songe à la veille du moment de la narration. Les deux armées combattantes étaient les Nouvelles et les Romans… Comme nous l’avons déjà commenté, La Vitesse des choses est un livre métafictionnel qui interroge amplement son statut générique fluctuant et ambigu. Du point de vue de la structure globale de ce recueil de quinze textes, il peut être qualifié comme « une mutation fractale de roman-ennouvelles » et, précisément, la frontière inconstante entre ces deux genres 439 440 Ibidem, p. 236. Ibidem, p. 236. 246 narratifs, qui prédominent dans la littérature contemporaine, constitue l’un de ses axes thématiques principaux. Les réflexions littéraires, intégrées au tissu fictionnel du livre, et la structure même du recueil évoquent le phénomène de la dichotomie et de la compétition perpétuelles entre ces deux stratégies de narration opposées, qui culminent au cours du XIXème siècle dans le roman et la nouvelle : d’un côté une narration longue, bien organisée et donc peut-être prévisible, et de l’autre une narration brève, dynamique et étonnante. Dans le rêve de science-fiction du narrateur de « Notes pour une théorie de la nouvelle », les Romans représentent le pouvoir dictatorial. Ils imposent avec autorité à tous les habitants de la planète la loi d’une histoire unique préétablie qui exclut toute possibilité de surprise. Elle assure, en revanche, un bonheur individuel et le meilleur déploiement possible de la trame de l’existence. Quant aux Nouvelles, membres d’une faction dissidente devenue une force anarchiste, ils « prônent l’euphorie de multiples variantes, de plusieurs romans au cours d’une vie qui, même brefs, n’ont aucune raison d’être pires que les autres »441. Après un attentat contre le dirigeant des Romans, la guerre éclate provoquant des millions des morts. Les survivants du parti vaincu, les Nouvelles, sont expulsés et doivent s’exiler sur une planète où l’histoire est un éternel recommencement. Les réflexions du narrateur concernant la littérature et sa vision onirique de l’évolution des genres littéraires débouchent ainsi sur la situation politique et l’histoire de l’Argentine, ce qui est confirmé par les mots concluant cette partie de la nouvelle : Sur cette planète, l’histoire est un éternel recommencement. Elle s’interrompt et prend fin sans crier gare, puis repart en suivant un cycle infernal, tournant sans cesse sur elle-même. Je me suis réveillé en songeant que si cette planète était la Terre, le pire destin des Nouvelles serait le pays qui m’a vu naître et n’existe plus aujourd’hui. Ce qui expliquerait pourquoi la 441 Ibidem, p. 239. 247 tradition littéraire de ma patrie fantôme passait par la nouvelle et non par le roman…442 Rappelons que Rodrigo Fresán utilise exactement les mêmes idées pour justifier l’architecture discontinue et hybride de son premier livre, L’homme du bord extérieur. Son pays d’origine y est décrit comme un recueil de nouvelles exemplaire justement à cause de son histoire tumultueuse, désordonnée et cyclique, donc en forme de nouvelle : « elle recommence sans cesse, se réécrit et, lorsqu’elle s’achève, le final est toujours ouvert »443. De la même façon, la phrase ouvrant « Notes pour une théorie de la nouvelle » (« les nouvelles n’ont pas à obéir à une structure quasi prussienne pour raconter une histoire ») qui résonne dans la loi des Romans à l’histoire unique préétablie, recycle les remarques faites déjà par Rodrigo Fresán dans la postface de L’homme du bord extérieur : … il n’y a aucune raison pour qu’une trame se soumette à un ordre préétabli et que la recherche et la découverte de l’épiphanie impliquent des déplacements constants en terres étrangères.444 Or, le narrateur reproche au roman son corset générique trop rigide, ce moule préexistant à la création qui emprisonne l’esprit de l’auteur même avant le commencement de l’histoire et, d’un autre côté, enferme la réception créative du lecteur dans le piège des attentes. Néanmoins, il ne s’agit pas ici seulement de la cage de la vraisemblance, de la logique de cause à effet, de linéarité spatio-temporelle, narrative ou des interprétations moralisatrices (les limitations du genre déjà surmontées dans le roman contemporain). Le rêve de l’écrivain consiste également à pouvoir mener plusieurs variations de la même histoire simultanément et infiniment (comme dans la musique et dans les livres fantastiques des habitants de Tralfamadore), à pouvoir changer, modifier et refaire les histoires à chaque moment, et enfin, à Ibidem, p. 239. Idem, L’homme du bord extérieur, trad. Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury, Autrement, 1999, p. 213. 444 Ibidem, p. 214. 442 443 248 pouvoir expérimenter sans cesse de nouvelles petites et grandes épiphanies et les faire expérimenter aux lecteurs. La forme courte, flexible et maniable des nouvelles offre, certes, des possibilités à cet égard, mais les romans possèdent aussi certaines vertus. Le narrateur apprécie en particulier leur rythme pur, mesuré et constant qui, à l’époque, s’approchait et même cadençait le rythme de la vie (et de ce moment précieux et unique de l’harmonie entre la vie et l’écriture naît l’épiphanie). Dans la dernière nouvelle du recueil, « Notes pour une théorie de l’écrivain », il remarque nostalgiquement : Il fut un temps où la vitesse des écrivains était la vitesse des choses. Il fut un temps où les écrivains déterminaient la vitesse des choses. Il fut un temps où le rythme de la planète correspondait exactement à celui d’une bonne histoire ayant tout le temps d’être racontée. Je n’ai pas vécu à cette époque, mais je peux jurer que c’était formidable : le XIXe siècle, siècle de livres, la sensation manifeste que la trame des jours et des nuits bougeait et progressait au fil de nouvelles, de chapitres lents et bien écrits, que le son haletant de la plume sur le papier (…) avait la même cadence qu’une respiration juste et réfléchie.445 Bien que les Nouvelles anarchiques aient perdu la guerre contre le pouvoir sédentaire et ordonné des Romans, ce que proposent la nouvelle et le recueil entier de Fresán, à travers sa structure hétérogène, ainsi que dans sa réflexion métalittéraire explosée, c’est de démarrer la construction éternelle d’un nouvel objet littéraire. Une écriture vivante génériquement anonyme qui change constamment de forme ; qui fusionne la joie de l’expérimentation, la quête incessante des révélations avec les jeux de cohérence ; qui implique le lecteur dans l’élaboration de sa propre définition 445 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 627. 249 de la littérature, des genres littéraires et de soi-même. D’après les mots du narrateur, « peut-être que les nouvelles – certaines nouvelles – sont des illusions d’optique de la littérature, des mirages où l’on se voit déformé, reflété plusieurs fois jusqu’à ce que ce reflet devienne notre visage »446. La reconstruction laborieuse de la structure littéraire permet à l’œuvre de regagner son entité et sa littérarité, mais permet également au lecteur (et à l’auteur) de retrouver leur capacité divine de créer quelque chose, de nommer leur création, de comprendre les mécanismes impénétrables de son fonctionnement et, finalement, de voir le reflet de son propre visage dans cet univers aussi inédit que fugace. D’où la conclusion de la nouvelle : D’après la Bible – c’est du moins ce que j’ai cru comprendre -, nous ne sommes rien de plus qu’une nouvelle écrite par Dieu. Une nouvelle – et non un roman – qu’il n’a pas trop réussie. Voilà pourquoi Dieu s’est déjà attelé à une autre nouvelle où la triste mémoire de notre triste histoire n’aura aucune place. (…) Sa prochaine nouvelle sera peut-être bien meilleure que celle-ci, plus ordonnée, plus heureuse et plus facile à comprendre. J’aimerais beaucoup la lire quand il aura fini de l’écrire.447 446 447 Ibidem, p. 197. Ibidem, p. 240. 250 3. Les variations musicales Ce qu’offre le geste musical à la littérature, et aux autres arts, ce n’est pas une simple métaphore, c’est une manière pour chacun des arts de se constituer une temporalité propre à ses matériaux. 448 Thierry Marin Nous avons montré comment les divers mécanismes de répétition et de variation s’organisent aux différents niveaux des écrits littéraires et journalistiques de Rodrigo Fresán pour former une stratégie systématique de la construction de toute la série intertextuelle. D’autre part, les phénomènes de répétition et de variation, qui remplissent des fonctions architecturantes et thématiques sur l’ensemble de la production de l’auteur, se transforment également en motifs, en thèmes récurrents de cette écriture, se manifestant dans plusieurs images et exemples empruntés aux arts différents. Conformément au principe de répétition/variation, l’écrivain se remet infatigablement à expliquer et illustrer directement dans les textes, à travers des représentations très variées, son procédé « organique », « en devenir », circulaire, répétitif et variationnel de composition littéraire. Parallèlement au recours à l’image de la maison vivante en travaux, récidivante dans tous les livres sous des formes différentes, et à la méthode mnémotechnique du palais de mémoire, c’est le domaine de la musique qui est la source primordiale des comparaisons et analogies utilisées afin de montrer les règles gouvernant la structuration du continuum narratif frésanien. Comme nous l’avons commenté auparavant, la musique joue en général un rôle considérable dans les œuvres de Fresán du point de vue thématique, mais aussi en tant que schéma structurel de la narration ou 448 Thierry Marin, Pour un récit musical, L’Harmattan, Paris 2002, p. 14. 251 élément significatif du cadrage sémantique et de l’organisation du texte. Bien que ce soit évidemment cette fonction de modèle de construction qui nous intéressera particulièrement dans notre analyse, nous allons citer d’abord quelques exemples d’autres aspects musicaux de l’œuvre frésanienne, afin de présenter la portée de l’ingrédient musical dans cette écriture et situer ainsi la problématique dans un contexte plus large. L’univers de la musique classique et populaire, avec des genres musicaux divers, des interprètes, des compositeurs et des amateurs de musique, constitue un champ de référence d’une très grande importance. Lors de différents entretiens Fresán admet que dans le cas de sa production littéraire l’influence de la musique peut être même plus marquante que celle de ses lectures449. Des noms tels que Bob Dylan, Glenn Gould, John Lennon, J. S. Bach, W. A. Mozart, Elvis Presley, Robyn Hitchcock (parmi d’autres) et des œuvres musicales telles que Variations Goldberg ou la chanson « A Day in the Life », des Beatles, sont évoquées régulièrement dans tous les livres. Les plus grandes fascinations musicales de l’écrivain sont particulièrement bien visibles dans les essais de Travaux manuels : « La Forme de la Famille » nous présente le héros du recueil en tant que figurant accidentel sur la photographie de la pochette de Abbey Road des Beatles. « La Forme de la Chanson » est une tentative d’identifier les caractéristiques qui définissent une chanson idéale, et les deux albums les plus proches de cette perfection se révèlent être Good As I Been to You et World Gone Wrong, de Bob Dylan. Finalement, « La Forme de Woodstock » étudie ludiquement le phénomène social du fameux festival et « La Forme de la Solitude » raconte la vie d’un génie solitaire, Glenn Gould, en analysant son interprétation célèbre des Variations Goldberg, de Bach. Plusieurs personnages de textes de Fresán sont des musiciens : le protagoniste d’Esperanto est un claviste et compositeur de ritournelles publicitaires ; dans Les Jardins de Kensington nous apprenons l’histoire d’un groupe de musique The Beaten qui rivalise avec (et imite) The Beatles ; le María Sonia Cristoff, « La salvación de los malditos », La Nación, 1998, http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=213600.(« En mi estilo reconozco también la influencia de la música, inlcluso más fuerte que la literatura ») (Consulté le 8/08/2013). 449 252 narrateur de la nouvelle « Musique pour détruire des mondes [Une expérience] » (Vies des saints) est le pianiste canadien Glenn Gould. D’un autre côté, les paroles et les titres des chansons et des albums, les critiques des œuvres et des mouvements musicaux, les discographies, les entretiens avec des musiciens, les résumés des histoires des groupes musicaux et les pages entières des magazines sur la musique (fictionnels tout autant que réels), font partie intégrante du récit littéraire. Ainsi la construction de la nouvelle « Petit guide de chansons sacrées » (Vies de saints) repose sur une succession des sections textuelles d’une étendue variée précédées de titres de chansons authentiques et non-existantes. Les fragments de ces chansons, traduits et entrelacés dans le texte sans guillemets, servent à tisser le fil du monologue et participent à la polyphonie de la narration. L’un parmi les multiples passages qui configurent les réflexions du narrateur à partir de paroles étrangères est composé de la traduction intégrale d’une chanson de Badly Drawn Boy, « Holy Grail ». Généralement, la pratique des citations cryptiques (pas seulement musicales) est un jeu caractéristique de l’écriture de Fresán qu’il appelle « réécriture ». Lorsqu’il parle du rôle de son bagage culturel dans la rédaction de La Vitesse des choses, l’étendue et la variété de cette démarche deviennent apparentes : … dans le livre apparaissent des réécritures de Musil, quelque chose de DeLillo, des vers de la chanson In your eyes, de Peter Gabriel, des phrases inversées de Dylan, et beaucoup de recherches sur la perception de la mort et ses rites. Mélanger tout cela avec le nom d’amis a provoqué chez moi une crainte quelque peu superstitieuse. Disons qu’eux, ils savent qui ils sont.450 [Notre traduction] Juan Ignacio Boido, «La vocación literaria», entretien avec Rodrigo Fresán, Página/12, [en ligne], 1998, http://www.pagina12.com.ar/1998/suple/libros/98-08/98-08-02/nota1.htm. («...en el libro aparecen reescrituras de Musil, algo de DeLillo, versos de la canción In your eyes de Peter Gabriel, frases de Dylan invertidas, y mucha investigación sobre la percepción y los ritos alrededor de la muerte. Mezclar todo eso con el nombre de los amigos me dio algo de temor supersticioso. Digamos que ellos saben quiénes son », consulté le 16/09/2014). 450 253 Durant la lecture des théories concernant la religion, exposées par El Freako, un personnage de « L’Esprit Saint » (Vies de saints), nous reconnaissons des phrases complètes tirées des confessions de Michael Davis Pratt, un musicien américain connu sous le pseudonyme de Jim White, et attribués sans aucun indice au personnage fictionnel. Rodrigo Fresán évoque les mêmes phrases dans son article sur Mike Pratt de Página 12451. D’ailleurs, le protagoniste de « Signaux captés au cœur d’une fête » (La Vitesse des choses), dans le but de s’exprimer, cite et commente des paroles de chansons de Pet Shop Boys et David Byrne, il énumère aussi abondamment les titres anglais de chansons populaires sur les fêtes, pour s’excuser enfin de son « habitude et insistance à chercher l’aide de mots étrangers et de chansons complices ». Pareillement, les méditations narcotiques de Federico Esperanto sont ponctuées par une énumération mantrique des personnages de la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Band. Le roman contient aussi un article présentant la biographie du groupe de rock imaginaire Cuentos Cortos et la discographie finale de Federico Esperanto, qui remplit la fonction de compte rendu du livre, car les titres des chansons forment un sommaire de péripéties du protagoniste et y ajoutent la conclusion. Une autre nouvelle musicale, « Leroc Argentin (12 hits) » (L’Homme du bord extérieur), est une compilation de commentaires critiques se référant aux douze meilleures chansons d’un « mythe du rock argentin » fictionnel, Julio Dellaroca, qui apparaît aussi dans d’autres textes du recueil. À travers ces histoires courtes de chansons successives est donc mené le récit de la vie et de la trajectoire artistique d’un grand rocker local typique. Toutefois, au fur et à mesure de la lecture notre attention est attirée par l’insistance rythmique des références à la musique de Bob Dylan (qui est aussi l’auteur de l’épigraphe de la nouvelle), objet d’imitation et idole musicale de Dellaroca. Le héros du texte constitue ainsi une sorte de double argentin de Rodrigo Fresán, « Sangre sabia », Página 12, le 12 septembre de http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/radar/9-1666-2004-09-12.html (Consulté le 8/08/2013). 451 2004, 254 Bob Dylan dont la carrière se développe en parallèle à celle de son modèle et dont les chansons sont, naturellement, des versions analogues aux œuvres de Dylan. Quand les deux artistes se rencontrent finalement dans un studio new-yorkais ils sont « en quelque sorte identiques, et on ressent l’impression angoissante de ne pas savoir où commence l’un et où termine l’autre »452. Par ailleurs, les critiques de chansons concluent ou reprennent les fils nonachevés d’autres nouvelles, de sorte que les chemins de presque tous les personnages principaux du recueil et même de certains provenant des livres postérieurs de Fresán (comme Federico Esperanto), se croisent sur les pages de la compilation. En outre, le lexique de la musique (signalons ici que l’auteur emploie beaucoup de termes spécifiques en anglais, par exemple unplugged, long play, bonus track, underground, muzak ou jingle) est également une source inépuisable de métaphores dont certaines, de plus, se répètent à la façon d’un refrain dans des textes différents. Le tableau qui suit en donne quelques exemples représentatifs. Tableau 9. Exemples d’utilisation du lexique de la musique dans les livres de Rodrigo Fresán. Titre La Vitesse des choses (« Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme ») Citation …je songe que ma vie de salaud réclame (…) un encore triomphal sur la partition de la symphonie, le bonus track à la fin du compact disc de mes mauvaises actions. p. 342 Les vies de saints (« La panique de la fuite anticipée [Un chemin de croix]) … voila le paysage parfait pour chanter le blues de la panique de la fuite anticipée : ce lumineux et inespéré bonus track accompagnant un Compact Disc qu’on imaginait terminé, complet. p. 89 452 Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 168. 255 Titre Citation Les vies de saints (« Musique pour détruire des mondes [Une expérience] ») …tandis que je remets de l’ordre dans la partition de mes souvenirs… pp. 125, 152 …le réconfort d’une mélodie simple et légère (…) se détache enfin du chaos de mes jours… Les Jardins de Kensington L’auteur du disque de mes jours… p. 125 Esperanto Esperanto était un enfant qui naviguait en auto sur la face B de l’univers… p. 188 Les Jardins de Kensington p. 385 Ces derniers mois, je n’ai pas pu m’empêcher de me comparer à mon père, ma mère et mon frère, et il est clair que je ne leur ressemble en rien. Il y a entre eux une subtile répétition de certains traits et de certaines expressions. Au piano, on peut enfoncer la même touche avec plus ou moins de force, la note sera toujours la même. Moi, je n’ai même pas l’impression de faire partie de la même partition. Je sonne vraiment différemment. La vie se réduit alors à une note de musique sur la partition d’une vie étrangère et plus transcendante. Mantra p. 174 Comme nous pouvons voir dans les fragments cités ci-dessus, la langue et les potentialités métaphoriques de la musique sont mises au service du récit des vies. Une œuvre musicale ou un album, à l’instar de la littérature, peuvent être alors des analogies intéressantes d’une vie. L’existence humaine, de même que celle d’un personnage littéraire, est une mélodie lue et interprétée par son protagoniste, qui suit une partition préexistante dont l’auteur est méconnu, mais autorisé à y ajouter des improvisations, des variations. La vie peut être donc racontée à travers une succession de chansons (comme dans « Leroc Argentin (12 hits) »). 256 Néanmoins, contrairement à la littérature et à la vie, qui ne cessent de se rebeller contre l’ordre préétabli et deviennent ainsi domaine du chaos, la musique représente chez Fresán l’organisation, la perfection avec la paix qu’elles impliquent. Pour le journaliste français de Mantra, ce qu’offre la musique c’est le mirage de contrôler le désordre imprévisible de la vie et d’en connaître le but : Quand on met sa propre musique (…) le hasard incontrôlable de ce qui arrive aujourd’hui ou de ce qui peut nous arriver demain revêt l’aspect trompeur d’une chose susceptible d’être ordonnée en strophes, en vers, en ponts. Nous traversons ces ponts – et ces forêts – en chantant des chansons que nous connaissons par cœur, de là la fausse idée qui consiste à croire que nous savons où nous allons.453 L’architecture d’une œuvre musicale peut fonctionner également comme un exemple de construction reproduit dans les textes littéraires. Le narrateur de Travaux manuels oppose l’exactitude de la musique aux « sentiers inexacts du roman »454, tandis que Glenn Gould de Vies de saints prend la perfection de la musique pour modèle d’écriture biographique qui doit dompter la discordance et le désordre infini d’une vie. Dans plusieurs entretiens l’écrivain souligne que sa pratique narrative a des modèles dérivant de la musique, les deux principaux étant Bob Dylan et The Beatles. La troisième inspiration prépondérante dans ses livres ce sont les Variations Goldberg, de Bach, interprétées par Glenn Gould. Les deux influences au moment d’écrire sont Bob Dylan et The Beatles. La première fois que j’ai écouté Dylan, la façon d’adjectiver et de phraser de chaque chanson, j’ai dit : « Je veux faire ça ». J’ai même eu l’obsession d’écrire des nouvelles de dix Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, p. 234. Idem, Trabajos manuales, ed. cit., p. 224 («Iba a dejar la exactitud de la música para adentrarse en los inexactos senderos de la novela»). 453 454 257 lignes au maximum. (…) Et The Beatles (…) Je suppose que dans mon écriture il y a beaucoup de leur manière fragmentaire et atomisée de composer.455 [Notre traduction] ou encore, J'écris d'une manière très semblable au système de composition des Beatles. Je pose une nouvelle et je dis : "violons" et puis, "guitares" et je continue ainsi. Mon style a aussi beaucoup à voir avec Bob Dylan : des phrases longues, des propositions serpentines avec des dénivellations et des courbes, comme un électrocardiogramme.456 [Notre traduction] L’influence de l’œuvre et de la figure de Bob Dylan, compositeur, musicien, peintre et poète américain, se manifeste donc surtout au niveau référentiel et thématique (le cas de « Leroc Argentin [12 hits] »), mais aussi stylistique, par exemple dans de caractéristiques « phrases serpentines » découpées en propositions multiples. Malheureusement, ce trait du style de Fresán est souvent diminué ou se perd dans la traduction : Abrí los ojos pensando en eso y negando todo tipo de casualidad, diciéndome que era feliz de volver a mi pequeño mundo donde poca cosa ocurría y estaba bien que así fuera porque consideraba que ya me habían pasado demasiadas desgracias en mi vida y no necesitaba que ésta se viera súbitamente 455 Juan Ignacio Boido, op. cit., («Las dos influencias, a la hora de escribir, son Bob Dylan y los Beatles. La primera vez que escuché a Dylan, la adjetivación y el fraseo de cada canción, dije: “Yo quiero hacer eso”. Hasta que tuve la obsesión de escribie cuentos de diez líneas como máximo (…) Y de los Beatles (…) Supongo que hay mucho en mi escritura del modo fragmentario y atomisado con que componían»). 456 María Sonia Cristoff, «La salvación de los malditos», op. cit. ("Yo escribo de un modo muy parecido al sistema de composición de Los Beatles. Planto el cuento y digo: "violines" y después, "guitarras" y así sigo. Mi estilo tiene mucho que ver con Bob Dylan también: frases largas, oraciones en serpentina con altibajos y curvas, como un electrocardiograma"). 258 sacudida por un terremoto de sorpresivos acontecimientos conectados entre ellos.457 [Notre soulignement] Dans la traduction française cette unité syntaxique complexe est divisée en deux phrases séparées et légèrement simplifiée (il y a un verbe de moins) : J’ai ouvert les yeux en ayant cette pensée et en niant tout type de hasard, en songeant que j’étais ravi de regagner mon petit monde où il ne se passait rien et c’était très bien comme ça, car j’estimais avoir eu assez de malheurs jusque-là. Je n’avais pas besoin que mon existence soit subitement ébranlée par un séisme d’événements surprenants et liés les uns aux autres.458 [Notre soulignement] Les paroles de Bob Dylan, évoquées fréquemment sous la forme de citations en anglais ou réécritures en espagnol assimilées dans la narration, remplissent la fonction d’un instrument efficace d’interprétation et de description de la réalité intime. Le narrateur de la deuxième partie de Mantra, un journaliste français transformé en catcheur mexicain, ne se sépare pas de son walkman et ne cesse d’écouter et de chanter les chansons de Bob Dylan. L’une des entrées encyclopédiques formant son récit, intitulée « Visions (de Dylan) », est composée de fragments longs des chansons en anglais intercalés dans le monologue du narrateur, qui répète ensuite les paroles traduites. Il découvre à son étonnement que les rêves de Dylan deviennent les siens, puisque Cette étrange chanson de Bob Dylan (…) était tout simplement la description parfaite de mes jours et de mes nuits passés dans cette ville cauchemardesque (…) J’étais en train de choir dans cette chanson écrite plusieurs années avant que j’arrive ici. Les 457 458 Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 406; Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 418. 259 meilleures chansons sont celles qui prévoient toujours ce qui va arriver.459 Or, la présence des Beatles et Glenn Gould dans l’univers frésanien a un caractère multidimensionnel. Nous avons déjà montré dans l’un de chapitres précédents l’importance de la chanson « A Day in the Life » et de la pochette-collage de l’album dans le roman Les Jardins de Kensington. Toutefois, la musique, la carrière du groupe de Beatles et particulièrement cette chanson, que Fresán a écouté pour la première fois à l’âge de quatre ans et qu’il qualifie de l’une des épiphanies extralittéraires les plus transcendantes de sa vie, fait sans doute partie de sa mythologie personnelle et constitue la bande son de toute son œuvre. Selon l’auteur, la construction de « A Day in the Life » est à l’origine de toutes les réalisations de son projet littéraire : Je me souviens de mon père, 1967, il y a quarante ans, arrivant à la maison avec une copie flambant neuve du disque Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Band. Et ce qui m΄a impressionné alors, c’était la pochette du disque. Qui étaient toutes ces personnes ? Qu’est-ce qu’elles faisaient là ? (…) Ensuite j’ai écouté « A Day in the Life ». Cette chanson divisée en plusieurs parties qui commençait par une voix triste (Lennon), était interrompue par une autre voix plus inquiète (McCartney), pour culminer dans une prodigieuse apocalypse sonique. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai été irradié –leçon précoce, influence absolue- par l’idée de penser en modules, d’écrire en parties et en couches, d’assembler tout plus tard et de voir ce qui se passe et quel est le résultat. 