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Université de Bourgogne
UFR Langues et Communication
École doctorale LISIT
Centre Interlangues – Texte, Image, Langage
THÈSE
pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université de Bourgogne
Discipline : Espagnol
par
Ewa Bargiel
12 décembre 2014
À l’affût des variations infinies du chaos
Approche de l’œuvre de Rodrigo Fresán
Sous la direction de
Monsieur le professeur Jean-Claude Villegas
Composition du Jury :
•
•
•
•
Aline Janquart-Thibault, Professeur - Université de Bourgogne
Marco Kunz, Professeur - Université de Lausanne
Antonio J. Gil González, Professeur - Université de Santiago de Compostela
Jean-Claude Villegas, Professeur émérite - Université de Bourgogne, Directeur de thèse
2
Selon moi, une bonne histoire se présente
toujours comme le lieu idéal d’où contempler les
inépuisables variations du chaos. Voilà pourquoi mon
histoire – qui me paraît assez étrange pour ne pas
avoir besoin de stratagèmes – sera contée sans
artifices, à moins qu’on trouve « artificiel » le désordre
naturel de ce qui m’est arrivé. Mes structures, mes
tournures et mes manœuvres n’ont jamais obéi à des
aspirations esthétiques, mais à une sorte d’addiction
émotionnelle où, je m’en aperçois clairement à
présent, les credo sommaires de l’anarchie ont fini
par s’imposer et réprimer toute attitude machiavélique
que j’aurais pu adopter pour relater cette histoire.1
Rodrigo Fresán
1
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 251-252.
3
Remerciements
Je tiens d’abord à remercier Monsieur le professeur Jean-Claude Villegas, le
directeur de cette thèse, pour ses précieux conseils et encouragements qui
m’ont permis de mener à bien ce travail.
Je souhaite également remercier Patricia Gorecki et Cécile Leroy pour leur
courageux travail de relecture.
Je voudrais enfin adresser toute ma gratitude à ma famille pour sa patience.
Tout particulièrement, je tiens à remercier mon époux Sylwester pour son
infaillible soutien, pour la réalisation des illustrations et pour son aide
précieuse avec la préparation du texte.
4
Résumé
Notre recherche s’intéressera à la composition sophistiquée de ce que nous
allons
dénommer
« la
maison
livresque
frésanienne » ou
« série
intertextuelle ». À travers notre étude, il s’agira de montrer que les neuf
ouvrages de Rodrigo Fresán, sans égard à leurs appartenances génériques et
leurs thématiques diverses, forment un tout cohérent et ils ne peuvent pas,
par conséquent, être étudiés de façon séparée. Nous mettrons en évidence la
continuité, la logique et, surtout, le caractère systématique du projet
littéraire unissant tous les livres de l’auteur dans une série intertextuelle
unique, fractale et « en devenir ». Eu égard au fait que cette écriture
génériquement hybride est caractérisée par une tension entre les techniques
d’unification et celles de discontinuité, nous effectuerons une présentation
des procédés d’intégration et d’atomisation mis en place dans les collections
de nouvelles intégrées et dans les romans de l’auteur. Ensuite, nous
dégagerons la stratégie principale d’édification du continuum de la maison
livresque : le principe de répétition et de variation. Nous explorerons
plusieurs domaines d’application du mécanisme de la répétition/variation à
différents niveaux de toute la série. Notre étude sera focalisée notamment
sur les structures narratives, la dimension métafictionnelle, les hybridations
génériques et les modèles extralittéraires de l’écriture frésanienne, c’est-àdire
ses
inspirations
musicales,
picturales,
photographiques,
cinématographiques, scientifiques et religieuses.
Mots-clés : littérature argentine, métafiction, intertextualité, nouvelles
intégrées, hybridité générique, variations, structure narrative, autofabulation
5
Abstract
The aim of this thesis is to examine and interpret the sophisticated
composition of Rodrigo Fresán’s “house of books” or “intertextual series”.
Our research will demonstrate that the nine books of the Argentinean writer,
in spite of their different generic classifications and their significant thematic
diversity, form a coherent whole and they cannot be therefore analyzed
separately. The continuity, the logic and, most importantly, the systematic
nature of this literary project, that unites all the books of the author in an
original and fractal intertextual series “in progress”, will be showed.
Considering the fact that this work is characterized by a generic hybridity
and a tension between the unification and discontinuity techniques, the
processes of literary integration and atomization utilized in the integrated
story collections and in the novels of the author will be presented. Then, a
repetition and variation principle will be investigated as a main construction
strategy
of
this
continuum.
Many
fields
of
application
of
the
repetition/variation mechanisms on various levels of the series will be
explored. Our study will be concentrated mostly on the narrative structures,
the metafictional dimension, the generic hybridity and the extraliterary
models of the Fresán’s books, that is, his musical, pictorial, photographic,
film, scientific and religious inspirations.
Keywords: Argentinean literature, metafiction, intertextuality, integrated
stories, generic hybridity, variations, narrative structure, autofabulation
6
Table des matières
Remerciements ......................................................................................................................... 4
Résumé ...................................................................................................................................... 5
Abstract ..................................................................................................................................... 6
Table des matières .................................................................................................................... 7
Introduction .............................................................................................................................. 9
Partie I L’écrivain et son œuvre............................................................................................ 26
Partie II L’homme du bord extérieur, texte fondateur de la maison livresque .................. 61
Partie III Construction de la maison livresque ................................................................... 94
1. Livre en devenir .................................................................................................................. 95
2. La maison ............................................................................................................................ 98
3. Le palais de mémoire ....................................................................................................... 105
4. Répétitions/variations ...................................................................................................... 110
Partie IV Les variations dans la série frésanienne ............................................................ 120
1. Les variations narratives ................................................................................................. 121
1.1. Les recueils des nouvelles...................................................................................... 125
1.2. Travaux manuels .................................................................................................... 134
1.3. Mantra ................................................................................................................... 137
1.4. Le fond du ciel........................................................................................................ 141
1.5. Esperanto ............................................................................................................... 149
1.6. Les Jardins de Kensington ..................................................................................... 153
2. Les variations génériques ................................................................................................ 171
2.1. Autobiographie/autofiction/autofabulation ............................................................ 173
2.2. Kaléidoscope générique et effects spéculaires. Les variations infinies du chaos dans
« Notes pour une théorie de la nouvelle » (La Vitesse des choses) .............................. 212
3. Les variations musicales .................................................................................................. 251
7
4. Les séries picturales ......................................................................................................... 271
5. Les variations photographiques et cinématographiques .............................................. 283
6. Les variations scientifiques et religieuses : la théorie quantique, la fractalité, le Big
Bang et la kabbale ................................................................................................................ 317
7. Les variations essayistes. La Vitesse des choses, « un manuel d’instructions codé » .. 340
Conclusion ............................................................................................................................. 360
Bibliographie......................................................................................................................... 368
Liste des illustrations ........................................................................................................... 390
Liste des tableaux ................................................................................................................. 393
8
Introduction
9
Illustration 1. Rodrigo Fresán.2
Vous savez, cela ne m'intéresse pas vraiment d'avoir
une vie intéressante. Je considère que ce qu'il y a
d'intéressant dans une vie d'écrivain doit aller dans
son œuvre.
3
Rodrigo Fresán
En 1991, Rodrigo Fresán fit irruption dans le monde littéraire argentin
avec un premier livre novateur, Historia argentina (L'Homme du bord
extérieur4). Ce recueil de nouvelles audacieux (ou, plutôt, ce roman-ennouvelles) accueilli avec ferveur resta six mois dans les listes des meilleures
ventes et transforma son auteur, en quelques jours à peine, en un
personnage médiatique et un écrivain étiqueté comme « talent prometteur ».
Aujourd'hui, à l'âge de 51 ans, Rodrigo Fresán réside à Barcelone et s'impose
2
3
4
http://www.revistateina.es/teina/web/teina20/lit5.htm (Consulté le 17/09/2014).
Etienne Leterrier, « Le voyageur diagonal », Le matricule des anges, n°98, 2008, p. 29.
Pour la liste complète des œuvres de Fresán éditées en français voir la bibliographie.
10
comme une figure majeure des lettres hispaniques contemporaines. Reconnu
tant par la critique et ses collègues écrivains que par le public, il est auteur
de neuf livres de fiction : L'Homme du bord extérieur (1991), Vies de saints
(1993), Trabajos manuales (1994), Esperanto (1995), La Vitesse des choses
(1998), Mantra (2001), Les Jardins de Kensington (2003), Le Fond du ciel
(2009), et La parte inventada (2014).
Ses
nouvelles,
considérées
comme
représentatives
de
l'écriture
novatrice des jeunes auteurs, figurent dans de nombreuses anthologies non
seulement de la littérature argentine, mais aussi des lettres latinoaméricaines, à côté de textes de Jorge Luis Borges, Juan Carlos Onetti, Juan
Rulfo, Julio Cortázar ou Gabriel García Márquez. Aux yeux du romancier
espagnol Enrique Vila-Matas, l'œuvre de Fresán « l'a consacré comme un
écrivain transgresseur du contenu et expérimental dans la forme » et a
provoqué un « effet révulsif générationnel dans le monde littéraire argentin.
La littérature de Fresán a introduit une certaine modernité qui à l'époque,
dans son pays, brillait par son absence incompréhensible »5. Ignacio
Echevarría, le critique littéraire et éditeur barcelonais, va encore plus loin en
annonçant que « la prose en langue castillane des années quatre-vingt-dix
allait être déterminée, au niveau de son orientation et de sa dynamique, par
le succès de ces deux livres [L'Homme du bord extérieur, de Rodrigo Fresán et
Lo peor de todo, de Ray Loriga] »6. Ainsi, depuis quelques années, Fresán est
invité en tant qu’autorité littéraire indéniable à prendre part à des jurys de
différents prix, tels que Premio Jaén de Novela, Concurso de Cuentos Paula,
Premio Logroño de Novela, Premio Salambó de Narrativa en Castellano,
Premio de Nueva Novela Página/12, ou Premio Internacional de Novela de la
Diversidad.
Enrique Vila-Matas, « Le facteur Fresán », dans Fresán, Rodrigo, La Vitesse des choses,
trad. Isabelle Gugnon, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 7.
6 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina,
Anagrama, Barcelona, 2009, p. 13 ("la narrativa en lengua castellana de la década de los
noventa iba a quedar determinada, en su orientación y en su dinámica, por el éxito de estos
dos libros [Historia argentina, de Rodrigo Fresán y Lo peor de todo, de Ray Loriga]").
5
11
Fresán, qui se définit en tant que « lecteur qui écrit » plutôt qu'écrivain
qui lit7 et admet qu'il « préfère la joie du lecteur au travail de l'écrivain »8, se
consacre donc en parallèle à l'écriture de fiction, à la critique littéraire et au
journalisme culturel. En mars 2012 l’auteur a créé un blog, intitulé Las
cosas de la velocidad (Les choses de la vitesse)9. Ce grand amateur de la
culture
nord-américaine
et
britannique
est
également
un
préfacier
infatigable (plus d'une trentaine de livres). Du point de vue de Fresán, ses
préfaces « reflètent une attitude un peu évangélique. Je ne préface que ce qui
me plaît beaucoup, question de "prêcher la bonne nouvelle"»10. Par
conséquent, il se donne pour objectif de faire découvrir aux lecteurs
espagnols des auteurs comme William Gaddis ou, en particulier, John
Cheever. « Ce qui concerne Cheever est une des choses dont je me sens le
plus fier », déclare-t-il, « d'avoir pu contribuer à un certain renouveau et
renflouement de la figure de John Cheever en espagnol, qui était une
personne complètement disparue, ignorée et méconnue de beaucoup de
monde »11. Un nombre important d'ouvrages préfacés par l'auteur argentin
ont été publiés par les éditions Random House-Mondadori dans le cadre de
la collection de romans noirs et policiers « Roja & Negra » qu’il dirige luimême.
En outre, Fresán écrit fréquemment pour le quotidien argentin
Página/12, la revue mexicaine Letras Libres et le journal espagnol El País,
entre autres. L'écrivain insiste, cependant, sur le fait que ses écrits
journalistiques, de même que ses livres, échappent à une simple définition
générique: « je ne crois pas que ce que je fais soit du journalisme au sens le
Olivier Lamm, « Rodrigo Fresán : Zappeur de mondes », Chronicart.com, 27/10/2010,
http://www.chronicart.com/webmag/article.php?page=2&id=1668 (Consulté le
17/09/2014).
8 Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», Le matricule des anges, n°98, 2008, p. 34.
9 Las cosas de la velocidad, el blog de Rodrigo Fresán,
http://rodrigofresan.megustaescribir.com/(Consulté le 17/09/2014).
10 Cristian Vazquez, «Contar buenas historias de la mejor manera posible: allí empieza y
termina todo», Revistateína, n°20, 2009, http://cristianvazquez.blogspot.fr/2009/02/misentrevistas-rodrigo-fresan-y-sergio.html ("una actitud un poco evangélica. Solamente
prologo lo que me gusta mucho, por una cuestión de « predicar la buena nueva »") (Consulté
le 16/09/2014).
11 Ibidem ("Lo de Cheever es de las cosas de las que más orgulloso me siento, el haber
podido contribuir a cierto reverdecer y reflotamiento de la figura de John Cheever en
español, que era una persona que estaba completamente desaparecida, ignorada y
desconocida por muchísima gente").
7
12
plus classique (ou rigoureux) du terme ou même de la critique littéraire.
C'est autre chose. Un genre de journal ouvert (que je ne tiens pas en tant
que journal intime) offert au fil de mes articles »12. Les réflexions de Fresán
sur son métier de chroniqueur ont été intégrées dans un recueil de quatorze
entretiens avec des journalistes latino-américains distingués, accompagné
d’une anthologie de leurs textes. Ce livre, intitulé Domadores de historias.
Conversaciones con grandes cronistas de América Latina (Dompteurs
d’histoires. Conversations avec de grands chroniqueurs d'Amérique Latine), a
été préparé par les professeurs de l'École de Journalisme de l'Université
Finis Terrae de Santiago, au Chili.13
Finalement, signalons aussi d'autres champs d'intérêt qui envahissent
l'écriture d'un auteur aussi éclectique que Fresán. Il se passionne
simultanément pour le cinéma, la bande dessinée et, tout particulièrement,
la musique, autant de centres d’intérêt qui sont l'objet de ses notes
journalistiques et entretiens. Il a collaboré avec la revue Rockdelux, par
exemple; il a interviewé Johnny Depp, Raphael, Elliott Smith et Robyn
Hitchcock, entre autres; il a également traduit et glosé un recueil de
chansons de son artiste préféré Bob Dylan (d'environ 1200 pages), Letras.
1962-2001, pour Global Rhythm Press et Alfaguara mais, à cause de
divergences d’opinions avec l’éditeur, la version définitive du livre publié en
2007 a été traduite par Miguel Izquierdo et José Moreno14. Selon Fresán,
Roberto Santander, Martín Abadía, «La Función del Escritor es la de Proveer Historias», La
Periódica Revisión Dominical, le 22 décembre 2008,
http://laperiodicarevisiondominical.wordpress.com/2008/12/22/entrevista-a-rodrigofresan-la-funcion-social-del-escritor-es-la-de-proveer-historias/ ("no creo que lo que yo hago
sea periodismo en el sentido más clásico (o riguroso) del término o que lo que yo haga sea
crítica literaria. Es otra cosa. Una especie de diario abierto (que no llevo como diario)
repartido a lo largo de artículos").
13 Marcela Aguilar, (ed.), Domadores de historias. Conversaciones con grandes cronistas de
América Latina, Santiago de Chile, Ril Editores/ Ediciones Universidad Finis Terrae, 2010.
14 “Vaya lío, sobre todo pensando en alguien tan hermético y dado a los juegos como Dylan.
Para enredar aún más la madeja, el volumen de 1.264 páginas ha estado apuntalado por la
polémica, luego de que el traductor original, Rodrigo Fresán, abandonara el proyecto, por
diferencias con el editor, siendo sustituido por Miquel Izquierdo y José Moreno. El novelista
argentino no ha querido referirse al asunto, salvo lo dicho en el sitio La Periódica Revisión
Semanal: "De lo de Dylan prefiero no acordarme. Y hablar equivaldría a hacer memoria. Así
es que prefiero dedicar la memoria de mi disco duro para cosas más útiles y gratas".
(http://diario.latercera.com/2010/12/24/01/contenido/cultura-entretencion/30-54207-9es-bob-dylan-un-poeta-mayor.shtml, consulté le 17/09/2014)..
12
13
l'influence de la musique sur son style littéraire est même plus importante
que l'influence de la littérature :
J'écris d'une manière très semblable au système de composition
des Beatles. Je plante une nouvelle et je dis : "violons" et puis,
"guitares" et je continue ainsi. Mon style a aussi beaucoup à voir
avec Bob Dylan : des phrases longues, des propositions
serpentines avec des dénivellations et des courbes, comme un
électrocardiogramme.15 [Notre traduction]
En bref, son expérience variée de lecteur, de cinéphile et de fan de
musique se manifeste dans l'œuvre frésanienne sous forme de multiples
références et de jeux avec des codes génériques dont la compréhension est
essentielle pour pénétrer cet univers hétérogène.
Pour exposer rapidement l'état de la question concernant les ouvrages
frésaniens il faut souligner d'abord que Rodrigo Fresán, écrivain et
journaliste relativement populaire et bien adapté à la société mondiale de
l'information, est très présent dans l'espace numérique. Sur le web nous
trouvons de nombreux articles, essais, entretiens, critiques et matériaux
audiovisuels signés par ou concernant l'auteur argentin. Toutefois, la
bibliographie académique relative à l'œuvre frésanienne n'est pas abondante.
Elle n'a jusqu'à ce jour fait l'objet d'aucune monographie ou d'analyse
approfondie. En premier lieu, parmi les travaux qui lui sont consacrés, au
moins partiellement, il existe un corpus d'articles portant sur l'émergence et
les caractéristiques d'une nouvelle vague de jeunes écrivains en Argentine et,
plus généralement, en Amérique Latine dans les années quatre-vingt-dix,
parmi lesquels Fresán apparaît comme l’un des auteurs représentatifs. À
titre d'exemple, nous citerons les études de E. Drucaroff (« Los prisioneros en
la torre »), E. H. Berg (« La joven narrativa argentina de los '90: ¿Nueva o
María Sonia Cristoff, «La salvación de los malditos», La Nación, 1998,
http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=213600 (Consulté le 17/09/2014). (« Yo
escribo de un modo muy parecido al sistema de composición de Los Beatles. Planto el
cuento y digo: "violines" y después, "guitarras" y así sigo. Mi estilo tiene mucho que ver con
Bob Dylan también: frases largas, oraciones en serpentina con altibajos y curvas, como un
electrocardiograma »).
15
14
novedad? »), D. Palaversich (« Rebeldes sin causa. Realismo mágico vs.
realismo virtual »), S. Saítta (« La narrativa argentina, entre la innovación y el
mercado (1983-2003) »), C. de Mora (« El cuento argentino de los últimos
años »), J.-C. Villegas (« Torcerle el cuello al alcaraván magicorrealista:
Apuntes en torno a un parricidio »), A. Avellaneda (« Recordando con ira.
Estrategias ideológicas y ficcionales argentinas a fin de siglo ») ou N. Pluta
(« La autoimagen de los narradores hispanoamericanos contemporáneos en
sus comentarios y críticas del estado actual de la literatura de su continente:
posboom, McOndo y crack »)16.
En second lieu, d'autres recherches et critiques se sont focalisées sur
différents aspects spécifiques de l'œuvre de Fresán. À savoir, les mythes de
la nation et le postmodernisme (V. P. Plotnik), le renouvellement des
langages culturels et l'hybridité textuelle et culturelle (E. B. Hidalgo), la
violence (H. Fernández-Meardi), les éléments de l’infraréalisme (M. Lillo), la
lecture (J. Ortega), les discours de la culture de masse et la société de
l'information (E. Paz-Soldán), la notion du mutant (I. Echevarría) ou la
problématique d'innovation esthétique (S. G. Kurlat Ares).
Les appréciations portées sur les ouvrages de Rodrigo Fresán sont
fortement divergentes. Certains commentateurs sont d'avis que ses livres
conforment un espace de rénovation ou de transgression au sein de la
littérature argentine17 et façonnent un nouveau modèle innovant d'écriture
mutante18,
alors
que
d'autres
remarquent
que
sa
"prose
frôle
dangereusement les limites du discours plat et informatif d’un certain
journalisme culturel"19 et que ses textes « tentent de réélaborer un pacte
mimétique
avec
le
lecteur,
avec
les
désirs
imaginaires
du
public
télévisuel »20.
Les références sont données en bibliographie.
Silvia G. Kurlat Ares, «Rupturas y reposicionamientos: la innovación estética de Rodrigo
Fresán», en Revista Iberoamericana, vol. LXIX, Núm. 202, Enero-Marzo 2003, p. 216;
Enrique Vila-Matas, op. cit.
18 Echevarría Ignacio, op.cit.
19 Sylvia Saítta, « Después de Borges: apuntes sobre la nueva narrativa argentina », Todavía,
Nº2, septiembre 2002, http://www.revistatodavia.com.ar/pdf/revistatodavia_nro_02.pdf,
(su « prosa bordea peligrosamente los límites del discurso llano e informativo de cierto
periodismo cultural », consulté le 17/09/2014).
20 Edgardo H. Berg, op. cit. (« intentan reelaborar un pacto de mímesis con el lector, con los
deseos imaginarios del público televisivo »).
16
17
15
Au nombre des critiques sceptiques vis-à-vis de la proposition
esthétique de Fresán se trouve Emilse Hidalgo avec sa thèse intitulée From
mourning to reconstruction : argentine postdictatorial fictions of the 1980s2000s (Du deuil à la reconstruction : la fiction argentine postdictatoriale des
années 1980-2000). La chercheuse déplace le centre de gravité d'analyse de
la littérature en question vers la perspective pédagogique et celle de la
politique de la mémoire. Elle approche les textes étudiés en tant que
réservoirs ou archives de la culture et de l'histoire nationale, dont la fonction
fondamentale doit être l'éducation des générations futures à la démocratie
sociale et culturelle. C’est dans cette perspective qu'elle reproche à Fresán
son « cosmopolitisme vide », « les formes mondialisées d'identité hybride »,
ses textes incapables de surmonter le traumatisme et la défaite, et, enfin, la
fuite dans une attitude antinationaliste.
Les romans de Rodrigo Fresán nous permettent d'observer, chez
un seul et même écrivain, le passage progressif des nouvelles
postdictatoriales de L'homme du bord extérieur, historiquement et
géographiquement enracinées, aux narrations de ses derniers
livres qui sont de plus en plus déterritorialisées mais aussi de
plus en plus cosmopolites et « vides », où le collage des formes
basses, hautes et médiatiques de la culture perd dans une large
mesure son potentiel radical de critique.21 [Notre traduction]
Fresán, de son côté, riposte qu'il ne voit pas pourquoi, sous prétexte
qu'il serait argentin, il devrait écrire sur la dictature ou les personnes
disparues22. En fait, le rapport ambivalent de Fresán à l'Argentine, « le pays
21 Emilse Hidalgo, From mourning to reconstruction: argentine postdictatorial fictions of the
1980s-2000s, 2009, p.64, http://etheses.nottingham.ac.uk/870/1/Thesis.pdf (« Rodrigo
Fresán's novels allow us to observe in one and the same writer a progressive shift from the
historically and geographically rooted postdictatorial stories of Historia argentina to the
increasingly deterritorialized but also more increasingly cosmopolitan and "hollow"
narratives of his latter books where the bricolage between low, high, and mass media forms
of culture loses to a large extent its radical potential for critique », consulté le 17/09/2014).
22 Florence Noiville, « Rodrigo Fresán : "J'aime l'idée d'être ailleurs" », Le Monde des Livres,
19.08.2010, http://www.lemonde.fr/cgibin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=1132735
(Consulté le 16/09/2014).
16
où je suis né et qui n'existe plus », est un des points névralgiques de son
œuvre et une matière à controverse qui a provoqué un certain degré de
froideur ou d'indifférence de la part de ses compatriotes. Comblé d'éloges et
reconnu, traduit et étudié aujourd'hui en Europe et en Amérique du Nord,
Fresán n'est paradoxalement pas très apprécié dans sa patrie.
Je reçois plus de commentaires pour ce que je fais pour l'Espagne
ou le Mexique que pour ce que je fais pour l'Argentine, dit-il. Il me
semble que le lecteur argentin est plus extrême : silence absolu ou
hurlement. C'est le lecteur argentin, aussi, qui a le plus du mal à
se rendre compte du fait que l'expression d'une opinion propre ne
doit pas être une agression personnelle à l’égard de quelqu'un
qu'on ne connaît pas.23 [Notre traduction]
Il faut reconnaître, néanmoins, que les opinions qu'il émet sont
pareillement extrêmes, ou cyniques. Selon l'auteur de L'Homme du bord
extérieur, l'Argentine est un pays où « les nazis, comme les méchants de
Yellow Submarine, ont été bien accueillis »24. Il répète aussi qu'il aura
toujours plus d'affinités avec un Esquimau qu'avec ses compatriotes
romanciers et que la politique argentine ne l'intéresse plus « soit par ennui,
soit par dégoût, soit par dandysme ».
J'ai 39 ans et mon pays, d’aussi loin que je me souvienne, est en
train de chuter. (…) Moi, je dors tranquillement parce que je n'ai
contribué d'aucune manière à la situation actuelle, je n'ai rien
caché sous le tapis et ça ne m'intéresse pas non plus de jouer le
Diego Rottman, Lo que aprendí: Rodrigo Fresán, entrevista para El Bolletín de
Periodismo.com, N°56, agosto 2006, http://www.malaspalabras.com/lo-que-aprendirodrigo-fresan/. («…recibo más comentarios sobre lo que hago para España o México que
sobre lo que hago para Argentina. Me parece que el lector argentino es más extremo: silencio
absoluto o alarido. Al lector argentino es, también, al que más le cuesta darse cuenta de que
emitir una opinión propia no tiene por qué ser una agresión personal hacia alguien que no
se conoce », consulté le 16/09/2014)).
24 Philippe Lançon, « L'invention de Fresán », Libération.fr, le 7 novembre 2008,
http://www.liberation.fr/livres/0101183519-l-invention-de-fres-n (Consulté le
16/09/2014).
23
17
rôle de cette figure ou de ce personnage d'écrivain argentin qui est
un Argentin professionnel, démagogue (…) La situation en
Argentine est comme un polar mal écrit (...) dès qu'il commence tu
sais déjà qui est l'assassin.25 [Notre traduction]
Lorsqu'on
dit
"Fresán,
écrivain
argentin",
cela
me
paraît
extrêmement bizarre. Je dis toujours que je suis né Argentin mais
j'espère mourir écrivain ou mourir dans ma bibliothèque. (…) ma
patrie c'est ma bibliothèque.26 [Notre traduction]
Dans une démarche apparemment contradictoire, Fresán légitime
l’idée d'un écrivain déraciné, sans patrie, dont la littérature « se nourrit de
tout », évoquant la tradition argentine d'une littérature cosmopolite, décrite
dans le fameux essai borgésien « El escritor argentino y la tradición »27
(« L’écrivain argentin et la tradition »). Autrement dit, il rejette la qualification
d'écrivain argentin, se situant en même temps dans le lignage des écrivainslecteurs comme Borges, Cortázar, Piglia ou Marcelo Cohen et affirmant que
Ericka Montaño Garfias, « México y su capital "anulan el sentido de lo verosímil", opina
Rodrigo
Fresán »,
La
Jornada,
le
19
septembre
2002,
http://www.jornada.unam.mx/2002/09/19/05an1cul.php?printver=1. (« Tengo 39 años y
mi país desde que tengo memoria se está cayendo. (...). Yo duermo muy tranquilo porque en
nada he contribuido con la situación presente, no tengo ninguna cosa escondida bajo la
alfombra y tampoco me interesa cumplir esa especie de figura o de ese personaje que es el
escritor argentino haciendo de argentino profesional, demagogo, diciendo cosas por el
mundo (...) La situación de Argentina es como una novela policial mal escrita (...) apenas
empieza y ya sabes quién es el asesino », consulté le 16/09/2014).
26 Manuel Tironi, « Un estado de la mente hecho ciudad. Entrevista a Rodrigo Fresán »,
Bifurcaciones.
Revista
de
estudios
culturales
urbanos,
n°6,
2006,
http://www.bifurcaciones.cl/006/Fresan.htm (« Cuando dicen "Fresán, escritor argentino"
me parece rarísimo. Yo siempre digo que nací argentino pero espero morir escritor o morir
en mi biblioteca (...) la patria de uno es la biblioteca », consulté le 16/09/2014).
27 « ¿Cuál es la tradición argentina? Creo que podemos contestar fácilmente y que no hay
problema en esta pregunta. Creo que nuestra tradición es toda la cultura occidental, y creo
también que tenemos derecho a esa tradición, mayor que el que pueden tener los habitantes
de una u otra nación occidental.(...) Por eso repito que no debemos temer y que debemos
pensar que nuestro patrimonio es el universo; ensayar todos los temas, y no podemos
concretarnos a lo argentino para ser argentinos: porque o ser argentino es una fatalidad, y
en ese caso lo seremos de cualquier modo, o ser argentino es una mera afectación, una
máscara ». (Jorge Luis Borges, « El escritor argentino y la tradición », Contratiempo,
http://www.revistacontratiempo.com.ar/borges_tradicion.htm, consulté le 16/09/2014).
25
18
« l'idée de l’absence de limite est présente dans l'ADN de l'écrivain
argentin »28.
La littérature latino-américaine a ses racines profondément
enfoncées dans la terre. La littérature argentine a les racines
plantées dans les murs… là où se trouvent les bibliothèques. Car
en fin de compte, tous les écrivains argentins sont de grands
lecteurs avant tout : ils parlent tout le temps de ce qu'ils lisent.29
Sa prise de distance progressive avec l'identité et l'histoire nationales,
son refus des problématiques traditionnelles de la production culturelle
argentine et son ouverture vers de nouveaux domaines de la culture
populaire transnationale, de la société de consommation et des médias sont
considérés par d'autres chercheurs comme une innovation esthétique ou
«
une
certaine
modernité
».
Dans
son
travail
«
Rupturas
y
reposicionamientos: la innovación estética de Rodrigo Fresán » (« Ruptures et
repositionnements : l'innovation esthétique de Rodrigo Fresán »), Silvia
Kurlat Ares présente des livres de l'écrivain argentin (Vies de saints et
comme
Esperanto)
emblématiques
des
changements
qui
indiquent
l'émergence de nouvelles tendances littéraires. Elle met en relief surtout leur
caractère
urbain,
l'incorporation
de
thèmes
tels
que
les
nouvelles
technologies, le marché, le rock local, la mobilité sociale, l'exorcisme des
mandats intellectuels du XIXe siècle et de l'histoire et sa subjectivation.
Or, les raisons pour lesquelles la réception critique de l’écriture (et de
la figure) de Fresán est, généralement, marquée par des divergences
d’opinions énormes et, de plus, très limitée dans son pays natal, sont très
complexes. Elsa Drucaroff, écrivain, critique et professeur des lettres à
l’Université de Buenos Aires, admet explicitement que le nom de Rodrigo
Fresán
est
soit
méprisé,
soit
consciemment
ignoré
par
la
critique
académique argentine. Dans le cadre de son étude approfondie de la NNA
Judith Savloff, « Opiniones de un cuentista conservador. Entrevista con Rodrigo Fresán »,
Perfil.com, 15.02.2007, http://www.perfil.com/contenidos/2007/02/15/noticia_0044.html
(Consulté le 16/09/2014).
29 Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», op. cit, p. 32.
28
19
(« Nueva Narrativa Argentina », Nouvelle Prose Argentine), la chercheuse
explique ce phénomène d’invisibilité par la complexité de la situation
politique, culturelle et économique dans laquelle l’écrivain et d’autres de sa
génération ont fait leurs premiers pas littéraires30 (nous allons revenir sur ce
sujet dans le chapitre suivant). Toutefois, elle souligne la portée indéniable
de L’homme du bord extérieur dans la littérature argentine contemporaine.
Malgré
l’ambivalence
d’interprétations
qu’il
provoque,
la
chercheuse
considère ce recueil comme un texte inaugural de toute la génération.
D’après Drucaroff, les nouvelles de L’homme du bord extérieur peuvent
être
caractérisées,
d’une
part,
comme
surchargées
de
réflexions
métalittéraires, parfois iconoclastes, cyniques, insolentes et provocatrices.
Selon elle, ces textes sont aussi marqués par une incorrection politique
brutale et consciente, un sarcasme douloureux et parfois coléreux, et le
recueil peut être qualifié d’œuvre désordonnée (desprolija), logorrhéique
(verborrágica), quelquefois incontinente, prétentieuse, frivole, superficielle,
empreinte d’autosatisfaction et, enfin, irritante.
D’autre part, elle reconnaît que le livre frésanien était le premier de sa
génération capable de construire de nouveaux lecteurs. La vision du
traumatisme de la dictature et de la défaite qu’il offre était pour la première
fois propre à cette génération « issue du Processus » (« cría del proceso »).
Autrement dit, Fresán a réussi à construire une voix narrative capable de
communiquer une perspective générationnelle propre, non façonnée par le
discours de la génération militante de ses parents :
L’homme du bord extérieur a entamé une discussion nouvelle,
nécessaire et autoconsciente contre le discours politiquement
correct de la gauche, contre les intonations monumentales et
crispées de la littérature « engagée » et ses vérités réifiées et
indiscutables.31 [Notre traduction]
Elsa Drucaroff, Los prisioneros de la torre. Política, relatos y jóvenes en la postdictadura,
Buenos Aires, Emecé, 2011.
31 Ibidem, p. 101 (« Historia Argentina entabló una discusión nueva, necesaria y
autoconsciente contra el discurso políticamente correcto de la izquierda, contra las
30
20
Le succès inattendu du début littéraire frésanien, ce livre marqué par
l’insolence politique, l’autoréférentialité, les démarches postmodernistes et le
désenchantement, a été donc la première manifestation d’une nouvelle voix
de la génération de la post-dictature. Paradoxalement, elle a été en même
temps l’une des dernières. En 1995 commence une période noire pour la
littérature argentine, l’époque caractérisée par l’indifférence de la part de la
critique, des médias et de lecteurs à l’égard de jeunes auteurs. Juan Forn,
Rodrigo Fresán, Marcelo Figueras, Guillermo Martínez et Martín Rejtman
sont les premiers et les derniers écrivains de la post-dictature qui ont réussi
à marquer leur présence sur le marché éditorial argentin, fermé aux
nouveaux arrivants jusqu’au début du XXIème siècle (2004).
L’œuvre littéraire de Fresán aussi volumineuse (une somme de 3634
pages approximativement), aussi renommée en Espagne et mondialement
reconnue, d’une importance cruciale dans l’histoire de la littérature
argentine contemporaine, n’a néanmoins pas encore fait l’objet d’une étude
monographique approfondie. Les recherches et critiques peu nombreuses
sur les livres frésaniens se sont focalisées essentiellement sur leurs aspects
thématiques divers et sur la relation qu’ils établissent avec l’histoire et la
culture argentine. De plus, romans et recueils des nouvelles ont été analysés
séparément.
Elsa Drucaroff affirme que l’un des buts de son essai sur la NNA a été
de mettre en valeur cette littérature riche et remarquable, mais jusqu’à
aujourd’hui invisible ou discréditée en Argentine. Pareillement, l'un des
objectifs principaux de cette thèse sera de contribuer à la valorisation de
l’œuvre frésanienne et de remédier, au moins partiellement, aux lacunes et
préjugés persistant à son propos.
Notre recherche s’intéressera particulièrement à la composition
sophistiquée de ce que nous allons dénommer « la maison livresque
frésanienne » ou « série intertextuelle ». Cette dernière expression, empruntée
entonaciones solemnes y crispadas de la literatura « comprometida » y sus verdades
reificadas e indiscutibles. »)
21
à Graciela Tomassini, désigne une collection des textes relativement
autonomes (nouvelles, fragments, autres formes brèves de la mini-fiction)
publiés dans des livres différents, mais liés entre eux32. À travers notre
étude, il s’agira donc de montrer que les neuf ouvrages de Fresán,
indépendamment de leurs appartenances génériques et leurs thématiques
diverses, forment un tout cohérent et ils ne peuvent pas, par conséquent,
être étudiés de façon séparée. Nous mettrons en évidence la continuité, la
logique et, surtout, le caractère systématique du projet littéraire unissant
tous les livres de l’auteur dans une série intertextuelle unique, fractale et
« en devenir ».
Le corpus soumis à notre recherche est constitué de huit ouvrages de
Rodrigo Fresán : quatre recueils des nouvelles (L’homme du bord extérieur,
Trabajos manuales, Vies de saints et La Vitesse des choses) et quatre romans
(Esperanto, Mantra, Les Jardins de Kensington, Le fond du ciel). Le plus
récent livre de l’auteur, La parte inventada, publié en 2014, n’a pas été
inclus dans notre analyse, étant donné que sa parution a coïncidé avec les
dernières corrections de notre travail.
Notre étude comprend quatre parties dont les deux dernières sont subdivisées en chapitres. Dans la première partie, intitulée « Écrivain et son
œuvre », nous explorerons des moments cruciaux de la biographie de
l'écrivain. Étant donné que les jeux complexes entre la dimension
autobiographique
et
la
dimension
fictive
sont
l’une
des
stratégies
primordiales dans la construction de l’univers de toute la série intertextuelle
de
Fresán,
il
nous
semble
pertinent
de
rassembler
les
éléments
biographiques les plus marquants avant de pénétrer dans l'analyse de ces
ouvrages. Ensuite, en vue d'éclairer un peu divers aspects de son œuvre,
nous nous intéresserons plus particulièrement à la place qu’occupe l’écrivain
dans le contexte littéraire des nouveaux mouvements littéraires des années
quatre-vingt-dix en Argentine et de leurs poétiques.
Graciela Tomassini, « De las constelaciones y el Caos: Serialidad y dispersión en la obra
minificcional de Ana María Shua », El Cuento en Red, No. 13, 2006, p. 14,
http://cuentoenred.xoc.uam.mx (Consulté le 16/09/2014).
32
22
La deuxième partie, intitulée « L’homme du bord extérieur, texte
fondateur de la maison livresque », est consacrée entièrement à l’analyse du
premier recueil des nouvelles de Fresán. Comme nous le verrons au cours de
cette étude, ce livre inaugure le continuum narratif, thématique et structurel
de toute l’œuvre frésanienne. Nous interrogerons donc, dans un premier
temps, son statut générique aux confins du roman et du recueil des
nouvelles, évoquant la définition de Gabriela Mora d’une collection cyclique
et séquentielle de nouvelles intégrées. Eu égard au fait que cette écriture
génériquement hybride est caractérisée par une tension entre les techniques
d’unification et celles de discontinuité, nous effectuerons, dans un deuxième
temps, une présentation des procédés d’intégration et d’atomisation mis en
place dans le livre. Nous observerons ainsi ses mécanismes de cohérence tels
que l’homogénéité thématique (le même contexte historique et géographique),
la récurrence des personnages et des motifs, le même type de narrateur et de
structures narratives et, enfin, le cadrage narratif et thématique. Nous
verrons
également
la
manière
dont
ce
travail
d’unification
est
systématiquement ponctué par des manifestations de discontinuité comme
la pluralité d’énonciateurs et de niveaux narratifs, les jeux spéculaires, la
citation épigraphique, les digressions métalittéraires interférant avec le
discours narratif et l’exploitation des particularités de multiples sous-genres
littéraires, paralittéraires et discursifs. Nous montrerons alors que, malgré la
structure hybride, fragmentaire, inachevée, digressive et sans respect de
l’ordre chronologique, le recueil forme un tout cohérent, dont le trait
distinctif est la pratique persévérante de la transgression.
Cela nous amènera à exposer, dans la troisième partie, intitulée
« Construction de la maison livresque », les principes fondamentaux du
grand projet littéraire de Fresán. Après la présentation des particularités de
l’écriture frésanienne dans L’homme du bord extérieur, nous passerons donc
dans cette partie à l’étude générale de toute l’œuvre de l’auteur, composée de
huit livres. D’abord, nous observerons les images métaphoriques de la
maison en construction et du palais de mémoire, dont se sert l’écrivain pour
expliquer son projet de créer « un libro en marcha », un seul livre en devenir
jamais achevé, qui évolue avec chaque nouvelle édition et continue dans
23
chaque nouveau volume. Ensuite, nous dégagerons la stratégie principale
d’édification du continuum de cette maison livresque, qui découle des livres
de la série : le principe de répétition et de variation. Pour clore cette
troisième partie, nous évoquerons les manifestations multiples de ce
principe : la répétition/variation des lettres, mots, expressions, phrases,
passages et nouvelles entières, la récurrence ludique des personnages et des
motifs,
la
stratégie
de
recours
aux
mêmes
domaines
thématiques,
symboliques, référentiels et à la même imagerie. Enfin, la reproduction de
modèles de structures narratives et génériques.
Ces deux parties, conçues comme des répertoires des techniques de
construction, nous aideront à poursuivre une recherche plus détaillée sur
les aspects divers de la série intertextuelle de Fresán. La dernière partie,
intitulée « Les variations », est nécessairement la plus longue et la plus
importante, puisque elle explorera plusieurs domaines d’application du
mécanisme de la répétition/variation aux différents niveaux de toute la série.
Notre étude sera focalisée notamment sur les structures narratives, les
hybridations
frésanienne,
génériques
c’est-à-dire
et
les
ses
modèles
extralittéraires
inspirations
de
musicales,
l’écriture
picturales,
photographiques, cinématographiques, scientifiques et religieuses.
L’un des narrateurs de La Vitesse des choses explique en quelques
mots une pratique de son auteur :
J’aime l’idée d’écrire une idée, le défi contenu dans le fait qu’une
idée puisse être une nouvelle, que la simple théorie d’une histoire
puisse être lue comme une histoire à part entière.33
À l’instar des livres frésaniens, où la fusion originelle du récit littéraire et du
discours théorique permet l'émergence des sens nouveaux, dans ce présent
travail nous avons pris la décision de ne pas rédiger une partie consacrée
exclusivement à la présentation des notions théoriques utilisées. Nous
expliquerons donc nos outils depuis l’analyse même, au fur et à mesure de
33
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 49-50.
24
sa progression, pour la commodité du lecteur et pour imiter la forme de
l’objet de notre étude (qui est l’œuvre de Rodrigo Fresán imitant la forme de
l’objet de sa réflexion) dans une démarche de mise en abyme, également très
fréquente chez cet auteur.
25
Partie I
L’écrivain et son œuvre
26
…les écrivains sont ceux qui ont appris dans leur
enfance en des temps terribles, à trouver refuge dans
leurs propres fantaisies, donc dans la fiction ou dans
la voix d'un narrateur compatissant, et non pas dans
les vociférations des êtres de chair et de sang qui les
entourent….
Rodrigo Fresán34
Dans l'introduction à La Vitesse des choses, Enrique Vila-Matas
souligne le fonctionnement particulier de l'élément autobiographique des
textes de Fresán. Pour lui « chez Fresán, ce n'est pas la vie qui nous informe
sur l'œuvre, mais l'œuvre qui irradie, explose dans la vie en y dispersant les
mille éclats qui semblent lui préexister »35. Bien que les liens qui se tissent
entre la vie et l'œuvre de Fresán soient très complexes, voir sibyllins, nous
ne pouvons pas contester la nature autobiographique de son écriture. Pour
sa part, Fresán a commenté que « tout livre est autobiographique d'une
façon ou d'une autre. Les auteurs ont trois vies simultanées : leur vie privée,
leur vie à l'intérieur du livre qu'ils sont en train d'écrire, et celle à l'intérieur
du livre qu'ils sont en train de lire. Ces trois vies s'interpénètrent sans
arrêt »36. De surcroît, l'exploration des interactions mutuelles entre la
mémoire (privée et collective) et la création artistique forme un des axes
principaux de sa pensée métalittéraire. De la défiguration et de la
transformation de ses expériences personnelles se dégage une méditation
sur les frontières qui séparent l'autobiographie (ou la biographie) de la
fiction, sur cette dichotomie entre le réel et le fictionnel. Saturés d'épisodes
vécus ou dont il a été témoin, ses livres constituent un espace de réflexion
au sein duquel un écrivain se confronte aux souvenirs, parfois traumatiques,
et se penche sur la notion du passé conçu comme « une carte déployée où il
est extrêmement facile de s'égarer pour le simple plaisir de mieux se
Rodrigo Fresán, L'homme du bord extérieur, trad. Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury,
Editions Autrement, 1999, p. 175.
35 Enrique Vila-Matas, op. cit., p. 10.
36 Etienne Leterrier, « La lettre et le médium », ed. cit., p. 31.
34
27
retrouver »37. Remarquons aussi que l’écrivain a recours plusieurs fois (de
façon plus ou moins ironique) aux différents moments cruciaux de sa
biographie en tant que facteurs conditionnant la poétique et la conception de
la littérature qui lui sont propres.
En considération de ce qui précède et en vue d'éclairer un peu divers
aspects de son œuvre, il nous semble pertinent de rassembler ici les
éléments biographiques les plus marquants avant de pénétrer dans l'analyse
de ses ouvrages. Il faut cependant mettre en relief le fait que ces données, en
absence d'études biographiques sur Fresán, ont été issues principalement
d’entretiens accordés par celui-ci à de nombreux journaux, sites, blogs et
magazines (voir la bibliographie fournie en fin de notre étude). De là, sans
aucun doute, la présupposition indispensable de degrés variables de
subjectivation
qui
envahissent
ces
ressources
documentaires
et
qui
entraînent, encore une fois, un jeu incessant entre la réalité et la fiction, une
dilution des limites entre histoire et mémoire. Présupposition confirmée par
les propres paroles d'un des narrateurs de La Vitesse des choses qui
considère que l'écrivain se souvient en imaginant et que son trait distinctif
est une mauvaise mémoire qui l'oblige au travail de « hacer memoria », c'està-dire, de se souvenir et d'écrire38.
Afin de retracer de façon humoristique la genèse de son style littéraire
particulier, Fresán a l'habitude de raconter les circonstances dramatiques de
sa naissance et son enfance « mouvementées ». Il a été un gros bébé de 5 kg,
né à Buenos Aires le 18 juillet 1963 après un accouchement long et difficile.
Déclaré en état de mort clinique alors qu’il y a une panne d'électricité et que
sa mère s'évanouit, l’enfant mort-né se réveille. Le paradoxe d'être né en
mourant, avoue Fresán, doit être à l'origine de son goût pour les digressions
interminables, étant donné que « on ne peut pas être plus digressif »39. Il
peut expliquer aussi son obsession de la mort, omniprésente dans ses livres.
Pareillement, selon lui, c'est dans les premiers mois de sa vie qu'il faut
chercher les germes d'une autre idée fixe liée étroitement au digressif, la
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 36.
Idem, La velocidad de las cosas, Debolsillo, Barcelona, 2006, p. 550.
39 Idem, «Tener estilo», The Barcelona Review, n°49, 2005,
http://www.barcelonareview.com/49/s_rf.htm (Consulté le 16/09/2014).
37
38
28
notion de mutant (ou freak), qui revient sans cesse aussi bien au niveau de
la thématique que de la structure de ses textes. À l'âge de quelques mois il
souffre d'une toux persistante. Une radiographie réalisée à la demande des
parents inquiets ne révèle pas de tuberculose, mais la présence d’une côte
supplémentaire chez le nouveau-né, ce qui lui a permis d'affirmer, plusieurs
années plus tard, qu'il a été un X-Man, un mutant. Ajoutons que, fasciné
par l'univers de la bande dessinée, il a découvert que la populaire série des
X-Men de la maison d'édition américaine Marvel Comics avait été créée par
Stan Lee et Jack Kirby précisément en 1963.
Fresán a passé son enfance à Buenos Aires, à une époque de forte
croissance urbaine, de consommation et d'épanouissement culturel. Il
grandit au sein d'une famille d'un rang social assez élevé et il est plongé
depuis l’enfance dans un milieu d’ébullition artistique et intellectuelle,
caractéristique de l'esprit des années soixante. Ses parents font partie de
l'intelligentsia de la capitale argentine et disposent d'une grande bibliothèque
familiale.
La
mère,
Norma
Mastrorilli,
étudiante
en
psychologie
(psychanalyse), est liée à des groupes d'activistes étudiants et au début des
années soixante-dix elle est emprisonnée à deux reprises. Le père, Juan
Fresán, fils d’Espagnols exilés en Argentine après l'éclatement de la Guerre
d'Espagne, est un artiste graphiste, publicitaire et directeur artistique
associé à l'Institut Di Tella. En travaillant à la fois sur la publicité et l'art, il
est un créateur remarquable. Parmi ses projets les plus connus il y a des
livres-objets : une biographie graphique de Borges, une « traduction en
dessin » de la nouvelle Casa Tomada de Cortázar et The Pencil Book. Il rêve
aussi de faire un film d'avant-garde La nueva Francia, racontant l'histoire
d'un aventurier français, Antoine de Tounens, proclamé roi d'Araucanie et de
Patagonie40.
Cette histoire est racontée dans le roman de Jean Raspail, Moi, Antoine de Tounens, roi de
Patagonie (1981, Albin Michel).
40
29
Illustration 2. Juan Fresán.41
Comme la maison familiale des Fresán était fréquentée par des
personnages majeurs de la littérature argentine, le petit Rodrigo a développé
très tôt une profonde admiration pour certains auteurs. Il se rappelle par
exemple les figures impressionnantes de Rodolfo Walsh, García Márquez et
Cortázar qui ont provoqué chez lui l'intérêt pour les lettres et ont contribué à
sa transformation en « fils qui voulait être écrivain lorsqu'il serait grand » (un
des protagonistes de ses ouvrages). Parmi les récits de L'homme du bord
extérieur nous trouverons « Histoire ancienne », un texte rédigé par Rodrigo à
l'âge de 8 ans. Au nombre des visiteurs réguliers il y avait aussi le célèbre
Francisco « Paco » Porrúa, directeur de Minotauro, une maison d'édition
spécialisée dans la science-fiction où sont publiés Philip K. Dick, Ray
Bradbury et J. G. Ballard, et, surtout, premier éditeur et « découvreur »
légendaire de Cent ans de solitude, de García Márquez, et de Marelle, de
Cortázar. Quand les parents de Rodrigo divorceront, sa mère l'épousera.
Eduqué dans une ambiance athéiste et de liberté, Fresán est emmené
souvent aux soirées sixties organisées par les amis de ses parents.
Quelquefois, puisqu'ils ne veulent pas rentrer tôt, ils l'habillent avec son
uniforme d'écolier pour le lendemain et ils le font dormir dans la chambre où
sont entreposés les manteaux. Cette image de solitude dans l'obscurité de la
chambre aux manteaux revient dans les pages de « Signaux captés au cœur
d'une fête » et de « Preuves irréfutables de vie intelligente sur d'autres
41fhttp://www.eltendal.com.ar/inicio/index.php?option=com_content&view=article&id=377:
documental-sobre-juan-fresan&catid=41:cine&Itemid=56 (Consulté le 16/09/2014).
30
planètes » où apparaît Hilda, une petite fille née morte. Ce motif d'un enfant
non désiré, non aimé, mis à l'écart, est très présent dans l'œuvre de Fresán
qui constate, avec la distance des années, que ses parents n'étaient pas
prêts pour avoir un fils.
Mes parents ont fait partie d'une génération privilégiée. Ils
s'étaient arrogé le privilège de réinventer le monde en combattant
ce qui avait été créé avant eux, y compris les bonnes choses. Ils
ont tout reçu en héritage, sauf une chose : la capacité à vieillir.
C'est aussi ça que je raconte dans Les Jardins de Kensington. Peter
Pan et les années soixante, c'est exactement la même chose.
L'histoire de gens qui ne veulent pas grandir, désirent rester jouer
éternellement chez les Enfants perdus. C'est en fait tout l'esprit du
rock n'roll, d'Orange mécanique, des musiques punk… (…) Moi, je
suis né à cette époque-là, et je crois être un fils légitime de ces
années : on est beaucoup plus perméable à ce qu'on connaît étant
jeune, qu'à ce qu'on découvre par la suite.42
Les premières années de la vie de l'écrivain argentin ont été ponctuées
par des disputes successives, des séparations, par les affaires et les
déménagements de ses parents qui se sont terminés, comme nous l'avons
déjà dit, par un divorce. À cette relation tumultueuse de ses parents et au
manque d'intérêt à son égard Fresán doit paradoxalement ses premiers pas
dans le domaine de la culture. Il y a d'une part, la découverte de cette
grande passion qui a pénétré en profondeur ses livres. Tandis que sa mère et
son père allaient se quereller, ils le laissaient seul dans les salles de cinéma,
ce qui lui a permis de regarder plusieurs fois Lawrence d'Arabie, Citizen
Kane, Les Quatre Cents Coups, Help !, Casablanca, et particulièrement 2001:
L'Odyssée de l'espace, le fameux film de science-fiction réalisé par Stanley
Kubrick que Fresán appelle une des deux grandes épiphanies extralittéraires
42
Etienne Leterrier, « La lettre et le médium », ed. cit. , p. 31.
31
de sa vie43. Pendant ce temps-là il est devenu pareillement un admirateur
enthousiaste de la série télévisée américaine La Quatrième Dimension et de
son créateur et narrateur Rod Serling.
D'autre part, quand, adolescent, il est expulsé d'une école catholique,
le jeune Fresán continue à quitter la maison tous les matins sans rien dire à
ses parents. Mais, au lieu de rejoindre sa classe il va à la bibliothèque
municipale. Ses parents ne se rendent compte qu’un an et demi plus tard
qu'en lisant pendant des mois il a réussi à s'approprier les classiques de la
littérature mondiale.
Rodrigo passe les week-ends chez sa grand-mère. Pendant toutes les
vacances d'été il séjourne avec sa famille dans la ville natale de son père, à
Viedma, capitale de la province de Río Negro et porte d'entrée de la
Patagonie. Son grand-père, un libraire basque qui s’est exilé en Argentine
lors de la Guerre Civile espagnole, tient là-bas une librairie-drugstore. C'est
à soixante kilomètres de Viedma, aux alentours de la petite station balnéaire
de La Lobería, que Fresán trouve l'inspiration pour l'un des leitmotivs
dominants dans son œuvre : la ville nomade Canciones Tristes. Dans les
représentations initiales de cet endroit polymorphique nous retrouvons
l'atmosphère patagonienne des falaises vertigineuses, des grands espaces,
des villages perdus et de la nature sauvage avec, notamment, les baleines.
Mais au fur et à mesure des livres frésaniens, Canciones Tristes acquiert
également les traits urbains de la ville de Buenos Aires.
L'unique nouvelle strictement autobiographique, aux dires de l'écrivain
argentin, « La vocation littéraire », intégrée dans L'homme du bord extérieur,
raconte un tournant de sa vie. À la fin de 1974 deux hommes, dont un armé
d'une mitraillette, viennent à son domicile à la recherche de sa mère. Âgé de
dix ans et seul dans la maison, Rodrigo ouvre la porte et doit affronter deux
membres de l'Alliance Anticommuniste Argentine (Triple A), une organisation
paramilitaire d'extrême droite qui dans les années soixante-dix a effectué
plusieurs assassinats et a menacé les intellectuels et artistes affichant leur
sympathie pour la gauche. Après un court et infructueux interrogatoire sur
La notion d'épiphanie, dans le sens d'une expérience esthétique, une clef de toute l'œuvre
de Fresán, sera abordée dans d'autres chapitres de cette thèse.
43
32
le lieu de séjour de sa mère, les deux visiteurs kidnappent le garçon. Il n’est
relâché que quelques heures plus tard en échange de ses parents. Trois
jours plus tard, au moment même où ils sont libérés, ceux-ci prennent la
décision de s'exiler au Venezuela (Caracas) et abandonnent leur patrie sans
retourner chez eux pour y faire leurs valises. Hébergé par sa grand-mère,
Rodrigo peut enfin rejoindre ses parents à l'étranger en 1975.
Pendant les quelques six années de son adolescence passées au
Venezuela,
Fresán
fréquente
des
établissements
de
l’enseignement
secondaire et il dévore des livres et des bandes dessinées. Adoptant le regard
propre à l'exil, il cultive la négation de son pays natal et de "lo argentino",
puisque l'Argentine est de son point de vue "le lieu d’où on a été viré". Son
retour à Buenos Aires en 1982 a coïncidé avec les dernières semaines de la
guerre des Malouines, qui sera le sujet de son récit très commenté « La
souveraineté
nationale »
(L'homme
du
bord
extérieur).
Par
suite
de
l'incompatibilité des systèmes éducatifs argentin et vénézuélien, et en raison
de la disparition de son dossier scolaire, le jeune Rodrigo ne peut pas
poursuivre officiellement sa formation à l'université ni solliciter une bourse,
il assiste alors aux cours sans s'inscrire. Jusqu'à présent, au regard des lois
argentines, il n'a même pas terminé l'école primaire, il est donc selon ses
dires un semi-analphabète.
Un événement anecdotique qui marque cette période de sa vie est
raconté dans un essai « El día en que casi mato a Borges » [« Le jour où j’ai
failli tuer Borges »]44. Rodrigo, âgé environ de vingt ans, complètement
absorbé dans la poursuite de son amie avec laquelle il vient de se fâcher,
percute Jorge Luis Borges dans la rue.
Il a volé dans les airs et s'est écroulé par terre. J'ai encore honte
aujourd'hui de ne pas l'avoir aidé à se relever. Il était là devant
moi, cherchant sa canne, moi j'étais littéralement pétrifié. Je me
disais "Mon Dieu, je viens de tuer Borges… c'est fini : peu importe
ce que j'écrirai à présent, je resterai toujours LE type qui a tué
Rodrigo Fresán, « El día en que casi mato a Borges », dans : Borges múltiple : cuentos y
ensayos de cuentistas, Pablo Brescia y Lauro Zavala (ed.), México, UNAM, 1999.
44
33
Borges…" Fort heureusement, il n'est pas mort. Du moins il n'est
mort qu'environ un an après ce qui fait que personne n'a jamais
fait le lien…45
Illustration 3. Rodrigo Fresán.46
En 1983 le jeune Rodrigo aux cheveux longs à la Mark Knopfler (un
des fondateurs du groupe britannique Dire Straits), admirateur fervent de la
Beat Generation, de Bob Dylan, des Kinks et des Beatles, part en Europe. En
voyageant en auto-stop il vit son aventure musicale et linguistique en
devenant fortuitement l'interprète-traducteur de Supertramp et de Dire
Straits sur leurs tournées. Les échos de ces expériences résonnent dans ses
textes, en particulier dans son premier roman, Esperanto, dont le
protagoniste est une vedette du rock des années soixante-dix.
Nonobstant sa vocation précoce de « fils qui voulait être écrivain
lorsqu'il serait grand », Fresán est pressé par son père, devenu un
personnage en vue de l'industrie publicitaire, de suivre ses traces. Ainsi, de
retour à Buenos Aires il commence à gagner sa vie en travaillent en tant que
publicitaire. Mais promptement déçu de ce monde fait de slogans, il profite
de son temps libre pour écrire et rêve de devenir journaliste. Enfin « mon
45
46
Etienne Leterrier, « Le voyageur diagonal », op.cit., p. 28.
Rodrigo Fresán, Trabajos manuales, Buenos Aires : Planeta, 1994.
34
père m'a posé un ultimatum : il m'a menacé de transmettre un de mes textes
à l'un de ses amis, directeur d'un magazine, pour qu'il me remette à ma
place. J'ai accepté le pari »47. C’est cet ami qui, après la lecture d'un essai de
Rodrigo, lui propose un premier emploi de journaliste au Diners Club
Magazine, une revue de carte de crédit portant sur la cuisine, la culture et
les voyages, où Fresán reste sept ans. Il y publie sous « quelque neuf
pseudonymes » (en tant que femme, gay, aristocrate âgé et décadent….).
Ensuite il écrit pour Cuisine et vins, avant de poursuivre d'autres
collaborations, par exemple avec Ámbito Financiero (où il publie la critique de
El coloquio d’Alan Pauls) et avec Página/30 (le mensuel de Página/12).
En 1991, le début de son travail dans Página/12 coïncide avec « le Big
Bang de tout ce qui est venu après » : l'apparition de Historia argentina
(L'Homme du bord extérieur) chez Planeta, dont quelques extraits sortent
dans la presse avant l'édition intégrale chez Planeta.
Illustration 4. Historia argentina (Anagrama, 2009).48
Comme nous l'avons dit auparavant, le grand (et inattendu) succès
médiatique du livre est un événement qui introduit Fresán du jour au
47
Ibidem.
http://www.papelenblanco.com/relatos/historia-argentina-de-rodrigo-fresan (Consulté le
16/09/2014).
48
35
lendemain dans l'industrie éditoriale et dans les cercles littéraires de
l'époque. L'Homme du bord extérieur étant devenu un nouvel « objet à la
mode », comme une marque de vêtements ou un modèle de voiture49, son
auteur gagne une visibilité médiatique hors du commun. Il accorde plusieurs
interviews, il apparaît en couverture de la revue Gente et il est invité par
Mirtha Legrand, « la reine de la télévision argentine » qui anime depuis les
années soixante le célèbre programme « Almorzando con Mirtha Legrand » (il
refuse). Cette notoriété publique, très bien gérée par les éditeurs, a influencé,
paraît-il, et continue à influencer profondément, l'image de marque de
l'écrivain et l'évaluation critique de son œuvre. Ignacio Echevarría apporte
une observation intéressante là-dessus :
Le succès de L'Homme du bord extérieur, nous l’avons déjà dit, a
été "formaté" a posteriori, par les éditeurs et les communicants, en
tant que vedette de rock, ou de pop, peu importe, et il est devenu
le modèle d'un nouveau type d'écrivain "translittéraire", auteur de
livres qui au fond aspirent à se transformer en autre chose : de
préférence en un film, ou un clip, ou un CD. Fresán lui-même a été
victime de cette opération et, sans l'avoir mérité, on l’a affublé de
différents clichés, clichés qui à partir de lui ont été mis en
circulation, à propos d’écrivains plus jeunes qui aspiraient à
marcher sur ses traces. Les années qui se sont écoulées n'ont pas
libéré Fresán de cette étiquette d’écrivain médiatique et tapageur,
cherchant à effacer les frontières entre journalisme et littérature,
jaloux de sa célébrité et chantonnant toujours une mélodie plus ou
moins reconnaissable. 50 [Notre traduction]
49 Voir : Francisco Angeles Menacho, «Una historia muy real. Apuntes a la Historia argentina
de Rodrigo Fresán», Miríada, 19.02.2007,
http://revistamiriada.org/index.php?option=com_content&task=view&id=61&Itemid=101
(Consulté le 16/09/2009).
50 Ignacio Echevarría, «La historia continua», Página 12, Radar Libros, Domingo, 4 de
octubre 2009, http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/10-3558-2009-1004.html (« El éxito de Historia argentina, ya se ha dicho, fue "formateado" a posteriori, por
editores y comunicadores, como el de una estrella de rock, o del pop, lo mismo da, y sirvió
de plantilla para modelar un nuevo tipo de escritor "transliterario", autor de libros que en el
fondo aspiran a convertirse en otra cosa: preferiblemente una película, o un videoclip, o un
cedé. El propio Fresán fue víctima de esta operación, y sobre él mismo recayeron, sin
36
Or, Fresán commence une période très active et enrichissante de son
parcours intellectuel. Conformément à la catégorisation proposée par
Claudio Benzecry dans son étude sociologique de la sociabilité intellectuelle,
grâce à la parution de L'Homme du bord extérieur Fresán se transforme
« d’aspirant à » en « écrivain-journaliste »51. Ce que veut dire qu'il avance
dans la hiérarchie du monde de la presse et des lettres argentines, en
passant des « orbites » de jeunes journalistes culturels (rassemblés autour de
publications comme Radar, supplément dominical de Página/12, et de XXI,
la revue de Jorge Lanata) au « centre » créé par ceux qui ont réussi à publier
au moins un livre. Il devient donc un des acteurs importants dans le réseau
compliqué d'amitié et d'oppositions qui régit la vie intellectuelle de Buenos
Aires52.
À l'occasion de vernissages, de présentations des livres (souvent à l'ICI,
Instituto Iberoamericano de Cultura) et d'autres célébrations formelles il fait
la connaissance d’écrivains et de critiques actuels comme Alan Pauls, Daniel
Guebel et Martín Rejtman. Comme le rapprochement entre littérature et
musique du moment était en vogue, il rencontre Fito Páez et Andrés
Calamaro, deux rockeurs avec lesquels il a collaboré à plusieurs projets
musicaux,
littéraires
et
cinématographiques.
Il
rencontre
aussi
et
régulièrement à l’occasion des duels de trivia53 Guillermo Saccomanno et
Juan Forn, écrivain, directeur de collection de la maison d'édition Planeta,
« Biblioteca del Sur », directeur et créateur de Radar et, surtout, éditeur de
Fresán. Dans les couloirs de rédactions de journaux, revues, suppléments
culturels et des agences publicitaires il croise pour la première fois de jeunes
merecerlos, muchos de los tópicos que a partir de él se pusieron en circulación, relativos
sobre todo a los escritores más jóvenes que aspiraban a seguir sus pasos. Los años
transcurridos no han librado a Fresán de este sambenito, el de escritor mediático y ruidoso,
empeñado en borrar las fronteras entre periodismo y literatura, celoso de su celebridad y
canturreando siempre alguna melodía más o menos reconocible », consulté le 16/09/2014).
51 Claudio Benzecry, « El almuerzo de los remeros. Profesionalismo y literatura en la década
del '90 », Hispamérica, Año XXIX, Diciembre 2000, 87, pp. 17-30.
52 Le sujet des groupes littéraires opposés des années quatre-vingt-dix en Argentine sera
abordé ultérieurement dans ce chapitre.
53 Claudio Benzecry nous fournit la définition de la trivia : « le maniement trivial et
compétitif des biens culturels, dans lequel les produits de la haute culture se mélangent
indistinctement avec les productions massives, et qui s'exprime dans un plaisir constant de
la blague saturée de références culturelles », dans Benzecry, Claudio, op. cit., p. 29.
37
intellectuels tels que Miguel Rep, Jorge Lanata, Diego Curubeto, Alberto
Fuguet et Eduardo Berti. Comme il en fait la remarque : Página/12 « est le
seul journal au monde qui ait autant d'écrivains de fiction dans ses
rangs »54. Ajoutons que Fresán a travaillé en tant qu'éditeur de ses collègues
et amis pour Verano 12, le supplément d'été de Página/12, et pour
Página/30, il s'est aussi occupé des présentations des livres de Rep,
Curubeto et Laura Ramos. Enfin, nous pouvons compléter cette énumération
longue, mais sûrement non exhaustive, des activités culturelles de Fresán
avec la création d'un groupe de fans de musique populaire autonommé
"Internacional rockerita", dont les autres membres ont été l'écrivain espagnol
Ray Loriga et le Chilien Alberto Fuguet.
En outre, dans les années quatre-vingt-dix, Fresán rend des visites
régulières à Adolfo Bioy Casares, un de ses maîtres, dont les deux romans,
L'invention de Morel et Le Songe des héros, sont pour lui parmi les sources
d’inspiration les plus importantes. Les écrivains dialoguent sur la vie, la
littérature et la musique et la figure de Bioy Casares produit une forte
impression sur Fresán55, qui jusqu'à aujourd'hui donne des conférences sur
cet auteur (par exemple dans le cadre de La Feria del Libro de Saragosse en
2009). Il « était très coquet, amateur de femmes. Pour moi, c'est une idée
apollinienne de l'Argentin : riche, beau, intelligent, qui n'a pas à travailler et
passe son temps à lire et à faire ce qu'il veut »56. Fresán explique que La
Vitesse des choses constitue un hommage à deux auteurs en particulier,
c'est à dire à Bioy Casares, qui était le modèle du personnage de l'écrivain de
« Notes pour une théorie du lecteur », et à Osvaldo Soriano. L'ombre de ce
dernier, qui figure parmi les fondateurs de Página/12 et décède pendant
l'écriture du livre, est perceptible dans tous les textes et notamment dans
« Chivas Gonçalvez Chivas : l'art raffiné d'écrire des nécrologies ».
54
Mónica Maristain, « Entrevista a Rodrigo Fresán », le 1 mai 2007,
http://drinkingthelonious.blogspot.com/2007/05/entrevista-rodrigo-fresn.html (Consulté
le 16/09/2014).
55 Nous pouvons lire un des entretiens : « Una charla entre Adolfo Bioy Casares, Fito Páez y
Rodrigo Fresán », http://yobioycasares.blogspot.com/2010/03/una-charla-entre-adolfobioy-casares.html (Consulté le 16/09/2014).
56 Philippe Lançon, « L'invention de Fresán », Libération.fr, le 7 novembre 2008,
http://www.liberation.fr/livres/0101183519-l-invention-de-fres-n
(Consulté le 16/09/2014).
38
Lors d’une des présentations de ses livres, Fresán a accentué la grande
importance de ces « amitiés littéraires » pour son développement personnel :
Il y a énormément d'amis, ils sont tous là, ceux qui devaient être
là; ceux qui ne sont pas là, ils sont là aussi (…) j'aimerais que ma
biographie soit composée de la biographie de mes amis, il me
semble qu’avec les histoires de chacun d'eux, étant donné leur
nombre et leur qualité, bon, cela valait la peine d’en passer par là.
57
[Notre traduction]
Illustration 5. Vidas de santos (Debols!llo, 2007), Trabajos manuales (1994,
Planeta), Esperanto (Mondadori, 2011).58
C'est en 1993 qu'est paru chez Planeta Vidas de santos (Vies de
saints), le second ouvrage de Fresán très attendu, mais qui n'a pas répété le
succès de son début littéraire. Quoiqu'il reprenne, voire intensifie, la
Claudio Benzecry, op. cit., p. 28 (« Hay muchísimos amigos, están todos, los que tenían
que estar; los que no están, están también (…) me gustaría que mi biografía estuviera
compuesta por la biografía de mis amigos, me parece que con las historias de cada uno de
ellos, con la cantidad que hay y con la calidad que hay, bueno, que valió la pena pasar por
acá »).
58 http://www.amazon.com/Rodrigo-Fres%C3%A1n/e/B001H6O2ZK;
http://www.tyhturismo.com/data/destinos/argentina/literatura/escritores/Fresan/rfCT1.
html; http://revistadeletras.net/esperanto-de-rodrigo-fresan/(Consulté le 16/09/2014).
57
39
structure générique hybride du livre précédent, avec son ton blasphémateur
et ironique, sa nature parodique et sa réflexion sous-jacente sur la
littérature, il explore aussi de nouveaux horizons thématiques.
Trabajos manuales (Travaux manuels) édité en 1994, est un recueil de
miscellanées publiées dans Página/12 et Página/30 et complétées par des
essais inédits. Ce volume, croisant les discours journalistique et littéraire,
introduit nombre de motifs et personnages qui réapparaîtront dans des
textes subséquents de Fresán.
Une année plus tard suit Esperanto (Tusquets Editores), le premier
roman de l'écrivain argentin, dont la création est le fruit de l'une des plus
grandes expériences de lecteur de sa vie. D'après l'anecdote qu'il raconte, en
mars 1995, alors qu’il passe ses vacances d'été avec sa compagne Claudia
Gallegos à Córdoba, il lit tous les tomes de À la recherche du temps perdu de
Marcel Proust en un mois à peine. « Cette lecture m'a tellement donné
d'énergie, déclare-t-il, qu'après cela, j'ai écrit Esperanto en une semaine.
L'un des miracles de ma vie d'écrivain : ça n'arrivera jamais plus »59.
Il m'est arrivé une chose très bizarre (…) Une fois je me suis
réveillé à quatre heures du matin et j'ai dit à Claudia que j'avais
rêvé d'un roman complet. Je suis vite parti à la salle de bains
avec un cahier et j'ai pris vingt-cinq pages de notes. De retour à
Buenos Aires, j'ai ouvert mes notes devant l'ordinateur et une
semaine plus tard j'ai eu la première version d'Esperanto
terminée60.
[Notre traduction]
Il vaut la peine de signaler ici qu'Esperanto a été le premier ouvrage
frésanien remarqué en France et édité en 1999 chez Gallimard, dans la
collection « Du monde entier », traduit par Gabriel Iaculli.
Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», ed. cit., p. 31.
Verónica Chiaravall, « Reportaje a Rodrigo Fresán », 1999,
http://www.tyhturismo.com/data/destinos/argentina/literatura/escritores/Fresan/rfR1.ht
ml (« Y me ocurrió una cosa muy rara (…) En una oportunidad me desperté a las cuatro de
la mañana y le dije a Claudia que había soñado una novela completa. Fui corriendo al baño
con un cuaderno y tomé veinticinco páginas de notas. De regreso en Buenos Aires, abrí los
apuntes frente a la computadora y en una semana tenía terminada la primera versión de
Esperanto », consulté le 16/09/2014).
59
60
40
Par ailleurs, à la faveur de la relation déjà mentionnée de Fresán avec
le rockeur Fito Páez, celui-ci eut la possibilité de vivre une aventure
cinématographique. Quelques séquences d'Esperanto ont été utilisées dans
le scénario de Martín (Hache), un film d’Adolfo Aristarain réalisé en 1997,
dont la musique a été composée par Páez et dont une de protagonistes a été
Cecilia Roth, sa femme. Le metteur en scène a invité Fresán à jouer un petit
rôle au début du film. Un an après, l'écrivain est aussi intervenu avec Alan
Pauls dans la production de science-fiction La Sonámbula, recuerdos del
futuro de Fernando Spiner, basée sur le scenario de Spiner et de Ricardo
Piglia.
Suite à l'obtention d'une bourse Rodrigo Fresán part en 1996 aux
États-Unis. Il y passe six mois en tant que membre du fameux programme
d'écriture créative International Writers' Workshop à l'Université de l'Iowa.
C’est une expérience cruciale, « la fin de l'innocence » aux dires de Fresán,
parce que dans cette capitale littéraire internationale il a l'occasion de réviser
sa notion de l'écrivain et de confronter son idée de l'Amérique du Nord avec
la réalité. Il avait toujours rêvé, avoue-t-il, de la ville d'Iowa City, conçu
comme le berceau mythique (voir mystique) de beaucoup de ses auteurs
préférés. Pourtant, le séjour américain, qui lui a permis de rencontrer
plusieurs hommes de plume du monde entier, a détruit « le mythe de
l'écrivain en tant qu'animal romantique » et il l'a conduit à se faire une
nouvelle conception ironique de la figure de l’écrivain. Eu égard à ses
observations, d'après lesquelles l'écrivain comme personnage n'est pas du
tout intéressant et sa personne n'a rien d'extraordinaire, Fresán a pris la
décision de « commencer à penser moins à la figure de l'écrivain et à penser
plus à la littérature que les écrivains génèrent »61. Cette expérience de sa
formation à Iowa, même si elle a été « dure par moments », a fait naître la
plupart des nouvelles de La Vitesse des choses.
María Sonia Cristoff, «La salvación de los malditos», La Nación,
http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=213600 (Consulté le 16/09/2014).
61
1998,
41
Illustration 6. McOndo (Mondadori, 1996).62
Ce fut pareillement pendant l'Iowa Writers' Workshop, en 1995, qu'a
été conçue l'idée de l'anthologie McOndo. Fruit de collaboration des écrivains
chiliens Alberto Fuguet et Sergio Gómez, cet ouvrage s'est proposé de
rassembler dix-sept textes de jeunes écrivains de « la nouvelle génération
hispano-américaine » rejetant la tradition du réalisme magique. Dans le
célèbre prologue satirique du volume, les éditeurs remettent en question
l'image stéréotypée de l'Amérique du Sud indigène, folklorique et rurale. Ils
annoncent
également
la
rupture
définitive
avec
les
problématiques
prédominantes de sa culture comme l'identité et l'engagement, et défendent
une écriture individualiste, personnelle, urbaine, bien enracinée dans le
monde globalisé des nouvelles technologies, post-moderne, post-yuppies,
post-communisme,
post-babyboom,
post-couche
d'ozone,
post
tout.
L'anthologie, parue en 1996 dans une atmosphère de provocation, a vite
gagné une renommée de manifeste générationnel. Par conséquent, l'inclusion
d'un texte de Fresán (« Signaux captés au cœur d'une fête ») dans le recueil a
équivalu, aux yeux des lecteurs, à son identification avec ce prétendu
courant littéraire émergent. Par contre, du point de vue de l'écrivain
argentin:
http://www.elboomeran.com/blog-post/117/8505/edmundo-paz-soldan/apple-del-cultoa-la-adiccion-de-masas/(Consulté le 16/09/2014).
62
42
Avec le temps j'ai l'impression que l'affaire de McOndo est plutôt
un prologue qu'un livre et, naturellement, beaucoup moins qu'une
génération. Moi, j'ai fourni une nouvelle pour l'anthologie à la
demande de mon ami Alberto Fuguet et je n'ai lu l'introduction
qu'après la parution du livre. Il y a des choses que je partage et il
y en a d'autres avec lesquelles je ne suis pas d'accord simplement
parce que je n'y ai jamais pensé. Personnellement, je n'ai aucun
problème avec le réalisme magique. Quand il s'agit de questions
générationnelles, je crois qu'on lit et on écrit –parmi d'autres
choses- parce qu'on aime être seul. Je ne pense pas qu'il y ait une
génération qui m'intègre.63 [Notre traduction]
Considéré comme l'opus magnum frésanien par les critiques et comme
son meilleur livre par l’auteur lui-même, La velocidad de las cosas (La
Vitesse des choses, 1998, Tusquets Editores) clôt une certaine étape dans
son œuvre.
63 Roberto Santander, Martín Abadía, «La función del escritor es la de proveer historias», en
La Periódica Revisión Dominical, Diciembre 22, 2008,
http://laperiodicarevisiondominical.wordpress.com/2008/12/22/entrevista-a-rodrigofresan-la-funcion-social-del-escritor-es-la-de-proveer-historias/ (« Con el paso del tiempo,
me da impresión que lo de McOndo es más un prólogo que un libro y, por supuesto, mucho
menos que una generación. Yo entregué un cuento para la antología a pedido de mi amigo
Alberto Fuguet y no leí la introducción sino hasta que salió el libro. Hay cosas que comparto
y cosas en las que no estoy de acuerdo sencillamente porque nunca pensé en ellas. En lo
personal, no tengo ningún problema con el realismo mágico. En lo generacional, yo creo que
uno lee y escribe –entre otras cosas- porque le gusta estar solo. No siento que haya ninguna
generación que me contenga », consulté le 16/09/2014).
43
Illustration 7. La velocidad de las cosas (Debols!llo, 2006).64
Son dernier livre publié en Argentine, reflète sa déception à l’égard de
la figure de l'écrivain (« la fin de l'innocence » vécue à Iowa City). La tonalité
sombre, cynique et apocalyptique des nouvelles a émané aussi des
événements tristes de l'année précédente : sous l'effet des morts soudaines
d'Osvaldo Soriano, suite à cancer du poumon, et de Carlos Eduardo (Charlie)
Feiling, suite à une leucémie, Fresán pensait tout au long de l'année 1997
« qu'il était sur le point de mourir ». De plus, pour la première fois il n'a pas
eu le titre du livre au moment de se lancer dans sa rédaction. Tout au début,
l'ouvrage allait s'intituler Ciencias exactas (Sciences exactes), puis Historia
extranjera o RIP (Histoire étrangère ou RIP), La fête fantôme et El libro de los
muertos (Le livre des morts). Enfin, Fresán remarque un changement
considérable de son style à partir de La Vitesse des choses :
Au niveau de mon cinquième ouvrage je perds le don d'inventer
les trames, pour que, soudain, seules les digressions me viennent
à l'esprit. Au début, les trames qui arrivaient au port étaient
parfaites et flottantes, avec la gloire de leurs voiles déployées.
Maintenant, en revanche, les bateaux font naufrage en haute mer
et je dois aller les chercher là-bas et essayer d’en décoder le
64
http://imeanbooks.wordpress.com/(Consulté le 16/09/2014).
44
thème à partir des restes et des phrases, des idées détachées qui
montent en flottant jusqu'aux vagues. 65 [Notre traduction]
L'année 1999 a été décisive : Fresán a épousé Ana Isabel Villaseñor, la
Mexicaine qu'il avait rencontrée à l'occasion de la Foire du Livre de
Guadalajara, et les jeunes mariés se sont installés à Barcelone, « à michemin entre l’Argentine et le Mexique ». Fresán, étant de plus « fatigué d’un
certain monde littéraire et cannibale » de Buenos Aires, propose à Ernesto
Tiffenberg, le directeur de Página/12, de devenir le correspondant local du
quotidien. Dans la capitale catalane, un des centres européens importants
de l'édition et porte d'entrée de l'Ancien Monde pour les auteurs latinoaméricains, il a la possibilité de rencontrer et d’interviewer les écrivains les
plus connus. Il entre dans une autre société en rejoignant ses amis : Enrique
Vila-Matas et Javier Cercas, les éditeurs Jorge Herralde (son premier éditeur
barcelonais chez Anagrama), Beatriz de Moura et Toni López (chez Tusquets).
Il a la chance d'être représenté par Carmen Balcells Segalà, agente et éditrice
littéraire mondialement renommée, représentante de García Márquez, Vargas
Llosa, Cortázar, Onetti, Isabel Allende, Camilo José Cela ou Eduardo
Mendoza.
Quelques jours après son arrivée en Espagne il fait la connaissance de
Roberto Bolaño et cette amitié persiste jusqu'à la mort du romancier chilien.
Les deux écrivains développent l'habitude de se voir pour des « conversations
interminables » dont les sujets étonnants sont énumérés par Bolaño dans la
note « Todos los temas con Fresán » (« Tous les sujets avec Fresán », dans
Entre paréntesis (Entre parenthèses), Anagrama, 2004). Malgré la différence
générationnelle Fresán ne conçoit pas leur relation en termes de maîtredisciple :
Rodrigo
Fresán,
«Tener
estilo»,
The
Barcelona
Review,
n°49,
2005,
http://www.barcelonareview.com/49/s_rf.htm (« A la altura de mi quinto título, pierdo el
don de que se me ocurran tramas para que, de golpe, se me ocurran sólo digresiones. En un
principio, las tramas llegaban a puerto perfectas y flotantes, con la gloria de sus velas
desplegadas. Ahora, en cambio, los barcos naufragan en alta mar y yo tengo que ir hasta allí
e intentar decodificar el argumento a partir de los restos y frases e ideas sueltas que suben
flotando hasta las olas », consulté le 16/09/2014).
65
45
Nous avons été très amis. Mais je ne crois pas avoir été, ni être
aujourd'hui, son disciple. C'est vrai que nous avons commencé à
publier plus ou moins en même temps, que nous aimions les
mêmes auteurs, qu'il peut y avoir des liens entre nos livres, et qu'il
apparaît comme un personnage de Mantra alors que j'apparais
moi-même dans un passage de 2666. Mais en fait, nous parlions
très peu de nos livres ou de ce que nous faisions. Notre relation ne
correspondait
pas
aux
clichés
des
supposées
« amitiés
littéraires ».66
Bolaño et Fresán travaillent également sur un projet inachevé dédié
aux écrivains non conventionnels intitulé Fricciones ou Freakciones. Une
partie de ce livre jamais publié, c'est-à-dire quelques passages du chapitre
consacré à Philip K. Dick, peut être consulté dans la revue Letras Libres67.
À la fin de l'année 1999 Fresán s'engage dans la préparation d'une
nouvelle collection de la fin du millénaire, « Año 0 » (« Année 0 »), envisagée
par la maison d'édition Mondadori. Les commandes sont faites à plusieurs
écrivains de la langue espagnole (dont Gabi Martínez, Santiago Gamboa,
José Manuel Prieto, Rodrigo Rey Rosa et Roberto Bolaño) d'écrire un livre
consacré à une ville donnée. Les critères de la collection n'imposent pas un
genre littéraire, ce peut être un journal de voyage, un essai ou un roman. La
ville attribuée à Fresán est Mexico et le fruit de la commande : l'ouvrage
volumineux et génériquement hybride Mantra, qui paraît en 2001.
Lise Benincà, « Mexico aux rayons X », trad. Marta Pascual Argente, Le matricule des
anges, n°77, 2006, p.39.
67 Roberto Bolaño, Rodrigo Fresán, « Dos hombres en el castillo: una conversación
electrónica
sobre
Philip
K.
Dick
»,
Letras
Libres,
junio
de
2002,
http://www.letraslibres.com/revista/convivio/dos-hombres-en-el-castillouna-conversacionelectronica-sobre-philip-k-dick (Consulté le 16/09/2014).
66
46
Illustration 8. Mantra (Mondadori, 2001).68
L'intérêt d'accepter cette commande passait aussi par le fait
d'écrire sur une ville que je n'aurais pas spontanément choisie
(j'aurais sûrement pris New York), ce qui constituait un vrai défi...
(…) Mais moi ce qui m'amusait c'était de prendre des risques. De
toute manière, au fur et à mesure de la rédaction de Mantra, je me
suis rendu compte de la place importante qu'avait occupé le DF
(un DF « imaginaire » puisque je n'y étais jamais allé avant 1997)
dans mon enfance, ma formation, ma déformation : les lutteurs
masqués, les Sea-Monkeys, les temples aztèques, les gravures de
Posada... Étonnamment ou pas, à la fin de mon précédent livre (La
Velocidad de las cosas, 1998), le DF apparaissait déjà, ainsi qu'un
personnage messianique appelé Balthazar Mantra. Comme quoi il
n'y a pas de hasard. Le secret à tous les niveaux dans la vie c'est
de s'approprier la demande extérieure et de se débrouiller du
mieux qu'on peut. Par chance, mon éditeur a adoré le monstre que
j'ai créé.69
Mantra a été très bien accueilli par la critique, toutefois c’est le livre
suivant de l'écrivain argentin qui lui fait gagner le premier une vraie
68
69
http://carlesriobo.blogspot.fr/2011/05/mantra.html (Consulté le 16/09/2014).
Lise Benincà, op. cit., p. 38.
47
reconnaissance sur le marché international. Jardines de Kensington (Les
jardins de Kensington, Mondadori, 2003), classé meilleur roman en castillan
de l'année 2003 et récompensé par le I Premio Lateral de Narrativa, a été
traduit en anglais (par Natasha Wimmer, 2005) et puis dans de nombreuses
autres langues.
Illustration 9. Jardines de Kensington (Debols!llo, 2005).70
Après sa parution aux États-Unis le livre a reçu une critique élogieuse
d'une page entière dans The New York Times et, en général, il a attiré
l'attention de la presse. On trouve des commentaires portant sur Les jardins
de Kensington par exemple dans The Guardian, The Independent, The Nation,
The Observer et The Washington Post. De surcroît, les personnages influents
de la littérature en langue anglaise comme Salman Rushdie, John Irving ou
John Banville en ont célébré le mérite. Fresán a été aussi invité au PEN
American Center pour accorder un entretien à Jonathan Lethem, un des
écrivains new-yorkais prépondérants, dans le cadre du 2006 PEN World
Voices Festival71.
http://batboyreads.blogspot.fr/2011/12/jardines-de-kensington-de-rodrigo.html
(Consulté le 16/09/2014).
71 Jonathan Lethem et Rodrigo Fresán, BenettonTalk Young Writers Series, PEN American
Center, 29/04/2006, http://www.pen.org/viewmedia.php/prmMID/4251 (Consulté le
16/09/2014).
70
48
Il nous semble en outre pertinent de signaler ici la possible relation
dialogique entre Mantra et Les Jardins de Kensington, résultant des
circonstances exceptionnellement défavorables de la rédaction de ce dernier.
L'idée du roman a été inspirée par un documentaire français sur la vie de
James Matthew Barrie où apparaissent aussi Gilbert Keith Chesterton et
Bernard Shaw. L'image des trois écrivains jouant dans un jardin déguisés en
cow-boys est devenue un catalyseur de l'écriture et la première version de
Les jardins de Kensington a été terminée en même temps que la partie
initiale de Mantra, en octobre 2000. Malheureusement, elle a été ensuite
entièrement perdue du fait d'un virus informatique transmis par e-mail et
rédigée de nouveau deux ans plus tard. Ainsi, le travail de composition du
roman a commencé avant Mantra, s'est déroulé simultanément à Mantra,
puis il a été repris après, ce qui nous autorise sans doute à y chercher des
points d'intersection, des croisements, des éléments en commun.
Illustration 10. El fondo del cielo (Mondadori, 2009).72
L'intervalle de six ans qui sépare Les jardins de Kensington du roman
suivant de Fresán, El fondo del cielo (Le fond du ciel, Mondadori, 2009) a été
le plus long dans sa vie d'écrivain. Ce fut, en revanche, une période très
72http://miedoalaliteratura.wordpress.com/2010/06/06/rodrigo-fresan-acabara-
mandando-al-paro-a-todos-sus-criticos-literarios/(Consulté le 16/09/2014).
49
intense au regard de son métier de journaliste et de sa vie personnelle. En
2006 il est devenu père d'un petit garçon, Daniel, et deux ans plus tard il a
déménagé de l’Eixample à une banlieue de Vallvidrera, au Tibidabo, où il vit
avec sa famille dans un duplex au sommet d'une colline surplombant
Barcelone.
