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 Le décentrement du monde
Lise GUILHAMON
Dans un ouvrage phare des études postcoloniales, Dipesh Chakrabarty critique
l’historiographie européocentrée de la modernité politique en Asie du sud. Il s’efforce de
réduire les incommensurabilités qui séparent l’Europe de l’Asie, en évitant le double
écueil du relativisme et de l’utopie d’une mondialisation culturelle.
Recensé : Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe : la pensée postcoloniale et la
différence historique, Paris, Amsterdam, 2009 (traduit de l’anglais par Olivier Ruchet et
Nicolas Vieillescazes). 381 p., 24 €.
Plusieurs ouvrages fondamentaux de la pensée postcoloniale anglo-saxonne ont été
traduits en français au cours des trois dernières années1, jusqu’à la parution fin 2009 du livre
majeur de Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe : la pensée postcoloniale et la
différence historique2. Il faut saluer cet effort de traduction même s’il n’intervient que bien
tardivement : la pensée postcoloniale a longtemps peiné à prendre greffe dans l’université
française3 et fait encore l’objet d’une querelle académique passionnée qui oppose les
réfractaires au postcolonialisme, menés par des anthropologues tels que Jean-Loup Amselle4
et Jean-François Bayart, qui dénonce le « carnaval académique »5 des études postcoloniales, à
1
Notamment : Homi Bhabha, Les Lieux de la culture, Payot, 2007 (éd. originale : The Location of Culture,
1994), et Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Amsterdam, 2009 (éd. originale :
Can the Subaltern Speak ?, 1988). 2
D’abord paru en anglais sous le titre Provincializing Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference,
2000. C’est la seconde édition, de 2007, qui fait l’objet de la traduction française. 3
À ce sujet, on pourra lire avec intérêt l’introduction de Charles Forsdick, David Murphy (dir.), Postcolonial
Thought in the French-speaking World, Liverpool, Liverpool University Press, 2009.
4
Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008.
5
Jean-François Bayart, Les Études postcoloniales : un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010.
1
leurs promoteurs français. Ainsi, Bayart et Amselle s’en prennent directement à Nicolas
Bancel et Pascal Blanchard qui soulignent les enjeux politiques de la mémoire coloniale en
mettant en rapport l’histoire coloniale française et l’échec de la politique d’immigration
assimilationniste dans La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage
colonial (La Découverte, 2005) ; mais il y a évidemment bien d’autres chercheurs, issus de
différentes disciplines (histoire, littérature, sciences politiques, etc.) qui travaillent sur des
questions postcoloniales de manière différente et sans jouir de la même visibilité médiatique
que ces derniers.
Dans ce contexte de querelle universitaire virulente, il était donc plus que temps de
proposer des traductions rigoureuses de ces textes fondamentaux de la pensée postcoloniale
anglo-saxonne afin d’éclairer le public français sur les termes véritables de ce débat ainsi que
sur la richesse heuristique de cette pensée. Celle-ci, en tant que théorie de l’histoire et du
langage dont les problématiques rayonnent autour du thème crucial de la diversité, paraît par
ailleurs d’une pertinence aiguë pour aborder les enjeux critiques et politiques d’un monde
contemporain « global » et, de manière plus proche de nous encore, des problématiques
comme celles de « l’identité nationale », la « diversité » – qu’elle soit ethnique ou culturelle –,
ou encore le concept d’« étranger ».
L’expérience du décentrement
L’ouvrage de Chakrabarty, historien de formation, se distingue de ceux de Homi
Bhabha et de Gayatri Chakravorty Spivak, issus de départements de littérature, dans la mesure
où il s’agit d’une réflexion sur la manière dont s’écrit l’histoire des pays non-occidentaux et
plus précisément celle de la modernité politique en Asie du sud. Chakrabarty précise
d’emblée que « provincialiser l’Europe » n’équivaut en aucune manière à un rejet des outils
de pensée européens et ne peut être assimilé à une quelconque « revanche postcoloniale » : il
s’agit simplement « d’examiner la manière dont il est possible de renouveler cette pensée […]
à partir des marges et pour elles » (p. 53). C’est l’expérience du décentrement – du
déplacement physique et intellectuel de cet Indien ayant fait son doctorat en Australie et ayant
presque toujours vécu hors de l’Inde depuis – qui incite Chakrabarty à aborder la question de
la relation instable qui unit une pensée abstraite et à vocation universaliste à son lieu
d’origine, c’est-à-dire à une tradition intellectuelle et culturelle particulière et à des conditions
d’émergence spécifiques. Chakrabarty propose d’explorer, à partir de cette critique, la
2
question de la différence culturelle et la pratique de la traduction des catégories que cette
dernière impose comme acte politique et éthique.