460 [Notre traduction] Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, p. 448. Idem, « Un día en la vida », Página 12, 1 de junio de 2007, http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/espectaculos/2-6518-2007-06-01.html «Recuerdo a mi padre, 1967, hace cuarenta años, llegando a casa con una flamante copia del disco Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Y lo que más me impresionó entonces fue la cubierta del disco. ¿Quiénes eran todas esas personas? ¿Qué hacían allí? (…) Lo segundo fue escuchar “A Day in the Life”. Esa canción en varias partes que comenzaba con una voz 459 460 260 La chanson des Beatles peut être considérée donc comme l’un des germes de l’architecture générale de la narration de Fresán, fractionnée et polyphonique, mais elle est également responsable de sa méthode particulière d’écrire, de rédiger, de travailler. Étant donné que ce qui intéresse l’écrivain c’est le « making-of » de l’histoire, pour utiliser le terme provenant du cinéma, c’est-à-dire les coulisses du tournage ou « l’arrièreboutique de l’affaire »461, cette méthode d’imaginer puis de raconter des histoires est bien réfléchie dans la structure de ses textes. Elle est notamment bien perceptible dans La Vitesse des choses, dont toutes les nouvelles, d’après son auteur, obéissent à la même composition462. Puisque comme la chanson des Beatles, elles partent d’une histoire simple de tous les jours pour, tout à coup, se métamorphoser en des objets littéraires mutants, hybrides, en de beaux monstres : Mon travail dans ce livre a consisté à partir de trames très claires, très précises, qu’ensuite j’ai commencé à rendre bizarres en faisant exploser les histoires que j’étais en train de raconter.463 [Notre traduction] Cette conception de la création littéraire est également véhiculée dans les livres frésaniens par le motif récurrent du match de ping-pong sous la pluie, emprunté à John Cheever464 : triste (Lennon) era interrumpida por otra voz más inquieta (McCartney), para culminar con un portentoso Apocalipsis sónico. Creo que fue entonces cuando fui irradiado –lección temprana, influencia absoluta– con la idea de pensar en módulos, escribir por partes y en capas, ensamblarlo todo más tarde y a ver qué pasa y qué sale», consulté le 16/09/2014). 461 María Sonia Cristoff, op. cit., (« como lector-escritor me interesa, cada vez que leo algo, ver lo que podría llamarse el making off de esa historia. Me interesa mucho la trastienda del asunto »). 462 Voir Juan Ignacio Boido, op. cit.(« Una vez terminado, me di cuenta de que todos los cuentos de este libro tienen la estructura de la canción « A Day in the Life ». Y que el sonido de la velocidad de las cosas es el crescendo orquestal con que cierra Sgt. Pepper’s »). 463 Cristoff María Sonia, op. cit. (« Mi trabajo en el libro consistió en partir de tramas muy claras, muy precisas, que después comencé a enrarecer haciendo detonar las historias que contaba »). 464 John Cheever, « The Art of Fiction » (entretien de Annette Grant), The Paris Review, Nº67, 1976, http://www.theparisreview.org/interviews/3667/the-art-of-fiction-no-62-johncheever (« Ping-Pong in the rain », consulté le 16/09/2014). 261 … mon système particulier non pas pour écrire, mais ordonner une histoire, lancer une idée dans une direction donnée et la regarder se faire bombarder par une infinité de micro idées qui la déportent n’importe où. J’aime me dire que j’écris – que j’écrivais – comme on jouerait au ping-pong sous la pluie, comme si la pluie était forcément incluse dans le règlement de ce sport.465 Effectivement, le protagoniste de la première partie de Mantra a inventé avec son ami d’enfance « le ping-pong-pung ». C’est une variante extrême du ping-pong, comme il explique à son docteur, joué sous la pluie pour que les gouttes fassent dévier la balle « de manière imperceptible ou drastique, provoquant toutes sortes de situations zen et des tirs bouddhistes »466. Le narrateur de l’« Histoire avec monstres » (La Vitesse des choses), une nouvelle qui rassemble plusieurs récits et des voix diverses qui s’accumulent pour former l’histoire universelle d’un monstre exclu de la société, freak et étranger parmi les gens, interrompt la narration pour y insérer sa parenthèse métafictive. Il en profite afin de décrire d’une manière très figurative ce genre de constructions narratives dans un catalogue hallucinant de comparaisons et de répétitions : Ceci est une parenthèse. Une parenthèse qui finit de consacrer comme freak une nouvelle qui, en soi et même si cette parenthèse n’existait pas, n’était déjà pas très normale. Une nouvelle spéciale et une parenthèse qui s’ouvre pour que tout ce qui suit y entre. Une parenthèse, un trou noir qui dévore la lumière. Une parenthèse comme une tête de plus, une peau squameuse ou tatouée, l’absence de bras et de jambes. Une parenthèse qui peut être également la sœur siamoise de cette nouvelle. Une nouvelle difforme possédant une nouvelle forme. Une nouvelle à laquelle on 465 466 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 236-237. Idem, Mantra, ed. cit., p. 95. 262 a fait des injections d’hormones de cadavres ou qui a eu une crise cardiaque. Une nouvelle exposée à la lumière radioactive d’une explosion atomique.467 Le deuxième grand modèle musical de construction, lié directement à la technique de répétition, est l’« Aria avec diverses variations pour clavecin à deux claviers manuels », parce que c’est le titre original des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Le chef-d’œuvre du compositeur allemand, composé vers 1741, appartient au genre de la variation sur cantus firmus “dans laquelle le modèle mélodique est maintenu intégralement (parfois en valeurs modifiées) et entouré de revêtements divers par les autres parties »468. L’œuvre contient trente variations qui partent du thème introductif d’une sarabande (une aria principale) pour se développer ensuite dans une variété étonnante d’autres genres et motifs musicaux tels que canons, fugues, allure pastorale, ouverture française, sicilienne, passepied, forlane, fughetta, concerto italien, marche ou toccata. La structure extrêmement complexe et géométrique des Variations repose sur des réitérations symétriques des mêmes patrons à différents niveaux. Les variations ne répètent pas la mélodie de l’aria, mais elles se développent à partir de sa ligne de basse et sa progression harmonique, pour revenir au même point dans la conclusion. Les trente variations sont d’abord divisées en deux grandes parties de quinze, et puis organisées en dix séries de trois. Chaque troisième variation est un canon qui s’inscrit dans l’ordre ascendant, puisque la troisième variation est à l’unisson, la sixième est un canon à la seconde et ainsi de suite jusqu’à la neuvième dans la vingt-septième variation, tandis que la dernière est un quodlibet. Les variations placées entre les canons sont également regroupées suivant des règles concrètes. Finalement, la sarabande énoncée au début comme thème réapparaît telle quelle à la fin de cette série, comme si l’œuvre était « en boucle »469, non-achevée. 467 468 469 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 433. Larousse de la musique 2, Larousse, 1982, p. 1594. Ibidem, p. 1597. 263 Or, les parallélismes entre la série des Variations et la collection frésanienne sont évidents et multiples : l’hybridité des genres qui respectent, cependant, une règle supérieure (la ligne de basse) ; le cadrage construit grâce aux répétitions thématiques au début et dans la conclusion ; l’effet de l’ouverture finale, de la continuité, du cyclique ; la polyphonie et les techniques contrapuntiques des doubles, symétries, analogies ; les jeux des répétitions et des variations sur un thème, la nature sérielle. D’ailleurs, les motifs de l’aria et des variations apparaissent souvent explicitement dans les livres et dans d’autres écrits de Rodrigo Fresán. Tableau 10. Exemples de motifs de l’aria et des variations dans les écrits frésaniens. Titre Exemple Au-delà de toute mutation possible concernant sa personne ou d’une variation qui se détacherait de l’aria de son histoire, il est certain que cette fille n’est pas l’une d’entre nous (p. 460). La Vitesse des choses Des conférences qui – pour citer quelques exemples et recommander une ou deux de mes interventions les plus acclamées disponibles sur de pratiques disques laser (…), mais ne sont que des variations se détachant d’une même aria … (p. 571-572). La musique de l’océan – comme celle de la littérature – change constamment mais identifie et suit toujours le rythme d’un air [un aria dans le texte original, E. B.] primaire et inaltérable (p. 632-633). Trabajos manuales ...il est facile de suivre la vie de Glenn Gould : comme s’il s’agissait de simples variations à la recherche concentrique d’une aria qui les réclame jusqu’à les annuler dans la perfection du motif original [Notre traduction].470 470 Rodrigo Fresán, Trabajos manuales, ed. cit., p. 216 (« cuesta poco seguir la vida de Glenn Gould : como si se tratara de meras variaciones en la búsqueda concéntrica de un aria que las reclama hasta anularlas en la perfección del motivo original »). 264 Titre Exemple La famille considérée comme un organisme à mille têtes où les histoires – les situations – se répètent encore et toujours avec des variations et des dissonances minimes qui au début intriguent, mais trouvent vite leur aria personnelle (p. 58). Le fond du ciel J’ai la sensation troublante que le même événement se produit plusieurs fois, avec des variations minimes ou énormes, comme si quelqu’un faisait des réglages, corrigeait, comparait les multiples versions d’une même réalité sans se décider pour aucune (p. 71). Le temps est (…) une matière et un matériau dont j’extrais des variantes multiples pour me servir de celle qui me convient le mieux tout en poursuivant ma quête, à savoir tenter sans relâche la rediffusion de mon épisode préféré (p. 241). Alwaysland m’appartient et elle est unique. Elle n’a rien à voir avec les nombreuses Neverland, une par enfant, qui présentent de légères variations de l’une à l’autre mais qui, au-delà des différences esthétiques dont parle Barrie, obéissent aux mêmes lois géographiques (p. 369). Les Jardins de Kensington Maintenant, Neverland me fait sentir de plus en plus clairement qu’elle veut me faire plaisir, m’aider, se conformer au but de mes recherches, un peu comme si elle m’enseignait des variations très soutenues qui reviennent peu à peu – lentement mais surement – vers l’aria dont elles sont nées (p. 384) [Notre soulignement]. Mantra Tu me parlais des variations qui se déployaient dans l’aria, de la subtilité des nombreuses options – certaines très semblables, d’autres radicalement différentes -, alors que nous tentions d’obtenir plusieurs versions d’une même histoire sans altérer son essence ou sa trame (p. 259). 265 Titre Exemple Article sur un livre de J. G. Ballard (p. 12) D’où le fait que chacun de ses romans – notamment les derniers, dont le pouvoir résiduel et accumulatif parait se fortifier avec chaque nouvelle « livraison » - tend à se présenter comme des variations d’un aria central qui est toujours le même, comme l’un des motifs aussi délicats comme disciplinés de Erik Satie. 471 [Notre traduction] Le procédé variationnel et contrapuntique de composition, qui est à la base de tous les éléments de la série intertextuelle de Fresán et dont les exemples magistraux sont les œuvres de Bach, est l’un des thèmes de la nouvelle « Musique pour détruire des mondes (Une expérience) » (Vies de saints). Le texte unit l’obsession de la variation avec une autre fascination et constante de l’écriture de l’auteur : la figure de l’artiste génial, excentrique et bizarre qui devient en conséquence « une entité solitaire et incompréhensible ». La nouvelle entremêle et superpose en contrepoint deux lignes mélodiques distinctes, puisque les confessions autobiographiques de Glenn Gould se présentent entrelacées avec ses notes pour une biographie de Julius Robert Oppenheimer, directeur scientifique du projet Manhattan supervisant la production des premières bombes atomiques américaines. L’alternance analogue des genres auto/-biographiques et des perspectives narratives, accompagnée d’un jeu vertigineux de symétries et contraires, a été menée à sa perfection dans Les Jardins de Kensington. De même que dans le roman, la nouvelle « Musique pour détruire des mondes » mélange indifféremment les données biographiques véridiques avec la fiction pour raconter l’histoire de l’amitié entre le pianiste et le physicien américain, amitié qui n’a jamais existé comme le précise Fresán dans la note de remerciement. Pareillement, le récit du musicien, mené à la première Idem, « El mal y el mal », Página 12, le 24 du septembre de 2006, http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/7-2252-2006-09-24.html (« De ahí que cada una de sus novelas –las últimas en especial, cuyo poder residual y acumulativo parece potenciarse con cada nueva “entrega”– suele presentarse como variaciones de un aria central que es siempre la misma, como uno de esos motivos musicales tan delicados como disciplinados de Erik Satie », consulté le 16/09/2014). 471 266 personne, se compose de parties évidemment imaginaires mariées avec des passages entiers provenant de ses écrits critiques et de programmes documentaires. Les deux personnages de la nouvelle sont alors les variations du même thème, « les parties différentes d’une même équation, comme l’alpha et l’oméga d’une structure unique »472. Les deux génies, vivants dans leurs univers intérieurs auxquels personne n’a accès, sont « trop différents et – en même temps - parfaitement proches ». Ils représentent les deux mondes traditionnellement opposés de l’art et de la science. Nonobstant, l’art, de même que la science, cache un noyau de chaos et de destruction derrière sa beauté et c’est pourquoi, conclut le narrateur du texte, ils doivent être les deux instruments de l’humanité utilisés pour se défendre contre elle-même. Le narrateur du récit, Glenn Gould, suivant la logique des variations ne s’en tient pas à exposer quelques analogies et contrastes. Il propose alors une autre comparaison en juxtaposant le processus d’enregistrement d’une œuvre musicale, soit son travail d’interprétation des Variations Goldberg, avec l’acte d’écriture (dans ce cas c’est la rédaction de la biographie de son ami Oppenheimer) : Organiser les vies comme si l’on enregistrait de la musique. Passer deux ou trois heures dans le studio – proche de l’évanouissement – pour atteindre la perfection pendant les quelques minutes qui nous rachètent face à tant de discordance, face à l’infini désordre des vies. (…) Il me fallut une vingtaine de prises pour localiser – après tant de recherches – le véritable caractère secret de la partition. (…) Rien n’est plus difficile que cela ; mais comment renoncer à la récompense que représente, à la fin, la parfaite connaissance de l’aria da capo, comment résister au désir de la compréhension complète de ses mouvements et de ses mutations ? 472 Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 136. 267 Je tente à présent d’appliquer le même processus avec Oppie mais, bien entendu, je ne suis déjà plus le même et je circule en rond autour de ces Oppenheimer Variationen (…) Voilà pourquoi j’organise et je réorganise Oppie, comme qui se débarrasserait – furieux contre les cieux – du corps charnel d’une symphonie pour le simple plaisir d’observer de quelle façon il s’écraserait dans la fosse d’orchestre.473 En édifiant ce triangle de symétries entre la littérature, la musique et la vie, Glenn Gould rêve d’une biographie organisée à l’image de sa partition préférée des Variations : divisée en deux sections de cinquante ans, la première marquée par le clavier d’un Steinway, la seconde par le clavier d’une Remington. C’est également cette optique qu’adopte le narrateur de « La Forme de la Solitude » dans le but de peindre le portrait du pianiste. Il encadre sa vie et sa carrière, c’est-à-dire « les tricheuses variations de luimême », avec deux interprétations des Variations Goldberg. La première, enregistrée en 1955, est devenue l’aria principale de sa célébrité, tandis que l’autre, réalisée juste avant son décès en 1982, a joué le rôle de l’aria finale da capo. De grandes différences entre les deux enregistrements d’une œuvre identique illustrent l’écoulement du temps et le changement qui s’est opéré à l’intérieur de l’interprète. L’expérience de vingt-six ans séparant les deux événements lui a permis d’ « avoir déchiffré la correspondance arithmétique entre les parties, absente lors du premier enregistrement »474 [notre traduction]. La silhouette mythifiée de Glenn Gould et ses Variations apparaissent naturellement dans d’autres textes de Fresán. L’histoire du narrateur de « L’apprenti sorcier » (L’homme du bord extérieur), jeune nettoyeur de fours dans un restaurant fameux de Londres, appelé Argie, tire son origine de la biographie du pianiste canadien. Les deux ont vu pour la première fois le film Fantasia de Walt Disney à l’âge de huit ans et pour tous les deux cette Ibidem, p. 134. Idem, Trabajos manuales, ed. cit., p. 227 (« haber descifrado la correspondencia aritmética entre las partes, ausente en la primera grabación »). 473 474 268 expérience a été marquante. Glenn Gould explique dans un article sur Leopold Stokowski (cité par Forme dans Travaux manuels), que le visionnage avait été de son point de vue traumatique. En revanche, le narrateur de la nouvelle a adoré le film à tel point qu’il l’a revu six fois et l’histoire de l’apprenti sorcier l’a complètement obsédé et a changé sa vie. Le protagoniste de « La formation scientifique » (L’homme du bord extérieur), un spécialiste en hyperconductivité et membre de la Fondation, vit le moment le plus important et épiphanique de sa vie à l’instant où il entend tout à coup la mélodie des Variations Goldberg pendant sa promenade dans une forêt de Patagonie. Le mystère de cette musique sonnant dans l’air au cœur des terroirs sauvages, et qui est à l’origine de la grande découverte scientifique du personnage, est résolu dans un autre livre, Esperanto, où Glenn Gould fait aussi son caméo, également dans le contexte de la révélation et de la vocation. Quand il avait six ans, Federico Esperanto a séjourné chez son oncle à Canciones Tristes, Patagonie. C’est dans la Villa Morgana qu’il a rencontré « un illustre et mystérieux pianiste étranger » enveloppé dans un pardessus et des écharpes, qui avalait tout le temps des comprimés et souffrait d’insomnie. Le piano du musicien a été transporté jusqu’au rivage escarpé afin de lui permettre de jouer près de l’océan. Les interprétations parfaites du virtuose ont provoqué chez Esperanto une épiphanie absolue : Et – prenant appui sur la structure de la musique -, les feux du ciel et la voix d’oncle Ezequiel signalaient à Esperanto la mélodie secrète qui régit les rythmes de l’univers et les hommes qui avaient consacré leur talent à s’en approcher. Et alors les feux du ciel paraissent obéir aux ordres que leur envoyait, sur le clavier, le pianiste mystérieux qui souriait et se balançait sur sa chaise aux pieds chantournés et lançait dans le vent, comme s’il répondait à quelqu’un, gémissements et halètements. Avec la force d’une révélation s’imposait encore à Esperanto le souvenir du moment où le pianiste mystérieux avait cessé de jouer et lui avait offert les 269 mandibules ouvertes du piano en ne murmurant qu’une seule, chaude et inflexible parole : bienvenue.475 Pour conclure cette partie de notre étude nous pouvons remarquer alors que l’écriture de Fresán s’approche d’un phénomène littéraire que Thierry Marin a dénommé « récit musical » : Nous nommerons donc récit musical une narration dont la trame n’est plus constituée par la nette prédominance de la dimension syntagmatique d’un déroulement linéaire de séquences, correspondant aux évolutions d’une histoire, posée comme une réalité extralinguistique préalable, mais dont la chair verbale est nouée à un tressage réglé de motifs, entretenant entre eux des rapports de similarité ou de dissimilarité, d’échos, de correspondances, de contrepoints, de modulation, dans la guise d’une forte prédominance de la dimension paradigmatique du langage (…)476 475 476 Idem, Esperanto, Gallimard, pp. 99-100. Thierry Marin, op. cit., p. 11. 270 4. Les séries picturales … la contemplation des couchers de soleil de notre planète, et ces souvenirs (…) deviendront un catalogue où alternent les lumières, les ciels, les formes, les nuages, les étoiles, les couleurs. Des couchers de soleil constants laissant vite la place à la nuit, comme il a existé des aurores éternelles ou d’incessants midis … 477 Rodrigo Fresán Au rôle important de la musique dans l’assemblage et l’(auto-)exégèse de l’univers frésanien s’ajoute la fonction illustrative de la peinture. L’auteur a recours aux œuvres d’artistes contemporains différents afin de renforcer la stratégie des analogies, des répétitions et des variations. Donnons quelques exemples. Il faudrait, en premier lieu, évoquer plusieurs éléments de l’imagerie d’Edward Hopper qui paraissent curieusement voisins de la vision frésanienne et font partie des motifs récurrents dans sa série intertextuelle. L’énorme influence de l’ambiance incomparable qui se dégage des œuvres de ce peintre réaliste américain devient manifeste sur la page d’accueil du blog de Fresán (Las cosas de la velocidad), où, même avant de commencer la lecture, nous sommes exposés à la rêverie surréaliste du tableau Rooms by the sea (Chambres au bord de la mer, 1951). 477 Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, ed. cit., p. 178. 271 Illustration 18. Edward Hopper, Rooms by the sea (Chambres au bord de la mer).478 La symbolique de cette porte grande ouverte sur un autre monde, ce seuil qui sépare l’espace intérieur de l’espace extérieur, la vie quotidienne de l’univers fantastique, le réaliste de l’onirique, imaginaire ou mythique (relié ici par l’élément aquatique) est caractéristique de toute l’œuvre de Hopper. La notion de frontière est matérialisée aussi sur d’autres tableaux du peintre par des fenêtres ouvertes ou par des contrastes entre lumière et ombre ou une obscurité épaisse. Ceci dit, nous retrouvons toutes les tournures de cette démarche symbolique dans les textes frésaniens. Dans un premier temps, il s’agit de l’ambiguïté du motif des portes et des fenêtres qui sont, d’un côté, un passage vers l’au-delà, vers le passé ou le monde intérieur ; elles représentent donc le chemin vers la liberté et la connaissance de soi et de son destin (Les Jardins de Kensington). D’un autre côté, un labyrinthe de portes fermées (par exemple dans « Corpus Christi [Une extase] », Vies de saints ou Les Jardins de Kensington), de même qu’une fenêtre fermée (Le fond du ciel) peuvent représenter la solitude, l’aliénation et une frontière transparente mais infranchissable entre deux êtres : 478 http://bertc.com/subfive/g78/hopper8.htm (Consulté le 16/09/2014). 272 Souviens-toi. Toi et moi dans la neige et elle nous regardant par la fenêtre. C’est une image tout à fait romantique : la belle prisonnière dans la plus haute tour du château et les chevaliers dévoués qui n’osent pas voler à son secours.479 Illustration 19. Edward Hopper, Le soleil du matin.480 Dans un deuxième temps, la vision fantastique de Chambres au bord de la mer est un motif récidivant dans les livres de Fresán. À titre d’exemple elle envahit un songe du narrateur de « Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme » (La Vitesse des choses), qui raconte : « Hier, par exemple, j’ai encore rêvé que la mer entrait jusque dans la chambre où je dormais. Des murs blancs, une porte entrouverte et la couleur bleue léchant les plinthes »481. Ou encore, dans la nouvelle « Cartes postales envoyées depuis le pays des hôtels » le personnage reçoit une carte postale avec une mauvaise reproduction du tableau en question. En outre, le protagoniste du Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, ed. cit., pp. 131-132. http://www.lovedesign.pl/blog/2013/08/09/malarz-ciszy-realizm-edward-hopperpainter-of-silence-realist-art (Consulté le 16/09/2014). 481 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 265. 479 480 273 blog frésanien, Rodríguez, considère Hopper comme « l’un des peintres les plus postaux de tous les temps » (“Homo postal”, 14 août 2013). D’ailleurs, la prédilection, déjà commentée, de Fresán pour établir des symétries et des correspondances entre la littérature, la musique, la religion, la science et la vie, se manifeste également dans son exploitation des inspirations picturales. Selene, un personnage de « La panique de la fuite anticipée frappe à nouveau (Un miracle) » (Vies de saints), repose sa philosophie de voyage sur un livre de reproductions de Hopper qu’elle garde dans un sac. Toujours en mouvement, elle ne se sépare jamais de sa motocyclette, mais un jour elle s’arrête étonnée en face d’une maison perdue en pleine campagne. La maison et le paysage alentour sont presque pareils à l’un des tableaux de son peintre favori. Étant donné que le propriétaire et l’habitant unique de la demeure (le narrateur) n’hésite pas à l’inviter, elle décide de s’y installer pour un moment. Illustration 20. Edward Hopper, The House by the railroad (Maison au bord de la voie ferrée).482 http://www.completely-coastal.com/2009/08/edward-hoppers-cape-cod-cottagesand.html (Consulté le 16/09/2014). 482 274 Quelques jours plus tard, le narrateur lui offre la reproduction de Chambres au bord de la mer, qu’ils accrochent au-dessus de son lit, et la fille explique la grande signification de l’œuvre de Hopper dans sa vie. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est l’analogie qu’elle dessine entre l’album des reproductions et un recueil des nouvelles. Aux yeux de Selene les lieux représentés sont comme les phrases d’un livre, les tableaux comme des nouvelles et l’album donc comme un recueil des nouvelles : Non, ce ne sont pas des tableaux, ce sont des histoires, se disaitelle à elle-même. Je peux les lire, et ce que je préfère, c’est qu’ils ne se contentent pas d’être juste un instant dans l’immensité du temps. Je sais : c’est comme si les tableaux de Hopper possédaient un avant et un après. Comme des nouvelles, comme des histoires.483 Les œuvres du peintre forment ainsi un continuum, à l’instar des livres de Fresán, dans lequel règnent également les principes du sériel et du variationnel. Les thèmes préférés de l’artiste, comme des paysages ruraux et urbains, de belles maisons mansardées du XIXème siècle, des chambres aux fenêtres ouvertes, la vie quotidienne des classes moyennes américaines ou la figure d’un personnage anonyme, mélancolique, solitaire, exclu et retranché dans son monde intérieur, sont répétés avec des variations sur plusieurs toiles. De cette manière, chaque tableau « possède un avant et un après », puisqu’il s’inscrit dans le contexte de la série, il dialogue avec d’autres œuvres, il fait partie d’une histoire. Nous lisons dans le blog frésanien : Les deux cartes postales, que Rodríguez a achetées, étaient celles avec les deux tableaux de Hopper qui sont un même tableau : Summer in the City (1950) et Excursion into Philosophy (1959). Sur les deux il y a un couple dans une chambre frappée par l’été. 483 Rodrigo Fresán, Les vies de saints, ed. cit., p. 251. 275 Sur le premier la femme est assise sur un lit et l’homme est plus abattu que couché. Sur le deuxième, les positions sont inversées et la décisive et définitive différence de ce livre ouvert sur les draps – a expliqué Jo, l’épouse de Hopper – « c’est Platon, relu quand il est déjà trop tard » .484 [Notre traduction] Illustration 21. Edward Hopper, Summer in the City et Excursion into Philosophy.485 Rodrigo Fresán, pour sa part, souligne une autre affinité importante entre les tableaux de Hopper et son écriture. Dans un article paru en ligne il apprécie la virtuosité du peintre dans l’isolement d’un instant épiphanique. Comme les nouvelles de Cheever et celles de Fresán, ses toiles réusissent donc à capter la lueur brusque de la révélation. Puis, selon ses dires Hopper est « le peintre des nouvelles » et donc le peintre favori des écrivains, étant donné qu’il est capable de suggérer, de véhiculer par ses toiles le soupçon Idem, « Homo Postal », Página 12, le 12 août 2013, http://www.pagina12.com.ar/diario/contratapa/13-226607-2013-08-13.html (« Las dos postales que Rodríguez compró entonces eran las de dos cuadros de Hopper que son un mismo cuadro: Summer in the City (1950) y Excursion into Philosophy (1959). En ambos hay una pareja en una habitación golpeada por el verano. En el primero la mujer está sentada en la cama y el hombre más derrumbado que acostado. En el segundo, las posiciones se invierten y la decisiva y definitiva diferencia de ese libro abierto sobre las sábanas –explicó Jo, la esposa de Hopper– « es Platón, releído cuando ya es demasiado tarde », consulté le 16/09/2014). 485 http://www.wikiart.org/en/edward-hopper/summer-in-the-city-1950; http://artpedia.tumblr.com/post/28483517319/edward-hopper-excursion-into-philosophy1958 (Consulté le 16/09/2014). 