La plus récente parution, La parte inventada (Literatura Random
House, 2014), constitue la deuxième partie de La Vitesse des choses. Cette
mini-trilogie à l’intérieur de l’œuvre frésanienne sera complétée dans vingt
ans, d’après les déclarations de l’auteur, par un roman intitulé La palabra
justa ou La palabra exacta73. Ainsi, les trois volumes correspondront aux
étapes successives du parcours de l’écrivain : la jeunesse, la maturité et la
vieillesse.
Lors d’entretiens Fresán aime bien expliquer les circonstances de la
rédaction de ce dernier roman et l’origine de sa thématique principale. Au
cœur de La parte inventada nous trouvons la réflexion sur les relations entre
père et fils. En effet, l’écrivain raconte une anecdote selon laquelle c’est grâce
à son fils, Daniel, qu’il a terminé le travail sur le livre. À l’âge de quatre ans,
sur le chemin à l’école, il a montré à son papa une figurine d’un voyageur
avec sa valise, présentée dans la vitrine d’une papeterie. Puis il a annoncé
que ce jouet devait être sur la couverture de son prochain livre et, de plus,
que le voyageur devait être le protagoniste. À l’aide de cette idée « le livre
s’est résolu », Fresán a enfin réussi à unir les parties détachées et finir la
composition du volume. C’est pour cette raison que Daniel Fresán est cité
dans l’ouvrage comme l’auteur de la couverture.
Ernesto Castro, «Entrevista a Rodrigo Fresán», www.revistacoronica.com, [en ligne],
http://www.revistacoronica.com/2014/06/entrevista-rodrigo-fresan-por-ernesto.html (« La
velocidad de las cosas y La parte inventada funcionan como opuestos complementarios;
incluso proyecto la idea de una tercera entrega para dentro de veinte años —digamos: La
palabra justa o La palabra exacta— que sería el libro de la vejez y cierro de este modo la
trilogía », consulté le 16/09/2014).
73
50
Illustration 11. La parte inventada (Literatura Random House, 2014).74
Nous conclurons ce chapitre introductif en situant brièvement
l'écrivain argentin dans le milieu littéraire au sein duquel il débuta son
aventure littéraire. Rodrigo Fresán a fait ses premiers pas au moment de la
naissance de ce qu'on appelle la génération argentine des années quatrevingt-dix75. De nombreuses dénominations et adjectifs ont été avancés pour
décrire la proposition littéraire de ce groupe d’écrivains de la post-dictature.
Il a été présenté comme créateur d'une « littérature du nouveau », une
« écriture
des
jeunes »,
des
écrivains
avant-gardistes,
postmodernes,
rénovateurs76, ou comme un nouveau groupe générationnel sans pères ni
http://www.revistacoronica.com/2014/06/entrevista-rodrigo-fresan-por-ernesto.html
(Consulté le 16/09/2014).
75 Carmen de Mora, « El cuento argentino de los últimos años », en Tinta China. Revista de
Literatura, Año I, Núm. 2, Sevilla, Diciembre 2002, http://www.tinta-china.net/cdmora.htm
(Consulté le 16/09/2014).
76 Silvia G. Kurlat Ares, op. cit, p. 215.
74
51
illusions77, auteur du « roman après l'histoire » (« la novela después de la
historia » 78).
Parmi plusieurs tentatives de caractérisation de ce phénomène
littéraire nous trouvons l’étude d’Elsa Drucaroff, déjà citée plus haut, qui
nous paraît offrir la vision la plus complète, pertinente et éclairante79. La
chercheuse
reprend
l’expression
« nouvelle
prose
argentine »
(« nueva
narrativa argentina », NNA), répandue dans les suppléments culturels, blogs
et articles spécialisés, afin de donner une analyse minutieuse de la
génération en question et des circonstances extrêmement difficiles de son
activité littéraire. Elle dresse des listes détaillées des écrivains représentant
le groupe, expose leurs ouvrages remarquables et, enfin, analyse les « taches
thématiques » (« manchas temáticas ») qui inscrivent leurs livres dans le
mouvement générationnel.
La dénomination NNA évoque les nouveaux traits distinguant la prose
des écrivains qui sont nés après 1960 et qui commencent à publier au début
des années 90. Ils peuvent être divisés en deux générations. La première
génération de post-dictature concerne les auteurs nés entre 1961 et 1970
(dont Rodrigo Fresán). Leur conscience citoyenne se réveille dans l’ambiance
de la guerre des Malouines (le conflit qui oppose l’Argentine au Royaume-Uni
à partir du 2 avril de 1982) et du commencement de la démocratie, en
décembre 1983. Selon Drucaroff, dans le cadre de cette génération
apparaissent quelques-uns des écrivains argentins les plus importants des
cinquante dernières années. Cependant, ils gagnent leur conscience
générationnelle très tard et sont perçus en tant qu’un groupe de cas isolés,
solitaires, sans filiation. En revanche, les auteurs de la deuxième génération
de post-dictature, nés après 1970, découvrent et revendiquent leur
appartenance générationnelle. Ils construisent leur conscience dans le bruit
Sylvia Saítta, «La narrativa argentina, entre la innovación y el mercado (1983-2003)», en
Marcos Novarro y Vicente Palermo (Ed.), La historia reciente: Argentina en democracia,
Buenos Aires, Edhasa, 2004, pp. 246-247.
78 Beatriz Sarlo, Escritos sobre literatura argentina, Buenos Aires, Siglo XXI Editores
Argentina, 2007, p. 471.
79 Elsa Drucaroff, Los prisioneros de la torre. Política, relatos y jóvenes en la postdictadura,
Buenos Aires, Emecé, 2011.
77
52
des manifestations pour l’éducation en 1992 et lors de l’explosion sociale de
décembre 2001.
La dictature militaire, instaurée en Argentine en 1976 et finie en 1983,
détermine le début de la NNA. Néanmoins, à peine quelques années plus
tard, le jeune public divorce d’avec la littérature de son pays et commence
alors la période de l’invisibilité et du mépris social des jeunes écrivains, les
effets de la stratégie du marché éditorial et de la politique culturelle de la
critique. En raison d’une grande détérioration (même destruction) du marché
de l’édition et en raison, plus que tout, d’une attitude de la critique
académique (formée par les grands auteurs des années 70 de « la génération
militante ») excluant toute nouvelle forme de description de la réalité et de
l’histoire argentine, les livres des écrivains de la NNA ont été attaqués ou
simplement ignorés. Pendant des années, les générations de post-dictature
souffrent ainsi de l’invisibilité dans leur propre pays, accusées par
l’establishment intellectuel de produire une écriture vide, banale, apolitique,
commerciale et indifférente à l’égard de la réalité argentine. En conséquence,
plusieurs parmi eux choisissent la voie de l’exil, comme Fresán, installé à
Barcelone depuis 1999.
La littérature de la NNA, comme le démontre Drucaroff, est traversée et
ainsi unie par les mêmes « taches thématiques ». Le concept de « manchas
temáticas », emprunté à David Viñas, signifie « un espace thématique qui
irradie par imprégnation et contagion », « un espace de significations qui
agissent par contigüité »80, qui s’étendent donc et envahissent plusieurs
textes. Certaines entre ces « taches thématiques », qui définissent l’écriture
de la NNA du point de vue du traumatisme de la dictature, peuvent être
détectées aussi chez Fresán : les fantômes, les ombres et les disparus (qui
mettent en question le statut élémentaire de l’existence), le motif de deux
frères, dont un est inimitable et mort, le motif du filicide (homicide d’un
enfant par son parent), d’une fausse mémoire, du monde menacé par de
Julio Schvartzman, « David Viñas: la crítica como epopeya », dans Cella, Susana, La
irrupción de la crítica. Volumen X de la Historia crítica de la literatura argentina dirigida por
Noé Jitrik, Buenos Aires, Emecé, 1999. Cité par: Drucaroff, Elsa, op. cit., p. 291.
80
53
multiples possibilités de catastrophe, le désenchantement, le doute, le
scepticisme.
Les derniers écrivains visibles avant la longue période d’indifférence de
la part de la critique, des médias et des lecteurs, sont les écrivains
rassemblés autour de la revue littéraire Babel (fin des années 80) et les
auteurs de Biblioteca del Sur, collection d’Editorial Planeta, dirigée par Juan
Forn au début des années 90.
Étant donné qu'une des caractéristiques les plus remarquables de ce
bref moment d’épanouissement littéraire fut sa polarisation retentissante,
décrite par Martín Kohan comme le « dernier grand débat de la littérature
argentine »81, Fresán s'est vu affilié d'une manière presque automatique à un
des deux partis opposés et identifié avec son esthétique. Il faut néanmoins
faire ressortir ici que cette idée d’affrontement a été mise en question et
réfutée à plusieurs reprises82. D’après les spécialistes, la polémique entre les
partisans de l’esthétique expérimentale de Babel et le « narrativisme »
représenté par Planeta, n’est qu’une construction artificielle de la critique
universitaire. De plus, selon Drucaroff il y a eu une alliance entre les
écrivains des deux groupes qui se soutenaient mutuellement pour survivre
dans l’environnement hostile du marché.
Ceci étant dit, apportons quelques précisions concernant ce prétendu
dernier grand débat de la littérature argentine. Même s’il était un fait créé
par la critique, il a sans doute contribué à apposer à l’œuvre de Fresán
l’étiquette
imméritée
d’écriture
commerciale,
médiatique,
populaire,
« translittéraire » et sans prétentions intellectuelles.
81 Cristian Vázquez, « Contar buenas historias de la mejor manera posible: allí empieza
todo», en revistateína, núm. 20, Febrero de 2009,
http://cristianvazquez.blogspot.fr/2009/02/mis-entrevistas-rodrigo-fresan-y-sergio.html
(Consulté le 16/09/2014).
82 Par exemple : Hernán Sassi, « A pesar de Shanghai, a pesar de Babel », El Interpretador.
Literatura, arte, pensamiento, n°32, 2007; Edgardo H. Berg, "La joven narrativa argentina de
los ’90: ¿nueva o novedad?", Revista Interamericana de Bibliografía, Nº2, 1998,
http://www.educoas.org/portal/bdigital/contenido/rib/rib_19982/articulo11/index.aspx?culture=es&navid=201
(« En muchos casos, los debates literarios tienen más que ver con aquello que Roland
Barthes denominó como goce histérico: una forma de teatralización de show de réplicas y
agresiones, de doxas y contradoxas para la consagración cultural o el éxito en el mercado »,
consulté le 16/09/2014); Drucaroff, Elsa, op. cit.
54
Les acteurs principaux de cette confrontation entre deux visions
différentes de la littérature étaient, d'un côté, les auteurs groupés autour de
Babel. Revista de libros : Daniel Guebel, Alan Pauls, Martín Capparós, Carlos
Eduardo Feiling, Luis Chitarroni, Sergio Bizzio, Sergio Chejfec, Jorge Dorio,
Guillermo Saavedra et Matilde Sánchez; et, d'un autre côté, les écrivains de
la maison d'édition Planeta : Juan Forn, Guillermo Saccomano, Marcelo
Figueras et Rodrigo Fresán. Des inspirations, des instances de légitimation
et des poétiques distinctes traçaient la ligne frontière prétendue entre « los
babélicos » et « los planetarios ». D'après Luis Chitarroni :
Pour les auteurs associés à Babel, il s’agissait d’un héritage qui
supposait le maniement de biens de la haute culture, des
références à la littérature allemande et aux trames de la
littérature argentine, l’érudition critique ; pour Fresán, une ligne
qui mène de la prose américaine des années soixante et anglaise
de ces dernières années à la culture de masse (des formes
articulées autour des noms de dispositifs
techniques
de
reproduction de l'image et du son).83 [Notre traduction]
Le système de références des « babélicos » était composé des œuvres de
César Aira, Alberto Laiseca, Marcelo Cohen, Juan José Saer, Jorge Luis
Borges et d'autres auteurs européens (Thomas Bernhard, par exemple). Les
jeunes écrivains de ce groupe, étroitement liés au milieu universitaire et à la
critique littéraire, ont bien mérité les dénominations « d’expérimentalistes »
(« experimentalistas ») ou de « néo-avant-gardistes » (« neovanguardistas »).
Sylvia Saítta énumère les aspects principaux de cette prose :
Claudio E. Benzecry, « El almuerzo de los remeros. Profesionalismo y literatura en la
década del '90 », op. cit., p. 19. (« Para los asociados con Babel, digamos, una herencia que
suponía el manejo de bienes de la alta cultura, referencias a la literatura alemana y a las
tramas de la literatura argentina, erudición crítica; para Fresán, una línea que va de la
narrativa americana de los 60 e inglesa de los últimos años a la cultura de masas (formas
articuladas en torno a los nombres de los dispositivos técnicos de reproducción de la imagen
y el sonido) »).
83
55
...la rupture avec le pacte mimétique du réalisme; la négation de
la linéarité temporelle en faveur de déviations et de digressions;
la
récurrence
de
l'incorporation
du
discours
d'autrui,
l’intertextualité, la citation, le pastiche; la prédominance de
l'autoréférence et de la référence intra-littéraire; la fascination
pour le métafictionnel, dans une réflexion constante sur l'acte
narratif lui-même; la préférence pour la parodie, l'ironie et la
distanciation critique; l'usage du langage de la théorie et de la
critique littéraire; le travail avec des fragments, le jeu ludique et la
manipulation des genres. 84 [Notre traduction]
En ce qui concerne les « planetarios », qualifiés de « narrativistes »
(« narrativistas »),
« conservateurs
« néo-traditionalistes »
d'un
point
de
vue
de
(« neotradicionalistas »)
l'esthétique »
ou
(« estéticamente
conservadores »), nous trouvons parmi leur modèles Osvaldo Soriano,
Antonio Dal Masetto et les écrivains d'Amérique du Nord, comme John
Cheever, Raymond Carver ou Tobias Wolff. Ils se déclaraient plus associés à
l'industrie éditoriale, au marché, aux médias de masse et au monde du
journalisme.
En
se
situant
à
l'encontre
de
l'académisme,
de
l'expérimentalisme et de l'hermétisme, ils réclamaient le dialogue avec le
lecteur, le retour à la narration classique à la manière de Dickens, Dumas
ou Balzac, une écriture sans fragmentation ni trop d'ambigüité, avec des
trames bien construites, des personnages crédibles et une temporalité mise
au service du conflit narratif85.
Bien qu’il ait été classé parmi les narrativistes, Rodrigo Fresán luimême a nié plusieurs fois toute affiliation générationnelle ou esthétique,
soulignant avec persistance son indépendance artistique « éloignée de tout
Sylvia Saítta, op. cit., p. 248 (« la ruptura con el pacto de mimesis del realismo; la
negación de la linealidad temporal a favor de desvíos y digresiones; la recurrencia a la
incorporación del discurso ajeno, la intertextualidad, la cita, el pastiche; el predominio de la
autorreferencia y de la referencia intraliteraria; la fascinación por lo metaficcional, en una
reflexión constante sobre el acto narrativo en sí mismo; la preferencia por la parodia, la
ironía y el distanciamiento crítico; el uso del lenguaje de la teoría y de la crítica literarias; el
trabajo con el fragmento, el juego lúdico y la manipulación de los géneros »).
85 Voir: Edgardo H. Berg, op. cit.
84
56
credo ou ethnie »86, son désir de l'autonomie de création et d'une texture,
une esthétique et une vision du monde propres. Il décrit la littérature comme
le dernier bastion de la solitude socialement acceptée87 et il ajoute :
Quand il s'agit de questions générationnelles, je crois qu'on lit et
qu’on écrit –parmi d'autres choses- parce qu'on aime être seul. Je
ne pense pas qu'il y ait une génération qui m'intègre. S'il est
question de "cartographier" la littérature, j'aime à penser que tout
écrivain est un pays en soi qui peut entretenir ou pas des
relations
amicales
et
diplomatiques
avec
d'autres
pays/écrivains.88
[Notre traduction]
Ce recul délibéré de Fresán, qui se manifeste également dans son
choix de lieu de résidence à Barcelone et dans la construction de ses
narrateurs (« éloigneurs professionnels »89, observateurs, témoins, hommes
invisibles qui restent toujours "hors foyer" afin d'observer l'univers du point
de vue externe), s'applique à sa relation avec les « tribus » littéraires de
l'Argentine d'aujourd'hui et parallèlement, dans un contexte plus large, avec
les émanations du « boom jr. » latino-américain90. Bien qu'un nombre
remarquable de ses textes aient été insérés dans diverses anthologies
réunissant des auteurs de la nouvelle prose hispano-américaine (par
exemple McOndo91, Líneas aéreas92 et Palabra de América), il déclare
86 Rodrigo Fresán, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas
sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », en Palabra de
América, con prólogo de Guillermo Cabrera Infante y epílogo de Pere Gimferrer, Seix Barral,
Barcelona, 2004, p. 67.
87 Jorge Coaguila, « Encuentro con Rodrigo Fresán », en Hemisferios, Lima, 24/03/2003.
88 Roberto Santander, Martín Abadía, « La función del escritor es la de proveer historias », en
La Periódica Revisión Dominical, Diciembre 22, 2008, op.cit., ("En lo generacional, yo creo
que uno lee y escribe –entre otras cosas- porque le gusta estar solo. No siento que haya
ninguna generación que me contenga. Si se trata de "cartografiar" la literatura, me gusta
pensar que cada escritor es un país en sí mismo que puede mantener o no relaciones
amistosas y diplomáticas con otros países/escritores").
89 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, op. cit, p. 176.
90 Idem, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del
posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », op. cit., p. 58.
91 Idem, « Señales captadas en el corazón de una fiesta », en Alberto Fuguet, Sergio Gómez
(Eds.), McOndo, Barcelona, Mondadori, 1996, pp. 33-60.
57
fortement son ambition de se libérer de ce détestable « stigmate de jeune
écrivain latino-américain »93. Fresán estime que la quintessence du métier
d'écrivain, en plus de raconter des histoires94, est une constante poursuite
d'un style unique, intime, pour se distinguer, pour devenir un auteur freak
et produire des livres reconnaissables à première vue, mais sans oublier la
tradition, puisque « dans l'écriture il s'agit d’honorer le maître tout en étant
différent et en mutant »95. À propos de la polémique littéraire argentine, il
explique :
Si ce qu'on proposait était un peu des structures expérimentalescomplexes (babélicos) versus des structures claires-narrativesultraréalistes (planetarios), il me semble que dans L'Homme du
bord extérieur la structure des nouvelles et du livre lui-même est
assez complexe. En réalité c'est un livre assez charnière entre ces
deux mouvements (…) C'était un problème de journalistes et de
critiques universitaires plutôt que d’écrivains.96 [Notre traduction]
Certes, dans les fictions frésaniennes nous pouvons observer une
fusion de certaines qualités attribuées à la production littéraire des
Idem, « La chica que cayó en la piscina aquella noche », en Eduardo Becerra (Ed.), Líneas
Aéreas, Lengua de Trapo, Madrid, 1999.
93 Idem, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del
posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », ed. cit., p. 51.
94 « La fonction sociale de l'écrivain existe et c'est celle de fournir des histoires : pour que les
gens aient quelque chose à lire, un point de fuite par où s'évader et connaître des réalités
alternatives. Cela me semble plus que suffisant et, d'une certaine manière, épique et
épiphanique et, si vous voulez, engagé. C'est la même fonction que, dans la préhistoire,
autour d'un feu, quelqu'un avait qui une nuit a commencé à raconter quelque chose à ses
amis. Je veux penser que ce métier n'a pas beaucoup évolué" ("La función social del escritor
existe y es la de proveer historias: que la gente tenga algo que leer, un punto de fuga por
donde evadirse y conocer realidades alternativas. Me parece más que suficiente y, de algún
modo, épico y epifánico y, si se quiere, comprometido. La misma función que, en la
prehistoria, alrededor de una fogata, tenía alguien que una noche empezó a contar algo para
sus amigos. Quiero pensar que el oficio no ha evolucionado mucho », entretien de Roberto
Santander, Martín Abadía, op. cit.).
95 Rodrigo Fresán, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas
sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano », ed. cit., p. 63.
96 Cristian Vázquez, op.cit. ("Si lo que se proponía era un poco estructuras experimentalescomplejas (babélicos) versus estructuras claras-narrativas-naturalistas-ultrarrealistas
(planetarios), en Historia argentina me parece que la estructura de los relatos y del libro
mismo es bastante compleja, en realidad es un libro bastante bisagra entre esos dos
movimientos (...) Era un problema más de periodistas y académicos que de los escritores").
92
58
narrativistes avec la plupart de celles associées aux expérimentalistes, avec,
en outre, diverses caractéristiques de la poétique proclamée par les porteparoles du McOndo97, mais force est de constater qu’elles portent le cachet
de l'originalité.
Le thème du « dernier grand débat de la littérature argentine » apparaît
dans l’une des nouvelles de L'Homme du bord extérieur, « Le système
éducatif ». Son narrateur, professeur d’un atelier d’écriture, s’engage dans
une polémique avec une élève, Mariana. Le professeur défend l’écriture qui
raconte des histoires en dépit de toute manœuvre esthétique, sans trop
d’artifices, de bonnes histoires « armées de pied en cap » qui n’ont besoin
d’aucun renforcement. Mariana, pour sa part, préfère les structures
complexes, les histoires qui partent de A et n’arrivent pas à B sans avoir
traversé Z. Finalement, pour rendre hommage à Mariana, le narrateur
propose au lecteur un récit qui est le fruit d’un compromis :
Voici donc une histoire complexe qui – par-delà sa structure
linéaire – est, en fait, des plus ardues à raconter. À mon avis, il y
a là le meilleur des deux mondes.98
En se plaçant au-dessus des antinomies et des groupes littéraires des
années quatre-vingt-dix, Fresán nous offre une relecture personnelle de la
tradition littéraire hispano-américaine, de l'histoire et du patrimoine
culturels
argentins
avec
leurs
mythes,
leurs
symboles
et
leurs
problématiques fondamentales, dans l'optique rebelle de la pluralité formelle,
l'ironie, la démythification humoristique et la désacralisation. En même
temps, il introduit dans sa prose les éléments dérivés de l'univers globalisé et
urbain, de la culture transnationale de masse, de consommation, du
marché, des médias et de la musique populaire. Il semble que, grâce à cette
configuration originelle de pièces de nature diverse, à l'hyper-référentialité et
à l'hétérogénéité discursive, thématique et générique de l'objet littéraire qui
Pour une analyse de ce Group, voir Diana Palaversich, « Rebeldes sin causa. realismo
mágico vs. realismo virtual », Hispamérica: revista de literatura, Vol. 86, 2000, pp. 55-70 .
98 Rodrigo Fresán, L’Homme du bord extérieur, trad. Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury,
Autrement, 1999, p. 125.
97
59
renonce aux « pratiques, questionnements et recherches centraux dans la
littérature argentine jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix »99 et
échappe à toute classification, l'œuvre frésanienne est devenue un point de
référence indispensable pour de nouveaux courants de la littérature
hispanique100. D'après Ignacio Echevarría :
Le succès inattendu d'un livre comme L'Homme du bord extérieur,
avec son esthétique pop, avec son style syncopé et mélodieux,
avec son syncrétisme sentimental, invitait à le signaler comme
manuel d'instructions à partir duquel on pouvait ébaucher le
modèle d'une littérature mutante avec un code génétique dans
lequel concouraient les bandes dessinées, les séries télévisées, le
journalisme de masse, les dessins animés, la littérature de genre,
les bandes sonores, les magazines sentimentaux, la publicité
pure, la divulgation scientifique… et, naturellement, de bout en
bout, le Canon Occidental.101 [Notre traduction]
Silvia G. Kurlat Ares, op. cit., p. 216.
J. Calvo, « La historia de la nocilla », La Vanguardia, 12 de septiembre 2007,
http://www.lavanguardia.es/premium/publica/publica?COMPID=53397180493&ID_PAGIN
A=22088&ID_FORMATO=9&turbourl=false (Consulté le 6/06/2009).
101 Ignacio Echevarría, op. cit. (« La impredecible fortuna de un libro como Historia
argentina, con su estética pop, con su estilo sincopado y melodioso, con su sincretismo
sentimental, invitaba a señalarlo como manual de instrucciones a partir del cual pergeñar el
patrón de una literatura mutante, en cuyo código genético concurrían las tiras cómicas, las
series televisivas, el periodismo de masas, las películas de animación, la literatura de
género, las bandas sonoras, las revistas del corazón, la publicidad pura y dura, la
divulgación científica... y, por supuesto, de cabo a rabo, el Canon Occidental »).
99
100
60
Partie II
L’homme du bord extérieur, texte
fondateur de la maison livresque
61
L’homme du bord extérieur (Historia argentina), le livre de Rodrigo
Fresán probablement le plus commenté, inaugure le continuum narratif,
thématique et structurel de son œuvre. Du point de vue générique, c’est un
recueil de textes se situant dans une zone intermédiaire entre le roman et le
recueil de nouvelles. Il est composé de seize unités narratives indépendantes
qui néanmoins construisent entre elles un réseau compliqué de relations. Au
fur et à mesure de la lecture, derrière les nouvelles-chapitres se dévoile une
cohérence
travaillée
autour
de
personnages
et
de
lieux
récurrents,
d’allusions, de similitudes formelles et du paratexte. Cet « entre-deux-genres»
ou genre mutant, qui a été qualifié de pseudo-roman102, livre de nouvelles
romanesques103 ou encore comparé à la forme musicale de la fugue104,
compte parmi d’autres parutions semblables que nous trouvons de plus en
plus souvent ces dernières années. De nombreuses propositions ont été
avancées pour analyser ce type d’ouvrages hybrides, selon que l’accent a été
mis sur la discontinuité ou sur la totalité des pièces de l’ensemble. D’une
part, ils sont considérés comme un sous-genre hybride plus proche du
roman105 ou simplement annexés au genre romanesque (L’homme du bord
extérieur dans la traduction française porte le sous-titre « roman »). D’autre
part, d’après certains critiques, ces recueils, qui reposent sur une tension
entre l’unification et le disparate, ne peuvent « en effet que mimer la
totalisation caractéristique du livre ou du roman »106 :
C’est davantage dans le mouvement de la lecture que s’évalue le
statut générique : s’il y a basculement du recueil vers le roman, il
s’impose graduellement au fil de la lecture, et peut-être seulement
Rodrigo Fresán, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p.
12.
103 Verónica Charavall, « Reportaje a Rodrigo Fresán”, op. cit.
104 Javier Moreno, « Historia argentina, de Rodrigo Fresán »,
http://www.deriva.org/monograficos/monograficos.php?IDarticulos=279&num=2&mongr=2
6&PHPSESSID=323a05535634c103e4dec8a5b30d3927 (Consulté le 6/06/2009).
105 Par exemple Michel Biron, « Un sous-genre hybride : la nouvelle romanesque », Voix et
Images, Vol. 30, Num. 1 (88), 2004, pp. 125-130, http://id.erudit.org/iderudit/009894ar
(Consulté le 16/09/2014).
106 René Audet, « Logiques du tout et du disparate. Le recueil de nouvelles, le roman et leurs
tensions génériques », Le recueil littéraire. Pratiques et théorie d’une forme, sous la dir.
d’Irène Langlet, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2003, p. 215.
102
62
rétrospectivement. Et même dans cette façon de percevoir
l’ouvrage, un doute issu de la tension entre disparate et
unification persiste encore.107
Dans la critique anglo-saxonne les notions de « short story cycle » ou
«short story sequence » (« cycle de nouvelles », « séquence de nouvelles »), ou
encore le terme plus moderne de « composite novel » (« roman composite »)
ont été utilisés pour les études pionnières de cette catégorie de recueils108.
Enfin, face au phénomène singulier et bien connu de la popularité du genre
en Amérique latine, les chercheurs hispanophones ont élaboré leurs propres
classements de « series o colecciones de cuentos integrados » (« séries ou
collections de nouvelles intégrées »)109, et ils ont fourni les définitions de
« fragmentos, detalles y fractales » (« fragments, détails et fractales »)110.
Ibidem, p. 217.
Les chercheurs anglo-saxons ont été les premiers à étudier les particularités des cycles
de nouvelles. Parmi les travaux les plus remarquables nous trouvons Representative Short
Stories Cycles of the Twentieth Century de Forrest Ingram (1971), The Short Story Cycle: A
Genre Companion and Reference Guide de Susan Garland Mann (1989), “The Short Story
Sequence: An Open Book” de Robert Luscher (1989), Toward a Poetics of the Short Story
Cycle de J. Gerald Kennedy (1988), The Composite Novel. The Short Story Cycle in Transition
de Maggie Dunn et Ann Morris (1995) et The United Stories of America. Studies in the Short
Story Composite de Rolf Lundén (1999).
109 Gabriela Mora, «Notas teóricas en torno a la colección de cuentos integrados», El ojo en el
caleidoscopio, Pablo Brescia y Evelia Romano (Coord.), México, Universidad Nacional
Autónoma de México, 2006, pp. 53-78.
110 Lauro Zavala, «Estrategias literarias, hibridación y metaficción en "La sueñera" de Ana
María Shua», El río de los sueños: Aproximaciones críticas a la obra de Ana María Shua,
Rhonda Dahl Buchanan (Ed.), Interamer, 2001,
http://www.educoas.org/Portal/bdigital/contenido/interamer/interamer_70/ens5_1/alusio
n.aspx?culture=en (Consulté le 16/09/2014).
107
108
63
Illustration 12. Historia argentina (Anagrama, 1993, la première édition111 ;
Tusquets, 1998112 ; Anagrama, 2003113).
Comme nous l'avons dit auparavant, L’homme du bord extérieur
constitue le modèle formel qui sera repris avec certaines modifications dans
Vies de saints, Travaux manuels et La Vitesse des choses. Dans la postface
de l’édition espagnole l’auteur définit de manière humoristique son procédé
comme « l’option c » :
La question à laquelle je ne peux toujours pas donner réponse à
ceux, préoccupés, qui me demandent à plusieurs reprises – je n’ai
jamais compris cette préoccupation – si L’homme du bord extérieur
est :
a) un recueil des nouvelles
b) un roman
Tout semble indiquer – et ceci s’applique également à tous les
livres qui sont sortis et qui continueront à sortir de ce livre- que
l’option correcte est c). 114 [Notre traduction]
http://www.todocoleccion.net/historia-argentina-rodrigo-fresan-ed-anagrama-1993-1edicion-firmado-por-autor~x29485112 (Consulté le 16/09/2014).
112
http://www.bookdepository.co.uk/Historia-Argentina-Rodrigo-Fresan/9789509779488
(Consulté le 16/09/2014).
113
http://www.amazon.co.uk/Historia-Argentina-Rodrigo-Fres%C3%A1n/dp/8433909584
(Consulté le 16/09/2014).
114 Rodrigo Fresán, «Efemérides», en idem, Historia argentina, segunda edición revisada,
Anagrama, Barcelona, 2003, pp. 236-237 (« Lo que sigo sin poder responder a quienes,
111
64
Nous voulons retenir, pour l’étude présente du recueil de Rodrigo
Fresán, la dénomination de Gabriela Mora d’une collection de nouvelles
intégrées. Elle nous semble la plus pertinente, étant donné qu’elle accentue
l’autonomie, l’autosuffisance des nouvelles et moins leur proximité avec la
totalisation du genre romanesque, tout en signalant les connexions
obligatoires entre les textes. Outre cela, la proposition terminologique de
Mora met en évidence la grande diversité des stratégies de structuration de
ce genre de recueils et elle fournit les outils de classification les plus précis.
Dans son travail la chercheuse exemplifie et caractérise trois types de
collection de nouvelles intégrées en fonction des moyens utilisés pour établir
les correspondances entre les nouvelles, du degré de leur unification et du
mode de lecture exigée : la collection intégrée cyclique (« colección integrada
cíclica »), la collection intégrée séquentielle totale ou partielle (« colección
integrada de tipo secuencial total o parcial ») et la collection d’une intégration
restreinte, partielle ou fragmentaire (« colección de integración restringida,
parcial o fragmentada »)115. Dans notre courte analyse du livre frésanien
nous nous pencherons, toutefois, pas seulement sur les techniques
d’unification, mais aussi sur celles de la discontinuité, les deux ingrédients
formant la tension indispensable et distinctive d’une collection de nouvelles
intégrées.
Les textes de L’homme du bord extérieur sont liés d’abord par le
contexte historique et géographique, ce qui est signalé par le titre original du
recueil, Historia argentina, et par la répétition du mot « histoire » dans les
épigraphes du début. La toile de fond des récits, à l’exclusion du dernier qui
se déroule dans le futur, est formée effectivement par des épisodes variés de
l’histoire d’Argentine et d’Amérique hispanique : les temps des vice-royautés,
les gauchos, la conquête de l’Amérique, la guerre des Malouines, les
mésaventures du cadavre d’Evita Perón, l’époque des dictatures et de la
preocupados, me preguntan una y otra vez –jamás entendí esa preocupación- si Historia
argentina es:
a) un libro de cuentos
b) una novela
Todo parece indicar –lo mismo es aplicable a todos los libros que luego salieron y que
seguirán saliendo de este libro- que la opción correcta es c) »).
115 Gabriela Mora, op. cit., p. 74-75.
65
« guerre sale » avec la violence, les disparitions forcées et les enlèvements, la
guérilla des Montoneros, la chute d’Isabel Perón et les premières années de
la transition démocratique. L’histoire, surtout contemporaine, est racontée
d’une manière ironique au moyen d’une série de portraits d’Argentins peu
ordinaires qui tentent de faire face aux absurdités de leur vie quotidienne
dans un pays où règne un chaos incompréhensible.
Cela nous amène à l’autre stratégie qui vient établir des liens entre les
textes et renforcer l’effet d’articulation de l’édifice narratif, celle de la
récurrence ludique des personnages et des motifs. Comme nous l’avons déjà
signalé, chaque nouvelle apporte une histoire relativement indépendante,
mais grâce au jeu de nombreux éléments d’hypertexte auctorial interne au
recueil il existe simultanément une continuité au niveau de l’ensemble des
textes. Inspiré par les apparitions des membres de la famille Glass dans les
nouvelles de Salinger et par les personnages récurrents de William Faulkner,
Fresán s’amuse à prolonger les péripéties de ses protagonistes en actions
secondaires dans d’autres nouvelles. Par exemple, Alejo mentionné en tant
que le petit frère de l’apprenti sorcier de la deuxième nouvelle (les deux frères
sont un hommage de l’auteur à Buddy et à Seymour Glass de Salinger),
revient dans « Hystérie argentine II » sous le sigle A. Puis, il apparaît en
qualité de l’un de trois narrateurs-soldats dans « La souveraineté nationale »,
il est évoqué dans « Le système éducatif » et il devient enfin le protagoniste de
l’« Homme avec Walkman ». Alejo et Nina, sa fiancée postmoderne, feront
aussi leur apparition dans le livre suivant de Fresán, Vies de saints. De la
même façon, les fragments des mésaventures de Lucas Chevieux, Mariana,
Laura Feijóo Pearson et d’autres, dispersés dans des nouvelles différentes,
ne forment des histoires qu’à la fin de la lecture. Le protagoniste éponyme du
livre (au moins de sa version française), l’homme du bord extérieur Lucas
Chevieux, est cité pour la première fois dans « L’apprenti sorcier » comme un
exemple de guérillero disparu, jeté depuis un avion dans le río de la Plata
avec sa fiancée. Le narrateur de l’« Hystérie argentine II », pour sa
part, mentionne son livre publié en Espagne consacré à la vie de ce
personnage, L’Homme du bord extérieur. Ensuite, Chevieux revient en tant
que narrateur de « Le bord extérieur », pour raconter son histoire du « chef
66
du commando Général Cabrera » et assassin fugitif en France. Le commando
de montoneros est mentionné dans « Le système éducatif » et, enfin, Chevieux
réapparaît dans la dernière nouvelle du recueil en personne. Le narrateur
principal du livre, écrivain, suggère qu’ils ont fait connaissance à Sitges,
Espagne. Il a rencontré Chevieux dans un bar pour l’interroger sur ses
années de guérilla et lui proposer d’écrire sa biographie, un roman intitulé
L’Homme du bord extérieur. Chevieux l’a autorisé à tout inventer, puis il a lu
le livre et en critiqué la fin (sa mort grotesque dans le Disney World de la
main de l’apprenti sorcier coiffé d’un chapeau de Mickey Mouse).
En plus des personnages qui traversent les textes, nous percevons au
fur et à mesure de la lecture le refrain des motifs, des allusions et des
expressions. Nous reconnaissons les mêmes phrases répétées par des voix
différentes (ce trait de l’écriture frésanienne devient encore plus insistant
dans ses ouvrages ultérieurs), notamment « Me gusta pensar… » (« J’aime à
penser… ») ou « y está bien que así sea » (« Et il est bien qu’il en soit ainsi »).
Pareillement,
certaines
références
clés,
littéraires
et
extra-littéraires,
reviennent en ritournelle dans les nouvelles (et dans tous les livres de
Fresán), en particulier les Variations Goldberg de Bach interprétées par le
pianiste canadien Glenn Gould, les chansons de Bob Dylan ou des Beatles.
Signalons ici que plusieurs de ces références obsessives se transformeront
en sujets des œuvres futures de l’auteur. Finalement, l’unité des histoires
intégrant le recueil se tisse aussi par le biais de motifs comme les arbres
sans nom, la Fondation nord-américaine, la catastrophe, l’épiphanie et
plusieurs autres encore.
L’homogénéité thématique et la réitération des personnages et des
motifs au sein des nouvelles, ce nonobstant, est confrontée avec leur
structure très variée, fragmentaire, inachevée, digressive et sans respect de
l’ordre chronologique. Bien qu’elles soient assemblées sous le même signe, la
coupure entre les nouvelles est encore accentuée par leur pluralité générique
et formelle. Rodrigo Fresán explique la signification de cette architecture
discontinue
et
hybride
du
livre
en
l’associant
directement
à
sa
problématique. Il perçoit l’Argentine comme un très mauvais roman, mais un
excellent recueil de nouvelles à cause de son histoire « si tumultueuse, si
67
désordonnée, si soumise à des cycles, si intermittente, si amnésique qu’elle
prend la forme des nouvelles : elle recommence sans cesse, se réécrit et,
lorsqu’elle s’achève, le final est toujours ouvert »116. Et c’est précisément
cette image du pays que doit véhiculer et représenter la construction
complexe de L’homme du bord extérieur, oscillant entre la solidarité et la
dispersion :
Si on pense à l’Histoire argentine comme à une succession
spasmodique de narrations – elle pourrait s’appeler Les mille et un
crépuscules – liées à peine entre elles par un fil commun, alors
l’Argentine comme pays acquiert un certain sens. On comprend
que « La dictature militaire » et « La guerre des Malouines » sont
deux nouvelles différentes au-delà du fait qu’elles se déroulent en
même temps ; et que le premier Perón est un récit complètement
différent de celui du deuxième Perón ; et que ce but marqué par
Maradona contre les Anglais pendant la Coupe du monde au
Mexique en 86 a un protagoniste différent du Maradona expulsé
de la Coupe du monde aux Etats Unis en 94. D’où le fait qu’au
moment de raconter mon pays j’ai choisi le format de roman-ennouvelles ou nouvelles-en-roman pour L’homme du bord extérieur.
(…) Ce n’est pas par hasard que les Grands Romans Argentins (je
pense à l’étrangeté fondatrice de Facundo de Sarmiento, à Marelle
de Julio Cortázar ; à Adán Buenosayres de Leopoldo Marechal ; à
Respiration artificielle de Ricardo Piglia ; au Baiser de la femmearaignée de Manuel Puig ; à Héros et tombes de Ernesto Sábato) ne
respectent jamais la structure traditionnelle du monstre et sont
atomisés en plusieurs ou en milliers de pièces de puzzles.117
[Notre traduction]
Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, trad. Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury,
Autrement, 1999, p. 213.
117 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina,
Anagrama, Barcelona, 2009, p. 23 (« Si se piensa en la Historia argentina como una
espasmódica sucesión de narraciones – Los mil y un crepúsculos, podría llamarse – apenas
conectadas por un hilo común, entonces la Argentina como país cobra cierto sentido. Se
entiende que « La dictadura militar » y « La guerra de Malvinas » son dos cuentos diferentes
116
68
Rodrigo Fresán théorise sa démarche de l’atomisation en se rapportant
aussi aux modèles littéraires américains. Il évoque les ombres de Francis
Scott Fitzgerald, John Cheever, Kurt Vonnegut et Jerome David Salinger
comme influences les plus puissantes sous-jacentes à cette « espèce de
roman désordonné, sous le signe de préceptes qui obéissent à une certaine
logique secrète, laquelle ne m’est en aucun cas strictement personnelle »118.
Dans la postface il précise que :
Durant les cinq mois de l’année 1990 passés à écrire ce livre (…),
j’ai cherché la protection et l’appui de l’idée suivante : écrire un
recueil de nouvelles argentines faites des éclats d’un roman en
désagrégation constante. Deux écrivains nord-américains que je
considère comme mes maîtres – John Cheever et Kurt Vonnegut
Jr. -, (…) m’ont appris qu’il n’y a aucune raison pour qu’une trame
se soumette à un ordre préétabli et que la recherche et la
découverte de l’épiphanie impliquent des déplacements constants
en terres étrangères. Et ce livre est un livre étranger. Tout aussi
étranger qu’un écrivain ou que l’Argentine. Et il n’y a rien au
monde de plus étranger qu’un écrivain argentin.119
Or, L’homme du bord extérieur est une collection de nouvelles intégrées
qui dans le cadre des proses narratives exploite les particularités de
multiples sous-genres littéraires, paralittéraires et discursifs, ce qui le
rapproche du roman, le genre hybride par excellence. Dans ce collage
más allá de que transcurran juntos ; y que el primer Perón es un relato completamente
diferente al del segundo Perón ; y que ese gol de Maradona a los ingleses en el Mundial
México ’86 tiene un protagonista diferente al Maradona expulsado del Mundial de Estados
Unidos ’94. De ahí que, a la hora de contar mi país, yo haya escogido el formato de novelaen-cuentos o cuentos-en-novela para Historia argentina. (…) No es azar que las Grandes
Novelas Argentinas (pienso en la rareza fundante del Facundo de Sarmiento, en Rayuela de
Julio Cortázar ; en Adán Buenosayres de Leopoldo Marechal ; en Respiración artificial de
Ricardo Piglia ; en El beso de la mujer araña de Manuel Puig, en Sobre héroes y tumbas de
Ernesto Sábato) no respeten nunca la estructura tradicional del monstruo y se atomicen en
varias o en miles de piezas de puzzles »).
118 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 202.
119Ibidem, p. 214.
69
postmoderne de bribes de la littérature des gauchos, de réalisme magique,
de science-fiction, d’essais critiques et de conférences, nous trouvons
également des résumés fictifs de livres jamais écrits et des chansons de rock
inexistantes, les fragments éclatés d’un roman perdu, des lettres, des
journaux intimes, des références à des dessins animés et bandes dessinées,
mais surtout les caractéristiques du roman historique et de « la biographie
non officielle ». Le recueil nous offre une série de récits où nous pouvons
contempler la tangence entre l’histoire universelle, l’histoire personnelle et la
fiction. Comme l’explique le narrateur dans Vies de saints : « Dans des
moments comme celui-ci, vous savez bien, l’histoire personnelle semble
s’écouler
au
même
rythme
–
souffle
retenu,
longues
enjambées,
transpiration, record – que l’Histoire universelle. Et voilà, nous sommes tous
des héros »120. Parmi les personnages-héros du recueil comme par exemple
les gauchos minimalistes, « les professionnels de la disparition », les
scientifiques gays, les cuisiniers, les soldats, les assassins, nous trouvons
particulièrement les hommes de plume. Un de ces écrivains, qualifié de « ni
plus ni moins que le plus menteur des historiens argentins », réfléchit sur la
nature des liens qui s’établissent entre l’histoire et sa représentation dans la
littérature. Le jeune historien a une passion pour tout ce qui est faux et se
consacre à « la recherche des fantaisies – tout aussi hors de propos
qu’incroyables – qui parsèment l’histoire de l’Argentine »121. Il découvre aussi
avec épouvante que chaque histoire peut être racontée de plusieurs
manières « sans perdre pour autant sa réalité essentielle »122 et que la
biographie est donc le plus trompeur de tous les genres littéraires.
Le titre français du livre, en revanche, met en évidence un autre
procédé permettant à l’ouvrage de tendre vers la totalité : le type du
narrateur, c’est-à-dire un « homme du bord extérieur », ou encore un
« témoin professionnel » :
120
121
122
Idem, Vies de saints,trad. Serge Mestre, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 94.
Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 67.
Ibidem, p. 70.
70
Tout écrivain est un homme du bord extérieur et c’est là le thème
de ce livre : être dehors, être étranger à soi-même pour pouvoir
voyager partout, à travers toutes les histoires.123
…l’Histoire est faite de vainqueurs et de vaincus (…) il y a un
troisième groupe d’individus constitué par les témoins. Des types
qui ne sont ni d’un côté ni de l’autre, qui n’ont aucune incidence
sur le résultat final, mais qui sont là. Et toi, mon vieux Javier, tu
es le meilleur témoin que je connaisse, tu es un témoin
professionnel.124
Illustration 13. L’homme du bord extérieur (Autrement, 1999).125
Les narrateurs des nouvelles (qui deviennent un narrateur unique
dans le dernier texte) se situent tous volontairement en marge des
événements et se définissent en tant que freaks, des personnes désancrées
de la réalité des choses et toujours dans les nuages, « partout et nulle part ».
L’archétype lointain de ce type d’instance énonciative est suggéré de façon
Ibidem,p. 215.
Ibidem, pp. 123-124.
125 http://livres.ados.fr/Rodrigo-Fresan/livres/l-homme-du-bord-exterieur/
(Consulté le
16/09/2014).
123
124
71
ludique au départ du parcours narratif, dans la nouvelle intitulée « Pères de
la patrie ». À la fin de ce court texte débutant l’ouvrage, « un humble
moussaillon », l’unique survivant d’un naufrage du réalisme magique en
route pour la conquête du Vieux Monde, s’autoproclame l’auteur des
histoires qui suivent (il n’y a pas, cependant, d’autres interventions de sa
part dans le recueil). Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est que
pour ce faire il paraphrase les mots d’Ismaël, le narrateur de Moby-Dick
d’Herman Melville (qui cite, de son côté, le Livre de Job126) :
Et tous périrent.
Tous, sauf moi, un humble moussaillon dont le nom est indigne de
figurer dans un livre quelconque… et moi, j’ai survécu pour
raconter cette histoire… et bien d’autres encore !127
La figure d’Ismaël, dont le nom biblique fait référence au fils expulsé
d’Abraham et de sa servante Agar, symbolise l’aliénation, la proscription,
l’orphelinage et la solitude, ce qui se rapproche des sentiments du narrateur
de L’homme du bord extérieur, orphelin de sa patrie, « grand patriote en exil,
cet Argentin chassé de chez lui »128. Elle évoque également la stratégie
narrative spécifique de Melville, qui a fait l’objet de plusieurs polémiques :
les célèbres digressions et la fonction d’Ismaël en tant que narrateur du
roman qui change graduellement d’un acteur-narrateur à la première
personne vers un régisseur omniscient129. Ce rapport dialectique entre deux
points de vue et la perception du monde qu’ils impliquent sont omniprésents
dans le recueil frésanien. L’alternance du je et de la troisième personne
La phrase « J'ai été le seul à m'échapper pour t'en avertir » est répétée quatre fois dans
Livre de Job, 1 : 15-17, 19
(http://www.interbible.org/interBible/ecritures/bfc/introductions/at_introductions/i_job.h
tm, consulté le 16/09/2014).
127 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., p. 13. La correspondance des mots du
narrateur avec ceux d’Ismaël est beaucoup plus visible dans le texte original.
128 Ibidem, p. 108.
129 John W. Young, « Ishmael’s Development as Narrator : Melville’s Synthesizing Process »,
College Literature, Vol. 9, No. 2, 1982, pp. 97-111
(http://www.jstor.org/discover/10.2307/25111433?uid=3738016&uid=2&uid=4&sid=2110
4639421627, consulté le 16/09/2014).
126
72
apparaît déjà dans la phrase originale du moussaillon qui malheureusement
est passée inaperçue dans la traduction française citée plus haut :
Todos murieron.
Sólo yo, un humilde grumete cuyo nombre no es digno de figurar
en página alguna, sobrevivió para contar esta y tantas otras
historias.130 [notre soulignement]
Dans la dernière nouvelle, « La vocation littéraire », l’écrivain s’identifie avec
le moussaillon
et vient clore le recueil en changeant symboliquement la
personne :
Arrivals & Departures por encima de toda catástrofe en la que sólo
yo, un humilde escritor cuyo nombre no es digno de figurar en
página alguna, sobreviví para contar esta y tantas otras
historias.131 [notre soulignement]
La mutation récurrente de la perspective narrative dans le recueil est un
autre moyen de recul du narrateur, transféré cette fois au niveau
d’énonciation, et thématisé dans un passage de la nouvelle « Le bord
extérieur ». L’importance de cette tactique narrative est mise en évidence par
la répétition intégrale de ce fragment relativement long dans le dernier texte
du livre :
Arrivé à ce point, je me rends compte que je suis en train de parler
de moi-même à la troisième personne. (Et il arrive parfois qu’il soit
beaucoup plus aisé de comprendre le monde lorsqu’on contemple
sa propre vie depuis la perspective de la troisième personne. De
haut, depuis le plus extérieur de tous les bords possibles. Comment
Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2003, p. 17.
Ibidem, p. 227. Dans l’édition française : « Arrivals and departures au-dessus d’une
catastrophe à laquelle moi seul, humble écrivain dont le nom n’est même pas digne de
figurer sur une quelconque page imprimée, j’ai survécu afin de raconter cette histoire, et
bien d’autres encore » (p. 200).
130
131
73
nier la tranquillité surnaturelle qui émane de ces images bleutées
et glacées de la Terre photographiée depuis la Lune ? Si nous
faisons face à une situation donnée avec le regard apaisé de celui
qui se promène dans un musée avant que n’y fasse irruption le
premier contingent d’Orientaux bardés de caméras et de flashes,
il est évident que nos décisions ultérieures seront les plus
adéquates, au-delà de l’occasionnelle, et inévitable, injustice
causée à un tiers ou à un quart, simples pions d’un jeu d’échecs,
des pièces importantes, certes, mais dont on peut se passer au
moment du coup décisif. 132
Le dénominateur commun des narrateurs est donc une distanciation
critique et ironique (le narrateur principal atteint ce recul grâce à son
éloignement temporel) par rapport aux histoires qu’ils sont en train de
raconter et par rapport à leur propre production littéraire; c’est une
distanciation dont ils sont le sujet, mais aussi l’objet. Paradoxalement, cette
attitude de détachement n’a pas pour but de s’approcher de l’objectivité et de
la vérité, mais au contraire, elle permet de s’approprier l’histoire, de la
modifier selon son goût, d’en proposer une version alternative, parce que « le
seul lieu au monde où l’on est totalement à l’abri, c’est au sein d’une
histoire »133. Le narrateur-écrivain explique ainsi son projet :
…j’ai eu la révélation de ce qu’allait être le thème de mon premier
roman : la biographie d’un homme qui pouvait changer l’Histoire
au gré de sa fantaisie. (…) L’odyssée d’un homme qui, obligé
d’affronter une situation terrible, se met à réécrire à partir de zéro
tout le passé ; il modifie les événements historiques, tord le cou
aux almanachs et aux éphémérides jusqu'à atteindre son
effroyable présent, afin de le corriger.134
132
133
134
Ibidem, p. 177-178 ; p. 88.
Ibidem, p. 195.
Ibidem, p. 194.
74
Les autres traits que partagent les narrateurs sont des relations
difficiles avec les femmes et leur passion, parfois désespérée, pour les lettres.
Ils sont presque tous des écrivains ratés, des aspirants écrivains qui
fréquentent les ateliers de création littéraire et restent enfermés dans leurs
chambres en état de lévitation, des historiens, ou des nègres littéraires
auteurs de fausses autobiographies. Ils sont presque tous soit dans l’attente
permanente d’inspiration, soit en train d’écrire, de chercher des mots, de
résumer leurs livres jamais écrits ou les romans qu’ils n’ont pas encore
commencé à écrire. Mais par-dessus tout ils se distinguent par un regard
autocritique (« laissez-moi vous dire combien Walkman People est mauvais,
combien mon second roman est mauvais »135) et leur propension aux
digressions qui configurent le fil d’une réflexion métalittéraire à travers le
recueil. Au fur et à mesure de la lecture nous nous rendons compte du fait
que l’histoire n’est pas l’unique et principal thème du livre, bien qu’elle soit
son mot clé. En fait, elle ne sert que de prétexte à un questionnement
complètement différent : une métaréflexion persistante sur la littérature et la
figure de son créateur.
La dernière nouvelle, « La vocation littéraire », constitue une clôture
qui s’opère à deux niveaux : le narratif et le thématique. En premier lieu, elle
devient le facteur fondamental de la cohérence des textes du recueil du point
de vue narratif, parce que c’est précisément à la fin de l’œuvre que se révèle
le narrateur principal de tous les récits. Apparaît le personnage de l’écrivain
jusqu’alors caché derrière le recours à la troisième personne et derrière les
masques de ses diverses incarnations littéraires. C’est alors a posteriori que
se dessine la situation extradiégétique du recueil, c’est-à-dire un cours
magistral d’écriture dispensé ex cathedra par un vieil écrivain. En réalité
toutes les nouvelles font partie d’une série de conférences données au sein
d’une Fondation nord-américaine (un établissement mystérieux aussi
présent dans « La formation scientifique » et « Hystérie argentine II ») et
consacrées aux méandres du métier littéraire. À l’évidence, l’auteur fait ici
référence au fameux programme d'écriture créative à l'Université de l'Iowa. Il
135
Ibidem, pp. 146-147.
75
suggère ainsi de possibles interprétations du recueil, qui peut être lu soit
comme le manuel bizarre d’un professeur d’écriture (dans l’épigraphe de « Le
héros du roman que je n’ai pas encore commencé à écrire » il cite On
Becoming a Novelist de John Gardner, un professeur américain d’écriture
créative), soit comme le brouillon d’un aspirant écrivain participant à l’atelier
ou simplement comme un cahier d’écrivain (parmi d’autres épigraphes, nous
trouvons The Notebooks de Francis Scott Fitzgerald).
Le je du narrateur, le vieux maître, s’interpose entre le lecteur et
l’histoire plusieurs fois dans des parties antérieures du recueil pour exercer
ses fonctions de régie, de commentaire et de communication en forme de
métadigressions,
souvent
ironiques,
par
exemple
dans
« Le
système
éducatif » :
Et maintenant, moi, j’entre en scène… Il y a peu de questions
aussi idiotes que : « Pourquoi moi ? » Je vais vous expliquer : ce
matin, j’ai pris un petit déjeuner fort consistant, j’ai lu le
supplément culturel du journal et je suis allé courir sur le rivage.
Et c’est alors que la foudre est tombée, et c’est alors que
commence la nouvelle qui nous occupe actuellement. Arrivés à ce
point,
je
pense
que
mes
fidèles
lecteurs
ressentiront
indéniablement une certaine irritation. Je le reconnais bien
volontiers, mea culpa : le truc de l’éclair, je l’ai déjà utilisé dans
l’une de mes nouvelles … 136
Dans le texte final de L’homme du bord extérieur le narrateur-écrivain
extradiégétique se démasque entièrement en s’adressant directement au
«cher public » pour s’interroger sur sa formation littéraire. Nous pouvons
donc assister à son passage du statut de narrateur hétérodiégétique à
homodiégétique. Il alterne la première et la troisième personne pour
accentuer grammaticalement la frontière qui sépare le présent du récit (la
conférence prononcée dans la Fondation) des histoires de son enfance,
136
Ibidem, p. 124.
76
devenant ainsi son propre personnage nommé « le fils qui voulait être
écrivain lorsqu’il serait grand ».
Cela entraîne évidemment un changement du dispositif narratif
d’ensemble. Une fois terminée la lecture, le statut des textes est modifié. Ils
perdent une partie de leur autonomie relative et se transforment en des
nouvelles encadrées. Étant donné que certains parmi les différents
narrateurs homodiégétiques et hétérodiégétiques présents dans les nouvelles
donnent la parole à leurs personnages, les niveaux narratifs se multiplient.
La complexité du jeu énonciatif augmente encore plus dans la postface,
signée Rodrigo Fresán, où l’auteur souligne la dimension autobiographique
de son œuvre et s’identifie avec les personnages en disant :
Ce recueil est également une sorte de biographie non officielle. Le
fils qui, lorsqu’il serait grand, voulait être écrivain, c’est moi. Mais
je suis aussi Alejo, l’apprenti sorcier, Nina, tous ces personnages
qui sont réapparus dans les livres que j’ai écrits ensuite. Des
personnes et des personnages qui ont grandi avec moi, en même
temps que je grandissais comme personnage.137
L’hétérogénéité énonciative, étudiée par Anne-Marie Clément comme l’une
des stratégies les plus évidentes de la discontinuité du recueil
138,
se
manifeste donc chez Fresán par une pluralité d’énonciateurs et de niveaux
narratifs, par son goût des jeux comme la mise en abyme139, mais également
par la pratique systématique de la citation épigraphique et par les
digressions interférant avec le discours narratif.
Les vingt-deux épigraphes de L’homme du bord extérieur (dont quatre
ouvrant le livre et les autres placées en tête de chaque nouvelle) jouent un
rôle essentiel dans la lecture et dans l’intérpretation de l’ouvrage. Ceci est
Ibidem, p. 216.
Anne-Marie Clément, « Expériences de la discontinuité dans le recueil de proses
narratives (Diane-Monique Daviau et Jean Pierre Girard) », Le recueil littéraire. Pratiques et
théorie d’une forme, Irène Langlet (dir.), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2003, pp.
165-176.
139 Par exemple le protagoniste de « Homme avec Walkman » (« Gente con Walkman ») reçoit
un ouvrage en anglais intitulé Walkman People.
137
138
77
souligné dans l’édition espagnole toujours par une page à part140. En outre,
les paroles précédant le premier texte, « Pères de la patrie », qui nous
renvoient au Sud de Jorge Luis Borges, évoquent la place substantielle que
la citation occupe dans l’écriture borgésienne. Cette épigraphe est en fait
d’une importance cruciale pour le recueil. Premièrement, elle attribue à
Borges, et à d’autres épigraphés introduits dans l’espace du recueil, la
fonction de « pères », de modèles ou de références esthétiques. Parmi les
autres voix de cette « communauté énonciative artistique et intellectuelle »141
convoquée par Fresán nous retrouvons ses écrivains préférés : Adolfo Bioy
Casares, John Cheever, Thomas Mann, Kurt Vonnegut, Gustave Flaubert, F.
S. Fitzgerald, Marcel Proust, James Joyce, John Irving et bien d’autres142; les
chanteurs : David Bowie et Bob Dylan ; un militaire, Major Guy Sheridan, et
un comédien, Groucho Marx. Il faut souligner ici que le rôle des épigraphés
dépasse celui de simple commentaire, parce que certains d’entre eux sont
mentionnés dans les nouvelles ou même y interviennent en tant que
personnages (John Cheever, Kurt Vonnegut, James Joyce et Groucho Marx
dans « La vocation littéraire », Borges dans « Le héros du roman que je n’ai
pas encore commencé à écrire »), ou exercent une influence tangible sur le
contenu et la forme du texte. À travers les mots de James Joyce qui
clôturent L’homme du bord extérieur, le narrateur rend grâce à tous ses
pères (dieux) littéraires :
Aussi, pour citer notre équipage, pas toujours très équilibré, je
dirai : « Salut, je dois partir ; mon ancêtre, créateur antique,
accorde-moi maintenant, et toujours, ton aide ».143
L’épigraphe de Borges est également une des formes de cadrage
thématique du recueil. En introduisant le motif des arbres sans nom (« Et il
crut reconnaître des arbres et des semis dont il n’aurait su dire le nom,
Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama, Barcelona, 2003. Dans l’édition française
les titres, les épigraphes et le premiers passages des nouvelles ocuppent la même page.
141 Anne-Marie Clément, op. cit., p. 171.
142 Les autres auteurs cités : Joan Didion, Gerald Murphy, Alfred Andersch, Joseph Conrad,
Tennessee Williams, John Gardner, Bernard Malamud,
143 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., p. 200.
140
78
parce que sa connaissance de la campagne était bien loin d’être à la hauteur
de la connaissance nostalgique et littéraire qu’il avait d’elle »144 [notre
soulignement]), le passage du Sud constitue un point du départ de l’essaiméditation sur l’écriture qui culmine dans la dernière nouvelle avec une
définition de la littérature :
je me demande si, au bout du compte, la littérature ce n’est pas
cela : une immense forêt d’arbres sans nom, s’étendant à
l’infini, et qui, des siècles durant, ont attendu l’arrivée d’un
homme décidé, capable de leur donner un nom et de les faire
exister aux yeux des autres êtres humains.(…) « Le rêve est une
représentation et les rêves sont une œuvre esthétique, peut-être la
plus ancienne des expressions esthétiques », a écrit, il y a pas mal
de
temps,
l’écrivain
aveugle
de
ma
patrie
(…)145
[Notre soulignement]
Au-delà de l’importance indéniable des noms des auteurs cités, qui
conforment une sorte de bibliothèque personnelle de Fresán, le contenu des
épigraphes
remplit
les
fonctions
canoniques
de
commentaire,
d’éclarcissement, de justification du titre ou du texte, décrites par Gérard
Genette146. Ainsi les quatre épigraphes en tête du livre apportent des
variations (ou des précisions) sur le thème de l’histoire annoncée dans le
titre, Historia argentina, et établissent en plus la distinction capitale entre
une histoire personnelle, individuelle et l’Histoire (cet effet de commentaire
se perd naturellement dans la version française où les traducteurs ont pris
la décision de changer radicalement le titre). Les autres épigraphes
recoupent toujours les idées des nouvelles particulières. Dans certains cas,
elles complètent les lacunes des textes en apportant des informations
supplémentaires (comme dans « Le héros du roman que je n’ai pas encore
commencé à écrire », où le lecteur devine grâce à l’épigraphe que le narrateur
144
145
146
Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., p. 9.
Ibidem, p. 199.
Gérard Genette, Seuils, Editions du Seuil, Paris 1987.
79
est coupable d’abandonner sa petite amie enceinte, bien que le narrateur
n’arrive pas à le confesser lui-même), ou elles introduisent les motifs qui
acquièrent une valeur importante dans la nouvelle (par exemple « Le bord
extérieur », « Agression contre les institutions »). En général, le partage de
thèmes et de motifs identiques entre les épigraphes et les nouvelles, avec
une présence insistante des citations et de références littéraires et
culturelles dans l’univers représenté des textes (jusqu’à la reproduction
intégrale
des
épigraphes,
comme
dans
« La
vocation
littéraire »,
ou
l’apparition des auteurs épigraphés), affaiblissent l’opposition entre le texte
et le paratexte, entre le sujet écrivant et le conteur/narrateur.
Un processus identique de brouillage des frontières entre le discours
fictif et non fictif s’opère au sein des textes de Fresán par suite de l’intrusion
d’éléments
métalittéraires
et
métatextuels.
Cette
dimension
méta,
mentionnée déjà plusieurs fois dans notre étude, contribue à engendrer la
structure atomisée, discontinue et complexe des nouvelles, mais dans le
même temps (et de façon paradoxale) elle est l’un des agents principaux de
leur unification. Le narrateur rompt systématiquement l’illusion romanesque
au moyen de divers procédés de mise à nu du processus de création
littéraire, en produisant de cette manière un effet de simultanéité des actes
d’écriture et de lecture, ce qui l’approche aussi de la communication orale. Il
vise à présenter une œuvre in statu nascendi et engager un dialogue
constant avec le lecteur. Parmi les voies majeures de cette démarche méta se
distinguent d’abord d’abondantes adresses directes au(x) narrataire(s) qui
accompagnent les passages explicatifs, par exemple :
Qu’il me soit permis de vous rappeler que… (p. 11);
Le mot clef est hyperconductivité, mais je ne vais pas vous
demander de le comprendre. Il me suffit que vous m’imaginiez
courant, riant aux éclats… (p. 45) ;
Sachez que … (p. 58) ;
La courbe deviendra une horizontale et soyez assurés que… (p.
64) ;
Mais dans ce cas précis, vous ne pourrez jamais le savoir (p. 65) ;
80
Regardez-les se précipiter sur notre pauvre malheureux ! (p. 69);
Chers auditeurs, sachez, au cas où vous ne le sauriez pas, que …
(p. 197).147
Ensuite, dans de multiples fragments le narrateur interrompt le récit
pour le commenter, en annoncer la suite :
Mais je m’avance un peu trop (p. 26) ;
Je vais maintenant fermer les yeux et, je vous en prie, donnez-moi
deux minutes de votre vie, le temps que je vous décrive le cercueil
de Mike (p. 31) ;
Arrivé à ce point du récit, il n’est pas inutile d’affirmer que… (p.
40) ;
Pour des raisons de commodité et pour respecter l’intimité, ainsi
que le sens kabbalistique de ce récit, nous lui attribuerons tout
juste l’initiale : A., parce que livrer son nom complet ici pourrait
déclencher un ouragan de catastrophes que nul ne pourrait
arrêter. Vous savez fort bien de qui je parle (p. 66) ;
Je
ne
m’étendrai
pas
sur
des
détails
sordides
et
des
comportements maladifs qui, alors que je suis enveloppé dans une
couverture écossaise, me sont fort difficiles à comprendre. Je me
contenterai de dire … (p. 70) ;
Et il est bien certain que tout dans cet épisode semble fort
invraisemblable : la lutte, se jeter sur le volant pour reprendre le
contrôle de la voiture. Un vrai James Bond ! Mais c’est bien que ça
soit ainsi (p. 91) ;
Et c’est alors que Baptiste entre en scène (p. 94).
Au fur et à mesure de la lecture successive du recueil la forme de la
narration s’approche des conférences dédiées à l’écriture créative. Les
différents aspects de la pratique de l’écriture deviennent les thèmes autour
147
Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit.
81
desquels tournent les textes. Après la présentation humoristique des
« pères » littéraires dans la première nouvelle, qui annonce une exploration
au second degré des ouvrages de la bibliothèque personnelle de l’auteur, le
début de la nouvelle suivante expose parodiquement le cliché des tortures de
la création littéraire et montre une figure d’écrivain en tant qu’un apprenti
sorcier. Nous remarquons aussi le détournement du topos de bateau
représentant
la
recherche
d’inspiration (associé
ici
au
long-métrage
d’animation de Walt Disney, « Fantasia », et à la catastrophe du Titanic) :
Comme ça : comme un de ces bateaux qui, après avoir dansé
toute une nuit avec un iceberg au rythme d’une musique
désaccordée par Mr. Stokowski, découvre tout à coup qu’il coule
au beau milieu des portées dissonantes des vents de l’Arctique.
C’est comme ça.
Et même parfois, j’arrive à bâtir avec une certaine grâce une
phrase entière et mes mots présentent alors une chorégraphie
parfaitement reconnaissable, et, durant un laps de temps très
bref, je cesse d’être la personne que je suis pour devenir la
personne que tous les autres voudraient que je sois (…) Mais, en
ce qui concerne le bateau, je pense que, pour une fois, j’ai une
histoire qui a bel et bien lieu sur la planète Terre et qui mérite
d’être racontée.148
Au niveau du cinquième texte, « Hystérie argentine II », le protagoniste
est déjà identifié en tant que l’écrivain qui mène un atelier d’écriture,
l’auteur de « Pères de la patrie », du roman biographique L’homme du bord
extérieur et du roman de deux cents pages perdu à cause d’une panne
informatique, dont il nous fournit un résumé et des fragments avec des
commentaires. Ce pseudo-résumé d’un texte imaginaire, évoquant la
pratique borgésienne du fantastique intellectuel, est chez Fresán un autre
procédé qui vise à confondre le discours critique et fictif. Pareillement, la
148
Ibidem, pp. 14-15.
82
nouvelle « Le héros du roman que je n’ai pas encore commencé à écrire » fait
immédiatement penser à la pseudo-esquisse de Borges, « Thème du traître et
du héros », dans laquelle le narrateur timide offre à son lecteur un récitsommaire d’un conte qu’il écrira peut-être un jour. Le narrateur de Fresán
se propose de raconter la première phase de sa création littéraire. Il présente
son projet du roman, en donnant le sommaire et en dessinant la silhouette
du héros ; il fait également quelques réflexions sur les épigraphes, les
éléments autobiographiques, les références et les sources d’inspiration.
Curieusement, sa vie et la vie de son personnage se chevauchent, et le
processus de la conception et la naissance de son œuvre se déroule en même
temps que la conception de son enfant et la grossesse de sa petite amie,
Mariana. Confronté aux deux plus grands défis de son existence, le
narrateur finit par échouer. Un autre exemple de fiction déguisée en critique,
en ce cas la critique musicale, est « Leroc Argentin (12 hits) », compte rendu
de la compilation de hits imaginaires de Julio Dellaroca.
La
narration
du
« Système
éducatif »,
se
dédouble
en
niveaux nettement séparés par des moyens graphiques et grammaticaux :
une parenthèse et un post-scriptum à la première personne ont été insérés
dans le récit à la troisième personne. Avec les mots « Et maintenant, moi,
j’entre en scène » le narrateur principal du recueil se révèle entièrement pour
expliquer à ses « fidèles lecteurs » les motivations des choix de recours
narratifs effectués dans le texte et, notamment, la raison de ses intrusions
essayistiques :
C’est dans le déchiffrage que réside tout le secret ; aussi n’ai-je
pas trop tardé à comprendre que ceux qui possèdent la plume la
plus sensible et la plus vertueuse, ce ne sont pas les écrivains qui
lisent mais les lecteurs qui écrivent. C’est pour cela – et peut-être
également à cause de mon asthme – que j’apparais et que je
disparais afin de m’adresser à vous dans de brefs paragraphes
83
qui n’exigent pas un grand effort de ma part. Par-dessus tout, je
respecte le lecteur (…)149
Il agit alors en qualité d’écrivain, maître d’un atelier auquel participent
par exemple Nina, le fils de l’homme d’affaires, « le type qui va mourir dans
une obscure discothèque », Mariana et Alejo, c’est-à-dire les personnages des
nouvelles précédentes et ultérieures de L’homme du bord extérieur. Par
contre,
le
post-scriptum
qui
prend
une
forme
épistolaire,
adressée
précisément à Mariana, permet à l’écrivain de critiquer la construction et
quelques fragments du texte terminé, en ajoutant d’autres circonstances et
des versions alternatives des événements rejetées pendant les corrections.
Force est de constater que ces traversées métaleptiques des personnages
dans le domaine du narrateur font vaciller la séparation entre les niveaux
narratifs, entre l’auteur et son protagoniste. La métalepse se dévoile ici
comme un autre moteur de la réflexion sur la fonction de l’écrivain dans la
construction de l’univers représenté, sur la relation qu’il entretient avec le
lecteur, ses personnages et son œuvre.
Le principe de transgression narrative s’applique à l’avenant à
l’« Homme avec Walkman ». Le statut du narrateur de la nouvelle est fort
incertain. Même si depuis le début du texte il se proclame « très loin et en
dehors de tout ce qui suit », « prisonnier volontaire entre ces quatre murs » et
écrivain aux pouvoirs démiurgiques qui « peut sauver n’importe qui »,
quelques pages plus tard il admet qu’il se trouve dans la même ville que ses
personnages, qu’il les a connus, qu’il est l’auteur du roman qu’ils sont en
train de lire (Walkman People) et, enfin, que c’est lui qui a écrit L’homme du
bord extérieur. Le jeu de confusion des niveaux narratifs et la fusion du sujet
écrivant avec le narrateur et le personnage sont accentués par la façon dont
sont insérés des commentaires explicatifs et évaluatifs du narrateur qui
contaminent sans préavis le fil de son récit. Alors, la nouvelle étant abordée
par le biais de la narration, c’est le narrateur qui devient le vrai
protagoniste : un écrivain mutant en quête du meilleur point de vue pour
149
Ibidem, p. 125.
84
raconter son histoire, un créateur caractérisé par une attitude ambivalente
de recul et d’approche envers l’univers qu’il évoque, redéfinissant sans fin la
position qu’il occupe dans la hiérarchie narrative.
À l’égard de l’architecture narrative de l’ensemble du recueil, l’homme
de lettres de « La vocation littéraire », comme nous l’avons déjà commenté,
finit par unir toutes les pièces du puzzle littéraire, mais il en fournit
pareillement la clôture thématique. En fait, son discours magistral axé sur
les interrogations qu’il se posait tout au long de l’écriture du livre est une
tentative de formuler des réponses personnelles aux « classiques et
sempiternelles questions » de la littérature. À savoir, la caractérisation de la
figure de l’écrivain et de sa fonction, la définition et le rôle de la littérature et,
notamment, le mystère de la vocation littéraire (« l’origine de l’éclair
fulminant », « pourquoi l’homme crée »), saisie par Rodrigo Fresán comme le
résultat ou l’équivalent de révélation esthétique baptisée avec le terme
d’origine religieuse d’épiphanie. Elle se reproduit sous différents formes dans
les nouvelles du livre, souvent lorsqu’une promenade dans la forêt, décrite
par exemple comme « le moment le plus important de ma vie » (p. 44), « le
moment le plus transcendant de ma vie » (p. 73), « cet instant définitif » (p.
117). La notion d’épiphanie, selon les paroles de l’auteur, est une clef de
toute son œuvre et doit être abordée sous l’angle de la définition de
Joyce comme « une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la
vulgarité du geste ou bien par quelque phase mémorable de l’esprit
même »150. Or, dans le but de répondre à ces questions le narrateur se sert
du « récit de cette histoire qui tiendra lieu de réponse ». Il a donc recours au
procédé d’enchâssement où les fragments du récit métadiégétique consacrés
à son enfance et son enlèvement (d’après les mots de Fresán c’est son
unique nouvelle strictement autobiographique) s’entrelacent au discours
essayistique avec lequel ils entretiennent une relation illustrative.
À partir du récit des expériences qui ont marqué le narrateur se
dégage peu à peu sa conception de l’écrivain en tant que fruit des
circonstances, « un mécanisme de défense portant nom et prénom » et une
James Joyce, Oeuvres, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, note de la p. 1453-1454 et texte p.
512, dans : Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., note de la p. 181-182.
150
85
personne qui a appris dans son enfance, en des temps terribles, à trouver
refuge dans ses propres fantaisies. La création littéraire et la vie, tout comme
les niveaux de narration des nouvelles, sont profondément liées, difficiles à
séparer et s’influencent mutuellement. C’est effectivement dans le placard,
au milieu de livres et de magazines, caché des kidnappeurs et terrifié, que le
narrateur expérimente sa première révélation et trouve le thème de son
premier roman. Dans le même ordre d’esprit, « l’enfer paradisiaque, ou le
paradis infernal » de la vocation littéraire est un vécu intime résultant de
petites découvertes de la réalité et de la littérature, comme le choc du
narrateur d’« Hystérie argentine II » contre Borges qui a lieu réellement, mais
aussi dans la dimension intellectuelle. La littérature est alors la possibilité
latente d’une nouvelle, personnelle version du monde, « une forêt d’arbres
sans nom » dans l’attente d’un homme qui les nomme. Tel est, en bref, la
leçon qu’offre le narrateur à la fin de son chemin de création et de son atelier
d’écriture aux auditeurs/lecteurs : il montre qu’il n’existe ni définition
universelle de la littérature ni recette pour devenir un écrivain. L’acte de
création étant entièrement individuel et fondé sur les expériences intimes, le
style littéraire ne peut pas être transmis, appris ou expliqué, il reste le fruit
d’une recherche solitaire. Quoique ces conclusions répètent d’une manière
apparente des lieux communs de la pensée littéraire, ce que le discours du
narrateur offre à son lecteur c’est, par-dessus tout, son procédé de traduire
la réflexion en fiction et en jeux formels. Comme nous l’avons montré dans
notre étude, le narrateur transpose délibérément ses interrogations dans
l’univers des récits et dans ses techniques narratives qui reflètent son
propos.
Le fil des commentaires métatextuels et de spéculation littéraire
continue dans le paratexte postliminaire abondant qui fait partie intégrante
du recueil et contient État des grâces, Post-scriptum pour l’édition espagnole,
Post-scriptum pour l’édition française et Postface. Histoire étrangère. Outre le
fait de fournir des précisions sur les modifications, additions et corrections
portées sur des éditions successives du livre, les paratextes accomplissent la
fonction attribuée par Gérard Genette aux textes préfaciels originaux :
86
d’assurer à l’ouvrage une bonne lecture151. Autrement dit, Fresán munit son
lecteur d’un guide d’interprétation de son recueil a posteriori, ce qui permet
aux lecteurs les plus tenaces, une fois terminée leur propre exégèse, de la
confronter avec l’intention déclarée de l’auteur et de recommencer la lecture,
cette fois différente, à la lumière de ces données nouvelles. Pour atteindre cet
objectif Fresán expose plusieurs informations sur L’homme du bord extérieur
et il offre les éléments de guidage de la lecture.
Ce mode d’emploi du livre, pour citer la formule de Novalis152,
commence logiquement avec l’information génétique. L’auteur signale dans
un premier temps quelques circonstances de la rédaction de l’œuvre,
notamment la perte de l’original d’une longue nouvelle « Hystérie argentine »
en raison d’une panne informatique. Par voie de cette mention concernant
directement l’un des textes du recueil (« Hystérie argentine II »), leur
ingrédient autobiographique est mis en évidence dès le début. Dans un
deuxième temps, nous retrouvons une partie caractéristique des romans
historiques, c’est-à-dire l’indication des sources, associée à la forme
spécifiquement universitaire des remerciements. La note de remerciements
(« Nota de agradecimiento »), qui deviendra l’un des traits distinctifs de
l’écriture de Fresán, rend grâce aux personnes et personnages qui l’ont
appuyé et inspiré dans son entreprise littéraire (parmi eux les écrivains, les
membres de la famille, les amis, les éditeurs, les musiciens, etc.). Genette
souligne la discrète connotation valorisatrice de ce genre de paratexte qui
doit faire ressortir les connaissances et l’érudition de l’écrivain. Mais ce qui
nous souhaitons accentuer ici, c’est que Fresán profite aussi de la note pour
légitimer son choix générique en utilisant l’argument d’autorité. Il invoque
les noms de John Cheever et de Kurt Vonnegut, baptisés « deux paladins du
roman atomique et atomisé », et les personnages de Jerome David Salinger,
afin de montrer l’unité de son recueil (« espèce de roman désordonné, sous le
signe de préceptes qui obéissent à une certaine logique secrète, laquelle ne
m’est en aucun cas strictement personnelle »153).
151
152
153
Gérard Genette, Seuils, ed. cit.
Ibidem, p. 194.
Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 202.
87
Le souci de définition générique donne à la postface le caractère d’un
manifeste. Ce texte relativement court et ultérieur à L’homme du bord
extérieur a été rédigé en 1999 du point de vue d’un écrivain déjà reconnu,
traduit, auteur de quatre autres ouvrages publiés. Fruit d’une relecture
auctoriale en perspective, la postface porte sur l’ensemble de l’œuvre de
Fresán à partir du commentaire tardif sur son début littéraire. Elle
commence par la description du champ littéraire dans lequel s’inscrit
l’ouvrage frésanien. Dans le dessein de justifier la forme du livre, à michemin entre le roman et le recueil des nouvelles, l’auteur insiste sur son
appartenance à la tradition des grands romans argentins de Cortázar,
Marechal,
Sábato
et
Bioy
Casares,
qui
fonctionnent
« comme
une
atomisation d’histoire, comme une trame qui refuse d’aller de A à B sans
auparavant être passée par Z ». Il indique de même (encore une fois) les deux
maîtres nord-américains de son projet de « recueil de nouvelles argentines
faites des éclats d’un roman en désagrégation constante », Vonnegut et
Cheever. Néanmoins, c’est la figure archétypique de Borges (« la conception
même du grand écrivain argentin »), qui est évoquée à quatorze reprises.
Borges en tant qu’un écrivain « capable d’écrire des nouvelles qui, si on les
réunit, finissent probablement par former le roman parfait, assez proche de
l’aleph » ; Borges en tant qu’un « écrivain étranger », « unique, irremplaçable
et mythique (…) le plus argentin des écrivains européens ou le plus européen
des écrivains argentins » et, enfin, Borges en tant que « l’homme du bord
extérieur ». Cela veut dire, primo, que l’œuvre borgésienne remplit le rôle du
modèle générique absolu, inachevable et originaire de l’épiphanie littéraire.
Secundo, que le même Borges fonctionne comme l’archétype du personnage
d’écrivain et, en particulier, de l’écrivain argentin. Ceci étant dit, Fresán
définit la thématique de L’homme du bord extérieur et simultanément,
comme nous allons voir, de l’ensemble de son œuvre :
Tout écrivain est un homme du bord extérieur et c’est là le thème
de ce livre : être dehors, être étranger à soi-même pour pouvoir
voyager partout, à travers toutes les histoires. Mes livres
ultérieurs – Vidas de santos (Vies des saints) (1993), Trabajos
88
manuales (Travaux manuels) (1994), Esperanto (1995), La Velocidad
de las cosas (La Vitesse des Choses) (1998) – ne font que confirmer
et peut-être même aggraver le symptôme et la pathologie. C’est
pour cela que j’ai inventé Canciones Tristes (Chansons tristes), une
ville imaginaire qui apparaît à peine dans ce recueil, mais dont la
présence est devenue de plus en plus forte au fil de ce que j’ai
écrit ensuite. Canciones Tristes, c’est une cité, mais aussi une
métaphore de la patrie et une métaphore primale : une villesatellite argentine qui ne se résigne pas à demeurer prisonnière
d’une quelconque carte.154
Quelques lignes plus tard il ajoute :
...j’ai écrit ce livre dans le seul dessein de raconter des versions
alternatives à une histoire, par le bord extérieur. Utiliser certains
événements publics comme écran pour y projeter des événements
privés.155
Pour cette raison l’auteur considère parallèlement L’homme du bord extérieur
comme « une sorte de biographie non officielle » et il énumère les moments
autobiographiques du livre.
Comme nous l’avons commenté, Fresán reconnaît sa dette envers les
écrivains argentins et américains, il avoue sa manie de citations et se définit
lui-même comme un lecteur qui écrit plutôt que comme un écrivain qui lit,
ce qui rappelle aussi l’insistance de Borges de la supériorité de la lecture sur
l’écriture. L’œuvre de Fresán et ses considérations sur la littérature se
développent à partir d’autres écritures, elles sont des annotations fictives
dans les marges des expériences personnelles de lecture (« Ma patrie [mon
Argentine privée, mon bord extérieur], c’est ma bibliothèque et mon bagage
culturel »). Nonobstant, il insiste sur l’originalité de sa création par rapport
aux modèles :
154
155
Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., pp. 215-216.
Ibidem, p. 217.
89
...je n’imite pas l’écriture de Cheever ou celle de Vonnegut, mais,
en revanche, j’essaie de provoquer chez mon hypothétique lecteur
– que je ne connais pas – les émotions et les états d’âme que ces
écrivains ont fait naître en moi.156
Pareillement, pour marquer la nature innovatrice de sa démarche, « ma
modeste contribution, mon apport contestataire à ce que l’on attend
aujourd’hui, et dehors, de la littérature latino-américaine », il définit son
écriture par l’opposition au « réalisme magique et tout le bataclan » :
Au fil de mes nouvelles et de mes romans (ou comme on voudra
bien les baptiser), j’en suis venu à créer un courant littéraire
pratiqué par un seul auteur : moi-même. Un courant littéraire qui
s’appelle l’irréalisme logique. Si on entendait par réalisme magique
l’irruption du magique dans le réel, ce mouvement, à l’opposé,
propose l’apparition de lueurs sporadiques de logique dans cette
irréalité qu’est l’Argentine, un pays qui n’existe pas, étant donné
que - comme je l’ai déjà dit - l’Argentine est, a été et sera,
l’étranger… pour les siècles des siècles, amen.157
Il nous semble intéressant de signaler ici que bien qu’il ait repris cette idée
quelques fois dans les entretiens et essais postérieurs à son premier livre158,
l’écrivain a récemment essayé de renoncer à cette étiquette. Le 28 mai 2011,
pendant Les Assises Internationales du Roman à Lyon, il a avoué que
l’invention de l’irréalisme logique avait été provoquée par les sollicitations
récurrentes, surtout de la part des lecteurs étrangers, de se situer à l’égard
du réalisme magique. Fatigué de « ce travail constant de l’écrivain de se
positionner ou se placer » au regard du fantôme du boom latino-américain
156
157
158
Ibidem, p. 217.
Ibidem, p. 216.
Par exemple : Rodrigo Fresán, «Tener estilo», op. cit.
90
ou du nouveau fantôme de Roberto Bolaño, il a créé son propre courant
littéraire fantomatique159.
En conclusion, si nous reprenons la typologie de Gabriela Mora,
L’homme du bord extérieur doit être classifié comme une collection de
nouvelles intégrées dont l’unité est due aux éléments mélangés de deux
sous-types : cyclique et séquentiel. Le premier est travaillé à partir des
stratégies qui lancent un pont entre le début et la fin du recueil, en lui
donnant une cohérence supplémentaire, en plus de la récurrence canonique
de personnages, leitmotivs ou lieux. Ainsi, le livre s’ouvre avec l’épigraphe du
« Sud » introduisant le motif thématique des arbres sans nom (c’est-à-dire la
réflexion sur la littérature) et l’image de Borges (la problématique de
l’écrivain-lecteur), qui reviennent dans le texte final en tant qu’ingrédients
essentiels de la définition personnelle de la littérature menant à terme les
méditations du narrateur. Subséquemment, dans la nouvelle initiale nous
faisons connaissance avec les deux gauchos minimalistes, Chivas et
Gonçalves, dont le dernier présente au cours de ses convulsions l’un des
sujets principaux de l’ouvrage (annoncé également dans le titre) : « Il est
parfois plus aisé d’assimiler le monde lorsque l’on regarde sa propre vie
depuis la perspective de la troisième personne… ». Les gauchos désespérés et
la question du point de vue narratif réapparaissent naturellement dans « La
vocation littéraire », autant que les paroles de l’humble moussaillon qui
concluent le premier texte en évoquant le type de narrateur et les techniques
de narration. Ce recours du cadrage n’étant pas l’unique procédé
d’intégration employé dans le recueil, il faut souligner l’importance des liens
de type séquentiel. Malgré l’autosuffisance de la majorité de textes (le dernier
récit semble difficilement défendable à cause de nombreuses références aux
autres), l’architecture de L’homme du bord extérieur privilégie la lecture
linéaire, ce qui le rapproche du roman. Premièrement, grâce aux histoires
des personnages dispersées dans diverses nouvelles, et deuxièmement, par
Fernanda Vilar, « Entrevista a Rodrigo Fresán (transcripción) », 06/2011, La Clé des
Langues (Lyon : ENS LYON/DGESCO), http://cle.enslyon.fr/01101380/0/fiche___pagelibre/(Consulté le 16/09/2014).
159
91
suite du développement graduel du narrateur (des narrateurs), de sa
réflexion méta et de sa manière de narrer qui atteignent leur point culminant
et leur dénouement dans le dernier récit.
Cependant, le choix générique de Fresán, ou plutôt son refus obstiné
d’un choix et « d’aller de A à Z », peut être aussi interprété comme un
symptôme d’un principe plus général. S’il comprend l’œuvre littéraire comme
un atelier des versions alternatives, privées de l’histoire, de ses lectures et
du monde, il conçoit les genres littéraires comme un répertoire des
matériaux à façonner, à mélanger et, notamment, à enrichir (ou contaminer)
avec des matériaux d’autre provenance. La création littéraire a donc deux
objectifs : fournir aux lecteurs de belles histoires, mais en construisant un
moyen propre d’expression originale à partir des éléments qui sont mis à la
disposition de l’auteur. Sans écarter la joie de l’affabulation, Fresán partage
une conception de la littérature qui tire son origine de la tradition avantgardiste : c’est un terrain d’expérimentation ludique, régi par « la force de
subversion à l’égard des classements anciens »160, un polygone de techniques
narratives, un lieu d’auto-réflexion à travers l'ouverture des coulisses de
l’écriture. L’instrument fondamental de cette démarche frésanienne est la
transgression. C’est dans la pratique persévérante de la transgression que
l’écrivain a trouvé son chemin créatif et la transgression est effectivement le
dénominateur commun de tous les textes de L’homme du bord extérieur et de
ses ouvrages ultérieurs. Comme nous avons essayé de le montrer cette
opération d’exploration et de dépassement des limites est réalisée à différents
niveaux du texte. En premier lieu, sur le plan générique nous observons le
vacillement entre le roman et le recueil des nouvelles, de même que le
mélange constant des particularités de nombreux sous-genres d’une
littérature instituée avec les traits caractéristiques de la littérature populaire.
