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Annotation Lestueursontdesfragilitésplusoumoinsincompréhensibles.Etl'onn'imaginepasl'influence duhoquetd'unfœtussurunefillettededix-neufansenceinte,àfleurdepeau!Afortioriaprèshuit heuresd'insomnie.Ajoutezàcelaunepetitequerellesurlechoixduprénom…ethop,voilàLucette qui vide le chargeur d'un revolver sur la tempe de son mari endormi! Rien de tel pour faire disparaître le hoquet! Vite fait, bien fait… D'ailleurs, tout file sur les chapeaux de roue dans ce nouvelopusd'AmélieNothomb.Robertdesnomspropresestl'histoiredecetteenfantnéeenprison, dontlamèreaflinguésèchementlepèreavantdebaptisersafillePlectrudeetdesesuiciderdanssa cellule.Ilyamieuxcommegéniteurs!Surtoutquandparlasuiteonestrecueilliparunoncleetune tantequivousélèventcommeuneprincesse,àtortetàtravers,avecquitouslescoupssontpermis, les plus excentriques, les plus capricieux. C'est là l'itinéraire d'une gamine hors norme, belle et farouche,rebelleetprodigieusementintelligente,cancreetdouéeàlafois,quisevoitdanseuseet petitratàl'Opéra,senourritdespagesdudictionnaireLeRobert,sombredansl'anorexieavantde connaître les révélations de sa naissance, de vivre avec "l'homme de sa vie" et de rencontrer… l'auteur!Conduisantsonrécitaveclégèretéetunedistanceironique,AmélieNothombdémontrebien encore (à raison d'un roman par an!) qu'elle possède le feu de l'écriture. Le feu de Dieu et des démons à en croire la touche finale de ce Robert des noms propres, au titre aussi subtil que Cosmétiquedel'ennemiouHygiènedel'assassin… AmélieNothomb AmélieNothomb LeRobertdesnomspropres LUCETTE en était à sa huitième heure d'insomnie. Dans son ventre, le bébé avait le hoquet depuislaveille.Touteslesquatreoucinqsecondes,unsursautgigantesquesecouaitlecorpsdecette fillettededix-neufansqui,unanplustôt,avaitdécidédedevenirépouseetmère. Lecontedeféesavaitcommencécommeunrêve:Fabienétaitbeau,ilsedisaitprêtàtoutpour elle, elle l'avait pris au mot. L'idée de jouer au mariage avait amusé ce garçon de son âge et la famille,perplexeetémue,avaitvucesdeuxenfantsmettreleurshabitsdenoces. Peuaprès,triomphante,Lucetteavaitannoncéqu'elleétaitenceinte. Sagrandesœurluiavaitdemandé: –Cen'estpasunpeutôt? –Ceneserajamaisasseztôt!avaitrépondulapetite,exaltée. Peu à peu, les choses étaient devenues moins féeriques. Fabien et Lucette se disputaient beaucoup.Luiquiavaitétésiheureuxdesagrossesseluidisaitàprésent: –Tuasintérêtàcesserd'êtrefollequandlepetitseralà! –Tumemenaces? Ils'enallaitenclaquantlaporte. Pourtant, elle était sûre de ne pas être folle. Elle voulait que la vie soit forte et dense. Ne fallait-il pas être folle pour vouloir autre chose? Elle voulait que chaque jour, chaque année, lui apportelemaximum. Maintenant,ellevoyaitqueFabienn'étaitpasàlahauteur.C'étaitungarçonnormal.Ilavaitjoué aumariageet,àprésent,iljouaitàl'hommemarié.Iln'avaitriend'unprincecharmant.Ellel'agaçait. Ildisait: –Çayest,ellefaitsacrise.Parfois,ilétaitgentil.Illuicaressaitleventreendisant: –Sic'estungarçon,ceseraTanguy.Sic'estunefille,ceseraJoëlle. Lucettepensaitqu'elledétestaitcesprénoms. Dansla bibliothèquedugrand-pèrelleavaitprisuneencyclopédiedusiècleprécédent. Ony trouvait des prénoms fantasmagoriques qui présageaient des destins hirsutes. Lucette les notait consciencieusementsurdesboutsdepapierqu'elleperdaitparfois.Plustard,quelqu'undécouvrait, ça et là, un lambeau chiffonné sur lequel était inscrit «Eleuthère» ou «Lutegarde», et personne ne