484 276 triste que quelque chose de mauvais vient de se produire ou va se produire, que nous sommes témoins d’une histoire en train de se dérouler486. Pour citer un autre exemple, la notion de série est également fondamentale dans l’œuvre d’un autre artiste nord-américain souvent évoqué par Fresán, Andy Warhol. La nouvelle intitulée « La dernière série (un journal) » (Les vies de saints) est une version alternative des journaux intimes de ce génie solitaire et souffrant qu’il prononce après sa mort depuis l’au-delà. Encore une fois au cœur du texte frésanien se trouve la figure d’un auteur incompris qui est « un enfant monstrueux » et une version popautiste de Salvador Dalí (selon le blog). D’ailleurs, des séries, des variations, des versions et des analogies se multiplient d’une façon vertigineuse dans la nouvelle. À savoir, Warhol compare l’écriture de ses mémoires à une prière répétitive (« C’est un journal mental […] Je le récite par cœur. Comme si chacune des phrases qui le composent était un grain de chapelet […] C’est un journal déguisé en prière »487). Ensuite il utilise exactement la même analogie pour décrire son travail du peintre : Peindre en répétant. Une fois, une autre. Toujours la même chose, avec des changements minimes dans l’inflexion de mon pinceau. Peindre comme si je récitais des prières. Ou, mieux encore, des oraisons, des suppliques.488 L’acte de la répétition (reproduction) devient son obsession, sa manière de percevoir et de décrire le monde et soi-même, sa façon de surmonter la souffrance physique et psychique : 486 Rodrigo Fresán, « El pintor de cuentos », Radar. Página 12, 8/08/2004, http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/radar/9-1581-2004-08-08.html. (« Hopper –más allá de su trazo limpio y de sus ambientes bien iluminados– aporta, siempre, un dejo de tristeza elegante y educada, pero tristeza al fin. La sospecha de que algo no ha salido del todo bien, de que algo más o menos feo ha sucedido o está por suceder. Por eso, otra vez, la sensación de mirar cuentos; de sentir que uno sorprende a los personajes – nunca a los modelos– en el centro exacto y dramático de una trama que tiene un antes y un después, es cierto; pero de la que Hopper se las arregla para aislar y redactar el momento justo: esa epifanía urbana o campestre, ese instante en que los que aparecen o desaparecen en sus cuadros piensan exactamente eso », consulté le 16/09/2014). 487 Rodrigo Fresán, Les vies de saints, ed. cit., p. 291. 488 Ibidem, p. 295. 277 La douleur s’intensifie. S’accroît. Se multiplie. Des copies et des copies de ma douleur. Douleur en série. Sérigraphies.489 Enfin, la répétition le transforme en être divin, en démiurge : Et si Jésus-Christ s’est consacré à réaliser des miracles, à multiplier des choses, à ressusciter des morts, eh bien moi !, je vais faire exactement la même chose. Mais je vais le faire avec Jésus-Christ. Je vais le multiplier.490 Illustration 22. Andy Warhol, The Last Supper.491 Or, toute la vie de l’artiste s’avère ponctuée par des variations : le moule de plâtre représentant La Cène de Léonard de Vinci, qui va l’inspirer à créer sa propre série de cènes alternatives, est vendu par un homme qui paraît une version contemporaine de Jésus-Christ ; l’inauguration de l’exposition de sa création sérielle est organisée par une galerie qui se trouve juste en face de l’église dans laquelle est exposée La Cène originale ; le nom de l’écrivaine féministe américaine qui a essayé de tuer Warhol possède plusieurs versions différentes (Valérie Jean Solanis ou Solanas ou Solana). Il 489 490 491 Ibidem, p. 297. Ibidem, p. 295. http://pastexhibitions.guggenheim.org/warhol/(Consulté le 16/09/2014). 278 y a eu même deux cérémonies funèbres alternatives d’Andy Warhol, une officielle et élégante, et l’autre familiale et moins chère. Finalement, une fois arrivé au Ciel l’artiste trouve son bonheur dans une éternité répétitive : Le rêve s’est enfin réalisé : tous les jours vont désormais être parfaitement identiques. Ils vont être très faciles à reproduire. À imiter. À copier. À voler. À multiplier. À calquer. À sérigraphier. À falsifier. À vendre comme si s’était de nouveaux jours, alors qu’en réalité ce sont toujours les mêmes, juste un peu nuancés par mon regard, mes couleurs et aussi ma signature.492 Si l’on prend le cas du Fond du ciel, nous trouverons un réseau d’analogies plus développé. À savoir, la collection des toiles de Mark Rothko illustre la structure du roman-dans-le-roman Évasion, qui pour sa part a été inspiré par le livre extraterrestre de Tralfamaldore et qui suit la logique organisationnelle de toutes les œuvres de Fresán. Un de trois personnages principaux du roman, la fille mystérieuse qui est aussi le narrateur de la troisième partie du livre, découvre dans une galerie une exposition des toiles monumentales de Mark Rothko. Les œuvres sérielles de ce peintre américain, classées par les critiques comme Colorfield Painting (« peinture en champs de couleur »), utilisent les couleurs afin de transmettre d’élémentaires émotions humaines telles que la tragédie, l’extase ou l’échec. Leur nature méditative invite à une expérience profonde, religieuse. Dans la succession variationnelle de ces « paysages de l’esprit » 493 le peintre obtient l’effet de la lumière émanant du noyau des tableaux. Rodrigo Fresán, Les vies de saints, ed. cit., p. 300. « Mark Rothko Biography », http://www.markrothko.org/biography/(Consulté 16/09/2014). 492 493 le 279 Illustration 23. Mark Rothko, Yellow and Blue.494 Les tableaux que voit la fille déroulent devant ses yeux le panorama de sa patrie, la planète lointaine Urkh 24, mais en même temps le panorama de son passé et de son existence solitaire et triste sur Terre. Curieusement, ils racontent la même histoire que le livre bizarre qu’elle est en train d’écrire. Tous représentaient – dans des palettes différentes faisant alterner des éclairs lumineux et des éclats d’ombre presque totale – des paysages que j’avais déjà vus et que je ne pouvais cesser de voir. Crépuscules éternels d’une autre planète (…) Le lieu où se déroule un roman de science-fiction intitulé Évasion.495 L’observation des toiles de Mark Rothko provoque alors, même si c’est par d’autres moyens d’expression, une expérience identique à celle que vise à produire le roman de la fille chez le lecteur. La contemplation de cette série d’images qui sont des variations sur un thème unique mène à (ou plutôt approche) la compréhension de l’univers et d’autrui : Nous qui avions grandi dans l’incessante contemplation de nos couchers de soleil. Nous avions appris à décrypter des histoires et http://www.omega-blue.net/index.php/post/2010/09/02/Quelques-notes-sur-Le-fonddu-ciel-de-Rodrigo-Fresan (Consulté le 16/09/2014). 495 Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, ed. cit., p. 243. 494 280 des mythes dans leurs trames colorées, fables placides et légères où il ne se passait presque rien : un mouvement à peine perceptible, l’irruption délicate du violet sur le jaune pendant plusieurs de nos siècles.496 En outre, Évasion est un objet littéraire étrange. D’abord, c’est un livre extraterrestre dont les pages originelles n’ont pas l’apparence de pages, mais la forme de légères sphères transparentes. Il se base sur des catégories temporelles qui n’ont pas le même sens que les nôtres, étant donné que le passé et le présent se déroulent en simultanéité et le futur n’existe pas. Cette caractéristique particulière du roman fait référence aux livres déjà mentionnés des habitants de la planète Tralfamadore de Vonnegut, qui ont « le relief de plusieurs merveilleux moments appréhendés simultanément ». Ensuite, Évasion est un roman légendaire de mille pages possédant une structure fragmentée, répétitive, inachevée et en élaboration constante, vu que ses parties parviennent aux lecteurs peu à peu, pendant plusieurs années, par courrier. Comme les tableaux de Rothko, le livre est trop novateur pour être accepté par les protocoles du genre, d’où l’image récidivante du crépuscule (ou coucher de soleil). La lueur qui précède le lever du soleil ou subsiste à son coucher correspond au moment trouble, ombrageux, indécis entre le jour et la nuit, la lumière et le noir, le commencement et la fin : Un roman de science-fiction qui n’était pas un roman de sciencefiction et qui n’était peut-être même pas un roman tout court. Car contrairement à ce qui arrive dans les romans de science-fiction, où surviennent constamment toutes sortes de choses, il ne s’y passait presque rien. A peine une collection de couchers de soleil – leurs nombreuses variétés décrites jusque dans les moindres détails – contemplés par le dernier habitant d’une autre planète. 496 Ibidem, p. 189. 281 Tout au plus des fragments épars et des pensées extraterrestres dispersées…497 Ceci étant dit, les correspondances entre les œuvres de Mark Rothko, le-roman-dans-le-roman Évasion et les livres frésaniens deviennent évidentes. Évasion et les tableaux sont ainsi des représentations fractales (ou spéculaires) de la série. En outre, soulignons que les visions crépusculaires de Rothko apparaissent aussi dans les passages descriptifs d’autres textes : À Canciones Tristes, certaines soirées sont pareilles à un scintillement à la fois lent et bref de lumières vertes, bleues et jaunes. Les vibrations de l’horizon en extase divisent le monde en deux parties différentes, mais complémentaires, comme dans les tableaux de Mark Rothko.498 En conclusion, rappelons une remarque de Fresán citée par Ignacio Echevarría dans la préface à L’homme du bord extérieur : Si on pense à l’Histoire argentine comme à une succession spasmodique de narrations – elle pourrait s’appeler Les mille et un crépuscules – liées à peine entre elles par un fil commun, alors l’Argentine comme pays acquiert un certain sens.499 [Notre traduction et notre soulignement] Ibidem, p. 36. Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 327-328. 499 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2009, p. 23 (« Si se piensa en la Historia argentina como una espasmódica sucesión de narraciones – Los mil y un crepúsculos, podría llamarse – apenas conectadas por un hilo común, entonces la Argentina como país cobra cierto sentido.»). 497 498 282 5. Les variations cinématographiques photographiques et … les photos de Diane Arbus s’introduisent par la pupille, s’installent dans le cerveau, et restent là-bas pour toujours (…) il y a certaines photos qui n’ont pas été vues vraiment jusqu’à ce que ce soient elles qui nous voient, nous, accrochées aux murs, grandeur nature, en nous voyant passer et en nous tournant, comme si nous étions les pages d’un livre de Diane Arbus.500 Rodrigo Fresán La figure tutélaire suivante, souvent convoquée par Fresán dans la démarche d’illustrer ses propos, est issue d’une autre branche de l’art : la photographie. Il s’agit de Diane Arbus, photographe américaine, qui s’est notamment distinguée par sa vie mouvementée et tragique (« son parcours néo-gothique, presque propre à un personnage de Poe », selon Fresán501), et par sa fascination pour les freaks (les monstres humains). Ses photos carrées en noir et blanc portraiturent avec une rare crudité les personnages en marge, considérés généralement comme « phénomènes de foire ». Les images de personnes hors-normes, atypiques ou déformées, comme des nains, des géants, des malades, des handicapés mentaux, des jumeaux, des travestis ou des hommes de cirque, documentent une zone sombre, mutante de la société américaine des années soixante qui est effrayante et attirante Rodrigo Fresán, « Aristócratas y secretos », Página 12, le 20 février 2006, http://www.pagina12.com.ar/diario/contratapa/13-63377-2006-02-20.html (« … las fotos de Diane Arbus se introducen por la pupila, se instalan en el cerebro, y allí se quedan para siempre (…) hay ciertas fotos que no se han visto del todo hasta que son ellas las que nos ven a nosotros, colgadas en las paredes, tamaño natural, viéndonos pasar y pasándonos, como si fuésemos las páginas de un libro de Diane Arbus », consulté le 16/06/2014). 501 Ibidem (« Su trayectoria neogótica, casi de personaje de Poe »). 500 283 en même temps. Fresán explique l’aura mythique qui entoure la vie et les œuvres de l’artiste, qui est devenue une figure majeure dans l’histoire de la photographie documentaire : … une femme utilisant son appareil photo comme un rayon laser qui pénètre les ténèbres non pas pour faire de la lumière, mais pour faire de l’ombre et, depuis les ténèbres, faire que les catégories du normal et de l’anormal apparaissent floues, de bougé et de mise au point, parfaitement imparfaites, et regardant fixement une lentille qui, loin de dénaturer, fixait pour toujours d’imparables et précis noirs et blancs.502 [Notre traduction] Les photos de Diane Arbus sont une référence récurrente dans l’univers frésanien, alors que l’artiste elle-même compte parmi plusieurs individualités géniales, étranges et solitaires dépeintes par l’écrivain. La portraitiste remarquable est donc portraiturée dans la nouvelle « Histoire avec monstres » (La Vitesse des choses). En ce qui concerne son œuvre photographique, ce n’est pas seulement la notion de série qui est mise en valeur dans l’écriture frésanienne, mais aussi les thèmes du double, du monstre humain et du dépassement des frontières qu’entraîne forcément une mutation. Ces motifs du mutant et du brouillage des limites, comme nous l’avons déjà montré, traversent toute l’œuvre de Fresán au niveau thématique et structurel. De la même manière que la symbolique du crépuscule, qui efface les limites entre le jour et la nuit et constitue la toile de fond de la théorie du narrateur du Fond du ciel, dans l’« Histoire avec monstres » l’opposition entre le noir et le blanc est exploitée. C’est le mélange signifiant de noir et blanc des photos de Diane Arbus, du jeu d’échecs, des cartes postales, des vieux films et des rêves, qui déclenche les souvenirs et qui permet de figer le passé. Ibidem (« La idea de una mujer utilizando su cámara como rayo láser penetrando las tinieblas no para hacer la luz sino para hacer la sombra y, desde ellas, hacer que las categorías de lo normal y lo anormal aparecieran movidas y fuera de foco, perfectamente imperfectas y mirando fijo a una lente que, lejos de distorsionar, fijaba para siempre en inapelables y precisos blancos y negros »). 502 284 L’idée d’osciller, d’hésiter à la frontière entre deux mondes opposés mais, d’une certaine manière, complémentaires, réapparaît à plusieurs reprises dans la nouvelle. En effet, le texte commence avec une crise cardiaque du personnage principal qui, après avoir échappé à la mort, est transporté dans une ambulance et plonge dans un état étrange entre rêve et réalité. Piégé à la frontière entre sommeil et éveil, il déroule ses souvenirs et finit par dire « Telle est notre histoire » (« Ésta es nuestra historia »), ce qui peut signifier que la nouvelle bizarre qui suit est en fait un récit de ses rêveries, une histoire survenue dans le pays confus des hallucinations. D’ailleurs, selon les explications du narrateur, son domicile se trouve également au point d’intersection des deux univers. Il habite effectivement entre deux voisins complètement différents qui représentent les extrêmes de l’échelle sociale. À savoir, dans une maison à côté de chez lui habite « un monstre terrestre », c’est-à-dire un homme géant aux extrémités monstrueusement longues, photographié une fois par Diane Arbus et caractérisé en tant que « freak à la retraite, un phénomène de foire, une aberration de la nature ». Par contre, la propriétaire de la demeure située de l’autre côté, qui a l’habitude de se jeter dans une piscine, est une jeune femme au corps parfait et « d’une beauté qui n’est pas de ce monde ». Le narrateur épie sa belle voisine et ignore l’existence du monstre, restant ainsi solitairement en territoire neutre. Cependant, dans la conclusion de la nouvelle il s’installe dans un costume de singe, en acceptant par ce geste sa propre « étrangeté », et il invite les monstres humains dans son jardin afin d’épier ensemble la jeune femme. Il doit embrasser alors la condition d’un être hors du commun pour vaincre l’isolement et l’aliénation et pour pouvoir continuer la poursuite de l’épiphanie, symbolisée dans l’écriture frésanienne par la fille plongeant dans l’eau mythique. 285 Illustration 24. Diane Arbus, A Jewish Giant at Home with His Parents in The Bronx (1970).503 Dans la galerie des personnages freak de la nouvelle (le géant T., Weenie l’homme-tronc, Flapper l’homme phoque, les sœurs siamoises Dina et Dona, une comédienne américaine Sandra Talbot, The Kubrick) nous trouvons la version fictionnelle de Diane Arbus. « La photographe folle », comme la qualifie Sandra Talbot dans son journal, s’invite chez l’actrice afin de prendre en photo son fils géant. Elle lui présente son dossier sur « les gens spéciaux », qu’elle considère comme aristocrates, et explique sa quête d’inspiration dans laquelle nous reconnaissons le motif frésanien de l’épiphanie : Elle [Diane Arbus] a parlé à T. d’un « moment décisif », quand on photographie quelque chose, où tout semble être correctement et inévitablement à sa place, et a précisé que le plus important, c’est de s’entraîner sans cesse pour pouvoir capter cet instant.504 503 504 http://museografo.com/42-anos-sin-diane-arbus/(Consulté le 16/09/2014). Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 429. 286 La nature freak de l’artiste, néanmoins, ne tarde pas à se manifester lorsqu’elle annonce à Sandra et à son fils, stupéfiés, qu’elle vient d’avoir ses règles, qu’elle adore les crampes et le sang, et elle leur explique qu’elle s’était acheté un petit verre qu’elle plaçait entre ses jambes pour collecter et conserver son sang. Dans cette « Histoire avec monstres » ce ne sont pas, cependant, que les personnages qui sont monstrueux, mais aussi l’histoire elle-même. La nouvelle a une forme bizarre et mutante, ce qu’affirme l’un de ses narrateurs : Ceci est une parenthèse. Une parenthèse qui finit de consacrer comme freak une nouvelle qui, en soi et même si cette parenthèse n’existait pas, n’était déjà pas très normale.505 Bien que l’organisation narrative de la nouvelle soit hors norme, le lecteur du recueil entier se rend vite compte que cette étrange créature littéraire se conforme parfaitement aux règles de la série fractale frésanienne. Autrement dit, comme les beaux monstres de Diane Arbus, ce texte mutant observé séparément peut paraître un phénomène de la nature, mais vu dans son contexte (parmi d’autres bizarreries) il acquiert l’air presque normal et bien à sa place (à l’instar du narrateur, qui assume finalement sa propre étrangeté et son appartenance au groupe des « gens spéciaux »). « Histoire avec monstres » se compose de cinq parties-chapitres : 1. La Première de Mes Trois Crises Cardiaques 2. T. a parlé de cette manière 3. Diane Arbus : Extraits du Journal de Sandra Talbot 4. (Parenthèse) 5. L’Aube de l’Humanité Le premier et le dernier ont le même narrateur (le figurant du film de Kubrick, 2001 : l’Odyssée de l’espace), ils fonctionnent donc comme un récit cadre typiquement frésanien. Le deuxième chapitre est une histoire racontée 505 Ibidem, p. 421. 287 par le géant T., le suivant se compose des extraits du journal intime de sa mère et le quatrième forme une parenthèse méta. Toutes les sections du texte sont rédigées à la première personne, sauf la partie métalittéraire qui est à la troisième personne. Au premier coup d’œil, la nouvelle reproduit alors le schème des récits enchâssés et joue en plus avec la mutation de la perspective narrative. Cependant, la structure du récit encadrant et des récits emboîtés n’est pas typique. Nous avons déjà montré que, lorsque le narrateur de la partie initiale (à la première personne) annonce « Telle est notre histoire », le lecteur suppose que c’est lui le narrateur des récits intercalaires qui suivent. Ce nonobstant, dans les lignes ouvrant la parenthèse nous lisons : No escribe este paréntesis sino que lo vive en otro libro que no es un libro de cuentos. Un libro que es una novela donde se cuenta lo que todo lo ocurre en su vida mientras escribe cuentos. Por supuesto, es inevitable, hay nexos, puntos de contacto, intersecciones, miembros deformes, relaciones definitivamente freak.506 Le personnage de ces passages, écrits à la troisième personne, est un écrivain travaillant sur un recueil de nouvelles dans une ferme familiale abandonnée, dénommée l’Univers. Il est donc probablement l’auteur des récits intercalaires que le lecteur vient de lire. L’organisation classique d’un récit cadre est ainsi inversée. La quatrième partie de la nouvelle devrait constituer, selon toute apparence, le récit premier, même si elle est enchâssée dans le récit encadré. Pourtant, comme elle est menée à la troisième personne et que ce n’est pas l’écrivain en question qui la rédige (« Il n’écrit pas cette parenthèse mais la vit dans un autre livre… »), nous Idem, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 421. Nous citons ce fragment en version espagnole, parce que la traduction française change légèrement le sens (« Cette parenthèse n’écrit que ce qui vit dans un autre livre, qui n’est pas un recueil des nouvelles, mais un roman où il raconte tout ce qui se passe dans sa vie pendant qu’il écrit des nouvelles. Bien sûr, c’est inévitable, il y a des liens, des points de contact, des intersections, des membres difformes, des rapports résolument freak, Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 433). 506 288 découvrons encore un autre univers narratif, celui du « livre, qui n’est pas un recueil de nouvelles ». Il s’agit ici d’un niveau extradiégétique dont l’instance énonciative est, naturellement, le supra-narrateur de la série frésanienne. En résumé, dans cette construction à plusieurs niveaux les parties 2 et 3 de l’« Histoire avec monstres » sont les récits enchâssés dans le récitcadre formé par les fragments 1 et 5, qui sont emboîtés pour leur part dans le récit 4. Ensuite, la nouvelle entière est un texte intégré dans le recueil La Vitesse des choses, dont le cadrage narratif et thématique repose, rappelonsle, sur la charpente construite par la première, la sixième et la dernière nouvelle. Finalement, le livre fait partie de la macro-série intertextuelle composée de toutes les œuvres de Fresán. L’illustration 25 présente schématiquement la construction de la nouvelle. Or, l’analogie texte-monstre est établie dans la nouvelle de façon systématique et répétitive. Dans la parenthèse le supra-narrateur compare son intervention métalittéraire avec « une tête de plus, une peau squameuse ou tatouée, l’absence de bras et de jambes » et, enfin, la sœur siamoise de la nouvelle. De cette manière, les références et les jeux de miroir se multiplient : les couples, les frères et les sœurs, les jumeaux et les siamois ont été les thèmes préférés de Diane Arbus. Sa photographie la plus connue qui, selon les spécialistes, pourra résumer toute la conception artistique de Diane Arbus, s’intitule Jumelles identiques. Cette image célébrissime de Cathleen et Colleen Wade est un portrait de deux filles identiques qui, néanmoins, restent des êtres singuliers et se différencient à travers de presque imperceptibles nuances d’expression du visage. Elles provoquent alors une sensation inquiétante, comme si elles étaient pareilles et opposées en même temps, comme deux faces d’une même pièce représentant, par exemple, le bien et le mal ou la vie et la mort. 289 Illustration 25. La construction de la nouvelle « Histoire avec monstres » (La Vitesse des choses). 290 En outre, la photographie des sœurs Wade a inspiré les silhouettes fétiches des jumelles du film culte Shining, de Stanley Kubrick, réalisateur américain fameux qui compte également parmi les personnages de l’« Histoire avec monstres ». Cette rencontre de deux artistes majeurs newyorkais dans le texte frésanien n’est pas fortuite, étant donné que Kubrick a fait ses premiers pas de créateur en tant que photographe pour la revue « Look » et qu’il a travaillé à un moment donné avec Diane Arbus. Très impressionné par ses photographies, il l’a gardée toujours parmi ses références, à côté de Walker Evans et d’Arthur Fellig (Weegee). Illustration 26. Diane Arbus, Jumelles identiques (1967) et les jumelles du film Shining de Stanley Kubrick.507 Pour reprendre l’analogie des jumelles, si la parenthèse et la nouvelle qui l’intègre sont comme des sœurs siamoises, en étant des êtres individuels elles restent inséparables, en se ressemblant elles restent différentes. Effectivement, à l’instar du réseau des correspondances dans Les Jardins de http://www.lefigaro.fr/culture/2011/10/24/03004-20111024ARTFIG00639-dianearbus-sur-le-fil-du-rasoir.php; http://monfilmculte.com/scene-culte/les-jumelles-shininginspirees-une-photo-diane-arbus (Consulté le 16/09/2014). 507 291 Kensington, les personnages de la parenthèse ont leurs doubles (ou variations) dans le récit du figurant, de même que nous y retrouvons certains événements de leurs vies modifiés ou symétriques. Nous avons alors deux univers siamois, alternatifs, dont l’un est inséré dans l’autre. Pour donner quelques exemples, Sandra Talbot qui apparaît dans les parties 1, 2, 3 et 5 devient Susan Cabot dans la parenthèse, son fils T. est Timothy, son film La Femme-Scorpion réalisé par Peter Lorman c’est La Femme-Guêpe de Roger Corman, le figurant possède son homologue dans la figure de l’écrivain, le géant se transforme en un gaucho gigantesque prénommé Jupiter, etc. De plus, pour prolonger les effets spéculaires il y a des doubles à l’intérieur des univers, par exemple les frères jumeaux Romulus et Remus Cartucci, propriétaires des salles de cinéma siamoises dans Canciones Tristes, Colisée 1 et Colisée 2. Afin de projeter un film, ils divisent la pellicule et montrent la première partie du film dans une salle et la deuxième dans l’autre. En général, nous avons montré auparavant que ces jeux de doubles sont caractéristiques et d’une importance fondamentale pour la stratégie littéraire frésanienne et sont réitérés dans tous les textes de l’auteur. Rappelons par exemple la figure de Julio Delaroca de « Leroc Argentin (12 hits) » (L’Homme du bord extérieur), qui est la version argentine de Bob Dylan, ou le protagoniste de Vies de saints, frère jumeau du Jésus Christ, qui est en train de créer sa propre version alternative de la Bible. Dans l’« Histoire avec monstres », les démarches spéculaires et les références continuent. L’écrivain de la parenthèse dit à sa femme que la cicatrice qu’il a sur le ventre c’est le lieu par où « on avait sorti son frère jumeau, mort-né, cette tumeur en forme de frère qu’il avait eue en naissant, qui avait grandi en même temps que lui et qu’on lui avait retirée à l’âge de deux ans »508. Cette histoire sur l’anomalie rare foetus in foetu est mensongère, puisque dans la réalité il devait la cicatrice à un accident où le guidon de son tricycle s’était planté dans son ventre. En l’évoquant, cependant, le personnage fait référence à la vie et à l’œuvre de Philip K. Dick, 508 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 444. 292 autre père littéraire de Fresán. Cet auteur américain a eu une sœur jumelle, Jane Charlotte, qui est morte quelques semaines à peine après leur naissance prématurée. Les circonstances du décès de Jane sont tragiques : elle meurt de faim, car sa mère n’a pas assez de lait et ne sait pas que, dans ce cas, il faut compléter le régime avec des biberons. La perte de la sœur marque profondément toute la vie et l’œuvre de Dick. Sur les pages de ses romans de science-fiction le thème de la dualité et le motif des jumeaux sont récurrents, notamment dans Dr Bloodmoney. Edie Keller, un personnage du roman, porte dans son corps son petit frère jumeau « interne » Bill, foetus in foetu, avec lequel elle communique et qui est en relation télépathique avec le monde des morts. Ajoutons que l’autre personnage du roman, Hoppy Harrington, est un homme sans bras ni jambes comme « le vieillard sans membres » de la nouvelle « Histoire avec monstres ». Finalement, dans Le fond du ciel nous rencontrons Warren Wilbur Zack, le doppelgänger littéraire de Dick, qui « n’a jamais cessé de rêver d’un frère jumeau et télépathe mortné (et dont il jurait recevoir des signes et des ordres) »509. Même si l’histoire du jumeau parasite de l’« Histoire avec monstres » était imaginaire, la femme de l’écrivain l’a crue. Ainsi, la fiction s’est transformée facilement en réalité et l’écrivain même a décidé ensuite qu’elle était vraie, que « ses parents avaient inventé son accident de tricycle pour qu’il ne grandisse pas en étant obnubilé par cette histoire de jumeau ». Ce brouillage des limites (ou échange des places) entre la fiction et la non-fiction provoque le malaise de l’écrivain dont les pensées à ce sujet sont citées par le narrateur plus tard : Tout cela est vrai. Le talent de la réalité à créer bien souvent des fictions parfaites lui semble aussi excessif qu’invraisemblable. Il ne reste plus qu’à changer les noms des effets spéciaux, à modifier certaines dates en avertissant les personnes concernées que toute similitude avec des faits réels et des personnes vivantes ou mortes n’est que pure coïncidence.510 509 510 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 29. Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 442. 293 Le processus de confusion de la fiction et la non-fiction dans la nouvelle s’opère également à travers des noms (démarche que nous avons déjà étudiée, par exemple dans le chapitre consacré au Fond du ciel). L’histoire épouvantable du « voisin géant à la tête gigantesque et aux bras longs » qui assassine sa mère hystérique, racontée par lui-même au figurant dans la deuxième partie du texte, semble purement fictionnelle d’autant plus que les noms des personnages, comme Sandra Talbot, son fils T., Lyndon Bells, Peter Lorman ou Jane Lacey, sont inventés. En revanche, lorsque nous reconnaissons plusieurs noms de personnages historiques dans la parenthèse (comme Susan Cabot, actrice nord-américaine ou son fils Timothy, atteint de nanisme, etc.), nous prenons naturellement ce récit pour non-fictionnel. Rien n’est moins vrai : les éléments de la biographie de Sandra Talbot imaginaire, qui peuvent avoir l’air incroyables, sont en réalité de vrais faits de la vie de Susan Cabot, cachés sous des noms fictifs. En suivant ses propres préceptes, l’écrivain de la parenthèse a profité donc du « talent de la réalité à créer bien souvent des fictions parfaites » afin d’écrire sa nouvelle. Ainsi, le récit du figurant (parties 1, 2, 3 et 5), qui est d’ailleurs un personnage de fiction, s’avère être la version alternative, un reflet légèrement modifié, de la vraie biographie de Susan Cabot. Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que la parenthèse, même si elle se montre plus vraisemblable, est un texte documentaire. Les deux mondes siamois de la nouvelle contaminent la fiction avec la non-fiction, en jetant sans cesse des passerelles entre les univers du livre et la réalité, par exemple quand Susan Cabot envoie pendant des années des lettres bizarres et désespérées à Remus Cartucci, habitant de Canciones Tristes. En outre, dans la note précédant le recueil, Fresán précise que tout ce que relate « Histoire avec monstres » sur la vie de Susan Cabot et Timothy (ou Sandra Talbot et T.) est « hormis de petits détails et de légères modifications, rigoureusement vrai bien que cela paraisse incroyable »511. 511 Ibidem, pp. 21-22. 294 Pour illustrer cette stratégie de contagion réciproque entre le fictionnel et le factuel nous présentons dans le tableau qui suit les protagonistes de l’« Histoire avec monstres ». Tableau 11. Personnages principaux fictifs et réels dans l’« Histoire avec monstres ». Le récit du figurant (parties 1, 2, 3 et 5) Personnages principaux fictifs Personnages principaux réels Lieux Les deux mondes La parenthèse (partie 4) • le figurant freak • l’écrivain • sa femme et son fils abandonnés • • Sandra Talbot (Sandra Leventhal, Jane Lacey) sa femme freak qui l’a abandonné et son fils-monstre mort-né • Jupiter • Romulus et Remus Cartucci • Susan Cabot (Harriet Shapiro, Janice Starling) • Timothy • Canciones Tristes • El Universo • T. • les monstres humains • Diane Arbus • • Sad Songs, Floride Stanley Kubrick Il faut remarquer ici qu’il existe un personnage exceptionnel qui franchit les frontières séparant trois espaces : la réalité et les deux univers siamois de la nouvelle. C’est Stanley Kubrick, le cinéaste visionnaire à l’esprit ouvert, qui est capable de se déplacer librement entre tous les univers. Nous allons proposer une courte analyse de l’énorme influence de son œuvre sur l’écriture frésanienne dans la partie suivante de notre thèse. Pour conclure cette brève étude des affinités qui se tissent entre les livres de Fresán et les travaux de Diane Arbus, évoquons encore un aspect de sa manie du double : les autoportraits. 295 Illustration 27. Diane Arbus, Double self-portrait with her infant daughter (1945).512 Les démarches frésaniennes de l’autofabulation, présentées dans les chapitres précédents de notre travail, correspondent à la prédilection de la photographe pour s’autoportraiturer, souvent avec son appareil, entourée de miroirs, portes et fenêtres. Pour citer un exemple, la complexité des jeux spéculaires contemplée sur le double autoportrait de Diane Arbus avec sa fille nous paraît très intéressante. Cette photographie est constituée de deux prises de vue distinctes, assemblées sur un même support, représentant la jeune artiste avec son bébé dans les bras, coincée entre une porte fermée et la lumière d’une fenêtre. La composition générale qui réunit deux images pareilles côte à côte ressemble à celle des Jumelles identiques, comme si Diane Arbus souhaitait être sa propre jumelle, copier son identité ou encore créer de nouvelles versions de soi-même. Comme la photo à droite est un peu floue, nous avons l’impression que l’artiste est en mouvement, se dirige 512 http://espace-holbein.over-blog.org/article-3045460.html (Consulté le 16/09/2014). 296 vers le centre, veut rejoindre sa sœur ou s’échapper du cadre fermé de l’image par la fenêtre. La silhouette de gauche est également tournée vers la lumière de la fenêtre. Et enfin, n’oublions pas que cet autoportrait intègre la fille de Diane Arbus, sa duplication, son reflet, qui a son double aussi. Or, nous retrouvons dans les ouvrages de Fresán les mêmes motifs des portes fermées, des fenêtres (ainsi que sur les tableaux d’Edward Hopper) et de dépassement des limites. Et, surtout, le désir irrésistible de se multiplier à l’intérieur de son œuvre, de fabriquer des variations spéculaires des personnages et du créateur. Dans l’« Histoire avec monstres » ce ne sont pas seulement les protagonistes qui ont leurs doubles. Les figures de l’écrivain et du figurant sont des reflets déformés de l’auteur Rodrigo Fresán, façonnés dans un procédé autofabulateur déjà commenté dans notre travail. À l’instar du double autoportrait de Diane Arbus, Rodrigo Fresán représente alors dans la nouvelle deux variantes jumelles de lui-même. Mais, contrairement à la fidélité du noir et blanc de la photographie, ces silhouettes littéraires ont été mutées, croisées avec d’autres images et déformées, à l’égal des visions psychédéliques de l’Odyssée de l’espace (comme l’explique le figurant dans la dernière partie de la nouvelle, les scènes hallucinogènes clôturant le film de Kubrick ont été obtenues grâce aux nouvelles techniques du tournage : le slit-scan et la front projection). En conséquence, à la simple inspection, les doubles jumeaux de l’auteur ne se ressemblent pas beaucoup. Néanmoins, par-delà toutes les différences apparentes, il existe plus qu’un dénominateur commun entre l’écrivain et le figurant. À savoir, ils sont des êtres solitaires, freaks, qui n’arrivent pas à trouver leur place dans le monde. Tous les deux ont eu des enfants, l’un a été abandonné par sa femme et l’autre a quitté la sienne et leur fils. Ils passent leur temps à se remémorer le passé et ils sont à la recherche d’épiphanies. Enfin et surtout, ils sont obsédés par la figure de Stanley Kubrick et, notamment, son film 2001 : l’Odyssée de l’espace. Nous avons mentionné auparavant l’importance fondamentale de cette œuvre pour Fresán qui admet qu’elle est : 297 Un film que j’ai regardé pour la première fois à, je crois, six ou sept ans et que (…) je n’ai cessé de regarder dès lors. Un film qui (…) m’a formé et m’a déformé en tant qu’écrivain. La certitude subite qu’on pouvait raconter et chanter les choses autrement. En plusieurs parties —«The Dawn of Man», «Jupiter Mission: Eighteen Months Later» et «Jupiter and Beyond the Infinite»— apparemment décousues, mais unies pour toujours. À la vitesse elliptique de la lumière et du son.513 [Notre traduction] C’est précisément cet élément de la biographie frésanienne qui a été déformé dans ses alter egos jusqu’à l’hyperbole. La nouvelle semble constituer ainsi une double réponse à la question suivante : Qu’est-ce qui pourrait m’arriver si je devenais un vrai maniaque de 2001 : l’Odyssée de l’espace et de son réalisateur ? Lorsque le narrateur de la parenthèse raconte les circonstances du tout premier visionnage du film par l’écrivain, nous écoutons en réalité la voix de Rodrigo Fresán : Il aime les films de science-fiction, et la science-fiction occupe une place importante dans la non-fiction de sa vie. Depuis qu’il a vu pour la première fois 2001 : l’Odyssée de l’espace. Ses parents se disputaient constamment et devaient toujours discuter. Ils l’avaient un jour déposé devant les portes d’un cinéma où on passait ce film. 2001 : l’Odyssée de l’espace et Lawrence d’Arabie étaient les deux grands films liés au divorce de sa génération. En Cinémascope. De longs films projetés dans de grandes salles où on laissait ses enfants afin d’aller se disputer sans présence gênante ou atténuante de type sentimental et biologique (…) Rien n’est sans doute plus pervers que le don qu’ont certains films, Rodrigo Fresán, « Mi año favorito. Sobre 2001: A Space Odissey, de Stanley Kubrick », http://www.elboomeran.com/upload/ficheros/noticias/enefresan.pdf (« Un film que yo vi por primera vez a los, supongo, seis o siete años y que (…) no he dejado de ver desde entonces. Una película que (…) me formó y me deformó como escritor. La súbita certeza de que las cosas podían contarse y cantarse de otra manera. En varias partes —«The Dawn of Man», «Jupiter Mission: Eighteen Months Later» y «Jupiter and Beyond the Infinite»— aparentemente inconexas, pero unidas para siempre. A la elíptica velocidad de la luz y del sonido », consulté le 23/07/2014). 513 298 certains livres ou certaines chansons – funestes monolithes de fiction – de s’imposer à des moments déterminés dans des existences réelles et prendre la puissance de symboles.514 Désormais, toute la vie du personnage se déroule au rythme de son film culte. Après la disparition de son père et de sa mère (dans cette version alternative de la biographie frésanienne ses parents comptent parmi les disparus de la dictature) l’écrivain a grandi dans une maison de campagne ancienne, l’Univers, habitée à l’époque par une famille de gauchos composée de huit frères portant les noms des planètes du système solaire et de leurs parents, prénommés Phébus et Lune. Fasciné par le film de Kubrick, il tombe amoureux d’une femme bizarre qui, quand il la déshabille pour la première fois, cite les mots de l’ordinateur HAL 9000 lorsqu’il est démonté par un astronaute dans les dernières séquences de l’Odyssée. Le jour de la naissance de son fils, il filme ce « Moment Mono-Cosmique » avec une caméra en chantant la musique d’Ainsi parlait Zarathoustra. Ce poème symphonique de Richard Strauss a été utilisé dans l’Odyssée afin d’illustrer les phases différentes du développement de l’espèce humaine. L’enfant, qui lui paraît naturellement semblable « au bébé transparent et stellaire » de la dernière scène du film, s’avère être un petit monstre mort-né. Cette expérience tragique provoque une crise nerveuse chez l’écrivain, auquel un tranquillisant doit être injecté, et entraîne ensuite la disparition de sa femme et son exil solitaire à la campagne. La triste histoire du personnage finit cinq minutes avant le commencement de la symbolique année 2001 du film, l’année qu’il attendait avec impatience depuis longtemps, mais qu’il salue finalement en pleurant. Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 436-437. Comparons, par exemple, avec l’article d’Etienne Laterrier : « Au même moment, comme par hasard, ses parents enchaînent les séparations et les déménagements. À la même époque, un élément plus décisif survient. 2001 : L’odyssée de l’espace sort au cinéma, et la télévision diffuse La Quatrième dimension. Deux modèles esthétiques que le jeune Fresán semble avoir littéralement disséqués pendant des heures et dont ses écrits garderont la trace profonde. (…) Régulièrement, les parents de Fresán envoient leur fils au cinéma : “pour me tenir éloigné de la maison le plus longtemps possible, après l’école”» (Leterrier, Etienne, «La lettre et le médium», Le matricule des anges, n°98, 2008, pp. 26, 28). 514 299 En contrepartie, le dénouement des péripéties du protagoniste créé par l’écrivain, le figurant, est plutôt heureux. Sa narration, qui encadre la nouvelle, commence avec « La Première de Mes Trois Crises Cardiaques » et conclut avec « L’Aube de l’Humanité ». Les titres des parties sont signifiants. D’abord, la crise cardiaque du narrateur et sa passion pour l’œuvre de Kubrick, de même que son identification extrême au personnage qu’il a interprété, constituent probablement une allusion à la figure d’un imposteur fameux, Alan Conway. Dans les années 1990, cet agent de voyage britannique se fit passer pour Stanley Kubrick dans le but de tirer profit de plusieurs personnes de l’industrie du spectacle et gagner ainsi sa vie. Le double de Kubrick est décédé d’une crise cardiaque trois mois avant la mort du metteur en scène. Le figurant de la nouvelle, par contre, a subi une crise cardiaque et y a survécu à l’instant précis de la mort de Kubrick, comme si leurs existences étaient intimement liées. En effet, sa vie est entremêlée de celle de Stanley Kubrick. Jeunes, ils se rencontrent à Washington Square afin de jouer aux échecs pour de l’argent. Ils rêvent tous les deux de devenir des joueurs professionnels. Kubrick envisage aussi d’être photographe ou batteur de jazz, mais un jour il disparaît de Greenwich Village. Les chemins des anciens camarades d’échecs se croisent plusieurs années plus tard, lorsque le narrateur lit dans un journal une information sur le tournage du film de science-fiction de Kubrick. C’est à ce moment, en se comparant avec la figure d’un metteur en scène reconnu, qu’il se rend compte tout d’un coup de l’incomplétude et l’insuffisance de son existence. Il s’échappe donc de sa vie, abandonne sa famille et rejoint Kubrick sur le tournage de L’Odyssée. Le narrateur ne nous donne presque aucune précision sur son parcours hors de l’ombre de Kubrick, comme s’il considérait cette époque de sa vie comme complètement insignifiante. Ensuite, le protagoniste essaie de retrouver symboliquement ses rêves d’enfance évanouis, de recommencer, en invitant le réalisateur à une partie d’échecs. Le titre de cette seconde étape de son histoire, « L’Aube de l’Humanité », fait référence aux premières séquences de L’Odyssée. Et c’est dans ces scènes qu’il va interpréter le rôle d’un singe. Durant le tournage du film, qui a duré trois ans, entre les prises de vues, Kubrick et le figurant 300 enchaînent des parties d’échecs de plus en plus monstrueuses à l’intérieur des studios. La relation étrange entre un génie célèbre et son double perdant, les heures passées devant le noir et blanc de l’échiquier et, surtout, la création longue de L’Odyssée consument progressivement les esprits des personnages et les isolent du monde extérieur. Tous deux commencent à se renfermer sur eux-mêmes et à changer, mais de manière opposée. Même si la physionomie et le comportement de Kubrick deviennent de plus en plus freak, le réalisateur aux cheveux longs et à la barbe mal taillée façonne laborieusement sa légende et atteint le point culminant de sa carrière. Il avoue être enfin prêt à imposer sa propre vision créative sans risquer d’être critiqué ou contrarié. Le narrateur, pour sa part, est tellement heureux dans la peau du singe qu’il a interprété, qu’il renonce à sa vie « civilisée », refuse d’enlever le costume pendant des semaines et assume entièrement son côté bestial, inhumain et monstrueux. Cependant, au contraire de la métamorphose de Kubrick en cinéaste mythique et mégalomane, la transformation du figurant en singe n’est pas acclamée ni comprise. Depuis le jour où il est renvoyé par le réalisateur lui-même, le figurant mène une existence privée de sens dans une maison vide. Il ne retrouve son bonheur que parmi des monstres humains qui lui apprennent à accepter son étrangeté intérieure. En bref, originaire de la fascination frésanienne pour L’Odyssée et son créateur, l’histoire du figurant a été travaillée ensuite à partir des bribes déformées des histoires factuelles de Stanley Kubrick, Alan Conway et du récit fictif de l’écrivain. D’une manière générale, l’influence capitale du cinéma sur l’écriture de Fresán est marquée dès son premier livre, notamment au niveau thématique. Dans l’histoire racontée par le protagoniste du récit cadre de L’homme du bord extérieur, le double fictif de l’auteur, nous trouvons pour la première fois le motif autobiographique d’un enfant renvoyé au cinéma par ses parents toujours en guerre. Cette image d’un garçon rejeté, abandonné et solitaire qui trouve son refuge dans l’obscurité des salles de cinéma revient dans d’autres textes de l’écrivain : 301 Le fils qui voulait être écrivain lorsqu’il serait grand recevait de ses parents des sommes incroyables pour aller au cinéma. C’est ainsi qu’il avait vu Citizen Kane, Les Quatre Cents Coups, Casablanca, Help !, et plusieurs autres centaines de films, et c’est ainsi qu’il avait appris à se voir à la troisième personne, depuis un fauteuil de cinéma (…) Il croyait que son père et sa mère agissaient ainsi pour favoriser sa vocation littéraire, alors qu’en fait leur seul but était de le tenir éloigné de la maison le plus de temps possible.515 Étant donné la nature autofabulatrice de l’univers frésanien, il n’est pas étonnant que les personnages qui le peuplent aient la même admiration pour le grand écran que leur auteur. Plus grande encore, parfois. Dans la vaste galerie des protagonistes de la série, en plus des hommes de plume, il ne manque pas des gens passionnés ou obsédés par les films, les acteurs ou les héros de celluloïd. Il suffit de rappeler ici le récit du figurant de l’« Histoire avec monstres » ou la figure de Forme, le personnage de Trabajos manuales (« La forme du cinéma »), qui est un enthousiaste des vieux films en noir et blanc et écoute toutes les nuits les bandes sonores des films projetés dans un cinéma fantôme d’à côté de chez lui. Tous ces personnages sont très sensibles à la relation d’analogie impénétrable et puissante qui s’établit parfois entre les trames filmiques et leurs propres existences. Ils perçoivent et décrivent la réalité littéraire qui les entoure à travers des mondes visités dans les salles obscures. Enfin, ils sont frappés, comme Fresán, par les révélations cinématographiques qui changent radicalement leurs vies. Nous retiendrons entre autres exemples le cas du personnage du « Système éducatif » (L’homme du bord extérieur), surnommé Belushi. Il décrit Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 178. Le même motif apparaît par exemple dans Mantra : « Lorsqu’ils n’étaient pas en manœuvres, mes parents passaient leur temps à « se séparer » (…) Nos jouets étaient donc ceux d’une génération qui jouait peu (…) et allait souvent au cinéma voir et revoir des films cultes. Les Aventuriers, avec Alain Delon et Lino Ventura ; Lawrence d’Arabie, avec Peter O’Toole, étaient parmi nos préférés. Dans les salles de cinéma, je retrouvais d’autres fils de parents dysfonctionnels… » (Rodrigo Fresán, Mantra, ed. cit.,pp. 54, 65). 515 302 le moment mystique du visionnage du Collège Americain (John Landis, 1978) comme un miracle biblique, du fait qu’il découvre que le personnage Bluto est son double parfait. Aux yeux de Belushi, il lui ressemble comme deux gouttes d’eau, physiquement mais surtout au niveau du caractère d’un vainqueur-né, d’un homme gros, bestial et affamé de grandeur. Cette épiphanie inspire le protagoniste qui devient un génie extravagant des finances, une figure célèbre qui regarde, néanmoins, son film préféré au moins une fois par semaine et admet que l’identification extrême avec le héros du Collège Americain lui a sauvé la vie : « …si vraiment tu voulais écrire un livre sur ma vie, il te suffirait d’écrire un livre sur le film. Tout y est… »516. Pareillement, Isaac du Fond du ciel expérimente une épiphanie lorsqu’il voit pour la première fois L’Odyssée de l’espace. La puissance symbolique du film lui permet de redéfinir son rôle dans les versions suivantes de son histoire. En outre, Rodrigo Fresán dévoile dans un article que les émotions de ce personnage sont très semblables aux émotions qui l’accompagnent chaque fois qu’il regarde l’œuvre de Kubrick. L’amour pour le cinéma du frère d’Alejo, l’un des personnages récurrents de la série frésanienne, est encore plus effréné. Le narrateur de « L’apprenti sorcier » (L’homme du bord extérieur), est devenu fou à huit ans, à cause de L’Apprenti Sorcier, une séquence du long-métrage d’animation Fantasia des studios Disney. Malgré les efforts de la famille pour remédier à son état bizarre, il s’est finalement échappé pour vivre dans Disney World à l’abri d’un costume de Mickey Mouse. 516 Ibidem, p. 121. 303 Illustration 27. Les oreilles de Mickey Mouse sur la couverture de Historia argentina (Anagrama, 1993, la première édition517). Le goût pour le cinéma et une très bonne connaissance des classiques et des productions contemporaines du grand écran, nourrissent constamment la vision et la pratique littéraire de Fresán. Des films comme Citizen Kane (Orson Welles, 1941), Casablanca (Michael Curtiz, 1942), Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962), Magnolia (Paul Thomas Anderson, 1999), Fantasia (Walt Disney, 1940), Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), Blade Runner (Ridley Scott, 1982), Psychose (Alfred Hitchcock, 1960) ou La vie est belle (Frank Capra, 1946) ne sont que quelques-unes des références persistantes et constitutives de la maison livresque. L’influence du langage (teaser, coming soon, voix off, flash-back, director’s cut) et, en général, de l’art et des personnages du cinéma (de même que de l’univers de la musique) s’exerce à plusieurs niveaux. D’abord, elle est une source inépuisable de comparaisons et métaphores : Un miracle est le teaser d’un autre film. Le coming soon… d’un de ces films incompréhensibles pour le public, car ils sont en avance http://www.todocoleccion.net/historia-argentina-rodrigo-fresan-ed-anagrama-1993-1edicion-firmado-por-autor~x29485112 (Consulté le 16/09/2014). 517 304 sur leur temps et sur leur espace et leurs effets spéciaux finissent par annuler toute possibilité de critique. Plus que les regarder, alors, on les expérimente.518 ou Alors, María-Marie, j’ai raccroché dans un ultime effort et je me suis évanoui, pensant ou disant tout bas ou en voix off, comme dans certains films, que j’emmerdais les beatniks, le peyotl, la révolution et la nourriture mexicaine, mais pas nécessairement dans cet ordre-là.519 De très nombreuses œuvres du cinéma sont régulièrement citées et souvent réitérées (parfois jusqu’à saturation) dans tous les livres frésaniens en qualité de mots passe-partout. Inévitable prologue de tout cela, cette photo possédait la qualité du noir et blanc expressif et expressionniste des films de et avec Orson Welles. Le noir et blanc de La Soif du Mal, policier frontalier et tex-mex, ou du Troisième Homme, thriller dans la Vienne de l’après-guerre…520 Des films comme The Exorcist (William Friedkin, 1973), La Mouche (David Cronenberg, 1983), Rosemary’s Baby (Roman Polanski, 1968), Shining (Stanley Kubrick, 1980), Barton Fink (Joel Coen, 1991), Jason et les Argonautes (Don Chaffey, 1963), parmi beaucoup d’autres, remplissent des fonctions aussi diverses que celles de comparaison, d’analogie, d’illustration des propos des narrateurs, de description, d’une simple allusion ou servent à évoquer une certaine ambiance ou un style. Ils peuvent également suggérer le dénouement de l’action passé sous silence dans le texte ou exprimer les émotions des personnages. Enfin, la répétition des mêmes titres Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 333. Idem, Mantra, ed. cit., p. 146. 520Ibidem, p. 28. 518 519 305 dans ces ouvrages différents inscrit ces textes dans le mouvement circulaire de la série. Tout comme la vie est souvent comparée à un roman ou une œuvre musicale, elle peut être également abordée et racontée dans l’écriture frésanienne comme un film (« La réalité telle que nous la comprenons et la vivons n’est rien de plus qu’un gigantesque casting mal fait »521). Toutes les formes de l’art ne sont pourtant que des manières différentes de préserver les souvenirs, de conserver la mémoire. Ainsi, selon le visionnaire Martín Mantra, obsédé par sa quête d’une façon de préserver le passé, l’acte d’enregistrement d’une vie est analogue à l’acte de mémoriser, de graver dans la mémoire. Pour ne pas perdre un seul instant du temps qui s’écoule, chacun doit devenir son propre metteur en scène et tourner sans cesse le film de sa vie. Il rêve donc d’une invention mécanique futuriste, MoviEye, qui va permettre d’enregistrer chaque existence dans les moindres détails, dans un « film total ». Dans sa folie géniale, il construit des machines de plus en plus humanoïdes, croise les robots avec les hommes, devient le metteur en scène dictatorial de tout le monde et finit ainsi par déclencher l’apocalypse sur la Terre. Suivant la même analogie vie-film (mais non à l’échelle planétaire), le narrateur de la deuxième partie du roman organise la chronique de sa vie en prises (« Mon film commence mal. Mon film se termine encore plus mal. » ; « Dans une version alternative de mon film … ») et explique sa démarche narrative en évoquant une œuvre cinématographique : Maintenant que je me regarde moi-même dans un téléviseur, María-Marie, que je me raconte ma vie en m’adressant à toi, à voix haute, invisible, je suis devenu la voix off de mon être, le narrateur secret de mon propre film. Comme dans Apocalypse Now : la voix de l’écrivain journaliste Michael Herr – vétéran du Vietnam – imprimant des pensées au capitaine Benjamin L. Willard (aka) Martin Sheen (aka) Ramón Estévez. Cela me plaît. 521 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 83. 306 Je le réjouis que quelqu’un ait enfin pris conscience que la voix qui nous sert à penser diffère de celle avec laquelle nous disons ce que nous pensons.522 Nous trouvons une idée semblable dans l’« État de grâce » clôturant le recueil Vies de saints. Rodrigo Fresán explique ici que son inspiration principale au moment de la création de la voix narrative qui unit toutes les nouvelles était la « texture mi-abominable et mi-absurde » de la voix off du début des films bibliques, de la fin des films gréco-orientaux et des documentaires sur la création de l’univers. Ce procédé artificiel et arbitraire d’intervention dans des films différents de la voix de quelqu’un invisible, hors champ, qui est toutefois une instance narrative prétendument décisive, omnisciente et ubique (comme Dieu), est à l’origine des narrateurs non fiables et vampiriques de Fresán. C’est aussi cette voix off filmique, suspecte et sans visage, « messianique, mais absolument pas digne de confiance »523, qui a engendré la démarche d’assembler les nouvelles et les livres séparés dans un tout cohérent grâce, parmi d’autres éléments, à un « ton » unique et reconnaissable. L’influence du cinéma sur la construction des textes est mise en évidence également dans les pages du début littéraire de Fresán. Les explications introductives du narrateur de l’« Hystérie argentine II » comparent la nouvelle à un film (ou un scénario), et plus précisément un sequel d’une « Hystérie argentine I ». Cependant, les supposées deux cents pages de la première partie de cette série filmique n’existent plus, car elles ont été perdues en raison d’une panne informatique. Le lecteur est donc confronté à la suite d’une œuvre inexistante, d’un texte fantôme qu’il ne connaîtra jamais, mais dont la présence est bien perceptible entre les lignes de la nouvelle, vu que ce que nous propose le narrateur dans cette seconde partie c’est le synopsis de son roman disparu. Dans cette optique chaque texte peut être lu comme un sequel, c’est-à-dire comme la version la plus récente 522 523 (mais jamais la dernière) d’une histoire préexistante Idem, Mantra, ed. cit., pp. 354-355. Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 374. 