En deuxième lieu, nous avons vu la confusion du discours fictif et non-fictif
(critique) résultante des intrusions métalittéraires et métatextuelles, et des
techniques du fantastique intellectuel. Les réflexions méta sont de plus
transposées dans l’univers fictif et dans la narration qui est le domaine
Roland Barthes, „De l’oeuvre au texte”, dans Le bruissement de la langue. Essais critiques
IV, Paris, Seuil, 1984, p. 71.
160
92
suivant de la transgression. La narration dans le recueil se caractérise par
une pluralité d’énonciateurs (qui à la fin se révèle illusoire), par l’effacement
des frontières entre de nombreux niveaux narratifs, par la confusion (ou/et
amalgame) des agents : le narrateur, le personnage, le lecteur, l’auteur et par
l’opposition affaiblie entre le texte et le paratexte (les textes postliminaires et
les épigraphes).
93
Partie III
Construction de la maison livresque
94
1. Livre en devenir
La pratique frésanienne de franchissement des bornes dépasse
logiquement le cadre d’un recueil et débouche sur un projet de construire
« un libro en marcha », un seul livre en devenir. Cette idée d’une œuvre
jamais achevée, qui évolue avec chaque nouvelle édition et continue dans
chaque nouveau volume, met en question l’intégralité d’un artéfact littéraire
et illustre le fonctionnement des mécanismes de mémoire, vue comme une
activité incessante de trois forces inséparables, celles de remémoration, de
création et d’oubli. L’acte d’écriture chez Fresán c’est l’acte d’explorer et de
réinventer sa propre mémoire et la littérature qui, selon la conception
borgésienne, « fonctionne comme un régime de mémoire partageable et
solitaire à la fois »161. Voici ce qu’en dit Fresán dans un entretien :
On a souvent répété que Borges n’avait jamais écrit de romans.
Mais Borges n’a jamais voulu en écrire. Par contre, toutes les
nouvelles de Borges, si on les met ensemble, forment le grand
roman argentin, dont le thème est Borges lui-même, cet auteur
aveugle, à l’autre bout du monde, doté d’une telle puissance
imaginative (…) Car en fin de compte, tous les écrivains argentins
sont de grands lecteurs avant tout : ils parlent tout le temps de ce
qu’ils lisent.162
Il reprend la même idée dans La Vitesse des choses, dont le narrateur
dit que ses conférences (c’est-à-dire, les nouvelles du recueil) « constituent
en réalité les chapitres d’une sorte de long roman dont je ne suis pas le
protagoniste, mais le témoin de certains événements »163. Cependant,
l’entreprise de Fresán étant plus modeste de celle de son prédécesseur
161
162
163
Emmanuel Bouju, « Sombrer dans la mémoire », Le Magazine Littéraire, juin 2012, p. 57.
Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», Le matricule des anges, n°98, 2008, p. 32.
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 571.
95
argentin, il se démarque de l’adage du Livre Unique contenant tout
l’univers :
[Journaliste] : Votre projet est-il celui d’une écriture totalisante qui
viserait à englober un monde dans son mouvement ?
[Rodrigo Fresán] : Non, je ne pense pas vraiment en termes de
« monde ». Je n’ai pas la prétention d’en créer un à moi seul. C’est
plutôt de la construction d’une maison qu’il s’agirait, grande si
vous voulez, mais pas plus. Chacun de mes livres occupe un peu
une place spécifique, Mantra étant presque à coup sûr la cave, là
où on enferme des choses, là où elles demeurent cachées.
Kensington, bien évidemment, serait le jardin devant la maison, en
même temps que le lieu imaginaire, la porte d’entrée. La Vitesse
des choses, qui est un livre sur lequel j’ai beaucoup travaillé, ce
serait les murs, car cela tient un peu tout. Quant à Esperanto, je
ne sais pas… la salle des bains ?164
Fresán a souvent insisté sur l’unité, sur la continuité de son écriture
au-delà de la diversité des recueils et romans en se servant de cette
métaphore de la maison qui est aussi très présente dans ses livres. La
représentation spatiale, architecturale d’œuvre littéraire revient sous des
formes différentes dans la « série intertextuelle »
165
frésanienne et, comme
nous allons le voir, elle est étroitement liée à celle de la mémoire. Pour
donner
quelques
exemples
nous
pouvons
citer
Cielito
Lindo,
« une
gigantesque maison coloniale comportant des fioritures d’un futurisme
dépassé et entourée d’une impénétrable forêt tropicale »166; le Manoir
Esperanto, « l’obscurité du petit château de la rue Castex et le silence
presque compact de ses jardins »167; l’Hôtel Sacré de Tous les Saints sur
Terre, « cette gigantesque structure indisciplinée [qui] menaçait de dépasser
Etienne Leterrier, «La lettre et le médium», op. cit., p. 31.
Graciela Tomassini, «De las constelaciones y el Caos: Serialidad y dispersión en la obra
minificcional de Ana María Shua», El Cuento en Red, No. 13, 2006, p. 14,
http://cuentoenred.xoc.uam.mx (Consulté le 16/09/2014).
166 Rodrigo Fresán, Mantra, trad. I. Gugnon, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 80.
167 Idem, Esperanto, trad. G. Iaculli, Gallimard, 1999, p. 40.
164
165
96
les mille chambres »168; la maison familiale Neverland dont « la majesté laisse
stupéfait, comme certaines cathédrales qui, ne serait-ce que quelques
minutes, nous poussent aisément à croire en l’impossible »169 ou, enfin, la
bibliothèque de la veuve de « Notes pour une théorie de la nouvelle », « une
cave aussi grande qu’une cathédrale ou le ventre d’une baleine. Et pleine de
livres du sol au plafond »170 . Comme toutes ces constructions sont décrites
avec une seule imagerie et ont des caractéristiques semblables, nous
pressentons une maison unique qui est en train d’être édifiée derrière les
façades des manoirs, hôtels, habitations et bibliothèques. Cette maison en
construction, cette « structure aussi secrète que célèbre, aussi déformée
qu’infinie, qui grandissait depuis des années avec l’indolence d’un animal
presque inoffensif »171, c’est la figure de l’œuvre de Rodrigo Fresán et en
même temps son palais de mémoire.
Idem, Vies des saints, trad. S. Mestre, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 355.
Idem, Les Jardins de Kensington, trad. I. Gugnon, Seuil, 2004, p. 372.
170 Idem, La Vitesse des choses, trad. I. Gugnon, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 210.
171 Idem, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p. 54 (« Una
estructura tan secreta como célebre, tan deforme como infinita, que crecía desde hacía años
con la indolencia de un animal apenas inofensivo »).
168
169
97
2. La maison
Les demeures en question se distinguent toutes par leur taille
gigantesque, immense, hors de toute échelle, incommensurable, comme celle
d’une baleine ou d’une cathédrale. Elles ont une nature labyrinthique et
inextricable,
à
structure
serpentante,
impénétrable
et
monstrueuse,
rappelant l’ambiance des ténébreuses fantaisies architecturales de Giovanni
Battista Piranesi172 ou du labyrinthe du Minotaure (le narrateur de « Corpus
Christi » a recours au fil comme Ariane) :
Les premières incursions le long des couloirs ne sont pas d’une
grande aide. Des ombres et des chuchotements et des escaliers
communiant avec d’autres escaliers et des portes qui n’ouvrent
nulle part. La perverse architecture de la plus authentique des
fausses perspectives semble croître dans tous les coins pour
soutenir ces fondations (…) j’attache l’extrémité d’une pelote de
laine à la poignée de la porte de ma chambre et je pars à la
recherche de ma Samarkand, de mon Eldorado, de mon Pôle Nord
(…) en ouvrant une porte ou en croisant un autre couloir, je me
retrouve avec ma propre trace. Le plus terrible, ma bien-aimée,
survient lorsque je retourne au refuge relatif de ma chambre et
que je découvre que quelqu’un a coupé l’extrémité de la pelote (…)
Une Bible Gédéon en train de se multiplier en miroirs qui copulent
avec d’autres miroirs pour enfanter un infini de surfaces
trompeuses (…) la lourde danse des rideaux de velours se
reflétant dans le fond du couloir.173
Cette image de l’Hôtel Sacré de Tous les Saints sur Terre fait allusion
aux films dont les protagonistes sont des écrivains souffrant d’angoisse de la
L’architecte familial des Mantra s’appelle Gormenghast Piranesi Mantra (Mantra, ed. cit.,
p. 329).
173 Idem, Vies des saints,ed. cit., pp. 181-182.
172
98
page blanche : Barton Fink (1991), des frères Coen, et Shining (1980), de
Stanley Kubrick. Pour se libérer de leur blocage, les deux hommes
s’installent dans des hôtels vides et isolés et y cherchent l’inspiration. Ces
lieux désolés ne sont pas, cependant, complétement inhabités : au fil du
temps ils se remplissent de spectres, de chuchotements, de visions, de
morts. En effet, aux yeux de Fresán, l’écriture c’est invoquer les morts. Ses
livres sont les histoires des fantômes, et par « fantômes » il désigne les
personnes habitant ses souvenirs, ses sources d’inspiration, les doubles
littéraires des êtres connus, « aussi bien les écrivains que leurs créatures, les
personnes que les personnages, les auteurs de ces chansons flottant dans le
vent »174. Chez Fresán le motif de l’écrivain qui déambule dans les couloirs
obscurs et solitaires de la mémoire en quête d’épiphanie est souvent
accompagné de l’exploitation abondante de la symbolique de la porte qui
s’ouvre sur de nouveaux univers, sur l’inconnu, sur le passé. Une porte est
donc le seuil qui sépare le présent infertile du domaine du passé, des rêves
et de l’inconscient, cette source infiniment riche et remplie de possibilités
d’un livre. Néanmoins, pour passer par la porte, devant laquelle est parfois
placé un gardien (le valet familial Virgilio dans Esperanto, Rod Serling dans
Mantra, le frère jumeau du Christ dans Vies des saints), il faut trouver une
bonne clef, il faut poser une bonne question :
Autant de questions qui fonctionnent comme des clefs nous
permettant de faire entrer le passé dans le présent à condition de
savoir les glisser dans la bonne serrure. Une fois la porte ouverte,
il faut risquer quelques pas en avant qui finiront par nous
propulser des milliers de kilomètres en arrière. Ce n’est pas facile.
Toute notre vie, nous évitons de nous souvenir car sonder notre
mémoire comporte une terrible tentation : celle d’aller vivre sur
une autre planète…175
174
175
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 23.
Idem, Mantra, ed. cit., p. 121.
99
Il existe également d’autres clefs qui permettent de franchir la lisière,
d’autres « madeleines » déclenchant le passé et ses variations, comme des
photographies, des cartes postales, des films, des chansons et, en
particulier, des livres :
… il ne me semble pas fortuit que le mécanisme d’un livre soit
similaire à celui d’une porte. Le mécanisme d’un ordinateur (…)
c’est, en revanche, celui d’une fenêtre fermée qui ne nous offre
rien de moins que ce qu’elle est capable d’attraper dans les
limites de son cadre. Les ordinateurs nous obligent toujours à
rester de l’autre côté. Un livre, en revanche, s’ouvre pour que nous
entrions en lui et vivions là-dedans pour toujours, bien que nous
ayons fini de le lire il y a des années. Parce que, bien que nous
puissions l’avoir fini, un livre ne finit jamais vraiment de nous lire.
Et ainsi il revient à plusieurs reprises, différent et toujours utile,
tout au long de nos vies. Et bonne nouvelle : les livres ne finissent
jamais, il y a toujours un autre livre à lire. Et, quand arrive le
moment de passer de l’autre côté, la carte de nos lectures finit par
construire un genre de biographie alternative, mais plus que juste,
de nous-mêmes. Un ADN en papier et en encre avec lequel – si
nous avons de la chance – sera construite la trame de notre
Paradis particulier. Lire – et son acte presque miroir : écrire – est
l’une de rares formes de solitude socialement acceptée par le
monde
qui
tend
à
douter
des
activités
singulières.176
[Notre traduction]
Idem, « Tener Estilo », op. cit. (« … no me parece casual que el mecanismo de un libro sea
similar al de una puerta. El de un ordenador (…) es, en cambio, el de una ventana cerrada
que nos ofrece nada más y nada menos aquello que es capaz de atrapar dentro de los límites
de su marco. Los ordenadores nos obligan, siempre, a quedarnos del otro lado. Un libro, en
cambio, se abre para que nosotros entremos en él y vivamos ahí adentro, para siempre
aunque lo hayamos terminado de leer hace años. Porque si bien nosotros podemos haber
terminado un libro, un libro nunca acaba del todo de leernos a nosotros. Y así vuelve una y
otra vez, diferente y siempre útil, a lo largo de nuestras vidas. Y buenas noticias: los libros
nunca se acaban, siempre hay otro libro que leer. Y, cuando llega la hora de irse al otro
lado, el mapa de nuestras lecturas acaba constituyendo una suerte de biografía alternativa
pero más que fiel de nosotros mismos. Un ADN de papel y tinta con el que —si hay suerte—
estará construida la trama de nuestro particular Paraíso. Leer —y su acto casi reflejo:
176
100
Les maisons de Fresán débordent de portes, comme « les dizaines,
centaines, milliers des portes » de Neverland, dont chacune donne accès à
un paysage différent, mais qui sont en même temps reliées entre elles
« comme les épisodes en désordre d’une série, comme des scènes de films
différents montées ensemble au hasard – avec d’incessants coups de timon
sur l’argument, avec le nouveau et imprévisible noyau d’une fin qui ne vient
pas, qui se trouve si loin »177. Les chambres/les livres/les nouvelles
configurent alors un petit pays enfermé dans une maison/une œuvre/un
recueil, ce qui est mis en évidence dans les dénominations telles que le
Mantraland et l’Hôtel Universo (Mantra), le Neverland (Les Jardins de
Kensington) ou l’Hôtel Grand Cosmo (La Vitesse des choses). C’est un pays
privé sans prétention de complétude, un petit domaine imaginaire comme la
cave de la bibliothèque de « Notes pour une théorie de la nouvelle », dans
laquelle l’ordre des ouvrages imite l’emplacement des pays sur la carte en
créant ainsi une forme littéraire du monde, une carte intime de lectures, une
autobiographie de l’écrivain-lecteur. Fresán véhicule cette même vision de sa
version personnelle du monde avec la parabole d’une confrérie de religieux
appelée l’Ordre sacré des cartographes aveugles, racontée dans Esperanto et
Mantra. Cette histoire d’aveugles qui tracent depuis des siècles des cartes
personnelles de la planète illustre un enseignement :
… pour chaque pays ou ville ou royaume à la surface de ce monde
il existe, à peine caché, un autre pays ou ville ou royaume en
chaque être humain et en tous ceux qui les peuplent et les
traversent (…) nous sommes tous un peu cartographes, un peu
aveugles. L’inévitable vérité c’est que nous sommes tous un peu
pareils à ces villes qui ne cessent de changer, qui ne peuvent
escribir— es una de las pocas formas de la soledad socialmente aceptadas por un mundo
que tiene a sospechar de las actividades singulares »).
177 Idem, Vies des saints,ed. cit., p. 185.
101
rester tranquilles le temps qu’il faut pour qu’on puisse en tracer le
portrait sur une carte.178
Par conséquent, l’œuvre littéraire est une carte subjective du monde
en constant changement. Elle doit s’adapter aux transformations de l’esprit
de l’écrivain (« L’esprit est comme une ville […] La forme d’une ville change
plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel »179) à l’instar de l’Hôtel Sacré de
Tous les Saints sur Terre. Cette demeure monstrueuse a été en construction
permanente depuis le milieu du XXe siècle afin d’héberger toutes les âmes
errantes de ceux qui auraient trépassé à cause des armes fabriquées par le
défunt époux de la veuve, propriétaire de l’hôtel. Par le fait, toutes les
maisons de Fresán ont en commun cette qualité d’un être vivant, d’un
animal ou d’une plante maléfique qui sont en train de grandir, de se
métamorphoser, de bouger, de penser même (« j’ai découvert que les portes
se déplaçaient, que les pièces de cette Neverland ne restaient pas immobiles
(…) comme si la demeure s’était rendu compte de mes intentions et avait
décidé de bouger pour me désarçonner »180 ). Décrivant l’Hôtel Universo le
narrateur de Mantra fait un commentaire :
Dans le bestiaire de toutes les structures architecturales, les
hôtels, de même que les musées et les aéroports, sont sans doute
les plus vivants. Comme certaines plantes carnivores ou des
sirènes prenant un bain de soleil sur des rochers escarpés, les
hôtels t’attirent et t’enferment. Il arrive que parfois tu restes à
jamais à l’intérieur.181
Idem, Esperanto, ed. cit., p. 66. (« por cada país o ciudad o reino sobre la faz de este
mundo existe, apenas escondido, otro país o ciudad o reino en todos y cada uno de los seres
humanos que los pueblan y los transitan (…) todos nosotros somos un poco cartógrafos, un
poco ciegos. La inevitable verdad es que todos nosotros somos un poco como esas ciudades
que no dejan de cambiar, que no pueden quedarse quietas el tiempo suficiente para que las
retraten en un mapa », Esperanto, Tusquets 1997, pp. 65-66).
179 Ibidem, p. 65.
180 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p.375.
181 Idem, Mantra, ed. cit., p. 277 (« Dentro del bestiario de todas las estructuras
arquitectónicas, tal vez los hoteles – junto con los museos y los aeropuertos – sean los que
están más vivos. Los hoteles – como ciertas plantas carnívoras, como sirenas asoleándose
178
102
C’est pareillement l’un des traits distinctifs du dispositif littéraire de
Fresán, de cette « obra en marcha ». Dans toutes les rééditions (et
traductions) de ses ouvrages l’écrivain introduit systématiquement de
« légers changements », « certaines altérations », des « bonus tracks » et des
« inserts ». Cette méthode lui permet de travailler a posteriori la cohérence de
l’ensemble de sa production (par exemple, il a « rétro-fondé » la ville de
Canciones Tristes dans L’Homme du bord extérieur182), de mettre à jour
certaines références (Da Vinci Code de Dan Brown [2003], est cité dans Vidas
de santos [première éd. 1993], dans l’édition DeBOLS!LLO de 2007) et de
donner la sensation de la continuité de sa création (il ajoute des nouvelles
entières, comme « La pasión de multitudes » [« La passion des multitudes »]
dans Historia argentina paru en 2009). Ainsi est renforcé « l’effet général d’un
casse-tête toujours heureux d’être incomplet »183 produit par les textes qui
ne sont qu’« ombres des nouvelles », variantes des mêmes histoires,
ébauches et annotations. Fresán partage la pensée de Borges à l’égard de
l’impossibilité d’atteindre la fin du texte, « il ne peut y avoir que des
brouillons. L’idée de « texte définitif » ne relève que de la religion ou de la
fatigue »184. Selon Echeverría :
Cette façon de procéder est caractéristique d’une relation, pour
ainsi dire, organique avec sa propre écriture, de laquelle l’auteur
ne se désintéresse jamais. Toute l’œuvre de Fresán, dans son
ensemble, peut être vue, en ce sens, comme une œuvre en devenir
[« una obra en marcha »]. Son style révèle, d’un livre à l’autre, une
sobre rocas peligrosas – te atraen y te encierran y, en ocasiones, te quedas adentro para
siempre », Mantra, Mondadori 2001, p. 307).
182 Dans l’état de grâce de Vies de saints Fresán dit :« je suis heureux de découvrir l’évident
effet de contagion et l’influence radioactive de Vies de saints dans tout ce que j’ai fait par la
suite : c’est ici qu’apparaît pour la première fois la ville toujours en mouvement de
Canciones Tristes (de successives réincarnations de L’Homme du Bord extérieur m’ont
permis de la rétro-fonder là-bas ; mais j’avoue qu’il s’agissait d’un effet spécial trompeur »
(Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 372).
183 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 568.
184 Jorge Luis Borges, cité par André Gabastou, « Des vertus de l’infidélité en traduction », Le
Magazine Littéraire, juin 2012, p. 74.
103
cohérence surprenante qui indique sans doute sa précoce,
presque soudaine maturité.185 [Notre traduction]
La maison Neverland et les jardins Alwaysland, dans lesquels erre le
narrateur de Jardins de Kensington, évoquent d’une manière évidente le pays
d’enfance éternelle de Peter Pan, mais ils font également allusion à la
conception des mondes communicants de la nouvelle de Julio Cortázar,
« Continuité des parcs »186. L’écrivain protagoniste du roman de Fresán se
montre conscient du fait qu’il est un personnage d’un livre qui désire
atteindre « les bords d’Alwaysland, la fin de la carte, le dernier mot du livre »,
mais, contrairement au héros de Cortázar, il ne peut pas franchir la frontière
de l’univers du livre dont il est prisonnier. Il continue alors à travailler sur
son livre mental qu’il grave dans la mémoire. La mise-en-abyme se mord la
queue quand il découvre derrière l’une des portes de sa mémoire qu’il se
trouve dans un hôpital, en état de coma et Neverland n’est que son songe. La
maison représente donc l’univers du livre (des livres) et simultanément
l’esprit (la mémoire), dans lesquels le narrateur reste emprisonné, et qui au
bout de compte se révèlent être la même chose, étant donné que
… toute œuvre est mémoire. Mémoire instantanée. Ce que nous
écrivons n’est que le souvenir immédiat de ce qui nous est venu à
l’ésprit ailleurs, loin et près, maintenant et jadis, au même
moment, partout, ici.187
185 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina,
Anagrama, Barcelona, 2009, p. 16 (« Esta forma de proceder es característica de una
relación, por así decirlo, orgánica con la propia escritura, de la que el autor nunca se
desentiende. Toda la obra de Fresán, en su conjunto, admite ser vista, en este sentido, como
una obra en marcha. Su estilo revela, de uno a otro de sus libros, una sorprendente
coherencia, indicadora sin duda de su temprana, casi súbita madurez»).
186 Óscar Hahn, « Julio Cortázar en los mundos comunicantes », Texto sobre texto.
Aproximaciones a Herrera y Reissing, Huidobro, Borges, Cortázar, Lihn, Universidad Nacional
Autónoma de México, México, 1984, pp. 107-119.
187 Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 377.
104
3. Le palais de mémoire
Conformément aux explications du narrateur de La Vitesse des choses,
ce qui définit la personne de l’écrivain est sa mauvaise mémoire qui l’oblige à
se souvenir en imaginant ou, autrement dit, à fabriquer, construire,
travailler sa mémoire. L’expression de « hacer memoria »188 semble
significative puisqu’elle réapparaît à quelques reprises dans Mantra, La
Vitesse des choses et Les Jardins de Kensington :
Vous êtes peut-être atteint, vous qui n’avez jamais eu trop de
mémoire, du mal des souvenirs. Vous ne parvenez pas à cesser
de sonder votre mémoire [« hacer memoria »]. Littéralement. C’est
comme si vous la construisiez à partir de presque rien. Vous
cherchez à bâtir une immense cathédrale à partir d’une minuscule
pierre angulaire.189
Méthode simple et presque évidente, il suffit de consacrer deux ou
trois heures par jour à repasser les faits survenus, à travailler sa
mémoire [« hacer memoria »], qui se construit comme on bâtit un
immeuble. Bien sûr, cette entreprise est d’avance vouée à l’échec
car on ne peut tout se rappeler, même quand il n’y a pas
profusion de souvenirs. Tôt ou tard, des fenêtres disparaissent,
des chambres entières s’égarent, des serres sont sacrifiées, des
188 Dans la traduction française d’Isabelle Gugnon nous trouvons l’expression « sonder la
mémoire » qui ne contient plus cet élément sémantique de la (ré)création, ce qui fait que
nous évoquons ici l’expression originale « hacer memoria » (Rodrigo Fresán, La velocidad de
las cosas, Debolsillo, Barcelona, 2006, p. 550 : « Recuerdo muy pocas cosas por lo que me
veo obligado a hacer memoria » ; Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 581 : « Je
me rappelle très peu de chose, aussi suis-je obligé de sonder ma mémoire »).
189 Rodrigo Fresán, Mantra, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 101 (« Tal vez usted que nunca
se caracterizó por su buena memoria, ahora esté enfermo de recuerdos. No puede dejar de
hacer memoria. Hacer memoria, literalmente, como si la fuera construyendo a partir de casi
nada. Toda una inmensa catedral a partir de una ínfima piedra fundamental », Mantra, ed.
cit.,p. 107-8). L’expression se répète dans le livre : « Intentaré seguir a mi héroe, hacer
memoria » (p. 31) ; « Se nos pasa la vida intentando no hacer memoria, porque en el acto de
recuerdo está la terrible tentación de irse a vivir a otro planeta” (p. 130).
105
couloirs conduisent à des portes condamnées et les jardins
meurent, détruits par la sécheresse et les averses de grêle. Peu
importe car l’intérêt est dans ce qui reste intact.190
Fresán imagine l’acte d’écriture comme l’édification de la maison et
comme la (re-)construction des souvenirs qui sont toujours menacés de
disparition, à la manière de Cielito Lindo et de l’Hôtel Sacré de Tous les
Saints sur Terre qui brûlent. Les deux idées fusionnent dans la méthode
mnémotechnique du palais de mémoire du jésuite Matteo Ricci, exposée en
détail dans Mantra et Vies de saints. La technique, inspirée par des
préceptes de mémorisation du poète grec Simonides et conçue par Ricci pour
l’enseigner aux Chinois, consiste à construire une structure de la pensée.
Tous ces éléments, comme des bâtiments, des objets variés et la décoration,
sont utilisés pour ordonner et ainsi garder le plus longtemps possible les
souvenirs :
Le véritable but de Matteo Ricci et de ses constructions invisibles
et pensées était d’offrir un lieu où stocker l’infinité de concepts qui
constituent la connaissance humaine. Nous associons une image
à tout ce que nous voulons nous rappeler, disait-il, et nous
rangeons chacune de ces images dans un endroit précis où elle
attend patiemment qu’on décide de la convoquer – il suffit de
regarder un tableau, de constater un dénivelé sur un sol de pierre,
le poids d’un miroir dans notre main ou d’un visage à l’intérieur
de ce miroir – en faisant résolument appel à notre mémoire.191
Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 44 (« Método sencillo y casi obvio: dedicar dos
o tres horas de cada día al repaso de lo ocurrido, hacer memoria porque, sí, la memoria se
construye como se construye un edificio. Es obvio que se trata de una empresa destinada al
fracaso, imposible recordar todo por más poco que sea. Temprano o tarde desaparecen
ventanas, se extravían habitaciones enteras, se sacrifican invernaderos, hay pasillos que
conducen a puertas clausuladas y los jardines son arrasados por tormentas de sol y
granizo. No importa. Lo interesante es lo que queda, lo que permanece intacto », Rodrigo
Fresán, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 48).
191 Idem, Mantra, ed. cit., pp. 70-71.
190
106
Les échos de la technique du palais de mémoire retentissent dans tous
les livres de Fresán sous différentes formes. Ses narrateurs ou ses
personnages possèdent leurs propres « couloirs de la mémoire »192, «multiples
chambres du palais de la mémoire », sanctuaire du passé dénommé
l’Étranger193 ;
ils
disposent
aussi
d’un
endroit
appelé
la
quatrième
dimension194, « un bunker souterrain auquel on ne peut accéder qu’en
brandissant un mot magique », une autre planète de l’enfance, ou « un
vaisseau spatial qui décrit une orbite morte autour du passé »195. Le
narrateur de « Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme »
(La Vitesse des choses), pour sa part, a créé un musée privé :
Il n’y a pas de portraits de moi, hormis sur les murs de ce que
j’aime maintenant appeler « Le Musée de Ma Vie de Salaud » ou
quelque chose dans le genre. Un endroit situé dans ma tête, où je
me rends de moins en moins mais que – pour l’amour de l’art – je
n’ose pas fermer complètement. Une édition limitée, de luxe, avec
des illustrations de Ma sale vie : réflexions éparses pour une
esthétique du salaud y est mise en vente, et on peut faire une visite
guidée des différents plateaux de mon existence.196
Le palais de mémoire est également l’endroit de rencontre entre
l’écrivain et son lecteur qui est « le futur locataire du saint espace de ce
palais de Mémoire »197 :
Barrie pense que lire et écrire, c’est se souvenir [« hacer
memoria »]. Les souvenirs de ceux qui écrivent – les écrivains ne
font que se rappeler les choses qui leur sont passées par la tête ;
qu’elles soient arrivées ou non, elles sont bel et bien réelles
pendant qu’ils écrivent – se mêlent aux souvenirs du lecteur, qui
192
193
194
195
196
197
Idem,
Idem,
Idem,
Idem,
Idem,
Idem,
Trabajos manuales, ed. cit., p. 256 (“los pasillos de su memoria”).
La Vitesse des choses, ed. cit., p. 520, 36.
Esperanto, ed. cit., p. 216.
Le fond du ciel, ed. cit., pp. 39, 40, 129.
La Vitesse des choses, ed. cit., p. 318.
Vies de saints, ed. cit., p. 248.
107
ne sait plus où commencent les uns et où finissent les autres
(…)198
C’est particulièrement dans dernières pages de La Vitesse des choses que
nous trouvons une belle description de cette entrevue très attendue entre
l’écrivain, dont la projection littéraire reste immobile dans l’obscurité du
palais de mémoire de ses livres, et le lecteur, qui s’approche pas à pas en
lisant et en éclairant ainsi les chambres suivantes de la demeure :
Une phrase, deux phrases, trois phrases, dix phrases qui
ont l’air d’être émises depuis le centre de la Lune tandis que
quelqu’un allume une à une toutes les lumières de la maison et
s’avance vers moi jusqu’à être de plus en plus près.
Je suis à l’étage le plus haut, dans le grenier encore obscur,
mais plus pour longtemps.
Et j’attends.199
Or, si tous les livres de Fresán possèdent des traits similaires et sont
reliés à différents niveaux, c’est parce qu’ils ont un fond commun : ils
configurent les pièces du même palais de mémoire en construction. Ce
continuum référentiel, structurel et narratif est axé invariablement sur les
grands sujets qui obsèdent l’écrivain (comme ceux de l’enfance, de la mort,
de la solitude, de la monstruosité, de la génialité, de l’épiphanie littéraire,
parmi d’autres) et il reste le même pour tous ses ouvrages :
Comme on peut le voir, toutes mes œuvres parlent de la même
chose : la vocation littéraire, les illuminations subites de messies
personnels, l’épopée triomphante des vaincus magnifiques (…) Et
Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 31 (“ Barrie piensa que leer es hacer
memoria y que escribir, también, es hacer memoria. Los recuerdos del que escribe – los
escritores no hacen otra cosa que recordar algo que se les ocurrió o que les ocurrió o que no
les ocurrirá nunca, pero que ahora ocurre mientras escriben – se incorporan a los recuerdos
del que lee hasta ya no saber dónde empiezan unos y dónde terminan los otros.», Jardines
de Kensington, ed. cit., p. 32).
199 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 633.
198
108
tout a commencé avec ce livre. Il me faut reconnaître - avec un
sentiment très proche de l’orgueil – que l’angoisse de la relecture
d’un de mes livres – le premier, de surcroît – en vue de sa
traduction en français a été, au bout de compte, un exercice
intéressant, révélateur même. Si, en tant qu’écrivain, il y a
quelque chose qui me rend heureux, c’est bien l’idée d’avoir
découvert « mon propre univers» (ou mon bord extérieur, si vous
préférez) grâce à ces récits ou chapitres. Tout est là. Tout ce que
j’ai fait, tout ce que je fais et tout ce que je ferai sort de ces pages
et y retourne.200
Ce
« propre
univers »
ou
« bord
extérieur »
se
développant
progressivement à partir de livres successifs peut devenir alors cohérent.
Bien qu’il soit composé de plusieurs tentatives incessantes et toujours ratées
de capturer ce cosmos particulier (étant donné sa nature changeante et donc
insaisissable), il construit une unité grâce au recours aux mêmes domaines
thématiques, symboliques, référentiels et à la même imagerie, mais de façon
simultanée grâce à la reproduction systématique de certains procédés de
construction. Sur le plan des structures linguistiques, narratives et
génériques appliquées dans l’œuvre de Fresán nous remarquons aussi des
modèles
analogues
différentes.
Cette
qui
réapparaissent
stratégie
à
intentionnelle
des
de
échelles
d’observation
répétition/variation,
fonctionnant donc tant au niveau du contenu (thématique) qu’aux différents
niveaux de l’architecture de tous les livres de l’écrivain (d’abord à l’intérieur
d’une nouvelle, puis dans le recueil dont elle fait partie et enfin dans
l’ensemble de sa production littéraire), est érigée en principe de composition
fondamental. Cela nous permettra de tenter d’aborder la prose frésanienne
en nous servant de notions provenant de ces autres domaines que sont la
musique, le cinéma, la photographie, la peinture et les mathématiques.
200
Idem, L’Homme du bord extérieur, ed. cit., pp. 218-219.
109
4. Répétitions/variations
La mémoire est le play-back de notre vie et, parfois,
nous ne faisons que bouger les lèvres sans émettre le
moindre son car c’est notre mémoire qui chante à
travers nous. Il nous arrive aussi, en de rares
occasions, de chanter vraiment, mais faux. La
mémoire nous aide en faisant tourner la musique de
notre passé, nos Greatest Hits un peu remastérisés et
agrémentés par instants d’un bonus-track, une version
alternative de cette bonne vieille chanson qui nous a
toujours été familière.201
Rodrigo Fresán
Comme nous l'avons démontré auparavant, la pratique persévérante
de la transgression est le trait distinctif et une force unificatrice dans l’œuvre
de Rodrigo Fresán. Le jeu omniprésent de répétitions et de variations compte
aussi parmi ces procédés subversifs puisqu’il vise à bouleverser la lecture
linéaire et chronologique du texte, à contredire le principe d’économie de la
langue,
à
créer
la
dimension
métalinguistique
(ou
métatextuelle),
autoréférentielle, et, enfin, à rapprocher la narration de la musique.
L’auteur
pratique
le
principe
de
répétition/variation
de
façon
permanente, obsessionnelle, dans tous ses textes. Il s’amuse par exemple à
inventer des personnages dont les noms et les prénoms ont les mêmes
initiales, sont semblables ou simplement identiques : Carlos Carlos, Padrino
Padres, Mariano Magdaleno Mantra, Virgen Virginia, Martín Mantra, MaríaMarie Mantra, Marcus Merlin, Keiko Kai, Marcos Matus, Martina Mantra,
Idem, Mantra, ed. cit., p. 156 (“La memoria es el playback de nuestra vida y, en
ocasiones, nosotros no hacemos otra cosa que mover los labios sin emitir sonido alguno,
porque es nuestra memoria la que canta a través de nosotros. A lo sumo, en contadas
ocasiones, cantamos un poco, desafinamos; pero la memoria nos ayuda poniendo a girar la
música de nuestro pasado , nuestros Greatest Hits cada tanto remasterizados, cada tanto
incorporando un bonus-track, versiones alternativas de la misma canción de siempre”,
Mantra, Mondadori 2001, pp. 169-170).
201
110
Tina T., Memo Monk, Martín Marineau. Nous trouvons à côté les noms qui
possèdent plusieurs versions (variations) : Jésus Nazaréen de Tous les
Saints Martyrs de Tierra Fernández (aka) Black Hole (aka) Main Morte,
Tenochtitlán (aka) Mexico DF (aka) Mexico Ville (aka) District Fédéral (aka)
DF (aka) la Nouvelle Tenochtitlán du Tremblement de Terre, ou The Beaten
(aka) The Beaten Victorians (aka) The Victorians. Il y a aussi des reprises en
variation (traduction) comme : Chansons Tristes – Sad Songs – Traurige
Lieder – Canciones Tristes – Carmina Tristia. Au niveau de l’unité de la
phrase, la réitération lexicale persévérante « fonctionne comme un marquage
sémantique, qui extrait du texte, comme le ferait un marqueur de couleur,
les éléments renvoyant directement au thème central du discours ou
hyperthème »202, mais donne pareillement au texte son caractère circulaire,
obsessionnel, mantrique :
Cuando ya no hay nada por hacer, pienso que los cuentos – ese
intento fracturado de cuento, este cuento hecho de pedazos de
varios cuentos – son el mejor y más rápido modo de explicarnos
algo verdadero mediante el artilugio de una ficción. Los cuentos
son, sí, formas astutas y sólidas de afirmar algo en el terremoto
constante de nuestra realidad. Contamos cuentos para sentir
que nuestras vidas cuentan. Así, los cuentos – como las vidas –
son formas elusivas y difíciles a la hora de la clasificación.203
[Notre soulignement]
Emmanuelle Prak-Derrington, Récit, répétition, variation, « Cahiers d’études
germaniques », N˚49 (2005), pp. 55-65,
http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/37/72/83/PDF/PrakREPETITION_VARIATION.pdf (Consulté le 16/09/2014).
203 Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 186 (« Quand il n’y a plus rien à
faire, il me semble que les nouvelles – cette tentative de nouvelle fracturée, cette nouvelle
faite de morceaux d’autres nouvelles – sont le moyen le plus rapide et le plus efficace de
nous expliquer des faits réels par l’artifice d’une fiction. Les nouvelles sont bel et bien des
façons astucieuses et solides de lancer des affirmations dans le séisme constant de notre
réalité. Nous contons pour avoir l’impression que nos vies comptent. Comme les vies, les
nouvelles sont donc des formes évasives et difficiles à classer », La Vitesse des choses, ed.
cit., p. 196).
202
111
Y así, de golpe, la súbita proliferación de muertos les producía un
desasosiego que sólo podía clamarse con otro muerto. Muertos
sobre muertos. Una revolución de muertos inmortales. Muertos
adorados. Pósters de muertos para cubrir paredes y muertos
como plegarias meditables y trascendentes del Libro tibetano de
los muertos; porque los muertos no mueren. (…) Un muerto
nuevo antes que hacerse a la idea del último muerto. Muertos
como hit singles, como canciones de la semana que duran poco y
que van descendiendo de volumen, con gravedad, por las agudas
laderas de los rankings. El muerto nuevo como dolor flamante
para
calmar
el
dolor
del
muerto
anterior
(…)204
[Notre soulignement]
Les répétitions dans les écrits de Fresán acquièrent en outre une
fonction structurante, en divisant le texte en unités de sens. Dans Les
Jardins de Kensington, entre autres, les répétitions en position d’anaphore
découpent les chapitres en fragments/paragraphes bien délimités de l’exposé
du narrateur. Ainsi, le chapitre « Le Personnage » peut être représenté
schématiquement comme suit :
204 Idem, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 215 (« Et, tout à coup, la subite prolifération de
morts provoquait une inquiétude qui ne pouvait être calmée que par un autre mort. Un mort
en masquait d’autres. C’était une révolution de morts immortels. Des morts adorés. Des
posters de morts pour tapisser les murs et les morts comme des prières transcendentales
sur lesquelles méditer. Car les morts ne meurent pas (…) Mieux vaut une nouvelle mort que
de se faire à l’idée des précédentes. Les morts vus comme des hit singles, les chansons de la
semaine, qui durent peu et sur lesquelles on baisse le son avec gravité lorsqu’elles n’arrivent
plus en tête du palmarès. Le dernier mort apporte une douleur inédite qui vient atténuer la
peine causée par son prédécesseur », Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 190).
112
Tableau 1. Les répétitions en position d’anaphore (alinéa) dans Les Jardins
de Kensington.
Les répétitions en position d’anaphore (alinéa)
« El Personaje »
Page205
231
Barrie trabajando.
231
Barrie revisa y agrega últimas
correcciones (…)
El personaje es
Barrie. (…)
Barrie despacha a Charles Frohman el
libreto (…)
Barrie continúa (…)
Barrie ha traído su cámara (…)
232
Marcus Merlin me consiguió (…)
233
Dijo Marcus Merlin: (…)
Barrie conservó su ejemplar (…)
235
Marcus Merlin piensa (…)
235
Dijo Marcus Merlin : (…)
Para Marcus Merlin (…)
236
Dijo Marcus Merlin : (…)
Dijo Marcus Merlin : (…)
Dijo Marcus Merlin : (…)
Dijo Marcus Merlin : (…)
Y Marcus Merlin sonríe. (…)
El personaje es
Marcus Merlin. (…)
Marcus Merlin es hijo de un inglés (…)
237
Dijo Marcus Merlin : (…)
Dijo Marcus Merlin : (…)
Marcus Merlin es otro inglés mixto(…)
238
Dijo Marcus Merlin : (…)
Marcus Merlin fue siempre un joven
adulto (…)
205
Dijo Marcus Merlin : (…)
239
Me cuenta que (…)
240
Rodrigo Fresán, Jardines de Kensington, Debolsillo, Barcelona, 2005.
113
Les répétitions en position d’anaphore (alinéa)
Page
Me cuenta que (…)
Me cuenta que (…)
Me cuenta que (…)
241
Marcus Merlin decide entonces
(…)
El personaje es Marcus Merlin.
(…)
Dijo Marcus Merlin : (…)
Marcus Merlin trabaja (…)
Marcus Merlin entra y sale (…)
242
Dijo Marcus Merlin : (…)
Dijo Marcus Merlin : (…)
243
Dijo Marcus Merlin : (…)
El personaje es la infancia (…)
244
El personaje es el escritor (…)
246
El personaje es Peter Pan (…)
249
El personaje es el teatro (…)
262
El personaje es Neverland (…)
278
El personaje es el pasado (…)
279
El personaje es el tiempo (…)
280
El personaje es la edad (…)
282
El personaje es la época (…)
283
El personaje es la ciudad (…)
284
El personaje es Kensington
Gardens (…)
288
El personaje es Jim Yang (…)
290
El personaje es Baco (…)
295
El personaje es la familia (…)
297
El personaje es la memoria (…)
297
114
Les répétitions en position d’anaphore (alinéa)
El personaje es el cine (…)
El personaje es la información
(…)
Page
299
Toda esa información que (…)
Toda esta información que (…)
308
309
La información ajena (…)
La información directamente
inyectada (…)
La información para (…)
La información como (…)
310
La información de ese mapa (…)
La información cercana (…)
Leo que (…)
Leo que (…)
Leo que (…)
Leo que (…)
311
Leo que (…)
Leo que (…)
312
Leo que (…)
Leo que (…)
Leo que (…)
314
Leo que (…)
Leo que (…)
315
Leo que (…)
Leo que (…)
Leo que (…)
Leo que (…)
El personaje es la mentira (…)
316
317
Las mentiras que (…)
La mentira (…)
Las mentiras (…)
Las mentiras (…)
319
Las mentiras (…)
Las mentiras (…)
115
Les répétitions en position d’anaphore (alinéa)
El personaje es la sombra (…)
Page
La sombra de Peter Pan.
Perder la sombra es perder
equlibrio.
319
320
La sombra (…)
El personaje es el secreto (…)
El secreto como (…)
El secreto que (…)
El secreto es (…)
321
Dijo Marcus Merlin : (…)
El personaje es la culpa (…)
Mi culpa.
La culpa es (…)
La culpa es (…)
La todopoderosa culpa.
321
La culpa como (…)
La culpa que (…)
322
Es la culpa (…)
La culpa fraternal (…)
La culpa de Barrie (…)
El personaje es la muerte (…)
La muerte como (…)
322
El sueño de los niños (…)
323
El sueño recurrente (…)
324
El personaje es el sueño (…)
Mi otro sueño recurrente (…)
El personaje es la locura (…)
La locura es (…)
La locura es (…)
325
Sur le plan de l’architecture générale de l’œuvre de Fresán, c’est-á-dire
de tous ses livres, nous repérons des expressions, des constructions
syntaxiques ou des phrases entières qui sont réitérées à la manière de
refrains, démarche qui inscrit les textes dans un mouvement continu et en
boucle de toute l’écriture frésanienne, par exemple :
116
Tableau 2. Les expressions et phrases réitérées dans toute l’œuvre de
Fresán.
Répétitions
Expressions
Phrases
(A mí) me gusta pensar …
Y está bien que así sea.
Me gusta la idea de …
Y estaba bien que así fuera.
Hubiera sido hermoso que así fuera.
Algo perturbador en la idea
que …
Más detalles adelante.
A veces pasa.
Mi caso.
No tardo/tardé en
comprenderlo/saberlo…
Si lo piensas un poco ...
Demasiado perfecto para ser cierto...
Si se lo piensa un poco …
… demasiado perfecta para ser cierta.
… demasiado hermosa para ser cierta.
… demasiado caro para ser bueno
La
stratégie
ubiquiste
de
répétition
et
de
variation
privilégie
naturellement la dimension intertextuelle des textes, qui se chargent de
référentialité et d’autoréférentialité. Les narrateurs et les personnages de
Fresán citent, paraphrasent, reformulent et traduisent d’une manière
abondante et régulière d’autres auteurs, comme par exemple les mots
épileptiques de John Cheever qui apparaissent systématiquement dans tous
les livres de l’écrivain argentin (« Poropozec ciebie nie prosze dorzanin albo
zyolpocz ciwego »), les lignes de la chanson « A Day in the Life », des Beatles
(« Having read the book I’d love to turn you on » ou « I read the news today,
oh boy »), ou la formule en épiphore déjà mentionnée « A veces pasa », qui est
la traduction de la phrase en clôture utilisée méthodiquement par Kurt
Vonnegut dans son Abattoir 5 ou la Croisade des enfants.
117
En ce qui concerne l’intertextualité restreinte (entre des textes du
même auteur) et autarcique (ou réduplication interne dans un même
livre)206, dans les écrits frésaniens les procédés de réécriture sont
omniprésents et extrêmement variés. Nous allons donc nous limiter à
signaler ici quelques exemples caractéristiques. Nous avons commenté dans
le chapitre précédent de ce travail le rôle thématique de l’autocitation dans
L’homme du bord extérieur, où un passage relativement long, concernant la
tactique de mutation récurrente de la perspective narrative inséré dans la
nouvelle « Le bord extérieur », est répété intégralement dans le dernier texte
du livre, sans guillemets et sans italiques. Cette procédure de renvoyer à soimême en fin du texte met en valeur l’importance sémantique du fragment
dans le déchiffrage du sens du livre.
Dans La Vitesse des choses, par contre, l’autocitation devient un
moyen de composition du recueil. Le narrateur de la nouvelle ouvrant le
livre, « Notes pour une théorie du lecteur », trouve un carnet relié de cuir
rouge abandonné sur une chaise longue d’un bateau. Il commence à lire les
notes, « des phrases éparses, des fantômes de vies, d’intrigantes récidives,
des coups de feu tirés à l’aveuglette »207 qui remplissent les pages du carnet.
Nous retrouvons ensuite les mêmes fragments implantés dans les récits
suivants du recueil, comme si les notes de la première nouvelle étaient les
germes, les brouillons des textes à venir.
La pratique de jouer avec l’hypertexte de l’auteur au niveau de
l’ensemble de son œuvre se manifeste chez Fresán par la reproduction ou la
variation de phrases, paragraphes jusqu’aux nouvelles entières dans ses
différents livres. À savoir, dans « Notes pour une théorie de l’écrivain », la
dernière nouvelle de La Vitesse des choses, nous reconnaissons une citation
à la puissance quatre : les mots du narrateur de L’homme du bord extérieur
qui constituent une paraphrase des mots d’Ismaël, le narrateur de MobyDick d’Herman Melville qui cite, de son côté, le Livre de Job.
Lucien Dällenbach, « Intertexte et autotexte », Poétique n˚27, 1976, pp. 282-296, cité
par : Emmanuelle Prak-Derrington, op. cit.
207 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 30.
206
118
Tableau 3. Jeux avec l’hypertexte dans « Notes pour une théorie de
l’écrivain » (La Vitesse des choses).
L’homme du bord extérieur
La Vitesse des choses
Arrivals and departures au-dessus Humble écrivain dont le nom n’est
d’une catastrophe à laquelle moi pas digne de figurer sur quelque page
seul, humble écrivain dont le nom que ce soit, j’ai été le seul à survivre
n’est même pas digne de figurer sur pour relater cette histoire et tant
une quelconque page imprimée, j’ai d’autres.
survécu
afin
de
raconter
cette J’ai été seul à survivre pour – trop
histoire, et bien d’autres encore.208
tard parce que j’avais peur, que
j’étais
lâche
et
paresseux
–
déclencher l’alarme.209
Pareillement, nous remarquons l’incorporation des pages complètes de Vies
de saints (de la nouvelle « La mémoire de toutes les choses ») dans Travaux
manuels (le chapitre « La Forma de la Religión ») ; ou la nouvelle « La fille qui
est tombée dans la piscine ce soir-là » (La Vitesse des choses) reproduite
intégralement dans Mantra.
À
ce
mécanisme
de
la
répétition/variation
des
lettres,
mots,
expressions, phrases, passages et nouvelles entières il faut ajouter, comme
nous l’avons déjà vu, la récurrence ludique des personnages et des motifs, la
stratégie de recours aux mêmes domaines thématiques, symboliques,
référentiels et à la même imagerie. Finalement, la reproduction de modèles
de structures narratives et génériques.
Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 200 (« Arrivals & Departures por encima de
toda catástrofe en la que sólo yo, un humilde escritor cuyo nombre no es digno de figurar en
página alguna, sobreviví para contar esta y tantas otras historias », Historia argentina, ed.
cit., p. 227).
209 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 577 (« Sólo yo, un humilde escritor cuyo nombre
no es digno de figurar en página alguna, sobreviví para contar esta y tantas otras historias.
Sólo yo sobreviví para – demasiado tarde, por miedo y por cobardía y por pereza – hacer
sonar la alarma», La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 546).
208
119
Partie IV
Les variations dans la série
frésanienne
120
1. Les variations narratives
Étant donné que l’assemblage continu de cet édifice littéraire, composé
de neuf ouvrages, est réalisé à partir des mêmes briques, la construction
narrative doit être aussi subordonnée au principe général de la réduplication
avec variation. En premier lieu, en dépit de modifications, mutations et
nouvelles versions, le lecteur discerne à travers des voix différentes des livres
successifs de Fresán toujours le même type de narrateur, celui que nous
avons caractérisé dans la partie consacrée à L’homme du bord extérieur,
c’est-à-dire un freak, un homme de lettres (ou un artiste, un génie solitaire)
en quête désespérée d’une épiphanie, marqué d’une distanciation critique et
ironique, d’un regard autocritique et d’une propension aux digressions. Tous
ces narrateurs : les écrivains, les journalistes, les auteurs de bandes
dessinées, les scénaristes des séries télévisées, les compositeurs des
chansons
et
perpétuelles
des
d’une
ritournelles
voix
publicitaires,
similaire
(« cette
s’avèrent
voix
des
mutations
monologuant
et
confessionnelle »210) en alternant la première et la troisième personne du
singulier, cette dernière n’étant que déguisement de la première (voir le
chapitre précédent), et en éclatant leurs histoires en plusieurs bribes
éparses. Beaucoup d’entre eux font également partie de la catégorie du
« narrateur non fiable » (« unreliable narrator »), popularisée par Rhetoric of
the fiction de Wayne C. Booth. Au moment de raconter leurs histoires ils sont
par exemple sous l’influence de différentes drogues bizarres ou en état de
coma (Les jardins de Kensington), ils sont atteints de tumeurs cérébrales
(Mantra, Le fond du ciel), en train de reprendre conscience (Esperanto), ils
souffrent d’amnésie (La Vitesse des choses) ou encore ils prétendent être les
transmetteurs de voix extraterrestres (Le fond du ciel), le frère jumeau
immortel du Christ (Vies de saints) ou tout simplement morts (La Vitesse des
choses, Mantra, Le fond du ciel). C’est pour cela aussi que leurs discours
«El aprendiz de brujo: entrevista a Fresán en el blog de Alvy Singer», op. cit. (“esa voz
monologante y confesional").
210
121
sont souvent chaotiques, « traversés de trous noirs, d’espaces perdus où se
perdre »211.
En deuxième lieu, ils se trouvent tous dans la même situation
métafictionnelle
d’écrire/lire/raconter/donner
une
conférence
et
ils
s’adressent à des interlocuteurs divers (qui normalement n’interviennent
pas) que nous pouvons interpréter comme représentations du lecteur dans le
texte. Dans la plupart des cas il s’agit des narrataires féminins, comme
María-Marie de « Pendant : Le mort des jours » (Mantra), la fille mystérieuse
dans Le fond du ciel, Natascha Bogdanovitch de la « Dernière visite au
cimetière des éléphants » (La Vitesse des choses), la femme bien-aimée de
« Corpus Christi » (Vies de saints) ou l’infinité des destinataires possibles de
la lettre « La mémoire d’un peuple » (L’homme du bord extérieur), évoqués
successivement sous les noms de chère Adèle, Mercedes, petite Inès adorée,
my beloved Margaret-Ann, chère Béatrice et Irène. Mais ce peut être aussi le
personnage enfant Keiko Kai de Jardins de Kensington ou « le cher public »
de L’homme du bord extérieur.
La particularité de la narration frésanienne, que nous pouvons
qualifier de « monologue énoncé »212, tient alors au fait qu’elle revêt la forme
d’une confession en présence d’un ou plusieurs auditeurs, ou s’adressant
aux destinataires qui, néanmoins, restent silencieux, parfois absents et
souvent anonymes. C’est un monologue dissimulé derrière une fausse
intention de dialoguer, où l’interlocuteur n’est qu’un agent catalyseur du
soliloque. Le discours du narrateur acquiert par conséquent le caractère
oral, même s’il est présenté comme un message écrit tel une lettre ou des
notes, il se remplit des adresses directes au(x) narrataire(s), des questions
rhétoriques, des répétitions, des pauses, des digressions et d’autres éléments
qui miment le désordre de la communication orale, comme dans Les carnets
du sous-sol de Fiodor Dostoïevski, ou dans La Chute d’Albert Camus. Cette
focalisation interne implique également la subjectivité d’un point de vue
unique, quoique défiguré sous les masques des multiples instances
Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, op. cit., p. 392.
Słownik terminów literackich, M. Głowiński, T. Kostkiewiczowa, A. Okopień-Sławińska, J.
Sławiński, ZNIO, Wrocław 2000, p. 323.
211
212
122
énonciatives. Aux dires de Rodrigo Fresán « la plupart de mes livres se
passent dans la tête des personnages »213 et « J’aime l’idée que ce livre
fonctionne alors comme une sorte de voyage dans la tête de celui qui écrit
pendant qu’il n’est pas en train d’écrire »214.
Ce type de narration confessionnelle est largement thématisé dans
« Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme », une très
longue nouvelle de La Vitesse des choses. Le protagoniste du texte, à l’instar
de l’homme de La Chute de Camus, raconte sa vie, ses « mémoires
volontaires », à un écrivain dans la pénombre du bar de l’hôtel Grand
Cosmo, « poussé par l’inconscience de qui a bien plus besoin de parler que
d’être écouté ». Le fil de ses confessions, qui occupent une centaine de pages,
est
régulièrement interrompu
par
d’abondants
commentaires
et
des
explications relatives à la composition de son discours. Dans la partie
introductive, par exemple, il expose les traits spécifiques de sa démarche
appelée « monologue de stand up comedian » (le monologue comique) :
Ma vie est encore plus difficile à relater parce que c’est celle
d’un salaud, et que traduite en hypothétique monologue de standup comedian, elle n’a pas la concision et l’efficacité séculaire d’un
de ces discours shakespeariens rondement menés. Je ne suis pas
ici pour accéder à la synthèse du fameux être ou ne pas être, mais
assumer franchement ma condition de narrateur idiot d’un monde
– le mien – sillonné de bruit et de fureur.
La vie d’un salaud – contrairement à la vie des saints, par
exemple
–
tend
à
être
chaotique,
inconstante
dans
son
tempérament, compliquée à résumer.
La vie d’un salaud est un animal invertébré qui ne croit pas
aux prévisions météorologiques. Il n’y a en elle ni moralité ni
Manuel Tironi, «Un estado de la mente hecho ciudad. Entrevista a Rodrigo Fresán», ed.
cit. (“la mayoría de mis libros transcurren adentro de las cabezas de los personajes”).
214 Rodrigo Fresán, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p.
12 (« Me atrae la idea de que este libro funcione entonces como una suerte de viaje a la
cabeza del que escribe mientras no está escribiendo »).
213
123
enseignement, encore moins la certitude d’une direction claire ou
d’un but (…)
Il n’y a ici ni ordre thématique, ni rigueur chronologique, ni
compétence historiciste. Une journée nuageuse aurait très bien pu
être ensoleillée ; une phrase que j’ai dite a peut-être tout juste été
pensée ; certains faits publiquement reconnus ont pu être
manipulés
pour
mieux
s’accorder
avec
des
anecdotes
personnelles ; ces lieux regorgent de contradictions propres à ceux
qui ont toujours compris les choses contradictoires comme l’une
des multiples formes du mal.215
L’autre facteur invariant de la prose frésanienne (à l’exclusion
d’Esperanto), la polyphonie énonciative masquant la voix sous-jacente
monologuant et confessionnelle mentionnée plus haut, est organisée dans
des configurations (variations) différentes en fonction de la structure
générale des livres.
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 241-242 (« Mi vida es todavía más difícil de
contar porque se trata de la vida de un hijo de puta y, a la hora de ser traducida a hipotético
monólogo de stand-up comedian, poco y nada tiene que ver con la concisión y la eficacia de
siglos de uno de esos bien curtidos parlamentos shakespeareanos. No estoy aquí para
alcanzar la síntesis del ser o no ser sino para asumir desde el vamos mi condición de
narrador idiota de un mundo – el mío – surcado por sonidos y furias.
La vida de un hijo de puta – a diferencia de las vidas de los santos, por ejemplo –
tiende a ser caótica, inconstante en su temperamento, complicada cuando se trata de
resumirla.
La vida de un hijo de puta es un animal invertebrado y no cree en el pronóstico
meteorológico. No hay moraleja ni enseñanza en ella, mucho menos la certeza de un rumbo
claro o un fin (…)
Aquí no hay orden temático, ni rigor cronológico, ni pericia historicista. Un día
nublado bien pudo haber sido un día de sol, algo que dije tal vez sea algo que apenas pensé;
ciertos sucesos de público conocimiento pueden haber sido manipulados para su mejor
compaginación con hechos de trascendencia privada; abundan las contradicciones propias
de quien siempre entendió lo contradictorio como una de las tantas formas de la maldad …”,
La velocidad de las cosas, ed. cit., pp. 231-232).
215
124
1.1. Les recueils des nouvelles
Dans un premier temps, l’articulation des textes des quatre recueils de
nouvelles : L’homme du bord extérieur, Vies de saints, Trabajos manuales et
La Vitesse des choses, obéit toujours aux mêmes règles. Eu égard à cette
répétition conséquente du schéma de la construction narrative, les recueils
forment
une
série.
Chaque
livre
est
composé
alors
de
plusieurs
nouvelles/chapitres/essais avec des narrateurs distincts (parmi lesquels
nous remarquons en plus beaucoup de textes qui ont plusieurs narrateurs,
par exemple les trois soldats de « La souveraineté nationale », les amis de
« La fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là » ou les écrivains de « Les
amoureux de l’art : une memoir amnésique »), à l’exception de Trabajos
manuales, oú tous les textes ont le même narrateur à la troisième personne
et le même protagoniste, dénommé Forme. Nonobstant, d’après les
explications préalables du narrateur, la figure de Forme a un caractère
collectif, abstrait et contient donc plusieurs personnages :
À défaut d’un nom plus approprié – un nom qui pourrait
comprendre tous les noms – le plus adapté serait de l’appeler
Forme. Un nom qui contient toutes les formes de ce livre.216
[Notre traduction]
Comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre dédié à l’étude de
L’homme du bord extérieur, le défilé de différents narrateurs homodiégétiques
et hétérodiégétiques présents dans les nouvelles (qui en plus cèdent parfois
la parole à leurs personnages), dans le texte final (ou l’avant-dernier texte,
dans le cas de Vies de saints) se révèle être le jeu des masques d’un
narrateur-écrivain extradiégétique. Le narrateur principal unique se dévoile
dans les nouvelles de clôture des recueils. Il transforme de cette manière
tous les textes en des nouvelles encadrées. Les derniers chapitres révèlent
Idem, Trabajos manuales, ed. cit., p. 17 (“A falta de un nombre mejor – un nombre que
abarque todos los nombres – lo más indicado será llamarlo Forma. Un nombre que contenga
todas las formas de este libro”).
216
125
donc l’architecture de l’ensemble, jusqu’alors invisible. En outre, il faut
souligner ici que c’est chaque fois le même narrateur qui émerge à la fin de
la lecture, puisque dans la conclusion de toutes les collections de nouvelles
de Fresán nous nous déplaçons vers le futur (dans Vies de saints il s’agit de
l’année 2033) et nous retrouvons l’archétype du vieil auteur argentin sans
nom qui réside dans la Fondation nord-américaine et y donne des
conférences sur la littérature et le métier d’écrivain.
Tableau 4. Apparitions du supra-narrateur dans la série fresanienne.
J’en profite pour demander une trêve, un entracte,
une pause. Les nuits dans l’Iowa sont fraîches et
moi, je ne suis toujours qu’un vieil asthmatique,
même si la semaine dernière j’ai payé la dernière
traite du contrat qui me garantit vingt-cinq années
L’homme du bord
extérieur
(« La vocation
littéraire »)
de vie supplémentaires. Ça ne m’a coûté très cher.
On sait bien, même si la Fondation refuse de le
reconnaître,
qu’il
existe
certaines
priorités.
À
présent, on sait bien qu’un vieil écrivain, c’est
quelqu’un d’important, de nécessaire. Étant le seul
antidote
contre
le
manque
d’imagination
du
troisième millénaire, nous sommes devenus, du jour
au lendemain, absolument indispensables. 217
Une Fondation – un bâtiment dans les environs de
l’État de l’Iowa qui semble changer de forme tous
Vies de saints
les jours, acquérir davantage de pièces, subir une
(« L’Esprit Saint »)
légère modification de la couleur acier de sa façade
fractale – où je suis exhibé, choyé et admiré comme
217
Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 188.
126
un phénomène de la nature, comme l’ultime et
définitive curiosité. Je ne suis pas un illustre
spécimen, je l’ai déjà dit. Mon œuvre n’est ni
océanique ni céleste, mais je suis le seul, et c’est
Vies de saints
(« L’Esprit Saint »)
ainsi qu’on m’achète au fur et à mesure des années
pour prolonger ma vie, et que ma seule utilité est de
transmettre des rapports sur la condition de
l’écrivain (…) Le premier de tous ces rapports était
intitulé La Vocation littéraire.218
(…) ce n’est que lui qui est resté – artificiellement
animé et économiquement immortel -, pour se
souvenir d’eux de temps en temps, face à un
Trabajos manuales
auditoire qui le regarde comme s’il était en train de
(« La Forma del
Final »)
présenter un spectacle de magie (…) pendant
chacune de ces nuits Forme parcourt les couloirs de
la Fondation [Notre traduction].
219
Je ne suis pas écrivain mais je l’ai été.
C’est peu – pas grand-chose -, mais il en est ainsi et
ça vaut mieux que rien, je suppose, pour les
La Vitesse des choses
(« Notes pour une
théorie de l’écrivain »)
directeurs anonymes et invisibles de cette Fondation
des environs d’Iowa (USA), qui m’hébergent et
m’offrent un sanctuaire en attendant qu’un de ces
jours prochains, je me remette à écrire et là, nous
verrons bien ce qui se passera (…) j’aime me dire –
et ça ne me coûte rien – que mes expositions face à
Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 305.
Idem, Trabajos manuales, ed. cit., pp. 279-280 (« […] sólo quedó él – animado
artificialmente y económicamente inmortal -, para recordarlos de vez en cuando, ante un
auditorio que lo mira como si estuviera haciendo un número de magia (…) en cada una de
esas noches Forma camina por los pasillos de la Fundación »).
218
219
127
un public de plus en plus vaste à l’auditorium de la
Fondation constituent en réalité les chapitres d’une
La Vitesse des choses
sorte de long roman (…) Ces chapitres s’articulent
(« Notes pour une
théorie de l’écrivain »)
toujours autour d’un même thème. Des conférences
qui (…) s’intitulent La Vocation littéraire ou L’Esprit
Saint (un requiem), mais ne sont que des variations
se détachant d’une même aria.
220
Selon le principe général de la répétition et de la variation, le patron de
macrostructure narrative des recueils (le « supra-narrateur » qui intervient
de temps en temps dans le récit mais dont l’identité ne se manifeste
complètement qu’à la fin du livre) est également utilisé pour la composition
de certaines nouvelles. Dans cette variante frésanienne de la mise en abyme
ou, autrement dit, de la fractalité, les narrateurs particuliers des nouvelles,
qui par ailleurs font partie de la construction de l’ensemble de la collection,
hésitent à révéler leur identité. Ils se cachent derrière le récit des péripéties
d’autres personnages, mais parallèlement derrière les paroles d’autrui (« On
excusera – j’espère – mon habitude et mon insistance à chercher l’aide de
mots étrangers et de chansons complices […] Mes idées ne sont jamais les
miennes », avoue avec une franchise désarmante l’un des narrateurs de La
Vitesse des choses221), en filtrant des bribes de leur propre histoire entre les
fragments du texte pour que leur vrai visage ne soit reconstitué qu’une fois
la lecture terminée. C’est le cas par exemple du narrateur mort de « Preuves
irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes », du moussaillon de
« Pères de la patrie » ou de Willi de « Signaux captés au cœur d’une fête ».
La propension de l’auteur à créer des instances narratives presque
invisibles, qui restent dans l’ombre de leurs personnages mais dont la
présence est bien perceptible dans le discours, à cause notamment de
multiples commentaires méta, est expliquée dans Vies de saints par la
fascination infantile pour Dracula de Bram Stoker :
220
221
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 570, 571-2.
Ibidem, pp. 92, 93.
128
Bram Stoker s’arrange pour provoquer la terreur en maintenant le
responsable de cette terreur – le sanguinaire et sanguin comte en
question – dans le mystère pendant la majeure partie du roman.
Comme Dieu dans l’Ancien Testament, le comte fait son apparition
dans les quatre premiers chapitres du livre pour disparaître
presque totalement dans les trois cents pages suivantes et
redevenir visible à six occasions à peine, très courtes, jusqu’à, sa
fin qui se passe sur un col des Carpates et qui est aussi la fin du
roman. La vraie admirable réussite de Stoker, c’est d’avoir donné
naissance à ce trompe-l’œil assoiffé de vie d’autrui, omniprésent
et, cependant, presque invisible. Une ombre qui – alors qu’il est
déjà trop tard pour la dénoncer aux autorités – ne se laisse
décrire que telle qu’elle est vraiment : comme une ombre à
l’intérieur d’une ombre à l’intérieur d’une ombre.222
Nous retrouvons souvent dans les écrits de Fresán cette image
récidivante d’un narrateur vu comme un homme invisible, un être
vampirique ou une « créature transylvanienne » qui se nourrit de ses
émanations littéraires, par exemple dans « Signaux captés au cœur d’une
fête ». L’écrivain nous suggère également d’autres influences à l’origine de la
voix dite « off » de ses narrateurs. C’est la « voix off » qui se manifestait au
début des films bibliques, à la fin des films gréco-orientaux et dans les
documentaires sur la création de l’univers, qu’il avait l’habitude de regarder
le samedi pendant son enfance223. C’est aussi l’écho lointain de la voix de
Rod Serling, le scénariste et narrateur de la série télévisée La Quatrième
dimension :
… le créateur de la série et l’auteur d’une bonne partie des
scénarios, Rod Serling, apparaît en guise de maître de cérémonie
au début et à la fin de chaque épisode unitaire comme une sorte
de Deus Ex Machina digressif. Une personne avec la voix à la
222
223
Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 316.
Ibidem, p. 374.
129
première personne qui commente aux tiers à la troisième personne
ce qui se passe. Je me dis que, quand je serai grand, je ne veux
pas être seulement écrivain. Je veux aussi être Rod Serling.224
[Notre traduction]
La macrostructure narrative réitérée dans la série de recueils de
Fresán se caractérise aussi par des reprises thématiques qui figurent
stratégiquement dans l’incipit et dans la clausule de chaque livre, formant
ainsi un cadrage nommé épanadiplose en rhétorique. Ce type de procédé met
en valeur les motifs fondamentaux autant qu’il inscrit toutes les œuvres
dans un mouvement circulaire, un tout cohérent, étant donné que certains
motifs des débuts et des fins résonnent de plus en écho entre les différents
livres. Cette démarche consistant à faire dialoguer les textes à l’infini s’avère
être très complexe chez Fresán. Pour l’illustrer nous nous limiterons ici à
fournir quelques exemples choisis.
L’encadrement des nouvelles de L’homme du bord extérieur est
constitué, entre autres, par la répétition en épanadiplose du motif borgésien
des arbres sans nom (indiqué, d’autre part, dans l’épigraphe du livre), relatif
à la définition de la littérature et de l’écrivain, de celui du moussaillonIsmaël concernant la stratégie narrative, et des gauchos minimalistes de la
première nouvelle qui reviennent dans la dernière en tant que « claires
métaphores, mutations tout à fait évidentes, arrachées à la mémoire d’un
duo funambulesque de professionnels de la disparition de personnes »,
Gégène et Mocassin225. Les gauchos, Gégène et Mocassin réapparaissent
dans l’avant-dernier texte de Vies de saints, à côté d’une nouvelle définition
privée de la littérature. Ce récit forme alors la continuation des réflexions sur
la profession de l’écrivain et prolonge la conversation du narrateur avec
Vonnegut et Cheever. Ensuite, le motif des arbres sans nom est redoublé à la
Idem, «Tener estilo», op. cit. (“...el creador de la serie y autor de buena parte de los
guiones, Rod Serling, aparece a modo de maestro de ceremonias al principio y al final de
cada episodio unitario como una suerte de digresivo Deus Ex Machina. Una persona con voz
en primera persona que comenta lo que ocurre en tercera persona a las terceras personas.
Me digo que, cuando sea grande, no quiero ser sólo escritor. También quiero ser Rod
Serling”).
225 Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 125.
224
130
fin de Trabajos manuales. Le narrateur de La Vitesse des choses, pour sa
part, conclut le recueil en citant les mots du fameux moussaillon et en
poursuivant sa recherche des définitions de la littérature et des figures de
l’écrivain et du lecteur.
Les treize nouvelles de Vies de saints sont encadrées thématiquement
par exemple par l’histoire du dernier Chasseur de saints et de Thomas le
Jumeau immortel, mais aussi par le motif de la fin du monde (« la fin de
toute chose »). La métaphore de la fin du monde apparaît dans Esperanto,
Les Jardins de Kensington, elle est également le leitmotiv de La Vitesse des
choses, dont le narrateur évoque en outre les mots du vieil écrivain qui se
dévoile dans la clausule de Vies de saints (« À présent, j’apparais », une
formule
répétée
à
sept
reprises
dans
le
texte226).
Finalement,
les
connotations de la fin du monde privée et littéraire (ou plutôt de nombreuses
fins du monde) sont exploitées dans Le fond du ciel.
La fermeture des chapitres/essais de Trabajos manuales est suggérée
par l’apparition onirique de la Grande Bête du Langage. À la manière de
Shéhérazade, invoquant la formule traditionnelle de « Il était une fois » au
début du livre, cet animal préhistorique exige que le protagoniste, Forma, lui
raconte des histoires en échange de sa survie et son bien-être.
Pour terminer, un mot clef réitéré dans neuf des onze épigraphes
ouvrant La Vitesse des choses et annonçant le thème principal du recueil
nous renvoie aux débuts littéraires de Fresán, car il est exactement le même
que celui des épigraphes en tête de L’homme du bord extérieur : l’histoire.
Néanmoins, cette fois, la réflexion sur le mot même est déplacée vers des
domaines sémantiques différents. Dans cette nouvelle variation sur le thème
il ne s’agit plus de la distinction entre une histoire personnelle, individuelle
et l’Histoire nationale, collective (signalée par le titre original de Historia
argentina). La conjugaison entre le mot « histoire » et les idées de « vie » et de
« raconter », qui se produit dans les épigraphes, opère un glissement vers la
problématique du récit, de l’acte de communication littéraire et son rapport
avec l’expérience personnelle. Déjà développé dans les livres antérieurs de
226
Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 333.
131
Fresán, le sujet de la narration et ses agents devient le thème principal des
nouvelles de La Vitesse des choses, ce qui est bien accentué, pareillement,
par les répétitions dans les titres. À savoir, le recueil commence avec « Notes
pour une théorie du lecteur », le sixième texte s’intitule « Notes pour une
théorie de la nouvelle » et, in fine, le dernier est « Notes pour une théorie de
l’écrivain », un ordre qui représente de façon inversée les trois facteurs
essentiels de la communication (l’émetteur, le message et le récepteur).
Parmi plusieurs autres éléments qui participent à la construction de la
forme cyclique et pseudo-fermée des œuvres frésaniennes, nous observons
aussi les fragments ayant le caractère de comptes rendus, conclusions ou
évaluations insérés dans les textes finaux des recueils. C’est donc à la fin du
livre que le narrateur répond aux questions posées tout au long des
nouvelles, qu’il noue les fils inachevés de la trame et répète dans des
énumérations longues les titres des nouvelles et les noms des personnages.
Ainsi, à titre de résumé le supra-narrateur de La Vitesse des choses
s’identifie aux personnages des textes successifs du livre et à l’auteur de
celui-ci :
Je suis le nom qui apparaîtrait en couverture et sur la photo de la
quatrième si ce livre existait. Mais je suis aussi l’écrivain
crépusculaire à bord d’un bateau perdu [le protagoniste de la
nouvelle « Notes pour une théorie du lecteur », E. B.], le spectre d’un
mannequin décadent [« Preuves irréfutables de vie intelligente sur
d’autres planètes », E. B.], le lutteur viral des fêtes [« Signaux captés
au cœur d’une fête », E. B.], le disciple obligé d’un maitre [« Sans
titre : autres digressions sur la vocation littéraire », E. B.], le traqueur
d’ossements
historiques
[« Dernière
visite
au
cimetière
des
éléphants », E. B.], l’amateur de bibliothèques décédées depuis
peu [« Notes pour une théorie de la nouvelle », E. B.], le salaud
poursuivi par le fantôme de sa petite sœur dépourvue de bras
[« Monologue pour salaud avec baleines et petite sœur fantôme », E.
B.], le passager qui a oublié le nom de son enfant mort [« Les
amoureux de l’art : une memoir amnésique », E. B.], l’académicien
132
des derniers rituels [« Petit manuel d’étiquette funéraire », E. B.], le
collectionneur d’hôtels [« Cartes postales envoyées depuis le pays
des hôtels », E. B.], le responsable de la rubrique nécrologique d’un
journal [« Chivas Gonçalvez Chivas : l’art raffiné d’écrire des
nécrologies », E. B.] et, à nouveau, l’écrivain argentin qui a survécu
à tous les cataclysmes et se retrouve devant son public, sur une
estrade de la Fondation, à Iowa (USA) [« Notes pour une théorie de
l’écrivain », E. B.].227
227
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 604.
133
1.2. Travaux manuels
Bien qu’il s’inscrive sans doute dans la grande série frésanienne de
nouvelles intégrées, Travaux manuels [Trabajos manuales] est un ouvrage
qui se distingue des autres recueils par un nombre de caractéristiques
particulières. Il est l’un des deux livres de Fresán qui n’ont pas été traduits
en français (à côté de son ultime roman La parte inventada) et contient
trente-huit textes regroupés en six parties. Difficile à identifier, le recueil a
gagné quelques dénominations paragénériques. En quatrième de couverture
d’Esperanto il est présenté comme « miscellanées », en deuxième de Mantra il
apparaît
comme
« livre
des
proses journalistiques»
(libro
de
prosas
periodísticas), tandis que les appréciations promotionnelles de sa propre
couverture (Buenos Aires, Planeta, Biblioteca Del Sur, 1994) l’annoncent
comme recueil de « récits éclair et essais soudains » (relatos relámpago y
« ensayos súbitos »). L’auteur ajoute encore plus d’(im)précisions dans le
texte préfaciel « La Forme de Ce Livre » [« La Forma de Este Libro »] où il
propose les titres alternatifs : Enthousiasmes et Perversions, Livre des
Citations, Libre Association d’Idées [Entusiasmos y Perversiones, Libro de
Citas, Libre Asociación de Ideas]. Ensuite il explique :
Ce livre est (…) envahi par d’autres formes (…) Ce livre est
différent de mes deux livres précédents pour des raisons qui ne
mettront pas longtemps à se manifester. Premièrement, ce n’est
pas un recueil de nouvelles ; ni un pseudo-roman. Travaux Manuels
est en réalité une variété de « cours d’activités pratiques » ou de
« manuel d’instructions pour leur utilisation » dont les nouvelles,
bien que publiées parfois et tout au long des années dans
différents et divers médias– Página/12 et Página/30 notamment –
se révèlent appartenir à une séquence aussi logique que fuyante.
Séquence que je me suis aussitôt vu obligé de respecter en
apportant
un
nombre
considérable
de
textes
inédits,
de
134
corrections radicales et d’expériences variées en amont ou en
aval.
J’aime l’idée que ce livre fonctionne alors comme une sorte de
voyage dans la tête de celui qui écrit pendant qu’il n’est pas en
train d’écrire, pendant qu’il se distrait en syntonisant histoires et
fragments et anecdotes qui peut-être un jour feront partie de ses
fictions ; comme une entité qui contient toutes les possibilités des
livres
qui
se
présentent
entre
un
livre
et
un
autre.228
[Notre traduction]
Chaque texte du recueil peut être donc lu indépendamment, mais leur
indéniable parenté se révèle par l’intermédiaire des titres, de la table des
matières et des épigraphes. D’abord, les trois épigraphes, à savoir les
citations de Francis Scott Fitzgerald, John Gregory Dunne et Adolfo Bioy
Casares, introduisent les grands thèmes du livre – la figure de l’écrivain, sa
perception du monde particulière et le processus de la création littéraire –, et
justifient le titre : « l’écriture est un travail manuel de l’esprit »229. Ensuite, la
mise en facteur commun s’effectue aussi dans les titres : tous les textes
s’intitulent uniformément « La Forme de … » et sont distribués en six
sections thématiques (« La Forme de l’Abstrait », « La Forme des Saisons »,
« La Forme des Médias », « La Forme du Paysage », « La Forme des
Éléments », « La Forme de la Fin »). Parmi les textes nous nous confrontons
aux essais-collages des citations autour de sujets abstraits tels que l’amour
228 Idem, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p. 12 (« Este
libro está (…) inundado de otras formas (…) Este libro es diferente a mis dos libros
anteriores por motivos que no tardan en manifestarse. Primero, no es una colección de
cuentos ; ni una pseudo-novela. Trabajos manuales es en realidad una variedad de « curso
de actividades prácticas » o « manual de instrucciones para su uso » que a pesar de haber
sido publicadas, en algunos casos, a lo largo de los años, en diferentes y variados medios –
especialmente en Página/12 y Página/30 - , con el tiempo se me revelaron como dueñas de
una secuencia tan lógica como esquiva. Secuencia que enseguida me vi obligado a respetar
aportando un número considerable de textos inéditos, correcciones radicales y experimentos
varios hacia atrás y hacia adelante. Me atrae la idea de que este libro funcione entonces
como una suerte de viaje a la cabeza del que escribe mientras no está escribiendo, mientras
se distrae sintonizando historias y fragmentos y anécdotas que quizá alguna vez pasen a ser
parte de sus ficciones ; como una entidad que contiene a todas esas posibilidades de libros
que se presentan entre un libro y otro ) ».
229 Ibidem, p. 9 («escritura es un trabajo manual de la mente»).
135
ou le secret (le protagoniste souffre de « manie référentielle »230), à côté de
nouvelles ou plutôt d’ébauches de nouvelles. La cohérence des pièces de ce
livre à l’identité générique ambiguë a été bien évidemment travaillée post
factum, à partir également du même personnage à la troisième personne qui
fait son apparition obligatoirement dans tous les textes, parfois d’une façon
peu naturelle. Il s’appelle Forme et malgré ses masques différents il est
toujours en train d’écrire un livre. Dans Travaux manuels nous trouvons
également d’autres personnifications des notions littéraires avec lesquelles
joue le protagoniste, comme La Grande Bête du Langage (La Gran Bestia del
Lenguaje), les histoires de fantômes qui ont des dents et « font peur avec le
bruit de leur pattes », Roman et Nouvelle qui sont les jeunes enfants d’un
ami de Forme et de son épouse Mot. Dans « La Forme de la Littérature » le
narrateur observe :
Rien n’est facile lorsqu’il s’agit de définitions, parce qu’au moment
de tenter de percevoir la forme de la littérature, des possibilités
alternatives, les différentes facettes d’une même histoire vont
toujours apparaître.231 [Notre traduction]
Le livre se présente donc comme un carnet de notes d’un auteur en
éternelle quête d’une forme, comme un recueil de brouillons qui aspire à
devenir littérature, idée qui sera développée avec beaucoup plus d’habileté
dans La Vitesse des choses.
Ibidem, p. 181 (« Forma, una persona que apela a la manía referencial para escapar a la
hipnosis colectiva »).
231 Ibidem, pp. 89-90 (« Nada es tan fácil a la hora de las definiciones, porque siempre van a
aparecer posibilidades alternativas, distintas facetas de una misma historia a la hora de
intentar percibir la forma de la literatura »).
230
136
1.3. Mantra
La construction des quatre romans de Fresán, bien qu’ils obéissent
apparemment aux règles d’un autre genre littéraire, se base sur les mêmes
modèles de répétition que les recueils de nouvelles et les inscrit comme
variations de cette même série. Mantra a une structure narrative tripartite.
La première partie est un enregistrement de la voix du narrateur, qui est un
dessinateur célèbre de bandes dessinées. Il apprend qu’il est atteint d’une
tumeur cérébrale très rare et maligne dénommée par lui « le Sea Monkey » et
baptisée par son médecin le Syndrome de Combray. Cette dénomination tire
son origine bien évidemment d’un village imaginaire de l’œuvre de Proust, À
la recherche du temps perdu. Cependant, par opposition au protagoniste
proustien, le narrateur de la première partie de Mantra est en train de perdre
la mémoire, car à l’expansion de sa tumeur correspond une amnésie
progressive qui le prive petit à petit de tous ses souvenirs sauf un seul, celui
de son ami et héros d’enfance, Martín Mantra. En conséquence, le Sea
Monkey, la tumeur personnifiée, devient le vrai narrateur du texte. Cela
n’empêche pas un lecteur fidèle de l’œuvre de Fresán, après identification de
quelques ritournelles comme notamment la phrase « mi hoy inexistente país
de origen » (traduit ici comme « pays qui m’a vu naître et n’existe plus
aujourd’hui »232, mais « ma patrie, qui aujourd’hui n’existe plus » dans
L’homme du bord extérieur233), de reconnaître la voix du vieil écrivain de
L’homme du bord extérieur, Vies de saints, Trabajos manuales et La Vitesse
des choses.
Le narrateur de la seconde partie est un journaliste français. Il arrive
au Mexique dans le but de préparer un numéro spécial d’une revue française
Snob. Il est en même temps à la recherche de sa compagne mexicaine, qui a
perdu la mémoire après s’être fait percuter par une voiture à Paris (comme
Melody Nelson, la jeune héroïne de l’album de Serge Gainsbourg sorti en
1971). Amoureux malheureux, malade et complètement perdu dans
232
233
Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 55.
Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 175.
137
l’immensité monstrueuse d’une ville exotique et incompréhensible, le
journaliste
devient
fou.
Il
se
transforme
en
catcheur
mexicain
et,
impressionné par les prédictions sinistres du mystérieux codex Chansons
Tristes du musée national d’Anthropologie de Mexico (« un document au
contenu
éminemment
cosmologique
et
calendaire »),
il
suit
ses
instructions pour devenir l’acteur de l’histoire du monde :
Dans la partie supérieure droite, on voit un homme assis devant
une sorte de cube en verre lumineux auquel il semble relié par un
panache de plumes de quetzal. L’homme apparait ensuite comme
s’il évoquait des souvenirs. Il traverse les eaux profondes d’un
océan pour combattre et terrasser un géant au visage masqué. Le
vainqueur sacrifie son rival, lui prend son masque, puis il est
réduit en pièces par une foule en colère tandis qu’un nouvel
homme masqué, visiblement tout puissant, descend du ciel pour
anéantir le monde en lui infligeant un tremblement de terre qui
dure plusieurs siècles.234
Une fois terminée la lecture du roman entier, nous nous rendons
compte que la prophétie du codex citée plus haut est un résumé proleptique
des deux dernières parties de Mantra. Autrement dit, les images de cette
bande dessinée préhispanique à la structure spasmodique et fragmentée
relatent en la mettant en abyme (et d’une façon cryptique) l’intrigue à venir.
Or, le narrateur tue une légende masquée du catch, Jesús Nazaréen
de Tous les Saints Martyrs de Tierra Fernández, puis il est assassiné par un
public rageur. Après sa mort, il raconte sa vie depuis « le salon de lecture de
l’enfer » de l’inframonde aztèque Mictlán. Il est/a été asthmatique ce qui
l’associe aussi avec Proust, parce qu’il considère que le souvenir d’une crise
qui en déclenche une autre fait penser à « tout Proust – saint patron des
asthmatiques »235. L’asthme représente également son style littéraire (que
nous avons déjà observé dans d’autres livres frésaniens) fragmentaire,
234
235
Idem, Mantra, pp. 203-204.
Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 170.
138
digressif, répétitif et sans respect de l’ordre chronologique, étant donné que,
comme l’explique le narrateur, c’est une maladie cut-up, « spasmodique,
intermittente, incalculable, un ramassis de phrases courtes, une libre
association d’idées prisonnières »236. Cet enchaînement des réflexions
constituant une autobiographie éclatée est, ce nonobstant, soumis à l’ordre
alphabétique
sous
forme
d’entrées
encyclopédiques
ou
« doses
homéopathiques d’informations ». La confession du narrateur depuis l’audelà mythologique et à la fois science-fictionnel (ce qui pourrait être
considéré comme l’hommage de Fresán à son écrivain de science-fiction
préféré, Philip K. Dick, l’auteur de Ubik en particulier) s’inscrit alors comme
une variation dans la série formée par d’autres ouvrages frésaniens,
spécialement si nous prenons en compte les relations directes qu’elle établit
avec les nouvelles de La Vitesse des choses. À savoir, la figure d’un narrateur
mort qui expose son récit depuis un lieu outre-tombal bizarre en regardant
le monde des vivants sur l’écran de son téléviseur apparaît dans « Preuves
irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes ». Ensuite, le supranarrateur du recueil, le vieil écrivain de la dernière nouvelle, se transforme
en quelques pages en narrateur décédé de Mantra pour méditer sur la mort
et la littérature :
Aujourd’hui, les morts qui lisaient autrefois des livres regardent la
télévision et contemplent leur vie, classée par ordre alphabétique,
en se demandant où a bien pu disparaître la lettre « R » et quand
elle va revenir (…) De nos jours, tout le monde regarde la
télévision. C’est plus simple ou c’est ce qu’on croit. Rien n’est
cependant moins sûr : il est plus facile de s’adonner à la lecture,
même si cela implique qu’on tienne certains engagements et
certaines promesses. Lire est une sorte de pacte entre nous et
ceux qui sont sous terre, de l’autre côté. L’au-delà est en fait un
livre.237
236
237
Ibidem, p. 170.
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 618.
139
La troisième partie du roman paraphrase les premières pages de Pedro
Páramo
de
Juan
Rulfo.
Le
narrateur
qui
arrive
dans
les
ruines
apocalyptiques de la ville de Mexico, poursuivant l’objectif de voir son père,
est cependant un androïde, « l’homme moitié momie, moitié métal », créé par
Martín Mantra. Ce mélange d’un cadavre et d’un être artificiel illustre bien
l’hétérogénéité d’inspirations littéraires sur lesquelles a été fondé l’univers de
la dénommée Nouvelle Tenochtitlán du Tremblement de Terre, qui évoque
ensemble le village désert de Comala et la Terre dévastée par une guerre
nucléaire du roman de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ? Nous retrouvons donc dans la dernière partie du livre le motif
frésanien itinérant de la fin du monde. La répétition du fragment d’un guide
anglais du Mexique de la partie initiale encadre thématiquement le roman.
En définitive, en plus de la présence discrète du supra-narrateur de la
série des recueils de Fresán, de certains motifs et du cadrage en
épanadiplose, Mantra reproduit le schème de Dracula, ce qui permet de
reconnaître la construction de Vies de saints. L’histoire ou, effectivement, la
vie du personnage éponyme du livre, Martín Mantra, appelé par l’un de
narrateurs « son messie privé », est le facteur principal de la cohérence de
trois parties/chapitres du roman (à côté, naturellement, de la ville de Mexico
qui est son protagoniste primordial). Sa biographie atomisée et incomplète
est racontée par des voix diverses, pendant qu’il reste dans l’ombre mais,
contrairement à Thomas le Jumeau immortel de Vies de saints, il ne prend
pas la parole, il ne devient jamais le narrateur du récit.
140
1.4. Le fond du ciel
L’architecture de Le fond du ciel s’appuie aussi sur la division
classique en trois parties. Contrairement à Mantra, dont les chapitres
s’organisent sur la ligne du temps (« AVANT : L’ami mexicain », « PENDANT :
Le mort des jours », « APRÈS : Le tremblement de terre »), même si les
événements relatés dans leur cadre évitent souvent la rigueur de la frise
chronologique, la distribution des parties de Le fond du ciel met en valeur
l’espace : « Cette planète », « L’espace entre cette planète et l’autre planète »
et « Une autre planète ». Malgré cela et comme le signalent les épigraphes,
c’est la corrélation entre le temps et l’espace qui entre au cœur de la
réflexion du roman.