Dans Provincialiser l’Europe, Chakrabarty, qui suivit un temps le courant
historiographique indien des Subaltern Studies6, s’attelle à une critique de l’historiographie
européo-centrée de la modernité politique en Asie du sud, qu’il estime être assujettie à un
paradigme « historiciste » de l’histoire, c’est-à-dire une perception du temps historique
comme processus de développement dont le point d’aboutissement serait la modernité
politique « à l’européenne ». Cette vision « historiciste » du temps historique, que
Chakrabarty présente dans l’introduction à la première édition de l’ouvrage et qu’il illustre
tout au long du livre dans les exemples qu’il analyse, imprègne tout autant les structures de
pensée d’historiens – qu’ils soient d’ailleurs occidentaux ou indiens – que celles de la pensée
ordinaire. Cette critique n’a pas perdu, semble-t-il, de son acuité aujourd’hui, à peine trois ans
après le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy, qui estimait que « le drame de l’homme
africain, c’est qu’il n’est pas encore assez entré dans l’histoire »7. Cette rhétorique du « pas
encore », de l’antichambre de l’histoire où patientent les peuples non-occidentaux qui n’ont
pas encore achevé leur pleine maturation politique, hante donc toujours certains discours
publics français, preuve, s’il en fallait une, de l’opportunité de la traduction française de cet
ouvrage.
Théorie et pratique de la critique postcoloniale
Celui-ci est divisé en deux grandes parties, l’une essentiellement théorique, tandis que
l’autre porte plutôt sur des cas pratiques, à partir d’exemples tirés de l’histoire de l’Asie du
sud. Cette structure permet à l’auteur de proposer une sorte de « mode d’emploi » de la
critique postcoloniale dans le domaine de l’histoire. La première partie, du chapitre I au
chapitre IV, reprend des réflexions critiques sur les représentations historicistes du temps
historique et leur rapport aux récits de la modernité politique et économique dans l’Inde
coloniale. Le chapitre I, « La postcolonialité et l’artifice de l’histoire », reprend un article que
Chakrabarty avait rédigé en 1992 et qui présente sur un mode programmatique le projet de
l’ouvrage : poursuivre « ce qui résiste, ce qui se dérobe aux plus grands efforts de traduction
6
Jacques Pouchepadass, « Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité », L’Homme,
n° 156, Intellectuels en diaspora et théories nomades, 2000, p. 161-186.
7
« Allocution de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, prononcée à l’Université de Dakar », le 26
juillet 2007.
(http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/2007/juillet/allocution_a_l_universite_de_dakar.791
84.html).
3
dans les systèmes culturels et autres systèmes sémiotiques, de sorte qu’à nouveau, on puisse
imaginer la radicale hétérogénéité du monde » (p. 92). Le chapitre II (« Les deux histoires du
capital ») retravaille la pensée de Marx, comme moment fondateur pour la pensée antiimpérialiste, en s’efforçant de l’ouvrir aux questions de différence historique, ce qui donne
lieu à un cheminement intellectuel qui tient un peu du numéro d’équilibriste. Ainsi, l’auteur
s’attaque aux conceptions purement historicistes du développement capitaliste et s’appuie sur
deux aspects de la critique de Karl Marx, le « travail abstrait » et le rapport entre capital et
histoire, pour contester l’idée selon laquelle la logique du capital assimilerait les différences.
Il en arrive à la conclusion qu’il n’existe pas de forme historique du capital, même
mondialisée, qui puisse se présenter comme une logique universelle, puisque ces formes
historiques du capital constituent toujours un compromis entre la logique universelle du
capital et la différence historique. Les chapitres III et IV, intitulés respectivement « Comment
traduire des mondes vécus dans les catégories de travail et d’histoire » et « Histoires
minoritaires, passés subalternes », sont en quelque sorte l’illustration de ce pivot théorique, à
partir du cas spécifique de l’histoire du travail en Inde, à la fois lié aux univers séculier et
religieux, et de la question de l’historiographie subalterniste, une autre façon de comprendre,
penser et écrire l’histoire et son « hétérogénéité temporelle ».
La deuxième partie de l’ouvrage, « Histoires d’appartenance », présente à titre
d’exemples des études spécifiques de transformations institutionnelles et culturelles en Asie
du sud pendant la période coloniale. Ces transformations impliquent aussi des traductions
catégorielles qui échappent au carcan d’une opposition radicale entre métropole et colonie,
colonisateur et colonisé. Le chapitre V (« Cruauté domestique et histoire du sujet ») s’appuie
ainsi sur l’exemple des récits des souffrances endurées par les veuves au Bengale, qui
émergent à partir de la fin du XIXe siècle sous la forme de témoignages ou dans des récits
littéraires, et étudie la transformation du sujet moderne bengali, en examinant l’évolution du
rapport entre la souffrance de l’individu (la veuve, en l’occurrence), la famille patriarcale et la
société et ses valeurs (qui évoluent sous l’influence du discours européen sur la condition des
femmes). Chakrabarty retrace avec rigueur et finesse la complexité des échanges culturels
entre diverses traditions de pensée de l’Inde et de l’Occident qui ont présidé à cette
transformation du sujet bengali. De même, dans le chapitre VI, intitulé « Nation et
imagination », Chakrabarty part du débat littéraire sur la distinction entre prose et poésie qui
eut lieu au Bengale au XXe siècle autour de l’œuvre de Tagore et notamment de ses textes sur
la campagne bengalie qui présentent deux images contradictoires, l’une réaliste (en prose) et
4
l’autre bucolique (en vers), de la vie au village. Chakrabarty s’interroge sur la catégorie
d’imagination et son rapport à la nation, tel que Benedict Anderson l’a mis en lumière8, pour
finir par complexifier ce rapport en suggérant qu’il amène à concevoir le politique de façon
non-totalisante et hétérogène. Le chapitre VIII s’intitule « Adda : une histoire de sociabilité »
et retrace l’histoire d’une pratique sociale rassemblant des amis pour des conversations
longues, informelles et non structurées, dans le Calcutta de la première moitié du XXe siècle.