307 « amoureusement corrigée et recorrigée » à l’infini. C’est ainsi que, grâce au code du cinéma, le tout premier ouvrage de Fresán peut être paradoxalement inscrit déjà dans le « destin circulaire, cette condamnation à tout recommencer éternellement »524 de la série à venir. Dans l’une des nouvelles les plus cinématographiques de Rodrigo Fresán, « L’ascension aux enfers (Un film) » (Vies de saints), le narrateur est un auteur, témoin d’une manifestation divine l’obligeant à aller à Hollywood pour travailler sur les films bibliques. En sept nuits seulement, il arrive à écrire un scénario de The Crucifiction, « un documentaire-fiction avec des chansons sur la vie, la passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Il commence donc à tourner le film avec un jeune et génial réalisateur, Lyndon Bells. Néanmoins, à l’instar de l’écrivain de l’« Histoire avec monstres », il découvre vite le talent de la réalité à créer des fictions beaucoup plus étonnantes que celles élaborées par les hommes. Il se rend compte que le sort de The Crucifiction, ce film qui selon ses souhaits aurait pu révolutionner le genre biblique, n’est pas si intéressant après tout. Ce qui mérite, par contre, d’être mis par écrit ce sont les coulisses du tournage. De même que plusieurs autres récits méta frésaniens montrant une œuvre littéraire in statu nascendi, sa narration prend la forme curieuse d’un journal intime entremêlé d’un scénario pour un documentaire du sous-genre « making-of », de surcroît sous forme du film musical. De cette façon le récit subjectif du narrateur, relatant les circonstances de son arrivée et de son travail à la Mecque du spectacle et débordant de références à l’univers du cinéma, est entrelacé régulièrement de « numéros musicaux » qui précisent les chansons interprétées, les danses, les acteurs et la scénographie. Suivant la logique de l’analogie vie-film, l’acte de la narration littéraire est en plus constamment rapproché de la narration filmique. Voici quelques exemples : …cette histoire si difficile à filmer. (p. 189) Les titres de l’histoire. La serrure qui ouvre la porte de mon film. Flash-back. (p. 191) 524 Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 65. 308 …ceci est le moment du film où un mur de lettres défile sur l’écran pour préciser l’année, expliquer la situation, donner des détails introductifs. (p. 192) Lumière. Caméra. Action. (p. 195) …j’éviterai de profiter de la bonne volonté du spectateur en m’attardant sur des anecdotes dérisoires… (p. 205) …à présent la caméra entreprend un élégant et léger atterrisage sur les studios où a été filmé The Crucifiction, où ont été tournés tant de films. À présent, nous planons sur ce maudit paysage d’Hollywood, nous descendons lentement jusqu’à découvrir d’abord le plateau dans sa totalité et ensuite le décor devant la caméra. À la fin de la séquence, la lentille de la caméra devient une lentille de microscope, et voile dévoilée l’explication physiologique de la haine que l’acteur Michael Dunbarr voue à l’expert en effets spéciaux Judah Saperstein. (p. 206)525 Par ailleurs, les références cinématographiques peuvent être utilisées en tant que substituts des descriptions littéraires des personnages et des lieux. Pour cela, à l’instar de l’évocation des tableaux d’Edward Hopper ou de Mark Rothko, afin de caractériser un lieu où se déroule l’action littéraire il suffit de citer le paysage concret d’un film : « Oui, si vous observez attentivement, Canciones Tristes est virtuellement identique à Bedford Falls dans It’s a Wonderful Life, de Frank Capra »526 ou « Christopher Walken danse dans les couloirs, les ascenseurs et les escaliers mécaniques d’un hôtel qui ressemble beaucoup au mien »527. Le même procédé s’applique à la description de la personnalité et de l’aspect physique des personnages fictifs : 525 526 527 Idem, Vies de saints, ed. cit. Ibidem, p. 338. Idem, Mantra, ed. cit., p. 276. 309 Le premier salaud dont je me souviens bien est Grand-père, un monstre élégant et compliqué que je n’ai jamais pu décrire avec précision jusqu’au soir où, au cinéma, j’ai vu l’acteur nordaméricain Christopher Walken. Même s’il ne lui ressemblait pas physiquement, Grand-père était rigoureusement identique à Christopher Walken : un vertige de menaces, un canif ouvert dans un tiroir sombre, un sourire sans échappatoire.528 ou On vous a déjà dit que quand vous vous mettez en colère vous ressemblez encore plus à Charles Aznavour ? La copie conforme.529 Selon Peter Hook, le narrateur des Jardins de Kensington, les stars de cinéma sont très pratiques et bien meilleures que les personnages littéraires pour se définir soi-même. Les narrateurs de Fresán citent donc excessivement des noms d’acteurs, comme Sean Penn, Bill Murray, Gregory Peck, Groucho Marx, Robert Mitchum, Marilyn Monroe, Henry Irving, Boris Karloff, Christopher Walken, Martin Sheen, Donald Sutherland, Robert Redford, Michael Caine, souvent dans l’objectif de justifier leurs actes, définir leur fonction, leurs émotions ou comprendre les comportements des autres. Cependant, au moment de cette opération du parallélisme entre la figure et la vie d’un comédien et d’un personnage littéraire, s’établit une relation étrange qui peut altérer le cours des événements. Daniel, le protagoniste de « Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes » (La Vitesse des choses), regarde des films à la recherche du réconfort après la mort tragique de sa femme. D’ailleurs, il est bien conscient des risques que cela entraîne, puisque les trames cinématographiques peuvent influer directement sur la trame de sa vie : 528 529 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 252. Idem, Esperanto, ed. cit., p. 76. 310 Je pense que Daniel pense à Cary Grant, à James Stewart, à des veufs de Celluloïd. Daniel regarde ces films en noir et blanc où le personnage du veuf a quelque chose de romantique et même de charmant. Bien sûr il est convoité par toutes les jeunes filles de la fête. Daniel ne regarde jamais ces films jusqu’au bout car il est paniqué à l’idée de découvrir qu’ils finissent bien et d’être alors lui aussi obligé de lutter pour la possibilité d’un dénouement heureux ou, pire encore, de faire en sorte que la vie continue.530 Pareillement, sur la couverture de l’une des éditions d’Esperanto (Tusquets Editores, Collection Andanzas, 1997) figure une photographie célèbre de James Dean caché dans son sweater. Ce poster a été offert au protagoniste du roman par sa femme, Cecilia, peu après leur rencontre, étant donné que d’après elle Federico Esperanto était « exactement comme ça ». Cependant, dans la chambre de Federico l’image de l’acteur a été mise face au mur. Une fois terminée la lecture de l’histoire d’Esperanto, il devient évident que ce rapprochement ou même cette identification du personnage avec l’acteur maudit et sa vie a été dangereux et peut-être lourd de conséquences : James Dean avec ce regard loucheur de qui se sent maudit et infortuné et blanc et noir et gris. James Dean décoiffé par un vent aussi imperceptible qu’inévitable (…) Une de ces photos terribles et maudites parce que définissant d’une manière ou d’une autre une personnalité et un credo.531 530 531 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 67-68. Idem, Esperanto, ed. cit., pp. 34-35. 311 Illustration 28. Dessin de Xavier Vives, inspiré par le portrait de James Dean fait par le photographe Phil Stern, sur la couverture d’Esperanto, Tusquets Editores (1997).532 En outre, les protagonistes des livres frésaniens sont mis en parallèle avec les héros des films, notamment ceux de l’Odyssée. Martín Mantra est fasciné par cette œuvre de science-fiction et considère Stanley Kubrick comme son maître. Il propose un jeu curieux à ses camarades de classe : ils doivent être les singes, et lui, le monolithe, tandis que le narrateur joue le rôle de l’ordinateur HAL 9000. Le narrateur, néanmoins, se sent plus proche de l’astronaute qui commet le « mémoricide » de l’intelligence artificielle et part ainsi vers un destin incertain mais attirant : Je suis dans le ciel. Je flotte. Un, deux, trois, je vole. Je comprends à présent que je n’ai jamais été HAL 9000 et que si un jour ce fut le cas, tout est désormais fini. Maintenant, je suis l’astronaute David Bowman, à bord du vaisseau Discovery, en http://www.tower.com/esperanto-rodrigo-fresan-paperback/wapi/101429282 (Consulté le 16/09/2014). 532 312 route vers Jupiter, prêt à évoluer en une espèce supérieure et à regagner mon foyer inconnu.533 De la même manière, le narrateur de la partie centrale de Mantra annonce qu’il devient Petite Étoile, l’Enfant de l’Espace, comme le bébé sidéral de la fin de L’Odyssée. Dans Notes pour une théorie de la sciencefiction il présente la puissance mystique et artistique du film de Kubrick comme une étape cruciale dans le développement du genre534. Nous avons déjà signalé que le tiercé des protagonistes du Fond du ciel se rapproche également de Jules et Jim réalisé par François Truffaut et de l’œuvre de Kubrick. Après le visionnage épiphanique de L’Odyssée, Isaac découvre : … je ne suis qu’un humble astronaute descendant du singe qui rêve d’évoluer, et Ezra un ordinateur désordonné et confus qui cherche à décrypter les mystères de l’univers. Et elle est notre monolithe.535 Néanmoins, au fil du temps les rôles s’intervertissent. Le narrateurécrivain constate que, afin de relater son histoire de la manière la plus objective et la plus rapide possible, il doit se transformer en machine, devenir impénétrable, logique et dénué de sentiments. Son ami d’enfance, par contre, est forcé à reproduire le procédé de l’astronaute qui, afin de survivre, vide le cerveau mécanique des souvenirs et des émotions. Mais, cette fois ce sont des êtres humains (des soldats idéaux) qui doivent ressembler de plus en plus aux machines pour « mettre hors d’état ces neurotransmetteurs gênants qui ne font que détourner notre attention de l’objectif définitif et radical »536. 533 534 535 536 Rodrigo Fresán, Mantra, ed. cit., p. 109. Ibidem, p. 196. Idem, Le fond du ciel, ed. cit., p. 101. Ibidem, p. 131. 313 Illustration 29. L’image de HAL 9000 sur la couverture de La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest (2008).537 Le motif de la troublante inversion des rôles entre la machine et l’homme, provenant de l’Odyssée, apparaît aussi dans Mantra. L’androïde de la dernière partie, cet « homme moitié momie, moitié métal », créé par Martín Mantra, semble paradoxalement être plus humain que son créateur, enfermé à perpétuité dans son casque monstrueux. Bien évidemment, la figure de Stanley Kubrick, cet « ermite mégalomane ressemblant à Howard Hughes »538, et son film 2001 : L’Odyssée de l’espace sont les références cinématographiques les plus persistantes dans l’ensemble de l’écriture frésanienne et pour cette raison ils font partie des fondements de toute la série intertextuelle. Dans un article consacré à L’Odyssée, l’auteur a avoué que Kubrick est le metteur en scène sur lequel il possède le plus grand nombre de livres, de même pour son film culte, et qu’il ne se fatigue jamais de lire sur ce cinéaste et sur son œuvre. Il le considère comme « l’un des meilleurs écrivains avec une caméra dans http://www.omega-blue.net/index.php/post/2008/09/28/Rodrigo-Fresan-La-vitessedes-choses (Consulté le 16/09/2014). 538 Rodrigo Fresán, « Stanley Kubrick. Un expediente abierto», Letras Libres, 11/2001, http://www.letraslibres.com/revista/artes-y-medios/stanley-kubrick-un-expediente-abierto (Consulté le 8/08/2014). 537 314 toute l’histoire de la littérature » 539. Le nom de Kubrick est mentionné dans les notes de remerciement de tous les livres de Fresán sauf Esperanto (qui est un roman aux références surtout musicales) et Trabajos manuales (un recueil un peu à part dans la série). Dans Vies de saints il est présenté en tant que l’un de “mes toujours plus nombreux anges gardiens d’antan”, à côté d’autres réalisateurs comme Paul Thomas Anderson, Wes Anderson et Wong Kar-Wai. Les remerciements des Jardins de Kensington l’annoncent aussi parmi « mes found men de toujours ». En plus du paratexte, Kubrick fait son caméo dans l’« Histoire avec monstres », comme nous l’avons commenté auparavant, et dans Les Jardins de Kensington où il figure dans l’énumération baroque de gens célèbres que Peter Hook a rencontré à l’occasion de nombreuses fêtes organisées par ses parents à l’époque de Swinging Sixties à Londres. Sur les onze pages de cette accumulation de noms de personnages fameux représentant toutes les sphères de la culture, nous trouvons naturellement beaucoup de personnages du grand écran (par exemple Michael Caine, John Cassavetes, Sean Connery, Tom Courtenay, Federico Fellini ou Peter Finch). Cependant, le nom de Kubrick vient quant à lui accompagné de l’annotation « le meilleur entre tous ; il arrive flanqué d’un singe gigantesque, dont je découvre qu’il s’agit d’un homme déguisé en anthropoïde » 540 (allusion au figurant de l’« Histoire avec monstres »). Pour conclure observons que, malgré sa passion pour le grand écran, Fresán souligne par la voix de Peter Hook la prééminence de la littérature sur le cinéma : En vérité, le cinéma n’est jamais vraiment génial ou, pour m’exprimer plus clairement, le lien tyrannique entre le cinéma et le spectateur n’égalera jamais celui qui unit le livre au lecteur captivé, car, même si l’écriture n’est pas la sienne, c’est lui qui Idem, « Mi año favorito. Sobre 2001: A Space Odissey, de Stanley Kubrick », http://www.elboomeran.com/upload/ficheros/noticias/enefresan.pdf (Consulté le 23/07/2014). 540 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 185. 539 315 regarde l’histoire, lui imprime un rythme et un style à mesure qu’il tourne les pages. De là l’inévitable supériorité de la plupart des bons romans sur les bons films qui s’en inspirent : en défendant le livre, nous défendons en vérité notre droit de choisir la façon dont nous voulons qu’une histoire nous soit racontée.541 541 Ibidem, p. 268. 316 6. Les variations scientifiques et religieuses : la théorie quantique, la fractalité, le Big Bang et la kabbale Les sphères de la musique, la peinture, la photographie et le cinéma n’épuisent pas l’immense réservoir des métaphores et modèles de construction cités par Fresán. Fasciné par la caractéristique particulière de l’art musical d’entretenir des relations très étroites avec les mathématiques, il évoque l’exemple des Variations Goldberg pour introduire un autre champ de référence, celui des sciences exactes. Selon le narrateur de « Sans titre : autres digressions… » (La Vitesse des choses) : (…) la science, surtout la physique quantique, c’est difficile à admettre, a proposé des métaphores parfaites et des images éblouissantes qui, en d’autres temps, étaient contenues dans des livres (…)542 D’après l’affirmation connue du philosophe et mathématicien Leibniz, la composition de la musique est un exercice d’une arithmétique inconsciente : « la musique est une pratique cachée de l’arithmétique, l’esprit n’ayant pas conscience qu’il compte »543. Pareillement, le processus d’écriture peut apparaître comme une activité qui vise (dans ce cas de manière consciente et délibérée) à appliquer des théories scientifiques. Dans Mantra, l’affinité entre les notes de musique et les signes mathématiques permet à María-Marie d’expliquer sa propre approche de la théorie quantique, dont l’interprétation personnelle de Fresán forme l’un des fondements de la construction de son œuvre, à côté du phénomène de la fractalité et de la théorie du Big Bang. Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 230-231. Patrice Bailhache, « La musique, une pratique cachée de l’arithmétique ? », http://patrice.bailhache.free.fr/thmusique/leibniz.html (Paru dans Studia Leibniztiana, Actes du colloque L’actualité de Leibniz : les deux labyrinthes, Cerisy, 15-22 juin 1995, consulté le 16/09/2014). 542 543 317 Conformément à l’opinion exprimée par le narrateur de Mantra, disant que « les abstractions universelles sont destinées à devenir figuratives et à être appliquées à l’intimité, à nous-même de la façon qui nous convient le mieux »544, notre auteur n’a extrait que certains éléments des travaux sur la mécanique quantique de Richard Philips Feynman, physicien théorique américain et lauréat du prix Nobel. L’exploitation littéraire de ces morceaux d’une théorie scientifique complexe ne prétend pas naturellement approfondir le sujet ni même s’en approcher. Comme c’est le cas pour les « réécritures » littéraires ou musicales mentionnées plus haut et pour la technique du palais de mémoire, les références scientifiques sont d’abord sorties de leur contexte plus large et ensuite replacées dans un contexte littéraire. Recyclées ainsi, elles se déplacent vers un autre univers sémantique et deviennent des instruments efficaces du récit, des illustrations poétiques de la vision de l’écrivain. À l’instar de María-Marie, qui reconnaît sans regret que personne ne peut expliquer la portée et les implications de la Quantum Theory, il ne cherche pas à comprendre la théorie. Ce qui l’intéresse c’est « la façon dont tout cela était susceptible d’expliquer son histoire en la rendant plus compréhensible »545, pareillement à l’utilisation de la théorie quantique dans la chanson de Jarvis Cocker, intitulée « Quantum Theory » et citée dans les remerciements du Fond du ciel. Les conceptions littéraires qui émanent donc directement des études sur la mécanique quantique de Feynman sont par exemple l’idée de la relativité de la perception du temps, présente notamment dans Le fond du ciel (« si nous nous situons à un niveau subatomique, aussi incroyable que cela puisse paraître, l’effet a lieu avant la cause. En d’autres termes, quelque chose peut survenir avant d’avoir lieu, avant même qu’apparaisse la raison qui lui permet d’exister »546) ; mais également, la conviction que la volonté humaine est capable de modifier la réalité et la vision particulière de l’univers : 544 545 546 Rodrigo Fresán, Mantra, ed. cit., pp. 392-393. Ibidem, p. 392. Ibidem, p. 393. 318 Chaque point de l’univers est directement relié aux autres points, indépendamment du temps et des distances… (…) Cela signifie tout simplement qu’il est possible que les informations, les objets et les gens soient capables de se déplacer où que ce soit en un rien de temps et sans aucune aide mécanique (…) l’un des concepts fondamentaux de la Quantum Theory est l’existence d’une infinité de réalités, de mondes parallèles au nôtre que nous ne pouvons voir mais qui sont bel et bien là, comme des fantômes siamois, des photocopies distordues, des variations sur un air… (…) Je suis aussi certaine d’habiter des millions de mondes imparfaits que de l’existence d’un univers composé uniquement de mes plus beaux moments, où je suis la version la plus sublime de moi-même et… 547 Même si cette théorie vulgarisée, ou science-fictionnalisée, « des univers et des esprits multiples, de la mécanique quantique et ondulatoire, du faux vide, de l’état relatif de toutes les choses de ce monde » certainement le moteur principal du Fond du ses ciel, 548 est éléments réapparaissent sous formes différentes dans toute l’œuvre de Fresán. Prenons pour exemple la conception d’une liaison intime, d’une continuité secrète qui assure la cohésion de l’ensemble. Le modus operandi de la fille qui se plonge dans les bains publics ou dans les piscines privées sans permission, en pratiquant son multidimensionnel des piscines », motif ainsi nommé récurrent « terrorisme d’une manière systématique dans tous les livres de notre auteur, est considéré par l’héroïne comme une application pratique de la Quantum Theory549. D’après la fille, il est possible de trouver la version idéale de soi-même dans l’infinité des dimensions, puisque toutes les dimensions parallèles ont de points de communication, « un paysage, un moment où toutes deviennent identiques, 547 548 549 Ibidem, pp. 393-394. Idem, Le fond du ciel, ed. cit., p. 203. Idem, Mantra, ed. cit., p. 155. 319 un trait unique qui se répète souvent »550. Elle est convaincue aussi que ces points communs de tous les mondes possibles doivent se situer dans l’eau, étant donnée la puissance unificatrice de cet élément. De là qu’au moment où elle plongera dans la piscine appropriée, la sienne, elle puisse découvrir toutes les explications de tous les mystères et oublis. L’histoire de la fille, inspirée par la nouvelle de Cheever et éclatée en morceaux intégrés dans les différents textes de Fresán, contribue donc d’un côté à la consolidation de l’unité intertextuelle ; il est d’un autre côté une illustration du principe de la construction. De la même façon, l’Homo hotelensis de « Cartes postales envoyées depuis le pays des hôtels » (La Vitesse des choses) rêve que tous les hôtels où il a séjourné finissent par s’ordonner comme des multiples chambres du palais de sa mémoire en formant un Mundo-hôtel : Tous les hôtels ne seront donc que les chambres successives d’un seul grand hôtel, qui – je le décrète, j’aimerais qu’il en soit ainsi – s’appellera le Grand Cosmo.551 L’Hôtel Universo de Mantra, l’Hôtel Grand Cosmo qui réapparaît dans des nouvelles de La Vitesse des choses, l’Hôtel Sacré de Tous les Saints sur Terre des textes de Vies des saints et tous les autres hôtels des livres frésaniens se ressemblent, parce qu’ils configurent un réseau des points où coïncident des dimensions, ils forment des ponts qui relient des univers (des livres). Finalement, citons la représentation la plus caractéristique de la théorie, la ville nomade de Canciones Tristes qui est la constante de toute l’écriture de Fresán. Cette localité polymorphe tire son origine de Viedma, un village patagonien où l’écrivain passait ses grandes vacances de l’enfance et a été marqué par l’atmosphère des falaises vertigineuses, des grands espaces, des régions perdues, désertiques, et de la nature sauvage avec, notamment, les baleines. Mais au fur et à mesure des livres frésaniens, se 550 551 Ibidem, p. 369. Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 522. 320 dressent de nombreuses variations de Canciones Tristes. La cité ressurgit à chaque fois légèrement ou considérablement transformée, de plus en plus contaminée par « l’urbanisme schizophrénique » de la ville de Buenos Aires. En outre, elle se déplace librement en mutant en Sad Songs en Angleterre et aux États-Unis (la Floride ou L’Iowa), en Chansons Tristes en France, en Traurige Lieder en Allemagne, en Carmina Tristia sur la carte du Vatican ou elle est transférée au Mexique. Elle « est partout dans le monde et tous les lieux du monde se trouvent à Canciones Tristes »552, formule qui évoque immédiatement la définition borgésienne de l’aleph, « le lieu ou se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles »553. Pareillement à l’aleph de Canciones Tristes, les avancées scientifiques et techniques du futur permettent au personnage de « La situation géographique » (L’homme du bord extérieur) de voir et modifier tous les paysages et histoires possibles : C’était alors l’obscurité, et les hologrammes sautaient depuis l’écran pour aller colorer les murs, tout en traduisant la musique que lui dictaient ses doigts et sa mémoire. Et tout d’abord, c’était la carte. Une forme allongée et ridicule qui, cependant, se débrouillait pour capturer, sans difficulté aucune, tous les climats et tous les paysages possibles et imaginables. Tout de suite après, c’était l’histoire qui apparaissait, de multiples histoires possibles. La pratique et l’astuce lui avaient appris la méthode pour détecter, dans le système, des raccourcis, des passages secrets, la manière de mettre à flot la version alternative dont il avait toujours intuition…554 Toutefois, Canciones Tristes n’est pas un objet. Selon l’auteur, Canciones Tristes est sa propre cité imaginaire à l’instar du comté de 552 553 554 Ibidem, p. 606. Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, 1993, p. 660. Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., pp. 154-155. 321 Yoknapatawpha de William Faulkner ou Shady Hills et Bullet Park de Cheever, mais aussi une métaphore de la patrie et le miroir de ses états d’esprit. Il avoue que « Canciones Tristes c’est moi » : Canciones Tristes n’est pas une référence urbanistique très tangible ou très solide, parce que la plupart de mes livres se passent dans la tête des personnages. Il sera très difficile de trouver dans mes livres quelqu’un qui prenne une tasse de thé ou qui tourne les talons ou qui aille d’un endroit à un autre. Il ne s’agit ici que des processus mentaux, que j’ai en commun avec les auteurs qui m’intéressent, c’est-à-dire ceux que j’appelle « les écrivains du monologue confessionnel », comme Nabokov dans Lolita ou Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu ou John Banville, pour citer quelque chose de plus récent. Canciones Tristes est alors un état d’esprit représenté par une ville.555 [Notre traduction] La ville imaginaire aux multiples manifestations parallèles est donc l’un des facteurs de la cohérence des mondes représentés dans différents livres. Elle est leur ingrédient indispensable, mais en même temps elle les contient tous. Canciones Tristes, aussi bien que les hôtels, les piscines, les chambres du palais de mémoire, les Variations Goldberg, « A Day in the Life » des Beatles et d’autres métaphores, se révèlent être des traductions de la même vision reproduite à l’infini et à différentes échelles d’observation. Cette logique de la répétition d’une même structure (invariante ou modifiée) à différents niveaux, omniprésente dans les œuvres frésaniennes, nous amène 555 Tironi Manuel, «Un estado de la mente hecho ciudad. Entrevista a Rodrigo Fresán», Bifurcaciones. Revista de estudios culturales urbanos, n°6, 2006, http://www.bifurcaciones.cl/006/Fresan.htm (« Canciones Tristes no es una referencia urbanística muy tangible ni muy sólida, porque la mayoría de mis libros transcurren adentro de las cabezas de los personajes. Muy difícilmente vas a ver en mis libros a alguien que coja una taza de té o que gire sobre sus talones o que vaya de tal a tal lado. Son todos procesos mentales, lo que tienen que ver con los autores que a mí me interesan, que son los que yo llamo los “escritores del monólogo confesional”, que pueden ser Nabokov en Lolita o Marcel Proust en En busca del tiempo perdido o John Banville, para citar algo más reciente. Entonces Canciones Tristes es un estado de mente hecho ciudad », consulté le 16/09/2014). 322 à évoquer le terme « fractale ». Un objet fractal est une autre image utilisée par l’auteur dans le but d’illustrer sa démarche, très proche des stratégies du spéculaire avec leurs techniques de métalepse, de mise en abyme ou de la figure du « tableau dans le tableau », évoquées précédemment. La propriété principale d’une figure fractale est son autosimilarité (homothétie interne ou encore invariance d’échelle), c’est-à-dire qu’elle est (ou apparaît) identique à elle-même à plusieurs échelles556, comme certaines formes de la nature (les contours des nuages, les méandres des rivières, les choux-fleurs, les poumons). Illustration 30. Objet fractal.557 La notion géométrique de la fractale, utilisée en outre par Fresán pour la description de l’écriture d’Enrique Vila-Matas ("mutation fractale de roman-en-nouvelles"558), a été adoptée par la littérature particulièrement dans le contexte de la nouvelle manifestation littéraire caractéristique du XXI siècle, la microfiction. D’après Lauro Zavala ce terme désigne un trait inhérent à une série de microrécits et signifie un ensemble d’éléments 556 Voir: Anne Siegel, “Fractals, autosimilarité et combinatoire », Neuchâtel 2006, http://www.irisa.fr/symbiose/people/asiegel/Presentations/Neuchatel.pdf (Consulté le 16/09/2014). 557 Jean-Pierre Louvet, « Les fractales », Futura – Sciences, 08/10/2003, en : http://www.futurasciences.com/magazines/mathematiques/infos/dossiers/d/mathematiques-fractales234/(Consulté le 16/09/2014). 558 Rodrigo Fresán, « Exploradores del abismo, de Enrique Vila-Matas », Letras Libres, Oct. 2007, http://www.letraslibres.com/revista/libros/exploradores-del-abismo-de-enrique-vilamatas (Consulté le 16/09/2014). 