Le texte entrecroise les histoires de trois personnages principaux.
D’abord, de deux cousins, Isaac Goldman et Ezra Leventhal, amis d’enfance
et amateurs ardents de science-fiction, dont la passion infantile se traduit,
néanmoins, par des vocations bien différentes (mais complémentaires). Leurs
chemins se séparent lorsque l’un se consacre complètement à la fiction et
l’autre à la science. Il existe aussi un autre lien entre les personnages : les
deux cousins sont malheureusement amoureux de la même fille. Quand
Ezra envoie à Isaac une carte postale de Paris avec un photogramme d’un
film français où deux jeunes gens courent derrière une fille sur un pont, la
référence au film Jules et Jim réalisé par François Truffaut devient évidente.
Marcelo Figueras qualifie humoristiquement le roman de « Jules et Jim
réécrit par Ray Bradbury »238. Le trio de personnages est également comparé
à 2001, l’Odyssée de l’espace :
Maintenant je me souviens et je comprends : je ne suis
qu’un humble astronaute descendant du singe qui rêve d’évoluer,
et Ezra un ordinateur désordonné et confus qui cherche à
décrypter les mystères de l’univers.
Marcelo Figueras, « Apocalypse Love », en : Página 12, Radar Libros, 8/11/2009,
http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/10-3597-2002-01-01.html
(Consulté le 5/11/2013).
238
141
Et elle est notre monolithe.239
Isaac Goldman, le narrateur « de cette planète », un auteur âgé de
science-fiction et scénariste de la série télévisée Star Bound, est en train
d’écrire pour se rappeler, pour préserver ses souvenirs. Les divagations
métalittéraires diverses sur son œuvre, sur la science-fiction en tant que
genre, la littérature en général et sur l’écrivain, entrelacées avec les
réminiscences de sa vie, ont beaucoup de points communs avec les exposés
du vieux narrateur des nouvelles de La Vitesse des choses. À savoir, il cite sa
notion du passé conçu comme un pays étranger, le terme de Tzimtzum, il
s’adresse de la même manière au lecteur/public (« J’espère que vous me
pardonnerez ces incorrections très précises », par exemple240), il est
pareillement autocritique de son style (« toutes mes hésitations, mes
répétitions, mes phrases maladroites à propos du genre et toutes mes
tentatives absurdes de traduire en lettres l’insaisissable texture du temps et
de l’espace »241) et conscient de ses démarches (« une parenthèse courte mais
nécessaire s’impose… »242). À l’égal des narrateurs de La Vitesse des choses,
il entrevoit son statut de personnage créé par quelqu’un d’autre :
J’ai la sensation troublante que le même événement se produit
plusieurs fois, avec des variations minimes ou énormes, comme si
quelqu’un faisait des réglages, corrigeait, comparait les multiples
versions d’une même réalité sans se décider pour aucune. Des
centaines, des milliers de détails qui finissent par former le tissu
d’une vie, et j’ai la sensation troublante que ce n’est pas moi qui
détermine l’orientation ni les égarements en confondant les dates
(…) Mieux vaut penser – mieux vaut m’abandonner aux préceptes
d’un inconnu – que c’est quelqu’un d’autre qui m’écrit en couchant
tout cela sur le papier.243
239
240
241
242
243
Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, op. cit., p. 101.
Ibidem, p. 106.
Ibidem, p. 69.
Ibidem, p. 89.
Ibidem, p. 71.
142
À mesure que nous avançons dans la lecture, nous découvrons qu’il vit dans
l’une des multiples variantes du monde réel, peuplée des doubles de
personnes et d’objets réels. Parmi les prototypes des figures d’Isaac et de ses
amis d’enfance : Ezra Leventhal, Jefferson Franklin Washington Darlingskill
et une fille énigmatique, se trouvent de nombreux écrivains et scientifiques
du XX siècle, tels que Theodore Sturgeon, Isaac Asimov, Fresán lui-même ou
Hugh Everett, un physicien et mathématicien américain, inventeur de
l’hypothèse des mondes multiples. Dans cette version parallèle de l’histoire,
Philip K. Dick s’appelle Warren Wilbur Zack, Howard Phillips Lovecraft est
déguisé en Phineas Elsinore Darlinskill, Moby Dick se déroule dans l’espace
interplanétaire et s’intitule Krakhma-Zarr, l’œuvre de Proust apparaît comme
Les Temps sans temps, la série Star Trek a un épisode en plus et a été
dénommée Star Bound et le fondateur potentiel de l’église scientologique est
un écrivain de science-fiction frustré Jefferson Franklin Washington
Darlingskill. Mais au fil du temps les éléments d’une autre réalité
commencent à s’infiltrer par les fissures de l’univers du narrateur. Des
choses étranges surviennent de plus en plus souvent : au lieu de ses livres
préférés sa bibliothèque se remplit d’ouvrages d’auteurs qu’il n’a jamais lus,
comme Asimov, Clarke, Lovecraft, Bradbury et Sturgeon. Finalement, dans
les dernières pages de cette partie du roman son narrateur se révèle mort,
comme beaucoup d’autres narrateurs de Fresán : lorsqu’il rencontre Ezra
dans une tour new-yorkaise, les deux meurent dans les attentats du 11
septembre 2001. Dans l’ultime seconde de sa vie, quand Ezra lui dit « À la
prochaine, mon ami » juste avant l’explosion de l’avion contre la tour, Isaac
se rend compte de la multiplicité de variantes possibles de sa vie, survenues
ou non. Après son décès il se retrouve sain et sauf chez lui, plusieurs jours
avant les attentats, mais dans une version suivante de sa vie. Sa mort
s’avère être donc un pont vers une nouvelle variante du monde, où son
histoire se reproduit avec de légers changements. Cette fois il découvre un
livre de Philip K. Dick dans la bibliothèque, il est considéré comme le plus
grand écrivain de science-fiction de son époque et il est probablement atteint
par une tumeur cérébrale (ce qui apporte de l’ambigüité dans le récit, car
143
nous pouvons interpréter tout ce qui précède comme les hallucinations d’un
homme gravement malade). Cette fois le narrateur survit aux attentats, mais
il comprend enfin la cause de sa longévité. Profondément conscient qu’il est
écrivain et également un personnage d’un autre auteur (ou un être divin)
provenant d’un monde différent, Isaac prend la décision de se suicider :
Telle n’était pas mon intention, mais, à l’évidence, quelqu’un a
pensé et décidé à ma place.
Quelqu’un ou quelque chose doit être responsable de cette vigueur
injustifiable, de l’absence de maladies, de la raison pour laquelle,
lorsque je me regarde dans un miroir, je vois trait pour trait la
personne que j’étais il y a si longtemps.
Quelque chose ou quelqu’un en a disposé ainsi, décidant que moi
et Ezra – je le sais depuis plusieurs jours – vivrions et survivrions
pour raconter cette histoire.244
La deuxième partie du livre, « L’espace entre cette planète et l’autre
planète », est une lecture. Les fragments du mystérieux roman de sciencefiction, Évasion, sont entrecoupés par les commentaires et les réflexions de
son lecteur, fils de Warren Wilbur Zack/Philip K. Dick, soldat de la guerre
d’Irak et le jeune visiteur d’Isaac de la partie précédente. Le texte assemble
donc deux monologues, celui du narrateur extraterrestre de la planète Urkh
24 et l’autre du jeune journaliste, qui cherchent tous deux en vain à
dialoguer, à entrer en contact, à anéantir la distance, spatiale et temporelle,
qui sépare leurs mondes respectifs. Les correspondances entre Le fond du
ciel et La Vitesse des choses, qui peuvent être discernées dans ce chapitre,
deviennent de plus en plus significatives. Le narrateur d’Évasion, le dernier
des Lointains sur le point de mourir et l’extraterrestre solitaire racontant
l’histoire de son espèce, présente beaucoup d’affinités avec le vieil auteur de
la Fondation. Tous les habitants de sa planète se sont éteints par suite d’une
maladie inexplicable (comme les écrivains de La Vitesse des choses), il
244
Ibidem, p. 106.
144
s’évade alors de sa propre vie en regardant les autres, comme tous les
"éloigneurs professionnels"245 de Fresán, observateurs, témoins, hommes
invisibles qui restent toujours "hors foyer" afin d'observer l'univers du point
de vue extérieur. Il se réfugie sur sa propre planète qui, d’un côté, a été le
théâtre de la guerre littéraire sanglante opposant les Nouvelles aux Romans
(« Notes pour une théorie de la nouvelle »), et d’un autre côté est une
métaphore du passé :
La mémoire envisagée comme l’inexplicable machine à explorer le
temps et le passé, comme une quatrième dimension, une planète
alternative où il y a une vie un peu plus intelligente que celle du
présent.246
Le jeu narratif se complique lorsque nous juxtaposons les soliloques
du dernier des Lointains aux paroles d’Isaac, l’éditeur, le préfacier et « le
gardien dévoué des mille pages d’Évasion », qui dans la première partie du
roman déplore qu’il reste le seul à pouvoir témoigner de la disparition des
Lointains et de son histoire, et avoue :
Pour moi (…) la science-fiction était quelque chose en quoi il fallait
croire : la seule façon que j’avais de comprendre ma vie et la
planète sur laquelle ma vie s’était posée. Quelque chose qui me
dotait de la faculté de me voir de l’extérieur et de me sentir
étranger, autre et Lointain.247
Autrement dit, Isaac Goldman, nouvelle incarnation du narrateur-écrivain
qui revient continuellement dans les livres de Fresán, reçoit par courrier les
extraits du roman dont le narrateur solitaire et moribond paraît être son
avatar science-fictionnel. Il pressent également l’existence d’une autre
instance narrative qui est en train d’écrire et réécrire sa vie à l’infini. Cette
245
246
247
Idem, La Vitesse des choses, op. cit, p. 176.
Idem, Le fond du ciel, op. cit., p. 21.
Ibidem, p. 65.
145
intuition est confirmée dans la deuxième partie par le Démolisseur, l’un de
nombreux rôles parallèles de son ami Ezra, qui parle de la théorie des
univers et des esprits multiples, de la mécanique quantique et ondulatoire,
en expliquant :
J’en avais assez de cette variable, du rôle qu’on m’a attribué cette
fois… Pour d’étranges raisons, je suis voué aux destinations les
plus extrêmes, pourrait-on dire. Je ne peux pas les oublier. Je me
les rappelle toutes. Allers et retours, arrivals et departures. Alors
que mon ami vit des situations presque banales, ennuyeuses et
fort heureusement casanières. (…) Il ne comprend toujours pas et
ne veut pas comprendre. (…) Il s’est passé si peu de choses dans
sa vie réelle que ses post-vies sont toutes aussi mornes. C’est à
peine s’il se rend compte que son existence s’allume, puis s’éteint
pour recommencer. Moi, en revanche, j’ai vraiment conscience de
cette immortalité faite de morts… C’est toujours pareil, un
perpétuel À suivre… Elle nous regarde comme si elle lisait en nous,
comme si elle nous écrivait, comme si elle écartait certaines
versions et en retenait d’autres…248
À la fin de ce jeu complexe de miroirs le lecteur comprend que c’est la
fille dont les deux protagonistes sont amoureux (qui est également le
narrateur du chapitre terminal « Une autre planète ») qui raconte leurs vies
(ou post-vies) et qui est l’auteur du livre entier. Très amoureuse d’eux aussi,
elle ne cesse jamais de se rappeler le dernier « instant neigé » avant leur
séparation et de réinventer leurs possibles avenirs, de leur attribuer des
rôles alternatifs. La fille est un écrivain de science-fiction qui emploie les
instruments de ce genre littéraire dans le but de « regarder en arrière,
fabriquer des souvenirs dans la machine de la mémoire »249, elle se sert alors
paradoxalement du langage et de l’imagerie du futur fictionnel afin de
construire des passés virtuels. Ce narrateur féminin de Le fond du ciel et
248
249
Ibidem, pp. 201, 202.
Ibidem, p. 280.
146
d’Évasion, roman inclus dans le roman, relate son histoire sur les dernières
pages du livre et se révèle être « la fille qui est tombée dans la piscine ce soirlà », un personnage récurrent dans d’autres ouvrages frésaniens. Elle
reconnaît être une fille bizarre, un transmetteur de messages d’une autre
planète, « un pont tendu vers un autre univers pour véhiculer des visions
d’un monde à l’autre » comme certains écrivains et peintres. Cette autre
planète est le passé, mais aussi le niveau narratif supérieur, vu qu’un
certain R.F. avoue dans la postface du livre que « le paysage crépusculaire
que ne cesse de contempler l’extraterrestre agonisant d’Urkh 24 n’est autre
que les couchers de soleil de Vallvidrera, avec vue sur le Montserrat de la
fenêtre circulaire et très 2001 : l’Odyssée de l’espace de mon bureau, où
j’écris à présent ces lignes »250. Le narrateur est donc un pont liant le monde
du livre avec le monde de son auteur, par analogie avec l’écrivain qui unit le
monde du présent avec le monde du passé et de l’avenir.
L’organisation du roman en trois parties consacrées au processus de
l’écriture et de la narration, à l’acte de la lecture et l’identification du lecteur
au personnage, et, pour finir, à la figure de l’écrivain, correspond d’une
manière évidente à la construction de La Vitesse des choses. La structure
atomisée et non linéaire de Le fond du ciel prétend illustrer, au même titre
que d’autres textes de Fresán, les mécanismes de fonctionnement de la
conscience humaine, notamment de la mémoire. Par le moyen de l’exposition
d’un enchevêtrement de moments présents, passés et futurs, elle vise une
simultanéité défiant l’inévitable caractère temporal du processus de la
lecture. Elle représente donc la nature discontinue de la perception humaine
du temps et de l’espace, la recherche désespérée d’une vérité intérieure, de la
connaissance de soi et le désir d’accéder à la connaissance d’autrui. Selon
l’auteur, la science-fiction d’aujourd’hui doit donc abandonner les visions de
l’avenir cosmique et des voyages aux autres planètes au profit de
l’exploration de ces autres univers méconnus que sont la conscience
humaine faite de souvenirs et le monde lointain d’autrui :
250
Ibidem, p. 295.
147
La vérité est fractale. Elle tombe en morceaux et se disperse dans
d’infinies directions. Alors comment l’atteindre… (…) En opérant
une régression progressive. La mémoire comme tour de lancement
de la fusée du passé.251
251
Ibidem, p. 37.
148
1.5. Esperanto
Les huit chapitres d’Esperanto sont encadrés par le paradoxe des
paroles de son protagoniste éponyme, portant le nom de la langue
construite, conçue par Ludwik Lejzer Zamenhof dans le dessein idéaliste de
simplifier la communication entre les individus de langues différentes. La
phrase-refrain de Federico Esperanto, « Personne ne me comprend » (« Nadie
me entiende »), figure comme l’une des épigraphes sur les premières pages
du roman pour réapparaitre dans l’incipit, accentué additionnellement par
l’utilisation de l’italique, ensuite dans les deux premiers chapitres et puis
dans la clôture du dernier chapitre. Enfin, elle est reprise dans un sens
opposé et en tant qu’une chanson en anglais dans la « Discographie de
Federico Esperanto » qui termine le livre : « Everybody Understands Me ».
À l’instar de Le fond du ciel, le récit d’Esperanto est composé de
réminiscences d’un personnage qui a subi des expériences traumatiques. La
narration
commence
in ultima res,
quand
Esperanto,
complètement
désorienté et perdu, couché sur le bord d’un bateau en route vers l’inconnu,
s’efforce à ramasser les débris de sa mémoire pour recréer sa vie. Dans les
chapitres suivants, reproduisant l’ordre biblique des sept jours de la création
divine ou des sept volumes de À La recherche du temps perdu de Proust, il
reconstruit progressivement son monde pour redonner du sens à son
existence. L’importance de cette incapacité du protagoniste à se comprendre
soi-même et à comprendre autrui et, simultanément, à se faire comprendre,
est mise en évidence par le procédé de la récurrence des verbes. Des mots
tels que « comprender », « entender » et d’autres appartenant au même
champ lexical (par exemple « descubrir », « volver a ser consciente de que »,
« saber ») se répètent dans des contextes différents tout au long du roman :
« no entiendo », « no te entiendo », « a ver si entendés eso » (p. 102-103),
« usted no entiende » (123, 124), « ya entiendo » (144), « conseguir entenderse
a sí mismo » (153), « entiendo » (171), « los comprendió pero no acababa de
entenderlos » (176), « cómo hacerles entender » (177), « no podía entenderlo »
(179), « comprendía que » (184), « comprendió que no había comprendido
149
nada » (187), « sigo sin entender » (193), « no entiende nada y lo entiende
todo » (200), « comprendió » (201)252, entre autres. Ce mantra d’impuissance
communicative d’Esperanto arrive à son terme dans les dernières lignes du
roman. Après avoir effectué un voyage thérapeutique à l’intérieur de soi et de
son passé, le protagoniste redit la ritournelle, mais avec une signification
changée :
La chanson de toujours à présent orchestrée avec un nouveau
sens parce que, oui, c’était le commencement de la dernière fois
qu’il allait la chanter.
« Personne ne me comprend », dit Esperanto.
Et il ouvrit les yeux.253
La construction analeptique du roman est une allusion ludique à celle
du roman policier, mais à rebours. Le crime n’est pas l’événement qui
déclenche l’enquête (qui, dans ce cas, équivaut à la recherche des indices
dans les souvenirs du protagoniste), parce qu’il est relaté à la fin du texte en
tant que le point culminant des réminiscences d’Esperanto. De plus, le
même enquêteur se révèle être coupable d’homicide sous le coup de la colère
(ou d’une tentative de meurtre), tandis que sa victime est le vrai coupable de
l’incident.
Federico Esperanto, artiste incompris de tous (y compris de lui-même),
étranger au bord du suicide, « détaché de toute chose et comme l’un de ces
spectateurs de l’orchestre faciles à impressionner »254 est un de ces
« hommes du bord extérieur » frésaniens en train de monologuer :
Esperanto les observa en train de simuler le détachement comme
ces poissons des profondeurs qui ne se risquent jamais à déchirer
le voile de la surface – ah, tu vois tous ces gens seuls -, et il
éprouva la peur de se sentir, comme eux, un simple maillon d’une
252
253
254
Idem, Esperanto, Tusquets Editores, Barcelona 1997.
Idem, Esperanto, Gallimard, 1999, p. 222.
Ibidem, p. 27.
150
chaîne de parias sur une chaîne d’assemblage avançant vers la
caisse enregistreuse sans qu’aucune tentation ne puisse les en
écarter. Une race maudite qui vit au jour le jour de rations
quotidiennes emballées sous vide.255
À l’opposé de la majorité des textes de Fresán, le récit d’Esperanto est
mené à la troisième personne du singulier. Néanmoins, le recours à
l’instrument narratif du style indirect, qui passe régulièrement au style
indirect libre, et l’invisibilité du narrateur, qui se cache entièrement dans
l’ombre du personnage pour exprimer son point de vue subjectif, transforme
la narration du roman en monologue intérieur. Cette stratégie est indiquée
systématiquement par une gamme de verbes se rapportant à l’activité
mentale du protagoniste. Dans le tableau suivant nous énumérons à titre
d’exemple les verbes et les expressions employées dans les quatorze pages
du premier chapitre d’Esperanto (les chiffres entre parenthèses signalent le
nombre d’utilisations du verbe donné).
Tableau 5. Les verbes et les expressions employées dans les quatorze pages
du premier chapitre d’Esperanto.
Verbes et expressions
Nombre d’utilisations
Pensar
9
Descubrir
7
Entender
6
Decidir
Saber
Comprender
Parecer
4
3
Preferir
Sorprender
255
1
Ibidem, p. 158.
151
Verbes et expressions
Nombre d’utilisations
Reconocer
Teorizar
Tener la vaga idea de que…
No tener la menor idea
No estar del todo convencido de
que…
1
No molestar a alguien
No poder soportar
Preguntarse
Asimilar la sorpresa de que…
Bien que la fin du roman soit ouverte, la fonction de compte rendu,
conclusion ou résumé de clôture, éléments typiques des œuvres de Fresán,
est faite par le recours à la discographie finale de Federico Esperanto,
inspirée par Dubin’s Lives de Bernard Malamud. Les titres des chansons
successives du dernier album solo du protagoniste incorporé dans la liste,
dont la parution dépasse le cadre temporel du roman, forment un sommaire
de ses péripéties et y ajoutent la conclusion.
152
1.6. Les Jardins de Kensington
La construction complexe du sujet d’énonciation est le lien le plus
évident qui unit Les Jardins de Kensington avec la série intertextuelle
frésanienne. Comme dans les cas de Le fond du ciel et Mantra, seule la
connaissance des recueils de nouvelles de Fresán permet de reconnaître la
voix du supra-narrateur (le vieil écrivain de la Fondation) se superposant à
celle du narrateur du roman avec des interférences telles que : « me gusta
pensar/imaginar que … », « si lo piensas un poco/ si se lo piensa un poco
… », « más detalles adelante », « mi caso ». La manière digressive et non
linéaire de raconter, les méditations abondantes sur la littérature et le
créateur, qui interrompent le fil du récit et reprennent les notions déjà
exploitées, constituent une suite ou un complément de la pensée exposée
systématiquement dans l’œuvre de l’auteur à partir de son premier livre. Par
exemple :
L’écrivain vu comme un intermédiaire, un spirite spirituel, un
enlumineur qui fait en sorte que les livres soient les fantômes des
écrivains vivants et les écrivains morts, les fantômes des livres.
C’est peut-être cela, l’immortalité.256
Peter Hook, le pseudonyme composé du narrateur des Jardins de
Kensington, auteur prolifique et prospère de livres pour enfants, annonce la
structure du roman. Par l’union des deux personnages contraires du roman
de James Matthew Barrie, Peter Pan et le Capitaine Crochet (Captain Hook),
c’est-à-dire entre deux symboles irréconciliables, celui du Mal, de la
mortalité, du monde de l’adulte et celui de l’innocence, l’enfance et
l’immortalité,
il
caractérise
son
porteur
comme
une
personne
autoconsciente, ambiguë et déchirée intérieurement. Comme nous allons le
montrer, le récit qu’il produit forme proportionnellement un jeu de doubles,
de symétries, de contrastes, de parallélismes et d’analogies.
256
Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 31.
153
Alors
qu’il
monologue
sous
l’influence
de
pilules
multicolores
mystérieuses, Peter Hook est un narrateur particulièrement « non fiable ».
Ses confessions nocturnes débordent donc de répétitions, de digressions,
d’ellipses, d’énumérations, et, surtout, d’inventions et de contradictions qui
se mêlent à des faits véridiques. Il reconnaît bien ces faiblesses de sa
mémoire et de son discours : « Des continents entiers ont été engloutis par
les vagues de ma mémoire257 ; par cette mémoire qui n’est jamais fidèle et
qui est toujours adultère »258 et « je m’égare peut-être, Keiko Kai. Peut-être
que toutes mes hypothèses ne sont que (...) le délire inutile d’un témoin
survivant »259. À la fin du deuxième chapitre il se révèle de plus être le
kidnappeur d’un petit garçon, Keiko Kai, qui garrotté, bâillonné et avec un
bandeau sur les yeux devient un auditeur involontaire de ce « discours
insomniaque d’un homme bourré de produits chimiques »260. L’entreprise
insensée du narrateur consiste à enlever Keiko Kai, lui raconter la
biographie de J. M. Barrie et sa propre vie en une nuit, pour finalement se
suicider en assassinant le garçon. À l’instar d’autres héros de Fresán, il est
alors une instance narrative qui se remémore sa vie depuis l’au-delà ou
presque (dans la partie finale du roman il s’avère que Hook est probablement
en état de coma après sa tentative de suicide), avec l’objectif désespéré d’y
trouver une explication logique, un sens, une cohérence cachée aux
événements tragiques et parfois absurdes, pour finalement pouvoir les
oublier. Dans ce but il met en œuvre une démarche dont le modèle paraît
être un livre de Barrie, la biographie de sa mère Margaret Ogilvy, qu’il
critique ainsi dans le roman :
Margaret Ogilvy est un petit memoir, un requiem poignant en
hommage à sa mère, mais aussi une sorte d’exorcisme et
d’apologie de la possession spirituelle. Margaret Ogilvy est l’un des
livres les plus délicieusement pathologiques qui aient jamais été
Ibidem, p. 43.
La deuxième partie de la phrase a été exclue de la traduction française. Rodrigo Fresán,
Jardines de Kensington, ed. cit., p. 47 (« por esa memoria que nunca es fiel y que siempre es
adultera »).
259 Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 158.
260 Ibidem, p. 392.
257
258
154
écrits (…) C’est un livre psychotique. Est-ce un tribut ému ? Une
biographie qui, par osmose, devient une autobiographie ? Une
enquête sur un passé imaginaire ? Barrie raconte et réinvente tout
(…) Bien sûr, Margaret Ogilvy en dit plus long sur Barrie que sur sa
mère. Cette biographie était peut-être le premier spécimen de ces
innombrables rêveries familiales de non-fiction, qui n’ont cessé
depuis d’envahir les librairies et de grossir la liste des bestsellers.261
Peter Hook « spirituellement possédé » par la vie réelle et littéraire de
Barrie, obsédé par les correspondances entre ses propres expériences et
l’histoire de l’écrivain écossais, devient le spécialiste de sa biographie et de
son œuvre. Son récit (auto-)biographique est polyphonique, puisqu’il
l’imprègne de citations parfois assez longues de livres, lettres, articles, pièces
de théâtre et carnets de notes de Barrie, mais aussi des notes de l’un de
protégés de Barrie, Peter Llewelyn Davies. Il inclut donc dans le discours
tant la voix littéraire (ses écrits) que la voix intime de l’écrivain (la
correspondance, les confessions). Dans ce jeu à plusieurs voix Hook cite
également les gros titres de la presse, ses propres romans, ses « notes
décousues » et, enfin, les mots de son personnage fictif, Jim Yang. Il
entrecroise alors régulièrement et de façon égale les documents authentiques
et les textes fictifs ou non-existants, les œuvres littéraires et les matériaux
documentaires.
Au niveau du maniement des points de vue et de la perception du
monde qu’ils impliquent, nous observons aussi sa fascination pour cette
alternance significative du je et de la troisième personne qui apparaît déjà
dans le premier recueil des nouvelles de Fresán, L’homme du bord extérieur :
Il est de plus en plus pénible de penser à la première personne et
tellement plus facile d’employer la troisième pour s’y cacher
comme derrière une colonne.262
261
262
Ibidem, pp. 120-121.
Ibidem, p. 320.
155
Hook aperçoit de plus que son homologue victorien partage cette tactique
narrative :
Barrie décide d’écarter tout danger en utilisant un truc
enfantin qui le rend paradoxalement encore plus vulnérable, plus
accusateur et cruel vis-à-vis de lui-même. Il prend l’habitude, qu’il
gardera jusqu'à sa mort, d’écrire sur lui en employant la troisième
personne du singulier, qui se rebelle souvent pour constituer la
plus désespérée, la plus primaire des confessions :
« Les hommes
ne
se réunissent que pour dire des
cochonneries… Il a un aspect très enfantin qui le condamne
toujours à être pris pour un enfant… Il est des choses plus
agréables que la persécution amoureuse d’une fille… Horreur
suprême : j’ai rêvé que je m’étais marié. Je me réveille en
criant… »263
Lorsqu’il commence à présenter à Keiko Kai les résultats de son
enquête
biographique
très
minutieuse,
en
exploitant
les
sources
documentaires et littéraires, Hook ne peut pas se retenir de fictionnaliser les
faits, de remplir les lacunes avec ses propres réflexions et imaginations. Il
met alors en parallèle les rôles successifs que jouait Barrie dans sa vie,
formalisés par les titres de chapitres (le frère, l’ami, le héros, le promeneur,
l’invité, l’envahisseur, le personnage, le mort, le fantôme), avec les étapes
analogiques de son parcours, en contaminant les uns avec les autres.
Comme il l’explique à Keiko Kai, les livres nous révèlent « la possibilité
d’ordonner et d’écrire la trame de notre propre existence en adoptant le style
et le genre que nous préférons »264. Ainsi, la biographie de Barrie devient
l’instrument préféré dans la création de son autobiographie hallucinante,
définie par le narrateur, d’une manière très proche de La Vitesse des choses,
comme « des notes décousues pour une autobiographie non autorisée que je
263
264
Ibidem, pp. 64-65.
Ibidem, p. 37.
156
n’écrirai jamais »265. Il est bien conscient que ce procédé d’interpénétration
arbitraire de deux récits mène à une subjectivation extrême, à l’ébranlement
de
la
vraisemblance
des
deux
histoires
et
à
l’utilisation
illimitée
d’anachronismes :
Barrie et Robinson Crusoe et Treasure Island (d’accord, Barrie n’a
pas pu avoir lu Treasure Island quand il était petit, les dates ne
correspondent pas ; mais le Treasure Island que Barrie est en train
de lire ici est, en réalité, celui que moi j’ai lu : les livres sont
comme des transfusions qui se moquent du temps et de l’espace,
Keiko Kai)… 266 [Notre traduction]
ou
Je sais qu’il est improbable qu’un garçon de six ans puisse avoir
ce genre de pensées, mais je te jure que je les ai eues, Keiko Kai,
un siècle plus tard, au même âge que Barrie. J’ai moi aussi songé
à tout cela, comme Barrie, pour ériger d’efficaces mécanismes de
défense.267
Son costume paraît cousu par le Dr. Frankenstein, pense Barrie ;
et – encore une fois – je pense que Barrie y pense parce que moi
j’ai lu Frankenstein très tôt, à peine après avoir appris à lire, après
le visionnage du film lors d’une nuit blanche télévisée.268
[Notre traduction]
C’est n’est pas, nonobstant, la rigueur factographique que cherche le
narrateur, ce qu’il souligne constamment dès les lignes initiales du roman
Ibidem, p. 76.
Ce passage a été exclu de la traduction française. Rodrigo Fresán, Jardines de
Kensington, ed. cit., p. 31.(« Barrie y Robinson Crusoe y Treasure Island (de acuerdo, Barrie
no pudo haber leído Tresure Island cuando era niño, las fechas no se corresponden; pero el
Treasure Island que lee Barrie aquí es, en realidad, el que leí yo: los libros son como
transfusiones que se ríen del tiempo y del espacio, Keiko Kai »).
267 Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 31.
268 Ce passage a été exclu de la traduction française. Rodrigo Fresán, Jardines de
Kensington, ed. cit., p. 35.(« Su traje parece cosido por el Dr. Frankenstein, piensa Barrie; y –
otra vez – pienso que Barrie piensa eso porque yo leí Frankenstein muy pronto, casi
enseguida de aprender a leer, luego de ver la película en un trasnoche televisivo »).
265
266
157
avec les refrains réitérés « je n’en suis pas sûr », « peu importe » ou en
avouant « il est possible que j’aie confondu une date »269, « les quantités, les
noms, les visages sont premiers à sauter par-dessus bord ou à se jeter du
quai lors du naufrage de cette mémoire toujours prête à être anéantie sur les
rails
du
passé »270.
Les
données
biographiques
et
les
éléments
autobiographiques constituent seulement le point de départ pour la
construction d’un ouvrage romanesque complexe. Le même point de vue est
exposé par R.F. dans la postface intitulée « Toujours Jamais : un mot de
remerciement et quelques explications plus ou moins pertinentes » :
Les Jardins de Kensington – comme j’espère, je désire et je suppose
qu’on le comprend presque dès la première page – n’est ni ne
prétend être une rigoureuse biographie de James Matthew Barrie
ou une rigoureuse carte de ses environs.
Cela n’empêche pas que nombre des faits concernant l’auteur de
Peter Pan rapportés dans ce roman – malgré certaines libertés
chronologiques, dans la trame ou le maniement de certains textes
à glisser dans la narration – soient rigoureusement véridiques
bien qu’ils semblent incroyables.271
Puisque Peter Hook est un héros fictif qui a recours aux faits réels de
la vie de Barrie, la structure de son récit se développe sur la ligne de jonction
de la fiction et la non-fiction, en établissant un réseau compliqué
d’analogies, de contrastes et d’influences entre les deux mondes. Cependant,
les paroles du narrateur se mettent régulièrement en contradiction avec ses
actes et même s’il est apparemment toujours engagé dans la poursuite et
dans la fabrication de ces « interférences », il insiste :
Je te dis tout cela, Keiko Kai, pour que tu n’ailles surtout pas
croire que l’idée de concilier ma vie avec celle de Barrie
Une partie de phrase exclue de la traduction française. Rodrigo Fresán, Jardines de
Kensington, ed. cit., p. 27.(« …es posible que confunda alguna fecha…»).
270 Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 15.
271 Ibidem, p. 389.
269
158
m’intéresse ou m’obsède. Que j’aimerais être son ombre facile,
son double artificiel, son imitation bon marché. Ce n’est pas du
tout le cas. Le seul point commun entre Barrie et moi, c’est d’avoir
créé un héros pour enfants et de nous être enrichis grâce à lui.272
À l’opposé de ces assertions Peter Hook ne cesse de comparer les
éléments successifs des deux biographies jusqu’au moment où sa propre
histoire commence à paraître une version déformée, psychédélique de
l’histoire de Barrie. Surnommé « The New Barrie »273 (« Le nouveau Barrie »)
par les Américains, il raconte les instants où « un dérèglement temporel »274
cause la superposition du passé victorien et de ses souvenirs d’enfance. Il
confronte ainsi le Londres de l’ère victorienne avec celui de l’époque des
Swinging Sixties en découvrant qu’ils présentent de curieuses et nombreuses
similitudes, comme le fait d’être des « âges d’or » ou d’inventer une nouvelle
forme d’enfance. Pareillement, il met en parallèle l’expérience difficile de
perdre un fils vécue par sa mère, lady Alexandra Swinton-Menzies, et celle
de la mère de Barrie, Margaret Ogilvy. Il oppose même l’enterrement de son
petit frère Baco aux funérailles de David Barrie. Bien qu’il reconnaisse que la
comparaison de l’enfance victorienne de Barrie à son enfance lysergique
serait aussi injuste qu’absurde, le narrateur conclut que leur littérature pour
enfants est le fruit d’un traumatisme enfantin parfaitement visible, qu’ils
écrivent tous les deux pour oublier, qu’ils sont tous les deux des écrivains
mutants « qui ne sont pas forcément adultes »275. De son monologue se
dégagent également des traits communs que lui et Barrie partagent avec le
personnage de Peter Pan (« Un petit monstre. Un héros amoral. Comme
Barrie. Comme Peter Pan. Comme moi »276) et avec son père (« Quel que soit
le moment passé, présent ou futur, nous sommes des lost boys, des enfants
perdus qui ne peuvent se trouver que sur les sentiers sinueux de Kensington
272
273
274
275
276
Ibidem, p. 75.
Idem, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 303.
Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 69.
Ibidem, p. 221.
Ibidem, p. 100.
159
Gardens »277). Le groupe de Sebastian « Darjeeling » Compton-Lowe, appelé
The Beaten (a.k.a.) The Beaten Victorians (a.k.a.) The Victorians, se trouve
pour sa part en concurrence (ou en imitation) avec The Beatles.
Illustration 14. Correspondances entre la biographie de Peter Hook et la vie
de James Matthew Barrie.
Dans l’un de ses livres, Jim Yang and the Imaginary Friend, Peter Hook
s’amuse à inventer une amitié risquée qui unit le protagoniste éponyme de la
série avec Barrie. Jim Yang est la version contemporaine de Peter Pan (et en
même temps l’alter ego de son auteur), un garçon qui, en voyageant dans le
temps grâce à une chronocyclette, perd la possibilité de grandir. Il décide
alors de faire connaissance de l’auteur écossais qui lui semble un camarade
parfait,
« la
moitié
qui
lui
manque
au-delà
de
leurs
irrémédiables
différences »278. Le commentaire que fait le narrateur sur cette relation peut
être aussi appliqué pour décrire sa propre attitude à l’égard de la vie et
l’œuvre de Barrie : « Ils ont besoin de se voir pour que chacun, en lisant
277
278
Ibidem, p. 108.
Ibidem, p. 60.
160
l’autre, puisse finir de s’écrire »279. Avec le dessein d’éradiquer de sa mémoire
le souvenir traumatique d’avoir occasionné sans le vouloir la mort de son
petit frère, à la vaine recherche d’une rédemption ou d’un châtiment, Peter
Hook raconte l’histoire de sa vie en se servant de la biographie d’autrui.
Le roman commence alors, comme une autobiographie classique, le
jour de la naissance du narrateur. Nonobstant, contrairement aux attentes
du lecteur, le narrateur évite habilement de toucher au moins à sa venue au
monde et oriente tout de suite le récit sur le suicide de Peter Llewelyn
Davies, événement qui a eu lieu exactement le même jour, puis sur les morts
de ses trois frères. Il n’aborde ainsi ses propres origines qu’à travers les
destins tragiques des modèles à l’origine du personnage littéraire Peter Pan,
en rêvassant que l’esprit de Peter Llewelyn Davies quitte son corps pour
pénétrer dans le sien, ce qui peut anticiper aussi son projet de se suicider.
Ainsi la mort de Peter, qui conclut l’histoire de Barrie, devient le début de
l’histoire de Peter Hook. Le caractère cyclique et répétitif des deux histoires,
une réelle et une fictive, qui ont été en plus profondément influencées par la
troisième, celle de Peter Pan, est mis en relief non seulement par la proximité
des prénoms/surnoms (Peter Llewelyn Davies-Peter Pan-Peter Hook), par
plusieurs correspondances entre des événements, mais encore par le
maniement de la distance temporelle. C’est précisément un siècle qui sépare
les personnages (Barrie est né en 1860 et son frère est décédé en 1867, alors
que Peter Hook a ouvert les yeux à la lumière en 1960 et a perdu Baco en
1967), mais en dépit de cet écart, leurs (auto)biographies sont relatées dans
le roman d’une manière presque synchronique, comme si l’acte de
lire/raconter actualisait les événements passés pour qu’ils se reproduisent
dans le présent. Le narrateur et Barrie envisagent donc la littérature comme
une machine à remonter le temps, à regarder en arrière (à l’instar des idées
développées dans Le fond du ciel), à prendre le passé comme territoire de
fiction et le livre comme la chronocyclette de Jim Yang.
L’expérience de la mort du frère décrite dans le chapitre suivant est un
moment crucial de la vie de Barrie autant que de celle du narrateur,
279
Ibidem, p. 60.
161
puisqu’elle marque leur « seconde et véritable naissance ». En conséquence
de ce traumatisme, qui pour les deux garçons équivaut à une perte
irréversible des parents, ils découvrent la possibilité d’évitement par
l’intermédiaire de la littérature et l’imagination. C’est à cet instant
épiphanique que, à l’âge de six ans, ils deviennent lecteurs et écrivains.
Par conséquent, comme dans d’autres livres de Fresán, le vrai
protagoniste des Jardins de Kensington n’est pas son narrateur, ni ses
personnages, c’est l’Écrivain, une figure archétypique se construisant
derrière les voix de Hook et de Barrie, autour des sujets préférés de l’auteur :
la naissance et la formation de l’écrivain, la vocation littéraire, la solitude et
l’incompréhension d’un artiste génial, les sources d’inspiration, le processus
d’écriture, la relation écrivain-lecteur, les analogies entre la création et le
crime. Le narrateur transmet une partie de lui-même à tous les personnages
de son livre, ils prennent donc les mêmes décisions, ils répètent les mêmes
erreurs, ils se transforment finalement en des variations d’un seul écrivain.
Leurs similitudes, relations et oppositions forment une toile d’araignée
dense, concentrique et bien structurée qui finit par mettre en scène le
portrait multiplié de l’auteur avec ses contradictions et ses éclats intérieurs.
C’est pourquoi le narrateur découvre son propre visage au fond de chaque
passage de sa maison imaginaire :
C’est un univers droit et fin, et tous les trous de serrure dans
lesquels je glisse un œil – pour voir s’il est intéressant d’ouvrir ou
pas – ne me renvoient que la surface polie et terrible d’un miroir,
l’écho éteint de mon propre regard empreint d’une grande
tristesse.280
L’ubiquité de la dimension littéraire dans les événements racontés est
mise en relief à la fin du roman. Peter Hook en quête de paix intérieure, de
rédemption ou, comme narrateur, « du bonheur immérité et de l’égoïste
consolation d’avoir modifié un début pour profiter du dernier instant »281,
280
281
Ibidem, p. 375-376.
Ibidem, p. 386.
162
rêve de pouvoir franchir la frontière infranchissable qui sépare l’univers fictif
de son livre de sa propre réalité, le monde de l’écrivain-lecteur du monde des
personnages. Puisque c’est de l’autre côté de cette lisière de papier que les
enfants sont immortels, savent voler et remonter le temps, il recrée avec
Keiko Kai la mort de son petit frère, Baco. Par ce rituel reproduisant le vol
littéraire de Peter Pan et Wendy, il se trouve sur un lit d’hôpital en état de
coma, mais il parvient également à accéder à l’univers de ses personnages.
Enfermé dans son esprit, plongé dans le rêve il arrive à sa maison intérieure,
son palais de mémoire qui est à l’origine de toute sa création. Dans cet
endroit transitoire la réalité de l’écrivain contaminée par ses obsessions, ses
souvenirs, ses désirs et ses craintes, se transforme en écriture. En
parcourant les couloirs de mémoire il continue donc à chercher le moment
sinistre du passé où il a causé involontairement la mort de Baco pour le
changer, pour fermer la fenêtre, pour sauver son petit frère. En devenant
ainsi son propre personnage (il s’identifie à Jim Yang, « Cet enfant, c’est moi.
Je suis le personnage »282) il est capable de s’écrire une nouvelle histoire, une
nouvelle vie ou plutôt l’infinité de variantes possibles qui attendent derrière
les portes.
Néanmoins, il est bien conscient de son statut ambigu de personnage,
lequel est simultanément son propre narrateur mais toujours emprisonné
dans un livre de quelqu’un d’autre. Dans les derniers paragraphes du roman
il s’adresse aux lecteurs –spectateurs - depuis une scène du théâtre qu’ils
quittent après le spectacle (la lecture). Quand le public « regagne la réalité de
son monde » en quête de nouvelles sensations, il reste seul. Il ne peut que
s’approcher du bord de la scène et crier à cette salle déserte et supplier qu’il
puisse ressusciter, vivre et ne jamais grandir. Il se rend donc compte que sa
tentative d’annuler la mort de son petit frère est condamnée à l’échec. Dès
lors qu’il termine son spectacle (sa narration), il se suicide et au même
instant il anéantit tous ses personnages (Baco inclus) qui s’enfoncent dans
l’obscurité une fois le livre fermé.
282
Ibidem, p. 369.
163
Dans cette vision du processus de la création littéraire nous
retrouvons, dès lors, la notion frésanienne itinérante de la fin du monde.
L’achèvement de la narration est équivalente à la mort d’une des variations
de l’écrivain. Encore une fois l’œuvre littéraire avec tous ses agents (les
narrateurs, les personnages, les lecteurs, l’auteur) se révèle alors être l’image
fidèle de son créateur, l’idée que Fresán exprime aussi à l’occasion du
commentaire d’un livre récent de John Irving :
Et que fait Irving ici ? Quelque chose de logique mais, malgré cela,
pas facile : après avoir écrit Garp et avoir écrit tout ce qui
concerne Garp, maintenant Irving s’écrit, il se réécrit lui-même, à
la manière de Garp, avec des variations qui se détachent toujours
de l’aria de ce qui aurait pu arriver dans sa propre vie. Ainsi, tous
et chacun de ses derniers romans sont des autobiographies
alternatives. Et après avoir déjà exploré un Irving femelle et
écrivaine avec un père inéluctable et une mère perdue (Une veuve
de papier), un Irving acteur à la recherche de son père absent (Je
te retrouverai) et un Irving écrivain qui s’évade avec son père
omniprésent (Dernière nuit…), maintenant, dans À moi seul bien des
personnages, c’est le tour d’un Irving bisexuel, avec un père qui
s’en est allé et une mère résignée et oscillant entre l’interprétation
de deux sexes.283 [Notre traduction]
Suivant le schéma d’autres ouvrages de Fresán, la narration des
Jardins de Kensington est encadrée. Dans ce cas le récit du roman s’inscrit
dans la logique musicale de la chanson des Beatles, « A Day in the Life », qui
Idem, La forma del deseo, “Las cosas de la velocidad. El blog de Rodrigo Fresán”,
http://rodrigofresan.megustaescribir.com/2013/04/08/la-forma-del-deseo/ (Consulté le
24/04/2013) (« ¿Y qué es lo que hace aquí Irving? Algo lógico pero no por eso sencillo: luego
de haber escrito a Garp y de haber escrito lo de Garp, ahora Irving se escribe y se reescribe
a sí mismo, a lo Garp, en variaciones que siempre parten del aria de lo que podría haber
sido en su propia vida. Así, todas y cada una de sus últimas novelas son autobiografías
alternativas. Y habiendo ya explorado un Irving hembra y escritora con padre inescapable y
madre perdida (Una mujer…), un Irving actor a la búsqueda de su padre ausente (Hasta que
te encuentre) y un Irving escritor en fuga junto a su padre omnipresente (Última
noche…), ahora, en Personas…, le llega el turno al Irving bisexual, con padre que se fue y
madre sufrida y oscilando entre la interpretación de dos sexos.”)
283
164
clôt leur album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967, remarquons
que la date de la parution est pareillement la date du décès de Baco et le
moment symbolique de la vocation littéraire du narrateur).
Ainsi, le chapitre initial du livre frésanien, « Le Condamné », se termine
avec la première ligne des paroles de la chanson évoquée en anglais : « I read
the news today, oh boy » [« J’ai lu les nouvelles aujourd’hui, ça alors »]284.
Cette phrase, implantée aussi dans d’autres textes de Fresán, introduit un
couplet inspiré par des événements relatés dans deux articles du Daily Mail
du janvier 1967, concernant la mort de Tara Browne et un film britannique
interprété par John Lennon, Comment j’ai gagné la guerre. Cette thématique
correspond bien au chapitre du roman qui est ponctué par les gros titres de
presse se référant aux décès successifs des frères Llewelyn Davies, par
exemple « Peter Pan meurt au front », « Peter Pan se noie avec son meilleur
ami à Sanford Pool. On soupçonne un pacte suicidaire », « Peter Pan meurt
dans une station de métro londonienne ».
Ensuite, dans le quatrième chapitre (« Le Héros ») Hook raconte à
Keiko Kai l’histoire de Tara Browne et cite les cinq lignes correspondantes de
la chanson dans la version originale pour lui expliquer sa conception des
années soixante du Swinging London où « la vie et la mort sont comme deux
expositions complémentaires et voisines auxquelles on accède avec le même
billet d’entrée »285.
Finalement, à la fin du dernier chapitre des Jardins de Kensington,
« Le Rêveur », Peter Hook cite les paroles qui concluent la première partie de
la chanson des Beatles : « Having read the book, I’d love to turn you on »
[« Ayant lu le livre, j’aimerais te chauffer »]286. Ces mots font allusion à un
slogan de contre-culture lancé par un écrivain et neuropsychologue
américain Timothy Leary, « Turn on, tune in, drop out », qui évoque la
contestation du mouvement hippie avec notamment son ouverture aux
nouvelles expériences spirituelles ou perceptuelles utilisant des substances
psychédéliques. Nous observons alors un autre cas de citation en écho
284
285
286
Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 22.
Ibidem, p. 98.
Idem, Jardines Kensington, ed. cit., p. 458.
165
multiple, lorsque le narrateur, Peter Hook, répète la phrase utilisée déjà par
d’autres narrateurs frésaniens (dans Esperanto, par exemple287), qui nous
renvoient, pour leur part, aux paroles de « A Day in the Life » recyclant la
célèbre expression de Leary.
Cependant il faut souligner ici que la fonction de référence à la
chanson fameuse des Beatles dans le roman ne se limite pas au cadrage
thématique. Hook avoue que ce magnum opus du groupe britannique est sa
chanson préférée (c’était également la chanson préférée de Baco et de la
mère de Jim Yang), puisqu’elle constitue pour lui un modèle de la perception
du monde :
« A Day in the Life » serait un manuel d’instructions court mais
exhaustif sur la façon de percevoir la réalité. Une réalité tronquée
par l’usage d’une substance hallucinogène (…) le désir impossible
de faire en sorte que toute l’Histoire tienne en un seul jour. C’est
un antidote sonore pour supporter le désenchantement et ses
limitations mondaines, qui élève tout à une éphéméride parfaite
(…) permet de percevoir le quotidien d’une manière différente,
unique, et rend une journée banale spéciale et transcendante (…)
l’enviable tumulte symphonique qu’on entend pour la première
fois dans « A Day in the Life » (…) préfigure le commencement de la
fin de toutes choses.288
Il existe donc des ressemblances structurelles entre son récit et la
chanson. Dans un premier temps, l’élément d’improvisation caractérisant la
partie symphonique s’installe pareillement dans le discours psychédélique in
statu nascendi du narrateur insomniaque. Dans un second temps, les deux
narrations cherchent à embrasser l’universel dans le cadre temporel concret
d’un jour ou d’une nuit. Même si Hook reconnaît le caractère artificiel de
287
288
Idem, Esperanto, Tusquets Editores, Barcelona 1997, p. 186
Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., pp. 257, 258.
166
cette démarche, il baptise sa narration « A Night in the Life »289 et accentue le
rôle des substances chimiques dans la transmission de son histoire :
Il est compliqué de respecter la vitesse de croisière de ce récit si
littérairement victorien, édouardien, britannique, qu’on a tant de
fois critiqué au motif qu’il était impossible à écrire et artificiel. (…)
il n’est pas facile de raconter absolument tout en une seule nuit,
de parler d’une voix égale, qui ne se fatigue pas plus qu’elle ne
s’empresse d’arriver à la fin. Ce n’est pas mon cas. J’admets
sans problème l’artificialité dénuée de problèmes, la chimie qui
s’introduit comme une chronocyclette dans mon estomac et
emprunte aussitôt le sentier de fourmis centrifuges qui va du cœur
au cerveau, redescend jusqu’au cœur, puis regagne le cerveau
pour retourner vers le cœur et ainsi de suite… (…) l’influence
excitante
et
spasmodique
de
certains
médicaments
qui
augmentent le flux circulaire du sang, des sentiments et des idées
en modifiant ton style. Ma voix – ce qui vit à l’intérieur de ma voix
– change.290
Puis, à l’instar des voix de Hook et de Barrie dans Les Jardins de
Kensington, la composition musicale du groupe britannique a deux
narrateurs (auteurs) qui racontent et fictionnalisent leurs souvenirs. En
effet, la chanson constitue un assemblage (ou un collage) de trois sections.
Écrites à la première personne, elles ont été composées d’une manière
indépendante par John Lennon (la première et la troisième) et Paul
McCartney (la deuxième), et liées par des glissandos cacophoniques de
l’orchestre. Néanmoins, elles se mélangent, puisque le refrain conçu par
McCartney, « I’d love to turn you on », clôt les deux parties écrites par
Lennon.
Idem, Jardines de Kensington, ed. cit., p. 369, cette dénomination a été omise dans la
traduction française.
290 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 320.
289
167
La notion du collage, mentionnée dans le roman de Fresán à propos de
la pochette renommée de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band
(réalisée par Jann Haworth et Peter Blake), est fondamentale pour toute son
œuvre et illustrée aussi par les travaux d’autres artistes (par exemple par les
fresques murales du peintre mexicain Diego Rivera, dans Mantra). La
combinaison pop-art de plusieurs personnages célèbres qui ont inspiré The
Beatles trouve son homologue littéraire dans les énumérations baroques
typiques du style du narrateur, particulièrement celles du chapitre
« L’Envahisseur ». À savoir, la liste extravagante des endroits fameux de
Londres qu’il a visités dans les premières années de sa vie (liste qui s’étend
sur une page entière), ou le dénombrement délirant des gens célèbres qu’il a
croisés dans son enfance qui remplit dix pages consécutives. Il convient de
redire ici que de pareilles énumérations démesurées se trouvent dans
d’autres livres de Fresán, notamment dans Mantra. Le collage de la pochette
est également à l’origine des notes de remerciements qui viennent clore
habituellement les ouvrages de l’auteur.
Pour finir, comme nous l’avons signalé auparavant, le principe de
collage se manifeste également au niveau des références et des citations.
Suivant les codes génériques de la biographie, Hook fournit au fur et à
mesure les sources documentaires à partir desquelles il construit son récit.
Cependant, à la manière de la pochette des Beatles réunissant écrivains,
compositeurs,
chanteurs,
gourous, actrices,
philosophes,
footballeurs,
boxeurs, physiciens, occultistes, explorateurs, psychanalystes et « pin-up
girls », il s’appuie indifféremment sur des textes véridiques et fictifs de genres
très variés, des ouvrages authentiques ou inexistants dérivant tant de la
culture instaurée que de la populaire, tant de la littérature que de la
musique, des arts et du cinéma.
168
Illustration 15. La pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des
Beatles.291
Tandis qu’il s’approche de la conclusion de son discours, se
conformant ainsi aux règles de la série frésanienne, le narrateur ne manque
pas de théoriser sa fonction, sa place dans la construction de l’univers
représenté :
… lorsque Barrie est distrait et que personne ne regarde, je me
débrouille pour laisser l’éphémère empreinte de mon pied, la
légère marque de mes dents dans son environnement. Comme je
viens de te le dire, je me contenterai désormais de minimiser ma
présence. Ma silhouette ne surgira que par rafales fugaces –
aurores boréales, éclairs ectoplasmiques de type Poltergeist –
dans le firmament de Barrie (…) Je réclame une existence
intermittente et quasiment secrète. (…) J’apparaitrai à peine le
temps qu’il faudra pour que tu n’oublies pas que, même si elle
n’est pas mienne, c’est moi qui raconte cette histoire, moi qui suis
http://en.wikipedia.org/wiki/File:Sgt._Pepper%27s_Lonely_Hearts_Club_Band.jpg
(Consulté le 16/09/2014).
291
169
possédé par elle et qui, par conséquent, peux décider de son
cheminement et de son destin.292
Afin d’illustrer son projet narratif d’une omniprésence divine discrète,
il met en œuvre le procédé du supra-narrateur de La Vitesse des choses qui,
dans la dernière partie de l’ouvrage, s’identifie aux personnages des textes
successifs du livre et à son auteur pour résumer toutes les nouvelles du
recueil. Peter Hook reprend alors sa formule litanique « je suis … » pour se
glisser dans la peau de nombreux figurants de l’histoire de Barrie. Dans la
longue énumération qui suit, il inventorie de possibles acteurs de
complément de cette biographie en inventant leurs pensées. Sur cette liste
ludique apparaissent par exemple un styliste, un cameraman, un soldat
allemand, un étudiant, un journaliste, un majordome, un employé de
banque et un fossoyeur écossais.
292
Rodrigo Fresán, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 321.
170
2. Les variations génériques
Dans la série intertextuelle volumineuse de Rodrigo Fresán les
manipulations des modèles génériques entrent pleinement dans le cadre de
son projet architectural de la continuité et de sa vision organique sur
laquelle sont fondés tous les textes. Malgré leur grande diversité formelle et
thématique, ils se soumettent toujours à la même stratégie de répétition et
de variation. De ce fait, chaque œuvre de l’auteur reproduit la même
démarche : elle se livre à une aventure avec un ou deux genres littéraires
principaux en les combinant notamment aux caractéristiques spécifiques
d’autres genres, du cinéma, de la musique, ce qui entraîne un jeu singulier
avec leurs composants institutionnels, énonciatifs, fonctionnels, thématiques
et formels293. En conséquence, Fresán applique une dominante générique
complètement nouvelle au début de chaque texte mais, comme nous l’avons
montré dans les parties précédentes de notre étude, tout en conservant le
continuum narratif, thématique et structurel de son œuvre.
Le narrateur-écrivain de « Notes pour une théorie de la nouvelle » (La
Vitesse des choses) explique cette méthode en la comparant à une expérience
scientifique provenant d’un film de science-fiction de la série B, dans laquelle
à l’issue d’un accident imprévu se produit une mutation :
Des nouvelles bizarres comme celles que j’aime lire. Le genre de
nouvelles qui se glissent à un bout du circuit, puis on appuie sur
un interrupteur et on attend qu’elles ressurgissent de l’autre côté
du laboratoire et… oui… elles réapparaissent, mais vous savez
comment ça se passe : il suffit qu’elles croisent une mouche en
chemin et…294
Karl Canvat, Enseigner la littérature par les genres. Pour une approche théorique et
didactique de la notion de genre littéraire, De Boeck, Bruxelles, 1999, pp. 86-87.
294 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 237.
293
171
Une ossature générique, constituée par les lois générales du roman ou
du recueil de nouvelles, est donc placée au départ du chemin créatif pour
recevoir toutes les charges d’autres formes :
J’ai eu ici les mêmes pôles d’intérêt que dans mes autres
romans : utiliser d’autres genres non pas en allant vers eux, mais
en les amenant sur mon terrain. D’où le roman-rock qu’est
Esperanto, le roman-trip-d’étranger-au-Mexique qu’est Mantra, le
roman-initiatique que sont Les Jardins de Kensington. D’où aussi le
roman-futuristique (bien qu’il s’agisse en vérité d’un roman bien
plus préoccupé et occupé par le passé que par l’avenir) qu’est Le
Fond du ciel.295
Or, les textes des quatre collections de nouvelles intégrées de Fresán
assimilent des éléments de multiples sous-genres littéraires, paralittéraires
et discursifs, en maintenant en même temps une dominante unique. À
savoir, L’homme du bord extérieur est une expérience avec les genres relatifs
au récit des événements historiques, Vies de saints explore les possibilités de
différents écrits religieux, Travaux manuels s’approche du journalisme et de
l’essai
et
La
Vitesse
des
choses
mêle
le
discours
critique
avec
l’autobiographie. Pour ce qui concerne les romans, Esperanto joue avec les
préceptes du roman policier, Mantra réunit les traits de la (auto-)biographie,
de la science-fiction et du roman cut-up, Les Jardins de Kensington
mélangent
l’autobiographie
fictive
avec
la
biographie
romancée
et,
finalement, Le fond du ciel est une recherche dans le domaine de la sciencefiction.
295
Idem, Le fond du ciel, trad. Isabelle Gugnon, Seuil, 2010, p. 294.
172
2.1. Autobiographie/autofiction/autofabulation
Peut-être les nouvelles – certaines nouvelles – sont
des illusions d’optique de la littérature, des mirages
où l’on se voit déformé, reflété plusieurs fois jusqu’à
ce que ce reflet devienne notre visage…296
Rodrigo Fresán
Dans la suite, à cette charpente romanesque/nouvellière, enrichie
d’autres formes génériques, il faut rajouter l’omniprésente dimension
autobiographique qui compte parmi les éléments fondamentaux d’unification
de la série. Il ne s’agit pas, cependant, d’une écriture autobiographique
classique. D’après Enrique Vila-Matas :
La Vitesse des choses est l’un de ces livres de construction mixte et
aux formats alternatifs où l’on raconte ce qui s’est passé, mais
aussi – contrairement à la classique autobiographie – ce qui aurait
pu arriver, ce qui n’est pas arrivé et ce qui survient sur cette ligne
fine quoique très étendue qui sépare la non-fiction de la fiction et,
à son tour, l’écrivain de ce qu’il écrit.
La Vitesse des choses semble défendre tout naturellement la
disparition de certaines frontières narratives et ouvrir la voie
à l’autobiographie ample.297
Sans aucun doute, les livres de Rodrigo Fresán ne remplissent pas les
conditions du genre autobiographique, le récit n’a même pas l’aspect
autobiographique et ne cherche pas à l’imiter. En dépit de cela, la notion de
l’autobiographie se révèle être, paradoxalement, l’une des conceptions clés
de toute son écriture et, de surcroît, elle envahit également l’espace
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 197.
Enrique Vila-Matas, « Le Facteur Fresán », dans Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses,
ed. cit., pp. 11-12.
296
297
173
paratextuel. Elle devient alors, d’une part, l’un des axes primordiaux de la
réflexion métalittéraire du supra-narrateur de la série, éclaté en nombreux
narrateurs, qui s’interroge constamment sur la porosité des frontières entre
la fiction et l’existence réelle, sur la confusion entre l’identité personnelle de
l’écrivain et son identité narrative. D’autre part, dans de nombreux
entretiens, articles, préfaces et postfaces, l’élément autobiographique est
proposé par l’auteur comme un angle d’approche pour considérer son œuvre.
Nous allons donc étudier les relations compliquées qu’établissent les
ces genres hybrides de Fresán avec l’autobiographie en prenant comme
référence la théorie connue de Philippe Lejeune. Il faut signaler tout d’abord,
qu’eu égard à la nature sérielle des livres frésaniens (du point de vue
narratologique), fondée sur l’identité du supra-narrateur monologuant, un
écrivain
archétypique
sans
nom
éclaté
en
nombreux
narrateurs
et
personnages dans des textes distincts, le statut du je de toutes les
narrations de Fresán doit être abordé d’une manière intégrale. Pareillement,
compte tenu de la qualité d’une œuvre organique, en devenir constant et
jamais
achevée,
les
caractéristiques
d’une
des
multiples
instances
énonciatives peuvent être attribuées aux autres variations du même sujet
qui apparaissent dans les ouvrages précédents ou suivants.
Tous les livres de Fresán établissent au début un pacte romanesque
avec le lecteur. Aucun des narrateurs et des personnages ne porte le même
nom que l’auteur. À cette pratique patente de la non-identité s’ajoutent
souvent des attestations diverses de fictivité : le sous-titre « roman » se
trouve sur les couvertures des traductions françaises de L’homme du bord
extérieur, Esperanto et Les Jardins de Kensington. Les dénominations
génériques de « roman » et « nouvelles » sont aussi présentes dans les textes
publicitaires de quatrième de couverture de la majorité de livres. Puis, sur
les premières pages de La Vitesse des choses, Mantra et Esperanto le lecteur
est confronté à un avertissement :
174
Toute similitude entre les situations et les personnages fictifs de
ce livre avec des faits ou des personnes de la vie réelle serait une
simple et involontaire coincidence.298
En ce qui concerne le sujet des œuvres frésaniennes, elles ne se
concentrent pas comme l’autobiographie sur une vie individuelle, sur
l’histoire d’une personnalité, mais elles racontent des vies, des histoires, des
expériences des personnages multiples (sauf Esperanto et Travaux manuels,
qui se limitent à un protagoniste). Pour ce faire, les romans/nouvelles
imitent des formes différentes de la littérature personnelle et s’approchent de
l’éventail de genres voisins à l’autobiographie : mémoires, souvenirs, lettres,
journaux intimes, confessions, biographies, essais, roman autobiographique,
même la formule hagiographique. Certains d’entre eux entrent également
dans l’orbite des recueils de vies, dont les modèles sont la conversion
fictionnelle du recueil biographique/historiographique de Marcel Schwob,
Vies imaginaires299, ou l’« Histoire universelle de l’infamie »300 de Jorge Luis
Borges, le célèbre recueil de vies de criminels dénommé aussi « une
biographie imaginaire ». Étant donné que les personnages dépeints par
Fresán sont des hommes de lettres ou des artistes, ses livres peuvent être
qualifiés
de
recueils
de
« vies
d’écrivains/artistes »
ou
« histoires
d’épiphanies/vocations littéraires ».
Les histoires de la série sont relatées soit à la première personne, soit
à la troisième, soit en alternant les deux. L’oscillation arbitraire entre la
focalisation zéro et le point de vue interne implique que l’identité du
narrateur et du personnage principal n’est pas maintenue d’une manière
conséquente. À la fin (ou tout au long) des livres, comme nous avons déjà
montré dans notre analyse, suivant le schéma général de la série, un supranarrateur unique se révèle tandis que tous les autres narrateurs deviennent
Rodrigo Fresán, Mantra, Passage du Nord-Ouest, 2010, p. 15.
Alexandre Geren, « La communauté des morts. Les recueils de vies », en Irène Langlet
(Dir.), Le recueil littéraire. Pratique et théorie d’une forme, Les Presses Universitaires de
Rennes, Rennes 2003, pp. 47-60.
300 Marta Gallo, « Unidad y dispersión del héroe épico en Historia universal de la infamia, de
Jorge Luis Borges », en Pablo Brescia y Evelia Romano (Coord.), El ojo en el caleidoscopio,
México, Universidad Nacional Autónoma de México, 2006, p. 227-247.
298
299
175
a posteriori des narrateurs enchâssés, des instances du second ou troisième
degré. Le supra-narrateur, par contraste avec ses personnages, n’a pas de
nom, il est parfaitement anonyme. Il est défini et reconnu dans les textes
différents par son métier d’écrivain et, notamment, par son style, sa manière
de construire le récit, sa façon particulière de raconter, ses interventions
métalittéraires sur le fonctionnement interne de ses propres textes et sur la
littérature en général. Il est discret, reste à l’ombre de ses créations, le
lecteur en sait beaucoup plus sur ses personnages. Dans certains cas sa
présence dans le texte se réduit aux expressions, idées, références
récurrentes au niveau de la série.
Le pacte fictionnel étant bien établi dans les livres, c’est dans les
postfaces (ou notes finales) de Rodrigo Fresán et dans l’épitexte que la
fictivité de ses écrits est mise en question et leur statut générique devient
encore plus compliqué. Le cas de La Vitesse des choses explique bien ce
processus de contamination réciproque du vrai et du faux qui se développe
dans la zone paratextuelle. Le pacte fictionnel initial du recueil est confirmé
dans la « Note » précédant les nouvelles, un certain R.F. déclare :
Et, comme d’habitude, ainsi que l’exige le protocole : toute
similitude entre les situations et les personnages de ce livre et des
faits ou des personnes de la vie réelle est une simple et
involontaire coïncidence. Par ailleurs – explication évidente mais
pas tout à fait superflue -, l’usage de la première personne du
singulier
dans
tout
ce
qui est
relaté
ici n’implique
pas
nécessairement que l’auteur partage les idées, ait vécu certaines
scènes ou justifie les actions de ceux qui y racontent leur vie,
leurs histoires et leur mort.301
Néanmoins, dans les dernières parties du recueil s’opère un glissement
vers la réalité biographique de Rodrigo Fresán. Le supra-narrateur, qui
s’autodéfinit comme « l’ombre d’un écrivain », établit des théories artistiques
301
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 20.
176
qui ressemblent indubitablement à celles de l’auteur lui-même. Les
similitudes qui rapprochent les instances de l’auteur et du narrateur se
multiplient (l’expérience de workshop littéraire de Iowa, les pères littéraires
comme Vonnegut et Cheever, tous deux sont argentins et auteurs des
mêmes livres, leurs mères ont vécu un accouchement difficile et ils ont « une
certaine forme de mutation que se situe au niveau des côtes »). En outre,
après une question malicieuse d’un pseudo-lecteur le narrateur de « Notes
pour une théorie de l’écrivain » se rend compte que tous ses livres sont
« rigoureusement autobiographiques en dépit des manœuvres littéraires
destinées à les faire passer pour des fictions »302.
Malgré
tout,
le
recueil
ne
peut
pas
être
considéré
comme
autobiographique, puisqu’il rassemble plusieurs histoires et qu’il n’y a
jamais une identité assumée entre l’auteur et le narrateur anonyme au
niveau de l’énonciation. Selon Lejeune : « Le héros peut ressembler autant
qu’il veut à l’auteur : tant qu’il ne porte pas son nom, il n’y a rien de fait »303.
En dernier ressort, dans la « Note finale » de l’édition française, le
même R. F. fournit son interpretation du livre qui contredit ludiquement ses
propres paroles de la note initiale :
Ainsi, La Vitesse des choses est à considérer comme un collection
d’épiphanies (mais attention, des épiphanies au long cours et en
Cinémascope), un manuel d’instructions (mais codé), une summa
esthétique de thèmes et de formes (des trames qui se déroulent
dans des têtes ; une voix uniforme et monologuant qui hante
plusieurs narrateurs, tous en synchronie spirituelle et affrontant
un moment clé qui les modifie en les améliorant peut-être), une
autobiographie (qui traite de la vie non après la mort, mais
après une autre vie (…)304 [Notre soulignement]
302
303
304
Ibidem, p. 611.
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, 1996, p. 25.
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 636-637.
177
Cette postface en association avec la dernière nouvelle modifie a
posteriori l’orientation générique de l’ouvrage et provoque la confusion du
lecteur. Le but autobiographique du recueil, selon toute apparence
fictionnel, se dévoile aussi dans l’épitexte. Dans ses entretiens Fresán admet,
en utilisant des formules oxymoriques, que La Vitesse des choses « est une
autobiographie non-autorisée, purement fictionnelle » 305 [notre traduction] ou
« une sorte d’autobiographie de l’esprit ».306
De la même manière, dans la postface de L’homme du bord extérieur
nous lisons que ce recueil est « une sorte de biographie non officielle. Le fils
qui, lorsqu’il serait grand, voulait être écrivain [personnage du recueil], c’est
moi »307. En plus, le critique Ignacio Echeverría assure au lecteur dans le
prologue que « c’est lui, Rodrigo Fresán, et non Lucas Chevieux – un
imposteur - [personnage du recueil], le vrai Homme du Bord Extérieur »308
[notre traduction].
Ensuite, dans la note finale de Vies de saints, Fresán cite Borges pour
dire que son recueil « raconte avec des variations étranges la même
biographie »309 et il admet que certains mots de ses personnages, Jude et
Sebastian Coriolis, sont ses propres mots. La préface des Travaux manuels
nous informe que ce livre est « une sorte de voyage dans la tête de celui qui
écrit »310, « un livre menteur et mythomane (…) ses réalités surpassent
plusieurs fois ses fictions en sachant que les frontières qui séparent une
histoire véritable d’une véritable histoire sont de plus en plus incertaines » et
« une mutation polymorphe et perverse du genre autobiographique »311.
Enfin, dans la postface du Fond du ciel, l’auteur annonce que :
305María Sonia Cristoff, « La salvación de los malditos »,
http://www.literatura.org/Fresan/rfR2.html (Consulté le 5/7/2013) (« La definición a la que
llegué en cuanto al género es que, paradójicamente, La velocidad de las cosas es una
autobiografía no autorizada, puramente ficcional »).
306 Etienne Leterrier, « La lettre et le médium », op. cit., p. 31.
307 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 216.
308 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina,
Anagrama, Barcelona, 2009, p. 22 (« es él, Rodrigo Fresán, y no Lucas Chevieux –un
impostor-, el verdadero Hombre del Lado de Afuera »).
309 Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 380.
310 Idem, Trabajos manuales, Planeta, Biblioteca del Sur, Buenos Aires, 1994, p. 12 (« una
suerte de viaje a la cabeza del que escribe »).
311 Ibidem, p. 13 (« es un libro mentiroso y mitómano (…) sus realidades muchas veces
superen a sus ficciones sabiendo que cada vez son mas inciertas las fronteras que separan a
178
Au cas où cas
crépusculaire
que
cela intéresserait le
ne
cesse
de
lecteur, le paysage
contempler
l’extraterrestre
agonisant d’Urkh n’est autre que les couchers de soleil de
Vallvidrera, avec vue sur le Montserrat de la fenêtre circulaire et
très 2001 : l’Odyssée de l’espace de mon bureau, où j’écris à
présent ces lignes (…) « Écrire long, c’est comme lire, alors qu’écrire
court, c’est comme écrire », dit un personnage à la fin du Fond du
ciel, mais c’est moi qui lui dicte ces mots ».312
L’une des nouvelles qui fait partie de L’Homme du bord extérieur, « Le
système éducatif », peut être éclairante de ce point de vue. Le protagoniste,
Javier, est un nègre littéraire ou un écrivain fantôme, qui se spécialise dans
la rédaction des autobiographies des vedettes de la télévision, boxeurs,
footballeurs
et
amoureuses
insatiables.
Il
pourrait
bien
écrire
des
biographies, comme le remarque le narrateur, mais il préfère simplement
écrire à la première personne et « ¨remplir¨ le héros comme il s’agissait d’une
bouteille »313. Son rôle ne consiste pas à raconter fidèlement la vie de
quelqu’un, mais à « préciser un tant soit peu les contours de cette histoire,
de la faire ressortir sur l’ombre qui l’entoure et, si possible, de lui rajouter
quelques couleurs »314. Le « prête-plume » est dans ce cas « le vendeur de
mots » qui transforme de petits mensonges honteux de ses clients en des
vérités, juste en les mettant par écrit. Il explique qu’il a dû affronter
….le paradoxe d’être sollicité par quelqu’un qui prétend vouloir
écrire le récit de sa vie alors qu’il refuse même d’en parler. (…) On
ne veut pas parler de soi-même car l’on sait pertinemment de quoi
l’on parle. Alors on paie pour que quelqu’un le fasse à sa place et
pour avoir ainsi l’occasion de se lire depuis le bord extérieur ; et,
una historia verdadera de una verdadera historia », « una mutación polimórfica y perversa
del genero autobiográfico »).
312 Idem, Le fond du ciel, ed. cit., pp. 295-296.
313 Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 120.
314 Ibidem, p. 119.
179
avec le temps, on veut croire que ces choses-là, on les a écrites
soi-même, et rien que soi-même. C’est la version officielle - et nul
ne peut la nier – de toute affaire, c’est la vérité, c’est… de
l’Histoire.315
Quand Javier accepte la commande d’écrire une (auto-)biographie de
son ami d’enfance, un homme d’affaires accompli, Belushi, il se rend compte
qu’en écrivant cette histoire il ne peut plus garder son masque de « témoin
professionnel ». Il n’est plus capable de rester sur son bord extérieur, car en
relatant et modifiant la vie de son ami il raconte et change sa propre histoire.
À l’opposé de romanciers qui se sont fréquemment élevés contre la
lecture biographique de leurs œuvres, Rodrigo Fresán a l’habitude d’indiquer
dans le péritexte auctorial postliminaire les points communs entre « cette
réalité alternative qui est aussi notre vie »316 [notre traduction], autrement
dit sa réalité biographique, et la fiction romanesque. Il signale ainsi les
expériences, événements et inspirations à partir desquels il a construit
l’univers fictif, ces grains de vérité semés dans la fiction. Par exemple :
Les trois moments véridiques de mon livre (être mort-né, la
rencontre brutale dans une rue avec Borges, mon enlèvement
lorsque j’étais gosse) sont, au bout du compte, tout aussi
anecdotiques que ma passion pour Lawrence d’Arabie ou pour
Corto Maltese, devenu guérillero amoral, ou le fait que, lorsque
j’écris, j’écoute sans cesse les Variations Goldberg interprétées
par le mystico-Canadien Glenn Gould.317
En outre, même un lecteur moyennement attentif remarquera des
correspondances évidentes entre son écriture fictionnelle et ses écrits
journalistiques et critiques. Au niveau de la thématique cette influence
mutuelle n’est pas étonnante, car sa production narrative comme la nonIbidem, p. 122.
Idem, Mantra, Mondadori, Barcelona 2011, p. 461 (« esa realidad alternativa que también
es nuestra vida « ).
317 Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 217.
315
316
180
fiction se nourrissent de lectures. Toutefois, ces rapports vont beaucoup
plus loin. Dans les articles, comptes rendus de lecture, conférences ou
prologues, c’est-à-dire dans les textes signés explicitement par l’auteur
Rodrigo Fresán, il emploie le même style que les narrateurs (le supranarrateur) dans ses livres de fiction : les mêmes répétitions, les phrases
longues, les mêmes métaphores, les mêmes expressions, comparaisons,
thèmes et références. Pour illustrer ce qui vient d’être dit, dans un article
récent qu’il publie dans Letras Libres et intitulé « Alice Munro », nous
trouvons parmi d’autres : John Cheever, « cette magnifique et fragmentaire
autobiographie inventée », « ces histoires en prose serpentante », « des
romans comprimés », « comme ce sentimental superordinateur HAL 9000 de
2001 : l’Odyssée de l’espace »318 [notre traduction]. Tous ces motifs peuvent
être localisés dans les nouvelles de La Vitesse des choses. À côté de cette
migration
d’éléments
fictionnels
dans
l’univers
journalistique
nous
observons un déplacement orienté dans le sens opposé. Ainsi, il n’est pas
rare de trouver incorporés dans la narration des comptes rendus de lecture,
des critiques de livres, d’albums musicaux et de films, même des fragments
d’entretiens avec des musiciens et des communications de congrès
internationaux d’écrivains319. La formule des titres des trois nouvelles de La
Vitesse des choses, qui commencent avec « Notes pour (la théorie de)….. » et
ponctuent de cette manière la structure du recueil, est régulièrement utilisée
par l’auteur dans ses écrits journalistiques, ses prologues et pour ses
communications à l’occasion d’événements divers320. En outre, il est
Idem, « Alice Munro », Letras Libres, février 2013,
http://www.letraslibres.com/revista/letrillas/alice-munro (« esa magnifica y fragmentaria
autobiografia inventada », « estas historias de prosa serpenteante », « novelas comprimidas »,
« como aquella sentimental supercomputadora HAL 9000 de 2001 : Una Odisea del
espacio », consulté le 16/09/2014).
319 Par exemple, un fragment de communication de Juan Ignacio Boido à l’ocassion d’un
congrès international d’écrivains a été intégré dans « La quiétude du purgatoire (Une
pénitence) » (Vies de saints, ed. cit., p. 157-158).
320 Par exemple: « Apuntes para una teoría del cine de luchadores enmascarados »,
Presentación para un ciclo de cine de luchadores enmascarados en el ICCI de Barcelona,
dans Rodrigo Fresán, Mantra, Mondadori, Barcelona 2011, pp, 469-475; «Apuntes (y
algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas sueltas del posible diario de un
casi ex joven escritor sudamericano », en Palabra de América, con prólogo de Guillermo
Cabrera Infante y epílogo de Pere Gimferrer, Seix Barral, Barcelona, 2004, pp. 47-74;
«Apuntes para una teoría de la ciencia del amor », prologue de El aliento del cielo (Seix
Barral), de Carson McCullers, dans Página 12,
318
181
pertinent de rappeler ici qu’un nombre considérable de nouvelles de Fresán
ont été initialement publiées dans des journaux. De ce point de vue Travaux
manuels est un livre exceptionnel, puisque c’est un recueil qui a été composé
à partir de plusieurs articles parus tout au long des années dans différentes
revues. C’est pourquoi la forme de la majorité des textes du livre est plus
proche de l’essai que de la narration fictionnelle.
Fresán est apparemment conscient de ces corrélations qui se tissent
entre sa production fictionnelle et non-fictionnelle, vu que « la bataille
virtuelle entre la réalité et la fiction, la dichotomie Jekyll & Hyde qu’un
écrivain/journaliste
(…)
peut
être
amené
à
connaître
dans
son
écosystème »321 est l’un des thèmes de « Chivas Gonçalvez Chivas : l’art
raffiné d’écrire des nécrologies ». Il l’explique aussi dans un entretien :
En ce qui concerne la pratique elle-même, c’était plus facile avant.
C’était comme changer de chapeau. Maintenant, j’ai plus de mal à
passer –en termes de travail- de la fiction à la non-fiction. Ce n’est
plus aussi facile que de changer de chapeau. Ça ressemble plus à
changer de costume d’astronaute : beaucoup de scellés et de
câbles et, c’est clair, le maudit scaphandre.322 [Notre traduction]
Pour finir, il nous semble pertinent de signaler ici qu’entre ces deux
domaines d’activité de Fresán, entre son travail critique et littéraire, il existe
en plus un espace intermédiaire qui repose sur leur dialogue et leur
concomitance. En mars 2012 l’auteur a créé un blog, intitulé Las cosas de la
http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/10-2790-2007-11-04.html
(Consulté le 16/09/2014); « Apuntes para una teoría de lo quijotesco como virus », Estudios
públicos, Nº100, 2005, pp. 131-152; « Apuntes para una teoría del modelo para desarmar »,
La novela digresiva en España, 2005, pp. 17-36; « Apuntes para las memorias de un ladrón
de libros », Página 12, Radar Libros, 4 de Julio 2010; « Apuntes para una teoría de la ciencia
del amor », Página 12, Radar Libros, 4 de noviembre 2007; « John Cheever: Apuntes para
una teoría del expulsado » (prologue du livre de John Cheever, La geometría del amor,
Planeta Emecé Editores, Barcelona, 2006, pp. 7-24).
321 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 553.
322 Entretien avec Rodrigo Fresán : http://www.escritores.org/index.php/recursos-paraescritores/articulos-de-interes/9410-rodrigo-fresan-entrevista (« En cuanto a la práctica en
sí, antes era más sencillo. Era como cambiarme de sombrero. Ahora, pasar de la ficción a la
no-ficción –en términos laborales—me cuesta más. Ya no es tan sencillo como cambiar de
sombrero. Es más parecido a cambiarse de traje de astronauta: muchos precintos y cables
y, claro, la maldita escafandra », consulté le 16/09/2014).
182
velocidad323 (Les choses de la vitesse, allusion humoristique à La Vitesse des
choses qui annonce dès le début des rapports avec ses livres). En général, ce
type de publication sur le web, relativement récent, car le premier blog date
de janvier 1992, est considéré comme une forme de correspondance et peut
s’apparenter au journal intime, au carnet de voyage, au récit de guerre, ou à
la chronique324. Ceci étant dit, il faut souligner que, de même que les
ouvrages de Fresán, son blog revêt des formes très diverses. D’une part,
l’auteur publie et réimprime ses articles, comptes rendus de lecture,
critiques de films, d’albums musicaux, des entretiens (par exemple avec
Francisco « Paco » Porrúa et Carmen Balcells), des essais, mais il y ajoute
également des enregistrements vidéo immortalisant sa rencontre avec
William Gibson et sa communication sur Juan Carlos Onetti. À travers ces
textes non-fictionnels Fresán exprime ses propres opinions, ses pensées, ses
appréciations, et c’est la raison pour laquelle ils sont menés à la première
personne du singulier (nous trouvons régulièrement des expressions comme
« je pense », « ce qui m’intéresse vraiment c’est que… », « je me suis rendu
compte que… », ou « je suppose »).
D’autre part, les publications critiques sont mêlées sans distinction
avec des textes à la troisième personne, qui prennent une dimension
complètement différente. Ils utilisent toujours la même formule dans le titre,
« Homo …. » (« Homo Ira », « Homo Pésimo », « Homo Tenebroso », « Homo
Vengador », Homo Político”, etc.), ce qui implique leur nature sérielle. Ils ont
aussi toujours le même protagoniste, un certain Rodríguez, qui vit à
Barcelone, a quarante ans, deux enfants : un fils et une fille adolescente, et
une épouse qui « le méprise avec courtoisie ». Rodríguez a un travail précaire
et il a l’habitude de s’évader de la réalité de la crise économique dans les
films, séries télévisées, livres et dans la musique. Les publications sur
Rodríguez relatent donc ses péripéties de tous les jours, ses pensées intimes,
commentaires et réactions provoquées par des événements importants de
l’actualité sociale, politique et culturelle en Espagne, notamment les
Las cosas de la velocidad, el blog de Rodrigo Fresán,
http://rodrigofresan.megustaescribir.com/ (Consulté le 20/07/2014).
324 Le dictionnaire du littéraire, dir. Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala, ed. cit., p.
77.
323
183
manifestations et conséquences de la crise. Le mode narratif appliqué ici est
proche de celui d’Esperanto, car le narrateur ne laisse paraître aucune trace
de sa présence dans le récit, en utilisant le style indirect glissant vers le style
indirect libre et le monologue intérieur. Rodríguez se présente donc comme
un modèle fictionnel, le porte-parole d’un Espagnol contemporain dont les
opinions aspirent à l’universel.
Quoique les deux facettes entrecroisées du blog puissent paraître
nettement
séparées
par
les
titres, nous
retrouvons ici
la
pratique
typiquement frésanienne de la métalepse, cette transgression de la frontière
ontologique entre le monde réel et le monde raconté. Le billet concernant le
film The Tree of Life [L’Arbre de vie], publié le 2 avril 2012 sous le titre « Luz
y… » (ce qui est l’indicateur clair que le référent de son je est l’auteur du
blog), commence avec un commentaire métalittéraire :
En cas de doute, en un temps où tout semble être littérature du
moi ou autofiction : je –la première personne ci-dessous- ne suis
pas Rodríguez. Mais je suis presque sûr que c’était bien Rodríguez
qui était assis deux ou trois fauteuils plus loin que moi, un samedi
de l’été 2011, dans l’obscurité lumineuse d’une salle de marque
Icaria.325 [Notre traduction]
Quelques paragraphes plus tard, Rodrigo Fresán nous annonce qu’il
vient de croiser Rodríguez dans la queue du supermarché du quartier. Dans
un autre billet, appartenant cette fois à la zone fictionnelle, puisque sous
titre « Homo Tambourine » (septembre 2012), Fresán intervient à l’improviste
en tant que narrateur dans le récit et renseigne le lecteur (dans une
démarche identique à celle qu’il emploie dans ses livres) :
Las cosas de la velocidad, el blog de Rodrigo Fresán, op. cit. (« Y por las dudas, en
tiempos en que todo parece ser literatura del yo o auto-ficción: yo –la primera persona de
más abajo— no soy Rodríguez. Pero estoy casi seguro que sí era Rodríguez quien estaba
sentado a dos o tres butacas de la mía, un sábado del verano 2011, en la luminosa
oscuridad de una sala marca Icaria »).
325
184
Encore une fois, pour la dernière fois, jusqu’à la suivante : en
polarisant la question d’une manière négative et flaubertienne – je
ne suis pas Rodríguez. On ne se ressemble même pas
physiquement (Rodríguez est comme une version ibérique de
l’acteur Philip Seymour Hoffman lorsqu’il joue le rôle du gentil).
Nous ne sommes pas attirés par les mêmes choses non plus, bien
que nous soyons d’accord sur plusieurs questions. Et comme
signe incontestable du fait que nous somme deux et non pas un,
je présente la preuve suivante, définitoire et impossible à ignorer :
Rodríguez n’aime pas Bob Dylan.326 [Notre traduction]
Puis, il réapparaît à la fin du billet :
La
dernière
radio
sonnant,
interférence,
maintenant
oui,
maintenant moi c’est moi.327 [Notre traduction]
En conclusion, bien que du point de vue générique les livres frésaniens
ne
puissent
pas
certainement
être
désignés
comme
un
cycle
autobiographique et pas plus comme des romans (auto-)biographiques, à
l’exception de quelques-uns comme la nouvelle longue « Monologue pour
salaud avec baleines et petite sœur fantôme » (La Vitesse des choses) ou
peut-être Les Jardins de Kensington, l’auteur exprime clairement son projet
autobiographique dans le paratexte abondant. Cette intention explicite est
confirmée additionnellement par les correspondances entre ses publications
critiques et fictionnelles, qui provoquent une impression d’identité de la voix
franchissant la barrière entre l’univers fictif des livres et la réalité. Une telle
démarche rapproche l’instance intratextuelle de l’auteur/narrateur de celle
de l’homme réel Fresán journaliste.
Ibidem (« Una vez más, por última vez, hasta la próxima: yo –polarizando negativa y
flaubertianamente la cuestión—no soy Rodríguez. Ni siquiera (Rodríguez es como la versión
ibérica del actor Philip Seymour Hoffman cuando hace de buen tipo) nos parecemos
físicamente. Tampoco –aunque coincidimos en mucho—nos atraen las mismas cosas. Y
como evidencia incontestable de que somos dos y no uno presento la siguiente prueba
definitoria e imposible de ignorar: a Rodríguez no le gusta Bob Dylan »).
327 Ibidem (« Última radio sonando, interferencia, ahora sí, ahora yo soy yo »).
326
185
Il faut insister ici, cependant, sur le fait qu’il ne s’agit certes pas d’une
autobiographie traditionnelle. C’est une forme hybride qui s’installera dans
un espace ambigu, transitoire entre l’autobiographie et la fiction, mais à
condition que nous la considérions comme une autobiographie d’esprit, non
une histoire « des événements ou des faits, mais des idées »328. Autrement
dit, une autobiographie de l’écrivain qui est en Rodrigo Fresán, récit de ses
aventures avec la littérature, de sa formation littéraire qui se déroule à
l’intérieur des livres. Une autobiographie qui gravite vers l’universel, vers
une biographie universelle de l’Écrivain.
Si nous considérons alors la voix du supra-narrateur, de cet « écrivain
qui est capable de se multiplier sans se diluer » [notre traduction]329, comme
le je homodiégétique (ou même autodiégétique) de toute la série et
simultanément l’avatar fictionnel de l’écrivain réel Fresán; si nous acceptons
qu’il se dédouble en plusieurs narrateurs, tout en conservant sa propre
identité,
pour
explorer
et
entendre,
dans
d’innombrables
variations
possibles, ce qui fait la singularité d’un écrivain ; et autrement dit, si nous
lisons ses récits comme « un voyage presque psychanalytique dans la tête de
celui qui écrit », nous pouvons placer les œuvres de l’auteur dans un espace
hybride entre les cases 2a et 2c du fameux tableau de Lejeune.