Enfin, le dernier chapitre avant l’« Épilogue » (« Famille, fraternité et travail salarié ») porte
sur l’opposition entre l’espace domestique traditionnel, refuge symbolique des valeurs
bengalies dans une certaine esthétique nationaliste, et celui du bureau, qui représente au
contraire le joug de la domination européenne sur la société civile et la vie publique au
Bengale. Loin de toute opposition schématique, Chakrabarty s’attache à montrer la
complexité et l’ambivalence de ce rapport, en mettant au jour la nature patriarcale de cette
vision du foyer, dont l’intégrité est garantie par la femme – la ménagère idéale
(grihalakshmi) –, mais aussi ses aspects créatifs et les possibilités politiques qu’elle ouvre, en
soulignant par exemple que la question de l’éducation des femmes était justement articulée à
cette figure de la grihalakshmi, afin de faire d’elle une compagne digne de son époux.
L’épilogue de l’ouvrage (« Raison et critique de l’historicisme ») revient sur les articulations
théoriques présentées dans la première partie et appelle à une conception décentrée de la
raison qui doit se « percevoir comme une manière parmi d’autres d’être dans le monde »
(p. 368).
Réduire les incommensurabilités culturelles
La traduction française de l’ouvrage présente les idées de Chakrabarty de manière
aussi limpide que l’original, même si l’on doit regretter un certain manque de rigueur dans la
retranscription de certains noms propres et concepts indiens, les plus graves étant « Dehli »
(p. 11) et « Madame Ghandi » (p. 18), sans compter le vacillement sur le mot bengali
d’origine sanscrite « pabitra » qui devient étrangement « pabrita » (p. 208, 209 et 210), ou
encore la décision arbitraire de faire du mot « adda » un féminin tout au long du chapitre VII,
alors que le bengali ignore, comme l’anglais, la distinction de genre, et qu’en plus ce mot est
un masculin en sanscrit. Quel dommage que les traducteurs et l’éditeur n’aient pas pris
davantage garde au risque de provincialiser l’Inde à travers ces erreurs impardonnables ! Il
reste que cet ouvrage incontournable de la pensée postcoloniale montre avec force que cette
8
Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres,
Verso, 1991 (2ème éd.).
5
dernière, loin de s’appuyer sur le schématisme binaire d’une dichotomie dominant/dominé et
métropole/colonie, ou sur un renversement épistémologique pur et simple, s’apparente au
contraire à un geste critique fort qui s’efforce constamment de déplacer ou de décentrer la
pensée tout en mobilisant une pratique de la traduction qui ne s’appuie pas sur l’illusion d’une
vision surplombante et universaliste, mais qui au contraire recherche les nœuds de résistance,
les sites de différences entre les langues et les cultures, et permet ainsi de réduire les
incommensurabilités qui les séparent sans pour autant sombrer ni dans le relativisme ni dans
une vision angélique de la mondialisation culturelle. Préserver l’idée de différence culturelle
et historique tout en travaillant à traduire de manière toujours plus fine et plus étoffée les
catégories de pensée d’une culture à l’autre, voilà la tension féconde qui fournit sa dynamique
à l’ouvrage de Chakrabarty et fait également l’acuité critique de la théorie postcoloniale.
Pour aller plus loin :
- Romain Bertrand, « Habermas au Bengale ou comment provincialiser l’Europe avec Dipesh
Chakrabarty », Travaux de science politique, Université de Lausanne, n° 40, 2009.
( http://www.unil.ch/webdav/site/iepi/users/nferrari/public/shared/TSP_40_Bertrand.pdf)
- Dipesh Chakrabarty, Amitav Ghosh, « A Correspondence on Provincializing Europe »,
Radical History Review, 83, printemps 2002, p. 146-172.
- Jacques Pouchepadass, « Pluralizing Reason », History and Theory, 41 (3), 2002, p. 381391. (http://lodel.ehess.fr/ceias/docannexe.php?id=448)
Publié dans laviedesidees.fr, le 4 novembre 2010 © laviedesidees.fr 6