323 narratifs extrêmement courts qui se distinguent par les similitudes formelles, les symétries récursives, les liens intertextuels, la reproduction de l’ensemble dans la structure de ses parties559. Autrement dit, chaque microtexte, même s’il garde son autonomie formelle, ne peut être défini pleinement qu’en référence à la structure totalisante dont il constitue un élément et une représentation métonymique à la fois, eu égard au fait que sa forme générale reste constante malgré un changement d’échelle. Un recueil de microfictions configure ainsi un univers spéculaire composé de fragments indépendants qui sont néanmoins virtuellement recombinables à l’infini suivant les préceptes d’organisation inviolables et comprimés dans le fragment initial. Ce qui nous intéresse principalement ici c’est que la métaphore de la fractale offre une approche nouvelle dans l’étude de la forme littéraire. Elle s’éloigne du concept épistémologique et esthétique du fragment enraciné dans la pensée romantique et moderne : C’est n’est, par conséquent, plus l’idée d’une différence esthétique qui est au centre du débat, mais une logique susceptible de conceptualiser la récurrence d’éléments identiques sans recourir pour cela à une vision cyclique de l’histoire (littéraire), le fameux « retour à ». Une série de microtextes sous forme d’une collection, d’un recueil, d’une anthologie ou d’un roman obéit selon ce point de vue à un mouvement de répétition, de reproduction et de transformation de formes littéraires « simples » sans pour autant constituer nécessairement une forme plus significative que celle des textes, c’est-à-dire des microfictions, qu’il inclut. La question de l’unité ou de la différence de la microfiction oscille de cette Antonio Gil González, « Microrrelatos de una exposición… Analogías para pensar Nocilla Dream de Agustín Fernández Mallo », Ínsula 730, 2007, pp. 34-36; Lauro Zavala, «Estrategias literarias, hibridación y metaficción en "La sueñera" de Ana María Shua », en Rhonda Dahl Buchanan (Ed.), El río de los sueños: Aproximaciones críticas a la obra de Ana María Shua, Interamer, 2001, en http://www.educoas.org/Portal/bdigital/contenido/interamer/interamer_70/ens5_1/alusio n.aspx?culture=en (Consulté le 16/09/2014); Lauro Zavala. Cartografías del cuento y la novela. Sevilla: Renacimiento, 2004, pp. 80, 332, 344. 559 324 manière entre la série de textes et le texte qui en constitue un élément.560 Bien que les textes de Rodrigo Fresán n’entrent pas dans la catégorie de la microfiction, leur construction peut être indubitablement étudiée du point de vue de la fractalité. Ce rapport d’analogie ne se limite pas aux phénomènes déjà étudiés d’itération, de reproduction de mêmes motifs et leur transformation. Le mathématicien Benoit Mandelbrot a créé le néologisme « fractale » à partir de la racine latine « fractus », qui signifie « brisé ou irrégulier », eu égard au fait que la forme de cette structure est basée sur les principes d’irrégularité et de fractionnement. Comme nous l’avons montré, la fragmentation est une propriété essentielle de l’écriture de Fresán, qui souligne lui-même l’importance qu’il attache à l’organisation compliquée de ses œuvres : Le livre (…) même s’il est bien un bombardement d’idées et de contenus, une structure assez fractale et qu’il mène parfois à un certain effet voulu d’accélération centrifuge, a également un ordre très clair, très ordonné, qui dans les premières parties peut sembler très caché ou devant être déchiffré, ce qui se révèle aussitôt au lecteur. Moi, j’aime beaucoup travailler à la structure des livres, en fait c’est la partie qui m’amuse le plus, planifier comment un livre va s’ordonner. 561[Notre traduction] Andreas Gelz, « Microfiction et roman dans la littérature française contemporaine », Revue critique de fixxion française contemporaine, Amérique du Nord, 0, déc. 2010, http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/4/481 (Consulté le 20/11/2012). 561 Luis Adrián Vives, « Entrevista con Rodrigo Fresán, La parte inventada », Evaristo Cultural, Revista virtual de arte y cultura, nº 23 | 2014, http://www.evaristocultural.com.ar/fresan.htm (Consulté le 10/08/2014). (« El libro (...) si bien es un bombardeo de ideas y contenidos, una estructura bastante fractal y, a veces, conduce a un cierto efecto buscado de aceleración centrífuga, también tiene un orden muy claro, muy ordenado, que en los primeros tramos parecería que está muy escondido o que hay que descifrar, lo que enseguida se revela al lector. A mí me gusta mucho trabajar con la parte estructural de los libros, de hecho es la parte que más me divierte, planear cómo se va a ordenar un libro »). 560 325 D’ailleurs, la notion d’autosimilarité est associée à un autre aspect particulier des figures fractales : sa longueur est, rigoureusement, infinie. Comme le dit Jean-Pierre Louvet : … la longueur d’une courbe de Koch [un exemple classique du fractale, E.B.] tend vers l’infini pour un nombre d’itérations infini. Et pourtant cette courbe ne déborde à aucun moment des limites constituées à l’extérieur par le cercle circonscrit au triangle initial, et à l’intérieur par le cercle inscrit dans ce triangle ! En d’autres termes une surface de dimension finie est limitée par une frontière de longueur infinie.562 Les idées abstraites de l’infinité, de multiplication et du chaos, cette dernière étant proche des fractales à tel point que ces deux domaines sont souvent confondus, se manifestent en tant qu’illustrations efficaces afin de véhiculer les propos de l’écrivain. Pour donner quelques exemples représentatifs : Une Bible Gédéon en train de se multiplier en miroirs qui copulent avec d’autres miroirs pour enfanter un infini de surfaces trompeuses.563 La vérité est fractale. Elle tombe en morceaux et se disperse dans d’infinies directions..564 … mon système particulier non pas pour écrire, mais ordonner une histoire, lancer une idée dans une direction donnée et la Jean-Pierre Louvet, « Les fractales », Futura – Sciences, 08/10/2003, en : http://www.futurasciences.com/magazines/mathematiques/infos/dossiers/d/mathematiques-fractales234/page/3/(Consulté le 16/09/2014). 563 Rodrigo Fresán, Vies des saints, ed. cit., pp. 181-182. 564 Idem, Le fond du ciel, p. 37. 562 326 regarder se faire bombarder par une infinité de micro idées qui la déportent n’importe où.565 Certaines images, concernant notamment la maison en construction qui symbolise l’œuvre de Rodrigo Fresán et son palais de mémoire à la fois, peuvent même apparaître comme des reformulations poétiques de la définition de la fractale : … structure aussi secrète que célèbre, aussi déformée qu’infinie, qui grandissait depuis des années avec l’indolence d’un animal presque inoffensif.566 [Notre traduction] Les nouvelles sont des organismes imprévisibles, et sous l’ordre apparent imposé par un nombre limité de pages, les variations infinies du chaos guettent toujours.567 La figure fractale la plus connue, la courbe de van Koch, habituellement appelée « flocon de neige de van Koch », est un autre leitmotiv qui revient de façon constante dans les textes frésaniens, par exemple dans de nombreuses nouvelles de La Vitesse des choses ou dans Le fond du ciel. Fasciné par « l’art minimal et unique des flocons qui, comme les empreintes digitales, sont éternellement différents et nouveaux »568, l’écrivain évoque la croyance populaire selon laquelle dans la langue inuit il existe au moins cinquante mots pour designer la neige. Les caractéristiques extraordinaires de la « furie blanche », dont la structure offre le pouvoir du renouveau illimité, l’infinité de variantes tout en restant toujours pareille, transforment la neige en l’unique preuve fiable de l’existence de Dieu569, puisque, Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 236-237. Idem, Trabajos manuales, ed. cit., p. 54 (« Una estructura tan secreta como célebre, tan deforme como infinita, que crecía desde hacía años con la indolencia de un animal apenas inofensivo »). 567 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 193. 568 Ibidem, p. 188. 569 Idem, « La adorable mujer de las nieves », en: Página 12, Radar Libros, 27/22/2011, http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/radar/9-7505-2011-11-27.html (« La 565 566 327 paradoxalement, « seule l’idée éphémère de neige a quelque solidité, un poids spécifique et transcendant »570. Elle est également un modèle de construction et une source d’inspiration inépuisable (ou une technique curieuse de déblocage littéraire). Les mots auto-ironiques de l’écrivain imposteur de « Sans titre : Autres digressions sur la vocation littéraire » peuvent être attribués au supra-narrateur de l’œuvre entière de Fresán : Moi, j’ai une dette envers la neige. En guise de remerciement, j’aime décrire des chutes de neige. (…) je fais tomber la neige dans mes nouvelles et mes romans quand il ne me vient pas d’autre idée. L’abondance de neige dans mes fictions est avant tout la preuve criante que, bien souvent, je ne sais plus quoi faire, mais aussi que je sais faire neiger. Alors tout fonctionne et je trouve la voie. (…) J’aime me dire qu’en y prêtant attention, nous pouvons entendre le moment précis où quelqu’un active le mécanisme blanc qui permet au ciel de s’ouvrir afin de déverser la neige sur nous ou, qui sait, de nous laisser monter jusqu’á elle.571 Illustration 31. La courbe de van Koch et un flocon de neige.572 nieve –como alguna vez apunté y vuelvo a admirar– como el mejor efecto especial y acaso la única prueba atendible de la existencia de Dios », consulté le 5/11/2013). 570 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 53. 571 Ibidem, p. 189. 572 Jean-Pierre Louvet, op. cit.; http://lesieclebleu.blogspot.fr/2010/10/mandelbrot-et-ladecouverte-dun-nouveau.html (Consulté le 5/11/2013). 328 Le motif de la neige dans Le fond du ciel forme un cadrage thématique important qui inscrit le récit dans une symbolique très riche et ambiguë. Les flocons, les bonshommes et la boule de neige apparaissent au début, au milieu et à la fin du livre pour représenter, d’un côté, l’amour, la beauté, le passé (immobile mais vivant, éphémère mais perpétuel, légèrement modifié mais toujours presque identique), le renouveau, la qualité d’être unique et différent, le cyclique, mais de l’autre, l’inaccessibilité d’une vérité dispersée, la solitude, la perte et l’emprisonnement. Les connotations négatives de la neige sont exploitées par exemple dans « Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes ». La première grande chute de neige sur Buenos Aires est menaçante, c’est « une furie blanche et imprévue qui changea certaines avenues en pistes bleues ou vertes » et qui évoque la neige radioactive et mortelle de L’Éternaute. Cette série de science-fiction, créée par Héctor Oesterheld et Francisco Solano López et l’une de plus importantes bandes dessinées dans la culture argentine, commence avec une chute de neige extraterrestre qui fait disparaître presque toute la vie sur la Terre en quelques heures. En effet, le personnage de « Preuves irréfutables… » explique à sa fille que la neige sert à faire disparaître tous les taxis. Apres réflexion, cependant, il ajoute que les flocons témoignent de l’existence de Dieu, vu qu’ils sont ses pellicules qui se glissent dans les trous du ciel (les étoiles). La même idée est exposée par le narrateur de « Sans titre… » : La neige vue comme une manne ou, qui sait, la couche sacramentale de Dieu se faufilant par les trous que sont les étoiles dans la noirceur de ciel et qui trahissent la présence de la lumière de l’autre côté, la lumière qui n’a pas été refusée.573 573 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 188. 329 Illustration 32. L’Éternaute et la neige.574 En définitive, étant à l’origine de la théorie de la relativité d’échelle, les formes complexes des fractales remettent en cause les notions classiques de longueur, d’aire, de volume et de dimension au point d’être qualifiées humoristiquement de bizarreries mathématiques et d’objets pathologiques575. De la même façon que les fractales échappent aux instruments de la géométrie classique, les structures littéraires hybrides de Fresán dépassent les catégories génériques traditionnelles. Leur description et étude exigent donc de nouvelles formules. Comme nous l’avons montré, dans le travail d’élaboration des mondes multiples de ses textes, qui forment un univers spéculaire (ou fractal) unique, l’écrivain manipule des concepts tirés de domaines étonnamment différents. L’un des mariages intéressants qui ont fait naître la construction singulière de ses livres est l’association du modèle cosmologique du Big Bang et la théorie du Tsimtsoum dérivée de la kabbale. En fait, ces deux approches http://www.68revoluciones.com/?p=429 (Consulté le 16/09/2014). Gérard Villemin, « Nombres – Curiosités, théorie et usages », en : http://villemin.gerard.free.fr/Wwwgvmm/Suite/Fractal.htm (Consulté le 16/09/2014). 574 575 330 qui concernent le commencement de l’univers, l’une religieuse (mystique) et l’autre scientifique, ont été déjà comparées576. Dans ses textes fictifs et critiques Fresán met fréquemment en parallèle l’art et la science, ou la littérature et la musique, conçues en tant que variations du même thème, « les parties différentes d’une même équation, comme l’alpha et l’oméga d’une structure unique »577. Suivant cette logique des deux faces d’une même pièce, dans le dessein de mettre au point sa propre démarche créative originale il croise parfois deux images de la genèse, « différentes et – en même temps - parfaitement proches », l’une procédant du mysticisme juif et l’autre de la physique contemporaine. L’écrivain est alors, d’une part, un scientifique qui effectue dans son laboratoire de nombreuses expériences afin de découvrir ou produire un phénomène nouveau (« Notes pour une théorie de la nouvelle », par exemple). Il imite donc à l’infini le modèle idéal de l’explosion originelle qui a engendré l’univers. Cette pratique, cependant, est risquée, puisqu’elle peut également générer des mutations dangereuses ou provoquer des conséquences mortelles (comme les explosions atomiques d’Oppenheimer, « Musique pour détruire des mondes »). Malgré cela, elle est indispensable, car selon les mots de Martín Mantra …toute histoire – même la plus courte et la plus insignifiante – ne peut être bien racontée qu’à condition d’entamer son récit au commencement de tout, sur ce fameux big-bang, ce « il était une fois … » original qui nous inclut tous. Il faut toujours partir du Vide Absolu et le remplir peu à peu…578 D’autre part, l’analogie topique entre l’auteur et Dieu est souvent évoquée chez Fresán, notamment dans Vies de saints et La Vitesse des choses, par exemple : 576 577 578 Voir par exemple : Quentin Ludwig, Le judaïsme, Eyrolles Pratique, 2011, p. 233. Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 136. Idem, Mantra, ed. cit., p. 22. 331 Et, la nuit bien avancée, je finis par atteindre cet instant où je me transforme en dieu légitime de ma propre création. Je maîtrise tous les recoins, je suis de tous les côtés, on érige des temples en mon nom et on me représente en statues peu fidèles, mais d’une efficacité intimidante.579 Par conséquent, au début de l’écriture et dans l’objectif de créer un nouveau monde littéraire, l’auteur doit reproduire la procédure de la création divine. L’histoire du protagoniste d’Esperanto est organisée suivant l’ordre biblique des sept jours pour reconstruire sa mémoire. Néanmoins, le modèle de l’acte de création le plus exploité dans l’ensemble de l’œuvre frésanienne est la doctrine de Tsimtsoum (ou Tzimtzum) développée par Rabbi Isaac Louria (1534-1572), l’un des penseurs emblématiques de la kabbale. Bien que cette conception soit fondamentale dans la construction de La Vitesse des choses et d’autres recueils des nouvelles, c’est un personnage de l’avant-dernier roman de Fresán qui l’expose plus longuement. Le narrateur de la première partie du Fond du ciel, qui porte le prénom – nomen est omen – Isaac, relate l’obsession pathologique de son père, le rabbin Solomon Goldman, du mysticisme hébraïque. Suite à la mort tragique de sa femme pendant la grande épidémie d’influenza, le rabbin désespéré cherche une raison à la fin de son monde dans les écrits prophétiques des mystiques. Il se concentre dans son délire tout particulièrement sur les livres d’Abraham Abulafia, un kabbaliste espagnol médiéval, et sur d’autres textes concernant le Tzimtzum. Ce qui nous paraît intéressant, c’est la manière dont Isaac rend compte de cette théorie ésotérique étudiée follement par son père en vue de retrouver sa femme. De fait, il la présente en la mettant en corrélation avec la littérature de sorte que ce concept religieux du commencement de l’univers devienne tout de suite une métaphore de la création littéraire. Il conclut de plus ses méditations en disant que toutes les religions sont des formes primaires de science-fiction. 579 Idem,Vies de saints, ed. cit., p. 217. 332 Or, Tsimtsoum est un mot hébreu provenant du verbe letsamtsem qui signifie « contracter », « concentrer ». Selon Louria le Tsimtsoum est la première phase de la création de l’univers dans laquelle Dieu se retire « de lui-même en lui-même ». Il s’exile donc volontairement afin de laisser un espace vide pour le monde à venir, pour laisser place à l’Autre. Dieu (l’auteur) est alors absent du monde qu’il a créé, mais où il a laissé des « étincelles » de sa plénitude. D’après les explications d’Isaac : Dieu se contracte et se comprime, renonce à son essence pour permettre la création d’un lieu conceptuel, le chalal panui, un espace ou peut exister un monde indépendant : en quelque sorte, Dieu devient un parfait lecteur pour que nous soyons d’imparfaits écrivains. Tzimtzum signifie, je crois, « se cacher d’êtres créés pour leur permettre d’exister en tant que créatures palpables, au lieu de les accabler par une présence constante et sans limites ». Ainsi, Dieu s’autolimite – il impose des frontières à sa divinité – en s’absentant sans disparaître pour favoriser une présence au-delà de lui-même (…) le véritable manuel étant toujours homme, le lecteur, l’interprète et l’assembleur de pièces détachées. L’homme se rapproche de Dieu en lisant.580 Eu égard au fait que la doctrine de Tsimtsoum a quelques points en commun avec la théorie du Big Bang, Fresán mélange les deux dans une réflexion curieuse sur la création littéraire, l’inspiration et l’épiphanie, présentée et mise en œuvre notamment dans La Vitesse des choses. Ce recueil de nouvelles se présente, d’après les mots de l’écrivain de la nouvelle initiale, en tant que « simple théorie d’une histoire qui peut être lue comme une histoire à part entière »581, sauf que la théorie exposée et mise à exécution dans le livre est sans doute complexe. 580 581 Idem, Le fond du ciel, ed. cit., pp. 47-48. Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 50. 333 L’acte de la création littéraire, pareillement à l’acte créatif de Dieu, se déroule en quelques étapes. Premièrement, selon les méditations de l’auteur archétypique de « Notes pour une théorie du lecteur », pour qu’une histoire puisse être racontée, elle doit être menée à terme. Autrement dit, elle doit appartenir au pays du passé, puisque pour tous les hommes « l’Histoire (…) est toujours le passé »582. Ainsi, avant de se transformer en littérature, toutes les expériences, les idées, les inspirations et les amorces des trames sont déplacées vers un endroit appelé « l’Étranger ». C’est un lieu situé dans l’esprit de l’écrivain, voisin de la mémoire, construit des souvenirs consolidés avec de l’imagination, afin de permettre à l’auteur un certain recul par rapport aux faits et fictions pour les rendre plus crédibles. Le nom de ce territoire créatif a été inspiré par les premiers mots de The Go-Between de l’auteur britannique Leslie Poles Hartley : « le passé est un pays étranger où l’on fait les choses différemment »583. Comme l’explique donc le narrateur de la nouvelle, les morceaux des histoires potentielles tournoient dans les « limbes narratifs » de ce sanctuaire de l’écrivain (remarquons ici le chevauchement constant de deux domaines sémantiques, du scientifique et du religieux, bien visible dans les significations ambiguës du terme « limbes », utilisé en astronomie pour désigner le bord sombre du disque d’un astre, mais aussi dans la doctrine catholique pour les espaces intermédiaires aux marges de l’enfer). Les pièces du monde littéraire à venir y restent en s’ordonnant et en repoussant les éléments superflus jusqu'au moment d’atteindre la certitude de la fin. C’est à cet instant précis d’achèvement que l’histoire est prête à être racontée : L’Étranger est donc cette route sur laquelle – dernier passager appelé qui agite son passeport sur les quais et dans les aéroports – j’ai couru après de multiples théories que je ne me suis autorisé à atteindre que lorsque j’ai été sûr de pouvoir les changer en 582 583 Ibidem, p. 27. Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 37. 334 pratique démontrable, en preuve irréfutable d’une chose digne d’être contée.584 Or, chaque nouveau récit doit paradoxalement commencer par la fin, conforme à « l’idée d’un nouveau début conçu lors du dernier acte de l’immense et inaccessible cosmos, impossible à coucher par écrit, là dehors. Oui, le début d’un livre peut aussi être la fin du monde »585. L’explosion originelle qui donne vie à un univers inédit, cette épiphanie ou révélation esthétique, ne peut alors se produire qu’après un acte préalable de clôture d’un monde qui est complet et, par conséquent, figé, mort. Cette nouvelle planète imaginaire, qui vient d’être conçue, est ensuite éclatée et offerte au lecteur sous forme des fragments épars, de pièces à assembler. Il faut signaler ici que ce n’est pas seulement le monde qui est mis en morceaux, mais également son instance énonciative. Le lecteur peut de cette façon tenter de répéter le processus de création, il devient ainsi « l’interprète et l’assembleur de pièces détachées », et en même temps l’auteur de l’univers qu’il a la possibilité de récréer. Comme nous l’avons vu précédemment, la métaphore de la fin du monde est une constante qui traverse toute l’œuvre de Fresán sous des formes (ou plutôt dans des variations) différentes. Il peut s’agir de spectaculaires fins du monde entier (par exemple dans Mantra), mais également de fins du monde plus petites, de catastrophes et de cataclysmes divers, et de fins du monde intimes, comme la perte d’une personne aimée, la mort, l’assassinat, le diagnostic d’une maladie mortelle ou le suicide. Dans la préface de Mantra, Alan Pauls apporte une observation intéressante làdessus. Ce commentaire, relatif à un roman, concerne, néanmoins, toute la série intertextuelle frésanienne : Mantra est une véritable encyclopédie de la catastrophe en tous genres: individuelles humaines 584 585 et et naturelles massives, (accidents, privées crimes, et historiques, effondrements Ibidem, pp. 36-37. Ibidem, p. 28. 335 neurologiques, éruptions, agressions meurtrières). Ces cataclysmes dont la fonction « naturelle » serait en principe de conclure, de mettre un terme, de fermer une trajectoire, surviennent toujours au début chez Fresán. Ils ouvrent, « libèrent » l’énergie de la fiction. Certes il y a des histoires dans Mantra, mais il s’agit de posthistoires, d’histoires-esquilles qui continuent de flotter dans l’espace après que le désastre est survenu.586 À savoir, le récit de L’homme du bord extérieur démarre avec un naufrage ; les mots ouvrant Vies de saints sont « Voilà le point précis ou commence la fin de toute chose » ; le fragment concluant Travaux manuels décrit la catastrophe aérienne dans la forêt d’arbres sans nom de l’épigraphe borgésien en tête de L’homme du bord extérieur ; le protagoniste d’Esperanto récupère sa mémoire après avoir tiré sur son ennemi ; La Vitesse des choses commence avec la description de la fin du monde ; au début de Mantra le narrateur découvre qu’il est atteint d’une tumeur cérébrale maligne ; le chapitre initial des Jardins de Kensington narre un suicide (ou des suicides) ; Le fond du ciel et Évasion, le roman dans le roman, décrivent plusieurs fins du monde et la destruction de deux univers. Rappelons ici que, comme nous l’avons déjà démontré dans les chapitres précédents, la stratégie de commencer par la fin chez Fresán n’est pas seulement métaphorique. En fait, il s’agit aussi d’une tactique narrative au niveau de livres entiers de même qu’au niveau de nouvelles particulières. Après la catastrophe, l’explosion, le Big Bang qui libère l’énergie de la fiction, l’étape suivante de la création littéraire est la disparition, le recul volontaire de Dieu–écrivain. Il propose donc au lecteur sa création, un nouveau monde éclaté en morceaux, et il lui cède sa place : Zimzum est le bruit que fait – selon les maîtres juifs de la cabale, au XVIe siècle – un Dieu infini et omniprésent lorsqu’il se contracte et disparaît dans le vide absolu de lui-même après avoir créé un 586 Alan Pauls, « Préface », dans Mantra, ed. cit., p. 9. 336 monde. Une fois l’acte créatif réalisé, Dieu comprend qu’il est de trop, qu’il doit s’évanouir car là, sur scène, peut survenir quelque chose qui transcende sa volonté, mais pas sa signature.587 L’auteur se retire donc de son texte, ce qui se traduit par de diverses techniques narratives de distanciation, systématiques chez Fresán à partir de son premier recueil des nouvelles, où nous apprenons que « tout écrivain est un homme du bord extérieur (…) être dehors, être étranger à soi-même pour pouvoir voyager partout, à travers toutes les histoires » 588. Cependant, selon la théorie de Louria, après son exil Dieu laisse « un faible résidu, une trace de la plénitude et de la lumière divine » 589 dans le vide primordial, des « étincelles » de sa lumière. La mission de l’homme consiste à les retrouver et les libérer afin de libérer le monde entier. Or, nous avons montré dans le chapitre consacré à la dimension autobiographique de l’œuvre frésanienne que l’auteur n’est pas complètement absent de ses livres, que ses empreintes demeurent à différents niveaux de ses textes. Les nombreux narrateurs qu’il a fait naître (émanant d’un supra-narrateur unique) sont encore moins discrets et interviennent à travers des intrusions, des réflexions métatextuelles et des digressions en annonçant leur ingérence avec l’expression réitérée « À présent, j’apparais » ou en citant la pseudo-formule kabbalistique inverse : Maintenant j’arrive. Il est temps de se décontracter. Zumzim, j’imagine. Comme un film projeté à l’envers. Maintenant je regagne le lieu que j’ai su créer pour voir ce que ma création est devenue et quel usage elle a fait de son libre arbitre.590 C’est alors en repérant et en ramassant les étincelles de la présence de l’auteur (ou du narrateur) parmi les esquilles du monde fictif que le lecteur Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 195. Idem, L’homme du bord extérieur,ed. cit., pp. 215-216. 589 Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la meditation hébraïque, Albin Michel, 1992, p. 32. 590 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 230. 587 588 337 est capable de reconstruire (libérer), au moins partiellement, le sens de ce monde et la figure de son créateur. Cette conception de la lecture perçue comme un travail presque kabbalistique du déchiffrage est véhiculée notamment par la construction de La Vitesse des choses. Avant de nous plonger dans l’étude approfondie de différents aspects de La Vitesse des choses et en guise de conclusion, il nous paraît intéressant de signaler ici quelques affinités remarquables qui se tissent entre les livres frésaniens et ceux d’Augustín Fernández Mallo. L’œuvre narrative de ce physicien et écrivain contemporain est considérée comme représentative de la nouvelle littérature espagnole grâce à plusieurs éléments innovateurs, tels que sa structure rhizomatique, son caractère multi-médiatique et intertextuel, son autoréférentialité et, notamment, ses nombreux et variés procédés métafictionnels591. Un élément tout d’abord attire notre attention : sa pratique de mettre la littérature en relation avec différents domaines de la culture et des sciences (les mathématiques, la physique, l’architecture, l’image, le cinéma), très proche des démarches de Fresán que nous venons d’analyser. Dans les textes fictifs de Fernández Mallo, les digressions théoriques sont insérées puis déformées, afin de construire ainsi des métaphores illustrant la construction du texte littéraire et pour se transformer de cette manière en réflexions autoréférentielles. Nous retrouvons également dans cette prose l’analogie entre le Dieu, l’écrivain et le scientifique. Selon « El hacedor » de Borges, l’écrivain et le Dieu sont tous les deux créateurs du monde. Dans « El hacedor » réécrit par Mallo (El hacedor (de Borges), Remake, 2011), l’auteur espagnol ajoute le troisième élément – le chercheur scientifique qui étudie l’origine de l’univers et le Big Bang au CERN (Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire). En outre, leur intérêt particulier pour l’œuvre borgésienne et celle de Cortázar est l’autre point en commun entre les deux écrivains, de même que l’utilisation fréquente des techniques de la métafiction. Selon Marco Kunz, dans la trilogie d’Augustín Fernández Mallo, la dimension métafictionnelle Marco Kunz, « Mutaciones del (re)escritor en la narrativa de Augustín Fernández Mallo », dans : Antonio Gil González (ed.), Las sombras del novelista. Autorepresentaciones #3, Binges, 2011, Éditions Orbis Tertius, pp. 205-218. 