Je paraphrase ici les mots de Rodrigo Fresán, « Apuntes (y algunas notas al pie) para una
teoría del estigma: páginas sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor
sudamericano », en Palabra de América, con prólogo de Guillermo Cabrera Infante y epílogo
de Pere Gimferrer, Seix Barral, Barcelona, 2004, p. 48 (« un diario no de acontecimientos o
sucesos sino de ideas. Un diario más teórico que práctico »).
329 Ray Loriga, « Viaje de vuelta », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina, Anagrama,
Barcelona, 2009, p. 11 (« Un escritor que es capaz de multiplicarse sin diluirse »).
328
186
Tableau 6. Typologie du récit homodiégétique proposée par Philippe
Lejeune330.
Nom du
personnage
≠
nom
de = 0
= nom de l’auteur
l’auteur
Pacte
1a
2a
ROMAN
ROMAN
1b
2b
3a
ROMAN
Indéterminé
AUTOBIOGRAPHIE
2c
3b
Romanesque
=0
autobiographique
AUTOBIOGRAPHIE AUTOBIOGRAPHIE
Ce type d’écriture intérieurement contradictoire, qui combine deux
pactes discordants et donne ainsi naissance au « pacte oxymorique »331, situe
la pratique narrative frésanienne sur l’orbite de l’autofiction. Le terme a été
conçu pour
qualifier une nouvelle manière de se raconter soi-même du
dernier quart du XXème siècle, une narration « entièrement fabriqué[e] et
authentiquement fidèle »332 qui imprègne une part remarquable de la
création romanesque contemporaine. Rappelons que la notion controversée
de l’autofiction a été avancée par Serge Doubrovsky en 1977 comme un
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, ed. cit., p. 28.
Hélène Jaccomard, Lecteur et lecture dans l’autobiographie francaise contemporaine :V.
Leduc, F.d’Eaubonne, S. Doubrovsky, M. Yourcenar, Genève, Droz, 1993, cité par Sébastien
Hubier, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction,
Armand Colin, 2003, p. 125.
332 Serge Doubrovsky, « L’initiative aux mots », Confrontation, nº1, 1979, p. 105, cité par
Sébastien Hubier, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à
l’autofiction, Armand Colin, 2003, p. 119.
330
331
187
nouveau genre d’avant-garde. Il a été créé pour remplir une case vide de la
théorie des genres mise en place par Philippe Lejeune dans son célèbre Pacte
autobiographique, tentant la distinction de l’autobiographie du roman
autobiographique. Nonobstant, la catégorie de l’autofiction, créée comme un
genre d’invention, d’innovation et de recherche, a provoqué et continue à
provoquer de multiples désaccords théoriques, et selon certains critiques elle
reste encore trop vague pour désigner un type générique333. Plusieurs
définitions
plus
larges
ou
plus
restreintes,
divergentes
et
même
contradictoires ont été proposées afin de cerner la poétique spécifique à cette
catégorie générique potentielle334.
En étudiant cet amalgame générique qu’est l’œuvre de Fresán, force
est de constater donc que sa pratique narrative ne rentre pas dans le cadre
strict de la définition inaugurale de l’autofiction de Doubrovsky, dont les dix
critères ont été recensés par Philippe Gasparini :
1° - l’identité onomastique de l’auteur et du héros-narrateur ;
2° - le sous-titre : « roman » ;
3° - le primat du récit ;
4° - la recherche d’une forme originale ;
5° - une écriture visant « la verbalisation immédiate » ;
6°- la reconfiguration du temps linéaire (par sélection, intensification,
stratification, fragmentation, brouillages…) ;
7° - un large emploi du présent de narration ;
8° - un engagement à ne relater que des « faits et événements strictement
réels » ;
333 Voir par exemple Le dictionnaire du littéraire, dir. Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain
Viala, Quadrige/Puf, Presses Universitaires de France, 2002, p. 45 ; Sébastien Hubier,
Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, ed. cit., p.
120.
334 Voir Philippe Gasparini, « De quoi l’autofiction est-elle le nom ? », Conférence prononcée
à l’Université de Lausanne, le 9 octobre 2009,
http://www.autofiction.org/index.php?post/2010/01/02/De-quoi-l-autofiction-est-elle-lenom-Par-Philippe-Gasparini (Consulté le 5/07/2013); Stéphanie Michineau, « Autofiction:
entre transgression et innovation », dans Ecritures Evolutives, Presses Universitaires de
Toulouse Le Mirail, 2010, pp. 17-23,
http://www.autofiction.org/index.php?post/2010/07/17/Stephanie-Michineau (Consulté le
5/07/2013); Joêl Zufferey, « Qu’est-ce que l’autofiction ? », avant-propos de L’Autofiction :
variations génériques et discursives, Academia, 2012, pp. 5-14,
http://www.fabula.org/atelier.php?L'autofiction (Consulté le 7/07/2013).
188
9° - la pulsion de « se révéler dans sa vérité » ;
10° - une stratégie d’emprise du lecteur.335
À savoir, chez Fresán il n’y a ni identité onomastique de l’auteur et du
héros-narrateur, ni engagement à ne relater que des « faits et événements
strictement réels » ; le sous-titre « roman » n’apparaît que dans les éditions
françaises de L’homme du bord extérieur, Esperanto et Les Jardins de
Kensington ; le primat du récit est remplacé par la fusion de la narration et
de la réflexion. Néanmoins, l’écriture frésanienne répond bel et bien aux six
critères restants et aux divers autres éléments qui singularisent l’univers
extrêmement hétérogène de l’autofiction saisi dans le sens le plus large et le
plus actuel. Les outils de l’autofiction ne nous serviront donc que de cadre
spécifique au moyen duquel nous allons analyser plus profondément les
tournures narratives particulières de Fresán.
Sébastien Hubier dans son intéressant travail Littératures intimes. Les
expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction a tenté d’extraire les
traits communs à toutes les autofictions. D’après ses recherches, ce qui unit
les manifestations protéiformes de ce genre hybride est surtout un jeu sur
les voix et les perspectives narratives. En effet, parmi plusieurs ambiguïtés et
contradictions caractérisant l’autofiction se trouvent notamment la difficulté
à distinguer le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation, et la manière
particulière d’irruption de la figure de l’auteur dans son texte. Le sujet du
récit est ainsi mis en question, puisque « le je ne renvoie plus à une réalité
permanente, mais au contraire à une multiplicité fragile qui ruine la
croyance en une quelconque profondeur psychologique »336.
Comme démontré précédemment, la confusion intentionnelle entre les
agents de narration est un trait inhérent à la pratique narrative de Fresán.
Au départ de la lecture le statut fictionnel de celui qui dit je semble clair au
lecteur :
il
n’y
a
d’identité
onomastique
entre
l’auteur
et
le
narrateur/personnage dans aucun des livres frésaniens. Il s’agit alors d’un
locuteur ou de locuteurs imaginaires qui portent des noms différents de celui
335
336
Stéphanie Michineau, « Autofiction: entre transgression et innovation », ed. cit.
Sébastien Hubier, op. cit., p. 123.
189
de l’auteur ou qui n’ont aucun nom. C’est au fur et à mesure de la lecture
des livres suivants que la chorale des narrateurs fusionne en une voix
unique
du
supra-narrateur,
l’auteur
des
intrusions,
des
réflexions
métatextuelles, trompe-l’œil narratifs, mises en abyme et métalepses. C’est
donc l’esprit de l’écrivain, éminence grise de ces jeux de paradoxes
caractéristiques de la littérature fantastique, le vrai univers où se déroule
l’action.
À l’occasion du numéro spécial du Matricule des anges consacré à son
œuvre, il répète la même idée en expliquant sa conception singulière de
l’autobiographique :
Je crois qu’il y a plusieurs façons d’écrire son autobiographie,
dont la mienne, qui n’est pas vraiment une autobiographie
traditionnelle
mais
plutôt
une
sorte
d’autobiographie
de
l’esprit. C’est cela, La Vitesse des choses. Mais tout livre est
autobiographique d’une façon ou d’une autre. Les auteurs ont
trois vies simultanées : leur vie privée, leur vie à l’intérieur du livre
qu’ils sont en train d’écrire, et celle à l’intérieur du livre qu’ils sont
en train de lire. Ces trois vies s’interpénètrent sans arrêt.337
[Notre soulignement]
Cette vision d’un écrivain divisé intérieurement fait référence à un
dédoublement connu entre un Moi social et un Moi créateur, qui est
perceptible par exemple dans le roman-autobiographie À la recherche du
temps perdu (rappelons que Proust est l’un des auteurs préférés de Fresán).
L’œuvre proustienne, qui joue avec la distance de soi à soi, « la division
amusée du narrateur qui s’étudie du dehors »338, est citée comme l’un des
Etienne Leterrier, « La lettre et le médium », op. cit. Dans son blog litteraire Rodrigo
Fresán ajute encore un Moi, le Moi public : « Todo escritor –piensa el escritor—tiene cuatro
vidas: la vida privada, la vida pública, la vida de los libros que escribe, la vida de los libros
que lee. Cuatro blancos móviles. Y todo eso –todo este espeso caldo de verdades y mentiras y
hechos y deshechos—está envuelto y atado por eso que, a falta de mejor nombre, hemos
dado en llamar realidad. Y, sí, hay días en que la realidad aprieta y estrangula. Hay días en
que la realidad, de pronto y sin aviso, parece tener tan buena puntería para lo irreal ».
(http://rodrigofresan.megustaescribir.com/2012/04/)
338 Sébastien Hubier, op. cit., p. 116.
337
190
précurseurs de l’autofiction. Pareillement, un autre auteur apprécié par
Fresán, Paul Auster, souligne la rupture entre les deux moi :
Il y a dans ma vie une grande rupture entre moi et l'homme qui
écrit les livres. Dans ma vie, je sais à peu près ce que je fais;
mais, quand j'écris, je suis tout à fait perdu et je ne sais pas d'où
viennent ces histoires.339
La technique narrative de la distanciation, comme nous l’avons
montré, est systématique chez Fresán, qui ajoute un troisième Moi, celui de
lecteur. Elle se manifeste notamment dans la construction des narrateurs.
Selon ses propres paroles :
Tout écrivain est un homme du bord extérieur et c’est là le thème
de ce livre [L’homme du bord extérieur]: être dehors, être
étranger à soi-même pour pouvoir voyager partout, à travers
toutes les histoires. Mes livres ultérieurs (…) ne font que confirmer
et peut-être même aggraver le symptôme et la pathologie.340
[Notre soulignement]
Or, la finalité (auto-)biographique de toute l’écriture frésanienne est
exprimée d’une façon explicite déjà dans la postface de son premier livre, où
l’écrivain dit que L’homme du bord extérieur est « une sorte de biographie non
officielle. Le fils qui, lorsqu’il serait grand, voulait être écrivain, c’est moi ».341
Il souligne ensuite que de nombreux personnages qu’il a mis en scène dans
tous ses livres postérieurs sont également ses propres incarnations
imaginaires. Comme le héros collectif de ses ouvrages est un homme de
lettres (ou un artiste en général), l’entrecroisement paradoxal du pacte
fictionnel avec le pacte autobiographique dans ce cas signifie la transposition
Paul Auster, entretien publié dans Le Monde, 26.7.1991, cité par Jean Kaempfer, Filippo
Zanghi,
« La
voix
narrative »,
Méthodes
et
problèmes,
Genève,
2003,
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/vnarrative/index.html
(Consulté le 9/07/2013).
340 Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur,ed. cit., pp. 215-216.
341 Ibidem, p. 216.
339
191
de ses expériences biographiques en fiction pour s’interroger comment elles
ont influé son je d’écrivain et son écriture, comment elles lui ont fait
découvrir sa vocation littéraire et l’ont mené aux épiphanies artistiques. La
pratique narrative de Fresán, à l’instar du vaste cycle proustien, est donc
l’écriture réflexive, l’écriture qui vise à étudier la figure universelle de
l’écrivain (et du lecteur ou de l’écrivain-lecteur), les étapes successives de sa
formation et de l’exercice de son métier, à partir de bribes éparses de ses
expériences individuelles projetées vers un univers fictif. C’est dans ce sens
qu’elle pourra répondre, au moins partiellement, à la définition de
l’autofiction proposée par Stéphanie Michineau :
Une autofiction est un récit où l’écrivain se montre sous son nom
propre (où l’intention qu’on le reconnaisse soit indiscutable) dans
un mélange savamment orchestré de fiction et de réalité dans un
but autobiographique [dans le sens éthique de vérité].342
Cette quête de connaissance des mécanismes de la création et de la
mémoire, de soi et de l’universel, est accompagnée de théorisation et d’un
examen de l’organisation de son écriture. Les titres des nouvelles de La
Vitesse des choses illustrent bien les grands thèmes de spéculation
théorique autour desquels se configure l’univers fictif : « Notes pour une
théorie du lecteur », « Notes pour une théorie de la nouvelle », « Sans titre :
autres digressions sur la vocation littéraire », « Notes pour une théorie de
l’écrivain ». La littérature (les genres) d’une part et la figure de son créateur
d’autre part, ce sont précisément les deux voies de la réflexion qui résultent
de l’insertion de l’expérience analytique au sein du récit, selon Serge
Doubrovsky. Ainsi l’auteur (l’écrivain, le lecteur) et ses écrits deviennent les
référents de l’autofiction qui forcément acquiert le caractère autoréférentiel,
métatextuel, métafictionnel.
342
Stéphanie Michineau, « Autofiction: entre transgression et innovation », ed. cit.
192
L’autofiction aurait ainsi pour caractéristique de présenter, en
filigrane, une réflexion sur le statut théorique des écritures à la
première personne et de jeter la lumière sur les terroirs obscurs de
la personnalité.343
Force est de constater ici que dans les livres frésaniens le travail de
théorisation n’apparaît pas en filigrane. Au contraire, les méditations, les
divagations, les parenthèses concernant les éléments divers de la production
littéraire s’installent d’une manière ostentatoire dans le récit, parfois jusqu’à
saturation. En privilégiant souvent la réflexion aux dépens de l’action, les
narrateurs de Fresán manifestent une prédilection évidente pour les
digressions et les définitions qui s’enchaînent vertigineusement. Ajoutons
aussi que leurs spéculations sont menées invariablement d’un ton ludique,
voire ironique, quelquefois poétique (métaphorique), même si leurs objets et
conclusions oscillent entre le sérieux et l’absurde. À savoir, ils établissent
par exemple les critères définitoires de la littérature, de la science-fiction, de
la technique de cut-up, de la nouvelle, du roman, de l’écrivain et du lecteur,
en se penchant également sur les définitions de la sainteté, de la mort, de la
vitesse des choses, de l’amour, des souvenirs, de la mémoire, de l’amitié, des
aéroports, et en se lançant sur la théorie scientifique d’une feuille de papier
froissée.
La
problématique
typiquement
autofictionnelle
de
la
relation
indéterminée entre la fiction et la non-fiction est au cœur de cette réflexion.
Les fragments évoqués à la suite, à titre d’exemple, montrent la dialectique
du réel et du chimérique sur laquelle repose l’univers des livres frésaniens :
Cher public, je considère aujourd’hui la fiction comme la force qui
annule la distance entre une histoire et une vie ou une vie et une
histoire. Si l’on apprend à la manier correctement, on ne tardera
pas à se découvrir en possession du plus perturbateur des dons :
la faculté d’entrevoir la possibilité certaine d’une trame jusque
343
Sébastien Hubier, op. cit., pp. 126-127.
193
dans les gestes apparemment insignifiants du quotidien (…)
Soudain, tout paraît digne d’être manipulé et mis par écrit. Les
personnes deviennent vite des personnages, et les puissantes
exigences de la fiction étant satisfaites, les prières de plus en plus
faibles de la réalité finissent par s’effacer.344
Le processus qui consiste à déguiser les réalités en fictions
jusqu’à ce qu’on découvre qu’elles sont des faits incontestables à
peine masqués par le cadre bien pratique de l’anecdote (…)345
Ce qui suit s’est réellement passé même si tout semble se
confondre avec certaines manœuvres relevant plus de la fiction.
Ce qui suit est mensonger même si tout semble se confondre avec
certaines manœuvres relevant plus de l’autobiographie.
Autrement dit, ce qui suit est plus ou moins vrai.346
Dans le dessein de définir sa méthodologie de « déguiser les réalités en
fictions », Fresán avance les théories déjà mentionnées de l’irréalisme logique
et de l’iceberg. La première, conçue á l’opposé du réalisme magique, en tant
qu’une espèce de « version de l’antimatière ou trou »347, ne se base pas sur
l’irruption du magique dans le réel, mais reflète une irréalité intime,
intérieure se composant des rêves, souvenirs, idées et pressentiments, de
temps en temps bombardée avec des lueurs de logique, de la vérité348.
Autrement dit, c’est « une espèce de paysage complètement freak où
j’introduis des données logiques »349.
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 575.
Ibidem, p. 604.
346 Ibidem, p. 602.
347 Robert Juan-Cantavella, «El mío es un realismo lógico», entretien avec Rodrigo Fresán,
http://literargent.blogspot.fr/2005/10/el-realismo-lgico.html («Es como una especie de
versión de la antimateria o agujero del realismo mágico», consulté le 16/09/2014).
348 Rodrigo Fresán, «Tener estilo», op. cit. (« El irrealismo lógico es la contraparte
complementaria del realismo mágico. Mientras el realismo mágico propone una realidad
pública puntuada por reflejos fantásticos, mi irrealismo lógico apuesta por una irrealidad
privada en la que, de tanto en tanto, es bombardeada por las esquirlas de lo verdadero »).
349 Robert Juan-Cantavella, op. cit., («una especie de paisaje completamente freak donde
introduzco datos lógicos»).
344
345
194
La théorie de l’iceberg fait référence au principe du style minimaliste
d’Ernest Hemingway, qui se fonde sur deux règles principales : la
compression de détails et l’omission350. En général, d’après ce précepte le
savoir de l’écrivain doit sous-tendre le récit au lieu de se manifester dans des
accumulations des détails concrets, pour offrir au lecteur la possibilité de
nouvelles interprétations du texte. Selon Fresán cette loi de n’énoncer qu’une
huitième partie de ce que l’auteur pourrait dire est dangereuse. Il avoue
préférer « le maximalisme pur au minimalisme sale »351 et se livre à la
pratique de la libre association d’idées, puisque ce qui flotte hors de l’eau
doit être pareillement « aussi prodigieux, blanc, invincible et plein de
signification qu’une baleine appelée Moby-Dick »352[notre traduction].
L’évocation de la règle fondamentale en psychanalyse, l’association
libre d’idées, n’est pas fortuite ici. L’idée de l’expression littéraire perçue en
termes d’une technique d’exploration de l’inconscient, de pénétration de la
mémoire et de l’imaginaire en vue de découvrir le vrai, d’une méthode autoanalytique, de cure, voire d’exorcisme, est bien présente dans les livres de
Fresán. La situation communicationnelle d’une séance de psychanalyse
occupe une place importante dans Esperanto, Mantra et « Monologue pour
salaud avec baleines et petite sœur fantôme » (La Vitesse des choses). C’est
une autre affinité qui lie cette écriture avec l’autofiction. Selon Hubier la
diffusion des théories psychanalytiques a influencé fortement l’émergence de
l’autofiction, étant donné qu’elle paraît établir une relation nouvelle de
l’auteur avec la vérité :
350 Geneviève Hily-Mane, Le Style de Ernest Hemingway: la plume et le masque, Publications
de l’Université de Rouen, 1983,
http://books.google.fr/books?id=N1MbsaoWvwC&pg=PA26&lpg=PA26&dq=hemingway+th%C3%A9orie+de+l'iceberg&source=bl
&ots=g6DoL8V_yi&sig=ZqfM5dvbTCQcNrrnmvN0Nch0EpY&hl=en&sa=X&ei=SBXlUbnLN8Se
0QWQ8oGQDA&ved=0CDoQ6AEwAQ#v=onepage&q=hemingway%20th%C3%A9orie%20de%
20l'iceberg&f=false (Consulté le 16/09/2014)
351 Rodrigo Fresán, «Apuntes (y algunas notas al pie) para una teoría del estigma: páginas
sueltas del posible diario de un casi ex joven escritor sudamericano», en Palabra de América,
ed. cit., p. 64 (« prefiero el maximalismo limpio al minimalismo sucio »).
352 Ibidem, p. 64 (« tan portentoso, blanco, invencible y lleno de significados como una
ballena llamada Moby-Dick »).
195
Et c’est parce qu’elle repose sur une mise en pièces de l’identité
qu’elle permet à son auteur de restituer des représentations de
lui-même qui, tout en étant improbables, se rapprochent le plus, in
fine, de la vérité.353
Pour conclure, compte tenu des observations qui précèdent nous
pouvons dire que l’écriture transgressive de Fresán assimile certaines
caractéristiques de l’autobiographie et de l’autofiction, mais elle se maintient
toujours hors classification générique. C’est surtout à cause de l’absence des
deux traits principaux de ces catégories : l’identité de l’auteur, du narrateur
et du protagoniste confirmée par le nom propre (qui implique également le
récit d’une vie individuelle, non de vies multiples), et l’effort de la
vraisemblance.
Comme
l’explique
Philippe
Gasparini : « l’autofiction
volontaire (…) glisse sciemment de l’autobiographie vers la fiction, sans
déroger à la vraisemblance »354. La définition que propose Fresán, « une
autobiographie non-autorisée, purement fictionnelle »
355
nous mène donc
vers le troisième canton du territoire autobiographique contemporain :
l’autofabulation.
Le terme « autofabulation », créé par Vincent Colonna, a été introduit
dans le débat théorique par Gasparini pour éviter les confusions. Il doit
désigner la conception de l’autofiction avancée par Philippe Lejeune, Gérard
Genette et, particulièrement, Vincent Colonna ; la conception qui est
forcément
divergente
de
la
perspective
originale
de
Doubrovsky.
Contrairement à celle-ci, qui s’engage à ne relater que des « faits et
événements
strictement
réels »,
l’autofabulation
vise
« un
récit
contradictoirement, de statut déclaré autobiographique (selon les critères de
Philippe Lejeune : par homonymie entre l’auteur, le narrateur et le
Sébastien Hubier, op. cit., p. 125.
Philippe Gasparini, « De quoi l’autofiction est-elle le nom ? », Conférence prononcée à
l’Université de Lausanne, le 9 octobre 2009,
http://www.autofiction.org/index.php?post/2010/01/02/De-quoi-l-autofiction-est-elle-lenom-Par-Philippe-Gasparini (Consulté le 5/07/2013).
355María Sonia Cristoff, « La salvación de los malditos »,
http://www.literatura.org/Fresan/rfR2.html (Consulté le 5/7/2013) (« La definición a la que
llegué en cuanto al género es que, paradójicamente, La velocidad de las cosas es una
autobiografía no autorizada, puramente ficcional »).
353
354
196
personnage) mais de contenu manifestement fictionnel (par exemple :
fantastique ou merveilleux) »356. Dans une thèse dirigée par Genette et
ensuite dans un livre Autofictions et autres mythomanies littéraires (Tristram,
2004), Colonna s’empare de la notion de l’autofiction pour lui conférer donc
une étendue très large. Il ne la conçoit pas comme un genre, mais plutôt
comme un phénomène littéraire qui peut être défini ainsi :
Tous les composés littéraires où un écrivain s’enrôle sous son nom
propre (ou un dérivé indiscutable) dans une histoire qui présente
les caractéristiques de la fiction, que ce soit par un contenu irréel,
par une conformation conventionnelle (le roman, la comédie) ou
par un contrat passé avec le lecteur.357
Cette définition large désigne alors une fiction de soi en général, et
couvre ainsi un vaste éventail d’œuvres tout au long de l’histoire de la
littérature, depuis Lucien de Samosate, un rhéteur et satiriste de l’ancienne
Syrie (p. ex. Histoire véritable, L’Âne) et Dante (La Divine Comédie), jusqu’á
Witold Gombrowicz (Ferdydurke, Trans-Atlantique), Louis-Ferdinand Céline
(Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit) et Jorge Luis Borges (L’Aleph). La
projection de l’auteur dans des situations imaginaires s’opère dans ces livres
selon quatre styles autonomes d’autofabulation (autofiction) : le fantastique,
le biographique, le spéculaire et l’intrusif (autorial). Colonna souligne,
cependant, que ces quatre postures de la mythomanie d’auteur dans les
textes majeurs se cumulent, se contaminent ou s’échangent, malgré leurs
contradictions:
C’est que les meilleures postures fabulatrices, les stratégies
d’autofiction les plus efficaces sont feuilletées, mélangées ou
hybrides. En littérature, c’est toujours l’effet obtenu, le résultat qui
356
357
Gérard Genette, Bardadrac, Seuil, 2006, cité par Philippe Gasparini, op. cit.
Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies littéraires, Tristram, 2004, pp. 70-71.
197
décide d’un choix poétique ; non la conformité d’un procédé, ou la
cohérence logique d’un agencement.358
Comme
l’admettent
Genette
et
Colonna,
ce
type
d’autofiction
(l’autofabulation), assez populaire dans le passé, est peu pratiqué dans la
littérature actuelle, largement dominée par les démarches autofictionnelles
s’inscrivant dans le sens inaugural de Doubrovsky. Curieusement, Genette,
à la recherche d’une dénomination nouvelle pour ce corpus, appelé par
Gasparini l’autofabulation, a « envisagé fugitivement le concept également
contradictoire d’autobiographie non autorisée »359, le terme identique à celui
proposé à plusieurs reprises par Rodrigo Fresán pour la définition de son
écriture. Pareillement, le pacte de l’autofabulation formulé ludiquement par
Genette comme suit : « Moi auteur, je vais vous raconter une histoire dont je
suis le héros mais qui ne m’est jamais arrivée »360, semble bien correspondre
à différentes réflexions et déclarations de Fresán et de ses narrateurs, par
exemple : « Ce qui suit est mensonger même si tout semble se confondre
avec certaines manœuvres relevant plus de l’autobiographie ».
Les mécanismes de l’autofabulation chez Fresán sont divers et
mélangés. En premier lieu, on y remarque rapidement des stratégies du
spéculaire.
D’après
Colonna,
ce
procédé,
désignant
une
posture
réfléchissante, consiste à refléter l’auteur ou son ouvrage à l’intérieur du
livre, comme dans un miroir, et montrer ainsi « une image de l’écriture au
travail, de sa machinerie et de ses émotions, de son vertige aussi »361. Le
lecteur peut observer alors une silhouette, une ombre de l’auteur ou du livre
dans un coin du texte, grâce aux techniques de métalepse et de mise en
abyme. Cette opération, parallèle à la figure du « tableau dans le tableau »
connue dans la tradition picturale (Les Ménines de Vélasquez étant son
exemple le plus souvent évoqué), n’exige pas la présence du nom propre de
l’auteur dans son texte. Il suffit qu’il y ait des indices intra et extratextuels
qui renvoient le narrateur incontestablement à l’auteur.
358
359
360
361
Ibidem, p. 146.
Gérard Genette, Bardadrac, Seuil, 2006, cité par Philippe Gasparini, op. cit.
Idem, Fiction et diction, 1991, p. 86, cité par Philippe Gasparini, op. cit.
Vincent Colonna, op. cit., p. 119.
198
Dans le cas de Rodrigo Fresán, cependant, le lecteur voit la présence
de l’écrivain réfléchie dans un miroir ou des miroirs déformants. Citons ici
les mots du narrateur-écrivain des « Notes pour une théorie de la nouvelle » :
Peut-être les nouvelles – certaines nouvelles – sont des illusions
d’optique de la littérature, des mirages où l’on se voit déformé,
reflété plusieurs fois jusqu’à ce reflet devienne notre visage,
jusqu’à ce qu’on oublie le visage qu’on avait étant enfant, tout
comme on oubliera malgré nos efforts la tête qu’on aura sur notre
lit de mort, cet endroit où on a juste le temps de se faire raconter
une nouvelle et non un roman.362
Autrement dit, l’image de l’auteur transférée dans son texte n’est
toujours qu’une variation, une version possible, son double fictif doté d’une
vie semblable, mais légèrement différente. Dans La Vitesse des choses, par
exemple, le lecteur sait que le modèle du supra-narrateur anonyme est
Rodrigo Fresán, grâce aux indices biographiques intercalés dans des textes
différents du recueil. Nous apprenons par exemple qu’il a travaillé avec
Ernesto Tiffenberg dans la rédaction d’un quotidien. Parmi les fondateurs du
journal figurait Osvaldo Soriano, l’un des écrivains argentins qu’il admirait le
plus, avec qui il s’est lié « d’une amitié étrange et néanmoins solide » et qui,
finalement, est mort d’un cancer (« Chivas Gonçalvez Chivas : l'art raffiné
d'écrire des nécrologies »). Dans « Notes pour une théorie de l’écrivain » non
seulement il revendique la paternité du recueil intitulé La Vitesse des choses,
mais encore il soutient qu’il a écrit L’Homme du bord extérieur, qu’il est
argentin, a participé au workshop littéraire de l’Iowa, ses écrivains préférés
étant Cheever et Vonnegut et qu’il a été déclaré mort-né, avec une côte
supplémentaire. En revanche, il évoque les titres de certaines nouvelles du
livre, à savoir « Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes »,
« Petit manuel d’étiquette funéraire » et « Cartes postales envoyées depuis le
pays des hôtels », en précisant néanmoins que ce sont des récits qu’il a
362
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 197.
199
voulu et n’a pas pu écrire. Ensuite il cite quelques titres de ses interventions
à la Fondation, qui se révèlent être les titres des textes intégrés dans
L’Homme du bord extérieur et Vies de saints, respectivement : « La Vocation
littéraire » et « L’Esprit Saint (un requiem) ». Pour comble, dans ce jeu de
miroirs il déclare être également l’auteur de la biographie de Federico
Esperanto, qui dans cette version de l’histoire ne porte pas le titre Esperanto,
mais Air Guitar, et Walkman People, un livre fictionnel qui apparaît en mise
en abyme dans une autre nouvelle frésanienne intitulée « Gente con
Walkman » [« Homme avec Walkman », dans L’Homme du bord extérieur] :
The Speed of Things est une chanson sur tout et sur rien, et dès la
première écoute, j’ai su que c’était le titre que je cherchais pour
mon livre. (…) Robyn Hitchcock s’était déjà manifesté avec force
dans Air Guitar, une biographie non autorisée du musicien
Federico Esperanto où je reprenais le système de L’Homme du bord
extérieur – mon autre biographie non autorisée, celle du guérillero
Lucas
Chevieux
–
en
le
combinant
avec
l’esthétique
générationnelle de mon sublime et stupide bestseller, Walkman
People.363
Le narrateur éclaircit ainsi cette série de réflexions spéculaires :
Je suis l’ombre d’un écrivain, ceci est l’ombre d’une nouvelle mais
– j’espère ne pas me tromper – ces deux ombres sont projetées par
le corps plus ou moins bien éclairé d’une de mes multiples
conférences.364
Dans les limites d’une phrase, le je renvoie alors à deux sujets
distincts. Le narrateur et l’auteur du récit individuel (« Je suis l’ombre d’un
écrivain ») se métamorphose sans avertissement en supra-narrateur et
l’auteur du recueil entier qui contient plusieurs textes (« une de mes
363
364
Ibidem, p. 607.
Ibidem, p. 571.
200
multiples conférences »). Cette pratique de changement arbitraire et
imprévisible de la perspective narrative, fréquente dans l’œuvre de Fresán,
fait que le lecteur, qui doit rester très attentif, s’autorise à interpréter toutes
les figures de l’écrivain aux niveaux divers de narration comme des
émanations successives de la même instance ou comme des échos de la
même voix. En outre, il faut rappeler ici qu’à l’alternance des perspectives
narratives s’ajoute le phénomène d’empiètement du discours du supranarrateur sur les paroles de ses personnages-narrateurs (quand les
expressions propres de son style ou thèmes typiques de sa réflexion
envahissent le récit des personnages). Comme l’explique Colonna, les
techniques de l’autofabulation spéculaire exposent aux regards des lecteurs
les coulisses de l’acte créatif qui a fait naître le livre, en incitant à
s’interroger sur qui écrit et qui raconte. C’est une manière de montrer la
littérature comme un laboratoire et l’écrivain non plus comme un
prestidigitateur, créateur d’une illusion, mais comme un expérimentateur en
train d’essayer de nouvelles formes d’expression.
L’impression constante d’observer ce « work in progress », un objet
littéraire in statu nascendi, est obtenue chez Fresán grâce à l’union des jeux
du spéculaire avec l’autofiction intrusive (autoriale). Le supra-narrateur de
La Vitesse des choses annonce au début de la dernière nouvelle « Maintenant
j’apparais » et il se dévoile entièrement, devient le protagoniste et s’installe
ainsi au centre de son propre récit. Dans les autres nouvelles, par contre, il
n’intervient qu’en tant que commentateur, « un narrateur-auteur » en marge
des intrigues. Il n’est pas au cœur du récit, même s’il est mené à la première
personne, mais il manifeste sa présence dans des intrusions au milieu ou à
la fin des nouvelles, parfois marquées par des parenthèses ou séparées
graphiquement. C’est une voix « solitaire et sans corps »365 qui s’adresse au
public (lectorat), commente et évalue le texte, son organisation, son style, ses
inspirations. Elle dresse au niveau de la narration une trame métatextuelle
parallèle de l’auteur en train d’écrire. Il faut relever ici, ce nonobstant, la
complexité de cette démarche : puisque beaucoup de narrateurs des récits
365
Vincent Colonna, op. cit., p. 135.
201
sont aussi en train de rédiger des textes de nature variée, le discours
autorial et les commentaires métatextuels des personnages se chevauchent,
se fondent de temps en temps pour se détacher plus tard. Les paroles des
narrateurs ne font souvent qu’obscurcir encore la question et ainsi la
relation ambiguë entre les instances différentes de la narration, que la
narratologie nous a appris à distinguer systématiquement, devient l’objet
d’expérimentation et de réflexion.
Par exemple, le narrateur-héros du « Monologue pour salaud avec
baleines et petite sœur fantôme » (La Vitesse des choses) relate sa vie à la
première personne en utilisant la forme de mémoires ou confessions. Malgré
l’élément autobiographique inhérent à ce genre et, pour cela, l’identité
narrateur=personnage attendue par le lecteur, il révèle quelques pages plus
tard que ce n’est pas lui, mais « un écrivain dont le nom – dans un souci
évident d’élégance et par mesure de prudence bien compréhensible – ne sera
pas mentionné dans ce récit » qui est « l’involontaire organisateur de mots de
ces mémoires volontaires ». L’histoire racontée oralement par le personnage
éponyme de la nouvelle (« le salaud ») est alors transcrite/organisée par un
auditeur/écrivain/éditeur anonyme :
Avertissement : cette voix n’est pas la mienne. Cette voix ne
m’appartient que le temps d’ordonner l’histoire de mon désordre.
Je suis et je ne suis pas l’auteur de Ma sale vie : réflexions éparses
pour une esthétique du salaud. Je me trouve dans la position la plus
confortable : je raconte mon histoire et laisse pour un soir
quelqu’un d’autre la mettre au propre en se servant de ma voix.
Ce soir, je suis un organisateur de mots.366
Ceci étant fixé, quelques lignes plus tard le lecteur est confronté aux
commentaires faits par l’écrivain insérés dans le monologue et critiqués
ironiquement par son personnage, à ses réactions présentées à la troisième
personne (« l’écrivain dont je préfère taire le nom dans un souci évident
366
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 247.
202
d’élégance et par mesure de prudence bien compréhensible essuie une larme
et dit je ne sais quoi sur les épiphanies »367) et à des passages que nous ne
pouvons pas attribuer au scripteur prétendu, par exemple :
Parvenu à ce point de notre vol, je réclame pour mon compte les
bénéfices d’une manœuvre stylistique déjà utilisée en de
nombreuses occasions par l’écrivain dont je préfère taire le nom
dans un souci évident d’élégance et par mesure de prudence bien
compréhensible. Qu’il soit bien clair que cet écrivain, sans
demander la permission et encore moins le reconnaître, a
également « emprunté » ce recours narratif à un autre écrivain…368
Les rôles qui ont été initialement interchangés, puisque le je renvoyait
au personnage (le salaud) et le il au narrateur (l’écrivain), se multiplient
encore en formant un palimpseste hallucinant de voix. Il s’avère donc que
l’histoire racontée à l’oral par le personnage et rédigée ensuite par l’écrivain
(qui prenait des notes dans un petit carnet), a été finalement corrigée et
augmentée par le même personnage (qui devient ainsi le narrateur du récit),
ce qu’il avoue dans les phrases suivantes :
Arrivé à ce point, je m’empresse d’expliquer que l’indiscipline de
mon histoire n’a guère de rapport avec le rythme et la suite
d’événements que j’ai mis à la disposition d’un écrivain dont je
préfère taire le nom dans un souci évident d’élégance et par
mesure de prudence bien compréhensible. Je me rappelle lui avoir
tout raconté (et j’en profite pour préciser, pour vous préciser, que
je ne raconte pas tout ici)…369
Cette construction narrative à quatre niveaux est néanmoins encore
plus profonde. La situation narrative du texte est modifiée a posteriori dans
367
368
369
Ibidem, p. 270.
Ibidem, pp. 278-279.
Ibidem, p. 300.
203
le contexte plus large du recueil, vu que la nouvelle finale du livre nous
informe que cet écrivain incognito, ivre, rencontré dans la pénombre d’un
boui-boui de l’hôtel Grand Cosmo, est l’écrivain de la Fondation, c’est-à-dire
le supra-narrateur du recueil, l’avatar fictionnel de Rodrigo Fresán (ce que le
lecteur a pu soupçonner déjà en lisant qu’il parle d’épiphanies et utilise des
techniques narratives de l’écrivain « qui affichait très souvent son mépris des
avions et préférait se présenter comme un descendant direct des hommes et
des femmes débarqués sur les plages de son pays à bord du Mayflower »,
autrement dit John Cheever). Dans cette perspective, le vieil écrivain crée
dans sa nouvelle un narrateur-héros (le salaud) dont il est un personnage et
l’inspiration (le recours au spéculaire), et remplit simultanément la fonction
de « l’agent confesseur, l’homme qui prête sa voix et son style ». Nous
observons donc une inversion des rôles intéressante : ce n’est pas l’écrivain
qui est à la recherche d’une nouvelle manière de s’exprimer pour créer des
idiolectes, des héros dotés de langages particuliers et caractéristiques. C’est
le personnage-narrateur qui assume la fonction de l’écrivain en imitant son
style et en produisant un discours, tandis que l’écrivain n’est que son
personnage, un auditeur, un modèle critiqué ironiquement et un auteur raté
de brouillons, massacré finalement à coups de pied dans une ruelle. Le
travail de se mettre dans la posture d’écrire n’est pas, cependant, facile :
… à mesure que je m’approche de la fin, il m’est de plus en plus
difficile de garder le ton, d’autant que ma vraie voix, ma voix
actuelle, commence à résonner sous les fissures de ma peau de
caméléon. (…) J’entre dans ma vie d’écrivain et j’en sors comme
on s’autoriserait un court vertige, un tour de plus dans les portes
à tambour des grands magasins.370
La multiplication et superposition des niveaux narratifs à la manière
d’un canon musical, la thématisation de l’art de création d’un personnage
littéraire, les commentaires sur la structuration du texte, les techniques et
370
Ibidem, p. 341.
204
les focalisations narratives possibles façonnent une trame métatextuelle
parallèle à l’histoire, une trame qui revêt une importance égale ou même
supérieure à celle de la vie du protagoniste. La dimension réflexive de la
nouvelle est aussi l’occasion pour une autocritique ludique :
Mais évidemment, le point de vue du protagoniste sur la trame de
sa vie est bien différent de celui de l’homme qui doit se contenter
de la narrer. De grands écrivains – les plus grands, les plus
rares– sont parvenus à dominer l’alchimie difficile de leurs
personnages et à distiller leur essence pour obtenir le miracle
presque trompeur et philosophal de créatures qui s’arrangent pour
leur survivre dans le temps et l’espace. A l’évidence, mon écrivain
ne faisait pas et ne ferait jamais partie de ce régiment sélect de
magiciens.371
Le cas de la cinquième nouvelle du recueil, « Sans titre : autres
digressions sur la vocation littéraire », est également représentatif du point
de vue de la mise en œuvre de l’autofiction intrusive et spéculaire. Le
narrateur du récit est un jeune homme qui raconte à la première personne
comment il est devenu un écrivain-imposteur. D’abord il se présente en tant
qu’un gardien du temple, un apôtre de Jésus-Christ, ou un lieutenant de
Napoléon, c’est-à-dire un fidèle disciple d’un écrivain célèbre décédé,
Benjamín Federov. Il est aussi l’auteur d’un recueil des nouvelles intitulé La
Fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là (une mise en abyme, puisque
c’est le titre du onzième texte de La Vitesse des choses) qui contient par
exemple « Amoureux de l’art », « Histoires avec monstres » (autres nouvelles
du livre frésanien) et, naturellement, « La Vitesse des choses ». Voilà le
commentaire que fait le narrateur sur cette dernière nouvelle :
371
Ibidem, p. 333-334.
205
… La Vitesse des choses, je ne la comprends pas. Je ne comprends
pas de quoi il s’agit. Peut-être n’est-elle même pas une nouvelle,
mais autre chose, d’autres choses.372
Soudain, un espace blanc introduit une autre voix qui s’installe dans
le discours du jeune écrivain sans avertissement :
Ce n’est pas moi qui viens de tenir ces propos, mais pendant
quelques pages, je vais devenir la voix et la vie du narrateur. Je
me réfugie à nouveau derrière le recours métafictif qui consiste à
écrire ou à tenter d’écrire une nouvelle intitulée Sans titre. Je
choisis encore ce ton et cette forme qui, à vrai dire, commencent à
me lasser et que j’aimerais vraiment laisser derrière moi une
bonne fois pour toutes.373
Ensuite, cet auteur « solitaire et sans corps » explique les circonstances et
inspirations de la création du texte :
J’écris les faits loin du lieu où ils me sont passés par tête. L’idée
de cette histoire m’est venue dans un taxi, pendant que je
bavardais avec mon ami écrivain et que nous évoquions les
aventures d’un ami mort qui n’était pas un écrivain, mais un
grand personnage. Près de deux ans plus tard, je couche ce récit
sur papier (…) Si Benjamín Federov avait existé, s’il n’était qu’une
sorte de pollution virale issue d’une surexposition récente aux
nouvelles d’Henry James (…)374
Après quelques digressions, lorsqu’il reprend le fil de la trame, il
change de perspective. Il prend de la distance et continue le récit à la
troisième personne pour révéler qu’en réalité le jeune homme, narrateur de
372
373
374
Ibidem, p. 183.
Ibidem, p. 187.
Ibidem, pp. 187-188.
206
la première partie du texte, n’est pas l’auteur du recueil La Fille qui est
tombée dans la piscine ce soir-là. À la suite de la mort du grand écrivain, le
jeune homme découvre que son maître a eu une deuxième existence secrète,
et dans le but de la cacher à sa femme il a inventé dans le moindre détail
une amitié inexistante avec lui et a écrit le recueil inédit en mettant le nom
de son disciple prétendu sur la première page du manuscrit. Le jeune
homme croit comprendre le projet de Benjamín Federov, qui désirait
transférer son rôle de créateur hors la littérature, dans la vie réelle. Aux yeux
du grand écrivain « le meilleur moyen de ressembler à Dieu est de créer un
autre écrivain à son image et de le doter du talent de la trahison ». Le jeune
homme devient alors involontairement l’imposteur, le gardien d’un secret,
l’auteur d’un livre qu’il n’a jamais écrit et le protagoniste d’une vie qu’il n’a
jamais vécue.
L’auteur mystérieux du texte, qui recule dans ce fragment de la
nouvelle, marque de nouveau sa présence dans les dernières lignes de la
narration en ajoutant un petit commentaire entre parenthèses (« cette partie
voilée de l’histoire [une partie dont j’ignore tout moi-même] »). Il avoue ainsi
qu’il en sait moins que ses personnages et il conclut ensuite la nouvelle en
répétant sa ritournelle (« cette voix … n’est pas la mienne »). « Sans titre :
autres digressions sur la vocation littéraire » se présente donc comme un
texte qui thématise les rapports entre l’écrivain et l’histoire, entre l’auteur, le
narrateur et le personnage, entre le monde réel et la fiction. Il explore la
construction de l’instance narrative, les relations entre la voix et la
perspective, vu que la structure du récit se fonde sur les mutations de la
focalisation :
la
nouvelle
démarre
avec
la
focalisation
interne
et
l’identification au personnage (le personnage focalisateur est le jeune
disciple), elle se transforme ensuite en focalisation zéro (quand le vrai
narrateur-auteur se dévoile, prend le relais pour raconter la suite de
l’histoire à la troisième personne), laquelle acquiert néanmoins des traits du
point de vue externe (lorsque le narrateur admet ne pas connaître le secret
du grand écrivain, son personnage). Pour terminer ajoutons que, à l’instar
d’autres nouvelles du recueil, les indices comme les expressions connues
(« je suis … heureux qu’il en soit ainsi » ou « J’aime à penser… ») ou la
207
référence à la neige comme source d’inspiration, désignent le supranarrateur de la série qui est l’auteur anonyme de la nouvelle.
Les différentes techniques de l’autofabulation mises en œuvre dans les
recueils de Fresán arrivent souvent à leur apogée dans les nouvelles
stratégiquement placées à la fin des livres. Après les jeux avec les formes
spéculaires et intrusives de la mythomanie d’auteur, l’écrivain sort de
l’ombre, devient le personnage de son récit, se situe au centre du texte. Dans
« La vocation littéraire » (L’homme du bord extérieur), la première nouvelle de
ce cycle des textes qui traverse les livres différents et a pour le héros le
substitut littéraire de l’écrivain Fresán, il marie l’autofiction fantastique et
biographique.
La narration est édifiée à partir de deux niveaux, où l’alternance de la
première et de la troisième personne accentue grammaticalement la frontière
entre deux univers distincts et le dédoublement du narrateur. Les fragments
rédigés à la troisième personne, dont le personnage est « le fils qui voulait
être écrivain lorsqu’il serait grand », racontent les souvenirs de l’enfance du
narrateur et sa formation littéraire. Ce sont les passages du texte qualifiés
par
Fresán
dans
l’un
de
ses
entretiens
comme
strictement
autobiographiques, et que nous pouvons décrire comme proches de
l’autofabulation biographique. Même si le nom propre de l’écrivain, son
patronyme ou prénom, n’apparaissent jamais dans le texte (ce qui selon
certains
critiques
est
la
condition
sine
qua
non
de
l’autofiction
biographique375), les aventures enfantines de son double partent clairement
de la réalité biographique, des données réelles, vers l’affabulation. Le récit
reste cependant au plus près de la vraisemblance. Sur l’autre niveau
narratif,
par
l’autofabulation
contre,
nous
fantastique.
observons
Le
cadre
de
le
la
mouvement
narration
inverse
est
de
d’emblée
imaginaire, puisque le vieil écrivain se trouve dans le futur sciencefictionnel. Il se présente comme le dernier spécimen d’écrivain vivant sur la
Terre, nourri de produits chimiques conçus pour prolonger sa vie, à la veille
de « la future fabrication en série d’écrivains, afin de faire face aux nécessités
375
Voir Vincent Colonna, op. cit., pp. 99-100.
208
d’un monde lassé des rigueurs de l’immortalité »376. Dans cette réalité postapocalyptique le lieu unique de stockage de la mémoire collective est
l’ordinateur. Les souvenirs cybernétiques occupent tout un bâtiment de la
Fondation, la seule existence est donc celle confirmée par les hologrammes
sautant depuis l’écran. Puisqu’il a réussi à effacer l’Argentine avec toute son
histoire de l’ordinateur en appuyant la touche delete, le narrateur se
proclame aussi « le serial killer, le dessinateur de cartes géographiques et
maître de l’histoire de l’Argentine qui, à partir de cette nuit ultime, ne
connaîtra plus autre chose que le style ambigu de ses fictions à lui »377.
Malgré le statut incontestablement fictionnel du protagoniste, son public et
leur monde, quand il commence à relater ses premiers pas dans le workshop
littéraire de l’Iowa (qui datent de quelques décennies), quand il restitue les
conversations avec ses écrivains préférés ou fait des commentaires sur Lucas
Chevieux
et
son
roman
L’Homme
du
bord
extérieur,
il
s’approche
graduellement de l’identité de Fresán.
Le même écrivain, dédoublé en « le fils qui voulait être écrivain lorsqu’il
serait grand » et le dernier individu de sa race éteinte dans l’avenir, le seul à
invoquer le fantôme « de son désormais inexistant pays d’origine », est le
narrateur de « L’Esprit Saint (Un requiem) » (Vies de saints), « La Forma del
Final » (Trabajos manuales), « Chivas Gonçalvez Chivas : l’art raffiné d’écrire
des nécrologies » et « Notes pour une théorie de l’écrivain » (La Vitesse des
choses). Dans le cadre des recueils de Fresán ces nouvelles forment un petit
cycle
où
se
cumulent
les
éléments
de
l’autofabulation
fantastique,
biographique et spéculaire.
Les neuf livres de Rodrigo Fresán composent donc une collection des
« mutations polymorphes et perverses du genre autobiographique » qui
peuvent être étudiés sous l’angle des types variés de l’autofabulation de
Colonna. Les recueils de nouvelles et les romans proposent des variations de
la même « biographie non autorisée » de l’auteur en train d’écrire, des
versions imaginaires de l’écrivain absorbé, dévoré et parfois complètement
perdu dans son travail de conception, variations qui émanent toutes d’un
376
377
Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 197.
Ibidem, p. 159.
209
modèle lointain ou très proche de l’auteur réel, Fresán. À la fois narrateur
dans ses textes et auteur dans l’espace paratextuel, il adopte l’attitude du
chercheur qui se demande comment naît la littérature. Il analyse son propre
atelier d’écriture qui devient l’un des thèmes principaux de ces écrits.
Dans cette optique, la pratique littéraire de l’auteur pourrait être
qualifiée aussi d’« auto-critique génétique fictionnelle ». À la manière de la
critique génétique scientifique, elle examine les coulisses de l’écriture avec
des phases différentes et les éléments du processus compliqué de la
création378. La construction atomisée, génériquement hybride, polyphonique,
non achevée et non linéaire des livres de Fresán, conjointe avec sa
dimension métatextuelle, la posture intrusive, digressive et autoréférentielle
du narrateur, provoque chez le lecteur l’impression qu’il est confronté aux
manuscrits de travail de l’écrivain. Dans l’assemblage des esquisses
littéraires, les brouillons sont accompagnés du, ou plutôt mêlés au
commentaire du narrateur-auteur, qui peut être prononcé depuis une
position temporelle simultanée ou postérieure par rapport au moment du
récit. Cette espèce de « dossier génétique » devient donc l’objet d’une analyse
qui se déroule au sein du texte et est réalisée par son auteur. La mise en
lumière du work in progress, des œuvres en devenir, afin de mieux
comprendre les mécanismes qui gouvernent l’écriture, est omniprésente
dans les livres frésaniens. Elle est particulièrement visible dans les nouvelles
dont le thème explicite est le projet littéraire, son exécution et son auteur,
comme par exemple « Le héros du roman que je n’ai pas encore commencé à
écrire » (L’Homme du bord extérieur), « Monologue pour salaud avec baleines
et petite sœur fantôme », « Notes pour une théorie de la nouvelle » (La Vitesse
des choses), et dans le paratexte. Notamment dans les abondants textes
postliminaires à ses œuvres Rodrigo Fresán fournit minutieusement la
documentation concernant ce que la critique génétique nomme l’endogenèse,
c’est-à-dire
les
exogénétiques,
étapes
à
savoir,
successives
les
de
précisions
l’écriture,
relatives
et
aux
les
éléments
inspirations
« Critique Génétique et Autofiction », entretien Susana Aroyo et Isabelle Grell,
http://www.autofiction.org/index.php?category/sur-le-genre/page/2 (Consulté le
7/08/2013).
378
210
biographiques, les circonstances du travail et de l’édition, les remaniements
divers lors des éditions et traductions suivantes, suppressions, ajouts (les
fameux bonus-tracks), déplacements et corrections et, finalement, les
références littéraires et extra littéraires, les faits divers, les lieux visités et
représentés dans le texte, etc.
Ce qui différencie, en revanche, la démarche de l’écrivain de celle de la
critique génétique, c’est l’objectif de la recherche. Les avant-textes, les
variantes et les ébauches qu’il étudie ne conduisent pas à créer un livre
complet, terminé, parfait. Son examen ne peut pas, par conséquent, servir à
éclairer un autre texte publié, expliquer l’origine d’un autre ouvrage. Les
cahiers fictionnels de l’auteur, étudiés en tant que « lieu de mémoire des
œuvres
in
statu
nascendi »379,
inachevés,
remplis
de
notes,
de
contradictions, d’autocritique et la documentation postliminaire, constituent
un vrai témoignage de sa formation et de son développement, autrement dit,
son autobiographie d’esprit, d’écrivain et de lecteur. Selon les dires de
Rodrigo Fresán, son écriture est construite de lectures, et « la carte de nos
lectures finit par constituer une sorte de biographie alternative mais plus
que fidèle de nous-mêmes. Un ADN de papier et d’encre avec lequel – si nous
avons de la chance – sera construite la trame de notre Paradis particulier »380
[notre traduction].
379
Ibidem.
Rodrigo Fresán, «Tener estilo», op. cit. («...el mapa de nuestras lecturas acaba
constituyendo una suerte de biografía alternativa pero más que fiel de nosotros mismos. Un
ADN de papel y tinta con el que – si hay suerte – estará construida la trama de nuestro
particular Paraíso »).
380
211
2.2. Kaléidoscope générique et effects spéculaires. Les
variations infinies du chaos dans « Notes pour une théorie de
la nouvelle » (La Vitesse des choses)
Selon moi, une bonne histoire se présente toujours
comme le lieu idéal d’où contempler les inépuisables
variations du chaos. 381
Rodrigo Fresán
La Vitesse des choses comme kaléidoscope générique
Les romans et les collections de nouvelles de Fresán sont donc les
volumes d’une longue biographie non-autorisée, dont la construction est
édifiée avec des éléments d’une multitude de sous-genres littéraires,
paralittéraires et d’autres genres discursifs. Pour expliquer le procédé de
l’hybridation générique chez l’auteur et ses jeux de mise en abyme, nous
allons nous pencher sur le cas particulier d’une nouvelle intégrée du recueil
La Vitesse des choses, « Notes pour une théorie de la nouvelle »382.
Comme nous l’avons commenté auparavant, chaque livre de Fresán
est le fruit du croisement de plusieurs genres, mais il maintient, néanmoins,
une tendance prépondérante unique. Les chapitres de La Vitesse des choses
reprennent alors le modèle formel de la collection de nouvelles intégrées de
L’homme du bord extérieur (avec tous les mécanismes d’unification, de
répétition et de variation étudiés dans les parties précédentes de notre
travail). Étant donné la longueur très variable des quinze textes (entre dixsept pages pour « Sans titre : autres digressions sur la vocation littéraire » et
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, op. cit., p. 251-252.
Nous avons présenté des études brèves de La Vitesse des choses et de « Notes pour une
théorie de la nouvelle » respectivement dans : Ewa Bargiel, « Al acecho de las infinitas
variaciones del caos. Transgresiones genéricas en La velocidad de las cosas de Rodrigo
Fresán», dans Transmission/Transgression. Culture hispanique contemporaine, Hispanística
XX, Centre Interlangues Texte, Image, Langage, Université de Bourgogne, Dijon, 2009, pp.
201-212 ; Ewa Bargiel, « Ilusiones ópticas de la literatura. Experimentación genérica en
˝Apuntes para una teoría del cuento˝, de Rodrigo Fresán », dans Discours et genres rebelles.
Culture hispanique (XXe-XXIe siècles), textes réunis et présentés par Hélène Fretel et Cécile
Iglesias, Hispanística XX, Centre Interlangues Texte, Image, Langage, Université de
Bourgogne, Dijon, 2011, pp. 127-140.
381
382
212
cent trois pages pour « Monologue pour salaud avec baleines… »), ceux-ci
gravitent dans une zone grise entre le roman et la nouvelle et peuvent être
qualifiés chacun de nouvelle, roman court, roman ou encore roman
fragmenté (d’après la définition de Juan Armando Epple383). L’écrivain, pour
sa part, dans la note ouvrant le recueil fait alterner les termes conte (ou
nouvelle), récit et récit long ("cuento", "relato" et "relato largo"). Le narrateur
de « Notes pour une théorie de la nouvelle » décrit ce type de textes comme
… les récits marathoniens, les romans comprimés et réduits à leur
plus simple expression, mais non délestés pour autant de leur
énergie et de la valeur nutritive de leurs pics et de leurs plaines.
Nouvelles Zimzum. Balles de ping-pong sous la pluie. Explosions
dans le désert.384
En général, afin d’interroger l’identité générique de ses textes, Fresán
utilise les termes « cuento » et « relato » en tant que synonymes. Cependant,
une forte prédilection pour « cuento » est notable chez lui. La sonorité de ce
mot, répété jusqu’à saturation, est souvent l’objet de jeux, comme dans le
fragment déjà cité de « Notes pour une théorie de la nouvelle » :
Cuando ya no hay nada por hacer, pienso que los cuentos – ese
intento fracturado de cuento, este cuento hecho de pedazos de
varios cuentos – son el mejor y más rápido modo de explicarnos
algo verdadero mediante el artilugio de una ficción. Los cuentos
Juan Armando Epple, «Novela fragmentada y micro-relato», El Cuento en Red, No. 1,
2000, http://cuentoenred.xoc.uam.mx. (“La novela fragmentada, en este sentido, asume
creadoramente una deuda con la vanguardia latinoamericana, preocupada tanto por la
aceleración de la historia como por la atomización de los discursos y mensajes, para
reconfigurar simbólicamente los dilemas gnoseológicos y éticos de un sistema nacional
social y culturalmente segmentado. (…) Es una estética que por una parte subvierte la
concepción tradicional de la novela como un orden sequencialmente lógico, deroga la noción
de totalidad compresiva, o la ilusión de totalidad, y con ello la confianza en la potestad del
narrador, y por otra – quizás su aporte más renovador – apela a un nuevo tipo de lector, un
lector que debe involucrarse activamente en el proceso narrativo y ejercitar sus propias
estrategias de lectura. La fragmentación a la vez desjerarquiza los supuestos de coherencia
textual y en algunos casos, como en el notable ejemplo de Rayuela, de filiaciones genéricas,
y para el fenómeno que aquí nos interesa pesquisar, suele investir al segmento narrativo de
una densidad significativa mayor”, consulté le 16/09/2014).
384 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, op. cit., pp. 237-238.
383
213
son, sí, formas astutas y sólidas de afirmar algo en el terremoto
constante de nuestra realidad. Contamos cuentos para sentir
que nuestras vidas cuentan. Así, los cuentos – como las vidas –
son formas elusivas y difíciles a la hora de la clasificación.385
[notre soulignement]
L’écrivain emploie également les mots « historia », « narración » et
« ficción ». À l’opposé de « cuento », qui est utilisé dans le contexte
métalittéraire pour dénommer une forme littéraire, un genre ou la façon
d’organiser l’histoire, c’est-à-dire le récit, « historia » désigne plutôt les récits
oraux ou l’histoire (« une intrigue et les personnages dans un univers spatiotemporel »386, selon Genette). D’ailleurs, il faudra signaler que cette
distinction entre le genre, le récit et l’histoire racontée (entre la forme et le
contenu, pour simplifier notre discours) se perd complètement dans la
traduction d’Isabelle Gugnon. La traductrice, dans le but d’éviter les
répétitions, traduit « cuento » d’une manière arbitraire par « nouvelle »,
« récit », « histoire » ou « narration ». Ce procédé prive l’écriture frésanienne
de
sa
caractéristique
capitale,
la
récurrence
rythmique,
sonore
et
thématique, tout en obscurcissant la pensée théorique du narrateur. Ce
défaut de rigueur dans la traduction est bien visible dans le passage qui
suit :
… de vez en cuando recojo a alguien que
… il m’arrive de prendre un auto-stoppeur
hace autostop y lo llevo de un punto a
et de le mener à destination en le lisant
otro y lo leo como si fuera un cuento. En
comme une nouvelle. Quelquefois –la
ocasiones –la mayoría de las veces- me
plupart du temps-, je tombe sur une
385 Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 186 (« Quand il n’y a plus rien à
faire, il me semble que les nouvelles – cette tentative de nouvelle fracturée, cette nouvelle
faite de morceaux d’autres nouvelles – sont le moyen le plus rapide et le plus efficace de
nous expliquer des faits réels par l’artifice d’une fiction. Les nouvelles sont bel et bien des
façons astucieuses et solides de lancer des affirmations dans le séisme constant de notre
réalité. Nous contons pour avoir l’impression que nos vies comptent. Comme les vies, les
nouvelles sont donc des formes évasives et difficiles à classer », La Vitesse des choses, ed.
cit., p. 196).
386 Jean Kaempfer, Filippo Zanghi, op. cit.
214
toca un cuento malo. No hay peor
mauvaise histoire. Il n’y a pas pire
cuento que el que se cree novela
nouvelle que celle qui se prend pour un
magistral.
roman magistral.
Otras, en cambio…
En d’autres occasions, par contre…
De un tiempo a esta parte, la gente que
Jusqu’à maintenant, les gens que je prends
recojo cuenta historias raras. Cuentan
me racontent de drôles d’histoires, des
cuentos, sí; pero no son cuentos
récits
normales. Y me los cuentan mirando
narration, ils regardent droit devant eux,
hacia delante y sin pestañear …387
sans ciller…388
anormaux.
Et
pendant
leur
Du point de vue de l’identité générique, les quinze nouvelles
composant La Vitesse des choses, malgré leur hétérogénéité évidente,
forment ainsi une unité grâce, entre autres, à une dominante critique,
réflexive et thématique. Cette dimension métalittéraire, qui assure la
cohérence de l’ensemble du recueil, est construite systématiquement dans
l’enchaînement de fragments sous forme d’essais (ou digressions). Insérés
dans les textes à caractère littéraire, dans certains cas ils dominent ou
même repoussent la facette fictionnelle des nouvelles. Les approches
successives de thèmes divers, tous relatifs à la littérature, aux agents et aux
éléments de l’acte de la communication littéraire, fonctionnent dans le
recueil en alternance avec les récits fictionnels. Une fois assemblés, les
éclats dispersés configurent une théorie ordonnée dont la logique se dévoile
graduellement au lecteur.
Les passages à caractère critique et réflexif ne sont pas néanmoins le
seul espace où le narrateur développe sa recherche. L’enquête obstinée sur
la figure de l’auteur envahit aussi les territoirs fictifs. Parmi plusieurs
aspects du métier d’écrivain et de la création littéraire évoqués au fil des
nouvelles, c’est l’expérience insolite de l’épiphanie qui devient l’idée autour
de laquelle s’organise le chaos apparent des morceaux littéraires. Ainsi, dans
l’enchaînement vertigineux des histoires éclatées de différents protagonistes
se révèlent de plus en plus des analogies et des échos qui finissent par
387
388
Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 191.
Idem, La Vitesse des choses, op. cit., p. 201.
215
construire un paradigme du personnage. Ce « modèle idéal » de personnage
et ce type de situation réapparaissent dans toutes les nouvelles, mais
déguisés en d’autres circonstances, d’autres noms, sous d’autres références,
d’autres genres. L’image qui s’imprime avec persévérance dans la texture des
parties suivantes du tome est celle d’un individu (souvent quelqu’un qui se
considère comme un freak, un monstre, une personne bizarre en marge de la
société) surpris en plein milieu de la quotidienneté par l’expérience de la
vitesse des choses. La notion de vitesse des choses, unificatrice du livre et
donc présente dans le titre, correspond à la révélation esthétique, à
l’épiphanie littéraire. Toutes les narrations du recueil sont alors des
approches de cette « énigme décrivant le moment insaisissable où l’on
commence à écrire quelque chose »389 et interrogent le phénomène éphémère
qui distingue l’écrivain en tant que le possesseur « du plus perturbateur des
dons : la faculté d’entrevoir la possibilité certaine d’une trame jusque dans
les gestes apparemment insignifiants du quotidien »390 :
La vitesse des choses.
Dominer la vitesse des choses est la plus ambiguë et la plus
paradoxale des bénédictions. Soudain, tout paraît digne d’être
manipulé et mis par écrit. Les personnes deviennent vite les
personnages, et les puissantes exigences de la fiction étant
satisfaites, les prières de plus en plus faibles de la réalité
finissent par s’effacer.391
La plupart des titres des nouvelles du recueil contiennent des indices
de leur statut générique problématique sous forme de « termes quasi
génériques occasionnels »392: « notes pour une théorie », « autres digressions
sur », « petit manuel », « monologue pour salaud », « une memoir amnésique »,
« histoire avec monstres », « cartes postales », « l’art raffiné d’écrire des
Ibidem, p. 363.
Ibidem, p. 575.
391 Ibidem, p. 575.
392 Ryszard Nycz, Sylwy współczesne. Problem konstrukcji tekstu, Wrocław, Zakład Narodowy
im. Ossolińskich, 1984, p. 27.
389
390
216
nécrologies ». Ces vocables et expressions, qui sont issus d’une invention
générique spontanée de l’auteur, attirent l’attention du lecteur, dès le début
de la lecture, sur la structure des textes. Ils l’encouragent également à
formuler ses propres hypothèses sur la nature, la littérarité, la thématique et
les fonctions des chapitres, ce qui est le premier signe du rôle indispensable
du lecteur dans le travail de chaque reconstruction de l’œuvre littéraire.
L’auteur laisse également dans le texte d’autres traces pour guider la lecture.
Par exemple, le narrateur de la nouvelle initiale du livre est en train de lire
La Vie de Samuel Johnson, une biographie (les mémoires) de l’écrivain
britannique, écrits par James Boswell. C’est un indice explicite de
l’ingrédient (auto-)biographique de l’écriture frésanienne.
Le tableau qui suit illustre la richesse des genres et sous-genres
littéraires, paralittéraires et discursifs qui participent à la construction de la
structure polymorphe du recueil.
217
Tableau 7. Quelques caractéristiques génériques des nouvelles de La Vitesse des choses.
Nouvelle
Nombre
de
(indices génériques dans le
pages
titre)
1
Notes pour une théorie du
lecteur
Éléments et références génériques, techniques de narration
27
Essai métalittéraire, carnet des notes, brouillon,
anecdote, science-fiction
2
Preuves irréfutables de vie
intelligente sur d’autres
planètes
33
Science-fiction, roman d’amour, technique du
zapping
3
Signaux captés au cœur
d’une fête
37
4
Petit manuel d’étiquette
funéraire
47
5
Sans titre : autres
digressions sur la vocation
littéraires
17
Essai métalittéraire, discours critique, compterendu de lecture
6
Notes pour une théorie de la
nouvelle
47
Science-fiction, essai, discours scientifique,
critique littéraire, mémoires de voyage, lettre
7
Monologue pour salaud avec
baleines et petite sœur
fantôme
103
- Collection de
nouvelles intégrées
(novela-en-cuentos)
Chansons, essai, soliloque intérieur, compte rendu
- Autobiographie
de lecture, poème
(biographie nonLettre, discours scientifique, bande-dessinée,
autorisée,
coupures de presse, essai
l’autofabulation)
Roman court (novella), monologue de stand-up
comedian (le monologue comique), la narration
confesionnelle (autobiographique), essai, roman à
suspense, techniques de cinéma (comme flashback), roman d’amour
- Monologue énoncé
- La technique cut-up
(ou roman atomisé,
fragmenté)
- Roman essayiste
218
Nouvelle
Nombre
de
(indices génériques dans le
pages
titre)
Éléments et références génériques, techniques de narration
8
Les amoureux de l’art : une
memoir amnésique
24
Journal intime, compte-rendu de lecture, carnet
des notes
9
Dernière visite au cimetière
des éléphants
40
Roman d’espionnage, d’aventure, réalisme
magique, sermon, rapport
45
Journal intime, photographie, cinéma, biographie,
essai, critiques de films et séries de télévision,
lettre, dictionnaire
10 Histoire avec monstres
- Collection de
nouvelles intégrées
(novela-en-cuentos)
- Autobiographie
(biographie nonautorisée,
l’autofabulation)
11
La fille qui est tombée dans
la piscine ce soir-là
17
Autobiographie collective (générationnelle), roman
moderne (changements de point de vue), essai
métalittéraire
12
Cartes postales envoyées
depuis le pays des hôtels
49
Essai, cartes postales, roman médical, sciencefiction
- Monologue énoncé
13 La substitution des corps
17
Critique de film, science-fiction, essai
Chivas Gonçalvez Chivas :
14 l’art raffiné d’écrire des
nécrologies
- La technique cut-up
(ou roman atomisé,
fragmenté)
24
Essai, science-fiction
Note pour une théorie de
l’écrivain
66
Essai métalittéraire, journal sous forme de cartes
postales, science-fiction
15
- Roman essayiste
219
Comme toute l’œuvre de Fresán, la composition de La Vitesse des
choses, tant au niveau du recueil qu’au niveau des nouvelles particulières,
repose sur l’interaction entre le principe de variété (ou, autrement dit, du
chaos ou de l’anarchie) et les stratégies diverses de l’unification. Ce contraste
se concrétise dans toutes les strates du livre, et notamment dans les jeux
avec les conventions génériques.
Selon moi, une bonne histoire se présente toujours comme le lieu
idéal d’où contempler les inépuisables variations du chaos. Voilà
pourquoi mon histoire – qui me paraît assez étrange pour ne pas
avoir besoin de stratagèmes – sera contée sans artifices, à moins
qu’on ne trouve « artificieux » le désordre naturel de ce qui m’est
arrivé. Mes structures, mes tournures et mes manœuvres n’ont
jamais obéi à des aspirations esthétiques, mais à une sorte
d’addiction émotionnelle où, je m’en aperçois clairement à
présent, les credo sommaires de l’anarchie ont fini par s’imposer
et réprimer toute attitude machiavélique que j’aurais pu adopter
pour relater cette histoire.393
« Notes pour une théorie de la nouvelle »
La formule dans le titre de « Notes pour une théorie de la nouvelle », la
sixième nouvelle du recueil, établit une relation avec deux textes qui sont
situés au début et à la fin du livre, « Notes pour une théorie du lecteur » et
« Notes pour une théorie de l’écrivain ». Ce triangle de nouvelles forme de
cette manière un cadre, un squelette qui soutient les autres récits en
marquant en même temps les trois piliers de la communication littéraire : le
récepteur, le message et l’émetteur. L’ordre inverse des agents impliqués
dans l’acte fait ressortir, d’un côté, l’importance du lecteur dans chaque
processus d’interprétation et d’actualisation du texte. D’un autre côté, il
393
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, op. cit., pp. 251-252.
220
signale le caractère interchangeable des rôles dans le schéma, puisque dans
la logique métalittéraire l’écrivain se transforme en son propre lecteur,
critique de son œuvre. La formule des titres, « Notes pour… », accentue en
outre la nature inachevée des textes qui s’annoncent en tant que brouillons,
esquisses, des formes fragmentées et digressives qui acquièrent une
structure et un sens nouveaux dans chaque processus de lecture.
Fresán évoque ce type de composition lorsqu’il parle de l’influence de Á
la recherche du temps perdu sur son œuvre :
Nous comprenons alors : ce que nous avons lu ce n’est rien
d’autre que les digressions pour un livre futur que, à ce moment
là, Marcel se promet d’écrire au fil des longues nuits (…) Là-bas et
en ce temps-là, la digression se transforme en genre et en style
littéraire.394
L’utilisation de la formule « Notes pour… », employée par l’auteur,
comme nous l’avons déjà montré, dans ses articles, communications et
prologues, souligne également la présence de la dimension critique,
journalistique dans les nouvelles. Dans le cas concret des « Notes pour une
théorie de la nouvelle », l’architecture interne du texte repose sur la division
en trois parties bien séparées par des parenthèses métalittéraires et un motrefrain « zimzum » (ou « zumzim »). La première et la dernière section
obéissent généralement aux règles de l’essai critique. Dans ces fragments le
narrateur expose ses réflexions esthétiques (ses méditations sur les
caractéristiques de la nouvelle mises en contraste avec les traits du roman)
mais,
simultanément,
il
construit
un
cadrage
narratif
qui
permet
l’incorporation de la partie centrale du texte. Cette deuxième partie est, par
contre, une collection de narrations courtes implantées à l’intérieur d’un
récit plus long. Force est de constater que la trichotomie sur laquelle repose
Idem, «Tener estilo», op. cit. («Entonces lo entendemos: lo que hemos leído no son otra
cosa que las digresiones para un futuro libro que, entonces, se promete escribir Marcel a lo
largo de largas noches (...) Ahí y entonces, la digresión se convierte en género y en estilo
literario»).
394
221
la structure de la nouvelle (les deux segments de nature métalittéraire qui
encadrent des récits fictionnels qui, pour leur part, contiennent d’autres
récits, et la construction du narrateur) est un reflet fractal (ou autrement dit,
mise en abyme) du recueil entier et d’autres livres de la série frésanienne
comme Mantra ou Le fond du ciel.
La nouvelle se fractionne donc en trois niveaux narratifs.
Illustration 16. Schème de la structure de « Notes pour une théorie de la
nouvelle ».
Réflexions génériques du narrateur
Le texte qui ouvre La Vitesse des choses, le premier du triangle qui
organise l’ensemble du recueil, « Notes pour une théorie du lecteur »,
introduit déjà l’explication de cette démarche (très borgésienne) d’énoncer la
théorie depuis la fiction même, de transformer la théorie de la nouvelle, du
roman, du lecteur, de l’écrivain ou de la vocation littéraire en une nouvelle :
J’aime l’idée d’écrire une idée, le défi contenu dans le fait qu’une
idée puisse être une nouvelle, que la simple théorie d’une histoire
puisse être lue comme une histoire à part entière. Ainsi, des
fantômes de femmes mortes reviennent chaque nuit dormir aux
côtés de leur mari vivant ; ainsi, des hommes écoutent l’eau leur
raconter des histoires.395
395
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 49-50.
222
Les deux unités théoriques de « Notes pour une théorie de la nouvelle »
paraissent être dépourvues d’un ordre préétabli. Leur structure atomisée se
compose
de
pièces
de
longueur
variée
(des
« notes »),
séparées
graphiquement par des espaces blancs. Le texte s’approche ainsi du résultat
de la technique cut-up, non dans le sens de découpage et réarrangement
d’un texte original pour en produire une nouvelle version, mais dans le sens
présenté par l’un des narrateurs de Mantra :
Le cut-up en tant que nouveau langage où tout est fragmenté, où
les histoires commencent là où elles se terminent, sans respecter
l’ordre chronologique des faits. L’important, c’est de tout mettre
par écrit, vite, avant que le récit disparaisse ou sombre dans
l’oubli. Soumettre chaque instant au plus grand nombre possible
de variations dont chacune serait présentée sous un angle
intéressant et également justifiable.396
La construction du texte vise alors à imiter la prise de notes,
l’enregistrement des pensées au fur et à la mesure qu’elles apparaissent.
Ainsi, la transmission de la réflexion critique progresse au moyen
d’associations et de digressions indépendantes, de caractère subjectif et avec
une intention claire du dialogue, ce qui ajoute encore au texte le trait
d’oralité. Le discours est ponctué par des adresses directes aux narrataires
et des questions rhétoriques, par exemple « Vous êtes donc prévenus »,
« Choisissez », « Vous avez fait votre choix ? », « S’il vous plaît, chaussez à
présent vos lunettes noires et appuyez sur l’interrupteur qui se trouve sur
votre gauche », « Qu’est-ce que tout cela vient faire ici ? Quel rapport avec ce
qui nous occupe ? ». Cependant, l’organisation des fragments dans la
nouvelle n’est aléatoire qu’en apparence. Les thèmes abordés dans les
parties successives s’articulent dans une argumentation logique, même si
elle est déchirée. Le récit commence avec une déclaration (une hypothèse)
396
Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, p. 210.
223
selon laquelle « les nouvelles n’ont pas à obéir à une structure quasi
prussienne pour raconter une histoire »397, pour parler ensuite de choix du
titre, de la forme éclatée du texte qui suit, des différences entre le roman et
la nouvelle, du rôle de l’auteur dans la création de l’univers fictif, de la
classification générique et de la définition de la nouvelle, finalement, des
origines, inspirations et fonctions du récit. L’exposé fragmenté du narrateurauteur cherche alors, comme l’indique son titre, à établir une théorie d’un
genre littéraire, mais en même temps il vise à mimer sa forme. Par
conséquent il se présente comme une « nouvelle-explosion, désordonnée et
maîtresse
d’une
l’exemplification
logique
de
la
personnelle »
nouvelle
qui
entendue
constitue
comme
la
« une
théorie
et
explosion,
désordonnée et maîtresse d’une logique personnelle » (encore une forme du
spéculaire).
Naturellement, cette théorie explosée trouve son origine dans de
nombreuses autres théories et se compose ainsi des morceaux épars de voix
différentes. Dans les méditations du narrateur-écrivain retentissent des
échos d’autres textes, d’autres idées, s’installent des citations directes et
cryptiques, à tel point qu’elles paraissent configurer un genre de palimpseste
ou un rassemblement de réflexions étrangères filtrées à travers le style
propre de l’auteur et glosées ou entrecroisées de ses observations. Parmi
plusieurs influences littéraires qui résonnent dans la nouvelle, deux
écrivains sont évoqués d’une façon explicite, Philip Kindred Dick et Edgar
Allan Poe. Leurs œuvres, bien que sous certains aspects complètement
différentes, s’inscrivent dans le même champ générique de la science-fiction,
du fantastique et de ses antécédents. Le narrateur s’intéresse surtout à leurs
pensées concernant la délimitation des frontières génériques entre le roman
et la nouvelle. Il cite d’abord un passage de Dick qui fait la distinction entre
les deux genres narratifs en se servant de l’analogie entre l’écriture et
l’enquête policière : « le roman parle de l’assassin et la nouvelle, de
l’assassinat »398. Il trouve cette proposition ingénieuse mais discutable et y
ajoute une nouvelle : « le roman traite du laboratoire et la nouvelle, de
397
398
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 193.
Ibidem, p. 194.
224
l’expérience ». Pareillement, il n’évoque les précisions de Poe sur le temps de
lecture d’une nouvelle (qui selon l’écrivain américain ne doit pas excéder
deux heures et, dans l’idéal, doit respecter la durée de trente minutes) que
pour les réfuter de manière humoristique (« en fait, la taille importe peu car
on peut lire une nouvelle phrase par phrase à raison d’une par jour, et la
faire ainsi durer plus longtemps qu’un roman »399).
Un autre livre provenant de ce domaine générique, qui a sans doute
marqué le concept de littérature développé dans le texte, est Abattoir 5 ou la
Croisade des enfants de Kurt Vonnegut, surtout en raison de sa structure
fragmentée et par la notion de l’œuvre littéraire présentée par les habitants
de la planète Tralfamadore. Cette conception, très proche de l’idée de cut-up
mentionnée ci-dessus, est une analogie qui illustre la même vision de
littérature subjacente dans les livres de Fresán. Elle défie la continuité, la
linéarité du texte et du temps pour proposer, en revanche, de lire le texte
littéraire comme un ensemble des messages émis simultanément :
Leurs livres étaient tout petits (…) de brefs massifs de symboles
séparés par des étoiles (…) chaque assemblage de signes
constitue un message court et impérieux, décrit une situation, une
scène. Les messages ne sont enchaînés par aucun lien spécial
mais l’auteur les a choisis avec soin afin que, considérés en bloc,
ils donnent une image de la vie à la fois belle, surprenante et
profonde. Il n’y a ni commencement, ni milieu, ni fin. Pas de
suspense, de morale, de cause, ni d’effet. Ce qui nous séduit dans
nos livres, c’est le relief de tant de merveilleux moments
appréhendés simultanément.400
La nouvelle frésanienne établit également des correspondances
indéniables avec la réflexion critique de deux auteurs de nouvelles
auxquelles fait allusion le fragment de « Notes pour une théorie du lecteur »
Ibidem, p. 197.
Un passage d’Abattoir 5 de Kurt Vonnegut cité dans Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, ed.
cit., pp. 291-292.
399
400
225
cité plus haut. À savoir, dans un premier temps l’invocation aux « fantômes
de femmes mortes » peut nous renvoyer à « Le Fleuve » (Fin d’un jeu) de Julio
Cortázar, qui compte parmi les écrivains argentins dont la production
contient plusieurs écrits à caractère critique. Dans un deuxième temps,
l’image « des hommes qui écoutent l’eau leur raconter des histoires » peut
être associée avec le minimalisme nord-américain de John Cheever
(notamment sa nouvelle courte « Le nageur » [Le général de brigade et la
veuve de golf]).
Les allusions aux textes de Cortázar ne sont pas étonnantes vu que le
problème substantiel de sa théorie et de sa pratique littéraire est une quête
générique, autrement dit, la recherche utopique de nouvelles formes
d’expression qui permettent de s’opposer au système culturel. D’après
Cortázar la raison d’être de l’écrivain consiste à franchir les murs imposés
par la culture et par la langue. Au lieu d’utiliser les genres littéraires d’une
façon passive, il doit donc les transformer activement pour qu’ils manifestent
la liberté de son être et la liberté de la création, tout en se servant des
instruments de ce que l’on nomme « poétique instrumentale »401. La règle
primordiale de cette démarche est l’introduction « du poétique » dans la
narration, ce qui, selon l’étude réalisée par Berg, signifie en réalité
l’application rigoureuse du principe de l’hybridation générique402.
Même si le nom de l’auteur de Marelle n’est jamais évoqué dans le
texte, l’exposé du narrateur de « Notes pour une théorie de la nouvelle » sur
les caractéristiques définitoires de ce genre littéraire (et beaucoup d’autres
interventions métalittéraires du supra-narrateur dans toute l’œuvre de
Fresán) manifeste des convergences frappantes avec les écrits critiques de
Cortázar, notamment son essai « Du conte bref et de ses alentours » (Último
round, 1969) et sa conférence donnée en 1963 au cours de son second
voyage à Cuba, intitulée « Quelques aspects du conte ». Par exemple,
Cortázar décrit les contes comme des explosions, des organismes vivants et
porteurs d’une force mythique énorme, les sujets d’écriture comme systèmes
Julio Cortázar, « Teoría del túnel », en: Obra crítica/1, Yurkievich, S. (ed.), Alfaguara,
Madrid, 1994.
402 W. B. Berg, « La portée poétologique de l’essai Teoría del túnel pour l’œuvre de Cortázar »,
en: Cortázar: de tous les côtés, Moncond’huy, D. (ed.), La Licorne, Poitiers, 2001, pp. 27-44.
401
226
atomiques et l’écrivain en tant qu’être équipé d’antennes détectant de bons
sujets. Tous ces éléments trouvent leurs analogies dans le texte frésanien. Il
admet également qu’à cause de l’utilisation très fréquente de la première
personne dans ses recueils de nouvelles, la troisième personne fonctionne
aussi comme une première personne déguisée.
Malgré ce nombre important d’affinités entre la pensée générique de
deux écrivains, la théorie et la pratique littéraires du narrateur frésanien
réfutent souvent les idées avancées par Cortázar. La toute première phrase
de « Notes pour une théorie de la nouvelle » nie la notion de sphéricité, c’està-dire la notion de limites préexistantes à l’acte d’écrire, fondamentale pour
la définition formelle de la nouvelle chez Cortázar. Pareillement, le style
digressif du narrateur contredit ouvertement les préceptes minimalistes
cortazariens d’élimination indispensable de tout élément superflu et de
séparation nette entre l’auteur, le narrateur et les personnages :
Ce que j’appelle intensité dans un conte consiste à éliminer toutes
les idées ou situations intermédiaires, tous les remplissages ou
phrases de transition que le roman permet et même exige.403
Je sais que les récits où les personnages doivent rester comme en
marge tandis que l’auteur explique pour son compte (même si ce
compte
est
une
simple
explication
et
ne
suppose
pas
d’intervention de sa part) des détails ou des passages d’une
situation à une autre, m’ont toujours irrité. Le signe d’un grand
conte m’est donné par ce que nous pourrions appeler son
autonomie, le fait qu’il soit détaché de l’auteur comme une bulle
de savon de la pipe en terre. Pour autant que cela semble
paradoxal, le récit à la première personne est la solution la plus
facile et peut-être la meilleure parce que récit et action sont alors
Julio Cortázar, « Quelques aspects du conte », trad. Sylvie Protin, en Idem, Nouvelles,
histoires et autres contes, Gallimard, Paris, 2008, p. 19. (« Lo que llamo intensidad en un
cuento consiste en la eliminación de todas las ideas o situaciones intermedias, de todos los
rellenos o fases de transición que la novela permite e incluso exige », « Algunos aspectos del
cuento », en Idem, Obra crítica/2, Jaime Alazraki (Ed.), Alfaguara, Madrid, 1994, p. 378).
403
227
une seule et même chose ; celui qui écrit fait alors partie de
l’action même lorsqu’il parle de tiers, il est dans la bulle, pas dans
la pipe (…) de toute façon, en tout conte bref mémorable, on
perçoit cette divergence, comme si l’auteur avait voulu se
déprendre le plus vite possible et de la manière la plus radicale
de sa créature, l’exorcisant de la seule façon qui lui était
possible : en l’écrivant.404
L’exposé du narrateur de « Notes pour une théorie de la nouvelle »
constitue ainsi un hommage cryptique à la vision poétique de la nouvelle de
Cortázar. Néanmoins, il n’accepte pas la conception cortazarienne dans son
ensemble, il ne choisit que quelques ingrédients en s’opposant à d’autres
idées essentielles.
De la même façon le narrateur-écrivain emprunte certaines phrases de
John Cheever. Celui est l’un des pionniers du roman atomisé, qui a anticipé
l’écriture expérimentale popularisée dans les années postérieures par les
écrivains tels que Donald Barthelme, John Barth, Thomas Pynchon o Kurtz
Vonnegut. Cheever est considéré comme maître de la narration courte, de ce
« prodige de concision romanesque en forme de nouvelle » 405, qui raconte les
découvertes des « racines secrètes mais tangibles des mythes anciens et des
archétypes immémoriaux » 406 sous-jacents à la banalité de la vie quotidienne
des banlieues. Un de ses thèmes préférés a été la force rédemptrice de l’eau
Julio Cortázar, « Du conte bref et de ses alentours », dans: Le tour du jour en quatre-vingt
mondes, Paris, Gallimard, 1983, pp. 174-176. (« … siempre me han irritado los relatos
donde los personajes tienen que quedarse como al margen mientras el narrador explica por
su cuenta (aunque esa cuenta sea la mera explicación y no suponga interferencia
demiúrgica) detalles o pasos de una situación a otra. El signo de un gran cuento me lo da
eso que podríamos llamar su autarquía, el hecho de que el relato se ha desprendido del
autor como una pompa de jabón de la pipa de yeso. Aunque parezca paradójico, la
narración en primera persona constituye la más fácil y quizá mejor solución del problema,
porque narración y acción son ahí una y la misma cosa. (…) de todas maneras, en cualquier
cuento breve memorable se percibe esa polarización, como si el autor hubiera querido
desprenderse lo antes posible y de la manera más absoluta de su criatura, exorcizándola en
la única forma en que le era dado hacerlo: escribiéndola », Julio Cortázar, « Del cuento breve
y sus alrededores », en: Los escritores y la creación en Hispanoamérica, Burgos F. (ed.),
Editorial Castalia, Madrid, 2004.)
405 Notes de Fresán dans John Cheever, La geometría del amor, Planeta Emecé Editores,
Barcelona, 2006, p. 27 (« un prodigio de concisión novelística hecho cuento »).
406 Ibidem, pp. 12-13 (« las raíces secretas pero tangibles de antiguos mitos y de arquetipos
inmemoriales »).
404
228
et dans ses textes se répète le leitmotiv d’une épiphanie aquatique,
baptismale.
Comme nous l’avons déjà commenté, l’influence de l’œuvre de l’auteur
américain est bien perceptible dans tous les livres de Fresán. Dans le cas de
deux fragments métalittéraires de « Notes pour une théorie de la nouvelle »,
nous repérons des paraphrases de fragments d’écrits critiques de Cheever
(notamment de son essai « Why I write short stories » [« Pourquoi j’écris des
nouvelles »], 1978, et de l’entretien pour The Paris Review) intégrées sans
guillemets et sans indication de source dans le discours du narrateur.
Dans le tableau qui suit nous présentons, à titre d’exemple, quelques
réécritures des textes de Cortázar et de Cheever que nous observons dans les
passages de la nouvelle étudiée de Fresán.
Tableau 8. Les correspondances thématiques entre « Notes pour une théorie
de la nouvelle » de Rodrigo Fresán et des textes divers de Julio Cortázar et de
John Cheever.