591 338 évolue de l’autoconscience allégorique (Nocilla Dream, 2006), l’insertion de la figure métafictionnelle d’un auteur (Nocilla Experience, 2008), jusqu’à l’autofiction (Nocilla Lab, 2009), pour culminer dans El hacedor (de Borges), Remake (2011) en pratique d’une réécriture. Dans l’œuvre frésanienne, en revanche, toutes ces stratégies métafictionnelles coexistent. Enfin, les textes de Fernández Mallo et de Fresán partagent la fascination pour l’idée d’une logique cachée dans un chaos apparent, dans un collage disparate (Marelle et Nocilla Experience). La construction de l’œuvre de Fresán, comme celle de Mallo, est fragmentée, atomisée, mais elle n’est pas rhizomatique. Même si elle est privée d’un début et d’une fin au niveau de toute la série, l’auteur prévoit la lecture des livres particuliers dans un ordre donné. Ainsi, afin de commencer l’aventure avec l’écriture frésanienne nous pouvons choisir un de ses livres d’une façon arbitraire. Par contre, une lecture aléatoire des nouvelles ou chapitres à l’intérieur d’un livre ne permet pas de repérer toutes les stratégies narratives d’unification. 339 7. Les variations essayistes. La Vitesse des choses, « un manuel d’instructions codé » Dans la nouvelle ouvrant le recueil, « Notes pour une théorie du lecteur », le narrateur-écrivain navigue à bord d’un bateau, une image topique qui représente chez Fresán, comme nous l’avons déjà commenté, le démarrage difficile d’un travail d’écriture avec la recherche d’inspiration, l’élaboration des trames et la rédaction. L’auteur dit que s’il s’agissait d’une nouvelle, il appellerait le bateau S.S. Quantum, ce qui fait penser à la théorie des univers multiples. Mais avant de créer de nouveaux mondes, ou autrement dit, avant de les mettre par écrit, l’écrivain doit les concevoir et puis les détruire. La première nouvelle de la collection raconte donc la fin du monde : Le paradoxe de la fin du monde au commencement d’un livre. Un piège modeste qui servirait non pas à déconcerter le lecteur, mais à folâtrer avec l’idée d’un nouveau début conçu lors du dernier acte de l’immense et inaccessible cosmos, impossible à coucher par écrit, là dehors.592 Il ne s’agit pas, cependant, d’une fin du monde unique. Les réflexions de l’écrivain, à bord d’un bateau condamné à la catastrophe comme le Titanic, encadrent trois autres mini fictions sur l’apocalypse. La nouvelle commence alors à mettre en œuvre les lois de l’univers fractal frésanien qui seront respectées dans les textes suivants. Et ce ne sont pas les seules intercalations dans la texture de la nouvelle. Au milieu des événements aberrants et maléfiques, tels qu’une tempête de mouettes attaquant les passagers ou une armée de baleines chantant une interprétation de l’air de Madame Butterfly, l’écrivain trouve un carnet abandonné sur une chaise longue. Il se met alors à la lecture de ces pages couvertes de l’écriture d’un 592 Ibidem, p. 28. 340 auteur inconnu. En première approche, les fragments paraissent bizarres, incompréhensibles, mais il remarque d’intrigantes récidives. Dans tous ces morceaux littéraires, malgré leur diversité thématique et formelle, est répétée une expression énigmatique, « la vitesse des choses ». Cette notion clé, qui donne son titre au recueil entier, renvoie à la vision complexe de l’acte de création littéraire qui fusionne les éléments issus du modèle cosmologique du Big Bang avec la doctrine du Tsimtsoum. Les bribes textuelles étudiées par l’écrivain à bord du bateau sont par conséquent des tentatives, réitérées et fragmentées, de cerner le concept du processus psychologique de l’écriture. Ceci étant dit, force est de constater que la compréhension de la nouvelle est, néanmoins, impossible sans le contexte de tous les récits-chapitres du recueil et une relecture ultérieure. Comme les fictions de Borges, l’écriture de Fresán prévoit et exige des lectures réitérées. Les treize passages du carnet, cités dans un ordre arbitraire par le narrateur, s’avèrent être des germes littéraires plantés dans les nouvelles postérieures de La Vitesse des choses. Chacun de ces fragments définissant « la vitesse des choses », le thème principal du recueil, correspond ainsi à une des nouvelles qui suivent (à l’exception de l’« Histoire avec monstres », qui a été ajoutée dans l’édition 2006). Le titre du livre et les notes du carnet de l’écrivain établissent de cette manière un lien subjacent de tous les textes, la ligne de basse d’une aria principale. Or, une fois embarqué dans le bateau apocalyptique de la création, l’écrivain cherche des inspirations autour de lui, parmi ses souvenirs, chez d’autres auteurs, dans des œuvres d’art et dans la vie quotidienne qui, à ses yeux d’écrivain professionnel, déborde de prodiges et d’épiphanies possibles : Par moments – sans doute par déformation professionnelle, je suppose -, j’ai l’impression de lire quelque chose entre les éclats rouges et verts du couchant, juste avant qu’apparaissent les étoiles brodées sur le lourd manteau de la nuit.593 593 Ibidem, p. 33. 341 En attente d’une révélation, il ramasse des idées-germes de textes potentiels dans son carnet des notes et les relit. Dans le processus de conception, dans le pays de « l’Étranger », il « est confronté à plusieurs portes cadenassées »594, mais les idées s’ordonnent et se transforment progressivement en trames. En contemplant ces trouvailles dans des brouillons, comme si elles étaient étrangères, il devient alors son propre lecteur (comme l’indique le titre de la nouvelle, « Notes pour une théorie du lecteur »), spectateur, critique et, enfin, personnage. Cette démarche de divorce de son propre discours permet à l’auteur « de se voir de l’extérieur, de se regarder regarder, de se sentir sentir, de mourir en mourant »595. En plus, la présentation du texte comme une ébauche en train de prendre forme, d’être corrigée et modifiée, installe le lecteur au même lieu que le créateur, vu qu’il n’est plus seulement un témoin passif du déroulement de l’histoire (à l’instar du cinéma), mais qu’il est obligé lui aussi de participer à l’assemblage et à la construction du sens : Cette nouvelle n’est que la théorie d’une nouvelle. L’ombre d’une nouvelle dont je suis le lecteur. Une hypothèse désordonnée et fébrile, des pages qui se lisent rapidement en diagonale, un film qui n’est pas encore monté, où cette personne accélère le pas sans s’en rendre compte, au point d’atteindre la vitesse des choses, qui en fait l’un de mes personnages.596 En bref, après la lecture et la relecture de toutes les nouvelles du recueil, la vitesse des choses s’offre comme un terme avec lequel l’écrivain recouvre toutes les étapes de l’écriture, « le temps exact que met une vie à se changer en histoire et une personne en personnage. La suivre et le suivre dans son voyage. La coucher ou le coucher sur le papier »597. Les nouvelles du recueil, et tous les livres de Fresán, abordent des aspects variés de ce processus en réalisant un genre de « voyage à l’intérieur de l’esprit de 594 595 596 597 Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, p. p. p. p. 34. 31. 42. 36. 342 l’écrivain », l’expression souvent utilisée par les critiques dans le but de caractériser l’œuvre frésanienne598. Ou, selon les dires de l’écrivain luimême, ses livres relatent « des trames qui se déroulent dans des têtes ; une voix uniforme et monologuant qui hante plusieurs narrateurs, tous en synchronie spirituelle et affrontant un moment clé qui les modifie en les améliorant peut-être »599. La vitesse des choses désigne donc une grande étendue de phénomènes mentaux saisis, à l’aide de cette stratégie de répétition et de variation, et d’une manière poétique, métaphorique, ou parfois humoristique comme des réglages d’antenne, des accélérations subites, des instants d’harmonie, des sons de respiration de Dieu, des craquements du premier flocon de neige ou de la vitesse de la mémoire. La genèse littéraire, comme nous l’avons commenté auparavant, est proche également du modèle cosmologique de Big Bang croisé avec la vision kabbalistique de la naissance du monde : La vitesse à laquelle Dieu disparaît – le sillage cosmique de son absence, cette vibration dans l’air d’une explosion qui s’est produite il y a des millions d’années, le Big-Bang de son souffle divin – détermine la vitesse postérieure des choses qu’il nous a laissées, les choses qui nous raconteront des histoires, les histoires que nous imaginerons sans aucune aide de sa part.600 D’après le concept d’explosion originelle, le commencement de l’univers est suivi de la phase d’expansion perpétuelle. Puisque le monde n’est pas statique, il faut être en mouvement, maintenir toujours une dynamique de la création (la vitesse des choses) pendant l’acte de genèse (le travail d’écriture) de même, soulignons-le, que lors de chaque acte de recréation (la lecture et les relectures). Cette conception se traduit, d’un côté, Mikel Rey Fernández, « Un viaje hacia la mente (del escritor). Un viaje desde y hacia la mente obsesiva y compleja de un escritor », Ámbito cultural, [en ligne], http://www.ambitocultural.es/ambitocultural/portal.do?IDM=21&NM=1&identificador=673 &fechaDesde=&fechaHasta= (Consulté le 16/09/2014). 599 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 637. 600 Ibidem, p. 30. 598 343 par la pratique systématique de work in progress, et d’un autre côté, par la quête permanente de simultanéité de l’écriture et de la lecture. Nous avons commenté dans les chapitres précédents de notre étude le projet frésanien de construire « un libro en marcha », un seul livre en devenir, une œuvre jamais achevée, qui évolue avec chaque nouvelle édition. L’addition de nouveaux textes et passages dans chaque nouveau volume fait vivre et progresser l’univers fictif et la vision de l’auteur. Dans la note finale de La Vitesse des choses (Passage du Nord-Ouest, 2008), par exemple, Rodrigo Fresán met en évidence le fait que le livre n’a jamais cessé de grandir et énumère de nombreux suppléments, ajouts et augmentations. Il admet également l’importance de cette démarche en disant que le recueil « continuera de prendre du poids et du volume car ce livre est la charnière de ma porte, le centre nucléaire et narratif de ce que j’ai toujours aimé relater »601. En ce qui concerne le second élément de la stratégie d’expansion éternelle, il faut mentionner la méthode singulière d’assemblage littéraire qui a un effet non seulement sur la forme des textes, mais aussi sur la lecture. Fresán souligne qu’il a écrit les nouvelles de Vies de saints et les chapitres de La parte inventada simultanément : Le livre, je décide combien de sections il contiendra, j’assemble un squelette minimal et je les ouvre toutes. Je saute de l’une à l’autre. Ce n’est pas une écriture linéaire.602 [Notre traduction] Pareillement, le travail de composition des Jardins de Kensington s'est déroulé en même temps que celui de Mantra. Lors de nombreux entretiens l’auteur a également l’habitude de dire qu’il est en train d’écrire plusieurs (par exemple neuf) livres en même temps603. Ibidem, p. 636. Ernesto Castro, « Entrevista a Rodrigo Fresán », www.revistacoronica.com, [en ligne], http://www.revistacoronica.com/2014/06/entrevista-rodrigo-fresan-por-ernesto.html (« El libro decido cuantas secciones contiene, armo un mínimo esqueleto y las abro todas. Salto de una a otra. No es una escritura lineal», consulté le 16/09/2014). 603 Par exemple : Benito Garrido, « Entrevista a Rodrigo Fresán por “La parte inventada” », Cilturamas. La revista de información cultural en Internet, mars 2014, 601 602 344 J’ai neuf cahiers avec neuf prochains livres possibles, dans lesquels je mets continuellement des choses. C’est pour cela que ce sera difficile pour moi de se trouver une fois dans la situation de « qu’est-ce que je vais écrire maintenant ? », parce que j’ai tout ça comme dans une banque. Cela ne veut pas dire que je la tienne systématiquement. Par exemple, Les Jardins de Kensington n’était pas parmi ces neuf cahiers, et le livre que je suis en train d’écrire maintenant et celui que j’ai écrit avant n’étaient non plus dans ces cahiers. C’est un genre de fonds fiduciaire, que les crises peuvent saisir et quand je le reverrai après, il ne vaudra rien.604 C’est-à-dire qu’au moment du blocage dans un travail sur un texte, il le laisse inachevé dans un tiroir et passe à un autre, pour y revenir plus tard. Selon ses dires, cette méthode de travail, inspirée des déclarations du photographe Daniel Kramer, lui permet d’éviter « le fantasme de l’écrivain bloqué »605 et ne pas subir l’effet d’une condition psycho-littéraire appelée « la Panique de la fuite anticipée ». Cette condition bizarre, dont souffre l’un de ses héros préférés, la fille à la moto qui apparaît dans de nombreuses nouvelles frésaniennes, consiste à éprouver un besoin irrésistible de fuir pour être toujours plus rapide que la maladie qui nous poursuit, l’angoisse de la page blanche dans le cas de l’écrivain. Pourtant, cette stratégie d’« exercice constant de changement », d’un mouvement créatif perpétuel, ou autrement dit, de l’expansion et évolution constante de l’univers littéraire, conduit l’auteur vers une autre terreur, celle d’une multitude des textes incomplets, ébauchés, sans conclusion. C’est la http://www.culturamas.es/blog/2014/03/05/entrevista-a-rodrigo-fresan-por-la-parteinventada/(Consulté le 16/09/2014). 604 Cristian Vazquez, op. cit. («—Tengo nueve libretas con nueve posibles próximos libros, donde voy metiendo cosas. Por eso, difícilmente me encuentre alguna vez en la situación de «¿qué voy a escribir ahora?», porque tengo eso como en un banco. Eso no quiere decir que lo siga sistemáticamente. Por ejemplo, Jardines de Kensington no estaba entre esas nueve libretas, y el libro que estoy escribiendo ahora y el que escribí antes tampoco están en esas libretas. Es una especie de fondo fiduciario, al que tal vez lo agarren las crisis y después lo vea y no valga nada »). 605 Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 377. 345 crainte incarnée dans un autre personnage récurrent des livres de Fresán, le réalisateur génial et maudit Lyndon Bells. Après le succès acclamé du début de sa carrière hollywoodienne et ensuite l’accident (ou miracle) tragique et mystérieux survenu pendant le tournage de The Crucifiction, il ne peut mener à bien aucun de ses films. Du jour au lendemain, il se transforme de jeune cinéaste prodige en cauchemar des producteurs et en « lépreux du Celluloïd », metteur en scène d’œuvres extraordinaires, mais toujours projetées sans fin. Cependant, selon les dires de l’écrivain, grâce à cette méthode particulière d’écriture de plusieurs textes en même temps, qui offre une vision panoramique, concomitante de toutes les histoires esquissées et inachevées, et grâce à l’opération difficile de leur assemblage et finition, il découvre de nouvelles possibilités. La contemplation simultanée de toutes les trames permet d’engendrer des liens, des personnages, des échos et des correspondances. C’est alors au moyen de ce procédé de création que l’auteur travaille la cohérence de la série : Et je regarde le ciel et trouve la consolation d’une étoile reconnaissable dans le chaos des constellations qui depuis des jours ne cessent de bouger et de se réorganiser en proposant de nouvelles figures.606 La notion de simultanéité de perception qui annule la tyrannie du temps et de l’espace, si désirée mais impossible dans l’acte inévitablement spatio-temporel de lecture, est récurrente dans la vision littéraire de Fresán. Elle est véhiculée notamment par le leitmotiv déjà évoqué du livre tralfamadorien de l’Abattoir 5 de Kurt Vonnegut. La description de cet objet extraterrestre est citée par l’écrivain nord-américain en personne dans la nouvelle concluant La Vitesse des choses et ensuite reproduite par l’auteur dans la note finale du recueil (elle réapparaît aussi dans les remerciements du Fond du ciel). La particularité des livres surnaturels de Tralfamadore 606 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 52. 346 consiste en la mise en disposition du lecteur des multiples textes-messages d’une façon parfaitement simultanée. La lecture peut être ainsi un acte d’appréhension instantanée, libéré complètement de la linéarité, de la succession inéluctable du commencement, milieu et fin, de suspense, de morale, de cause et d’effet. L’action divine de pénétration absolue de toutes les choses, tous les espaces et tous les temps, a pour l’objectif de « donner une image de la vie à la fois belle, surprenante et profonde »607. C’est cette vision perçante de l’univers que cherche à transmettre l’écrivain, comme il le précise dans la note finale. Son lecteur ne peut, cependant, que s’approcher de ce modèle idéal tralfamadorien d’une réception littéraire révélatrice, et il est capable de le faire au moyen de relectures successives. Dans l’enchaînement des lectures, les textes commencent à se superposer dans l’esprit du lecteur et peuvent produire ainsi l’illusion d’une simultanéité temporelle, d’arrivée au point de convergence du passé, du présent et du futur, tout autant que d’une simultanéité spatiale (l’aleph). Ils vont également révéler de plus en plus de liens, de cohérence. Enfin, au fur et à mesure des relectures, à force d’assister et de participer au processus de la création littéraire, la fonction du lecteur va chevaucher celle de l’écrivain. C’est pour toutes ces raisons qu’Enrique Vila-Matas se targue avec humour d’être la personne qui a relu le plus de fois La Vitesse des choses, qu’il considère comme un livre infini608, et que Fresán recommande la même démarche : J’aime me dire que La Vitesse des choses est un livre qu’une relecture ne dérangerait pas. Je ne m’en offusquerais pas non plus. J’avoue ici et maintenant cet ambitieux désir probablement frustré …609 Or, selon ce que nous avons dit, d’après la théorie frésanienne de l’acte d’écriture présentée notamment dans La Vitesse des choses, la création des Ibidem, p. 635. C’est la citation d’Enrique Vila-Matas en quatrième de couverture de Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, ed. cit. 609 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 637. 607 608 347 univers fictifs dans le sanctuaire de l’Étranger est suivie de leur éclatement et de recul du Dieu-écrivain. Par conséquent, en mettant par écrit les éclats de cette maquette littéraire à monter, l’auteur doit se séparer de son œuvre et céder la parole aux narrateurs (ses doubles alternatifs, les bribes de son « je » explosé, son ombre). Une fois détaché du créateur, le livre avec son monde, ses histoires, ses personnages et la figure de l’auteur qui perce les lignes, continue à vivre ressuscité sous des formes variationnelles dans les lectures et relectures : Il n’est pas de pensée plus absurde et plus vaniteuse que de se convaincre qu’une histoire s’arrête quand on a fini de la raconter. Non, l’histoire bouge encore, poussée par l’ambition secrète de redevenir une vie, d’inverser la polarité de la direction qu’elle a prise en adoptant la vitesse des choses.610 Le narrateur-écrivain de « Notes pour une théorie du lecteur » ferme donc le carnet des notes et poursuit sa route sur le pont du navire vers la fin de la nouvelle qui, pour lui, équivaut à la fin du monde. À l’instar de plusieurs autres personnages frésaniens, il est bien conscient de son statut fictionnel et s’interroge : « Comment se termine cette histoire ? Comment commence la prochaine vie ? ». La prochaine vie c’est la nouvelle suivante ou chaque lecture reproduit la genèse puis l’apocalypse de l’univers représenté, comme l’explique le narrateur de Vies de saints : Il avait également compris – tandis que ces nuages sombres commençaient à se ranger sur l’horizon comme les définitions d’une grille de mots croisés – qu’atteindre le dernier mot équivaudrait à la fin de toutes les choses, à une tempête de pages et de personnages qui allaient en finir avec tout ce qui était connu, car ce qui, jusqu’alors, avait juste été mon ombre allait à présent devenir chair.611 610 611 Ibidem, p. 37. Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 352. 348 En résumé, la nouvelle initiale de La Vitesse des choses dans la première approche se présente au lecteur comme un texte hermétique. Elle est presque privée d’une structure événementielle, causale, substituée par un discours essayistique interrompu par des fragments épars. C’est la méditation métalittéraire du narrateur, faute d’actions et d’événements, qui fait avancer le récit. Les clés indispensables pour la compréhension des réflexions de l’écrivain anonyme et, particulièrement, des morceaux de la théorie insérés dans son discours, se trouvent dispersées dans les nouvelles suivantes du recueil. Cette relation de dépendance sémantique est néanmoins réciproque. Dans les vingt-huit pages énigmatiques de la première nouvelle sont introduites les notions fondamentales de la pensée frésanienne qui seront répétées et approfondies dans les textes qui suivent, comme la fin du monde, l’Étranger, la vitesse des choses, l’ombre, la neige, la mémoire et la figure de l’écrivain-lecteur-Dieu, parmi d’autres. La composition essentiellement essayistique de « Notes pour une théorie du lecteur » est reprise dans « Notes pour une théorie de la nouvelle » (sixième chapitre) et « Notes pour une théorie de l’écrivain » (dernière nouvelle). Même si toutes les nouvelles du recueil ressemblent, au moins partiellement, à des essais par leur nature fragmentaire (digressive), par leurs affinités avec le langage critique et par la pratique d’inclusion des références, le discours conceptuel prédomine dans le triptyque des « Notes pour… ». Cette architecture des trois textes forme un cadrage « théorique » d’autres nouvelles, dont les questionnements s’organisent autour de trois grandes notions : du lecteur, de la nouvelle et de l’écrivain. Par conséquent, à bien des égards la composition fractale de La Vitesse des choses se rapproche du « roman essayiste » défini par Pierre V. Zima comme « une succession paradigmatique d’unités sémantiques apparentées dont chacune représente une autre facette de la problématique totale du texte romanesque »612. Zima, spécialiste en sociocritique, caractérise ce sous-genre romanesque dans ses études sur L’homme sans Pierre V. Zima, L’ambivalence romanesque. Proust, Kafka, Musil, L’Harmattan, 2002, p. 290. 612 349 qualités de Robert Musil, La Nausée de Jean-Paul Sartre et la Recherche proustienne613. D’après ses considérations, ce qui distingue l’écriture des œuvres citées, c’est la fonction secondaire du récit diégétique, qui est remplacé par la recherche sémantique. La progression du récit, assurée par le discours essayistique, consiste alors dans le passage d’un état de conscience à l’autre. Ce type d’écriture « essayiste » et intertextuelle se caractérise aussi par les jeux sur l’opposition entre les langages différents. Comme le discours conceptuel est absorbé par le discours figuratif, métonymique et métaphorique du roman, les langages de la fiction et ceux de la philosophie ou de la science commencent à s’influencer : … la fiction acquiert un caractère « philosophique », essayiste et, inversement, les discours conceptuels pastichés, parodiés et ironisés (comme la conversation chez Proust) sont insérés dans un contexte fictionnel qui transforme leur fonction originelle (fonction conceptuelle, dénotative) sur le plan de la connotation.614 Bien évidemment, nous trouvons des mécanismes semblables de modification sémantique dans la série intertextuelle de Fresán. Dans ces « voyages à l’intérieur de l’esprit de l’écrivain » le langage poétique, métaphorique sert à décrire et analyser les processus psychologiques ou à établir des théories littéraires. De la même façon le discours critique, scientifique ou académique fait partie intégrante des récits fictionnels. Nous avons démontré dans les chapitres précédents que, d’une manière générale, les déplacements métaphoriques dans les champs lexicaux de la musique, du cinéma, de la photographie, de la peinture, de la critique littéraire, de la religion et des sciences exactes, sont les outils principaux de la création de l’univers littéraire et, notamment, de l’hybridation générique. Par ailleurs, l’écriture essayistique, qui est une forme d’origine philosophique, offre la possibilité d’échapper à des contraintes de classification générique et des discours. Elle s’oppose à la pensée 613 614 Idem, L’indifférence romanesque : Sartre, Moravia, Camus, L’Harmattan, 2005, p. 102. Idem, L’ambivalence romanesque. Proust, Kafka, Musil, ed. cit., p. 290. 350 systématique, ne cherche pas la totalité où règnent les déductions logiques. Au contraire, elle favorise le particulier, le singulier, le fortuit, l’irréproductible, l’éphémère (représenté chez Fresán par « le relief de tant de merveilleux moments appréhendés simultanément »). La forme docile de l’essai, qui transforme le récit fictionnel en une succession de fragments et d’aphorismes, permet donc une recherche variationnelle, répétitive, parfois discordante : L’essai (…) est étroitement lié au doute critique qui refuse d’identifier un discours particulier à son objet (à ses référents). Il voudrait rendre justice à la complexité de son objet en révélant ses aspects contradictoires, en renonçant à sa définition univoque. En cela il s’oppose au principe de domination inhérent aux prétentions de toute pensée systématique …615 En somme, la nouvelle initiale de La Vitesse des choses interroge sur les différentes phases de l’acte complexe de la création littéraire et introduit les notions principales de la réflexion frésanienne. Le fil du discours essayistique métalittéraire est continué dans le tissu fictionnel des nouvelles suivantes sous forme de fragments et digressions atomisées, pour repousser le récit fictionnel notamment dans la deuxième et troisième partie de la minisérie de « Notes pour… ». Comme nous l’avons vu précédemment, la problématique du choix générique et des délimitations artificielles des genres littéraires, en particulier de la nouvelle et du roman, est au cœur de « Notes pour une théorie de la nouvelle ». Finalement, le recueil aboutit à « Notes pour une théorie de l’écrivain ». La composition de cette dernière nouvelle, la plus longue de la trilogie, repose, naturellement, sur la même division en trois sections qui est répétée dans d’autres nouvelles du livre et à différents niveaux de toute la série. À savoir, deux segments essayistiques encadrent une collection de fragments numérotés et appelés « cartes postales ». Les parties enchâssantes 615 Ibidem, p. 287. 