Rodrigo Fresán
Julio Cortázar
« Notes pour une théorie de la
nouvelle »
« Quelques aspects du conte »407
Comme les vies, les nouvelles sont ce genre si difficile à évaluer, si fuyant
donc des formes évasives et difficiles dans ses aspects multiples et
à classer (p. 196)
antagoniques (p. 12)408
Ce récit – plus “détoné” qu’écrit – Un conte est significatif lorsqu’il rompt
préfère relater le moment exact de ses propres limites par cette explosion
l’explosion (p. 194)
d’énergie spirituelle qui brusquement
illumine quelque chose de bien plus
Des nouvelles comme des explosions
vaste que la petite et parfois misérable
(p. 198)
anecdote qu’il raconte (p. 15)
...pendant que nous les lisons quelque
Edition espagnole : Julio Cortázar, « Algunos aspectos del cuento », en Idem, Obra
crítica/2, Jaime Alazraki (Ed.), Alfaguara, Madrid, 1994, pp. 365-385.
Edition française : Julio Cortázar, « Quelques aspects du conte », trad. Sylvie Protin, en
Idem, Nouvelles, histoires et autres contes, Gallimard, Paris, 2008, pp. 11-24.
408 « ese género de tan difícil definición, tan huidizo en sus múltiples y antagónicos aspectos»
(p. 369).
407
229
chose éclate (p. 16) 409
...d’histoires mutantes, qui brillent
dans le noir d’un éclat vert, qui font
sonner ceux qui les mesurent, les
calibrent et leur attribuent un degré
déterminé de dangerosité.
...l’écrivain est le premier à subir
l’effet indéfinissable mais écrasant de
certains
sujets,
et
que
c’est
précisément ce pourquoi il est écrivain
(…) Tout conte est donc prédéterminé
par
l’aura,
par
la fascination
Je ne suis plus écrivain.
irrésistible que le sujet crée sur son
Maintenant, je suis un compteur.
créateur (…) Voilà donc notre auteur
de contes, qui a choisi son sujet en se
Un compteur Geiger.
servant de ces subtiles antennes qui
Un compteur Geiger qui, lorsqu’il lui permettent de reconnaître les
s’approche
de
la
source
de éléments qui seront ensuite amenés à
radioactivité, émet un bruit… (p. 195) devenir œuvre d’art (pp. 18-19)410
Je crois que la nouvelle est née en
même temps que le feu, car on a eu
tout à coup besoin d’avoir quelque
chose à raconter autour de l’âtre
(p. 197)
Les bons parents racontent des
histoires à leurs enfants pour les aider
à franchir la barrière qui les sépare du
monde des rêves et des mille et une
nuits où les attendent d’autres contes
(pp. 197-198)
Il y a du sacré et du divin dans la
nouvelle, et ce n’est pas un hasard si
presque tous les grands textes
religieux et les mythologies les plus
fécondes sont construits à partir
d’histoires courtes (p. 198)
...il existe une longue tradition de
contes oraux, que les gauchos se
transmettent le soir autour du feu, que
les parents racontent à leurs enfants
(…) Les récits (…) traduisent et
résument l’expérience, le sens de
l’humour et le fatalisme de l’homme de
la campagne ; quelques-uns atteignent
même une dimension tragique ou
poétique (p. 20)411
...leur énorme force mythique, à leur
résonance d’archétypes spirituels, ou
d’hormones
psychologiques
pour
reprendre l’expression utilisée par
Ortega y Gasset pour qualifier les
mythes (p. 21)412
409 « Un cuento es significativo cuando quiebra sus propios límites con esa explosión de
energía espiritual que ilumina bruscamente algo que va mucho más allá de la pequeña y a
veces miserable anécdota que cuenta” (…)« algo estalla en ellos » (p. 373).
410 « el escritor es el primero en sufrir ese efecto indefinible pero avasallador de ciertos
temas, y que precisamente por eso es un escritor (...) Todo cuento está así predeterminado
por el aura, por la fascinación irresistible que el tema crea en su creador. (...) He aquí al
cuentista, que ha escogido un tema valiéndose de esas sutiles antenas que le permiten
reconocer los elementos que luego habrán de convertirse en obra de arte » (p. 377).
411 « existe una larga tradición de cuentos orales, que los gauchos se transmiten de noche en
torno al fogón, que los padres siguen contando a sus hijos (...) Los relatos (...) traducen y
resumen la experiencia, el sentido del humor y el fatalismo del hombre de campo; algunos
incluso se elevan a la dimensión trágica o poética » (p. 379).
412 « su enorme fuerza mítica, a su resonancia de arquetipos mentales, de hormonas
psíquicas, como llamaba Ortega y Gasset a los mitos” (p. 380).
230
Rodrigo Fresán
Julio Cortázar
« Notes pour une théorie de la
nouvelle »
«Du conte bref et de ses
alentours »413
Les nouvelles sont des organismes Les contes de cette espèce restent
imprévisibles… (p. 193)
comme des cicatrices indélébiles pour
tout lecteur qui les mérite : ce sont des
créatures vivantes, des organismes
complets, des cycles fermés et ils
respirent (p. 182)414
...les nouvelles, en ce qui me concerne, Dans le cas de mes contes, c’est
surgissaient du néant, (…) jaillissaient exactement le contraire qui se produit :
de l’obscurité (p. 197)
la ligne verbale qui les cernera
sans
aucune
pensée
Des nouvelles (…) qui attendent le démarre
préalable,
il
y
a
comme
une
énorme
lendemain pour être contées comme si
on les avait oubliées entre-temps, coagulation, un bloc entier qui est déjà
comme une esquisse qu’on pourrait le conte, cela est parfaitement clair
bien
que
cela puisse paraître
mieux écrire, mais qui finit presque
toujours par exiler et trahir la texture parfaitement obscur et c’est en cela
de ce qu’on a lu couché (…) Le récit précisément que réside cette espèce
d’analogie onirique de signe inverse
des rêves ne peut jamais rendre
qu’il y a dans la composition de ces
entièrement compte de la nature
propre du rêve sur le vif, impossible à contes : nous avons tous rêvé des
transporter de ce côté-ci (…) Voilà choses méridiennement claires qui,
pourquoi, devant une telle frustration, après notre réveil, n’étaient plus qu’un
caillot informe, une masse sans aucun
on invente tant de rêves éveillés (…)
sens. Rêve-t-on éveillé quand on écrit
(p. 198)
un conte bref ? (pp. 179-180)415
413 Julio Cortázar, « Du conte bref et de ses alentours », dans: Le tour du jour en quatre-vingt
mondes, Paris, Gallimard, 1983, pp. 172-184.
Julio Cortázar, « Del cuento breve y sus alrededores », dans: Los escritores y la creación en
Hispanoamérica, Burgos F. (ed.), Editorial Castalia, Madrid, 2004, pp. 250-257. En ligne:
http://consejosdeescritores.blogspot.fr/2007/09/del-cuento-breve-y-sus-alrededores.html.
414 « Los cuentos de esta especie se incorporan como cicatrices indelebles a todo lector que
los merezca: son criaturas vivientes, organismos completos, ciclos cerrados, y respiran. ».
415 « En el caso de estos cuentos sucede exactamente lo contrario: la línea verbal que los
dibujará arranca sin ningún “think” previo, hay como un enorme coágulo, un bloque total
que ya es el cuento, eso es clarísimo aunque nada pueda parecer más oscuro, y
precisamente ahí reside esa especie de analogía onírica de signo inverso que hay en la
composición de tales cuentos, puesto que todos hemos soñado cosas meridianamente claras
que, una vez despiertos, eran un coágulo informe, una masa sin sentido. ¿Se sueña
despierto al escribir un cuento breve? ».
231
Rodrigo Fresán
John Cheever
« Notes pour une théorie de la
nouvelle »
La nouvelle est un genre de l’homme Nous ne sommes pas des hommes
nomade et le roman, celui de l’homme nomades, mais il y a plus qu’une trace
sédentaire (p. 197).
de cela dans l’esprit de notre grande
patrie – et la nouvelle est la littérature
416
de
l’homme
nomade
[notre traduction]
J’aime me dire que j’écris – que Ping-Pong
sous
j’écrivais – comme on jouerait au ping- [notre traduction]
pong sous la pluie (p. 237)
la
pluie
417
Balles de ping-pong sous la pluie (p.
238)
...sur notre lit de mort, cet endroit où Quand tu n’as pas assez de temps
on a juste le temps de se faire raconter pour un roman, bon, la voilà la
un nouvelle et non un roman (p. 197)
nouvelle. Je suis bien sûr qu’au
Mais nul ne niera que s’il est vrai qu’à moment exact de la mort, on se
une nouvelle et
l’heure de notre mort, toute notre vie raconte à soi-même
418
non
un
roman
[notre
traduction]
défile en quelques secondes sous nos
yeux agonisants, alors au bout du
compte, tout roman devient une
nouvelle, une fiction soudaine (p. 237)
Les nouvelles sont des organismes L’écriture des romans est un art et
imprévisibles, et sous l’ordre apparent l’art est le triomphe sur le chaos (rien
imposé par un nombre limité de pages, de moins) 419 [notre traduction]
les variations infinies du chaos
guettent toujours (p. 193)
416 John Cheever, « Why I Write Short Stories », Newsweek, October 30, 1978,
http://www.loa.org/images/pdf/Cheever_Why_I_Write_Short_Stories.pdf. («We are not a
nomadic people, but there is more than a hint of this in the spirit of our great country – and
the short story is the literature of the nomad», consulté le 16/06/2014)
417 Idem, «The Art of Fiction» (entretien de Annette Grant), The Paris Review, Nº67, 1976,
http://www.theparisreview.org/interviews/3667/the-art-of-fiction-no-62-john-cheever.
(«Ping-Pong in the rain», consulté le 16/09/2014).
418 Idem, La geometría del amor, ed. cit., p. 15. (« cuando no tienes tiempo suficiente para
una novela, bueno, ahí está el cuento corto. Estoy muy seguro de que, en el momento
exacto de la muerte, uno se cuenta a sí mismo un cuento y no una novela »).
419 Ibidem, p. 327. (« La novelística es arte y el arte es el triunfo sobre el caos (nada menos)»).
232
Première étape
Étant donné que les genres littéraires, du point de vue du narrateurécrivain, sont un terrain parfait d’expérimentation, la construction tripartite
de « Notes pour une théorie de la nouvelle » correspond aux trois étapes
fondamentales d’une expérience scientifique. Selon la comparaison qu’établit
le narrateur au début du texte « le roman traite du laboratoire et la nouvelle,
de l’expérience »420, il illustre son propos avec une scène déjà citée dans
notre travail, la scène provenant d’un film de science-fiction de série B (il
s’agit ici de la production américaine La Mouche, 1983, de David
Cronenberg), dans laquelle un accident imprévu altère le cours de
l’expérience et provoque ainsi une mutation :
Des nouvelles bizarres comme celles que j’aime lire. Le genre de
nouvelles qui se glissent à un bout du circuit, puis on appuie sur
un interrupteur et on attend qu’elles ressurgissent de l’autre côté
du laboratoire et… oui… elles réapparaissent, mais vous savez
comment ça se passe : il suffit qu’elles croisent une mouche en
chemin et…421
Par conséquent, la première partie de la nouvelle commence sans
préambule
une
procédure
expérimentale
avec
la
formulation
d’une
hypothèse principale : « De même que la musique des sphères n’est pas
sphérique (…) de même les nouvelles n’ont pas à obéir à une structure quasi
prussienne pour raconter une histoire »422. Cette allusion aux nouvelles
théories de la physique, qui recyclent et inversent les spéculations anciennes
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 194.
Ibidem, p. 237. Ajoutons que la même image revient dans Le fond du ciel : « Je retourne
dans le passé et, en effet, c’est une traversée périlleuse. Car il suffit qu’une quantité de
matière étrangère, aussi minuscule que celle d’une mouche, s’immisce dans le processus du
transmutateur (ou appelez-le comme vous voudrez) ou qu’on marche sur un papillon pour
apparaître de l’autre côté du dématérialisateur (ou appelez-le comme vous voudrez),
radicalement et définitivement transformé en autre chose, ou transporté dans un monde qui
n’est plus le nôtre et a changé à jamais » (p. 41).
422 Ibidem, p. 193.
420
421
233
de l’école pythagoricienne, met en évidence le caractère prétendument (ou
parodiquement) scientifique, moderne et innovateur de l’approche du
narrateur. Elle accentue également son refus définitif de la notion de limite
qui pour Cortázar, précisément sous la dénomination de sphéricité,
constitue le trait définitoire de la nouvelle :
… la situation narrative en elle-même doit naître et se dérouler à
l’intérieur de la sphère, en travaillant de l’intérieur vers
l’extérieur, sans que les limites soient tracées comme lorsqu‘on
modèle une boule d’argile. Autrement dit, le sentiment de la
sphère doit préexister à l’acte d’écrire le conte, comme si le
narrateur,
soumis
par
la forme
qu’il
désire,
se
mouvait
implicitement en elle et la portait à la tension la plus extrême, ce
que fait précisément la forme sphérique en sa perfection.423
Ensuite, le narrateur énumère les neuf titres alternatifs de la nouvelle,
qui annoncent l’étonnante variété thématique et générique du texte à venir,
puisqu’une fois terminée la lecture ils s’avèrent être les titres potentiels des
fragments (ou plutôt « des éclats ») insérés dans le cadre métalittéraire de
« Notes pour une théorie de la nouvelle ». Sur la première page du récit sont
alors introduits des thèmes et motifs qui seront développés dans les parties
suivantes du texte, dans une démarche musicale qui copie la même stratégie
régissant le recueil (rappelons que dans la première nouvelle de La Vitesse
des choses sont posés les fragments de toutes les nouvelles suivantes). C’est
une opération qui peut illustrer les mécanismes musicaux et fractaux de la
composition du volume entier, que nous allons étudier dans les chapitres
suivants de notre travail.
Julio Cortázar, « Du conte bref et de ses alentours », op. cit., p. 173. (« ... la situación
narrativa en sí debe nacer y darse dentro de la esfera, trabajando del interior hacia el
exterior, sin que los límites del relato se vean trazados como quien modela una esfera de
arcilla. Dicho de otro modo, el sentimiento de la esfera debe preexistir de alguna manera al
acto de escribir el cuento, como si el narrador, sometido por la forma que asume, se moviera
implícitamente en ella y la llevara a su extrema tensión, lo que hace precisamente la
perfección de la forma esférica », dans Julio Cortázar, « Del cuento breve y sus alrededores »,
op. cit, p. 251.).
423
234
Or, suite à l’explication de la structure atomisée, explosée et
hétérogène de la nouvelle et de sa démarche d’unir plusieurs « parties isolées
en
un
tout
gestaltien »,
le
narrateur
s’interroge
sur
des
aspects,
caractéristiques et définitions diverses de sa propre version de ce genre
narratif. Comme nous l’avons dit auparavant, dans cette description cut-up
du phénomène littéraire soumis à l’analyse, le narrateur fait appel librement
à des éléments aussi différents que Vil Coyote et Bip-Bip, les personnages de
la série américaine de dessins animés ; la Bible ; le projet de recherche
Manhattan visant la production de la première bombe atomique américaine
durant la Seconde Guerre mondiale ; les œuvres de Poe, Dick ou Cheever,
ou encore la théorie kabbalistique du tsimtsoum se référant au processus
précédant la création du monde.
Au milieu de cette partie initiale de la nouvelle une question attire
notre
attention,
la
seule
à
s’éloigner
de
la
problématique
générique : « Qu’importe tout cela maintenant que les écrivains sont tombés
comme des mouches et qu’il n’en reste plus qu’un seul ? »424. Cette question
n’a apparemment rien à voir avec les réflexions qui l’entourent et de cette
manière elle interrompt le flux du discours essayistique afin d’y introduire
une lueur du cadre narratif de la nouvelle. Le motif fantastique de la maladie
mystérieuse qui a causé l’extinction de tous les écrivains sauf un, le supranarrateur de la série de Fresán, peut être compris seulement dans le
contexte de la troisième partie de la nouvelle, d’autres textes de La Vitesse
des choses et, finalement, dans le contexte intertextuel d’autres livres de
l’auteur. Cependant, cette intervention courte du supra-narrateur n’est pas
le seul indice de sa présence dans le texte. Nous reconnaissons sa voix dès
les premières pages lorsqu’il dit que Philip Kindred Dick est l’un des
écrivains qu’il préfère sur cette planète et qu’il évoque ensuite d’autres
éléments récurrents au niveau du recueil comme la figure de J. Robert
Oppenheimer, le Big Bang ou le zimzum.
424
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 196.
235
Deuxième étape
Le début de la seconde phase de l’expérience littéraire tentée par le
narrateur dans la nouvelle étudiée est marqué par une parenthèse
métalittéraire et le Zimzum épiphanique425. La notion de Tsimtsoum (qui
apparaît aussi sous d’autres variantes orthographiques comme Tzimtzum ou
Zimzum) fait référence à la doctrine kabbalistique de la création de l’univers
développée par Rabbi Isaac Louria et sera l’objet d’une analyse plus
approfondie dans la partie postérieure de notre travail, intitulée « Les
variations scientifiques et religieuses : la théorie quantique, la fractalité, le
Big Bang et la kabbale ». Nous allons juste signaler ici que, dans l’objectif de
créer des nouveaux mondes littéraires, le narrateur se transforme en
chercheur scientifique dont les essais en laboratoire doivent en plus
reproduire la procédure de la création divine. Il assume et réunit donc le
statut d’expérimentateur et de démiurge.
Ajoutons que l’utilisation de la formule kabbalistique « À présent (…) je
disparais » inscrit également la nouvelle dans le grand cadre de la série. Ce
modèle d’expression est habituellement appliqué (dans ses variations
différentes) par le supra-narrateur frésanien pour délimiter ses interventions
dans les livres, par exemple : « Et maintenant, moi, j’entre en scène »
(L’homme du bord extérieur), « À présent, j’apparais » (Vies de saints),
« Maintenant j’apparais » (la dernière nouvelle de La Vitesse des choses), «que
j’apparais et que je disparais afin de m’adresser à vous dans de brefs
paragraphes » (L’homme du bord extérieur).
À présent, pour déclencher les faits comme il se doit, je
disparais pour resurgir à la première personne et devant la
première personne qui croise mon chemin.
Notre analyse courte de la dimension métalittéraire de La Vitesse des choses a été publié
dans : Ewa Bargiel, «¿Hay alguien allí? Metaficción en La velocidad de las cosas, de Rodrigo
Fresán», en José Luis Losada Palenzuela, Justyna Ziarkowska (Coord.), Estudios Hispánicos.
Arte y verdad: reflexión estética y filosófica en la literatura hispánica, NºXVII, Wydawnictwo
Uniwersytetu Wrocławskiego, Wrocław, 2009, pp. 85-94.
425
236
Zimzum : le son fait de métal et d’air produit par un véhicule
qui roule à toute vitesse quand il passe à côté de soi. Au bord de
la route, on l’observe et on se demande quelle est sa marque. On
se répond que peu importe, qu’on n’a jamais été un grand
connaisseur d’automobiles.426
À ce niveau de la nouvelle (et de l’expérience), le narrateur commence
à « soumettre aux manipulations » un certain nombre d’histoires de sorte
que les trames semblent avancer sans son intervention organisationnelle,
sans ordre préconçu. Autrement dit, il met en pratique la technique exposée
dans la partie suivante du texte :
… mon système particulier non pas pour écrire, mais ordonner une
histoire, lancer une idée dans une direction donnée et la regarder
se faire bombarder par une infinité de micro idées qui la déportent
n’importe où.427
Le corpus de sa recherche se compose d’une histoire principale,
relativement longue (« l’histoire du trafiquant de livres » qui correspond au
titre Hank Williams’ Blues mentionné dans la première partie), dans laquelle
sont insérés deux récits différenciés typographiquement en italique (Roswell :
une digression et Quelques souvenirs qui me restent de ce voyage), à côté
d’autres « éclats » textuels variés qui s’intègrent au texte et remplissent les
fonctions d’une glose, d’une allusion ou d’une continuation d’autres textes
de Fresán, par exemple de Mantra, « Petit manuel d’étiquette funéraire », « La
fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là », « Notes pour une théorie de
l’écrivain » (La Vitesse des choses), « La panique de la fuite anticipée » et « La
panique de la fuite anticipée frappe à nouveau » (Vies de saints).
La structure d’ensemble de cette partie centrale de la nouvelle est une
variation sur la composition classique des récits enchâssés. La construction
de la figure du narrateur au niveau du récit cadre reproduit le schème déjà
426
427
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 199.
Ibidem, pp. 236-237.
237
analysé de la macrostructure narrative de tous les recueils et de nouvelles de
Fresán, avec un narrateur qui reste à l’ombre des histoires d’autres
personnages pour dévoiler son visage à la fin de lecture. En tenant compte
du fait que cette stratégie est mise en œuvre dans le recueil La Vitesse des
choses, puis dans la nouvelle en question et enfin au niveau de la deuxième
partie de la même nouvelle, nous observons une mise en abyme au troisième
degré.
Le narrateur-personnage, un trafiquant de livres sans nom, passe la
plupart de son temps sur la route. Il est employé de la Fondation (comme le
supra-narrateur), dont la mission principale est de « construire de nouveaux
et invulnérables écrivains qui remettront encore une fois les choses à leur
place et sépareront la fiction de la non-fiction »428. Au moment de la
narration il se trouve près d’une ville Canciones Tristes. Quand il se déplace
solitairement dans son véhicule, il lui arrive de temps en temps « de prendre
un auto-stoppeur et de le mener à destination en le lisant comme une
nouvelle »429. En conduisant son pick-up il écoute alors des narrations
différentes, parfois mauvaises, parfois drôles ou anormales, et il les
enregistre à l’aide d’un petit magnétophone caché, pour les réécouter plus
tard dans sa chambre d’hôtel. Vu qu’il est aussi un grand connaisseur de
livres et un lecteur passionné, l’une des histoires encadrées est composée de
quelques pages des mémoires qu’il a trouvées par hasard cachées dans un
livre.
Un jour le narrateur, qui adopte toujours une position de récepteur
(lecteur ou auditeur) des histoires, rencontre sur son chemin une fille dont
l’histoire s’avère faire partie de la sienne. Il décide alors pour la première fois
de relater sa propre vie à quelqu’un, et grâce à cet acte d’échange d’histoires
il peut finalement tourner la page et retrouver la paix intérieure. C’est alors à
la fin du récit cadre que le lecteur découvre que le trafiquant de livres est le
fils du narrateur d’une autre nouvelle du recueil, « Petit manuel d’étiquette
funéraire ». Il compte de plus parmi les « narrateurs non fiables » frésaniens.
Après qu’il soit devenu fou lors des funérailles de son père, il a été
428
429
Ibidem, p. 229.
Ibidem, p. 201.
238
diagnostiqué comme atteint d’« hyperthrénie », une maladie fantastique
définie comme « un excès de souffrance causée par la mort d’un être cher ».
La lecture et l’écoute d’histoires d’autrui jouent ici un rôle thérapeutique.
La structure de cette section du texte illustre également les propos
exposés dans la partie initiale, où le supra-narrateur évoque la fonction
primitive de l’acte de raconter, le rôle social important des histoires
partagées autour du feu ou près de l’âtre. La valeur atemporelle de l’activité
de conter et, notamment, sa place dans le processus de la connaissance de
soi-même et d’autrui, est abordée plus profondément dans une autre
nouvelle du recueil, l’« Histoire avec monstres » :
Bien avant d’échanger de l’argent ou des marchandises, les
hommes ont appris à échanger des histoires. Les histoires comme
formes de richesse invisible mais solide. La base de toute
civilisation, les piliers de tout art et de tout science, ont leurs
fondations dans la terre profonde fertilisée par les os anciens
d’histoires qui ne vieillissent jamais (…) raconter et écouter la vie
d’autrui en découvrant sans trop s’étonner que dans la biographie
d’un étranger, les jours semblent intimement liés aux événements
de nos nuits…430
La question de la fonction de la littérature, de l’écrivain et des histoires
dépasse les limites du recueil, puisque c’est l’un des thèmes récurrents dans
toute l’œuvre de Fresán. Dans un entretien l’écrivain explique :
La fonction sociale de l'écrivain existe et c'est celle de fournir des
histoires : pour que les gens aient quelque chose à lire, un point
de fuite par où s'évader et connaître des réalités alternatives. Cela
me semble plus que suffisant et, d'une certaine manière, épique et
épiphanique et, si vous voulez, engagé. C'est la même fonction
qu’a eue dans la préhistoire autour d'un feu quelqu’un qui une
430
Ibidem, p. 425.
239
nuit a commencé à raconter quelque chose à ses amis. Je veux
penser que ce métier n'a pas beaucoup évolué.431
[Notre
traduction]
La
situation
narrative
de
raconter
des
histoires
privilégie
naturellement la variété des genres. En conservant l’ingrédient essayistique
de la partie antérieure, le récit cadre du trafiquant de livres et le deuxième
récit encadré, Roswell : une digression, présentent des événements qui se
déroulent dans le monde futuriste de la science-fiction. Dans cette réalité
tous les écrivains sont décédés, les voyages dans l’espace existent, les
interactions
avec
des
extraterrestres
ont
lieu
régulièrement
et
une
mystérieuse Fondation nord-américaine récupère les livres des morts. Dans
le monde à mi-chemin entre la nostalgie et la parodie, à côté du motif
borgésien d’une bibliothèque-univers, des allusions à la littérature de la
route de la Beat Generation ou J. G. Ballard, et à la fameuse émission
radiophonique d’Orson Welles, apparaît un répertoire impressionnant
d’anglicismes, lieux communs et symboles de la culture populaire de la
science fiction américaine : des clones, un super-héros-tueur en série créé
dans un laboratoire, l’affaire de Roswell, le célèbre film de l’autopsie d’un
extraterrestre, E. T., les séries télévisées The Twilight Zone, The X-Files,
Stargate, Dark Skies et The Invaders.
Le récit cadre du trafiquant de livres entremêle les histoires
enchâssées avec les digressions du narrateur portant sur les rites funéraires
de l’ancienne Egypte et d’aujourd’hui, la vie sur les routes et la solitude, ou
sur les changements délicats et presque imperceptibles que subissent les
livres dans leur composition physique et spirituelle après la mort de leur
auteur. Le premier des éclats encadrés fait référence à un récit qui n’est pas,
curieusement, vraiment relaté dans la nouvelle. Le narrateur mentionne
brièvement un auto-stoppeur, un homme qui portait un masque et qui lui a
Entretien de Roberto Santander, Martín Abadía, op. cit. («La función social del escritor
existe y es la de proveer historias: que la gente tenga algo que leer, un punto de fuga por
donde evadirse y conocer realidades alternativas. Me parece más que suficiente y, de algún
modo, épico y epifánico y, si se quiere, comprometido. La misma función que, en la
prehistoria, alrededor de una fogata, tenía alguien que una noche empezó a contar algo para
sus amigos. Quiero pensar que el oficio no ha evolucionado mucho»).
431
240
raconté l’histoire d’une fille qui aimait se jeter dans les piscines. La figure
d’un français masqué fait évidemment écho au narrateur de la deuxième
partie de Mantra, roman qui a paru trois ans après la première édition de La
Vitesse des choses. L’histoire de la fille, par contre, est le thème de la
onzième nouvelle du recueil et d’autres textes frésaniens, particulièrement
de Mantra. Pour connaître donc l’histoire relatée au narrateur de « Notes
pour une théorie de la nouvelle », il faut lire l’une des nouvelles suivantes du
recueil, « La fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là » et le roman. Le
narrateur insère ainsi dans son récit un hyperlien, reconnaissable seulement
par les lecteurs fidèles de Fresán, permettant de passer à un autre texte, à
un autre livre.
Pareillement, dans la conclusion de son récit, le trafiquant de livres
raconte sa propre histoire à la fille étrangère à l’aide d’une lettre de son père.
La lettre n’est pas, cependant, citée intégralement. Le narrateur dit
seulement qu’elle est très longue et il ne dévoile que son en-tête et quelques
phrases de conclusion. Le lecteur ayant lu les nouvelles du recueil dans
l’ordre, dès les premiers mots de la lettre reconnaît le quatrième texte de La
Vitesse des choses, « Petit manuel d’étiquette funéraire ». Ainsi, le cadre de
l’en-tête et de la terminaison renvoie à une autre nouvelle entière de presque
cinquante pages.
Le deuxième récit enchâssé, intitulé dans la partie initiale Quelques
souvenirs qui me restent de ce voyage, est composé de fragments de
mémoires qui s’inscrivent bel et bien dans les domaines thématiques du
recueil. Il enregistre les péripéties d’un aspirant écrivain de vingt ans qui
entreprend une quête d’épiphanie ou de satori, inspiré par la lecture de
Satori à Paris de Jack Kerouac et Stephen Le Héros de James Joyce.
Néanmoins, la forme du texte est particulière. Les entrées ne sont pas
datées, mais introduites par le refrain : « tout ça s’est passé il y a très
longtemps ». Le narrateur souligne régulièrement qu’il est en train de relater
les événements à une femme, qu’il transcrit son récit prononcé oralement. Il
insère dans son discours des formules se référant ou s’adressant
directement à son narrataire féminin, comme « lui dis-je », « lui expliqué-je »,
« je me suis rappelé la colère au fond de tes yeux, ce soir-là » ou « je lui
241
raconte qu’alors… ». Nous observons donc les changements de perspective
typiques de la narration frésanienne et nous reconnaissons vite sous le
masque de l’auteur de mémoires la figure du vieil écrivain de la Fondation, le
supra-narrateur de la série. Pour commencer, il mentionne « le pays qui m’a
vu naître et n’existe plus aujourd’hui », il voyage sur un bateau qu’il appelle
S.S. Quantum et il finit ses mémoires avec la formule récurrente « ce serait
bien comme ça » (estaría bien que así fuera). En deuxième lieu, il se présente
en tant qu’étranger et il évoque le passé avec le terme d’Étranger. Son fils
s’appelle Balthasar en honneur à un écrivain mystérieux qui n’apparaît que
dans la dernière nouvelle de La Vitesse des choses en tant que l’archétype du
maître, le père littéraire du supra-narrateur. En plus, lorsque sa femme (la
veuve) cite ses explications concernant deux catégories d’écrivains, les
écrivains qui lisent et les lecteurs qui écrivent, elle cite exactement les mots
de l’intrusion du supra-narrateur dans « Le système éducatif » (L’homme du
bord extérieur).
Le réseau de références intertextuelles dans cette mise en abyme au
troisième niveau narratif est encore plus compliqué. Le jeune aspirant
écrivain rassemble dans ses mémoires ses souvenirs du service militaire
obligatoire, de ses aventures à Belfast, à Paris, à Athènes et à Salzbourg. En
Italie, il débarque dans une petite île où il est témoin d’une éruption de
volcan et de la mort d’un vieillard renversé par une ambulance, les
événements qui auront lieu dans « Cartes postales envoyées depuis le pays
des hôtels », la douzième nouvelle du recueil. Il se rappelle aussi sa
participation à une fête pendant laquelle une très belle inconnue s’est jetée
dans la piscine. Finalement, afin de décrire le grand moment de son
épiphanie, de cette révélation cherchée longtemps, il utilise des mots
identiques à ceux prononcés par le narrateur-protagoniste de « L’apprenti
sorcier » (L’homme du bord extérieur), puis par l’écrivain de l’« Histoire avec
monstres » (La Vitesse des choses) : « il pleuvait plus que dans la Bible (…) le
monde m’a soudain paru plein de possibilités infinies »432.
432
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 222.
242
Il faut en conclure donc que le narrateur des mémoires de voyage, que
le trafiquant de livres est en train de lire, est le même que le narrateur des
deux parties métalittéraires encadrant cette partie centrale de la nouvelle et
que le supra-narrateur de toute série intertextuelle de Fresán. Autrement
dit, suite à cette démarche spéculaire le narrateur, auteur déclaré des récits
enchâssés, devient son propre personnage.
Finalement, dans les fragments qui clôturent le deuxième segment de
la nouvelle, le trafiquant de livres raconte son histoire à la fille à la moto
dans un bar de l’Hôtel Grand Cosmo (rappelons que c’est exactement le
même café où sera prononcé le « monologue pour salaud » de la nouvelle
suivante). Dans un décor inspiré des peintures d’Edward Hopper, l’un des
artistes préférés de Fresán (« Nous nous asseyons à une table près d’une
fenêtre. La nuit est tombée et on ne voit plus le monde extérieur, juste nos
visages se reflétant dans la vitre »433), il lui dévoile son « projet secret et
personnel ». Ses explications éclairent (ou obscurcissent, un jeu typique de
l’auteur) la figure très énigmatique de l’écrivain Balthasar de la dernière
nouvelle du recueil.
Illustration 17. Automate et Noctambules d’Edward Hopper.434
433
434
Ibidem, p. 228.
http://en.wikipedia.org/wiki/Edward_Hopper (Consulté le 16/09/2014).
243
Troisième étape
Le début de la partie finale de « Notes pour une théorie de la nouvelle »
et de la dernière étape de l’expérience est indiqué par un espace blanc et la
suivante parenthèse métalittéraire :
Maintenant j’arrive. Il est temps de se décontracter. Zumzim,
j’imagine. Comme un film projeté à l’envers. Maintenant je
regagne le lieu que j’ai su créer pour voir ce que ma création est
devenue et quel usage elle a fait de son libre arbitre.435
Contrairement aux fragments antérieurs, qui malgré leur nature
hybride conservent une modalité dominante (la réflexion essayistique ou la
narration fictionnelle), sur les dernières pages du texte les passages qui
reprennent le fil de la méditation autour des propriétés de la nouvelle
s’entremêlent avec des précisions concernant les circonstances de la
situation énonciative du narrateur.
Cette série de pièces textuelles est entamée par des pensées
désespérées d’un écrivain bloqué en train de regarder son bureau couvert de
manuscrits, qu’il considère lamentables, et de pages blanches. À défaut
d’inspiration, il se penche sur une théorie de la feuille de papier. Il présente
un état de la question parodique dans lequel à l’aide d’un langage
hermétique
et
pseudo-scientifique
il
effectue
le
bilan
des
travaux
académiques de spécialistes divers, surtout des universités américaines,
relatifs au thème d’une feuille de papier froissée. L’écrivain en crise, le « je »
de cette scène ludique illustrant le phénomène de la peur de la page blanche
n’est pas, cependant, le supra-narrateur de la nouvelle et son bureau n’est
pas le décor du récit cadre. Le fragment n’est qu’un autre éclat, un autre
message émis depuis le niveau du récit enchâssant, car dans la pièce
suivante de ce puzzle textuel, un autre « je » s’interroge :
435
Rodrigo Freán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 230.
244
Qu’est-ce que tout cela vient faire ici ? Quel rapport avec ce qui
nous occupe ? J’essaye peut-être d’établir une relation religieuse
ou scientifique entre la contraction divine du Zimzum et l’étrange
force d’une feuille de papier froissée.436
Ensuite, le supra-narrateur révèle les circonstances de la rédaction de
la nouvelle. D’abord il précise le lieu de la création (« J’écris dans le cimetière
de la forêt, là où il n’y a pas de caméras, là où on ne me suit pas parce qu’il
n’y a jamais rien au-delà d’un cimetière »437) et le caractère de son écriture
(« je
griffonne
ces
notes
maladroites
et
prématurées,
au
diagnostic
fragile »438). Vu que dans sa réalité réapparaissent les motifs sciencefictionnels de l’extinction des écrivains et de la Fondation, les frontières entre
l’univers représenté dans la partie centrale de la nouvelle et celui du cadre
essayistique commencent à s’effacer. Le supra-narrateur de toute l’œuvre de
Fresán, le double littéraire de l’auteur sous le masque du vieil écrivain qui
mène ses méditations sur la littérature dans la première et dernière partie de
la nouvelle, a construit donc une variante de son propre univers fictionnel.
En plus, il a projeté une version de soi-même dans cette fiction à la
puissance deux : il est l’écrivain mort dont le trafiquant de livres lit les
mémoires.
Or, une fois réalisées les expériences de rédaction d’histoires courtes
(dans la section centrale de la nouvelle) et puis établies les circonstances de
« la recherche littéraire », le narrateur se livre à une digression sur la
fonction importante des morts (et de la mort) dans la société et, notamment,
dans le travail de création. Selon ses dires, c’est la présence constante des
morts dans la vie des vivants qui actionne la mémoire des écrivains, c’est
leur supplication fantasmatique du souvenir qui inspire, mais en même
temps c’est grâce au caractère invraisemblable et incroyable de leur
436
437
438
Ibidem, p. 233.
Ibidem, pp. 233-234.
Ibidem, p. 234.
245
existence en nous que « nous nous sentons prêts à admettre la normalité de
l’anormal dans la texture et la trame de nos vies »439.
Le narrateur procède ensuite à l’auto-évaluation des résultats de son
expérimentation. Il résume et critique les effets de son travail de laboratoire :
L’histoire du trafiquant de livres n’est pas mauvaise, mais
le personnage de la fille m’intéresse davantage (…) de même que
celui du père du narrateur. Quelle est cette histoire dans sa
lettre ? De quoi
parle-t-il quand il mentionne le costume de
superhéros ? Dois-je continuer d’explorer ces possibilités ?
Le
reste
est
insignifiant :
extraits
de
publications
scientifiques, souvenirs d’un voyage que j’ai fait il y a des années,
mon intérêt pour Philip K. Dick et les losers aliénigènes (…)440
Par conséquent, la figure du narrateur/l’écrivain se fusionne avec celle
du lecteur et le texte acquiert un caractère autoréférentiel. Il projette un acte
privé de communication littéraire dans lequel l’auteur lui-même exerce
alternativement les fonctions d’émetteur, de protagoniste et de récepteur, en
devenant de cette manière le critique de sa propre production et en la
transformant en dialogue avec la forme et avec soi-même.
Finalement, en guise de conclusion de ses expériences et de ses
analyses scientifico-méta-fictionnelles sur la nature de la nouvelle, le
narrateur propose un rêve. Une sanglante guerre mondiale sur une certaine
planète Urkh 24 lui est apparue en songe à la veille du moment de la
narration. Les deux armées combattantes étaient les Nouvelles et les
Romans…
Comme nous l’avons déjà commenté, La Vitesse des choses est un livre
métafictionnel qui interroge amplement son statut générique fluctuant et
ambigu. Du point de vue de la structure globale de ce recueil de quinze
textes, il peut être qualifié comme « une mutation fractale de roman-ennouvelles » et, précisément, la frontière inconstante entre ces deux genres
439
440
Ibidem, p. 236.
Ibidem, p. 236.
246
narratifs, qui prédominent dans la littérature contemporaine, constitue l’un
de ses axes thématiques principaux. Les réflexions littéraires, intégrées au
tissu fictionnel du livre, et la structure même du recueil évoquent le
phénomène de la dichotomie et de la compétition perpétuelles entre ces deux
stratégies de narration opposées, qui culminent au cours du XIXème siècle
dans le roman et la nouvelle : d’un côté une narration longue, bien organisée
et donc peut-être prévisible, et de l’autre une narration brève, dynamique et
étonnante.
Dans le rêve de science-fiction du narrateur de « Notes pour une
théorie de la nouvelle », les Romans représentent le pouvoir dictatorial. Ils
imposent avec autorité à tous les habitants de la planète la loi d’une histoire
unique préétablie qui exclut toute possibilité de surprise. Elle assure, en
revanche, un bonheur individuel et le meilleur déploiement possible de la
trame de l’existence. Quant aux Nouvelles, membres d’une faction dissidente
devenue une force anarchiste, ils « prônent l’euphorie de multiples variantes,
de plusieurs romans au cours d’une vie qui, même brefs, n’ont aucune
raison d’être pires que les autres »441. Après un attentat contre le dirigeant
des Romans, la guerre éclate provoquant des millions des morts. Les
survivants du parti vaincu, les Nouvelles, sont expulsés et doivent s’exiler
sur une planète où l’histoire est un éternel recommencement.
Les réflexions du narrateur concernant la littérature et sa vision
onirique de l’évolution des genres littéraires débouchent ainsi sur la
situation politique et l’histoire de l’Argentine, ce qui est confirmé par les
mots concluant cette partie de la nouvelle :
Sur cette planète, l’histoire est un éternel recommencement.
Elle s’interrompt et prend fin sans crier gare, puis repart en
suivant un cycle infernal, tournant sans cesse sur elle-même.
Je me suis réveillé en songeant que si cette planète était la
Terre, le pire destin des Nouvelles serait le pays qui m’a vu naître
et n’existe plus aujourd’hui. Ce qui expliquerait pourquoi la
441
Ibidem, p. 239.
247
tradition littéraire de ma patrie fantôme passait par la nouvelle et
non par le roman…442
Rappelons que Rodrigo Fresán utilise exactement les mêmes idées
pour justifier l’architecture discontinue et hybride de son premier livre,
L’homme du bord extérieur. Son pays d’origine y est décrit comme un recueil
de nouvelles exemplaire justement à cause de son histoire tumultueuse,
désordonnée et cyclique, donc en forme de nouvelle : « elle recommence sans
cesse, se réécrit et, lorsqu’elle s’achève, le final est toujours ouvert »443. De la
même façon, la phrase ouvrant « Notes pour une théorie de la nouvelle » (« les
nouvelles n’ont pas à obéir à une structure quasi prussienne pour raconter
une histoire ») qui résonne dans la loi des Romans à l’histoire unique
préétablie, recycle les remarques faites déjà par Rodrigo Fresán dans la
postface de L’homme du bord extérieur :
… il n’y a aucune raison pour qu’une trame se soumette à un
ordre préétabli et que la recherche et la découverte de l’épiphanie
impliquent des déplacements constants en terres étrangères.444
Or, le narrateur reproche au roman son corset générique trop rigide,
ce moule préexistant à la création qui emprisonne l’esprit de l’auteur même
avant le commencement de l’histoire et, d’un autre côté, enferme la réception
créative du lecteur dans le piège des attentes. Néanmoins, il ne s’agit pas ici
seulement de la cage de la vraisemblance, de la logique de cause à effet, de
linéarité spatio-temporelle, narrative ou des interprétations moralisatrices
(les limitations du genre déjà surmontées dans le roman contemporain). Le
rêve de l’écrivain consiste également à pouvoir mener plusieurs variations de
la même histoire simultanément et infiniment (comme dans la musique et
dans les livres fantastiques des habitants de Tralfamadore), à pouvoir
changer, modifier et refaire les histoires à chaque moment, et enfin, à
Ibidem, p. 239.
Idem, L’homme du bord extérieur, trad. Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury, Autrement,
1999, p. 213.
444 Ibidem, p. 214.
442
443
248
pouvoir expérimenter sans cesse de nouvelles petites et grandes épiphanies
et les faire expérimenter aux lecteurs.
La forme courte, flexible et maniable des nouvelles offre, certes, des
possibilités à cet égard, mais les romans possèdent aussi certaines vertus.
Le narrateur apprécie en particulier leur rythme pur, mesuré et constant
qui, à l’époque, s’approchait et même cadençait le rythme de la vie (et de ce
moment précieux et unique de l’harmonie entre la vie et l’écriture naît
l’épiphanie). Dans la dernière nouvelle du recueil, « Notes pour une théorie
de l’écrivain », il remarque nostalgiquement :
Il fut un temps où la vitesse des écrivains était la vitesse des
choses.
Il fut un temps où les écrivains déterminaient la vitesse des
choses.
Il fut un temps où le rythme de la planète correspondait
exactement à celui d’une bonne histoire ayant tout le temps d’être
racontée. Je n’ai pas vécu à cette époque, mais je peux jurer que
c’était formidable : le XIXe siècle, siècle de livres, la sensation
manifeste que la trame des jours et des nuits bougeait et
progressait au fil de nouvelles, de chapitres lents et bien écrits,
que le son haletant de la plume sur le papier (…) avait la même
cadence qu’une respiration juste et réfléchie.445
Bien que les Nouvelles anarchiques aient perdu la guerre contre le
pouvoir sédentaire et ordonné des Romans, ce que proposent la nouvelle et
le recueil entier de Fresán, à travers sa structure hétérogène, ainsi que dans
sa réflexion métalittéraire explosée, c’est de démarrer la construction
éternelle d’un nouvel objet littéraire. Une écriture vivante génériquement
anonyme qui change constamment de forme ; qui fusionne la joie de
l’expérimentation, la quête incessante des révélations avec les jeux de
cohérence ; qui implique le lecteur dans l’élaboration de sa propre définition
445
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 627.
249
de la littérature, des genres littéraires et de soi-même. D’après les mots du
narrateur, « peut-être que les nouvelles – certaines nouvelles – sont des
illusions d’optique de la littérature, des mirages où l’on se voit déformé,
reflété plusieurs fois jusqu’à ce que ce reflet devienne notre visage »446. La
reconstruction laborieuse de la structure littéraire permet à l’œuvre de
regagner son entité et sa littérarité, mais permet également au lecteur (et à
l’auteur) de retrouver leur capacité divine de créer quelque chose, de
nommer leur création, de comprendre les mécanismes impénétrables de son
fonctionnement et, finalement, de voir le reflet de son propre visage dans cet
univers aussi inédit que fugace. D’où la conclusion de la nouvelle :
D’après la Bible – c’est du moins ce que j’ai cru comprendre -,
nous ne sommes rien de plus qu’une nouvelle écrite par Dieu. Une
nouvelle – et non un roman – qu’il n’a pas trop réussie. Voilà
pourquoi Dieu s’est déjà attelé à une autre nouvelle où la triste
mémoire de notre triste histoire n’aura aucune place. (…)
Sa prochaine nouvelle sera peut-être bien meilleure que celle-ci,
plus ordonnée, plus heureuse et plus facile à comprendre.
J’aimerais beaucoup la lire quand il aura fini de l’écrire.447
446
447
Ibidem, p. 197.
Ibidem, p. 240.
250
3. Les variations musicales
Ce qu’offre le geste musical à la littérature, et aux
autres arts, ce n’est pas une simple métaphore, c’est
une manière pour chacun des arts de se constituer
une temporalité propre à ses matériaux. 448
Thierry Marin
Nous avons montré comment les divers mécanismes de répétition et de
variation s’organisent aux différents niveaux des écrits littéraires et
journalistiques de Rodrigo Fresán pour former une stratégie systématique de
la construction de toute la série intertextuelle. D’autre part, les phénomènes
de répétition et de variation, qui remplissent des fonctions architecturantes
et thématiques sur l’ensemble de la production de l’auteur, se transforment
également en motifs, en thèmes récurrents de cette écriture, se manifestant
dans
plusieurs
images
et
exemples
empruntés
aux
arts
différents.
Conformément au principe de répétition/variation, l’écrivain se remet
infatigablement à expliquer et illustrer directement dans les textes, à travers
des représentations très variées, son procédé « organique », « en devenir »,
circulaire, répétitif et variationnel de composition littéraire.
Parallèlement au recours à l’image de la maison vivante en travaux,
récidivante dans tous les livres sous des formes différentes, et à la méthode
mnémotechnique du palais de mémoire, c’est le domaine de la musique qui
est la source primordiale des comparaisons et analogies utilisées afin de
montrer les règles gouvernant la structuration du continuum narratif
frésanien.
Comme nous l’avons commenté auparavant, la musique joue en
général un rôle considérable dans les œuvres de Fresán du point de vue
thématique, mais aussi en tant que schéma structurel de la narration ou
448
Thierry Marin, Pour un récit musical, L’Harmattan, Paris 2002, p. 14.
251
élément significatif du cadrage sémantique et de l’organisation du texte. Bien
que ce soit évidemment cette fonction de modèle de construction qui nous
intéressera particulièrement dans notre analyse, nous allons citer d’abord
quelques exemples d’autres aspects musicaux de l’œuvre frésanienne, afin
de présenter la portée de l’ingrédient musical dans cette écriture et situer
ainsi la problématique dans un contexte plus large.
L’univers de la musique classique et populaire, avec des genres
musicaux divers, des interprètes, des compositeurs et des amateurs de
musique, constitue un champ de référence d’une très grande importance.
Lors de différents entretiens Fresán admet que dans le cas de sa production
littéraire l’influence de la musique peut être même plus marquante que celle
de ses lectures449. Des noms tels que Bob Dylan, Glenn Gould, John Lennon,
J. S. Bach, W. A. Mozart, Elvis Presley, Robyn Hitchcock (parmi d’autres) et
des œuvres musicales telles que Variations Goldberg ou la chanson « A Day
in the Life », des Beatles, sont évoquées régulièrement dans tous les livres.
Les plus grandes fascinations musicales de l’écrivain sont particulièrement
bien visibles dans les essais de Travaux manuels : « La Forme de la Famille »
nous présente le héros du recueil en tant que figurant accidentel sur la
photographie de la pochette de Abbey Road des Beatles. « La Forme de la
Chanson » est une tentative d’identifier les caractéristiques qui définissent
une chanson idéale, et les deux albums les plus proches de cette perfection
se révèlent être Good As I Been to You et World Gone Wrong, de Bob Dylan.
Finalement, « La Forme de Woodstock » étudie ludiquement le phénomène
social du fameux festival et « La Forme de la Solitude » raconte la vie d’un
génie solitaire, Glenn Gould, en analysant son interprétation célèbre des
Variations Goldberg, de Bach.
Plusieurs personnages de textes de Fresán sont des musiciens : le
protagoniste d’Esperanto est un claviste et compositeur de ritournelles
publicitaires ; dans Les Jardins de Kensington nous apprenons l’histoire d’un
groupe de musique The Beaten qui rivalise avec (et imite) The Beatles ; le
María Sonia Cristoff, « La salvación de los malditos », La Nación, 1998,
http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=213600.(« En mi estilo reconozco también la
influencia de la música, inlcluso más fuerte que la literatura ») (Consulté le 8/08/2013).
449
252
narrateur de la nouvelle « Musique pour détruire des mondes [Une
expérience] » (Vies des saints) est le pianiste canadien Glenn Gould.
D’un autre côté, les paroles et les titres des chansons et des albums,
les critiques des œuvres et des mouvements musicaux, les discographies, les
entretiens avec des musiciens, les résumés des histoires des groupes
musicaux et les pages entières des magazines sur la musique (fictionnels
tout autant que réels), font partie intégrante du récit littéraire. Ainsi la
construction de la nouvelle « Petit guide de chansons sacrées » (Vies de
saints) repose sur une succession des sections textuelles d’une étendue
variée précédées de titres de chansons authentiques et non-existantes. Les
fragments de ces chansons, traduits et entrelacés dans le texte sans
guillemets, servent à tisser le fil du monologue et participent à la polyphonie
de la narration. L’un parmi les multiples passages qui configurent les
réflexions du narrateur à partir de paroles étrangères est composé de la
traduction intégrale d’une chanson de Badly Drawn Boy, « Holy Grail ».
Généralement, la pratique des citations cryptiques (pas seulement
musicales) est un jeu caractéristique de l’écriture de Fresán qu’il appelle
« réécriture ». Lorsqu’il parle du rôle de son bagage culturel dans la rédaction
de La Vitesse des choses, l’étendue et la variété de cette démarche
deviennent apparentes :
… dans le livre apparaissent des réécritures de Musil, quelque
chose de DeLillo, des vers de la chanson In your eyes, de Peter
Gabriel, des phrases inversées de Dylan, et beaucoup de
recherches sur la perception de la mort et ses rites. Mélanger tout
cela avec le nom d’amis a provoqué chez moi une crainte quelque
peu superstitieuse. Disons qu’eux, ils savent qui ils sont.450
[Notre traduction]
Juan Ignacio Boido, «La vocación literaria», entretien avec Rodrigo Fresán, Página/12, [en
ligne], 1998, http://www.pagina12.com.ar/1998/suple/libros/98-08/98-08-02/nota1.htm.
(«...en el libro aparecen reescrituras de Musil, algo de DeLillo, versos de la canción In your
eyes de Peter Gabriel, frases de Dylan invertidas, y mucha investigación sobre la percepción
y los ritos alrededor de la muerte. Mezclar todo eso con el nombre de los amigos me dio algo
de temor supersticioso. Digamos que ellos saben quiénes son », consulté le 16/09/2014).
450
253
Durant la lecture des théories concernant la religion, exposées par El
Freako, un personnage de « L’Esprit Saint » (Vies de saints), nous
reconnaissons des phrases complètes tirées des confessions de Michael
Davis Pratt, un musicien américain connu sous le pseudonyme de Jim
White, et attribués sans aucun indice au personnage fictionnel. Rodrigo
Fresán évoque les mêmes phrases dans son article sur Mike Pratt de Página
12451.
D’ailleurs, le protagoniste de « Signaux captés au cœur d’une fête » (La
Vitesse des choses), dans le but de s’exprimer, cite et commente des paroles
de chansons de Pet Shop Boys et David Byrne, il énumère aussi
abondamment les titres anglais de chansons populaires sur les fêtes, pour
s’excuser enfin de son « habitude et insistance à chercher l’aide de mots
étrangers
et
de
chansons
complices ».
Pareillement,
les
méditations
narcotiques de Federico Esperanto sont ponctuées par une énumération
mantrique des personnages de la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts
Band. Le roman contient aussi un article présentant la biographie du groupe
de rock imaginaire Cuentos Cortos et la discographie finale de Federico
Esperanto, qui remplit la fonction de compte rendu du livre, car les titres des
chansons forment un sommaire de péripéties du protagoniste et y ajoutent la
conclusion.
Une autre nouvelle musicale, « Leroc Argentin (12 hits) » (L’Homme du
bord extérieur), est une compilation de commentaires critiques se référant
aux douze meilleures chansons d’un « mythe du rock argentin » fictionnel,
Julio Dellaroca, qui apparaît aussi dans d’autres textes du recueil. À travers
ces histoires courtes de chansons successives est donc mené le récit de la vie
et de la trajectoire artistique d’un grand rocker local typique. Toutefois, au
fur et à mesure de la lecture notre attention est attirée par l’insistance
rythmique des références à la musique de Bob Dylan (qui est aussi l’auteur
de l’épigraphe de la nouvelle), objet d’imitation et idole musicale de
Dellaroca. Le héros du texte constitue ainsi une sorte de double argentin de
Rodrigo Fresán, « Sangre sabia », Página 12, le 12 septembre de
http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/radar/9-1666-2004-09-12.html
(Consulté le 8/08/2013).
451
2004,
254
Bob Dylan dont la carrière se développe en parallèle à celle de son modèle et
dont les chansons sont, naturellement, des versions analogues aux œuvres
de Dylan. Quand les deux artistes se rencontrent finalement dans un studio
new-yorkais ils sont « en quelque sorte identiques, et on ressent l’impression
angoissante de ne pas savoir où commence l’un et où termine l’autre »452. Par
ailleurs, les critiques de chansons concluent ou reprennent les fils nonachevés d’autres nouvelles, de sorte que les chemins de presque tous les
personnages principaux du recueil et même de certains provenant des livres
postérieurs de Fresán (comme Federico Esperanto), se croisent sur les pages
de la compilation.
En outre, le lexique de la musique (signalons ici que l’auteur emploie
beaucoup de termes spécifiques en anglais, par exemple unplugged, long
play, bonus track, underground, muzak ou jingle) est également une source
inépuisable de métaphores dont certaines, de plus, se répètent à la façon
d’un refrain dans des textes différents. Le tableau qui suit en donne
quelques exemples représentatifs.
Tableau 9. Exemples d’utilisation du lexique de la musique dans les livres de
Rodrigo Fresán.
Titre
La Vitesse des choses
(« Monologue pour salaud
avec baleines et petite
sœur fantôme »)
Citation
…je songe que ma vie de salaud réclame (…) un
encore triomphal sur la partition de la
symphonie, le bonus track à la fin du
compact disc de mes mauvaises actions.
p. 342
Les vies de saints
(« La panique de la fuite
anticipée [Un chemin de
croix])
… voila le paysage parfait pour chanter le blues
de la panique de la fuite anticipée : ce lumineux
et inespéré bonus track accompagnant un
Compact Disc qu’on imaginait terminé, complet.
p. 89
452
Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 168.
255
Titre
Citation
Les vies de saints
(« Musique pour détruire
des mondes [Une
expérience] »)
…tandis que je remets de l’ordre dans la
partition de mes souvenirs…
pp. 125, 152
…le réconfort d’une mélodie simple et légère (…)
se détache enfin du chaos de mes jours…
Les Jardins de Kensington
L’auteur du disque de mes jours…
p. 125
Esperanto
Esperanto était un enfant qui naviguait en auto
sur la face B de l’univers…
p. 188
Les Jardins de Kensington
p. 385
Ces derniers mois, je n’ai pas pu m’empêcher de
me comparer à mon père, ma mère et mon frère,
et il est clair que je ne leur ressemble en rien. Il y
a entre eux une subtile répétition de certains
traits et de certaines expressions.
Au piano, on peut enfoncer la même touche
avec plus ou moins de force, la note sera
toujours la même.
Moi, je n’ai même pas l’impression de faire
partie de la même partition. Je sonne vraiment
différemment.
La vie se réduit alors à une note de musique sur
la partition d’une vie étrangère et plus
transcendante.
Mantra
p. 174
Comme nous pouvons voir dans les fragments cités ci-dessus, la
langue et les potentialités métaphoriques de la musique sont mises au
service du récit des vies. Une œuvre musicale ou un album, à l’instar de la
littérature, peuvent être alors des analogies intéressantes d’une vie.
L’existence humaine, de même que celle d’un personnage littéraire, est une
mélodie lue et interprétée par son protagoniste, qui suit une partition
préexistante dont l’auteur est méconnu, mais autorisé à y ajouter des
improvisations, des variations. La vie peut être donc racontée à travers une
succession
de
chansons
(comme
dans
« Leroc
Argentin
(12
hits) »).
256
Néanmoins, contrairement à la littérature et à la vie, qui ne cessent de se
rebeller contre l’ordre préétabli et deviennent ainsi domaine du chaos, la
musique représente chez Fresán l’organisation, la perfection avec la paix
qu’elles impliquent. Pour le journaliste français de Mantra, ce qu’offre la
musique c’est le mirage de contrôler le désordre imprévisible de la vie et d’en
connaître le but :
Quand on met sa propre musique (…) le hasard incontrôlable de
ce qui arrive aujourd’hui ou de ce qui peut nous arriver demain
revêt l’aspect trompeur d’une chose susceptible d’être ordonnée
en strophes, en vers, en ponts. Nous traversons ces ponts – et ces
forêts – en chantant des chansons que nous connaissons par
cœur, de là la fausse idée qui consiste à croire que nous savons
où nous allons.453
L’architecture d’une œuvre musicale peut fonctionner également
comme un exemple de construction reproduit dans les textes littéraires. Le
narrateur de Travaux manuels oppose l’exactitude de la musique aux
« sentiers inexacts du roman »454, tandis que Glenn Gould de Vies de saints
prend la perfection de la musique pour modèle d’écriture biographique qui
doit dompter la discordance et le désordre infini d’une vie.
Dans plusieurs entretiens l’écrivain souligne que sa pratique narrative
a des modèles dérivant de la musique, les deux principaux étant Bob Dylan
et The Beatles. La troisième inspiration prépondérante dans ses livres ce
sont les Variations Goldberg, de Bach, interprétées par Glenn Gould.
Les deux influences au moment d’écrire sont Bob Dylan et The
Beatles. La première fois que j’ai écouté Dylan, la façon
d’adjectiver et de phraser de chaque chanson, j’ai dit : « Je veux
faire ça ». J’ai même eu l’obsession d’écrire des nouvelles de dix
Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, p. 234.
Idem, Trabajos manuales, ed. cit., p. 224 («Iba a dejar la exactitud de la música para
adentrarse en los inexactos senderos de la novela»).
453
454
257
lignes au maximum. (…) Et The Beatles (…) Je suppose que dans
mon écriture il y a beaucoup de leur manière fragmentaire et
atomisée de composer.455 [Notre traduction]
ou encore,
J'écris d'une manière très semblable au système de composition
des Beatles. Je pose une nouvelle et je dis : "violons" et puis,
"guitares" et je continue ainsi. Mon style a aussi beaucoup à voir
avec Bob Dylan : des phrases longues, des propositions
serpentines avec des dénivellations et des courbes, comme un
électrocardiogramme.456 [Notre traduction]
L’influence de l’œuvre et de la figure de Bob Dylan, compositeur,
musicien, peintre et poète américain, se manifeste donc surtout au niveau
référentiel et thématique (le cas de « Leroc Argentin [12 hits] »), mais aussi
stylistique, par exemple dans de caractéristiques « phrases serpentines »
découpées en propositions multiples. Malheureusement, ce trait du style de
Fresán est souvent diminué ou se perd dans la traduction :
Abrí los ojos pensando en eso y negando todo tipo de casualidad,
diciéndome que era feliz de volver a mi pequeño mundo donde
poca cosa ocurría y estaba bien que así fuera porque
consideraba que ya me habían pasado demasiadas desgracias
en mi vida y no necesitaba que ésta se viera súbitamente
455 Juan Ignacio Boido, op. cit., («Las dos influencias, a la hora de escribir, son Bob Dylan y
los Beatles. La primera vez que escuché a Dylan, la adjetivación y el fraseo de cada canción,
dije: “Yo quiero hacer eso”. Hasta que tuve la obsesión de escribie cuentos de diez líneas
como máximo (…) Y de los Beatles (…) Supongo que hay mucho en mi escritura del modo
fragmentario y atomisado con que componían»).
456 María Sonia Cristoff, «La salvación de los malditos», op. cit. ("Yo escribo de un modo muy
parecido al sistema de composición de Los Beatles. Planto el cuento y digo: "violines" y
después, "guitarras" y así sigo. Mi estilo tiene mucho que ver con Bob Dylan también: frases
largas, oraciones en serpentina con altibajos y curvas, como un electrocardiograma").
258
sacudida por un terremoto de sorpresivos acontecimientos
conectados entre ellos.457 [Notre soulignement]
Dans la traduction française cette unité syntaxique complexe est divisée en
deux phrases séparées et légèrement simplifiée (il y a un verbe de moins) :
J’ai ouvert les yeux en ayant cette pensée et en niant tout type de
hasard, en songeant que j’étais ravi de regagner mon petit monde
où il ne se passait rien et c’était très bien comme ça, car
j’estimais avoir eu assez de malheurs jusque-là. Je n’avais pas
besoin que mon existence soit subitement ébranlée par un séisme
d’événements
surprenants
et
liés
les
uns
aux
autres.458
[Notre soulignement]
Les paroles de Bob Dylan, évoquées fréquemment sous la forme de
citations en anglais ou réécritures en espagnol assimilées dans la narration,
remplissent la fonction d’un instrument efficace d’interprétation et de
description de la réalité intime. Le narrateur de la deuxième partie de
Mantra, un journaliste français transformé en catcheur mexicain, ne se
sépare pas de son walkman et ne cesse d’écouter et de chanter les chansons
de Bob Dylan. L’une des entrées encyclopédiques formant son récit, intitulée
« Visions (de Dylan) », est composée de fragments longs des chansons en
anglais intercalés dans le monologue du narrateur, qui répète ensuite les
paroles traduites. Il découvre à son étonnement que les rêves de Dylan
deviennent les siens, puisque
Cette étrange chanson de Bob Dylan (…) était tout simplement la
description parfaite de mes jours et de mes nuits passés dans
cette ville cauchemardesque (…) J’étais en train de choir dans
cette chanson écrite plusieurs années avant que j’arrive ici. Les
457
458
Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 406;
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 418.
259
meilleures chansons sont celles qui prévoient toujours ce qui va
arriver.459
Or, la présence des Beatles et Glenn Gould dans l’univers frésanien a
un caractère multidimensionnel. Nous avons déjà montré dans l’un de
chapitres précédents l’importance de la chanson « A Day in the Life » et de la
pochette-collage de l’album dans le roman Les Jardins de Kensington.
Toutefois, la musique, la carrière du groupe de Beatles et particulièrement
cette chanson, que Fresán a écouté pour la première fois à l’âge de quatre
ans et qu’il qualifie de l’une des épiphanies extralittéraires les plus
transcendantes de sa vie, fait sans doute partie de sa mythologie personnelle
et constitue la bande son de toute son œuvre. Selon l’auteur, la construction
de « A Day in the Life » est à l’origine de toutes les réalisations de son projet
littéraire :
Je me souviens de mon père, 1967, il y a quarante ans, arrivant à
la maison avec une copie flambant neuve du disque Sgt. Pepper’s
Lonely Hearts Band. Et ce qui m΄a impressionné alors, c’était la
pochette du disque. Qui étaient toutes ces personnes ? Qu’est-ce
qu’elles faisaient là ? (…) Ensuite j’ai écouté « A Day in the Life ».
Cette chanson divisée en plusieurs parties qui commençait par
une voix triste (Lennon), était interrompue par une autre voix plus
inquiète
(McCartney),
pour
culminer
dans
une prodigieuse
apocalypse sonique. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai été
irradié –leçon précoce, influence absolue- par l’idée de penser en
modules, d’écrire en parties et en couches, d’assembler tout plus
tard et de voir ce qui se passe et quel est le résultat.
460
[Notre
traduction]
Idem, Mantra, Passage du Nord-Ouest, p. 448.
Idem,
« Un
día
en
la
vida »,
Página
12,
1
de
junio
de
2007,
http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/espectaculos/2-6518-2007-06-01.html
«Recuerdo a mi padre, 1967, hace cuarenta años, llegando a casa con una flamante copia
del disco Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Y lo que más me impresionó entonces fue
la cubierta del disco. ¿Quiénes eran todas esas personas? ¿Qué hacían allí? (…) Lo segundo
fue escuchar “A Day in the Life”. Esa canción en varias partes que comenzaba con una voz
459
460
260
La chanson des Beatles peut être considérée donc comme l’un des
germes de l’architecture générale de la narration de Fresán, fractionnée et
polyphonique,
mais
elle
est
également
responsable
de
sa
méthode
particulière d’écrire, de rédiger, de travailler. Étant donné que ce qui
intéresse l’écrivain c’est le « making-of » de l’histoire, pour utiliser le terme
provenant du cinéma, c’est-à-dire les coulisses du tournage ou « l’arrièreboutique de l’affaire »461, cette méthode d’imaginer puis de raconter des
histoires est bien réfléchie dans la structure de ses textes. Elle est
notamment bien perceptible dans La Vitesse des choses, dont toutes les
nouvelles, d’après son auteur, obéissent à la même composition462. Puisque
comme la chanson des Beatles, elles partent d’une histoire simple de tous
les jours pour, tout à coup, se métamorphoser en des objets littéraires
mutants, hybrides, en de beaux monstres :
Mon travail dans ce livre a consisté à partir de trames très claires,
très précises, qu’ensuite j’ai commencé à rendre bizarres en
faisant exploser les histoires que j’étais en train de raconter.463
[Notre traduction]
Cette conception de la création littéraire est également véhiculée dans
les livres frésaniens par le motif récurrent du match de ping-pong sous la
pluie, emprunté à John Cheever464 :
triste (Lennon) era interrumpida por otra voz más inquieta (McCartney), para culminar con
un portentoso Apocalipsis sónico. Creo que fue entonces cuando fui irradiado –lección
temprana, influencia absoluta– con la idea de pensar en módulos, escribir por partes y en
capas, ensamblarlo todo más tarde y a ver qué pasa y qué sale», consulté le 16/09/2014).
461 María Sonia Cristoff, op. cit., (« como lector-escritor me interesa, cada vez que leo algo,
ver lo que podría llamarse el making off de esa historia. Me interesa mucho la trastienda del
asunto »).
462 Voir Juan Ignacio Boido, op. cit.(« Una vez terminado, me di cuenta de que todos los
cuentos de este libro tienen la estructura de la canción « A Day in the Life ». Y que el sonido
de la velocidad de las cosas es el crescendo orquestal con que cierra Sgt. Pepper’s »).
463 Cristoff María Sonia, op. cit. (« Mi trabajo en el libro consistió en partir de tramas muy
claras, muy precisas, que después comencé a enrarecer haciendo detonar las historias que
contaba »).
464 John Cheever, « The Art of Fiction » (entretien de Annette Grant), The Paris Review, Nº67,
1976, http://www.theparisreview.org/interviews/3667/the-art-of-fiction-no-62-johncheever (« Ping-Pong in the rain », consulté le 16/09/2014).
261
… mon système particulier non pas pour écrire, mais ordonner
une histoire, lancer une idée dans une direction donnée et la
regarder se faire bombarder par une infinité de micro idées qui la
déportent n’importe où. J’aime me dire que j’écris – que j’écrivais –
comme on jouerait au ping-pong sous la pluie, comme si la pluie
était forcément incluse dans le règlement de ce sport.465
Effectivement, le protagoniste de la première partie de Mantra a
inventé avec son ami d’enfance « le ping-pong-pung ». C’est une variante
extrême du ping-pong, comme il explique à son docteur, joué sous la pluie
pour que les gouttes fassent dévier la balle « de manière imperceptible ou
drastique,
provoquant
toutes
sortes
de
situations
zen
et
des
tirs
bouddhistes »466.
Le narrateur de l’« Histoire avec monstres » (La Vitesse des choses),
une nouvelle qui rassemble plusieurs récits et des voix diverses qui
s’accumulent pour former l’histoire universelle d’un monstre exclu de la
société, freak et étranger parmi les gens, interrompt la narration pour y
insérer sa parenthèse métafictive. Il en profite afin de décrire d’une manière
très figurative ce genre de constructions narratives dans un catalogue
hallucinant de comparaisons et de répétitions :
Ceci est une parenthèse. Une parenthèse qui finit de consacrer
comme freak une nouvelle qui, en soi et même si cette parenthèse
n’existait pas, n’était déjà pas très normale. Une nouvelle spéciale
et une parenthèse qui s’ouvre pour que tout ce qui suit y entre.
Une parenthèse, un trou noir qui dévore la lumière. Une
parenthèse comme une tête de plus, une peau squameuse ou
tatouée, l’absence de bras et de jambes. Une parenthèse qui peut
être également la sœur siamoise de cette nouvelle. Une nouvelle
difforme possédant une nouvelle forme. Une nouvelle à laquelle on
465
466
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 236-237.
Idem, Mantra, ed. cit., p. 95.
262
a fait des injections d’hormones de cadavres ou qui a eu une crise
cardiaque. Une nouvelle exposée à la lumière radioactive d’une
explosion atomique.467
Le deuxième grand modèle musical de construction, lié directement à
la technique de répétition, est l’« Aria avec diverses variations pour clavecin à
deux claviers manuels », parce que c’est le titre original des Variations
Goldberg
de
Jean-Sébastien
Bach.
Le
chef-d’œuvre
du
compositeur
allemand, composé vers 1741, appartient au genre de la variation sur cantus
firmus “dans laquelle le modèle mélodique est maintenu intégralement
(parfois en valeurs modifiées) et entouré de revêtements divers par les autres
parties »468. L’œuvre contient trente variations qui partent du thème
introductif d’une sarabande (une aria principale) pour se développer ensuite
dans une variété étonnante d’autres genres et motifs musicaux tels que
canons, fugues, allure pastorale, ouverture française, sicilienne, passepied,
forlane, fughetta, concerto italien, marche ou toccata.
La structure extrêmement complexe et géométrique des Variations
repose sur des réitérations symétriques des mêmes patrons à différents
niveaux. Les variations ne répètent pas la mélodie de l’aria, mais elles se
développent à partir de sa ligne de basse et sa progression harmonique, pour
revenir au même point dans la conclusion. Les trente variations sont d’abord
divisées en deux grandes parties de quinze, et puis organisées en dix
séries de trois. Chaque troisième variation est un canon qui s’inscrit dans
l’ordre ascendant, puisque la troisième variation est à l’unisson, la sixième
est un canon à la seconde et ainsi de suite jusqu’à la neuvième dans la
vingt-septième variation, tandis que la dernière est un quodlibet. Les
variations placées entre les canons sont également regroupées suivant des
règles concrètes. Finalement, la sarabande énoncée au début comme thème
réapparaît telle quelle à la fin de cette série, comme si l’œuvre était « en
boucle »469, non-achevée.
467
468
469
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 433.
Larousse de la musique 2, Larousse, 1982, p. 1594.
Ibidem, p. 1597.
263
Or, les parallélismes entre la série des Variations et la collection
frésanienne sont évidents et multiples : l’hybridité des genres qui respectent,
cependant, une règle supérieure (la ligne de basse) ; le cadrage construit
grâce aux répétitions thématiques au début et dans la conclusion ; l’effet de
l’ouverture finale, de la continuité, du cyclique ; la polyphonie et les
techniques contrapuntiques des doubles, symétries, analogies ; les jeux des
répétitions et des variations sur un thème, la nature sérielle. D’ailleurs, les
motifs de l’aria et des variations apparaissent souvent explicitement dans les
livres et dans d’autres écrits de Rodrigo Fresán.
Tableau 10. Exemples de motifs de l’aria et des variations dans les écrits
frésaniens.
Titre
Exemple
Au-delà de toute mutation possible concernant
sa personne ou d’une variation qui se
détacherait de l’aria de son histoire, il est
certain que cette fille n’est pas l’une d’entre
nous (p. 460).
La Vitesse des choses
Des conférences qui – pour citer quelques
exemples et recommander une ou deux de mes
interventions les plus acclamées disponibles sur
de pratiques disques laser (…), mais ne sont que
des variations se détachant d’une même aria
… (p. 571-572).
La musique de l’océan – comme celle de la
littérature – change constamment mais identifie
et suit toujours le rythme d’un air [un aria dans
le texte original, E. B.] primaire et inaltérable
(p. 632-633).
Trabajos manuales
...il est facile de suivre la vie de Glenn Gould :
comme s’il s’agissait de simples variations à la
recherche concentrique d’une aria qui les
réclame jusqu’à les annuler dans la perfection
du motif original [Notre traduction].470
470 Rodrigo Fresán, Trabajos manuales, ed. cit., p. 216 (« cuesta poco seguir la vida de Glenn
Gould : como si se tratara de meras variaciones en la búsqueda concéntrica de un aria que
las reclama hasta anularlas en la perfección del motivo original »).
264
Titre
Exemple
La famille considérée comme un organisme à
mille têtes où les histoires – les situations – se
répètent encore et toujours avec des variations
et des dissonances minimes qui au début
intriguent, mais trouvent vite leur aria
personnelle (p. 58).
Le fond du ciel
J’ai la sensation troublante que le même
événement se produit plusieurs fois, avec des
variations minimes ou énormes, comme si
quelqu’un faisait des réglages, corrigeait,
comparait les multiples versions d’une même
réalité sans se décider pour aucune (p. 71).
Le temps est (…) une matière et un matériau
dont j’extrais des variantes multiples pour me
servir de celle qui me convient le mieux tout en
poursuivant ma quête, à savoir tenter sans
relâche la rediffusion de mon épisode préféré
(p. 241).
Alwaysland m’appartient et elle est unique. Elle
n’a rien à voir avec les nombreuses Neverland,
une par enfant, qui présentent de légères
variations de l’une à l’autre mais qui, au-delà
des différences esthétiques dont parle Barrie,
obéissent aux mêmes lois géographiques
(p. 369).
Les Jardins de Kensington
Maintenant, Neverland me fait sentir de plus en
plus clairement qu’elle veut me faire plaisir,
m’aider, se conformer au but de mes recherches,
un peu comme si elle m’enseignait des
variations très soutenues qui reviennent peu à
peu – lentement mais surement – vers l’aria
dont elles sont nées (p. 384)
[Notre soulignement].
Mantra
Tu me parlais des variations qui se déployaient
dans l’aria, de la subtilité des nombreuses
options – certaines très semblables, d’autres
radicalement différentes -, alors que nous
tentions d’obtenir plusieurs versions d’une
même histoire sans altérer son essence ou sa
trame (p. 259).
265
Titre
Exemple
Article sur un livre de J.
G. Ballard (p. 12)
D’où le fait que chacun de ses romans –
notamment les derniers, dont le pouvoir résiduel
et accumulatif parait se fortifier avec chaque
nouvelle « livraison » - tend à se présenter comme
des variations d’un aria central qui est
toujours le même, comme l’un des motifs aussi
délicats comme disciplinés de Erik Satie. 471
[Notre traduction]
Le procédé variationnel et contrapuntique de composition, qui est à la
base de tous les éléments de la série intertextuelle de Fresán et dont les
exemples magistraux sont les œuvres de Bach, est l’un des thèmes de la
nouvelle « Musique pour détruire des mondes (Une expérience) » (Vies de
saints). Le texte unit l’obsession de la variation avec une autre fascination et
constante de l’écriture de l’auteur : la figure de l’artiste génial, excentrique et
bizarre
qui
devient
en
conséquence
« une
entité
solitaire
et
incompréhensible ». La nouvelle entremêle et superpose en contrepoint deux
lignes mélodiques distinctes, puisque les confessions autobiographiques de
Glenn Gould se présentent entrelacées avec ses notes pour une biographie
de Julius Robert Oppenheimer, directeur scientifique du projet Manhattan
supervisant la production des premières bombes atomiques américaines.
L’alternance analogue des genres auto/-biographiques et des perspectives
narratives, accompagnée d’un jeu vertigineux de symétries et contraires, a
été menée à sa perfection dans Les Jardins de Kensington. De même que
dans le roman, la nouvelle « Musique pour détruire des mondes » mélange
indifféremment les données biographiques véridiques avec la fiction pour
raconter l’histoire de l’amitié entre le pianiste et le physicien américain,
amitié qui n’a jamais existé comme le précise Fresán dans la note de
remerciement. Pareillement, le récit du musicien, mené à la première
Idem, « El mal y el mal », Página 12, le 24 du septembre de 2006,
http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/7-2252-2006-09-24.html (« De ahí
que cada una de sus novelas –las últimas en especial, cuyo poder residual y acumulativo
parece potenciarse con cada nueva “entrega”– suele presentarse como variaciones de un aria
central que es siempre la misma, como uno de esos motivos musicales tan delicados como
disciplinados de Erik Satie », consulté le 16/09/2014).
471
266
personne, se compose de parties évidemment imaginaires mariées avec des
passages entiers provenant de ses écrits critiques et de programmes
documentaires.
Les deux personnages de la nouvelle sont alors les variations du même
thème, « les parties différentes d’une même équation, comme l’alpha et
l’oméga d’une structure unique »472. Les deux génies, vivants dans leurs
univers intérieurs auxquels personne n’a accès, sont « trop différents et – en
même temps - parfaitement proches ». Ils représentent les deux mondes
traditionnellement opposés de l’art et de la science. Nonobstant, l’art, de
même que la science, cache un noyau de chaos et de destruction derrière sa
beauté et c’est pourquoi, conclut le narrateur du texte, ils doivent être les
deux instruments de l’humanité utilisés pour se défendre contre elle-même.
Le narrateur du récit, Glenn Gould, suivant la logique des variations
ne s’en tient pas à exposer quelques analogies et contrastes. Il propose alors
une autre comparaison en juxtaposant le processus d’enregistrement d’une
œuvre musicale, soit son travail d’interprétation des Variations Goldberg,
avec l’acte d’écriture (dans ce cas c’est la rédaction de la biographie de son
ami Oppenheimer) :
Organiser les vies comme si l’on enregistrait de la musique.
Passer deux ou trois heures dans le studio – proche de
l’évanouissement – pour atteindre la perfection pendant les
quelques minutes qui nous rachètent face à tant de discordance,
face à l’infini désordre des vies. (…)
Il me fallut une vingtaine de prises pour localiser – après tant de
recherches – le véritable caractère secret de la partition. (…) Rien
n’est plus difficile que cela ; mais comment renoncer à la
récompense que représente, à la fin, la parfaite connaissance de
l’aria da capo, comment résister au désir de la compréhension
complète de ses mouvements et de ses mutations ?
472
Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 136.
267
Je tente à présent d’appliquer le même processus avec Oppie
mais, bien entendu, je ne suis déjà plus le même et je circule en
rond autour de ces Oppenheimer Variationen (…)
Voilà pourquoi j’organise et je réorganise Oppie, comme qui se
débarrasserait – furieux contre les cieux – du corps charnel d’une
symphonie pour le simple plaisir d’observer de quelle façon il
s’écraserait dans la fosse d’orchestre.473
En édifiant ce triangle de symétries entre la littérature, la musique et
la vie, Glenn Gould rêve d’une biographie organisée à l’image de sa partition
préférée des Variations : divisée en deux sections de cinquante ans, la
première marquée par le clavier d’un Steinway, la seconde par le clavier
d’une Remington. C’est également cette optique qu’adopte le narrateur de
« La Forme de la Solitude » dans le but de peindre le portrait du pianiste. Il
encadre sa vie et sa carrière, c’est-à-dire « les tricheuses variations de luimême », avec deux interprétations des Variations Goldberg. La première,
enregistrée en 1955, est devenue l’aria principale de sa célébrité, tandis que
l’autre, réalisée juste avant son décès en 1982, a joué le rôle de l’aria finale
da capo. De grandes différences entre les deux enregistrements d’une œuvre
identique illustrent l’écoulement du temps et le changement qui s’est opéré à
l’intérieur de l’interprète. L’expérience de vingt-six ans séparant les deux
événements lui a permis d’ « avoir déchiffré la correspondance arithmétique
entre les parties, absente lors du premier enregistrement »474 [notre
traduction].
La silhouette mythifiée de Glenn Gould et ses Variations apparaissent
naturellement dans d’autres textes de Fresán. L’histoire du narrateur de
« L’apprenti sorcier » (L’homme du bord extérieur), jeune nettoyeur de fours
dans un restaurant fameux de Londres, appelé Argie, tire son origine de la
biographie du pianiste canadien. Les deux ont vu pour la première fois le
film Fantasia de Walt Disney à l’âge de huit ans et pour tous les deux cette
Ibidem, p. 134.
Idem, Trabajos manuales, ed. cit., p. 227 (« haber descifrado la correspondencia
aritmética entre las partes, ausente en la primera grabación »).
473
474
268
expérience a été marquante. Glenn Gould explique dans un article sur
Leopold Stokowski (cité par Forme dans Travaux manuels), que le visionnage
avait été de son point de vue traumatique. En revanche, le narrateur de la
nouvelle a adoré le film à tel point qu’il l’a revu six fois et l’histoire de
l’apprenti sorcier l’a complètement obsédé et a changé sa vie.
Le protagoniste de « La formation scientifique » (L’homme du bord
extérieur), un spécialiste en hyperconductivité et membre de la Fondation, vit
le moment le plus important et épiphanique de sa vie à l’instant où il entend
tout à coup la mélodie des Variations Goldberg pendant sa promenade dans
une forêt de Patagonie. Le mystère de cette musique sonnant dans l’air au
cœur des terroirs sauvages, et qui est à l’origine de la grande découverte
scientifique du personnage, est résolu dans un autre livre, Esperanto, où
Glenn Gould fait aussi son caméo, également dans le contexte de la
révélation et de la vocation. Quand il avait six ans, Federico Esperanto a
séjourné chez son oncle à Canciones Tristes, Patagonie. C’est dans la Villa
Morgana qu’il a rencontré « un illustre et mystérieux pianiste étranger »
enveloppé dans un pardessus et des écharpes, qui avalait tout le temps des
comprimés et souffrait d’insomnie. Le piano du musicien a été transporté
jusqu’au rivage escarpé afin de lui permettre de jouer près de l’océan. Les
interprétations parfaites du virtuose ont provoqué chez Esperanto une
épiphanie absolue :
Et – prenant appui sur la structure de la musique -, les feux du
ciel et la voix d’oncle Ezequiel signalaient à Esperanto la mélodie
secrète qui régit les rythmes de l’univers et les hommes qui
avaient consacré leur talent à s’en approcher. Et alors les feux du
ciel paraissent obéir aux ordres que leur envoyait, sur le clavier, le
pianiste mystérieux qui souriait et se balançait sur sa chaise aux
pieds chantournés et lançait dans le vent, comme s’il répondait à
quelqu’un, gémissements et halètements. Avec la force d’une
révélation s’imposait encore à Esperanto le souvenir du moment
où le pianiste mystérieux avait cessé de jouer et lui avait offert les
269
mandibules ouvertes du piano en ne murmurant qu’une seule,
chaude et inflexible parole : bienvenue.475
Pour conclure cette partie de notre étude nous pouvons remarquer
alors que l’écriture de Fresán s’approche d’un phénomène littéraire que
Thierry Marin a dénommé « récit musical » :
Nous nommerons donc récit musical une narration dont la trame
n’est plus constituée par la nette prédominance de la dimension
syntagmatique
d’un
déroulement
linéaire
de
séquences,
correspondant aux évolutions d’une histoire, posée comme une
réalité extralinguistique préalable, mais dont la chair verbale est
nouée à un tressage réglé de motifs, entretenant entre eux des
rapports
de
similarité
ou
de
dissimilarité,
d’échos,
de
correspondances, de contrepoints, de modulation, dans la guise
d’une forte prédominance de la dimension paradigmatique du
langage (…)476
475
476
Idem, Esperanto, Gallimard, pp. 99-100.
Thierry Marin, op. cit., p. 11.
270
4. Les séries picturales
… la contemplation des couchers de soleil de notre
planète,
et
ces
souvenirs
(…)
deviendront
un
catalogue où alternent les lumières, les ciels, les
formes, les nuages, les étoiles, les couleurs. Des
couchers de soleil constants laissant vite la place à la
nuit, comme il a existé des aurores éternelles ou
d’incessants midis … 477
Rodrigo Fresán
Au rôle important de la musique dans l’assemblage et l’(auto-)exégèse
de l’univers frésanien s’ajoute la fonction illustrative de la peinture. L’auteur
a recours aux œuvres d’artistes contemporains différents afin de renforcer la
stratégie des analogies, des répétitions et des variations. Donnons quelques
exemples.
Il faudrait, en premier lieu, évoquer plusieurs éléments de l’imagerie
d’Edward
Hopper
qui
paraissent
curieusement
voisins
de
la
vision
frésanienne et font partie des motifs récurrents dans sa série intertextuelle.
L’énorme influence de l’ambiance incomparable qui se dégage des œuvres de
ce peintre réaliste américain devient manifeste sur la page d’accueil du blog
de Fresán (Las cosas de la velocidad), où, même avant de commencer la
lecture, nous sommes exposés à la rêverie surréaliste du tableau Rooms by
the sea (Chambres au bord de la mer, 1951).
477
Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, ed. cit., p. 178.
271
Illustration 18. Edward Hopper, Rooms by the sea (Chambres au bord de la
mer).478
La symbolique de cette porte grande ouverte sur un autre monde, ce
seuil qui sépare l’espace intérieur de l’espace extérieur, la vie quotidienne de
l’univers fantastique, le réaliste de l’onirique, imaginaire ou mythique (relié
ici par l’élément aquatique) est caractéristique de toute l’œuvre de Hopper.
La notion de frontière est matérialisée aussi sur d’autres tableaux du peintre
par des fenêtres ouvertes ou par des contrastes entre lumière et ombre ou
une obscurité épaisse. Ceci dit, nous retrouvons toutes les tournures de
cette démarche symbolique dans les textes frésaniens.
Dans un premier temps, il s’agit de l’ambiguïté du motif des portes et
des fenêtres qui sont, d’un côté, un passage vers l’au-delà, vers le passé ou
le monde intérieur ; elles représentent donc le chemin vers la liberté et la
connaissance de soi et de son destin (Les Jardins de Kensington). D’un autre
côté, un labyrinthe de portes fermées (par exemple dans « Corpus Christi
[Une extase] », Vies de saints ou Les Jardins de Kensington), de même qu’une
fenêtre fermée (Le fond du ciel) peuvent représenter la solitude, l’aliénation et
une frontière transparente mais infranchissable entre deux êtres :
478
http://bertc.com/subfive/g78/hopper8.htm (Consulté le 16/09/2014).
272
Souviens-toi. Toi et moi dans la neige et elle nous regardant par la
fenêtre. C’est une image tout à fait romantique : la belle
prisonnière dans la plus haute tour du château et les chevaliers
dévoués qui n’osent pas voler à son secours.479
Illustration 19. Edward Hopper, Le soleil du matin.480
Dans un deuxième temps, la vision fantastique de Chambres au bord
de la mer est un motif récidivant dans les livres de Fresán. À titre d’exemple
elle envahit un songe du narrateur de « Monologue pour salaud avec baleines
et petite sœur fantôme » (La Vitesse des choses), qui raconte : « Hier, par
exemple, j’ai encore rêvé que la mer entrait jusque dans la chambre où je
dormais. Des murs blancs, une porte entrouverte et la couleur bleue léchant
les plinthes »481. Ou encore, dans la nouvelle « Cartes postales envoyées
depuis le pays des hôtels » le personnage reçoit une carte postale avec une
mauvaise reproduction du tableau en question. En outre, le protagoniste du
Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, ed. cit., pp. 131-132.
http://www.lovedesign.pl/blog/2013/08/09/malarz-ciszy-realizm-edward-hopperpainter-of-silence-realist-art (Consulté le 16/09/2014).
481 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 265.
479
480
273
blog frésanien, Rodríguez, considère Hopper comme « l’un des peintres les
plus postaux de tous les temps » (“Homo postal”, 14 août 2013).
D’ailleurs, la prédilection, déjà commentée, de Fresán pour établir des
symétries et des correspondances entre la littérature, la musique, la religion,
la science et la vie, se manifeste également dans son exploitation des
inspirations picturales. Selene, un personnage de « La panique de la fuite
anticipée frappe à nouveau (Un miracle) » (Vies de saints), repose sa
philosophie de voyage sur un livre de reproductions de Hopper qu’elle garde
dans un sac. Toujours en mouvement, elle ne se sépare jamais de sa
motocyclette, mais un jour elle s’arrête étonnée en face d’une maison perdue
en pleine campagne. La maison et le paysage alentour sont presque pareils à
l’un des tableaux de son peintre favori. Étant donné que le propriétaire et
l’habitant unique de la demeure (le narrateur) n’hésite pas à l’inviter, elle
décide de s’y installer pour un moment.
Illustration 20. Edward Hopper, The House by the railroad (Maison au bord de la
voie ferrée).482
http://www.completely-coastal.com/2009/08/edward-hoppers-cape-cod-cottagesand.html (Consulté le 16/09/2014).
482
274
Quelques jours plus tard, le narrateur lui offre la reproduction de
Chambres au bord de la mer, qu’ils accrochent au-dessus de son lit, et la fille
explique la grande signification de l’œuvre de Hopper dans sa vie. Ce qui
nous intéresse particulièrement ici, c’est l’analogie qu’elle dessine entre
l’album des reproductions et un recueil des nouvelles. Aux yeux de Selene
les lieux représentés sont comme les phrases d’un livre, les tableaux comme
des nouvelles et l’album donc comme un recueil des nouvelles :
Non, ce ne sont pas des tableaux, ce sont des histoires, se disaitelle à elle-même. Je peux les lire, et ce que je préfère, c’est qu’ils
ne se contentent pas d’être juste un instant dans l’immensité du
temps. Je sais : c’est comme si les tableaux de Hopper
possédaient un avant et un après. Comme des nouvelles, comme
des histoires.483
Les œuvres du peintre forment ainsi un continuum, à l’instar des
livres de Fresán, dans lequel règnent également les principes du sériel et du
variationnel. Les thèmes préférés de l’artiste, comme des paysages ruraux et
urbains, de belles maisons mansardées du XIXème siècle, des chambres aux
fenêtres ouvertes, la vie quotidienne des classes moyennes américaines ou la
figure d’un personnage anonyme, mélancolique, solitaire, exclu et retranché
dans son monde intérieur, sont répétés avec des variations sur plusieurs
toiles. De cette manière, chaque tableau « possède un avant et un après »,
puisqu’il s’inscrit dans le contexte de la série, il dialogue avec d’autres
œuvres, il fait partie d’une histoire. Nous lisons dans le blog frésanien :
Les deux cartes postales, que Rodríguez a achetées, étaient celles
avec les deux tableaux de Hopper qui sont un même tableau :
Summer in the City (1950) et Excursion into Philosophy (1959).
Sur les deux il y a un couple dans une chambre frappée par l’été.
483
Rodrigo Fresán, Les vies de saints, ed. cit., p. 251.
275
Sur le premier la femme est assise sur un lit et l’homme est plus
abattu que couché. Sur le deuxième, les positions sont inversées
et la décisive et définitive différence de ce livre ouvert sur les
draps – a expliqué Jo, l’épouse de Hopper – « c’est Platon, relu
quand il est déjà trop tard » .484 [Notre traduction]
Illustration 21. Edward Hopper, Summer in the City et Excursion into
Philosophy.485
Rodrigo Fresán, pour sa part, souligne une autre affinité importante
entre les tableaux de Hopper et son écriture. Dans un article paru en ligne il
apprécie la virtuosité du peintre dans l’isolement d’un instant épiphanique.
Comme les nouvelles de Cheever et celles de Fresán, ses toiles réusissent
donc à capter la lueur brusque de la révélation. Puis, selon ses dires Hopper
est « le peintre des nouvelles » et donc le peintre favori des écrivains, étant
donné qu’il est capable de suggérer, de véhiculer par ses toiles le soupçon
Idem, « Homo Postal », Página 12, le 12 août 2013,
http://www.pagina12.com.ar/diario/contratapa/13-226607-2013-08-13.html (« Las dos
postales que Rodríguez compró entonces eran las de dos cuadros de Hopper que son un
mismo cuadro: Summer in the City (1950) y Excursion into Philosophy (1959). En ambos
hay una pareja en una habitación golpeada por el verano. En el primero la mujer está
sentada en la cama y el hombre más derrumbado que acostado. En el segundo, las
posiciones se invierten y la decisiva y definitiva diferencia de ese libro abierto sobre las
sábanas –explicó Jo, la esposa de Hopper– « es Platón, releído cuando ya es demasiado
tarde », consulté le 16/09/2014).
485 http://www.wikiart.org/en/edward-hopper/summer-in-the-city-1950;
http://artpedia.tumblr.com/post/28483517319/edward-hopper-excursion-into-philosophy1958 (Consulté le 16/09/2014).
484
276
triste que quelque chose de mauvais vient de se produire ou va se produire,
que nous sommes témoins d’une histoire en train de se dérouler486.
Pour citer un autre exemple, la notion de série est également
fondamentale dans l’œuvre d’un autre artiste nord-américain souvent
évoqué par Fresán, Andy Warhol. La nouvelle intitulée « La dernière série (un
journal) » (Les vies de saints) est une version alternative des journaux
intimes de ce génie solitaire et souffrant qu’il prononce après sa mort depuis
l’au-delà. Encore une fois au cœur du texte frésanien se trouve la figure d’un
auteur incompris qui est « un enfant monstrueux » et une version popautiste de Salvador Dalí (selon le blog). D’ailleurs, des séries, des variations,
des versions et des analogies se multiplient d’une façon vertigineuse dans la
nouvelle. À savoir, Warhol compare l’écriture de ses mémoires à une prière
répétitive (« C’est un journal mental […] Je le récite par cœur. Comme si
chacune des phrases qui le composent était un grain de chapelet […] C’est
un journal déguisé en prière »487). Ensuite il utilise exactement la même
analogie pour décrire son travail du peintre :
Peindre en répétant. Une fois, une autre. Toujours la même chose,
avec des changements minimes dans l’inflexion de mon pinceau.
Peindre comme si je récitais des prières. Ou, mieux encore, des
oraisons, des suppliques.488
L’acte de la répétition (reproduction) devient son obsession, sa manière
de percevoir et de décrire le monde et soi-même, sa façon de surmonter la
souffrance physique et psychique :
486
Rodrigo Fresán, « El pintor de cuentos », Radar. Página 12, 8/08/2004,
http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/radar/9-1581-2004-08-08.html.
(« Hopper –más allá de su trazo limpio y de sus ambientes bien iluminados– aporta, siempre,
un dejo de tristeza elegante y educada, pero tristeza al fin. La sospecha de que algo no ha
salido del todo bien, de que algo más o menos feo ha sucedido o está por suceder. Por eso,
otra vez, la sensación de mirar cuentos; de sentir que uno sorprende a los personajes –
nunca a los modelos– en el centro exacto y dramático de una trama que tiene un antes y un
después, es cierto; pero de la que Hopper se las arregla para aislar y redactar el momento
justo: esa epifanía urbana o campestre, ese instante en que los que aparecen o desaparecen
en sus cuadros piensan exactamente eso », consulté le 16/09/2014).
487 Rodrigo Fresán, Les vies de saints, ed. cit., p. 291.
488 Ibidem, p. 295.
277
La douleur s’intensifie. S’accroît. Se multiplie. Des copies et des
copies de ma douleur. Douleur en série. Sérigraphies.489
Enfin, la répétition le transforme en être divin, en démiurge :
Et si Jésus-Christ s’est consacré à réaliser des miracles, à
multiplier des choses, à ressusciter des morts, eh bien moi !, je
vais faire exactement la même chose. Mais je vais le faire avec
Jésus-Christ. Je vais le multiplier.490
Illustration 22. Andy Warhol, The Last Supper.491
Or, toute la vie de l’artiste s’avère ponctuée par des variations : le
moule de plâtre représentant La Cène de Léonard de Vinci, qui va l’inspirer à
créer sa propre série de cènes alternatives, est vendu par un homme qui
paraît une version contemporaine de Jésus-Christ ; l’inauguration de
l’exposition de sa création sérielle est organisée par une galerie qui se trouve
juste en face de l’église dans laquelle est exposée La Cène originale ; le nom
de l’écrivaine féministe américaine qui a essayé de tuer Warhol possède
plusieurs versions différentes (Valérie Jean Solanis ou Solanas ou Solana). Il
489
490
491
Ibidem, p. 297.
Ibidem, p. 295.
http://pastexhibitions.guggenheim.org/warhol/(Consulté le 16/09/2014).
278
y a eu même deux cérémonies funèbres alternatives d’Andy Warhol, une
officielle et élégante, et l’autre familiale et moins chère. Finalement, une fois
arrivé au Ciel l’artiste trouve son bonheur dans une éternité répétitive :
Le rêve s’est enfin réalisé : tous les jours vont désormais être
parfaitement identiques. Ils vont être très faciles à reproduire. À
imiter. À copier. À voler. À multiplier. À calquer. À sérigraphier. À
falsifier. À vendre comme si s’était de nouveaux jours, alors qu’en
réalité ce sont toujours les mêmes, juste un peu nuancés par mon
regard, mes couleurs et aussi ma signature.492
Si l’on prend le cas du Fond du ciel, nous trouverons un réseau
d’analogies plus développé. À savoir, la collection des toiles de Mark Rothko
illustre la structure du roman-dans-le-roman Évasion, qui pour sa part a été
inspiré par le livre extraterrestre de Tralfamaldore et qui suit la logique
organisationnelle de toutes les œuvres de Fresán.
Un de trois personnages principaux du roman, la fille mystérieuse qui
est aussi le narrateur de la troisième partie du livre, découvre dans une
galerie une exposition des toiles monumentales de Mark Rothko. Les œuvres
sérielles de ce peintre américain, classées par les critiques comme Colorfield
Painting (« peinture en champs de couleur »), utilisent les couleurs afin de
transmettre d’élémentaires émotions humaines telles que la tragédie, l’extase
ou l’échec. Leur nature méditative invite à une expérience profonde,
religieuse. Dans la succession variationnelle de ces « paysages de l’esprit » 493
le peintre obtient l’effet de la lumière émanant du noyau des tableaux.
Rodrigo Fresán, Les vies de saints, ed. cit., p. 300.
« Mark Rothko Biography », http://www.markrothko.org/biography/(Consulté
16/09/2014).
492
493
le
279
Illustration 23. Mark Rothko, Yellow and Blue.494
Les tableaux que voit la fille déroulent devant ses yeux le panorama de
sa patrie, la planète lointaine Urkh 24, mais en même temps le panorama de
son passé et de son existence solitaire et triste sur Terre. Curieusement, ils
racontent la même histoire que le livre bizarre qu’elle est en train d’écrire.
Tous représentaient – dans des palettes différentes faisant
alterner des éclairs lumineux et des éclats d’ombre presque totale
– des paysages que j’avais déjà vus et que je ne pouvais cesser
de voir. Crépuscules éternels d’une autre planète (…) Le lieu où se
déroule un roman de science-fiction intitulé Évasion.495
L’observation des toiles de Mark Rothko provoque alors, même si c’est
par d’autres moyens d’expression, une expérience identique à celle que vise à
produire le roman de la fille chez le lecteur. La contemplation de cette série
d’images qui sont des variations sur un thème unique mène à (ou plutôt
approche) la compréhension de l’univers et d’autrui :
Nous qui avions grandi dans l’incessante contemplation de nos
couchers de soleil. Nous avions appris à décrypter des histoires et
http://www.omega-blue.net/index.php/post/2010/09/02/Quelques-notes-sur-Le-fonddu-ciel-de-Rodrigo-Fresan (Consulté le 16/09/2014).
495 Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, ed. cit., p. 243.
494
280
des mythes dans leurs trames colorées, fables placides et légères
où il ne se passait presque rien : un mouvement à peine
perceptible, l’irruption délicate du violet sur le jaune pendant
plusieurs de nos siècles.496
En outre, Évasion est un objet littéraire étrange. D’abord, c’est un livre
extraterrestre dont les pages originelles n’ont pas l’apparence de pages, mais
la forme de légères sphères transparentes. Il se base sur des catégories
temporelles qui n’ont pas le même sens que les nôtres, étant donné que le
passé et le présent se déroulent en simultanéité et le futur n’existe pas. Cette
caractéristique
particulière
du
roman
fait
référence aux
livres
déjà
mentionnés des habitants de la planète Tralfamadore de Vonnegut, qui ont
« le relief de plusieurs merveilleux moments appréhendés simultanément ».
Ensuite, Évasion est un roman légendaire de mille pages possédant
une structure fragmentée, répétitive, inachevée et en élaboration constante,
vu que ses parties parviennent aux lecteurs peu à peu, pendant plusieurs
années, par courrier. Comme les tableaux de Rothko, le livre est trop
novateur pour être accepté par les protocoles du genre, d’où l’image
récidivante du crépuscule (ou coucher de soleil). La lueur qui précède le lever
du soleil ou subsiste à son coucher correspond au moment trouble,
ombrageux, indécis entre le jour et la nuit, la lumière et le noir, le
commencement et la fin :
Un roman de science-fiction qui n’était pas un roman de sciencefiction et qui n’était peut-être même pas un roman tout court. Car
contrairement à ce qui arrive dans les romans de science-fiction,
où surviennent constamment toutes sortes de choses, il ne s’y
passait presque rien. A peine une collection de couchers de soleil –
leurs nombreuses variétés décrites jusque dans les moindres
détails – contemplés par le dernier habitant d’une autre planète.
496
Ibidem, p. 189.
281
Tout au plus des fragments épars et des pensées extraterrestres
dispersées…497
Ceci étant dit, les correspondances entre les œuvres de Mark Rothko,
le-roman-dans-le-roman
Évasion
et
les
livres
frésaniens
deviennent
évidentes. Évasion et les tableaux sont ainsi des représentations fractales (ou
spéculaires) de la série. En outre, soulignons que les visions crépusculaires
de Rothko apparaissent aussi dans les passages descriptifs d’autres textes :
À Canciones Tristes, certaines soirées sont pareilles à un
scintillement à la fois lent et bref de lumières vertes, bleues et
jaunes. Les vibrations de l’horizon en extase divisent le monde en
deux parties différentes, mais complémentaires, comme dans les
tableaux de Mark Rothko.498
En conclusion, rappelons une remarque de Fresán citée par Ignacio
Echevarría dans la préface à L’homme du bord extérieur :
Si on pense à l’Histoire argentine comme à une succession
spasmodique de narrations – elle pourrait s’appeler Les mille et
un crépuscules – liées à peine entre elles par un fil commun,
alors l’Argentine comme pays acquiert un certain sens.499 [Notre
traduction et notre soulignement]
Ibidem, p. 36.
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 327-328.
499 Ignacio Echevarría, « historiargentina.5 », dans Rodrigo Fresán, Historia argentina,
Anagrama, Barcelona, 2009, p. 23 (« Si se piensa en la Historia argentina como una
espasmódica sucesión de narraciones – Los mil y un crepúsculos, podría llamarse – apenas
conectadas por un hilo común, entonces la Argentina como país cobra cierto sentido.»).
497
498
282
5.
Les
variations
cinématographiques
photographiques
et
… les photos de Diane Arbus s’introduisent par la
pupille, s’installent dans le cerveau, et restent là-bas
pour toujours (…)
il y a certaines photos qui n’ont pas été vues vraiment
jusqu’à ce que ce soient elles qui nous voient, nous,
accrochées aux murs, grandeur nature, en nous
voyant passer et en nous tournant, comme si nous
étions les pages d’un livre de Diane Arbus.500
Rodrigo Fresán
La figure tutélaire suivante, souvent convoquée par Fresán dans la
démarche d’illustrer ses propos, est issue d’une autre branche de l’art : la
photographie. Il s’agit de Diane Arbus, photographe américaine, qui s’est
notamment distinguée par sa vie mouvementée et tragique (« son parcours
néo-gothique, presque propre à un personnage de Poe », selon Fresán501), et
par sa fascination pour les freaks (les monstres humains). Ses photos
carrées en noir et blanc portraiturent avec une rare crudité les personnages
en marge, considérés généralement comme « phénomènes de foire ». Les
images de personnes hors-normes, atypiques ou déformées, comme des
nains, des géants, des malades, des handicapés mentaux, des jumeaux, des
travestis ou des hommes de cirque, documentent une zone sombre, mutante
de la société américaine des années soixante qui est effrayante et attirante
Rodrigo Fresán, « Aristócratas y secretos », Página 12, le 20 février 2006,
http://www.pagina12.com.ar/diario/contratapa/13-63377-2006-02-20.html (« … las fotos
de Diane Arbus se introducen por la pupila, se instalan en el cerebro, y allí se quedan para
siempre (…) hay ciertas fotos que no se han visto del todo hasta que son ellas las que nos
ven a nosotros, colgadas en las paredes, tamaño natural, viéndonos pasar y pasándonos,
como si fuésemos las páginas de un libro de Diane Arbus », consulté le 16/06/2014).
501 Ibidem (« Su trayectoria neogótica, casi de personaje de Poe »).
500
283
en même temps. Fresán explique l’aura mythique qui entoure la vie et les
œuvres de l’artiste, qui est devenue une figure majeure dans l’histoire de la
photographie documentaire :
… une femme utilisant son appareil photo comme un rayon laser
qui pénètre les ténèbres non pas pour faire de la lumière, mais
pour faire de l’ombre et, depuis les ténèbres, faire que les
catégories du normal et de l’anormal apparaissent floues, de
bougé et de mise au point, parfaitement imparfaites, et regardant
fixement une lentille qui, loin de dénaturer, fixait pour toujours
d’imparables et précis noirs et blancs.502 [Notre traduction]
Les photos de Diane Arbus sont une référence récurrente dans
l’univers frésanien, alors que l’artiste elle-même compte parmi plusieurs
individualités géniales, étranges et solitaires dépeintes par l’écrivain. La
portraitiste remarquable est donc portraiturée dans la nouvelle « Histoire
avec monstres » (La Vitesse des choses). En ce qui concerne son œuvre
photographique, ce n’est pas seulement la notion de série qui est mise en
valeur dans l’écriture frésanienne, mais aussi les thèmes du double, du
monstre humain et du dépassement des frontières qu’entraîne forcément
une mutation. Ces motifs du mutant et du brouillage des limites, comme
nous l’avons déjà montré, traversent toute l’œuvre de Fresán au niveau
thématique et structurel.
De la même manière que la symbolique du crépuscule, qui efface les
limites entre le jour et la nuit et constitue la toile de fond de la théorie du
narrateur du Fond du ciel, dans l’« Histoire avec monstres » l’opposition entre
le noir et le blanc est exploitée. C’est le mélange signifiant de noir et blanc
des photos de Diane Arbus, du jeu d’échecs, des cartes postales, des vieux
films et des rêves, qui déclenche les souvenirs et qui permet de figer le passé.
Ibidem (« La idea de una mujer utilizando su cámara como rayo láser penetrando las
tinieblas no para hacer la luz sino para hacer la sombra y, desde ellas, hacer que las
categorías de lo normal y lo anormal aparecieran movidas y fuera de foco, perfectamente
imperfectas y mirando fijo a una lente que, lejos de distorsionar, fijaba para siempre en
inapelables y precisos blancos y negros »).
502
284
L’idée d’osciller, d’hésiter à la frontière entre deux mondes opposés
mais, d’une certaine manière, complémentaires, réapparaît à plusieurs
reprises dans la nouvelle. En effet, le texte commence avec une crise
cardiaque du personnage principal qui, après avoir échappé à la mort, est
transporté dans une ambulance et plonge dans un état étrange entre rêve et
réalité. Piégé à la frontière entre sommeil et éveil, il déroule ses souvenirs et
finit par dire « Telle est notre histoire » (« Ésta es nuestra historia »), ce qui
peut signifier que la nouvelle bizarre qui suit est en fait un récit de ses
rêveries, une histoire survenue dans le pays confus des hallucinations.
D’ailleurs, selon les explications du narrateur, son domicile se trouve
également au point d’intersection des deux univers. Il habite effectivement
entre deux voisins complètement différents qui représentent les extrêmes de
l’échelle sociale. À savoir, dans une maison à côté de chez lui habite « un
monstre
terrestre »,
c’est-à-dire
un
homme
géant
aux
extrémités
monstrueusement longues, photographié une fois par Diane Arbus et
caractérisé en tant que « freak à la retraite, un phénomène de foire, une
aberration de la nature ». Par contre, la propriétaire de la demeure située de
l’autre côté, qui a l’habitude de se jeter dans une piscine, est une jeune
femme au corps parfait et « d’une beauté qui n’est pas de ce monde ». Le
narrateur épie sa belle voisine et ignore l’existence du monstre, restant ainsi
solitairement en territoire neutre. Cependant, dans la conclusion de la
nouvelle il s’installe dans un costume de singe, en acceptant par ce geste sa
propre « étrangeté », et il invite les monstres humains dans son jardin afin
d’épier ensemble la jeune femme. Il doit embrasser alors la condition d’un
être hors du commun pour vaincre l’isolement et l’aliénation et pour pouvoir
continuer la poursuite de l’épiphanie, symbolisée dans l’écriture frésanienne
par la fille plongeant dans l’eau mythique.
285
Illustration 24. Diane Arbus, A Jewish Giant at Home with His Parents in The
Bronx (1970).503
Dans la galerie des personnages freak de la nouvelle (le géant T.,
Weenie l’homme-tronc, Flapper l’homme phoque, les sœurs siamoises Dina
et Dona, une comédienne américaine Sandra Talbot, The Kubrick) nous
trouvons la version fictionnelle de Diane Arbus. « La photographe folle »,
comme la qualifie Sandra Talbot dans son journal, s’invite chez l’actrice afin
de prendre en photo son fils géant. Elle lui présente son dossier sur « les
gens spéciaux », qu’elle considère comme aristocrates, et explique sa quête
d’inspiration dans laquelle nous reconnaissons le motif frésanien de
l’épiphanie :
Elle [Diane Arbus] a parlé à T. d’un « moment décisif », quand on
photographie quelque chose, où tout semble être correctement et
inévitablement à sa place, et a précisé que le plus important, c’est
de s’entraîner sans cesse pour pouvoir capter cet instant.504
503
504
http://museografo.com/42-anos-sin-diane-arbus/(Consulté le 16/09/2014).
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 429.
286
La nature freak de l’artiste, néanmoins, ne tarde pas à se manifester
lorsqu’elle annonce à Sandra et à son fils, stupéfiés, qu’elle vient d’avoir ses
règles, qu’elle adore les crampes et le sang, et elle leur explique qu’elle s’était
acheté un petit verre qu’elle plaçait entre ses jambes pour collecter et
conserver son sang.
Dans cette « Histoire avec monstres » ce ne sont pas, cependant, que
les personnages qui sont monstrueux, mais aussi l’histoire elle-même. La
nouvelle a une forme bizarre et mutante, ce qu’affirme l’un de ses
narrateurs :
Ceci est une parenthèse. Une parenthèse qui finit de consacrer
comme freak une nouvelle qui, en soi et même si cette parenthèse
n’existait pas, n’était déjà pas très normale.505
Bien que l’organisation narrative de la nouvelle soit hors norme, le
lecteur du recueil entier se rend vite compte que cette étrange créature
littéraire se conforme parfaitement aux règles de la série fractale frésanienne.
Autrement dit, comme les beaux monstres de Diane Arbus, ce texte mutant
observé séparément peut paraître un phénomène de la nature, mais vu dans
son contexte (parmi d’autres bizarreries) il acquiert l’air presque normal et
bien à sa place (à l’instar du narrateur, qui assume finalement sa propre
étrangeté et son appartenance au groupe des « gens spéciaux »).
« Histoire avec monstres » se compose de cinq parties-chapitres :
1. La Première de Mes Trois Crises Cardiaques
2. T. a parlé de cette manière
3. Diane Arbus : Extraits du Journal de Sandra Talbot
4. (Parenthèse)
5. L’Aube de l’Humanité
Le premier et le dernier ont le même narrateur (le figurant du film de
Kubrick, 2001 : l’Odyssée de l’espace), ils fonctionnent donc comme un récit
cadre typiquement frésanien. Le deuxième chapitre est une histoire racontée
505
Ibidem, p. 421.
287
par le géant T., le suivant se compose des extraits du journal intime de sa
mère et le quatrième forme une parenthèse méta. Toutes les sections du
texte sont rédigées à la première personne, sauf la partie métalittéraire qui
est à la troisième personne. Au premier coup d’œil, la nouvelle reproduit
alors le schème des récits enchâssés et joue en plus avec la mutation de la
perspective narrative.
Cependant, la structure du récit encadrant et des récits emboîtés n’est
pas typique. Nous avons déjà montré que, lorsque le narrateur de la partie
initiale (à la première personne) annonce « Telle est notre histoire », le lecteur
suppose que c’est lui le narrateur des récits intercalaires qui suivent. Ce
nonobstant, dans les lignes ouvrant la parenthèse nous lisons :
No escribe este paréntesis sino que lo vive en otro libro que no es
un libro de cuentos. Un libro que es una novela donde se cuenta lo
que todo lo ocurre en su vida mientras escribe cuentos. Por
supuesto,
es
inevitable,
hay
nexos,
puntos
de
contacto,
intersecciones, miembros deformes, relaciones definitivamente
freak.506
Le personnage de ces passages, écrits à la troisième personne, est un
écrivain travaillant sur un recueil de nouvelles dans une ferme familiale
abandonnée, dénommée l’Univers. Il est donc probablement l’auteur des
récits intercalaires que le lecteur vient de lire. L’organisation classique d’un
récit cadre est ainsi inversée. La quatrième partie de la nouvelle devrait
constituer, selon toute apparence, le récit premier, même si elle est
enchâssée dans le récit encadré. Pourtant, comme elle est menée à la
troisième personne et que ce n’est pas l’écrivain en question qui la rédige (« Il
n’écrit pas cette parenthèse mais la vit dans un autre livre… »), nous
Idem, La velocidad de las cosas, ed. cit., p. 421. Nous citons ce fragment en version
espagnole, parce que la traduction française change légèrement le sens (« Cette parenthèse
n’écrit que ce qui vit dans un autre livre, qui n’est pas un recueil des nouvelles, mais un
roman où il raconte tout ce qui se passe dans sa vie pendant qu’il écrit des nouvelles. Bien
sûr, c’est inévitable, il y a des liens, des points de contact, des intersections, des membres
difformes, des rapports résolument freak, Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p.
433).
506
288
découvrons encore un autre univers narratif, celui du « livre, qui n’est pas
un recueil de nouvelles ». Il s’agit ici d’un niveau extradiégétique dont
l’instance énonciative est, naturellement, le supra-narrateur de la série
frésanienne.
En résumé, dans cette construction à plusieurs niveaux les parties 2
et 3 de l’« Histoire avec monstres » sont les récits enchâssés dans le récitcadre formé par les fragments 1 et 5, qui sont emboîtés pour leur part dans
le récit 4. Ensuite, la nouvelle entière est un texte intégré dans le recueil La
Vitesse des choses, dont le cadrage narratif et thématique repose, rappelonsle, sur la charpente construite par la première, la sixième et la dernière
nouvelle. Finalement, le livre fait partie de la macro-série intertextuelle
composée de toutes les œuvres de Fresán. L’illustration 25 présente
schématiquement la construction de la nouvelle.
Or, l’analogie texte-monstre est établie dans la nouvelle de façon
systématique et répétitive. Dans la parenthèse le supra-narrateur compare
son intervention métalittéraire avec « une tête de plus, une peau squameuse
ou tatouée, l’absence de bras et de jambes » et, enfin, la sœur siamoise de la
nouvelle. De cette manière, les références et les jeux de miroir se
multiplient : les couples, les frères et les sœurs, les jumeaux et les siamois
ont été les thèmes préférés de Diane Arbus. Sa photographie la plus connue
qui, selon les spécialistes, pourra résumer toute la conception artistique de
Diane Arbus, s’intitule Jumelles identiques. Cette image célébrissime de
Cathleen et Colleen Wade est un portrait de deux filles identiques qui,
néanmoins, restent des êtres singuliers et se différencient à travers de
presque imperceptibles nuances d’expression du visage. Elles provoquent
alors une sensation inquiétante, comme si elles étaient pareilles et opposées
en même temps, comme deux faces d’une même pièce représentant, par
exemple, le bien et le mal ou la vie et la mort.
289
Illustration 25. La construction de la nouvelle « Histoire avec monstres » (La Vitesse des choses).
290
En outre, la photographie des sœurs Wade a inspiré les silhouettes
fétiches des jumelles du film culte Shining, de Stanley Kubrick, réalisateur
américain fameux qui compte également parmi les personnages de
l’« Histoire avec monstres ». Cette rencontre de deux artistes majeurs newyorkais dans le texte frésanien n’est pas fortuite, étant donné que Kubrick a
fait ses premiers pas de créateur en tant que photographe pour la revue
« Look » et qu’il a travaillé à un moment donné avec Diane Arbus. Très
impressionné par ses photographies, il l’a gardée toujours parmi ses
références, à côté de Walker Evans et d’Arthur Fellig (Weegee).
Illustration 26. Diane Arbus, Jumelles identiques (1967) et les jumelles du film
Shining de Stanley Kubrick.507
Pour reprendre l’analogie des jumelles, si la parenthèse et la nouvelle
qui l’intègre sont comme des sœurs siamoises, en étant des êtres individuels
elles restent inséparables, en se ressemblant elles restent différentes.
Effectivement, à l’instar du réseau des correspondances dans Les Jardins de
http://www.lefigaro.fr/culture/2011/10/24/03004-20111024ARTFIG00639-dianearbus-sur-le-fil-du-rasoir.php; http://monfilmculte.com/scene-culte/les-jumelles-shininginspirees-une-photo-diane-arbus (Consulté le 16/09/2014).
507
291
Kensington, les personnages de la parenthèse ont leurs doubles (ou
variations) dans le récit du figurant, de même que nous y retrouvons
certains événements de leurs vies modifiés ou symétriques. Nous avons alors
deux univers siamois, alternatifs, dont l’un est inséré dans l’autre. Pour
donner quelques exemples, Sandra Talbot qui apparaît dans les parties 1, 2,
3 et 5 devient Susan Cabot dans la parenthèse, son fils T. est Timothy, son
film La Femme-Scorpion réalisé par Peter Lorman c’est La Femme-Guêpe de
Roger Corman, le figurant possède son homologue dans la figure de
l’écrivain, le géant se transforme en un gaucho gigantesque prénommé
Jupiter, etc. De plus, pour prolonger les effets spéculaires il y a des doubles
à l’intérieur des univers, par exemple les frères jumeaux Romulus et Remus
Cartucci, propriétaires des salles de cinéma siamoises dans Canciones
Tristes, Colisée 1 et Colisée 2. Afin de projeter un film, ils divisent la pellicule
et montrent la première partie du film dans une salle et la deuxième dans
l’autre.
En général, nous avons montré auparavant que ces jeux de doubles
sont caractéristiques et d’une importance fondamentale pour la stratégie
littéraire frésanienne et sont réitérés dans tous les textes de l’auteur.
Rappelons par exemple la figure de Julio Delaroca de « Leroc Argentin (12
hits) » (L’Homme du bord extérieur), qui est la version argentine de Bob
Dylan, ou le protagoniste de Vies de saints, frère jumeau du Jésus Christ,
qui est en train de créer sa propre version alternative de la Bible.
Dans l’« Histoire avec monstres », les démarches spéculaires et les
références continuent. L’écrivain de la parenthèse dit à sa femme que la
cicatrice qu’il a sur le ventre c’est le lieu par où « on avait sorti son frère
jumeau, mort-né, cette tumeur en forme de frère qu’il avait eue en naissant,
qui avait grandi en même temps que lui et qu’on lui avait retirée à l’âge de
deux ans »508. Cette histoire sur l’anomalie rare foetus in foetu est
mensongère, puisque dans la réalité il devait la cicatrice à un accident où le
guidon de son tricycle s’était planté dans son ventre. En l’évoquant,
cependant, le personnage fait référence à la vie et à l’œuvre de Philip K. Dick,
508
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 444.
292
autre père littéraire de Fresán. Cet auteur américain a eu une sœur jumelle,
Jane Charlotte, qui est morte quelques semaines à peine après leur
naissance prématurée. Les circonstances du décès de Jane sont tragiques :
elle meurt de faim, car sa mère n’a pas assez de lait et ne sait pas que, dans
ce cas, il faut compléter le régime avec des biberons. La perte de la sœur
marque profondément toute la vie et l’œuvre de Dick. Sur les pages de ses
romans de science-fiction le thème de la dualité et le motif des jumeaux sont
récurrents, notamment dans Dr Bloodmoney. Edie Keller, un personnage du
roman, porte dans son corps son petit frère jumeau « interne » Bill, foetus in
foetu, avec lequel elle communique et qui est en relation télépathique avec le
monde des morts. Ajoutons que l’autre personnage du roman, Hoppy
Harrington, est un homme sans bras ni jambes comme « le vieillard sans
membres » de la nouvelle « Histoire avec monstres ». Finalement, dans Le
fond du ciel nous rencontrons Warren Wilbur Zack, le doppelgänger littéraire
de Dick, qui « n’a jamais cessé de rêver d’un frère jumeau et télépathe mortné (et dont il jurait recevoir des signes et des ordres) »509.
Même si l’histoire du jumeau parasite de l’« Histoire avec monstres »
était imaginaire, la femme de l’écrivain l’a crue. Ainsi, la fiction s’est
transformée facilement en réalité et l’écrivain même a décidé ensuite qu’elle
était vraie, que « ses parents avaient inventé son accident de tricycle pour
qu’il ne grandisse pas en étant obnubilé par cette histoire de jumeau ». Ce
brouillage des limites (ou échange des places) entre la fiction et la non-fiction
provoque le malaise de l’écrivain dont les pensées à ce sujet sont citées par
le narrateur plus tard :
Tout cela est vrai. Le talent de la réalité à créer bien souvent des
fictions parfaites lui semble aussi excessif qu’invraisemblable. Il
ne reste plus qu’à changer les noms des effets spéciaux, à
modifier certaines dates en avertissant les personnes concernées
que toute similitude avec des faits réels et des personnes vivantes
ou mortes n’est que pure coïncidence.510
509
510
Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 29.
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 442.
293
Le processus de confusion de la fiction et la non-fiction dans la
nouvelle s’opère également à travers des noms (démarche que nous avons
déjà étudiée, par exemple dans le chapitre consacré au Fond du ciel).
L’histoire épouvantable du « voisin géant à la tête gigantesque et aux bras
longs » qui assassine sa mère hystérique, racontée par lui-même au figurant
dans la deuxième partie du texte, semble purement fictionnelle d’autant plus
que les noms des personnages, comme Sandra Talbot, son fils T., Lyndon
Bells, Peter Lorman ou Jane Lacey, sont inventés. En revanche, lorsque
nous reconnaissons plusieurs noms de personnages historiques dans la
parenthèse (comme Susan Cabot, actrice nord-américaine ou son fils
Timothy, atteint de nanisme, etc.), nous prenons naturellement ce récit pour
non-fictionnel. Rien n’est moins vrai : les éléments de la biographie de
Sandra Talbot imaginaire, qui peuvent avoir l’air incroyables, sont en réalité
de vrais faits de la vie de Susan Cabot, cachés sous des noms fictifs. En
suivant ses propres préceptes, l’écrivain de la parenthèse a profité donc du
« talent de la réalité à créer bien souvent des fictions parfaites » afin d’écrire
sa nouvelle. Ainsi, le récit du figurant (parties 1, 2, 3 et 5), qui est d’ailleurs
un personnage de fiction, s’avère être la version alternative, un reflet
légèrement modifié, de la vraie biographie de Susan Cabot.
Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que la parenthèse, même si
elle se montre plus vraisemblable, est un texte documentaire. Les deux
mondes siamois de la nouvelle contaminent la fiction avec la non-fiction, en
jetant sans cesse des passerelles entre les univers du livre et la réalité, par
exemple quand Susan Cabot envoie pendant des années des lettres bizarres
et désespérées à Remus Cartucci, habitant de Canciones Tristes. En outre,
dans la note précédant le recueil, Fresán précise que tout ce que relate
« Histoire avec monstres » sur la vie de Susan Cabot et Timothy (ou Sandra
Talbot
et
T.)
est
«
hormis
de
petits
détails
et
de
légères
modifications, rigoureusement vrai bien que cela paraisse incroyable »511.
511
Ibidem, pp. 21-22.
294
Pour illustrer cette stratégie de contagion réciproque entre le fictionnel et le
factuel nous présentons dans le tableau qui suit les protagonistes de
l’« Histoire avec monstres ».
Tableau 11. Personnages principaux fictifs et réels dans l’« Histoire avec
monstres ».
Le récit du
figurant (parties 1,
2, 3 et 5)
Personnages
principaux
fictifs
Personnages
principaux
réels
Lieux
Les deux
mondes
La parenthèse
(partie 4)
•
le figurant freak
•
l’écrivain
•
sa femme et son
fils abandonnés
•
•
Sandra Talbot
(Sandra
Leventhal, Jane
Lacey)
sa femme freak qui
l’a abandonné et
son fils-monstre
mort-né
•
Jupiter
•
Romulus et Remus
Cartucci
•
Susan Cabot
(Harriet Shapiro,
Janice Starling)
•
Timothy
•
Canciones Tristes
•
El Universo
•
T.
•
les monstres
humains
•
Diane Arbus
•
•
Sad Songs,
Floride
Stanley
Kubrick
Il faut remarquer ici qu’il existe un personnage exceptionnel qui
franchit les frontières séparant trois espaces : la réalité et les deux univers
siamois de la nouvelle. C’est Stanley Kubrick, le cinéaste visionnaire à
l’esprit ouvert, qui est capable de se déplacer librement entre tous les
univers. Nous allons proposer une courte analyse de l’énorme influence de
son œuvre sur l’écriture frésanienne dans la partie suivante de notre thèse.
Pour conclure cette brève étude des affinités qui se tissent entre les
livres de Fresán et les travaux de Diane Arbus, évoquons encore un aspect
de sa manie du double : les autoportraits.
295
Illustration 27. Diane Arbus, Double self-portrait with her infant daughter
(1945).512
Les démarches frésaniennes de l’autofabulation, présentées dans les
chapitres précédents de notre travail, correspondent à la prédilection de la
photographe pour s’autoportraiturer, souvent avec son appareil, entourée de
miroirs, portes et fenêtres. Pour citer un exemple, la complexité des jeux
spéculaires contemplée sur le double autoportrait de Diane Arbus avec sa
fille nous paraît très intéressante. Cette photographie est constituée de deux
prises de vue distinctes, assemblées sur un même support, représentant la
jeune artiste avec son bébé dans les bras, coincée entre une porte fermée et
la lumière d’une fenêtre. La composition générale qui réunit deux images
pareilles côte à côte ressemble à celle des Jumelles identiques, comme si
Diane Arbus souhaitait être sa propre jumelle, copier son identité ou encore
créer de nouvelles versions de soi-même. Comme la photo à droite est un
peu floue, nous avons l’impression que l’artiste est en mouvement, se dirige
512
http://espace-holbein.over-blog.org/article-3045460.html (Consulté le 16/09/2014).
296
vers le centre, veut rejoindre sa sœur ou s’échapper du cadre fermé de
l’image par la fenêtre. La silhouette de gauche est également tournée vers la
lumière de la fenêtre. Et enfin, n’oublions pas que cet autoportrait intègre la
fille de Diane Arbus, sa duplication, son reflet, qui a son double aussi.
Or, nous retrouvons dans les ouvrages de Fresán les mêmes motifs des
portes fermées, des fenêtres (ainsi que sur les tableaux d’Edward Hopper) et
de dépassement des limites. Et, surtout, le désir irrésistible de se multiplier
à l’intérieur de son œuvre, de fabriquer des variations spéculaires des
personnages et du créateur. Dans l’« Histoire avec monstres » ce ne sont pas
seulement les protagonistes qui ont leurs doubles. Les figures de l’écrivain et
du figurant sont des reflets déformés de l’auteur Rodrigo Fresán, façonnés
dans un procédé autofabulateur déjà commenté dans notre travail.
À l’instar du double autoportrait de Diane Arbus, Rodrigo Fresán
représente alors dans la nouvelle deux variantes jumelles de lui-même. Mais,
contrairement à la fidélité du noir et blanc de la photographie, ces
silhouettes littéraires ont été mutées, croisées avec d’autres images et
déformées, à l’égal des visions psychédéliques de l’Odyssée de l’espace
(comme l’explique le figurant dans la dernière partie de la nouvelle, les
scènes hallucinogènes clôturant le film de Kubrick ont été obtenues grâce
aux nouvelles techniques du tournage : le slit-scan et la front projection). En
conséquence, à la simple inspection, les doubles jumeaux de l’auteur ne se
ressemblent pas beaucoup. Néanmoins, par-delà toutes les différences
apparentes, il existe plus qu’un dénominateur commun entre l’écrivain et le
figurant. À savoir, ils sont des êtres solitaires, freaks, qui n’arrivent pas à
trouver leur place dans le monde. Tous les deux ont eu des enfants, l’un a
été abandonné par sa femme et l’autre a quitté la sienne et leur fils. Ils
passent leur temps à se remémorer le passé et ils sont à la recherche
d’épiphanies. Enfin et surtout, ils sont obsédés par la figure de Stanley
Kubrick et, notamment, son film 2001 : l’Odyssée de l’espace. Nous avons
mentionné auparavant l’importance fondamentale de cette œuvre pour
Fresán qui admet qu’elle est :
297
Un film que j’ai regardé pour la première fois à, je crois, six ou
sept ans et que (…) je n’ai cessé de regarder dès lors. Un film qui
(…) m’a formé et m’a déformé en tant qu’écrivain. La certitude
subite qu’on pouvait raconter et chanter les choses autrement. En
plusieurs parties —«The Dawn of Man», «Jupiter Mission: Eighteen
Months Later» et «Jupiter and Beyond the Infinite»— apparemment
décousues, mais unies pour toujours. À la vitesse elliptique de la
lumière et du son.513 [Notre traduction]
C’est précisément cet élément de la biographie frésanienne qui a été
déformé dans ses alter egos jusqu’à l’hyperbole. La nouvelle semble
constituer ainsi une double réponse à la question suivante : Qu’est-ce qui
pourrait m’arriver si je devenais un vrai maniaque de 2001 : l’Odyssée de
l’espace et de son réalisateur ? Lorsque le narrateur de la parenthèse
raconte les circonstances du tout premier visionnage du film par l’écrivain,
nous écoutons en réalité la voix de Rodrigo Fresán :
Il aime les films de science-fiction, et la science-fiction
occupe une place importante dans la non-fiction de sa vie. Depuis
qu’il a vu pour la première fois 2001 : l’Odyssée de l’espace. Ses
parents se disputaient constamment et devaient toujours discuter.
Ils l’avaient un jour déposé devant les portes d’un cinéma où on
passait ce film. 2001 : l’Odyssée de l’espace et Lawrence d’Arabie
étaient les deux grands films liés au divorce de sa génération. En
Cinémascope. De longs films projetés dans de grandes salles où
on laissait ses enfants afin d’aller se disputer sans présence
gênante ou atténuante de type sentimental et biologique (…) Rien
n’est sans doute plus pervers que le don qu’ont certains films,
Rodrigo Fresán, « Mi año favorito. Sobre 2001: A Space Odissey, de Stanley Kubrick »,
http://www.elboomeran.com/upload/ficheros/noticias/enefresan.pdf (« Un film que yo vi
por primera vez a los, supongo, seis o siete años y que (…) no he dejado de ver desde
entonces. Una película que (…) me formó y me deformó como escritor. La súbita certeza de
que las cosas podían contarse y cantarse de otra manera. En varias partes —«The Dawn of
Man», «Jupiter Mission: Eighteen Months Later» y «Jupiter and Beyond the Infinite»—
aparentemente inconexas, pero unidas para siempre. A la elíptica velocidad de la luz y del
sonido », consulté le 23/07/2014).
513
298
certains livres ou certaines chansons – funestes monolithes de
fiction – de s’imposer à des moments déterminés dans des
existences réelles et prendre la puissance de symboles.514
Désormais, toute la vie du personnage se déroule au rythme de son
film culte. Après la disparition de son père et de sa mère (dans cette version
alternative de la biographie frésanienne ses parents comptent parmi les
disparus de la dictature) l’écrivain a grandi dans une maison de campagne
ancienne, l’Univers, habitée à l’époque par une famille de gauchos composée
de huit frères portant les noms des planètes du système solaire et de leurs
parents, prénommés Phébus et Lune. Fasciné par le film de Kubrick, il
tombe amoureux d’une femme bizarre qui, quand il la déshabille pour la
première fois, cite les mots de l’ordinateur HAL 9000 lorsqu’il est démonté
par un astronaute dans les dernières séquences de l’Odyssée. Le jour de la
naissance de son fils, il filme ce « Moment Mono-Cosmique » avec une
caméra en chantant la musique d’Ainsi parlait Zarathoustra. Ce poème
symphonique de Richard Strauss a été utilisé dans l’Odyssée afin d’illustrer
les phases différentes du développement de l’espèce humaine. L’enfant, qui
lui paraît naturellement semblable « au bébé transparent et stellaire » de la
dernière scène du film, s’avère être un petit monstre mort-né. Cette
expérience tragique provoque une crise nerveuse chez l’écrivain, auquel un
tranquillisant doit être injecté, et entraîne ensuite la disparition de sa femme
et son exil solitaire à la campagne. La triste histoire du personnage finit cinq
minutes avant le commencement de la symbolique année 2001 du film,
l’année qu’il attendait avec impatience depuis longtemps, mais qu’il salue
finalement en pleurant.
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 436-437. Comparons, par exemple, avec l’article
d’Etienne Laterrier : « Au même moment, comme par hasard, ses parents enchaînent les
séparations et les déménagements. À la même époque, un élément plus décisif survient.
2001 : L’odyssée de l’espace sort au cinéma, et la télévision diffuse La Quatrième dimension.
Deux modèles esthétiques que le jeune Fresán semble avoir littéralement disséqués pendant
des heures et dont ses écrits garderont la trace profonde. (…) Régulièrement, les parents de
Fresán envoient leur fils au cinéma : “pour me tenir éloigné de la maison le plus longtemps
possible, après l’école”» (Leterrier, Etienne, «La lettre et le médium», Le matricule des anges,
n°98, 2008, pp. 26, 28).
514
299
En contrepartie, le dénouement des péripéties du protagoniste créé par
l’écrivain, le figurant, est plutôt heureux. Sa narration, qui encadre la
nouvelle, commence avec « La Première de Mes Trois Crises Cardiaques » et
conclut avec « L’Aube de l’Humanité ». Les titres des parties sont signifiants.
D’abord, la crise cardiaque du narrateur et sa passion pour l’œuvre de
Kubrick, de même que son identification extrême au personnage qu’il a
interprété, constituent probablement une allusion à la figure d’un imposteur
fameux, Alan Conway. Dans les années 1990, cet agent de voyage
britannique se fit passer pour Stanley Kubrick dans le but de tirer profit de
plusieurs personnes de l’industrie du spectacle et gagner ainsi sa vie. Le
double de Kubrick est décédé d’une crise cardiaque trois mois avant la mort
du metteur en scène. Le figurant de la nouvelle, par contre, a subi une crise
cardiaque et y a survécu à l’instant précis de la mort de Kubrick, comme si
leurs existences étaient intimement liées. En effet, sa vie est entremêlée de
celle de Stanley Kubrick. Jeunes, ils se rencontrent à Washington Square
afin de jouer aux échecs pour de l’argent. Ils rêvent tous les deux de devenir
des joueurs professionnels. Kubrick envisage aussi d’être photographe ou
batteur de jazz, mais un jour il disparaît de Greenwich Village. Les chemins
des anciens camarades d’échecs se croisent plusieurs années plus tard,
lorsque le narrateur lit dans un journal une information sur le tournage du
film de science-fiction de Kubrick. C’est à ce moment, en se comparant avec
la figure d’un metteur en scène reconnu, qu’il se rend compte tout d’un coup
de l’incomplétude et l’insuffisance de son existence. Il s’échappe donc de sa
vie, abandonne sa famille et rejoint Kubrick sur le tournage de L’Odyssée. Le
narrateur ne nous donne presque aucune précision sur son parcours hors
de l’ombre de Kubrick, comme s’il considérait cette époque de sa vie comme
complètement insignifiante.
Ensuite, le protagoniste essaie de retrouver symboliquement ses rêves
d’enfance évanouis, de recommencer, en invitant le réalisateur à une partie
d’échecs. Le titre de cette seconde étape de son histoire, « L’Aube de
l’Humanité », fait référence aux premières séquences de L’Odyssée. Et c’est
dans ces scènes qu’il va interpréter le rôle d’un singe. Durant le tournage du
film, qui a duré trois ans, entre les prises de vues, Kubrick et le figurant
300
enchaînent des parties d’échecs de plus en plus monstrueuses à l’intérieur
des studios. La relation étrange entre un génie célèbre et son double
perdant, les heures passées devant le noir et blanc de l’échiquier et, surtout,
la création longue de L’Odyssée consument progressivement les esprits des
personnages et les isolent du monde extérieur.
Tous deux commencent à se renfermer sur eux-mêmes et à changer,
mais de manière opposée. Même si la physionomie et le comportement de
Kubrick deviennent de plus en plus freak, le réalisateur aux cheveux longs
et à la barbe mal taillée façonne laborieusement sa légende et atteint le point
culminant de sa carrière. Il avoue être enfin prêt à imposer sa propre vision
créative sans risquer d’être critiqué ou contrarié. Le narrateur, pour sa part,
est tellement heureux dans la peau du singe qu’il a interprété, qu’il renonce
à sa vie « civilisée », refuse d’enlever le costume pendant des semaines et
assume entièrement son côté bestial, inhumain et monstrueux. Cependant,
au contraire de la métamorphose de Kubrick en cinéaste mythique et
mégalomane, la transformation du figurant en singe n’est pas acclamée ni
comprise. Depuis le jour où il est renvoyé par le réalisateur lui-même, le
figurant mène une existence privée de sens dans une maison vide. Il ne
retrouve son bonheur que parmi des monstres humains qui lui apprennent à
accepter son étrangeté intérieure.
En bref, originaire de la fascination frésanienne pour L’Odyssée et son
créateur, l’histoire du figurant a été travaillée ensuite à partir des bribes
déformées des histoires factuelles de Stanley Kubrick, Alan Conway et du
récit fictif de l’écrivain.
D’une manière générale, l’influence capitale du cinéma sur l’écriture de
Fresán
est
marquée
dès
son
premier
livre,
notamment au
niveau
thématique. Dans l’histoire racontée par le protagoniste du récit cadre de
L’homme du bord extérieur, le double fictif de l’auteur, nous trouvons pour la
première fois le motif autobiographique d’un enfant renvoyé au cinéma par
ses parents toujours en guerre. Cette image d’un garçon rejeté, abandonné
et solitaire qui trouve son refuge dans l’obscurité des salles de cinéma
revient dans d’autres textes de l’écrivain :
301
Le fils qui voulait être écrivain lorsqu’il serait grand recevait de
ses parents des sommes incroyables pour aller au cinéma. C’est
ainsi qu’il avait vu Citizen Kane, Les Quatre Cents Coups,
Casablanca, Help !, et plusieurs autres centaines de films, et c’est
ainsi qu’il avait appris à se voir à la troisième personne, depuis
un fauteuil de cinéma (…) Il croyait que son père et sa mère
agissaient ainsi pour favoriser sa vocation littéraire, alors qu’en
fait leur seul but était de le tenir éloigné de la maison le plus de
temps possible.515
Étant donné la nature autofabulatrice de l’univers frésanien, il n’est
pas étonnant que les personnages qui le peuplent aient la même admiration
pour le grand écran que leur auteur. Plus grande encore, parfois. Dans la
vaste galerie des protagonistes de la série, en plus des hommes de plume, il
ne manque pas des gens passionnés ou obsédés par les films, les acteurs ou
les héros de celluloïd. Il suffit de rappeler ici le récit du figurant de
l’« Histoire avec monstres » ou la figure de Forme, le personnage de Trabajos
manuales (« La forme du cinéma »), qui est un enthousiaste des vieux films
en noir et blanc et écoute toutes les nuits les bandes sonores des films
projetés dans un cinéma fantôme d’à côté de chez lui. Tous ces personnages
sont très sensibles à la relation d’analogie impénétrable et puissante qui
s’établit parfois entre les trames filmiques et leurs propres existences. Ils
perçoivent et décrivent la réalité littéraire qui les entoure à travers des
mondes visités dans les salles obscures. Enfin, ils sont frappés, comme
Fresán, par les révélations cinématographiques qui changent radicalement
leurs vies.
Nous retiendrons entre autres exemples le cas du personnage du
« Système éducatif » (L’homme du bord extérieur), surnommé Belushi. Il décrit
Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 178. Le même motif apparaît par exemple
dans Mantra : « Lorsqu’ils n’étaient pas en manœuvres, mes parents passaient leur temps à
« se séparer » (…) Nos jouets étaient donc ceux d’une génération qui jouait peu (…) et allait
souvent au cinéma voir et revoir des films cultes. Les Aventuriers, avec Alain Delon et Lino
Ventura ; Lawrence d’Arabie, avec Peter O’Toole, étaient parmi nos préférés. Dans les salles
de cinéma, je retrouvais d’autres fils de parents dysfonctionnels… » (Rodrigo Fresán, Mantra,
ed. cit.,pp. 54, 65).
515
302
le moment mystique du visionnage du Collège Americain (John Landis, 1978)
comme un miracle biblique, du fait qu’il découvre que le personnage Bluto
est son double parfait. Aux yeux de Belushi, il lui ressemble comme deux
gouttes d’eau, physiquement mais surtout au niveau du caractère d’un
vainqueur-né, d’un homme gros, bestial et affamé de grandeur. Cette
épiphanie inspire le protagoniste qui devient un génie extravagant des
finances, une figure célèbre qui regarde, néanmoins, son film préféré au
moins une fois par semaine et admet que l’identification extrême avec le
héros du Collège Americain lui a sauvé la vie : « …si vraiment tu voulais
écrire un livre sur ma vie, il te suffirait d’écrire un livre sur le film. Tout y
est… »516.
Pareillement, Isaac du Fond du ciel expérimente une épiphanie lorsqu’il
voit pour la première fois L’Odyssée de l’espace. La puissance symbolique du
film lui permet de redéfinir son rôle dans les versions suivantes de son
histoire. En outre, Rodrigo Fresán dévoile dans un article que les émotions
de ce personnage sont très semblables aux émotions qui l’accompagnent
chaque fois qu’il regarde l’œuvre de Kubrick.
L’amour pour le cinéma du frère d’Alejo, l’un des personnages
récurrents de la série frésanienne, est encore plus effréné. Le narrateur de
« L’apprenti sorcier » (L’homme du bord extérieur), est devenu fou à huit ans,
à cause de L’Apprenti Sorcier, une séquence du long-métrage d’animation
Fantasia des studios Disney. Malgré les efforts de la famille pour remédier à
son état bizarre, il s’est finalement échappé pour vivre dans Disney World à
l’abri d’un costume de Mickey Mouse.
516
Ibidem, p. 121.
303
Illustration 27. Les oreilles de Mickey Mouse sur la couverture de Historia
argentina (Anagrama, 1993, la première édition517).
Le goût pour le cinéma et une très bonne connaissance des classiques
et
des
productions
contemporaines
du
grand
écran,
nourrissent
constamment la vision et la pratique littéraire de Fresán. Des films comme
Citizen Kane (Orson Welles, 1941), Casablanca (Michael Curtiz, 1942),
Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962), Magnolia (Paul Thomas Anderson,
1999), Fantasia (Walt Disney, 1940), Apocalypse Now (Francis Ford Coppola,
1979), Blade Runner (Ridley Scott, 1982), Psychose (Alfred Hitchcock, 1960)
ou La vie est belle (Frank Capra, 1946) ne sont que quelques-unes des
références persistantes et constitutives de la maison livresque. L’influence
du langage (teaser, coming soon, voix off, flash-back, director’s cut) et, en
général, de l’art et des personnages du cinéma (de même que de l’univers de
la musique) s’exerce à plusieurs niveaux. D’abord, elle est une source
inépuisable de comparaisons et métaphores :
Un miracle est le teaser d’un autre film. Le coming soon… d’un de
ces films incompréhensibles pour le public, car ils sont en avance
http://www.todocoleccion.net/historia-argentina-rodrigo-fresan-ed-anagrama-1993-1edicion-firmado-por-autor~x29485112 (Consulté le 16/09/2014).
517
304
sur leur temps et sur leur espace et leurs effets spéciaux finissent
par annuler toute possibilité de critique. Plus que les regarder,
alors, on les expérimente.518
ou
Alors, María-Marie, j’ai raccroché dans un ultime effort et je me
suis évanoui, pensant ou disant tout bas ou en voix off, comme
dans certains films, que j’emmerdais les beatniks, le peyotl, la
révolution et la nourriture mexicaine, mais pas nécessairement
dans cet ordre-là.519
De très nombreuses œuvres du cinéma sont régulièrement citées et
souvent réitérées (parfois jusqu’à saturation) dans tous les livres frésaniens
en qualité de mots passe-partout.
Inévitable prologue de tout cela, cette photo possédait la qualité
du noir et blanc expressif et expressionniste des films de et avec
Orson Welles. Le noir et blanc de La Soif du Mal, policier frontalier
et tex-mex, ou du Troisième Homme, thriller dans la Vienne de
l’après-guerre…520
Des films comme The Exorcist (William Friedkin, 1973), La Mouche
(David Cronenberg, 1983), Rosemary’s Baby (Roman Polanski, 1968),
Shining (Stanley Kubrick, 1980), Barton Fink (Joel Coen, 1991), Jason et les
Argonautes (Don Chaffey, 1963), parmi beaucoup d’autres, remplissent des
fonctions aussi diverses que celles de comparaison, d’analogie, d’illustration
des propos des narrateurs, de description, d’une simple allusion ou servent
à évoquer une certaine ambiance ou un style. Ils peuvent également
suggérer le dénouement de l’action passé sous silence dans le texte ou
exprimer les émotions des personnages. Enfin, la répétition des mêmes titres
Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 333.
Idem, Mantra, ed. cit., p. 146.
520Ibidem, p. 28.
518
519
305
dans ces ouvrages différents inscrit ces textes dans le mouvement circulaire
de la série.
Tout comme la vie est souvent comparée à un roman ou une œuvre
musicale, elle peut être également abordée et racontée dans l’écriture
frésanienne comme un film (« La réalité telle que nous la comprenons et la
vivons n’est rien de plus qu’un gigantesque casting mal fait »521). Toutes les
formes de l’art ne sont pourtant que des manières différentes de préserver
les souvenirs, de conserver la mémoire. Ainsi, selon le visionnaire Martín
Mantra, obsédé par sa quête d’une façon de préserver le passé, l’acte
d’enregistrement d’une vie est analogue à l’acte de mémoriser, de graver
dans la mémoire. Pour ne pas perdre un seul instant du temps qui s’écoule,
chacun doit devenir son propre metteur en scène et tourner sans cesse le
film de sa vie. Il rêve donc d’une invention mécanique futuriste, MoviEye, qui
va permettre d’enregistrer chaque existence dans les moindres détails, dans
un « film total ». Dans sa folie géniale, il construit des machines de plus en
plus humanoïdes, croise les robots avec les hommes, devient le metteur en
scène dictatorial de tout le monde et finit ainsi par déclencher l’apocalypse
sur la Terre.
Suivant la même analogie vie-film (mais non à l’échelle planétaire), le
narrateur de la deuxième partie du roman organise la chronique de sa vie en
prises (« Mon film commence mal. Mon film se termine encore plus mal. » ;
« Dans une version alternative de mon film … ») et explique sa démarche
narrative en évoquant une œuvre cinématographique :
Maintenant que je me regarde moi-même dans un téléviseur,
María-Marie, que je me raconte ma vie en m’adressant à toi, à
voix haute, invisible, je suis devenu la voix off de mon être, le
narrateur secret de mon propre film. Comme dans Apocalypse
Now : la voix de l’écrivain journaliste Michael Herr – vétéran du
Vietnam – imprimant des pensées au capitaine Benjamin L.
Willard (aka) Martin Sheen (aka) Ramón Estévez. Cela me plaît.
521
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 83.
306
Je le réjouis que quelqu’un ait enfin pris conscience que la voix qui
nous sert à penser diffère de celle avec laquelle nous disons ce
que nous pensons.522
Nous trouvons une idée semblable dans l’« État de grâce » clôturant le
recueil Vies de saints. Rodrigo Fresán explique ici que son inspiration
principale au moment de la création de la voix narrative qui unit toutes les
nouvelles était la « texture mi-abominable et mi-absurde » de la voix off du
début des films bibliques, de la fin des films gréco-orientaux et des
documentaires sur la création de l’univers. Ce procédé artificiel et arbitraire
d’intervention dans des films différents de la voix de quelqu’un invisible,
hors champ, qui est toutefois une instance narrative prétendument décisive,
omnisciente et ubique (comme Dieu), est à l’origine des narrateurs non
fiables et vampiriques de Fresán. C’est aussi cette voix off filmique, suspecte
et sans visage, « messianique, mais absolument pas digne de confiance »523,
qui a engendré la démarche d’assembler les nouvelles et les livres séparés
dans un tout cohérent grâce, parmi d’autres éléments, à un « ton » unique et
reconnaissable.
L’influence du cinéma sur la construction des textes est mise en
évidence également dans les pages du début littéraire de Fresán. Les
explications introductives du narrateur de l’« Hystérie argentine II »
comparent la nouvelle à un film (ou un scénario), et plus précisément un
sequel d’une « Hystérie argentine I ». Cependant, les supposées deux cents
pages de la première partie de cette série filmique n’existent plus, car elles
ont été perdues en raison d’une panne informatique. Le lecteur est donc
confronté à la suite d’une œuvre inexistante, d’un texte fantôme qu’il ne
connaîtra jamais, mais dont la présence est bien perceptible entre les lignes
de la nouvelle, vu que ce que nous propose le narrateur dans cette seconde
partie c’est le synopsis de son roman disparu. Dans cette optique chaque
texte peut être lu comme un sequel, c’est-à-dire comme la version la plus
récente
522
523
(mais
jamais
la
dernière)
d’une
histoire
préexistante
Idem, Mantra, ed. cit., pp. 354-355.
Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 374.
307
« amoureusement corrigée et recorrigée » à l’infini. C’est ainsi que, grâce au
code du cinéma, le tout premier ouvrage de Fresán peut être paradoxalement
inscrit déjà dans
le « destin circulaire, cette condamnation à tout
recommencer éternellement »524 de la série à venir.
Dans l’une des nouvelles les plus cinématographiques de Rodrigo
Fresán, « L’ascension aux enfers (Un film) » (Vies de saints), le narrateur est
un auteur, témoin d’une manifestation divine l’obligeant à aller à Hollywood
pour travailler sur les films bibliques. En sept nuits seulement, il arrive à
écrire un scénario de The Crucifiction, « un documentaire-fiction avec des
chansons sur la vie, la passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ ».
Il commence donc à tourner le film avec un jeune et génial réalisateur,
Lyndon Bells. Néanmoins, à l’instar de l’écrivain de l’« Histoire avec
monstres », il découvre vite le talent de la réalité à créer des fictions
beaucoup plus étonnantes que celles élaborées par les hommes. Il se rend
compte que le sort de The Crucifiction, ce film qui selon ses souhaits aurait
pu révolutionner le genre biblique, n’est pas si intéressant après tout. Ce qui
mérite, par contre, d’être mis par écrit ce sont les coulisses du tournage. De
même que plusieurs autres récits méta frésaniens montrant une œuvre
littéraire in statu nascendi, sa narration prend la forme curieuse d’un journal
intime entremêlé d’un scénario pour un documentaire du sous-genre
« making-of », de surcroît sous forme du film musical. De cette façon le récit
subjectif du narrateur, relatant les circonstances de son arrivée et de son
travail à la Mecque du spectacle et débordant de références à l’univers du
cinéma, est entrelacé régulièrement de « numéros musicaux » qui précisent
les chansons interprétées, les danses, les acteurs et la scénographie. Suivant
la logique de l’analogie vie-film, l’acte de la narration littéraire est en plus
constamment rapproché de la narration filmique. Voici quelques exemples :
…cette histoire si difficile à filmer. (p. 189)
Les titres de l’histoire. La serrure qui ouvre la porte de mon film.
Flash-back. (p. 191)
524
Idem, L’homme du bord extérieur, ed. cit., p. 65.
308
…ceci est le moment du film où un mur de lettres défile sur l’écran
pour préciser l’année, expliquer la situation, donner des détails
introductifs. (p. 192)
Lumière. Caméra. Action. (p. 195)
…j’éviterai de profiter de la bonne volonté du spectateur en
m’attardant sur des anecdotes dérisoires… (p. 205)
…à présent la caméra entreprend un élégant et léger atterrisage
sur les studios où a été filmé The Crucifiction, où ont été tournés
tant de films.
À présent, nous planons sur ce maudit paysage d’Hollywood,
nous descendons lentement jusqu’à découvrir d’abord le plateau
dans sa totalité et ensuite le décor devant la caméra.
À la fin de la séquence, la lentille de la caméra devient une lentille
de microscope, et voile dévoilée l’explication physiologique de la
haine que l’acteur Michael Dunbarr voue à l’expert en effets
spéciaux Judah Saperstein. (p. 206)525
Par ailleurs, les références cinématographiques peuvent être utilisées
en tant que substituts des descriptions littéraires des personnages et des
lieux. Pour cela, à l’instar de l’évocation des tableaux d’Edward Hopper ou de
Mark Rothko, afin de caractériser un lieu où se déroule l’action littéraire il
suffit de citer le paysage concret d’un film : « Oui, si vous observez
attentivement, Canciones Tristes est virtuellement identique à Bedford Falls
dans It’s a Wonderful Life, de Frank Capra »526 ou « Christopher Walken
danse dans les couloirs, les ascenseurs et les escaliers mécaniques d’un
hôtel qui ressemble beaucoup au mien »527.
Le même procédé s’applique à la description de la personnalité et de
l’aspect physique des personnages fictifs :
525
526
527
Idem, Vies de saints, ed. cit.
Ibidem, p. 338.
Idem, Mantra, ed. cit., p. 276.
309
Le premier salaud dont je me souviens bien est Grand-père, un
monstre élégant et compliqué que je n’ai jamais pu décrire avec
précision jusqu’au soir où, au cinéma, j’ai vu l’acteur nordaméricain Christopher Walken. Même s’il ne lui ressemblait pas
physiquement,
Grand-père
était
rigoureusement
identique
à
Christopher Walken : un vertige de menaces, un canif ouvert dans
un tiroir sombre, un sourire sans échappatoire.528
ou
On vous a déjà dit que quand vous vous mettez en colère vous
ressemblez
encore
plus
à
Charles
Aznavour ?
La
copie
conforme.529
Selon Peter Hook, le narrateur des Jardins de Kensington, les stars de
cinéma sont très pratiques et bien meilleures que les personnages littéraires
pour
se
définir
soi-même.
Les
narrateurs
de
Fresán
citent
donc
excessivement des noms d’acteurs, comme Sean Penn, Bill Murray, Gregory
Peck, Groucho Marx, Robert Mitchum, Marilyn Monroe, Henry Irving, Boris
Karloff, Christopher Walken, Martin Sheen, Donald Sutherland, Robert
Redford, Michael Caine, souvent dans l’objectif de justifier leurs actes,
définir leur fonction, leurs émotions ou comprendre les comportements des
autres. Cependant, au moment de cette opération du parallélisme entre la
figure et la vie d’un comédien et d’un personnage littéraire, s’établit une
relation étrange qui peut altérer le cours des événements.
Daniel, le protagoniste de « Preuves irréfutables de vie intelligente sur
d’autres planètes » (La Vitesse des choses), regarde des films à la recherche
du réconfort après la mort tragique de sa femme. D’ailleurs, il est bien
conscient
des
risques
que
cela
entraîne,
puisque
les
trames
cinématographiques peuvent influer directement sur la trame de sa vie :
528
529
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 252.
Idem, Esperanto, ed. cit., p. 76.
310
Je pense que Daniel pense à Cary Grant, à James Stewart, à des
veufs de Celluloïd. Daniel regarde ces films en noir et blanc où le
personnage du veuf a quelque chose de romantique et même de
charmant. Bien sûr il est convoité par toutes les jeunes filles de la
fête. Daniel ne regarde jamais ces films jusqu’au bout car il est
paniqué à l’idée de découvrir qu’ils finissent bien et d’être alors
lui aussi obligé de lutter pour la possibilité d’un dénouement
heureux ou, pire encore, de faire en sorte que la vie continue.530
Pareillement, sur la couverture de l’une des éditions d’Esperanto
(Tusquets Editores, Collection Andanzas, 1997) figure une photographie
célèbre de James Dean caché dans son sweater. Ce poster a été offert au
protagoniste du roman par sa femme, Cecilia, peu après leur rencontre,
étant donné que d’après elle Federico Esperanto était « exactement comme
ça ». Cependant, dans la chambre de Federico l’image de l’acteur a été mise
face au mur. Une fois terminée la lecture de l’histoire d’Esperanto, il devient
évident que ce rapprochement ou même cette identification du personnage
avec l’acteur maudit et sa vie a été dangereux et peut-être lourd de
conséquences :
James Dean avec ce regard loucheur de qui se sent maudit et
infortuné et blanc et noir et gris. James Dean décoiffé par un vent
aussi imperceptible qu’inévitable (…) Une de ces photos terribles
et maudites parce que définissant d’une manière ou d’une autre
une personnalité et un credo.531
530
531
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 67-68.
Idem, Esperanto, ed. cit., pp. 34-35.
311
Illustration 28. Dessin de Xavier Vives, inspiré par le portrait de James Dean
fait par le photographe Phil Stern, sur la couverture d’Esperanto, Tusquets
Editores (1997).532
En outre, les protagonistes des livres frésaniens sont mis en parallèle
avec les héros des films, notamment ceux de l’Odyssée. Martín Mantra est
fasciné par cette œuvre de science-fiction et considère Stanley Kubrick
comme son maître. Il propose un jeu curieux à ses camarades de classe : ils
doivent être les singes, et lui, le monolithe, tandis que le narrateur joue le
rôle de l’ordinateur HAL 9000. Le narrateur, néanmoins, se sent plus proche
de l’astronaute qui commet le « mémoricide » de l’intelligence artificielle et
part ainsi vers un destin incertain mais attirant :
Je suis dans le ciel. Je flotte. Un, deux, trois, je vole. Je
comprends à présent que je n’ai jamais été HAL 9000 et que si un
jour ce fut le cas, tout est désormais fini. Maintenant, je suis
l’astronaute David Bowman, à bord du vaisseau Discovery, en
http://www.tower.com/esperanto-rodrigo-fresan-paperback/wapi/101429282 (Consulté
le 16/09/2014).
532
312
route vers Jupiter, prêt à évoluer en une espèce supérieure et à
regagner mon foyer inconnu.533
De la même manière, le narrateur de la partie centrale de Mantra
annonce qu’il devient Petite Étoile, l’Enfant de l’Espace, comme le bébé
sidéral de la fin de L’Odyssée. Dans Notes pour une théorie de la sciencefiction il présente la puissance mystique et artistique du film de Kubrick
comme une étape cruciale dans le développement du genre534.
Nous avons déjà signalé que le tiercé des protagonistes du Fond du ciel
se rapproche également de Jules et Jim réalisé par François Truffaut et de
l’œuvre de Kubrick. Après le visionnage épiphanique de L’Odyssée, Isaac
découvre :
… je ne suis qu’un humble astronaute descendant du singe qui
rêve d’évoluer, et Ezra un ordinateur désordonné et confus qui
cherche à décrypter les mystères de l’univers.
Et elle est notre monolithe.535
Néanmoins, au fil du temps les rôles s’intervertissent. Le narrateurécrivain constate que, afin de relater son histoire de la manière la plus
objective et la plus rapide possible, il doit se transformer en machine,
devenir impénétrable, logique et dénué de sentiments. Son ami d’enfance,
par contre, est forcé à reproduire le procédé de l’astronaute qui, afin de
survivre, vide le cerveau mécanique des souvenirs et des émotions. Mais,
cette fois ce sont des êtres humains (des soldats idéaux) qui doivent
ressembler de plus en plus aux machines pour « mettre hors d’état ces
neurotransmetteurs gênants qui ne font que détourner notre attention de
l’objectif définitif et radical »536.
533
534
535
536
Rodrigo Fresán, Mantra, ed. cit., p. 109.
Ibidem, p. 196.
Idem, Le fond du ciel, ed. cit., p. 101.
Ibidem, p. 131.
313
Illustration 29. L’image de HAL 9000 sur la couverture de La Vitesse des
choses, Passage du Nord-Ouest (2008).537
Le motif de la troublante inversion des rôles entre la machine et
l’homme, provenant de l’Odyssée, apparaît aussi dans Mantra. L’androïde de
la dernière partie, cet « homme moitié momie, moitié métal », créé par Martín
Mantra, semble paradoxalement être plus humain que son créateur, enfermé
à perpétuité dans son casque monstrueux.
Bien
évidemment,
la
figure
de
Stanley
Kubrick,
cet
« ermite
mégalomane ressemblant à Howard Hughes »538, et son film 2001 :
L’Odyssée de l’espace sont les références cinématographiques les plus
persistantes dans l’ensemble de l’écriture frésanienne et pour cette raison ils
font partie des fondements de toute la série intertextuelle. Dans un article
consacré à L’Odyssée, l’auteur a avoué que Kubrick est le metteur en scène
sur lequel il possède le plus grand nombre de livres, de même pour son film
culte, et qu’il ne se fatigue jamais de lire sur ce cinéaste et sur son œuvre. Il
le considère comme « l’un des meilleurs écrivains avec une caméra dans
http://www.omega-blue.net/index.php/post/2008/09/28/Rodrigo-Fresan-La-vitessedes-choses (Consulté le 16/09/2014).
538 Rodrigo Fresán, « Stanley Kubrick. Un expediente abierto», Letras Libres, 11/2001,
http://www.letraslibres.com/revista/artes-y-medios/stanley-kubrick-un-expediente-abierto
(Consulté le 8/08/2014).
537
314
toute l’histoire de la littérature » 539. Le nom de Kubrick est mentionné dans
les notes de remerciement de tous les livres de Fresán sauf Esperanto (qui
est un roman aux références surtout musicales) et Trabajos manuales (un
recueil un peu à part dans la série). Dans Vies de saints il est présenté en
tant que l’un de “mes toujours plus nombreux anges gardiens d’antan”, à
côté d’autres réalisateurs comme Paul Thomas Anderson, Wes Anderson et
Wong Kar-Wai. Les remerciements des Jardins de Kensington l’annoncent
aussi parmi « mes found men de toujours ».
En plus du paratexte, Kubrick fait son caméo dans l’« Histoire avec
monstres », comme nous l’avons commenté auparavant, et dans Les Jardins
de Kensington où il figure dans l’énumération baroque de gens célèbres que
Peter Hook a rencontré à l’occasion de nombreuses fêtes organisées par ses
parents à l’époque de Swinging Sixties à Londres. Sur les onze pages de cette
accumulation de noms de personnages fameux représentant toutes les
sphères
de
la
culture,
nous
trouvons
naturellement
beaucoup
de
personnages du grand écran (par exemple Michael Caine, John Cassavetes,
Sean Connery, Tom Courtenay, Federico Fellini ou Peter Finch). Cependant,
le nom de Kubrick vient quant à lui accompagné de l’annotation « le meilleur
entre tous ; il arrive flanqué d’un singe gigantesque, dont je découvre qu’il
s’agit d’un homme déguisé en anthropoïde »
540
(allusion au figurant de
l’« Histoire avec monstres »).
Pour conclure observons que, malgré sa passion pour le grand écran,
Fresán souligne par la voix de Peter Hook la prééminence de la littérature
sur le cinéma :
En vérité, le cinéma n’est jamais vraiment génial ou, pour
m’exprimer plus clairement, le lien tyrannique entre le cinéma et le
spectateur n’égalera jamais celui qui unit le livre au lecteur
captivé, car, même si l’écriture n’est pas la sienne, c’est lui qui
Idem, « Mi año favorito. Sobre 2001: A Space Odissey, de Stanley Kubrick »,
http://www.elboomeran.com/upload/ficheros/noticias/enefresan.pdf (Consulté le
23/07/2014).
540 Idem, Les Jardins de Kensington, ed. cit., p. 185.
539
315
regarde l’histoire, lui imprime un rythme et un style à mesure qu’il
tourne les pages. De là l’inévitable supériorité de la plupart des
bons romans sur les bons films qui s’en inspirent : en défendant
le livre, nous défendons en vérité notre droit de choisir la façon
dont nous voulons qu’une histoire nous soit racontée.541
541
Ibidem, p. 268.
316
6. Les variations scientifiques et religieuses : la
théorie quantique, la fractalité, le Big Bang et la
kabbale
Les sphères de la musique, la peinture, la photographie et le cinéma
n’épuisent
pas
l’immense
réservoir
des
métaphores
et
modèles
de
construction cités par Fresán. Fasciné par la caractéristique particulière de
l’art musical d’entretenir des relations très étroites avec les mathématiques,
il évoque l’exemple des Variations Goldberg pour introduire un autre champ
de référence, celui des sciences exactes. Selon le narrateur de « Sans titre :
autres digressions… » (La Vitesse des choses) :
(…) la science, surtout la physique quantique, c’est difficile à
admettre, a proposé des métaphores parfaites et des images
éblouissantes qui, en d’autres temps, étaient contenues dans des
livres (…)542
D’après l’affirmation connue du philosophe et mathématicien Leibniz,
la
composition
de
la
musique
est
un
exercice
d’une
arithmétique
inconsciente : « la musique est une pratique cachée de l’arithmétique, l’esprit
n’ayant
pas
conscience
qu’il
compte »543.
Pareillement,
le
processus
d’écriture peut apparaître comme une activité qui vise (dans ce cas de
manière consciente et délibérée) à appliquer des théories scientifiques. Dans
Mantra, l’affinité entre les notes de musique et les signes mathématiques
permet à María-Marie d’expliquer sa propre approche de la théorie
quantique, dont l’interprétation personnelle de Fresán forme l’un des
fondements de la construction de son œuvre, à côté du phénomène de la
fractalité et de la théorie du Big Bang.
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 230-231.
Patrice Bailhache, « La musique, une pratique cachée de l’arithmétique ? »,
http://patrice.bailhache.free.fr/thmusique/leibniz.html (Paru dans Studia Leibniztiana,
Actes du colloque L’actualité de Leibniz : les deux labyrinthes, Cerisy, 15-22 juin 1995,
consulté le 16/09/2014).
542
543
317
Conformément à l’opinion exprimée par le narrateur de Mantra, disant
que « les abstractions universelles sont destinées à devenir figuratives et à
être appliquées à l’intimité, à nous-même de la façon qui nous convient le
mieux »544, notre auteur n’a extrait que certains éléments des travaux sur la
mécanique quantique de Richard Philips Feynman, physicien théorique
américain et lauréat du prix Nobel. L’exploitation littéraire de ces morceaux
d’une
théorie
scientifique
complexe
ne
prétend
pas
naturellement
approfondir le sujet ni même s’en approcher. Comme c’est le cas pour les
« réécritures » littéraires ou musicales mentionnées plus haut et pour la
technique du palais de mémoire, les références scientifiques sont d’abord
sorties de leur contexte plus large et ensuite replacées dans un contexte
littéraire. Recyclées ainsi, elles se déplacent vers un autre univers
sémantique
et
deviennent
des
instruments
efficaces
du
récit,
des
illustrations poétiques de la vision de l’écrivain. À l’instar de María-Marie,
qui reconnaît sans regret que personne ne peut expliquer la portée et les
implications de la Quantum Theory, il ne cherche pas à comprendre la
théorie. Ce qui l’intéresse c’est « la façon dont tout cela était susceptible
d’expliquer son histoire en la rendant plus compréhensible »545, pareillement
à l’utilisation de la théorie quantique dans la chanson de Jarvis Cocker,
intitulée « Quantum Theory » et citée dans les remerciements du Fond du
ciel.
Les conceptions littéraires qui émanent donc directement des études
sur la mécanique quantique de Feynman sont par exemple l’idée de la
relativité de la perception du temps, présente notamment dans Le fond du
ciel (« si nous nous situons à un niveau subatomique, aussi incroyable que
cela puisse paraître, l’effet a lieu avant la cause. En d’autres termes, quelque
chose peut survenir avant d’avoir lieu, avant même qu’apparaisse la raison
qui lui permet d’exister »546) ; mais également, la conviction que la volonté
humaine est capable de modifier la réalité et la vision particulière de
l’univers :
544
545
546
Rodrigo Fresán, Mantra, ed. cit., pp. 392-393.
Ibidem, p. 392.
Ibidem, p. 393.
318
Chaque point de l’univers est directement relié aux autres points,
indépendamment du temps et des distances… (…) Cela signifie
tout simplement qu’il est possible que les informations, les objets
et les gens soient capables de se déplacer où que ce soit en un
rien de temps et sans aucune aide mécanique (…) l’un des
concepts fondamentaux de la Quantum Theory est l’existence
d’une infinité de réalités, de mondes parallèles au nôtre que nous
ne pouvons voir mais qui sont bel et bien là, comme des fantômes
siamois, des photocopies distordues, des variations sur un air…
(…) Je suis aussi certaine d’habiter des millions de mondes
imparfaits que de l’existence d’un univers composé uniquement
de mes plus beaux moments, où je suis la version la plus sublime
de moi-même et…
547
Même si cette théorie vulgarisée, ou science-fictionnalisée, « des
univers et des esprits multiples, de la mécanique quantique et ondulatoire,
du faux vide, de l’état relatif de toutes les choses de ce monde »
certainement
le
moteur
principal
du
Fond
du
ses
ciel,
548
est
éléments
réapparaissent sous formes différentes dans toute l’œuvre de Fresán.
Prenons pour exemple la conception d’une liaison intime, d’une
continuité secrète qui assure la cohésion de l’ensemble. Le modus operandi
de la fille qui se plonge dans les bains publics ou dans les piscines privées
sans
permission,
en
pratiquant
son
multidimensionnel
des
piscines »,
motif
ainsi
nommé
récurrent
« terrorisme
d’une
manière
systématique dans tous les livres de notre auteur, est considéré par l’héroïne
comme une application pratique de la Quantum Theory549. D’après la fille, il
est possible de trouver la version idéale de soi-même dans l’infinité des
dimensions, puisque toutes les dimensions parallèles ont de points de
communication, « un paysage, un moment où toutes deviennent identiques,
547
548
549
Ibidem, pp. 393-394.
Idem, Le fond du ciel, ed. cit., p. 203.
Idem, Mantra, ed. cit., p. 155.
319
un trait unique qui se répète souvent »550. Elle est convaincue aussi que ces
points communs de tous les mondes possibles doivent se situer dans l’eau,
étant donnée la puissance unificatrice de cet élément. De là qu’au moment
où elle plongera dans la piscine appropriée, la sienne, elle puisse découvrir
toutes les explications de tous les mystères et oublis. L’histoire de la fille,
inspirée par la nouvelle de Cheever et éclatée en morceaux intégrés dans les
différents textes de Fresán, contribue donc d’un côté à la consolidation de
l’unité intertextuelle ; il est d’un autre côté une illustration du principe de la
construction.
De la même façon, l’Homo hotelensis de « Cartes postales envoyées
depuis le pays des hôtels » (La Vitesse des choses) rêve que tous les hôtels où
il a séjourné finissent par s’ordonner comme des multiples chambres du
palais de sa mémoire en formant un Mundo-hôtel :
Tous les hôtels ne seront donc que les chambres successives d’un
seul grand hôtel, qui – je le décrète, j’aimerais qu’il en soit ainsi –
s’appellera le Grand Cosmo.551
L’Hôtel Universo de Mantra, l’Hôtel Grand Cosmo qui réapparaît dans
des nouvelles de La Vitesse des choses, l’Hôtel Sacré de Tous les Saints sur
Terre des textes de Vies des saints et tous les autres hôtels des livres
frésaniens se ressemblent, parce qu’ils configurent un réseau des points où
coïncident des dimensions, ils forment des ponts qui relient des univers (des
livres).
Finalement, citons la représentation la plus caractéristique de la
théorie, la ville nomade de Canciones Tristes qui est la constante de toute
l’écriture de Fresán. Cette localité polymorphe tire son origine de Viedma, un
village patagonien où l’écrivain passait ses grandes vacances de l’enfance et
a été marqué par l’atmosphère des falaises vertigineuses, des grands
espaces, des régions perdues, désertiques, et de la nature sauvage avec,
notamment, les baleines. Mais au fur et à mesure des livres frésaniens, se
550
551
Ibidem, p. 369.
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 522.
320
dressent de nombreuses variations de Canciones Tristes. La cité ressurgit à
chaque fois légèrement ou considérablement transformée, de plus en plus
contaminée par « l’urbanisme schizophrénique » de la ville de Buenos Aires.
En outre, elle se déplace librement en mutant en Sad Songs en Angleterre et
aux États-Unis (la Floride ou L’Iowa), en Chansons Tristes en France, en
Traurige Lieder en Allemagne, en Carmina Tristia sur la carte du Vatican ou
elle est transférée au Mexique. Elle « est partout dans le monde et tous les
lieux du monde se trouvent à Canciones Tristes »552, formule qui évoque
immédiatement la définition borgésienne de l’aleph, « le lieu ou se trouvent,
sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles »553.
Pareillement à l’aleph de Canciones Tristes, les avancées scientifiques
et techniques du futur permettent au personnage de « La situation
géographique » (L’homme du bord extérieur) de voir et modifier tous les
paysages et histoires possibles :
C’était alors l’obscurité, et les hologrammes sautaient depuis
l’écran pour aller colorer les murs, tout en traduisant la musique
que lui dictaient ses doigts et sa mémoire.
Et tout d’abord, c’était la carte. Une forme allongée et ridicule qui,
cependant, se débrouillait pour capturer, sans difficulté aucune,
tous les climats et tous les paysages possibles et imaginables.
Tout de suite après, c’était l’histoire qui apparaissait, de multiples
histoires possibles.
La pratique et l’astuce lui avaient appris la méthode pour
détecter, dans le système, des raccourcis, des passages secrets,
la manière de mettre à flot la version alternative dont il avait
toujours intuition…554
Toutefois, Canciones Tristes n’est pas un objet. Selon l’auteur,
Canciones Tristes est sa propre cité imaginaire à l’instar du comté de
552
553
554
Ibidem, p. 606.
Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, 1993, p. 660.
Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur, ed. cit., pp. 154-155.
321
Yoknapatawpha de William Faulkner ou Shady Hills et Bullet Park de
Cheever, mais aussi une métaphore de la patrie et le miroir de ses états
d’esprit. Il avoue que « Canciones Tristes c’est moi » :
Canciones Tristes n’est pas une référence urbanistique très
tangible ou très solide, parce que la plupart de mes livres se
passent dans la tête des personnages. Il sera très difficile de
trouver dans mes livres quelqu’un qui prenne une tasse de thé ou
qui tourne les talons ou qui aille d’un endroit à un autre. Il ne
s’agit ici que des processus mentaux, que j’ai en commun avec les
auteurs qui m’intéressent, c’est-à-dire ceux que j’appelle « les
écrivains du monologue confessionnel », comme Nabokov dans
Lolita ou Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu ou John
Banville, pour citer quelque chose de plus récent. Canciones
Tristes est alors un état d’esprit représenté par une ville.555
[Notre traduction]
La ville imaginaire aux multiples manifestations parallèles est donc
l’un des facteurs de la cohérence des mondes représentés dans différents
livres. Elle est leur ingrédient indispensable, mais en même temps elle les
contient tous. Canciones Tristes, aussi bien que les hôtels, les piscines, les
chambres du palais de mémoire, les Variations Goldberg, « A Day in the Life »
des Beatles et d’autres métaphores, se révèlent être des traductions de la
même vision reproduite à l’infini et à différentes échelles d’observation. Cette
logique de la répétition d’une même structure (invariante ou modifiée) à
différents niveaux, omniprésente dans les œuvres frésaniennes, nous amène
555 Tironi Manuel, «Un estado de la mente hecho ciudad. Entrevista a Rodrigo Fresán»,
Bifurcaciones.
Revista
de
estudios
culturales
urbanos,
n°6,
2006,
http://www.bifurcaciones.cl/006/Fresan.htm (« Canciones Tristes no es una referencia
urbanística muy tangible ni muy sólida, porque la mayoría de mis libros transcurren
adentro de las cabezas de los personajes. Muy difícilmente vas a ver en mis libros a alguien
que coja una taza de té o que gire sobre sus talones o que vaya de tal a tal lado. Son todos
procesos mentales, lo que tienen que ver con los autores que a mí me interesan, que son los
que yo llamo los “escritores del monólogo confesional”, que pueden ser Nabokov en Lolita o
Marcel Proust en En busca del tiempo perdido o John Banville, para citar algo más reciente.
Entonces Canciones Tristes es un estado de mente hecho ciudad », consulté le
16/09/2014).
322
à évoquer le terme « fractale ». Un objet fractal est une autre image utilisée
par l’auteur dans le but d’illustrer sa démarche, très proche des stratégies
du spéculaire avec leurs techniques de métalepse, de mise en abyme ou de
la figure du « tableau dans le tableau », évoquées précédemment.
La propriété principale d’une figure fractale est son autosimilarité
(homothétie interne ou encore invariance d’échelle), c’est-à-dire qu’elle est
(ou apparaît) identique à elle-même à plusieurs échelles556, comme certaines
formes de la nature (les contours des nuages, les méandres des rivières, les
choux-fleurs, les poumons).