351 s’arrangent dans une succession de réflexions répétitives et variationnelles (séparées graphiquement) d’un écrivain âgé, qui reprend et développe des motifs itinérants de la série, comme le livre tralfamadorien, la simultanéité, la fin du monde, l’Étranger, Canciones Tristes, l’autobiographique, Tsimtsum et la théorie de la disparition du dieu, la maison livresque (le palais de mémoire). Vu que ces spéculations prennent le caractère d’une conclusion ratée, impossible, le narrateur enchaîne de multiples définitions alternatives et complémentaires de l’écrivain, de la fiction, de la vitesse des choses, de la littérature, de la fonction de l’écrivain. Il propose également de nombreuses définitions du recueil qu’il vient de lire/écrire (« célèbres dernières paroles », « manifeste artistique », mon gatha et mon zimzum, mon check point Charlie, « ma lettre d’amour écrite depuis les limbes d’un immeuble en flammes ») en expliquant l’origine de son titre et de ses thèmes (la mort et les morts, les fantômes). Son discours est rempli de références à des auteurs comme Henry James, J. D. Salinger, Kurt Vonnegut, John Cheever, Marcel Proust, Ernest Hemingway et Virginia Woolf. Cette recherche dans le domaine de « la théorie de l’écrivain » exige le retour aux origines de la vocation littéraire, ce qui mène le narrateur à citer son propre journal, « rédigé sur une poignée de cartes postales for free » pendant son séjour à Iowa. Les cartes postales, ces messages envoyés du passé, du fond de la mémoire, forment un journal fictionnel bizarre, fragmenté et incomplet d’un jeune écrivain (l’Argentin) participant à un colloque fermé à l’université de Sad Songs, Iowa. Le colloque rassemble les Moines Mantra, les vingt-cinq membres d’une secte étrange qui se consacrent à l’étude d’un écrivain disparu, Balthasar Mantra, et de son œuvre (qui s’intitule The Speed of Things). Étant donné que Rodrigo Fresán est bien reconnaissable sous le masque fictionnel de l’Argentin, et vu que le colloque mystérieux se présente comme la version fictionnelle du programme d'écriture créative International Writers' Workshop à l'Université de l'Iowa (l’expérience qui, selon les dires de l’auteur, a fait naître la plupart des nouvelles de La Vitesse des choses), cette partie centrale de la nouvelle vise apparemment, entre autres choses, à illustrer les pratiques frésaniennes de l’autofabulation (rappelons la même 352 fonction des récits encadrés dans « Notes pour une théorie de la nouvelle »). Voici ce que dit le narrateur sur sa démarche : Le processus qui consiste à déguiser les réalités en fictions jusqu’à ce qu’on découvre qu’elles sont des faits incontestables à peine masqués par le cadre bien pratique de l’anecdote n’a pas été facile, bien que j’aie fini par l’accepter.616 En bref, la nouvelle joue sur les effets complexes du spéculaire. Le narrateur des sections essayistiques, l’écrivain âgé, est un alter ego de Fresán projeté dans un futur science-fictionnel. L’Argentin, le personnage et auteur des cartes postales, est la jeune version du vieil écrivain et en même temps le double du jeune Fresán participant à l’atelier d’Iowa. Ce qui souhaite nous présenter le narrateur à travers de ses notes juvéniles, qu’il dénomme « un essai raté, flou, peu chronologique et sans le moindre orgasme »617, ce sont les circonstances fictionnalisées de l’écriture du recueil tout entier et une expérience cruciale qui a changé sa vision de l’écrivain et de son rôle. L’Argentin est arrivé à Iowa dans la poursuite d’un auteur secret, Balthasar Mantra. Cette figure obscure de l’écrivain culte est un produit de fusion des ombres de tous les maîtres littéraires de Fresán, elle symbolise donc le modèle, l’archétype, l’idéal de l’écrivain. Cependant, lors de sa formation l’Argentin découvre qu’un « écrivain culte n’est la plupart du temps que le miroir dans lequel l’écrivain s’adore lui-même »618. Il se rend compte donc que l’écrivain qu’il cherche, c’est en vérité lui-même. Ce qu’il poursuit désespérément, c’est son propre style, son propre langage, son propre livre, qui est The Speed of Things, signifiant la vitesse des choses en anglais. La silhouette de Balthasar Mantra représente donc le dédoublement suivant du narrateur (et de l’auteur), la mise en abyme que l’Argentin fait de soi-même et du livre qu’il est en train d’écrire, de ses personnages et d’objets de recherche. Ajoutons qu’il ne dispose que de l’œuvre en question, car 616 617 618 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 604. Ibidem, p. 583. Ibidem, p. 582. 353 Balthasar Mantra a disparu mystérieusement à jamais et il est ensuite devenu Dieu aux yeux des Moines Mantra. Cette histoire illustre donc manifestement les préceptes de zimzum frésanien. Finalement, The Speed of Things, le livre de Balthasar Mantra qu’étudie/rédige l’Argentin, s’avère être le même carnet que trouve l’écrivain de la nouvelle ouvrant le recueil : En fait, le roman/ recueil des nouvelles/ essai littéraire/ autobiographie fictive intitulé The Speed of Things n’est même pas un livre, mais tout juste un petit carnet de cuir rouge sombre couvert jusque dans les marges de brèves annotations ou idées de nouvelles, de vers trop libres, d’obscurs aphorismes et de vignettes de vie.619 Dans les dernières pages du texte (et du recueil) le narrateur complète le cercle narratif. Il se trouve sur le bateau du début du livre, il regarde un vieil écrivain (le narrateur de la première nouvelle) marcher sur le pont et il lui laisse son « carnet couvert d’annotations pour un livre que je n’ai jamais écrit » pour qu’il le finisse. À la fin de la rédaction, l’auteur se sépare donc de son travail et il le met entre les mains du premier de ses narrateurs et, simultanément, des lecteurs. Ce sont les narrateurs, les doubles fictifs de l’écrivain et les intermédiaires textuels qui vont relater ses histoires ébauchées aux lecteurs. En outre, la structure circulaire du livre, sans commencement ni fin, ou, pour mieux dire, à plusieurs commencements et fins, invite aux relectures qui, comme nous l’avons montré, vont rapprocher le lecteur de la compréhension et de l’idéal de la réception simultanée. 619 Ibidem, p. 586. 354 Illustration 33. Les stratégies du spéculaire dans « Notes pour une théorie de l’écrivain » (La Vitesse des choses). 355 En conclusion, nous avons démontré dans nos analyses que La Vitesse des choses, aux confins de la fiction et de l’essai, mais également du recueil des nouvelles et du roman, est un livre qui exemplifie particulièrement bien toutes les caractéristiques de l’écriture frésanienne. Il s’agit de la stratégie générale de répétition et de variation, des (macro)structures narratives fractales, autant que des mécanismes de l’autofabulation et de l’hybridation générique et discursive. Il s’agit en plus des notions clés de la réflexion métalittéraire de l’auteur, qui sont définies à plusieurs reprises et avec quelques variations, et puis illustrées et mises en pratique dans la construction des univers fictionnels. Rodrigo Fresán souligne la grande portée de cet ouvrage dans la note finale où il le qualifie de manuel d’instructions codé, d’une summa esthétique de thèmes et de formes, et de centre nucléaire et narratif de toute son écriture : …c’est dans La Vitesse des choses –raison pour laquelle je retiens surtout ce roman – que toutes ces données sont les plus « utiles » pour un lecteur théorique et pour moi-même dans ma pratique d’écrivain. De tous mes écrits, je pense que celui-ci fonctionne comme la première occasion qui m’a permis d’appliquer de manière satisfaisante mes deux caractéristiques les plus reconnaissables : l’irréalisme logique (inversion proportionnelle des « ingrédients » du réalisme magique) et la théorie du glacier (à la fois bien en dessous et largement au-dessus de la surface).620 Ce projet littéraire, réalisé systématiquement dans l’ensemble de la série frésanienne et, selon les dires de l’auteur, « appliqué de manière satisfaisante » dans La Vitesse des choses, continue avec le roman le plus récent, La partie inventée (La parte inventada, Literatura Random House, 2014). L’auteur considère cet ouvrage comme le second volume d’une trilogie future à l’intérieur de la série : 620 Ibidem, p. 636. 356 La Vitesse des choses et La partie inventée fonctionnent comme des opposés complémentaires ; je projette même l’idée d’une troisième publication pour dans vingt ans – disons : Le mot juste ou Le mot exact – qui serait le livre de la vieillesse et ainsi je referme la trilogie.621 [Notre traduction] Les trois parties de cette trilogie marquent alors les trois tournants de son développement en tant qu’écrivain. La Vitesse des choses correspond de cette manière à l’étape juvénile et La parte inventada à la maturité professionnelle. Par ailleurs, il apparaît clairement que la trichotomie est l’un des principes de la composition fractale de la série. Rappelons d’abord que la majorité des livres reposent sur une structure tripartite : il y a trois collections de nouvelles intégrées (L’homme du bord extérieur, Vies de saints, La Vitesse des choses) ; La Vitesse des choses est organisée en trois nouvelles « Notes pour… » ; Trabajos manuales possède six parties et trois épigraphes qui introduisent trois grands thèmes du livre ; Mantra a trois chapitres (« Avant », « Pendant » et « Après ») comme La parte inventada et Le fond du ciel (« Cette planète », « L’espace entre cette planète et l’autre planète », « Une autre planète »), qui a également un triangle des personnages principaux ; la narration des Jardins de Kensington se fractionne en trois dimensions temporelles : Barrie et époque victorienne, swinging sixties et le moment actuel. Le même procédé s’applique aux nouvelles, souvent divisées en trois sections ou trois niveaux narratifs. Ernesto Castro, op. cit. (« La velocidad de las cosas y La parte inventada funcionan como opuestos complementarios; incluso proyecto la idea de una tercera entrega para dentro de veinte años —digamos: La palabra justa o La palabra exacta— que sería el libro de la vejez y cierro de este modo la trilogía »). 621 357 Illustration 34. La composition fractale tripartite dans La Vitesse des choses. 358 La construction de l’œuvre de Fresán vise à refléter le besoin humain irrésistible d’ordonner, de catégoriser la complexité des phénomènes qui l’entourent, mais cet « affût des variations infinies du chaos » est condamné à l’échec. Comme la réalité, la fiction littéraire éclate chaque tentative d’un classement artificiel. À l’instar de la division trompeuse de la vie en jeunesse, maturité et vieillesse (Les Jardins de Kensington), du découpage du temps en passé, présent et avenir (Le fond du ciel), et du morcellement de l’acte de la communication littéraire en trois éléments principaux (émetteur, message, récepteur, La Vitesse des choses), les classifications narratives, génériques ou discursives ne font que mettre en relief le caractère insaisissable des mécanismes de la fiction devenue transgression. 359 Conclusion 360 Illustration 35. Maison de Hodgkin, Edward Hopper (1982)622. Nous avons donc montré que tous les livres de Rodrigo Fresán forment une maison livresque en construction, un livre unique sans commencement ni fin. Il s’agit d’une œuvre sérielle, circulaire et répétitive, dans laquelle au sein de l’univers fictif, composé de plusieurs mondes communicants à différentes échelles, fonctionnent de multiples procédés autoréflexifs et autoreprésentatifs. À l’intérieur des récits fictionnels l’auteur insère, d’une manière systématique, des commentaires métalittéraires et des représentations métaphoriques de son dispositif littéraire complexe. Ainsi, l’œuvre frésanienne se montre comme une demeure vivante et protéiforme, un palais de mémoire de l’écrivain, dressé continuellement afin d’explorer, réinventer et garder ses souvenirs. Chez Fresán, l’acte d’écrire équivaut à l’acte de « hacer memoria », c’est-à-dire, de reconstruire la mémoire. Ses textes génériquement hybrides visent à enregistrer les processus mentaux qui se déroulent dans l’esprit de http://lakevio.canalblog.com/archives/2012/10/19/25333468.html 16/09/2014). 622 (Consulté le 361 son auteur en train de se souvenir, d’oublier et d’écrire. De cette manière, tous ces livres possèdent des traits similaires et sont reliés à différents niveaux, formant les chapitres d’un long roman autofabulateur. La cohérence de la série est travaillée grâce au recours aux mêmes domaines thématiques, symboliques, référentiels et à la même imagerie. En parallèle, l’écrivain met en œuvre les mécanismes de la reproduction systématique des structures linguistiques, narratives et génériques. La stratégie intentionnelle de répétition/variation, employée donc tant au niveau du contenu (thématique) que sur le plan de l’architecture générale de tous les livres, se transforme en règle fondamentale de composition. Nous avons observé différentes manifestations et des fonctions diverses de ce processus de répétition/variation dans la série frésanienne. D’abord, la réitération des lettres, des mots, des expressions, des constructions syntaxiques ou des phrases entières (refrains). Ensuite, les variations des noms et la récurrence des passages et des nouvelles entières, des personnages et des motifs, des thématiques, des symboles, et des références littéraires, cinématographiques, musicales, picturales, photographiques, religieuses et scientifiques. Finalement, la reproduction fractale des modèles de structures narratives et génériques. Nous avons également évoqué un large éventail de fonctions qu’exercent ces répétitions comme les éléments structurants, sémantiques et rythmiques, et qui participent ainsi de la construction de la dimension intertextuelle et métalittéraire des textes, et, enfin, de l’unité de toute la série. Dans la partie centrale de notre travail, nous nous sommes penchés sur les livres du corpus afin d’examiner et d’analyser plus profondément les différents domaines d’application du principe général de la réduplication avec variation. L’un des traits distinctifs des écrits de Fresán est la répétition régulière d’un schéma de la construction narrative. Dans toutes ses œuvres littéraires nous retrouvons alors les variations de la même macrostructure narrative des récits encadrés et le même type de narrateur. Les mutations perpétuelles d’une voix unique, celle de l’auteur, appartiennent à la catégorie du « narrateur non fiable » qui se trouve toujours dans la situation métafictionnelle d’écrire, lire, raconter des histoires ou donner des 362 conférences. Cet « homme du bord extérieur » s’adresse à des interlocuteurs divers, qui restent muets et qui représentent la figure du lecteur dans le texte. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un « monologue énoncé », c’est-àdire d’un soliloque dissimulé derrière une fausse intention de dialoguer, caractérisé par l’entrecroisement systématique du récit fictif et du discours essayistique (métalittéraire). Une autre particularité de cette écriture est l’éclatement de la voix de l’ombre fictive de l’écrivain en plusieurs instances de narration et, par conséquent, la multiplication et la confusion des niveaux narratifs. La polyphonie énonciative et l’utilisation fréquente des techniques d’enchâssement favorisent chez Fresán une exploitation continue des outils de transgression narrative comme la mise en abyme, la métalepse et la confusion intentionnelle entre l’auteur, le narrateur et le personnage. La reproduction des constructions narratives à différents niveaux contribue aussi à la nature fractale des textes frésaniens. À l’instar des techniques de narration, les structures génériques obéissent à la stratégie de répétition et de variation. De ce fait, nous avons démontré que chaque œuvre de l’auteur repose sur les éléments d’un ou de deux genres littéraires principaux qui sont contaminés par les caractéristiques spécifiques d’autres genres, d’autres discours. La démarche de l’hybridation générique et discursive n’est pas, néanmoins, le seul facteur d’unification de la série. Comme tous ces livres forment ensemble un palais de mémoire de l’écrivain, ils s’inscrivent dans le même espace autobiographique, malgré leur grande diversité formelle et thématique. Ils imitent des formes variées de la littérature personnelle et s’approchent d’une gamme de genres voisins à l’autobiographie : mémoires, souvenirs, lettres, journaux intimes, confessions, biographies, essais, roman autobiographique, et même la formule hagiographique ou des recueils de vies. Ils établissent aussi des correspondances ostentatoires avec les publications critiques, journalistiques et le blog de Fresán. Ce processus de brouillage des frontières entre l’univers fictif et la réalité biographique est encore renforcé dans le paratexte et l’épitexte abondants, où l’écrivain propose des commentaires et des interprétations de sa propre œuvre, ce qui, en outre, lui 363 a été ludiquement reproché (« Rodrigo Fresán acabará mandando al paro a todos sus críticos literarios »623). La forme de l’écriture génériquement polymorphe de Fresán ne peut être donc caractérisée qu’à travers d’autres formes dont elle s’approche (en restant toujours hors de toute classification générique). À savoir, cette série intertextuelle de collections de nouvelles intégrées (fusionnant les traits des sous-genres divers du roman et du recueil de nouvelles) manifeste certaines affinités avec l’autobiographie, l’autofiction et l’autofabulation. Nous avons observé de nombreuses caractéristiques de l’autofiction qu’assimile cette écriture, par exemple la difficulté à distinguer le sujet de l’énoncé de celui de l’énonciation, la manière particulière d’irruption de la figure de l’auteur dans son texte, l’insertion de l’expérience analytique au sein du récit, le caractère autoréférentiel, métatextuel et métafictionnel, la problématique de la relation indéterminée entre la fiction et la non-fiction, ou l’idée de l’expression littéraire perçue en termes d’une technique d’exploration de l’inconscient, de pénétration de la mémoire et de l’imaginaire. D’ailleurs, la collection frésanienne des « mutations perverses du genre autobiographique » peut être également étudiée sous l’angle des quatre types de l’autofabulation de Colonna : le fantastique, le biographique, le spéculaire et l’intrusif (autorial). Les mécanismes de la projection de l’auteur dans des situations imaginaires sont néanmoins mélangés. Les stratégies spéculaires, permettant de transferer dans l’univers fictif les doubles imaginaires de l’écrivain et se mêlent avec les interventions métatextuelles d’« un narrateurauteur » en marge des intrigues et des jeux avec les faits biographiques et la vraisemblance. Par conséquent, derrière les fictions se dresse une ombre de l’écrivain absorbé par son travail de conception, le vrai héros de cette « biographie non autorisée » en plusieurs volumes, le chercheur analysant sans cesse son propre atelier d’écriture dans une pratique d’« auto-critique génétique fictionnelle ». Daniel Cabrera Espinar, « Rodrigo Fresán acabará mandando al paro a todos sus críticos literarios », http://miedoalaliteratura.wordpress.com/2010/06/06/rodrigo-fresan-acabaramandando-al-paro-a-todos-sus-criticos-literarios/(Consulté le 16/09/2014). 623 364 De cette manière, le procédé « organique », « en devenir », circulaire, sériel, répétitif et variationnel de création littéraire se transforme en l’un des thèmes principaux de ces écrits. Il est éclairé et étudié au sein des récits fictifs, naturellement, de façon répétitive et variationnelle, à travers ses affinités avec la musique, la photographie, la peinture, le cinéma, les sciences et la religion. Nous avons constaté d’abord la fonction fondamentale de la musique dans l’assemblage et l’(auto-)exégèse de fonctionnement de l’univers frésanien. Les modèles musicaux comme par exemple ceux de Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, interprétées par Glenn Gould, ou la chanson « A Day in the Life » des Beatles et les compositions de Bob Dylan, jouent le rôle de motifs récurrents, mais aussi de schéma structurel de la narration, d’élément significatif du cadrage sémantique et de la réflexion métalittéraire. Pareillement, l’évocation fréquente des œuvres picturales d’Edward Hopper, Andy Warhol et Mark Rothko, et des photographies de Diane Arbus, renforce la démarche variationnelle de l’auteur et illustre ses propos. Cette immense dimension référentielle de l’œuvre de Fresán est aussi construite sur des modèles cinématographiques. De nombreuses références au œuvres du grand écran, notamment à 2001: L'Odyssée de l'espace, de Stanley Kubrick, remplissent des fonctions aussi diverses que celles de comparaison, d’analogie, d’illustration des propos des narrateurs, de description, d’une allusion évoquant une ambiance ou un style. Elles suggèrent le dénouement de l’action, expriment les émotions des personnages et, répétées dans les différents ouvrages, elles inscrivent les textes dans le mouvement circulaire de la série. Force est de constater que le modus operandi littéraire de Fresán rapproche sa prose de la poésie, qui met en valeur le rythme, la répétition, l’harmonie, la symétrie et l’utilisation de l’image métaphorique. En même temps, la pensée systématique sur laquelle est édifiée la maison livresque frésanienne s’apparente à une recherche scientifique. Ainsi, les règles de la mécanique quantique de Richard Philips Feynman, de la fractalité et de la théorie du Big Bang deviennent les figures évidentes du principe de la construction. La structure complexe des mondes fictifs dérive alors de la 365 relativité de la perception du temps et de l’espace, de l’hypothèse des univers et des esprits multiples et de la conception d’une continuité secrète qui assure la cohésion de l’ensemble. La reconstruction persévérante des mêmes modèles à différentes échelles d’observation (à l’aide, par exemple, des stratégies du spéculaire), trouve son équivalent dans la structure géométrique irrégulière, fractionnée, infinie et difficile à saisir d’un objet fractal comme un flocon de neige. Dans le cadre de sa poursuite incessante des échos et des analogies, l’écrivain interroge le processus de la création littéraire par le biais de deux visions différentes de la genèse, l’une procédant du mysticisme juif et l’autre de la physique contemporaine. Afin de créer un nouveau monde, l’auteurdémiurge reproduit à plusieurs reprises l’explosion originelle, le Big Bang qui a engendré l’univers, mais aussi l’acte de la création divine, Tsimtsoum, décrit dans les écrits kabbalistiques. Cette cosmogonie littéraire engage également le lecteur, qui, en lisant, répète le processus de création et devient ainsi « l’assembleur de pièces détachées ». Il repère et ramasse les étincelles de la présence de l’auteur parmi les esquilles du monde fictif pour reconstruire, au moins partiellement, le sens de ce monde et la figure de son créateur. L’importance cruciale de l’acte de lecture, ce travail presque kabbalistique du déchiffrage, est au cœur de la réflexion métalittéraire de Fresán. Ce que l’écrivain présente et postule dans ses livres, c’est le modèle idéal tralfamadorien d’une réception littéraire révélatrice. La lecture parfaite doit être, selon l’auteur, un acte d’une contemplation simultanée de toutes les choses, tous les espaces et tous les temps. L’appréhension instantanée, libérée de la linéarité, de la succession du commencement, milieu et fin, de la morale, de la cause et de l’effet, permet de repérer et d’engendrer des relations, « donner une image de la vie à la fois belle, surprenante et profonde ». Le lecteur peut tenter cette expérience épiphanique à l’aide de relectures successives, qui superposent les textes dans son esprit et peuvent produire ainsi l’illusion d’une simultanéité temporelle et spatiale (l’aleph). De plus, à force de participer continuellement au processus de la création littéraire, la fonction du lecteur va chevaucher celle de l’écrivain. 366 Le projet littéraire de Fresán, loin d’être plat, vide et commercial, comme remarquent certains critiques, montre que les actes de la création littéraire et de la lecture, à l’instar des pratiques de la musique, de la photographie, de la peinture, de l’art de cinéma, de la recherche scientifique et de la religion, sont des activités humaines interminables visant au déchiffrage des « variations infinies du chaos ». C’est une quête obstinée des liens, des relations, des correspondances, des analogies et de l’ordre, c’est une approche de la compréhension de l’univers, d’autrui et de nous-mêmes. 367 Bibliographie 368 I. 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Historia argentina (Anagrama, 2009). ..................................... 35 Illustration 5. Vidas de santos (Debols!llo, 2007), Trabajos manuales (1994, Planeta), Esperanto (Mondadori, 2011). .......................... 39 Illustration 6. McOndo (Mondadori, 1996). ................................................. 42 Illustration 7. La velocidad de las cosas (Debols!llo, 2006). ........................... 44 Illustration 8. Mantra (Mondadori, 2001). ................................................... 47 Illustration 9. Jardines de Kensington (Debols!llo, 2005). .............................. 48 Illustration 10. El fondo del cielo (Mondadori, 2009). ................................... 49 Illustration 11. La parte inventada (Literatura Random House, 2014). ......... 51 Illustration 12. Historia argentina (Anagrama, 1993, la première édition ; Tusquets, 1998 ; Anagrama, 2003). ......................................... 64 Illustration 13. L’homme du bord extérieur (Autrement, 1999). ...................... 71 Illustration 14. Correspondances entre la biographie de Peter Hook et la vie de James Matthew Barrie. ............................................ 160 Illustration 15. La pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles. ................................................................................. 169 Illustration 16. Schème de la structure de « Notes pour une théorie de la nouvelle ». .......................................................................... 222 Illustration 17. Automate et Noctambules d’Edward Hopper. ...................... 243 Illustration 18. Edward Hopper, Rooms by the sea (Chambres au bord de la mer). ................................................................................... 272 Illustration 19. Edward Hopper, Le soleil du matin. .................................... 273 Illustration 20. Edward Hopper, The House by the railroad (Maison au bord de la voie ferrée). ..................................................................... 274 Illustration 21. Edward Hopper, Summer in the City et Excursion into Philosophy. ............................................................................. 276 390 Illustration 22. Andy Warhol, The Last Supper. ......................................... 278 Illustration 23. Mark Rothko, Yellow and Blue. .......................................... 280 Illustration 24. Diane Arbus, A Jewish Giant at Home with His Parents in The Bronx (1970). ................................................................... 286 Illustration 25. La construction de la nouvelle « Histoire avec monstres » (La Vitesse des choses). ........................................ 290 Illustration 26. Diane Arbus, Jumelles identiques (1967) et les jumelles du film Shining de Stanley Kubrick. ........................................ 291 Illustration 27. Les oreilles de Mickey Mouse sur la couverture de Historia argentina (Anagrama, 1993, la première édition). ......... 304 Illustration 28. Dessin de Xavier Vives, inspiré par le portrait de James Dean fait par le photographe Phil Stern, sur la couverture d’Esperanto, Tusquets Editores (1997). ................................... 312 Illustration 29. L’image de HAL 9000 sur la couverture de La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest (2008). ............................ 314 Illustration 30. Objet fractal. ................................................................... 323 Illustration 31. La courbe de van Koch et un flocon de neige. ................... 328 Illustration 32. L’Éternaute et la neige. .................................................... 330 Illustration 33. Les stratégies du spéculaire dans « Notes pour une théorie de l’écrivain » (La Vitesse des choses). ......................... 355 Illustration 34. La composition fractale tripartite dans La Vitesse des choses. .................................................................................. 358 Illustration 35. Maison de Hodgkin, Edward Hopper (1982). ....................... 361 391 392 Liste des tableaux Tableau 1. Les répétitions en position d’anaphore (alinéa) dans Les Jardins de Kensington............................................................ 113 Tableau 2. Les expressions et phrases réitérées dans toute l’œuvre de Fresán. .................................................................................. 117 Tableau 3. Jeux avec l’hypertexte dans « Notes pour une théorie de l’écrivain » (La Vitesse des choses). ......................................... 119 Tableau 4. Apparitions du supra-narrateur dans la série fresanienne. ..... 126 Tableau 5. Les verbes et les expressions employées dans les quatorze pages du premier chapitre d’Esperanto. ................................. 151 Tableau 6. Typologie du récit homodiégétique proposée par Philippe Lejeune. ................................................................................ 187 Tableau 7. Quelques caractéristiques génériques des nouvelles de La Vitesse des choses. ................................................................ 218 Tableau 8. Les correspondances thématiques entre « Notes pour une théorie de la nouvelle » de Rodrigo Fresán et des textes divers de Julio Cortázar et de John Cheever........................... 229 Tableau 9. Exemples d’utilisation du lexique de la musique dans les livres de Rodrigo Fresán. ....................................................... 255 Tableau 10. Exemples de motifs de l’aria et des variations dans les écrits frésaniens. ................................................................... 264 Tableau 11. Personnages principaux fictifs et réels dans l’« Histoire avec monstres ». .................................................................... 295 393 394 395