Illustration 30. Objet fractal.557
La notion géométrique de la fractale, utilisée en outre par Fresán pour
la description de l’écriture d’Enrique Vila-Matas ("mutation fractale de
roman-en-nouvelles"558), a été adoptée par la littérature particulièrement
dans le contexte de la nouvelle manifestation littéraire caractéristique du XXI
siècle, la microfiction. D’après Lauro Zavala ce terme désigne un trait
inhérent à une série de microrécits et signifie un ensemble d’éléments
556 Voir:
Anne Siegel, “Fractals, autosimilarité et combinatoire », Neuchâtel 2006,
http://www.irisa.fr/symbiose/people/asiegel/Presentations/Neuchatel.pdf
(Consulté
le
16/09/2014).
557
Jean-Pierre Louvet, « Les fractales », Futura – Sciences, 08/10/2003, en :
http://www.futurasciences.com/magazines/mathematiques/infos/dossiers/d/mathematiques-fractales234/(Consulté le 16/09/2014).
558 Rodrigo Fresán, « Exploradores del abismo, de Enrique Vila-Matas », Letras Libres, Oct.
2007, http://www.letraslibres.com/revista/libros/exploradores-del-abismo-de-enrique-vilamatas (Consulté le 16/09/2014).
323
narratifs extrêmement courts qui se distinguent par les similitudes
formelles, les symétries récursives, les liens intertextuels, la reproduction de
l’ensemble dans la structure de ses parties559. Autrement dit, chaque
microtexte, même s’il garde son autonomie formelle, ne peut être défini
pleinement qu’en référence à la structure totalisante dont il constitue un
élément et une représentation métonymique à la fois, eu égard au fait que sa
forme générale reste constante malgré un changement d’échelle. Un recueil
de microfictions configure ainsi un univers spéculaire composé de fragments
indépendants qui sont néanmoins virtuellement recombinables à l’infini
suivant les préceptes d’organisation inviolables et comprimés dans le
fragment initial. Ce qui nous intéresse principalement ici c’est que la
métaphore de la fractale offre une approche nouvelle dans l’étude de la forme
littéraire. Elle s’éloigne du concept épistémologique et esthétique du
fragment enraciné dans la pensée romantique et moderne :
C’est n’est, par conséquent, plus l’idée d’une différence esthétique
qui est au centre du débat, mais une logique susceptible de
conceptualiser la récurrence d’éléments identiques sans recourir
pour cela à une vision cyclique de l’histoire (littéraire), le fameux
« retour à ». Une série de microtextes sous forme d’une collection,
d’un recueil, d’une anthologie ou d’un roman obéit selon ce point
de vue à un mouvement de répétition, de reproduction et de
transformation de formes littéraires « simples » sans pour autant
constituer nécessairement une forme plus significative que celle
des textes, c’est-à-dire des microfictions, qu’il inclut. La question
de l’unité ou de la différence de la microfiction oscille de cette
Antonio Gil González, « Microrrelatos de una exposición… Analogías para pensar Nocilla
Dream de Agustín Fernández Mallo », Ínsula 730, 2007, pp. 34-36; Lauro Zavala,
«Estrategias literarias, hibridación y metaficción en "La sueñera" de Ana María Shua », en
Rhonda Dahl Buchanan (Ed.), El río de los sueños: Aproximaciones críticas a la obra de Ana
María Shua, Interamer, 2001, en
http://www.educoas.org/Portal/bdigital/contenido/interamer/interamer_70/ens5_1/alusio
n.aspx?culture=en (Consulté le 16/09/2014); Lauro Zavala. Cartografías del cuento y la
novela. Sevilla: Renacimiento, 2004, pp. 80, 332, 344.
559
324
manière entre la série de textes et le texte qui en constitue un
élément.560
Bien que les textes de Rodrigo Fresán n’entrent pas dans la catégorie
de la microfiction, leur construction peut être indubitablement étudiée du
point de vue de la fractalité. Ce rapport d’analogie ne se limite pas aux
phénomènes déjà étudiés d’itération, de reproduction de mêmes motifs et
leur transformation. Le mathématicien Benoit Mandelbrot a créé le
néologisme « fractale » à partir de la racine latine « fractus », qui signifie
« brisé ou irrégulier », eu égard au fait que la forme de cette structure est
basée sur les principes d’irrégularité et de fractionnement. Comme nous
l’avons montré, la fragmentation est une propriété essentielle de l’écriture de
Fresán, qui souligne lui-même l’importance qu’il attache à l’organisation
compliquée de ses œuvres :
Le livre (…) même s’il est bien un bombardement d’idées et de
contenus, une structure assez fractale et qu’il mène parfois à un
certain effet voulu d’accélération centrifuge, a également un ordre
très clair, très ordonné, qui dans les premières parties peut
sembler très caché ou devant être déchiffré, ce qui se révèle
aussitôt au lecteur. Moi, j’aime beaucoup travailler à la structure
des livres, en fait c’est la partie qui m’amuse le plus, planifier
comment un livre va s’ordonner. 561[Notre traduction]
Andreas Gelz, « Microfiction et roman dans la littérature française contemporaine »,
Revue critique de fixxion française contemporaine, Amérique du Nord, 0, déc. 2010,
http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/4/481
(Consulté le 20/11/2012).
561 Luis Adrián Vives, « Entrevista con Rodrigo Fresán, La parte inventada », Evaristo
Cultural,
Revista
virtual
de
arte
y
cultura,
nº
23
|
2014,
http://www.evaristocultural.com.ar/fresan.htm (Consulté le 10/08/2014). (« El libro (...) si
bien es un bombardeo de ideas y contenidos, una estructura bastante fractal y, a veces,
conduce a un cierto efecto buscado de aceleración centrífuga, también tiene un orden muy
claro, muy ordenado, que en los primeros tramos parecería que está muy escondido o que
hay que descifrar, lo que enseguida se revela al lector. A mí me gusta mucho trabajar con la
parte estructural de los libros, de hecho es la parte que más me divierte, planear cómo se va
a ordenar un libro »).
560
325
D’ailleurs, la notion d’autosimilarité est associée à un autre aspect
particulier des figures fractales : sa longueur est, rigoureusement, infinie.
Comme le dit Jean-Pierre Louvet :
… la longueur d’une courbe de Koch [un exemple classique du
fractale, E.B.] tend vers l’infini pour un nombre d’itérations infini.
Et pourtant cette courbe ne déborde à aucun moment des limites
constituées à l’extérieur par le cercle circonscrit au triangle initial,
et à l’intérieur par le cercle inscrit dans ce triangle ! En d’autres
termes une surface de dimension finie est limitée par une frontière
de longueur infinie.562
Les idées abstraites de l’infinité, de multiplication et du chaos, cette
dernière étant proche des fractales à tel point que ces deux domaines sont
souvent confondus, se manifestent en tant qu’illustrations efficaces afin de
véhiculer
les
propos
de
l’écrivain.
Pour
donner
quelques
exemples
représentatifs :
Une Bible Gédéon en train de se multiplier en miroirs qui copulent
avec d’autres miroirs pour enfanter un infini de surfaces
trompeuses.563
La vérité est fractale. Elle tombe en morceaux et se disperse dans
d’infinies directions..564
… mon système particulier non pas pour écrire, mais ordonner
une histoire, lancer une idée dans une direction donnée et la
Jean-Pierre Louvet, « Les fractales », Futura – Sciences, 08/10/2003, en :
http://www.futurasciences.com/magazines/mathematiques/infos/dossiers/d/mathematiques-fractales234/page/3/(Consulté le 16/09/2014).
563 Rodrigo Fresán, Vies des saints, ed. cit., pp. 181-182.
564 Idem, Le fond du ciel, p. 37.
562
326
regarder se faire bombarder par une infinité de micro idées qui la
déportent n’importe où.565
Certaines images, concernant notamment la maison en construction
qui symbolise l’œuvre de Rodrigo Fresán et son palais de mémoire à la fois,
peuvent même apparaître comme des reformulations poétiques de la
définition de la fractale :
… structure aussi secrète que célèbre, aussi déformée qu’infinie,
qui grandissait depuis des années avec l’indolence d’un animal
presque inoffensif.566 [Notre traduction]
Les nouvelles sont des organismes imprévisibles, et sous l’ordre
apparent imposé par un nombre limité de pages, les variations
infinies du chaos guettent toujours.567
La
figure
fractale
la
plus
connue,
la
courbe
de
van
Koch,
habituellement appelée « flocon de neige de van Koch », est un autre leitmotiv
qui revient de façon constante dans les textes frésaniens, par exemple dans
de nombreuses nouvelles de La Vitesse des choses ou dans Le fond du ciel.
Fasciné par « l’art minimal et unique des flocons qui, comme les empreintes
digitales, sont éternellement différents et nouveaux »568, l’écrivain évoque la
croyance populaire selon laquelle dans la langue inuit il existe au moins
cinquante mots pour designer la neige. Les caractéristiques extraordinaires
de la « furie blanche », dont la structure offre le pouvoir du renouveau
illimité, l’infinité de variantes tout en restant toujours pareille, transforment
la neige en l’unique preuve fiable de l’existence de Dieu569, puisque,
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., pp. 236-237.
Idem, Trabajos manuales, ed. cit., p. 54 (« Una estructura tan secreta como célebre, tan
deforme como infinita, que crecía desde hacía años con la indolencia de un animal apenas
inofensivo »).
567 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 193.
568 Ibidem, p. 188.
569 Idem, « La adorable mujer de las nieves », en: Página 12, Radar Libros, 27/22/2011,
http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/radar/9-7505-2011-11-27.html (« La
565
566
327
paradoxalement, « seule l’idée éphémère de neige a quelque solidité, un poids
spécifique et transcendant »570. Elle est également un modèle de construction
et une source d’inspiration inépuisable (ou une technique curieuse de
déblocage littéraire). Les mots auto-ironiques de l’écrivain imposteur de
« Sans titre : Autres digressions sur la vocation littéraire » peuvent être
attribués au supra-narrateur de l’œuvre entière de Fresán :
Moi, j’ai une dette envers la neige. En guise de remerciement,
j’aime décrire des chutes de neige. (…) je fais tomber la neige
dans mes nouvelles et mes romans quand il ne me vient pas
d’autre idée. L’abondance de neige dans mes fictions est avant
tout la preuve criante que, bien souvent, je ne sais plus quoi faire,
mais aussi que je sais faire neiger. Alors tout fonctionne et je
trouve la voie. (…) J’aime me dire qu’en y prêtant attention, nous
pouvons entendre le moment précis où quelqu’un active le
mécanisme blanc qui permet au ciel de s’ouvrir afin de déverser la
neige sur nous ou, qui sait, de nous laisser monter jusqu’á elle.571
Illustration 31. La courbe de van Koch et un flocon de neige.572
nieve –como alguna vez apunté y vuelvo a admirar– como el mejor efecto especial y acaso la
única prueba atendible de la existencia de Dios », consulté le 5/11/2013).
570 Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 53.
571 Ibidem, p. 189.
572 Jean-Pierre Louvet, op. cit.; http://lesieclebleu.blogspot.fr/2010/10/mandelbrot-et-ladecouverte-dun-nouveau.html (Consulté le 5/11/2013).
328
Le motif de la neige dans Le fond du ciel forme un cadrage thématique
important qui inscrit le récit dans une symbolique très riche et ambiguë. Les
flocons, les bonshommes et la boule de neige apparaissent au début, au
milieu et à la fin du livre pour représenter, d’un côté, l’amour, la beauté, le
passé (immobile mais vivant, éphémère mais perpétuel, légèrement modifié
mais toujours presque identique), le renouveau, la qualité d’être unique et
différent, le cyclique, mais de l’autre, l’inaccessibilité d’une vérité dispersée,
la solitude, la perte et l’emprisonnement.
Les connotations négatives de la neige sont exploitées par exemple
dans « Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes ». La
première grande chute de neige sur Buenos Aires est menaçante, c’est « une
furie blanche et imprévue qui changea certaines avenues en pistes bleues ou
vertes » et qui évoque la neige radioactive et mortelle de L’Éternaute. Cette
série de science-fiction, créée par Héctor Oesterheld et Francisco Solano
López et l’une de plus importantes bandes dessinées dans la culture
argentine, commence avec une chute de neige extraterrestre qui fait
disparaître presque toute la vie sur la Terre en quelques heures. En effet, le
personnage de « Preuves irréfutables… » explique à sa fille que la neige sert à
faire disparaître tous les taxis. Apres réflexion, cependant, il ajoute que les
flocons témoignent de l’existence de Dieu, vu qu’ils sont ses pellicules qui se
glissent dans les trous du ciel (les étoiles). La même idée est exposée par le
narrateur de « Sans titre… » :
La neige vue comme une manne ou, qui sait, la couche
sacramentale de Dieu se faufilant par les trous que sont les
étoiles dans la noirceur de ciel et qui trahissent la présence de la
lumière de l’autre côté, la lumière qui n’a pas été refusée.573
573
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 188.
329
Illustration 32. L’Éternaute et la neige.574
En définitive, étant à l’origine de la théorie de la relativité d’échelle, les
formes complexes des fractales remettent en cause les notions classiques de
longueur, d’aire, de volume et de dimension au point d’être qualifiées
humoristiquement
de
bizarreries
mathématiques
et
d’objets
pathologiques575. De la même façon que les fractales échappent aux
instruments de la géométrie classique, les structures littéraires hybrides de
Fresán dépassent les catégories génériques traditionnelles. Leur description
et étude exigent donc de nouvelles formules.
Comme nous l’avons montré, dans le travail d’élaboration des mondes
multiples de ses textes, qui forment un univers spéculaire (ou fractal)
unique, l’écrivain manipule des concepts tirés de domaines étonnamment
différents. L’un des mariages intéressants qui ont fait naître la construction
singulière de ses livres est l’association du modèle cosmologique du Big Bang
et la théorie du Tsimtsoum dérivée de la kabbale. En fait, ces deux approches
http://www.68revoluciones.com/?p=429 (Consulté le 16/09/2014).
Gérard Villemin, « Nombres – Curiosités, théorie et usages », en :
http://villemin.gerard.free.fr/Wwwgvmm/Suite/Fractal.htm (Consulté le 16/09/2014).
574
575
330
qui concernent le commencement de l’univers, l’une religieuse (mystique) et
l’autre scientifique, ont été déjà comparées576.
Dans ses textes fictifs et critiques Fresán met fréquemment en
parallèle l’art et la science, ou la littérature et la musique, conçues en tant
que variations du même thème, « les parties différentes d’une même
équation, comme l’alpha et l’oméga d’une structure unique »577. Suivant cette
logique des deux faces d’une même pièce, dans le dessein de mettre au point
sa propre démarche créative originale il croise parfois deux images de la
genèse, « différentes et – en même temps - parfaitement proches », l’une
procédant du mysticisme juif et l’autre de la physique contemporaine.
L’écrivain est alors, d’une part, un scientifique qui effectue dans son
laboratoire de nombreuses expériences afin de découvrir ou produire un
phénomène nouveau (« Notes pour une théorie de la nouvelle », par exemple).
Il imite donc à l’infini le modèle idéal de l’explosion originelle qui a engendré
l’univers. Cette pratique, cependant, est risquée, puisqu’elle peut également
générer des mutations dangereuses ou provoquer des conséquences
mortelles (comme les explosions atomiques d’Oppenheimer, « Musique pour
détruire des mondes »). Malgré cela, elle est indispensable, car selon les mots
de Martín Mantra
…toute histoire – même la plus courte et la plus insignifiante – ne
peut être bien racontée qu’à condition d’entamer son récit au
commencement de tout, sur ce fameux big-bang, ce « il était une
fois … » original qui nous inclut tous. Il faut toujours partir du Vide
Absolu et le remplir peu à peu…578
D’autre part, l’analogie topique entre l’auteur et Dieu est souvent
évoquée chez Fresán, notamment dans Vies de saints et La Vitesse des
choses, par exemple :
576
577
578
Voir par exemple : Quentin Ludwig, Le judaïsme, Eyrolles Pratique, 2011, p. 233.
Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 136.
Idem, Mantra, ed. cit., p. 22.
331
Et, la nuit bien avancée, je finis par atteindre cet instant où je me
transforme en dieu légitime de ma propre création.
Je maîtrise tous les recoins, je suis de tous les côtés, on érige des
temples en mon nom et on me représente en statues peu fidèles,
mais d’une efficacité intimidante.579
Par conséquent, au début de l’écriture et dans l’objectif de créer un
nouveau monde littéraire, l’auteur doit reproduire la procédure de la création
divine. L’histoire du protagoniste d’Esperanto est organisée suivant l’ordre
biblique des sept jours pour reconstruire sa mémoire. Néanmoins, le modèle
de l’acte de création le plus exploité dans l’ensemble de l’œuvre frésanienne
est la doctrine de Tsimtsoum (ou Tzimtzum) développée par Rabbi Isaac
Louria (1534-1572), l’un des penseurs emblématiques de la kabbale.
Bien que cette conception soit fondamentale dans la construction de
La Vitesse des choses et d’autres recueils des nouvelles, c’est un personnage
de l’avant-dernier roman de Fresán qui l’expose plus longuement. Le
narrateur de la première partie du Fond du ciel, qui porte le prénom – nomen
est omen – Isaac, relate l’obsession pathologique de son père, le rabbin
Solomon Goldman, du mysticisme hébraïque. Suite à la mort tragique de sa
femme pendant la grande épidémie d’influenza, le rabbin désespéré cherche
une raison à la fin de son monde dans les écrits prophétiques des mystiques.
Il se concentre dans son délire tout particulièrement sur les livres
d’Abraham Abulafia, un kabbaliste espagnol médiéval, et sur d’autres textes
concernant le Tzimtzum. Ce qui nous paraît intéressant, c’est la manière
dont Isaac rend compte de cette théorie ésotérique étudiée follement par son
père en vue de retrouver sa femme. De fait, il la présente en la mettant en
corrélation avec la littérature de sorte que ce concept religieux du
commencement de l’univers devienne tout de suite une métaphore de la
création littéraire. Il conclut de plus ses méditations en disant que toutes les
religions sont des formes primaires de science-fiction.
579
Idem,Vies de saints, ed. cit., p. 217.
332
Or, Tsimtsoum est un mot hébreu provenant du verbe letsamtsem qui
signifie « contracter », « concentrer ». Selon Louria le Tsimtsoum est la
première phase de la création de l’univers dans laquelle Dieu se retire « de
lui-même en lui-même ». Il s’exile donc volontairement afin de laisser un
espace vide pour le monde à venir, pour laisser place à l’Autre. Dieu
(l’auteur) est alors absent du monde qu’il a créé, mais où il a laissé des
« étincelles » de sa plénitude. D’après les explications d’Isaac :
Dieu se contracte et se comprime, renonce à son essence pour
permettre la création d’un lieu conceptuel, le chalal panui, un
espace ou peut exister un monde indépendant : en quelque sorte,
Dieu devient un parfait lecteur pour que nous soyons d’imparfaits
écrivains.
Tzimtzum signifie, je crois, « se cacher d’êtres créés pour leur
permettre d’exister en tant que créatures palpables, au lieu de les
accabler par une présence constante et sans limites ». Ainsi, Dieu
s’autolimite – il impose des frontières à sa divinité – en
s’absentant sans disparaître pour favoriser une présence au-delà
de lui-même (…) le véritable manuel étant toujours homme, le
lecteur, l’interprète et l’assembleur de pièces détachées. L’homme
se rapproche de Dieu en lisant.580
Eu égard au fait que la doctrine de Tsimtsoum a quelques points en
commun avec la théorie du Big Bang, Fresán mélange les deux dans une
réflexion curieuse sur la création littéraire, l’inspiration et l’épiphanie,
présentée et mise en œuvre notamment dans La Vitesse des choses. Ce
recueil de nouvelles se présente, d’après les mots de l’écrivain de la nouvelle
initiale, en tant que « simple théorie d’une histoire qui peut être lue comme
une histoire à part entière »581, sauf que la théorie exposée et mise à
exécution dans le livre est sans doute complexe.
580
581
Idem, Le fond du ciel, ed. cit., pp. 47-48.
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 50.
333
L’acte de la création littéraire, pareillement à l’acte créatif de Dieu, se
déroule en quelques étapes. Premièrement, selon les méditations de l’auteur
archétypique de « Notes pour une théorie du lecteur », pour qu’une histoire
puisse être racontée, elle doit être menée à terme. Autrement dit, elle doit
appartenir au pays du passé, puisque pour tous les hommes « l’Histoire (…)
est toujours le passé »582. Ainsi, avant de se transformer en littérature, toutes
les expériences, les idées, les inspirations et les amorces des trames sont
déplacées vers un endroit appelé « l’Étranger ». C’est un lieu situé dans
l’esprit de l’écrivain, voisin de la mémoire, construit des souvenirs consolidés
avec de l’imagination, afin de permettre à l’auteur un certain recul par
rapport aux faits et fictions pour les rendre plus crédibles. Le nom de ce
territoire créatif a été inspiré par les premiers mots de The Go-Between de
l’auteur britannique Leslie Poles Hartley : « le passé est un pays étranger où
l’on fait les choses différemment »583.
Comme l’explique donc le narrateur de la nouvelle, les morceaux des
histoires potentielles tournoient dans les « limbes narratifs » de ce sanctuaire
de l’écrivain (remarquons ici le chevauchement constant de deux domaines
sémantiques, du scientifique et du religieux, bien visible dans les
significations ambiguës du terme « limbes », utilisé en astronomie pour
désigner le bord sombre du disque d’un astre, mais aussi dans la doctrine
catholique pour les espaces intermédiaires aux marges de l’enfer). Les pièces
du monde littéraire à venir y restent en s’ordonnant et en repoussant les
éléments superflus jusqu'au moment d’atteindre la certitude de la fin. C’est à
cet instant précis d’achèvement que l’histoire est prête à être racontée :
L’Étranger est donc cette route sur laquelle – dernier passager
appelé qui agite son passeport sur les quais et dans les aéroports
– j’ai couru après de multiples théories que je ne me suis autorisé
à atteindre que lorsque j’ai été sûr de pouvoir les changer en
582
583
Ibidem, p. 27.
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 37.
334
pratique démontrable, en preuve irréfutable d’une chose digne
d’être contée.584
Or, chaque nouveau récit doit paradoxalement commencer par la fin,
conforme à « l’idée d’un nouveau début conçu lors du dernier acte de
l’immense et inaccessible cosmos, impossible à coucher par écrit, là dehors.
Oui, le début d’un livre peut aussi être la fin du monde »585. L’explosion
originelle qui donne vie à un univers inédit, cette épiphanie ou révélation
esthétique, ne peut alors se produire qu’après un acte préalable de clôture
d’un monde qui est complet et, par conséquent, figé, mort. Cette nouvelle
planète imaginaire, qui vient d’être conçue, est ensuite éclatée et offerte au
lecteur sous forme des fragments épars, de pièces à assembler. Il faut
signaler ici que ce n’est pas seulement le monde qui est mis en morceaux,
mais également son instance énonciative. Le lecteur peut de cette façon
tenter de répéter le processus de création, il devient ainsi « l’interprète et
l’assembleur de pièces détachées », et en même temps l’auteur de l’univers
qu’il a la possibilité de récréer.
Comme nous l’avons vu précédemment, la métaphore de la fin du
monde est une constante qui traverse toute l’œuvre de Fresán sous des
formes (ou plutôt dans des variations) différentes. Il peut s’agir de
spectaculaires fins du monde entier (par exemple dans Mantra), mais
également de fins du monde plus petites, de catastrophes et de cataclysmes
divers, et de fins du monde intimes, comme la perte d’une personne aimée,
la mort, l’assassinat, le diagnostic d’une maladie mortelle ou le suicide. Dans
la préface de Mantra, Alan Pauls apporte une observation intéressante làdessus. Ce commentaire, relatif à un roman, concerne, néanmoins, toute la
série intertextuelle frésanienne :
Mantra est une véritable encyclopédie de la catastrophe en tous
genres:
individuelles
humaines
584
585
et
et
naturelles
massives,
(accidents,
privées
crimes,
et
historiques,
effondrements
Ibidem, pp. 36-37.
Ibidem, p. 28.
335
neurologiques,
éruptions,
agressions
meurtrières).
Ces
cataclysmes dont la fonction « naturelle » serait en principe de
conclure, de
mettre un
terme, de
fermer une
trajectoire,
surviennent toujours au début chez Fresán. Ils ouvrent, « libèrent »
l’énergie de la fiction. Certes il y a des histoires dans Mantra, mais
il s’agit de posthistoires, d’histoires-esquilles qui continuent de
flotter dans l’espace après que le désastre est survenu.586
À savoir, le récit de L’homme du bord extérieur démarre avec un
naufrage ; les mots ouvrant Vies de saints sont « Voilà le point précis ou
commence la fin de toute chose » ; le fragment concluant Travaux manuels
décrit la catastrophe aérienne dans la forêt d’arbres sans nom de l’épigraphe
borgésien en tête de L’homme du bord extérieur ; le protagoniste d’Esperanto
récupère sa mémoire après avoir tiré sur son ennemi ; La Vitesse des choses
commence avec la description de la fin du monde ; au début de Mantra le
narrateur découvre qu’il est atteint d’une tumeur cérébrale maligne ; le
chapitre initial des Jardins de Kensington narre un suicide (ou des suicides) ;
Le fond du ciel et Évasion, le roman dans le roman, décrivent plusieurs fins
du monde et la destruction de deux univers.
Rappelons ici que, comme nous l’avons déjà démontré dans les
chapitres précédents, la stratégie de commencer par la fin chez Fresán n’est
pas seulement métaphorique. En fait, il s’agit aussi d’une tactique narrative
au niveau de livres entiers de même qu’au niveau de nouvelles particulières.
Après la catastrophe, l’explosion, le Big Bang qui libère l’énergie de la
fiction, l’étape suivante de la création littéraire est la disparition, le recul
volontaire de Dieu–écrivain. Il propose donc au lecteur sa création, un
nouveau monde éclaté en morceaux, et il lui cède sa place :
Zimzum est le bruit que fait – selon les maîtres juifs de la cabale,
au XVIe siècle – un Dieu infini et omniprésent lorsqu’il se contracte
et disparaît dans le vide absolu de lui-même après avoir créé un
586
Alan Pauls, « Préface », dans Mantra, ed. cit., p. 9.
336
monde. Une fois l’acte créatif réalisé, Dieu comprend qu’il est de
trop, qu’il doit s’évanouir car là, sur scène, peut survenir quelque
chose qui transcende sa volonté, mais pas sa signature.587
L’auteur se retire donc de son texte, ce qui se traduit par de diverses
techniques narratives de distanciation, systématiques chez Fresán à partir
de son premier recueil des nouvelles, où nous apprenons que « tout écrivain
est un homme du bord extérieur (…) être dehors, être étranger à soi-même
pour pouvoir voyager partout, à travers toutes les histoires » 588. Cependant,
selon la théorie de Louria, après son exil Dieu laisse « un faible résidu, une
trace de la plénitude et de la lumière divine » 589 dans le vide primordial, des
« étincelles » de sa lumière. La mission de l’homme consiste à les retrouver et
les libérer afin de libérer le monde entier. Or, nous avons montré dans le
chapitre consacré à la dimension autobiographique de l’œuvre frésanienne
que l’auteur n’est pas complètement absent de ses livres, que ses empreintes
demeurent à différents niveaux de ses textes. Les nombreux narrateurs qu’il
a fait naître (émanant d’un supra-narrateur unique) sont encore moins
discrets
et
interviennent
à
travers
des
intrusions,
des
réflexions
métatextuelles et des digressions en annonçant leur ingérence avec
l’expression réitérée « À présent, j’apparais » ou en citant la pseudo-formule
kabbalistique inverse :
Maintenant j’arrive. Il est temps de se décontracter. Zumzim,
j’imagine. Comme un film projeté à l’envers. Maintenant je
regagne le lieu que j’ai su créer pour voir ce que ma création est
devenue et quel usage elle a fait de son libre arbitre.590
C’est alors en repérant et en ramassant les étincelles de la présence de
l’auteur (ou du narrateur) parmi les esquilles du monde fictif que le lecteur
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 195.
Idem, L’homme du bord extérieur,ed. cit., pp. 215-216.
589 Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la meditation hébraïque, Albin Michel,
1992, p. 32.
590 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 230.
587
588
337
est capable de reconstruire (libérer), au moins partiellement, le sens de ce
monde et la figure de son créateur. Cette conception de la lecture perçue
comme un travail presque kabbalistique du déchiffrage est véhiculée
notamment par la construction de La Vitesse des choses.
Avant de nous plonger dans l’étude approfondie de différents aspects
de La Vitesse des choses et en guise de conclusion, il nous paraît intéressant
de signaler ici quelques affinités remarquables qui se tissent entre les livres
frésaniens et ceux d’Augustín Fernández Mallo. L’œuvre narrative de ce
physicien et écrivain contemporain est considérée comme représentative de
la nouvelle littérature espagnole grâce à plusieurs éléments innovateurs, tels
que
sa
structure
rhizomatique,
son
caractère
multi-médiatique
et
intertextuel, son autoréférentialité et, notamment, ses nombreux et variés
procédés métafictionnels591. Un élément tout d’abord attire notre attention :
sa pratique de mettre la littérature en relation avec différents domaines de la
culture et des sciences (les mathématiques, la physique, l’architecture,
l’image, le cinéma), très proche des démarches de Fresán que nous venons
d’analyser. Dans les textes fictifs de Fernández Mallo, les digressions
théoriques sont insérées puis déformées, afin de construire ainsi des
métaphores illustrant la construction du texte littéraire et pour se
transformer de cette manière en réflexions autoréférentielles.
Nous retrouvons également dans cette prose l’analogie entre le Dieu,
l’écrivain et le scientifique. Selon « El hacedor » de Borges, l’écrivain et le
Dieu sont tous les deux créateurs du monde. Dans « El hacedor » réécrit par
Mallo (El hacedor (de Borges), Remake, 2011), l’auteur espagnol ajoute le
troisième élément – le chercheur scientifique qui étudie l’origine de l’univers
et le Big Bang au CERN (Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire). En
outre, leur intérêt particulier pour l’œuvre borgésienne et celle de Cortázar
est l’autre point en commun entre les deux écrivains, de même que
l’utilisation fréquente des techniques de la métafiction. Selon Marco Kunz,
dans la trilogie d’Augustín Fernández Mallo, la dimension métafictionnelle
Marco Kunz, « Mutaciones del (re)escritor en la narrativa de Augustín Fernández Mallo »,
dans : Antonio Gil González (ed.), Las sombras del novelista. Autorepresentaciones #3,
Binges, 2011, Éditions Orbis Tertius, pp. 205-218.
591
338
évolue de l’autoconscience allégorique (Nocilla Dream, 2006), l’insertion de la
figure métafictionnelle d’un auteur (Nocilla Experience, 2008), jusqu’à
l’autofiction (Nocilla Lab, 2009), pour culminer dans El hacedor (de Borges),
Remake (2011) en pratique d’une réécriture. Dans l’œuvre frésanienne, en
revanche, toutes ces stratégies métafictionnelles coexistent.
Enfin, les textes de Fernández Mallo et de Fresán partagent la
fascination pour l’idée d’une logique cachée dans un chaos apparent, dans
un collage disparate (Marelle et Nocilla Experience). La construction de
l’œuvre de Fresán, comme celle de Mallo, est fragmentée, atomisée, mais elle
n’est pas rhizomatique. Même si elle est privée d’un début et d’une fin au
niveau de toute la série, l’auteur prévoit la lecture des livres particuliers
dans un ordre donné. Ainsi, afin de commencer l’aventure avec l’écriture
frésanienne nous pouvons choisir un de ses livres d’une façon arbitraire. Par
contre, une lecture aléatoire des nouvelles ou chapitres à l’intérieur d’un
livre ne permet pas de repérer toutes les stratégies narratives d’unification.
339
7. Les variations essayistes. La Vitesse des choses,
« un manuel d’instructions codé »
Dans la nouvelle ouvrant le recueil, « Notes pour une théorie du
lecteur », le narrateur-écrivain navigue à bord d’un bateau, une image
topique qui représente chez Fresán, comme nous l’avons déjà commenté, le
démarrage difficile d’un travail d’écriture avec la recherche d’inspiration,
l’élaboration des trames et la rédaction. L’auteur dit que s’il s’agissait d’une
nouvelle, il appellerait le bateau S.S. Quantum, ce qui fait penser à la théorie
des univers multiples. Mais avant de créer de nouveaux mondes, ou
autrement dit, avant de les mettre par écrit, l’écrivain doit les concevoir et
puis les détruire. La première nouvelle de la collection raconte donc la fin du
monde :
Le paradoxe de la fin du monde au commencement d’un livre. Un
piège modeste qui servirait non pas à déconcerter le lecteur, mais
à folâtrer avec l’idée d’un nouveau début conçu lors du dernier
acte de l’immense et inaccessible cosmos, impossible à coucher
par écrit, là dehors.592
Il ne s’agit pas, cependant, d’une fin du monde unique. Les réflexions
de l’écrivain, à bord d’un bateau condamné à la catastrophe comme le
Titanic, encadrent trois autres mini fictions sur l’apocalypse. La nouvelle
commence alors à mettre en œuvre les lois de l’univers fractal frésanien qui
seront respectées dans les textes suivants. Et ce ne sont pas les seules
intercalations dans la texture de la nouvelle. Au milieu des événements
aberrants et maléfiques, tels qu’une tempête de mouettes attaquant les
passagers ou une armée de baleines chantant une interprétation de l’air de
Madame Butterfly, l’écrivain trouve un carnet abandonné sur une chaise
longue. Il se met alors à la lecture de ces pages couvertes de l’écriture d’un
592
Ibidem, p. 28.
340
auteur inconnu. En première approche, les fragments paraissent bizarres,
incompréhensibles, mais il remarque d’intrigantes récidives. Dans tous ces
morceaux littéraires, malgré leur diversité thématique et formelle, est répétée
une expression énigmatique, « la vitesse des choses ».
Cette notion clé, qui donne son titre au recueil entier, renvoie à la
vision complexe de l’acte de création littéraire qui fusionne les éléments
issus du modèle cosmologique du Big Bang avec la doctrine du Tsimtsoum.
Les bribes textuelles étudiées par l’écrivain à bord du bateau sont par
conséquent des tentatives, réitérées et fragmentées, de cerner le concept du
processus psychologique de l’écriture. Ceci étant dit, force est de constater
que la compréhension de la nouvelle est, néanmoins, impossible sans le
contexte de tous les récits-chapitres du recueil et une relecture ultérieure.
Comme les fictions de Borges, l’écriture de Fresán prévoit et exige des
lectures réitérées. Les treize passages du carnet, cités dans un ordre
arbitraire par le narrateur, s’avèrent être des germes littéraires plantés dans
les nouvelles postérieures de La Vitesse des choses. Chacun de ces
fragments définissant « la vitesse des choses », le thème principal du recueil,
correspond ainsi à une des nouvelles qui suivent (à l’exception de l’« Histoire
avec monstres », qui a été ajoutée dans l’édition 2006). Le titre du livre et les
notes du carnet de l’écrivain établissent de cette manière un lien subjacent
de tous les textes, la ligne de basse d’une aria principale.
Or, une fois embarqué dans le bateau apocalyptique de la création,
l’écrivain cherche des inspirations autour de lui, parmi ses souvenirs, chez
d’autres auteurs, dans des œuvres d’art et dans la vie quotidienne qui, à ses
yeux d’écrivain professionnel, déborde de prodiges et d’épiphanies possibles :
Par moments – sans doute par déformation professionnelle, je
suppose -, j’ai l’impression de lire quelque chose entre les éclats
rouges et verts du couchant, juste avant qu’apparaissent les
étoiles brodées sur le lourd manteau de la nuit.593
593
Ibidem, p. 33.
341
En attente d’une révélation, il ramasse des idées-germes de textes
potentiels dans son carnet des notes et les relit. Dans le processus de
conception, dans le pays de « l’Étranger », il « est confronté à plusieurs portes
cadenassées »594,
mais
les
idées
s’ordonnent
et
se
transforment
progressivement en trames. En contemplant ces trouvailles dans des
brouillons, comme si elles étaient étrangères, il devient alors son propre
lecteur (comme l’indique le titre de la nouvelle, « Notes pour une théorie du
lecteur »), spectateur, critique et, enfin, personnage. Cette démarche de
divorce de son propre discours permet à l’auteur « de se voir de l’extérieur,
de se regarder regarder, de se sentir sentir, de mourir en mourant »595. En
plus, la présentation du texte comme une ébauche en train de prendre
forme, d’être corrigée et modifiée, installe le lecteur au même lieu que le
créateur, vu qu’il n’est plus seulement un témoin passif du déroulement de
l’histoire (à l’instar du cinéma), mais qu’il est obligé lui aussi de participer à
l’assemblage et à la construction du sens :
Cette nouvelle n’est que la théorie d’une nouvelle. L’ombre d’une
nouvelle dont je suis le lecteur. Une hypothèse désordonnée et
fébrile, des pages qui se lisent rapidement en diagonale, un film
qui n’est pas encore monté, où cette personne accélère le pas sans
s’en rendre compte, au point d’atteindre la vitesse des choses, qui
en fait l’un de mes personnages.596
En bref, après la lecture et la relecture de toutes les nouvelles du
recueil, la vitesse des choses s’offre comme un terme avec lequel l’écrivain
recouvre toutes les étapes de l’écriture, « le temps exact que met une vie à se
changer en histoire et une personne en personnage. La suivre et le suivre
dans son voyage. La coucher ou le coucher sur le papier »597. Les nouvelles
du recueil, et tous les livres de Fresán, abordent des aspects variés de ce
processus en réalisant un genre de « voyage à l’intérieur de l’esprit de
594
595
596
597
Ibidem,
Ibidem,
Ibidem,
Ibidem,
p.
p.
p.
p.
34.
31.
42.
36.
342
l’écrivain », l’expression souvent utilisée par les critiques dans le but de
caractériser l’œuvre frésanienne598. Ou, selon les dires de l’écrivain luimême, ses livres relatent « des trames qui se déroulent dans des têtes ; une
voix uniforme et monologuant qui hante plusieurs narrateurs, tous en
synchronie spirituelle et affrontant un moment clé qui les modifie en les
améliorant peut-être »599. La vitesse des choses désigne donc une grande
étendue de phénomènes mentaux saisis, à l’aide de cette stratégie de
répétition et de variation, et d’une manière poétique, métaphorique, ou
parfois humoristique comme des réglages d’antenne, des accélérations
subites, des instants d’harmonie, des sons de respiration de Dieu, des
craquements du premier flocon de neige ou de la vitesse de la mémoire.
La genèse littéraire, comme nous l’avons commenté auparavant, est
proche également du modèle cosmologique de Big Bang croisé avec la vision
kabbalistique de la naissance du monde :
La vitesse à laquelle Dieu disparaît – le sillage cosmique de son
absence, cette vibration dans l’air d’une explosion qui s’est
produite il y a des millions d’années, le Big-Bang de son souffle
divin – détermine la vitesse postérieure des choses qu’il nous a
laissées, les choses qui nous raconteront des histoires, les
histoires que nous imaginerons sans aucune aide de sa part.600
D’après le concept d’explosion originelle, le commencement de
l’univers est suivi de la phase d’expansion perpétuelle. Puisque le monde
n’est pas statique, il faut être en mouvement, maintenir toujours une
dynamique de la création (la vitesse des choses) pendant l’acte de genèse (le
travail d’écriture) de même, soulignons-le, que lors de chaque acte de
recréation (la lecture et les relectures). Cette conception se traduit, d’un côté,
Mikel Rey Fernández, « Un viaje hacia la mente (del escritor). Un viaje desde y hacia la
mente obsesiva y compleja de un escritor », Ámbito cultural, [en ligne],
http://www.ambitocultural.es/ambitocultural/portal.do?IDM=21&NM=1&identificador=673
&fechaDesde=&fechaHasta= (Consulté le 16/09/2014).
599 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 637.
600 Ibidem, p. 30.
598
343
par la pratique systématique de work in progress, et d’un autre côté, par la
quête permanente de simultanéité de l’écriture et de la lecture.
Nous avons commenté dans les chapitres précédents de notre étude le
projet frésanien de construire « un libro en marcha », un seul livre en
devenir, une œuvre jamais achevée, qui évolue avec chaque nouvelle édition.
L’addition de nouveaux textes et passages dans chaque nouveau volume fait
vivre et progresser l’univers fictif et la vision de l’auteur. Dans la note finale
de La Vitesse des choses (Passage du Nord-Ouest, 2008), par exemple,
Rodrigo Fresán met en évidence le fait que le livre n’a jamais cessé de
grandir et énumère de nombreux suppléments, ajouts et augmentations. Il
admet également l’importance de cette démarche en disant que le recueil
« continuera de prendre du poids et du volume car ce livre est la charnière
de ma porte, le centre nucléaire et narratif de ce que j’ai toujours aimé
relater »601.
En ce qui concerne le second élément de la stratégie d’expansion
éternelle, il faut mentionner la méthode singulière d’assemblage littéraire qui
a un effet non seulement sur la forme des textes, mais aussi sur la lecture.
Fresán souligne qu’il a écrit les nouvelles de Vies de saints et les chapitres
de La parte inventada simultanément :
Le livre, je décide combien de sections il contiendra, j’assemble un
squelette minimal et je les ouvre toutes. Je saute de l’une à
l’autre. Ce n’est pas une écriture linéaire.602 [Notre traduction]
Pareillement, le travail de composition des Jardins de Kensington s'est
déroulé en même temps que celui de Mantra. Lors de nombreux entretiens
l’auteur a également l’habitude de dire qu’il est en train d’écrire plusieurs
(par exemple neuf) livres en même temps603.
Ibidem, p. 636.
Ernesto Castro, « Entrevista a Rodrigo Fresán », www.revistacoronica.com, [en ligne],
http://www.revistacoronica.com/2014/06/entrevista-rodrigo-fresan-por-ernesto.html (« El
libro decido cuantas secciones contiene, armo un mínimo esqueleto y las abro todas. Salto
de una a otra. No es una escritura lineal», consulté le 16/09/2014).
603 Par exemple : Benito Garrido, « Entrevista a Rodrigo Fresán por “La parte inventada” »,
Cilturamas.
La
revista
de
información
cultural
en
Internet,
mars
2014,
601
602
344
J’ai neuf cahiers avec neuf prochains livres possibles, dans
lesquels je mets continuellement des choses. C’est pour cela que
ce sera difficile pour moi de se trouver une fois dans la situation
de « qu’est-ce que je vais écrire maintenant ? », parce que j’ai tout
ça comme dans une banque. Cela ne veut pas dire que je la tienne
systématiquement. Par exemple, Les Jardins de Kensington n’était
pas parmi ces neuf cahiers, et le livre que je suis en train d’écrire
maintenant et celui que j’ai écrit avant n’étaient non plus dans
ces cahiers. C’est un genre de fonds fiduciaire, que les crises
peuvent saisir et quand je le reverrai après, il ne vaudra rien.604
C’est-à-dire qu’au moment du blocage dans un travail sur un texte, il
le laisse inachevé dans un tiroir et passe à un autre, pour y revenir plus
tard. Selon ses dires, cette méthode de travail, inspirée des déclarations du
photographe Daniel Kramer, lui permet d’éviter « le fantasme de l’écrivain
bloqué »605 et ne pas subir l’effet d’une condition psycho-littéraire appelée
« la Panique de la fuite anticipée ». Cette condition bizarre, dont souffre l’un
de ses héros préférés, la fille à la moto qui apparaît dans de nombreuses
nouvelles frésaniennes, consiste à éprouver un besoin irrésistible de fuir
pour être toujours plus rapide que la maladie qui nous poursuit, l’angoisse
de la page blanche dans le cas de l’écrivain.
Pourtant, cette stratégie d’« exercice constant de changement », d’un
mouvement créatif perpétuel, ou autrement dit, de l’expansion et évolution
constante de l’univers littéraire, conduit l’auteur vers une autre terreur, celle
d’une multitude des textes incomplets, ébauchés, sans conclusion. C’est la
http://www.culturamas.es/blog/2014/03/05/entrevista-a-rodrigo-fresan-por-la-parteinventada/(Consulté le 16/09/2014).
604 Cristian Vazquez, op. cit. («—Tengo nueve libretas con nueve posibles próximos libros,
donde voy metiendo cosas. Por eso, difícilmente me encuentre alguna vez en la situación de
«¿qué voy a escribir ahora?», porque tengo eso como en un banco. Eso no quiere decir que lo
siga sistemáticamente. Por ejemplo, Jardines de Kensington no estaba entre esas nueve
libretas, y el libro que estoy escribiendo ahora y el que escribí antes tampoco están en esas
libretas. Es una especie de fondo fiduciario, al que tal vez lo agarren las crisis y después lo
vea y no valga nada »).
605 Rodrigo Fresán, Vies de saints, ed. cit., p. 377.
345
crainte incarnée dans un autre personnage récurrent des livres de Fresán, le
réalisateur génial et maudit Lyndon Bells. Après le succès acclamé du début
de sa carrière hollywoodienne et ensuite l’accident (ou miracle) tragique et
mystérieux survenu pendant le tournage de The Crucifiction, il ne peut mener
à bien aucun de ses films. Du jour au lendemain, il se transforme de jeune
cinéaste prodige en cauchemar des producteurs et en « lépreux du
Celluloïd », metteur en scène d’œuvres extraordinaires, mais toujours
projetées sans fin.
Cependant, selon les dires de l’écrivain, grâce à cette méthode
particulière d’écriture de plusieurs textes en même temps, qui offre une
vision panoramique, concomitante de toutes les histoires esquissées et
inachevées, et grâce à l’opération difficile de leur assemblage et finition, il
découvre de nouvelles possibilités. La contemplation simultanée de toutes
les trames permet d’engendrer des liens, des personnages, des échos et des
correspondances. C’est alors au moyen de ce procédé de création que
l’auteur travaille la cohérence de la série :
Et je regarde le ciel et trouve la consolation d’une étoile
reconnaissable dans le chaos des constellations qui depuis des
jours ne cessent de bouger et de se réorganiser en proposant de
nouvelles figures.606
La notion de simultanéité de perception qui annule la tyrannie du
temps et de l’espace, si désirée mais impossible dans l’acte inévitablement
spatio-temporel de lecture, est récurrente dans la vision littéraire de Fresán.
Elle est véhiculée notamment par le leitmotiv déjà évoqué du livre
tralfamadorien de l’Abattoir 5 de Kurt Vonnegut. La description de cet objet
extraterrestre est citée par l’écrivain nord-américain en personne dans la
nouvelle concluant La Vitesse des choses et ensuite reproduite par l’auteur
dans la note finale du recueil (elle réapparaît aussi dans les remerciements
du Fond du ciel). La particularité des livres surnaturels de Tralfamadore
606
Idem, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 52.
346
consiste en la mise en disposition du lecteur des multiples textes-messages
d’une façon parfaitement simultanée. La lecture peut être ainsi un acte
d’appréhension instantanée, libéré complètement de la linéarité, de la
succession inéluctable du commencement, milieu et fin, de suspense, de
morale, de cause et d’effet. L’action divine de pénétration absolue de toutes
les choses, tous les espaces et tous les temps, a pour l’objectif de « donner
une image de la vie à la fois belle, surprenante et profonde »607. C’est cette
vision perçante de l’univers que cherche à transmettre l’écrivain, comme il le
précise dans la note finale. Son lecteur ne peut, cependant, que s’approcher
de ce modèle idéal tralfamadorien d’une réception littéraire révélatrice, et il
est capable de le faire au moyen de relectures successives. Dans
l’enchaînement des lectures, les textes commencent à se superposer dans
l’esprit du lecteur et peuvent produire ainsi l’illusion d’une simultanéité
temporelle, d’arrivée au point de convergence du passé, du présent et du
futur, tout autant que d’une simultanéité spatiale (l’aleph). Ils vont
également révéler de plus en plus de liens, de cohérence. Enfin, au fur et à
mesure des relectures, à force d’assister et de participer au processus de la
création littéraire, la fonction du lecteur va chevaucher celle de l’écrivain.
C’est pour toutes ces raisons qu’Enrique Vila-Matas se targue avec humour
d’être la personne qui a relu le plus de fois La Vitesse des choses, qu’il
considère comme un livre infini608, et que Fresán recommande la même
démarche :
J’aime me dire que La Vitesse des choses est un livre qu’une
relecture ne dérangerait pas. Je ne m’en offusquerais pas non
plus. J’avoue ici et maintenant cet ambitieux désir probablement
frustré …609
Or, selon ce que nous avons dit, d’après la théorie frésanienne de l’acte
d’écriture présentée notamment dans La Vitesse des choses, la création des
Ibidem, p. 635.
C’est la citation d’Enrique Vila-Matas en quatrième de couverture de Rodrigo Fresán, La
velocidad de las cosas, ed. cit.
609 Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 637.
607
608
347
univers fictifs dans le sanctuaire de l’Étranger est suivie de leur éclatement
et de recul du Dieu-écrivain. Par conséquent, en mettant par écrit les éclats
de cette maquette littéraire à monter, l’auteur doit se séparer de son œuvre
et céder la parole aux narrateurs (ses doubles alternatifs, les bribes de son
« je » explosé, son ombre). Une fois détaché du créateur, le livre avec son
monde, ses histoires, ses personnages et la figure de l’auteur qui perce les
lignes, continue à vivre ressuscité sous des formes variationnelles dans les
lectures et relectures :
Il n’est pas de pensée plus absurde et plus vaniteuse que de se
convaincre qu’une histoire s’arrête quand on a fini de la raconter.
Non, l’histoire bouge encore, poussée par l’ambition secrète de
redevenir une vie, d’inverser la polarité de la direction qu’elle a
prise en adoptant la vitesse des choses.610
Le narrateur-écrivain de « Notes pour une théorie du lecteur » ferme
donc le carnet des notes et poursuit sa route sur le pont du navire vers la fin
de la nouvelle qui, pour lui, équivaut à la fin du monde. À l’instar de
plusieurs autres personnages frésaniens, il est bien conscient de son statut
fictionnel et s’interroge : « Comment se termine cette histoire ? Comment
commence la prochaine vie ? ». La prochaine vie c’est la nouvelle suivante ou
chaque lecture reproduit la genèse puis l’apocalypse de l’univers représenté,
comme l’explique le narrateur de Vies de saints :
Il avait également compris – tandis que ces nuages sombres
commençaient à se ranger sur l’horizon comme les définitions
d’une grille de mots croisés – qu’atteindre le dernier mot
équivaudrait à la fin de toutes les choses, à une tempête de pages
et de personnages qui allaient en finir avec tout ce qui était connu,
car ce qui, jusqu’alors, avait juste été mon ombre allait à présent
devenir chair.611
610
611
Ibidem, p. 37.
Idem, Vies de saints, ed. cit., p. 352.
348
En résumé, la nouvelle initiale de La Vitesse des choses dans la
première approche se présente au lecteur comme un texte hermétique. Elle
est presque privée d’une structure événementielle, causale, substituée par
un discours essayistique interrompu par des fragments épars. C’est la
méditation métalittéraire du narrateur, faute d’actions et d’événements, qui
fait avancer le récit. Les clés indispensables pour la compréhension des
réflexions de l’écrivain anonyme et, particulièrement, des morceaux de la
théorie insérés dans son discours, se trouvent dispersées dans les nouvelles
suivantes du recueil. Cette relation de dépendance sémantique est
néanmoins réciproque. Dans les vingt-huit pages énigmatiques de la
première nouvelle sont introduites les notions fondamentales de la pensée
frésanienne qui seront répétées et approfondies dans les textes qui suivent,
comme la fin du monde, l’Étranger, la vitesse des choses, l’ombre, la neige,
la mémoire et la figure de l’écrivain-lecteur-Dieu, parmi d’autres.
La composition essentiellement essayistique de « Notes pour une
théorie du lecteur » est reprise dans « Notes pour une théorie de la nouvelle »
(sixième chapitre) et « Notes pour une théorie de l’écrivain » (dernière
nouvelle). Même si toutes les nouvelles du recueil ressemblent, au moins
partiellement, à des essais par leur nature fragmentaire (digressive), par
leurs affinités avec le langage critique et par la pratique d’inclusion des
références, le discours conceptuel prédomine dans le triptyque des « Notes
pour… ». Cette architecture des trois textes forme un cadrage « théorique »
d’autres nouvelles, dont les questionnements s’organisent autour de trois
grandes notions : du lecteur, de la nouvelle et de l’écrivain.
Par conséquent, à bien des égards la composition fractale de La
Vitesse des choses se rapproche du « roman essayiste » défini par Pierre V.
Zima
comme
« une
succession
paradigmatique
d’unités
sémantiques
apparentées dont chacune représente une autre facette de la problématique
totale
du
texte
romanesque »612.
Zima,
spécialiste
en
sociocritique,
caractérise ce sous-genre romanesque dans ses études sur L’homme sans
Pierre V. Zima, L’ambivalence romanesque. Proust, Kafka, Musil, L’Harmattan, 2002, p.
290.
612
349
qualités de Robert Musil, La Nausée de Jean-Paul Sartre et la Recherche
proustienne613. D’après ses considérations, ce qui distingue l’écriture des
œuvres citées, c’est la fonction secondaire du récit diégétique, qui est
remplacé par la recherche sémantique. La progression du récit, assurée par
le discours essayistique, consiste alors dans le passage d’un état de
conscience à l’autre. Ce type d’écriture « essayiste » et intertextuelle se
caractérise aussi par les jeux sur l’opposition entre les langages différents.
Comme le discours conceptuel est absorbé par le discours figuratif,
métonymique et métaphorique du roman, les langages de la fiction et ceux
de la philosophie ou de la science commencent à s’influencer :
… la fiction acquiert un caractère « philosophique », essayiste et,
inversement, les discours conceptuels pastichés, parodiés et
ironisés (comme la conversation chez Proust) sont insérés dans un
contexte fictionnel qui transforme leur fonction originelle (fonction
conceptuelle, dénotative) sur le plan de la connotation.614
Bien évidemment, nous trouvons des mécanismes semblables de
modification sémantique dans la série intertextuelle de Fresán. Dans ces
« voyages à l’intérieur de l’esprit de l’écrivain » le langage poétique,
métaphorique sert à décrire et analyser les processus psychologiques ou à
établir des théories littéraires. De la même façon le discours critique,
scientifique ou académique fait partie intégrante des récits fictionnels. Nous
avons démontré dans les chapitres précédents que, d’une manière générale,
les déplacements métaphoriques dans les champs lexicaux de la musique,
du cinéma, de la photographie, de la peinture, de la critique littéraire, de la
religion et des sciences exactes, sont les outils principaux de la création de
l’univers littéraire et, notamment, de l’hybridation générique.
Par ailleurs, l’écriture essayistique, qui est une forme d’origine
philosophique,
offre
la
possibilité
d’échapper
à
des
contraintes
de
classification générique et des discours. Elle s’oppose à la pensée
613
614
Idem, L’indifférence romanesque : Sartre, Moravia, Camus, L’Harmattan, 2005, p. 102.
Idem, L’ambivalence romanesque. Proust, Kafka, Musil, ed. cit., p. 290.
350
systématique, ne cherche pas la totalité où règnent les déductions logiques.
Au
contraire,
elle
favorise
le
particulier,
le
singulier,
le
fortuit,
l’irréproductible, l’éphémère (représenté chez Fresán par « le relief de tant de
merveilleux moments appréhendés simultanément »). La forme docile de
l’essai, qui transforme le récit fictionnel en une succession de fragments et
d’aphorismes, permet donc une recherche variationnelle, répétitive, parfois
discordante :
L’essai (…) est étroitement lié au doute critique qui refuse
d’identifier un discours particulier à son objet (à ses référents). Il
voudrait rendre justice à la complexité de son objet en révélant
ses
aspects
contradictoires,
en
renonçant
à sa définition
univoque. En cela il s’oppose au principe de domination inhérent
aux prétentions de toute pensée systématique …615
En somme, la nouvelle initiale de La Vitesse des choses interroge sur
les différentes phases de l’acte complexe de la création littéraire et introduit
les notions principales de la réflexion frésanienne. Le fil du discours
essayistique métalittéraire est continué dans le tissu fictionnel des nouvelles
suivantes sous forme de fragments et digressions atomisées, pour repousser
le récit fictionnel notamment dans la deuxième et troisième partie de la minisérie de « Notes pour… ». Comme nous l’avons vu précédemment, la
problématique du choix générique et des délimitations artificielles des genres
littéraires, en particulier de la nouvelle et du roman, est au cœur de « Notes
pour une théorie de la nouvelle ». Finalement, le recueil aboutit à « Notes
pour une théorie de l’écrivain ». La composition de cette dernière nouvelle, la
plus longue de la trilogie, repose, naturellement, sur la même division en
trois sections qui est répétée dans d’autres nouvelles du livre et à différents
niveaux de toute la série.
À savoir, deux segments essayistiques encadrent une collection de
fragments numérotés et appelés « cartes postales ». Les parties enchâssantes
615
Ibidem, p. 287.
351
s’arrangent dans une succession de réflexions répétitives et variationnelles
(séparées graphiquement) d’un écrivain âgé, qui reprend et développe des
motifs itinérants de la série, comme le livre tralfamadorien, la simultanéité,
la fin du monde, l’Étranger, Canciones Tristes, l’autobiographique, Tsimtsum
et la théorie de la disparition du dieu, la maison livresque (le palais de
mémoire). Vu que ces spéculations prennent le caractère d’une conclusion
ratée, impossible, le narrateur enchaîne de multiples définitions alternatives
et complémentaires de l’écrivain, de la fiction, de la vitesse des choses, de la
littérature, de la fonction de l’écrivain. Il propose également de nombreuses
définitions du recueil qu’il vient de lire/écrire (« célèbres dernières paroles »,
« manifeste artistique », mon gatha et mon zimzum, mon check point Charlie,
« ma lettre d’amour écrite depuis les limbes d’un immeuble en flammes ») en
expliquant l’origine de son titre et de ses thèmes (la mort et les morts, les
fantômes). Son discours est rempli de références à des auteurs comme
Henry James, J. D. Salinger, Kurt Vonnegut, John Cheever, Marcel Proust,
Ernest Hemingway et Virginia Woolf. Cette recherche dans le domaine de « la
théorie de l’écrivain » exige le retour aux origines de la vocation littéraire, ce
qui mène le narrateur à citer son propre journal, « rédigé sur une poignée de
cartes postales for free » pendant son séjour à Iowa.
Les cartes postales, ces messages envoyés du passé, du fond de la
mémoire, forment un journal fictionnel bizarre, fragmenté et incomplet d’un
jeune écrivain (l’Argentin) participant à un colloque fermé à l’université de
Sad Songs, Iowa. Le colloque rassemble les Moines Mantra, les vingt-cinq
membres d’une secte étrange qui se consacrent à l’étude d’un écrivain
disparu, Balthasar Mantra, et de son œuvre (qui s’intitule The Speed of
Things). Étant donné que Rodrigo Fresán est bien reconnaissable sous le
masque fictionnel de l’Argentin, et vu que le colloque mystérieux se présente
comme la version fictionnelle du programme d'écriture créative International
Writers' Workshop à l'Université de l'Iowa (l’expérience qui, selon les dires de
l’auteur, a fait naître la plupart des nouvelles de La Vitesse des choses), cette
partie centrale de la nouvelle vise apparemment, entre autres choses, à
illustrer les pratiques frésaniennes de l’autofabulation (rappelons la même
352
fonction des récits encadrés dans « Notes pour une théorie de la nouvelle »).
Voici ce que dit le narrateur sur sa démarche :
Le processus qui consiste à déguiser les réalités en fictions
jusqu’à ce qu’on découvre qu’elles sont des faits incontestables à
peine masqués par le cadre bien pratique de l’anecdote n’a pas
été facile, bien que j’aie fini par l’accepter.616
En bref, la nouvelle joue sur les effets complexes du spéculaire. Le
narrateur des sections essayistiques, l’écrivain âgé, est un alter ego de
Fresán projeté dans un futur science-fictionnel. L’Argentin, le personnage et
auteur des cartes postales, est la jeune version du vieil écrivain et en même
temps le double du jeune Fresán participant à l’atelier d’Iowa. Ce qui
souhaite nous présenter le narrateur à travers de ses notes juvéniles, qu’il
dénomme « un essai raté, flou, peu chronologique et sans le moindre
orgasme »617, ce sont les circonstances fictionnalisées de l’écriture du recueil
tout entier et une expérience cruciale qui a changé sa vision de l’écrivain et
de son rôle. L’Argentin est arrivé à Iowa dans la poursuite d’un auteur
secret, Balthasar Mantra. Cette figure obscure de l’écrivain culte est un
produit de fusion des ombres de tous les maîtres littéraires de Fresán, elle
symbolise donc le modèle, l’archétype, l’idéal de l’écrivain. Cependant, lors
de sa formation l’Argentin découvre qu’un « écrivain culte n’est la plupart du
temps que le miroir dans lequel l’écrivain s’adore lui-même »618. Il se rend
compte donc que l’écrivain qu’il cherche, c’est en vérité lui-même. Ce qu’il
poursuit désespérément, c’est son propre style, son propre langage, son
propre livre, qui est The Speed of Things, signifiant la vitesse des choses en
anglais. La silhouette de Balthasar Mantra représente donc le dédoublement
suivant du narrateur (et de l’auteur), la mise en abyme que l’Argentin fait de
soi-même et du livre qu’il est en train d’écrire, de ses personnages et d’objets
de recherche. Ajoutons qu’il ne dispose que de l’œuvre en question, car
616
617
618
Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, ed. cit., p. 604.
Ibidem, p. 583.
Ibidem, p. 582.
353
Balthasar Mantra a disparu mystérieusement à jamais et il est ensuite
devenu Dieu aux yeux des Moines Mantra. Cette histoire illustre donc
manifestement les préceptes de zimzum frésanien.
Finalement, The Speed of Things, le livre de Balthasar Mantra
qu’étudie/rédige l’Argentin, s’avère être le même carnet que trouve l’écrivain
de la nouvelle ouvrant le recueil :
En fait, le roman/ recueil des nouvelles/ essai littéraire/
autobiographie fictive intitulé The Speed of Things n’est même pas
un livre, mais tout juste un petit carnet de cuir rouge sombre
couvert jusque dans les marges de brèves annotations ou idées
de nouvelles, de vers trop libres, d’obscurs aphorismes et de
vignettes de vie.619
Dans les dernières pages du texte (et du recueil) le narrateur complète
le cercle narratif. Il se trouve sur le bateau du début du livre, il regarde un
vieil écrivain (le narrateur de la première nouvelle) marcher sur le pont et il
lui laisse son « carnet couvert d’annotations pour un livre que je n’ai jamais
écrit » pour qu’il le finisse. À la fin de la rédaction, l’auteur se sépare donc de
son travail et il le met entre les mains du premier de ses narrateurs et,
simultanément, des lecteurs. Ce sont les narrateurs, les doubles fictifs de
l’écrivain et les intermédiaires textuels qui vont relater ses histoires
ébauchées aux lecteurs. En outre, la structure circulaire du livre, sans
commencement ni fin, ou, pour mieux dire, à plusieurs commencements et
fins, invite aux relectures qui, comme nous l’avons montré, vont rapprocher
le lecteur de la compréhension et de l’idéal de la réception simultanée.
619
Ibidem, p. 586.
354
Illustration 33. Les stratégies du spéculaire dans « Notes pour une théorie de l’écrivain » (La Vitesse des choses).
355
En conclusion, nous avons démontré dans nos analyses que La Vitesse
des choses, aux confins de la fiction et de l’essai, mais également du recueil
des nouvelles et du roman, est un livre qui exemplifie particulièrement bien
toutes les caractéristiques de l’écriture frésanienne. Il s’agit de la stratégie
générale de répétition et de variation, des (macro)structures narratives
fractales, autant que des mécanismes de l’autofabulation et de l’hybridation
générique et discursive. Il s’agit en plus des notions clés de la réflexion
métalittéraire de l’auteur, qui sont définies à plusieurs reprises et avec
quelques variations, et puis illustrées et mises en pratique dans la
construction des univers fictionnels. Rodrigo Fresán souligne la grande
portée de cet ouvrage dans la note finale où il le qualifie de manuel
d’instructions codé, d’une summa esthétique de thèmes et de formes, et de
centre nucléaire et narratif de toute son écriture :
…c’est dans La Vitesse des choses –raison pour laquelle je retiens
surtout ce roman – que toutes ces données sont les plus « utiles »
pour un lecteur théorique et pour moi-même dans ma pratique
d’écrivain. De tous mes écrits, je pense que celui-ci fonctionne
comme la première occasion qui m’a permis d’appliquer de
manière
satisfaisante
mes
deux
caractéristiques
les
plus
reconnaissables : l’irréalisme logique (inversion proportionnelle
des « ingrédients » du réalisme magique) et la théorie du glacier (à
la fois bien en dessous et largement au-dessus de la surface).620
Ce projet littéraire, réalisé systématiquement dans l’ensemble de la
série frésanienne et, selon les dires de l’auteur, « appliqué de manière
satisfaisante » dans La Vitesse des choses, continue avec le roman le plus
récent, La partie inventée (La parte inventada, Literatura Random House,
2014). L’auteur considère cet ouvrage comme le second volume d’une trilogie
future à l’intérieur de la série :
620
Ibidem, p. 636.
356
La Vitesse des choses et La partie inventée fonctionnent comme des
opposés complémentaires ; je projette même l’idée d’une troisième
publication pour dans vingt ans – disons : Le mot juste ou Le mot
exact – qui serait le livre de la vieillesse et ainsi je referme la
trilogie.621 [Notre traduction]
Les trois parties de cette trilogie marquent alors les trois tournants de
son développement en tant qu’écrivain. La Vitesse des choses correspond de
cette manière à l’étape juvénile et La parte inventada à la maturité
professionnelle. Par ailleurs, il apparaît clairement que la trichotomie est
l’un des principes de la composition fractale de la série. Rappelons d’abord
que la majorité des livres reposent sur une structure tripartite : il y a trois
collections de nouvelles intégrées (L’homme du bord extérieur, Vies de saints,
La Vitesse des choses) ; La Vitesse des choses est organisée en trois
nouvelles « Notes pour… » ; Trabajos manuales possède six parties et trois
épigraphes qui introduisent trois grands thèmes du livre ; Mantra a trois
chapitres (« Avant », « Pendant » et « Après ») comme La parte inventada et Le
fond du ciel (« Cette planète », « L’espace entre cette planète et l’autre
planète »,
« Une
autre
planète »),
qui
a
également
un
triangle
des
personnages principaux ; la narration des Jardins de Kensington se
fractionne en trois dimensions temporelles : Barrie et époque victorienne,
swinging sixties et le moment actuel. Le même procédé s’applique aux
nouvelles, souvent divisées en trois sections ou trois niveaux narratifs.
Ernesto Castro, op. cit. (« La velocidad de las cosas y La parte inventada funcionan como
opuestos complementarios; incluso proyecto la idea de una tercera entrega para dentro de
veinte años —digamos: La palabra justa o La palabra exacta— que sería el libro de la vejez y
cierro de este modo la trilogía »).
621
357
Illustration 34. La composition fractale tripartite dans La Vitesse des choses.
358
La construction de l’œuvre de Fresán vise à refléter le besoin humain
irrésistible d’ordonner, de catégoriser la complexité des phénomènes qui
l’entourent, mais cet « affût des variations infinies du chaos » est condamné
à l’échec. Comme la réalité, la fiction littéraire éclate chaque tentative d’un
classement artificiel. À l’instar de la division trompeuse de la vie en jeunesse,
maturité et vieillesse (Les Jardins de Kensington), du découpage du temps en
passé, présent et avenir (Le fond du ciel), et du morcellement de l’acte de la
communication littéraire en trois éléments principaux (émetteur, message,
récepteur, La Vitesse des choses), les classifications narratives, génériques
ou discursives ne font que mettre en relief le caractère insaisissable des
mécanismes de la fiction devenue transgression.
359
Conclusion
360
Illustration 35. Maison de Hodgkin, Edward Hopper (1982)622.
Nous avons donc montré que tous les livres de Rodrigo Fresán forment
une maison livresque en construction, un livre unique sans commencement
ni fin. Il s’agit d’une œuvre sérielle, circulaire et répétitive, dans laquelle au
sein de l’univers fictif, composé de plusieurs mondes communicants à
différentes échelles, fonctionnent de multiples procédés autoréflexifs et
autoreprésentatifs. À l’intérieur des récits fictionnels l’auteur insère, d’une
manière
systématique,
des
commentaires
métalittéraires
et
des
représentations métaphoriques de son dispositif littéraire complexe. Ainsi,
l’œuvre frésanienne se montre comme une demeure vivante et protéiforme,
un palais de mémoire de l’écrivain, dressé continuellement afin d’explorer,
réinventer et garder ses souvenirs.
Chez Fresán, l’acte d’écrire équivaut à l’acte de « hacer memoria »,
c’est-à-dire, de reconstruire la mémoire. Ses textes génériquement hybrides
visent à enregistrer les processus mentaux qui se déroulent dans l’esprit de
http://lakevio.canalblog.com/archives/2012/10/19/25333468.html
16/09/2014).
622
(Consulté
le
361
son auteur en train de se souvenir, d’oublier et d’écrire. De cette manière,
tous ces livres possèdent des traits similaires et sont reliés à différents
niveaux, formant les chapitres d’un long roman autofabulateur. La
cohérence de la série est travaillée grâce au recours aux mêmes domaines
thématiques, symboliques, référentiels et à la même imagerie. En parallèle,
l’écrivain met en œuvre les mécanismes de la reproduction systématique des
structures linguistiques, narratives et génériques. La stratégie intentionnelle
de
répétition/variation,
employée
donc
tant
au
niveau
du
contenu
(thématique) que sur le plan de l’architecture générale de tous les livres, se
transforme en règle fondamentale de composition.
Nous avons observé différentes manifestations et des fonctions
diverses de ce processus de répétition/variation dans la série frésanienne.
D’abord, la réitération des lettres, des mots, des expressions, des
constructions syntaxiques ou des phrases entières (refrains). Ensuite, les
variations des noms et la récurrence des passages et des nouvelles entières,
des personnages et des motifs, des thématiques, des symboles, et des
références
littéraires,
cinématographiques,
musicales,
picturales,
photographiques, religieuses et scientifiques. Finalement, la reproduction
fractale des modèles de structures narratives et génériques. Nous avons
également évoqué un large éventail de fonctions qu’exercent ces répétitions
comme les éléments structurants, sémantiques et rythmiques, et qui
participent ainsi de la construction de la dimension intertextuelle et
métalittéraire des textes, et, enfin, de l’unité de toute la série.
Dans la partie centrale de notre travail, nous nous sommes penchés
sur les livres du corpus afin d’examiner et d’analyser plus profondément les
différents domaines d’application du principe général de la réduplication
avec variation. L’un des traits distinctifs des écrits de Fresán est la répétition
régulière d’un schéma de la construction narrative. Dans toutes ses œuvres
littéraires nous retrouvons alors les variations de la même macrostructure
narrative des récits encadrés et le même type de narrateur. Les mutations
perpétuelles d’une voix unique, celle de l’auteur, appartiennent à la catégorie
du « narrateur non fiable » qui se trouve toujours dans la situation
métafictionnelle d’écrire, lire, raconter des histoires ou donner des
362
conférences. Cet « homme du bord extérieur » s’adresse à des interlocuteurs
divers, qui restent muets et qui représentent la figure du lecteur dans le
texte. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un « monologue énoncé », c’est-àdire d’un soliloque dissimulé derrière une fausse intention de dialoguer,
caractérisé par l’entrecroisement systématique du récit fictif et du discours
essayistique (métalittéraire).
Une autre particularité de cette écriture est l’éclatement de la voix de
l’ombre fictive de l’écrivain en plusieurs instances de narration et, par
conséquent, la multiplication et la confusion des niveaux narratifs. La
polyphonie
énonciative
et
l’utilisation
fréquente
des
techniques
d’enchâssement favorisent chez Fresán une exploitation continue des outils
de transgression narrative comme la mise en abyme, la métalepse et la
confusion intentionnelle entre l’auteur, le narrateur et le personnage. La
reproduction des constructions narratives à différents niveaux contribue
aussi à la nature fractale des textes frésaniens.
À l’instar des techniques de narration, les structures génériques
obéissent à la stratégie de répétition et de variation. De ce fait, nous avons
démontré que chaque œuvre de l’auteur repose sur les éléments d’un ou de
deux
genres
littéraires
principaux
qui
sont
contaminés
par
les
caractéristiques spécifiques d’autres genres, d’autres discours. La démarche
de l’hybridation générique et discursive n’est pas, néanmoins, le seul facteur
d’unification de la série. Comme tous ces livres forment ensemble un palais
de
mémoire
de
l’écrivain,
ils
s’inscrivent
dans
le
même
espace
autobiographique, malgré leur grande diversité formelle et thématique. Ils
imitent des formes variées de la littérature personnelle et s’approchent d’une
gamme de genres voisins à l’autobiographie : mémoires, souvenirs, lettres,
journaux intimes, confessions, biographies, essais, roman autobiographique,
et même la formule hagiographique ou des recueils de vies. Ils établissent
aussi des correspondances ostentatoires avec les publications critiques,
journalistiques et le blog de Fresán. Ce processus de brouillage des
frontières entre l’univers fictif et la réalité biographique est encore renforcé
dans le paratexte et l’épitexte abondants, où l’écrivain propose des
commentaires et des interprétations de sa propre œuvre, ce qui, en outre, lui
363
a été ludiquement reproché (« Rodrigo Fresán acabará mandando al paro a
todos sus críticos literarios »623).
La forme de l’écriture génériquement polymorphe de Fresán ne peut
être donc caractérisée qu’à travers d’autres formes dont elle s’approche (en
restant toujours hors de toute classification générique). À savoir, cette série
intertextuelle de collections de nouvelles intégrées (fusionnant les traits des
sous-genres divers du roman et du recueil de nouvelles) manifeste certaines
affinités avec l’autobiographie, l’autofiction et l’autofabulation. Nous avons
observé de nombreuses caractéristiques de l’autofiction qu’assimile cette
écriture, par exemple la difficulté à distinguer le sujet de l’énoncé de celui de
l’énonciation, la manière particulière d’irruption de la figure de l’auteur dans
son texte, l’insertion de l’expérience analytique au sein du récit, le caractère
autoréférentiel, métatextuel et métafictionnel, la problématique de la relation
indéterminée entre la fiction et la non-fiction, ou l’idée de l’expression
littéraire perçue en termes d’une technique d’exploration de l’inconscient, de
pénétration de la mémoire et de l’imaginaire.
D’ailleurs, la collection frésanienne des « mutations perverses du genre
autobiographique » peut être également étudiée sous l’angle des quatre types
de l’autofabulation de Colonna : le fantastique, le biographique, le spéculaire
et l’intrusif (autorial). Les mécanismes de la projection de l’auteur dans des
situations imaginaires sont néanmoins mélangés. Les stratégies spéculaires,
permettant de transferer dans l’univers fictif les doubles imaginaires de
l’écrivain et se mêlent avec les interventions métatextuelles d’« un narrateurauteur » en marge des intrigues et des jeux avec les faits biographiques et la
vraisemblance. Par conséquent, derrière les fictions se dresse une ombre de
l’écrivain absorbé par son travail de conception, le vrai héros de cette
« biographie non autorisée » en plusieurs volumes, le chercheur analysant
sans cesse son propre atelier d’écriture dans une pratique d’« auto-critique
génétique fictionnelle ».
Daniel Cabrera Espinar, « Rodrigo Fresán acabará mandando al paro a todos sus críticos
literarios », http://miedoalaliteratura.wordpress.com/2010/06/06/rodrigo-fresan-acabaramandando-al-paro-a-todos-sus-criticos-literarios/(Consulté le 16/09/2014).
623
364
De cette manière, le procédé « organique », « en devenir », circulaire,
sériel, répétitif et variationnel de création littéraire se transforme en l’un des
thèmes principaux de ces écrits. Il est éclairé et étudié au sein des récits
fictifs, naturellement, de façon répétitive et variationnelle, à travers ses
affinités avec la musique, la photographie, la peinture, le cinéma, les
sciences et la religion.
Nous avons constaté d’abord la fonction fondamentale de la musique
dans l’assemblage et l’(auto-)exégèse de fonctionnement de l’univers
frésanien. Les modèles musicaux comme par exemple ceux de Variations
Goldberg de Jean-Sébastien Bach, interprétées par Glenn Gould, ou la
chanson « A Day in the Life » des Beatles et les compositions de Bob Dylan,
jouent le rôle de motifs récurrents, mais aussi de schéma structurel de la
narration, d’élément significatif du cadrage sémantique et de la réflexion
métalittéraire. Pareillement, l’évocation fréquente des œuvres picturales
d’Edward Hopper, Andy Warhol et Mark Rothko, et des photographies de
Diane Arbus, renforce la démarche variationnelle de l’auteur et illustre ses
propos. Cette immense dimension référentielle de l’œuvre de Fresán est
aussi construite sur des modèles cinématographiques. De nombreuses
références au œuvres du grand écran, notamment à 2001: L'Odyssée de
l'espace, de Stanley Kubrick, remplissent des fonctions aussi diverses que
celles de comparaison, d’analogie, d’illustration des propos des narrateurs,
de description, d’une allusion évoquant une ambiance ou un style. Elles
suggèrent
le
dénouement
de
l’action,
expriment
les
émotions
des
personnages et, répétées dans les différents ouvrages, elles inscrivent les
textes dans le mouvement circulaire de la série.
Force est de constater que le modus operandi littéraire de Fresán
rapproche sa prose de la poésie, qui met en valeur le rythme, la répétition,
l’harmonie, la symétrie et l’utilisation de l’image métaphorique. En même
temps, la pensée systématique sur laquelle est édifiée la maison livresque
frésanienne s’apparente à une recherche scientifique. Ainsi, les règles de la
mécanique quantique de Richard Philips Feynman, de la fractalité et de la
théorie du Big Bang deviennent les figures évidentes du principe de la
construction. La structure complexe des mondes fictifs dérive alors de la
365
relativité de la perception du temps et de l’espace, de l’hypothèse des univers
et des esprits multiples et de la conception d’une continuité secrète qui
assure la cohésion de l’ensemble. La reconstruction persévérante des mêmes
modèles à différentes échelles d’observation (à l’aide, par exemple, des
stratégies
du
spéculaire),
trouve
son
équivalent
dans
la
structure
géométrique irrégulière, fractionnée, infinie et difficile à saisir d’un objet
fractal comme un flocon de neige.
Dans le cadre de sa poursuite incessante des échos et des analogies,
l’écrivain interroge le processus de la création littéraire par le biais de deux
visions différentes de la genèse, l’une procédant du mysticisme juif et l’autre
de la physique contemporaine. Afin de créer un nouveau monde, l’auteurdémiurge reproduit à plusieurs reprises l’explosion originelle, le Big Bang qui
a engendré l’univers, mais aussi l’acte de la création divine, Tsimtsoum,
décrit dans les écrits kabbalistiques. Cette cosmogonie littéraire engage
également le lecteur, qui, en lisant, répète le processus de création et devient
ainsi « l’assembleur de pièces détachées ». Il repère et ramasse les étincelles
de la présence de l’auteur parmi les esquilles du monde fictif pour
reconstruire, au moins partiellement, le sens de ce monde et la figure de son
créateur.
L’importance
cruciale
de
l’acte
de
lecture,
ce
travail
presque
kabbalistique du déchiffrage, est au cœur de la réflexion métalittéraire de
Fresán. Ce que l’écrivain présente et postule dans ses livres, c’est le modèle
idéal tralfamadorien d’une réception littéraire révélatrice. La lecture parfaite
doit être, selon l’auteur, un acte d’une contemplation simultanée de toutes
les choses, tous les espaces et tous les temps. L’appréhension instantanée,
libérée de la linéarité, de la succession du commencement, milieu et fin, de
la morale, de la cause et de l’effet, permet de repérer et d’engendrer des
relations, « donner une image de la vie à la fois belle, surprenante et
profonde ». Le lecteur peut tenter cette expérience épiphanique à l’aide de
relectures successives, qui superposent les textes dans son esprit et peuvent
produire ainsi l’illusion d’une simultanéité temporelle et spatiale (l’aleph). De
plus, à force de participer continuellement au processus de la création
littéraire, la fonction du lecteur va chevaucher celle de l’écrivain.
366
Le projet littéraire de Fresán, loin d’être plat, vide et commercial,
comme remarquent certains critiques, montre que les actes de la création
littéraire et de la lecture, à l’instar des pratiques de la musique, de la
photographie, de la peinture, de l’art de cinéma, de la recherche scientifique
et de la religion, sont des activités humaines interminables visant au
déchiffrage des « variations infinies du chaos ». C’est une quête obstinée des
liens, des relations, des correspondances, des analogies et de l’ordre, c’est
une approche de la compréhension de l’univers, d’autrui et de nous-mêmes.
367
Bibliographie
368
I. Ouvrages de corpus
La parte inventada.- Barcelona : Literatura Random House, 2014.
El fondo del cielo.- Barcelona : Mondadori, 2009.
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Mondadori, 2004; Barcelona : Debolsillo, 2005; Buenos Aires :
Debolsillo, 2006)
Mantra.- Barcelona : Mondadori, 2001.
La velocidad de las cosas.- Buenos Aires : Tusquets Editores, 1998.
(Barcelona : Mondadori, 2002; Buenos Aires : Debolsillo, 2006;
Barcelona : Debolsillo, 2006).
Esperanto.-
Buenos
Aires
:
Tusquets
Editores,
1995.
(Barcelona,
Tusquets Editores, 1997)
Trabajos manuales.- Buenos Aires : Planeta, 1994.
Vidas de santos.- Buenos Aires : Planeta, 1993. (Barcelona, Mondadori,
2005; Buenos Aires, Debolsillo, 2007; Barcelona, Debolsillo, 2007).
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1993; Barcelona, Anagrama, 2003; Barcelona, Anagrama, 2009).
II. Œuvres de Rodrigo Fresán traduites en français
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Mantra.- Albi : Passage du Nord-Ouest, 2010 (trad. Isabelle Gugnon).
Vies de saints.- Albi : Passage du Nord-Ouest, 2010 (trad. Serge Mestre).
La Vitesse des choses.- Albi : Passage du Nord-Ouest, 2008 (trad. Isabelle
Gugnon).
Les Jardins de Kensington.- Paris : Seuil, 2004 (trad. Isabelle Gugnon).
L'Homme du bord extérieur.- Paris : Autrement, 1999 (trad. Jean-Jacques
et Marie-Neige Fleury).
Esperanto.- Paris : Gallimard, 1999 (trad. Gabriel Iaculli).
369
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ARNOTT, Jake. – Delitos a largo plazo.- Barcelona : Mondadori, 2009.
BEATTIE, Anne. – Postales de invierno.- Barcelona : Libros del Asteroide,
2008.
BECKETT, Simon. – La quimica de la muerte.- Barcelona : Mondadori,
2009.
BURGESS, Anthony. – Poderes terrenales.- Barcelona : El Aleph, 2008.
CHEEVER, John. – Diarios.- Barcelona : Emecé, 2006.
CHEEVER, John. – La geometría del amor.- Barcelona : Emecé, 2002.
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Gregory.
– Confesiones verdaderas. - Barcelona
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Mondadori, 2012.
ENRIGUE, Álvaro. – Un samurái ve el amanecer en Acapulco. – La Caja de
Cerillos Ediciones, 2013.
EVERETT, Mark Oliver. – Cosas que los nietos deberían saber.- Barcelona
: Blackie Books, 2010.
FEILING, C. E., - Con toda intención. – Sudamericana, 2005.
FINNEY, Charles G. – El circo del Dr. Lao. – Berenice, 2006.
FLYNN, Gillian. – Perdida. - Barcelona : Mondadori, 2013.
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2003.
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HEMINGWAY, Ernest. – Islas a la deriva.- Barcelona : Debolsillo, 2010.
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MACDONALD, Ross. – El expediente Archer.- Barcelona : Mondadori,
2010.
MCCULLERS, Carson. – El aliento del cielo : cuentos completos.Barcelona : Seix Barral, 2007.
PEIROTTI, Miguel. – Directos al infierno : actores malditos, crápulas varios,
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389
Liste des illustrations
Illustration 1. Rodrigo Fresán. ................................................................... 10
Illustration 2. Juan Fresán. ....................................................................... 30
Illustration 3. Rodrigo Fresán. ................................................................... 34
Illustration 4. Historia argentina (Anagrama, 2009). ..................................... 35
Illustration 5. Vidas de santos (Debols!llo, 2007), Trabajos manuales
(1994, Planeta), Esperanto (Mondadori, 2011). .......................... 39
Illustration 6. McOndo (Mondadori, 1996). ................................................. 42
Illustration 7. La velocidad de las cosas (Debols!llo, 2006). ........................... 44
Illustration 8. Mantra (Mondadori, 2001). ................................................... 47
Illustration 9. Jardines de Kensington (Debols!llo, 2005). .............................. 48
Illustration 10. El fondo del cielo (Mondadori, 2009). ................................... 49
Illustration 11. La parte inventada (Literatura Random House, 2014). ......... 51
Illustration 12. Historia argentina (Anagrama, 1993, la première édition ;
Tusquets, 1998 ; Anagrama, 2003). ......................................... 64
Illustration 13. L’homme du bord extérieur (Autrement, 1999). ...................... 71
Illustration 14. Correspondances entre la biographie de Peter Hook et
la vie de James Matthew Barrie. ............................................ 160
Illustration 15. La pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des
Beatles. ................................................................................. 169
Illustration 16. Schème de la structure de « Notes pour une théorie de
la nouvelle ». .......................................................................... 222
Illustration 17. Automate et Noctambules d’Edward Hopper. ...................... 243
Illustration 18. Edward Hopper, Rooms by the sea (Chambres au bord de
la mer). ................................................................................... 272
Illustration 19. Edward Hopper, Le soleil du matin. .................................... 273
Illustration 20. Edward Hopper, The House by the railroad (Maison au bord
de la voie ferrée). ..................................................................... 274
Illustration 21. Edward Hopper, Summer in the City et Excursion into
Philosophy. ............................................................................. 276
390
Illustration 22. Andy Warhol, The Last Supper. ......................................... 278
Illustration 23. Mark Rothko, Yellow and Blue. .......................................... 280
Illustration 24. Diane Arbus, A Jewish Giant at Home with His Parents in
The Bronx (1970). ................................................................... 286
Illustration
25.
La
construction
de
la
nouvelle « Histoire
avec
monstres » (La Vitesse des choses). ........................................ 290
Illustration 26. Diane Arbus, Jumelles identiques (1967) et les jumelles
du film Shining de Stanley Kubrick. ........................................ 291
Illustration 27. Les oreilles de Mickey Mouse sur la couverture de
Historia argentina (Anagrama, 1993, la première édition). ......... 304
Illustration 28. Dessin de Xavier Vives, inspiré par le portrait de James
Dean fait par le photographe Phil Stern, sur la couverture
d’Esperanto, Tusquets Editores (1997). ................................... 312
Illustration 29. L’image de HAL 9000 sur la couverture de La Vitesse
des choses, Passage du Nord-Ouest (2008). ............................ 314
Illustration 30. Objet fractal. ................................................................... 323
Illustration 31. La courbe de van Koch et un flocon de neige. ................... 328
Illustration 32. L’Éternaute et la neige. .................................................... 330
Illustration 33. Les stratégies du spéculaire dans « Notes pour une
théorie de l’écrivain » (La Vitesse des choses). ......................... 355
Illustration 34. La composition fractale tripartite dans La Vitesse des
choses. .................................................................................. 358
Illustration 35. Maison de Hodgkin, Edward Hopper (1982). ....................... 361
391
392
Liste des tableaux
Tableau 1. Les répétitions en position d’anaphore (alinéa) dans Les
Jardins de Kensington............................................................ 113
Tableau 2. Les expressions et phrases réitérées dans toute l’œuvre de
Fresán. .................................................................................. 117
Tableau 3. Jeux avec l’hypertexte dans « Notes pour une théorie de
l’écrivain » (La Vitesse des choses). ......................................... 119
Tableau 4. Apparitions du supra-narrateur dans la série fresanienne. ..... 126
Tableau 5. Les verbes et les expressions employées dans les quatorze
pages du premier chapitre d’Esperanto. ................................. 151
Tableau 6. Typologie du récit homodiégétique proposée par Philippe
Lejeune. ................................................................................ 187
Tableau 7. Quelques caractéristiques génériques des nouvelles de La
Vitesse des choses. ................................................................ 218
Tableau 8. Les correspondances thématiques entre « Notes pour une
théorie de la nouvelle » de Rodrigo Fresán et des textes
divers de Julio Cortázar et de John Cheever........................... 229
Tableau 9. Exemples d’utilisation du lexique de la musique dans les
livres de Rodrigo Fresán. ....................................................... 255
Tableau 10. Exemples de motifs de l’aria et des variations dans les
écrits frésaniens. ................................................................... 264
Tableau 11. Personnages principaux fictifs et réels dans l’« Histoire
avec monstres ». .................................................................... 295
393
394
395