comprenaitlesensdecescadavresexquis. Trèsvite,lebébés'étaitmisàbouger.Legynécologuedisaitqu'iln'avaitjamaiseuaffaireàun fœtusaussiremuant:«C'estuncas!» Lucettesouriait.Sonpetitétaitdéjàexceptionnel.C'étaitauxtempstoutprochesoùiln'étaitpas encorepossibledeconnaîtreàl'avancelesexedel'enfant.Peuimportaitàlafilletteenceinte. –Ceseraundanseurouunedanseuse,avait-elledécrété,latêtepleinederêves. –Non,disaitFabien.Ceseraunfootballeurouuneemmerdeuse. Elleleregardaitavecdespoignardsdanslesyeux.Ilnedisaitpasçapourêtreméchant,rien quepourlataquiner.Maisellevoyaitdanscesréflexionsdegrandgaminlamarqued'unevulgarité rédhibitoire. Quandelleétaitseuleetquelefœtusbougeaitcommeunfou,elleluiparlaittendrement: –Vas-y,danse,monbébé.Jeteprotégerai,jenetelaisseraipasdevenirunTanguyfootballeur ou une Joëlle emmerdeuse, tu seras libre de danser où tu voudras, à l'Opéra de Paris ou pour des bohémiens. Peu à peu, Fabien avait pris le pli de disparaître des après-midi entiers. Il partait après le déjeuner et revenait vers dix heures du soir, sans explication. Epuisée par la grossesse, Lucette n'avaitpaslaforcedel'attendre.Elledormaitdéjàquandilrevenait.Lematin,ilrestaitaulitjusqu'à onzeheuresetdemie.Ilprenaitunboldecaféavecunecigarettequ'ilfumaitenregardantdansle vide. –Çava?Tunetefatiguespastrop?luidemanda-t-elleunjour. –Ettoi?répondit-il. –Moi,jefaisunbébé.Tuesaucourant? –Jepensebien.Tuneparlesquedeça. –Ehbienc'esttrèsfatigant,figure-toi,d'êtreenceinte. –C'estpasmafaute.C'esttoiquil'asvoulu.Jepeuxpasleporteràtaplace. –Onpeutsavoircequetufais,l'après-midi? –Non. Elleéclataderage: –Jenesaisplusrien,moi!Tunemedisplusrien! –Apartlebébé,riennet'intéresse. –Tun'asqu'àêtreintéressant.Alors,jem'intéresseraiàtoi.–Jesuisintéressant. –Vas-y,intéresse-moi,situenescapable!Ilsoupiraetpartitchercherunétui.Ilensortitun revolver.Elleouvritdegrandsyeux. –C'estçaquejefais,l'après-midi.Jetire. –Oùça? –Unclubsecret.Aucuneimportance. –Ilyadevraiesballesdedans? –Oui. –Pourtuerlesgens? –Parexemple. Ellecaressal'armeavecfascination. –Jedeviensbon,tusais.Jetouchelecœurdelacibleaupremiercoup.C'estunesensationque tunepeuxpasimaginer.J'adore.Quandjecommence,jenepeuxplusm'arrêter. –Jecomprends. Celaneleurarrivaitpassouventdesecomprendre. La grande sœur, qui avait déjà deux petits enfants, venait voir Lucette qu'elle adorait. Elle la trouvaitsijolie,toutefrêleavecsongrosventre.Unjour,ellessedisputèrent: –Tudevraisluidiredechercherunboulot.Ilvaêtrepère. –Nousavonsdix-neufans.C'estlesparentsQuipaient.–Ilsnevontpaspayeréternellement. –Pourquoiviens-tum'embêteravecceshistoires?–C'estimportant,quandmême. –Ilfauttoujoursquetuviennesgâchermonbonheur! –Qu'est-cequeturacontes? –Etmaintenant,tuvasmedirequ'ilfautêtreraisonnable,etgnagnagna! –Tuesfolle!Jen'aipasditça! –Çayest!Jesuisfolle!Jel'attendais,celle-là!Tuesjalousedemoi!Tuveuxmedétruire! –Enfin,Lucette… –Sors!hurla-t-elle. Lagrandesœurs'enalla,atterrée.Elleavaittoujourssuquelapetitedernièreétaitfragile,mais là,celaprenaitdesproportionsinquiétantes. Désormais,quandelleluitéléphonait,Lu-cetteraccrochaitlorsqu'elleentendaitsavoix. «J'aiassezdeproblèmescommeça»,pensaitlacadette. Envérité,sanssel'avouer,ellesentaitqu'elleétaitsurunevoiedegarageetquesagrandesœur lesavait.Commentgagneraient-ilsleurvieunjour?Fabiennes'intéressaitqu'auxarmesàfeuetelle, elle n'était bonne à rien. Elle n'allait quand même pas devenir caissière dans un supermarché. D'ailleurs,ellen'enseraitsûrementpascapable. Elleenfonçaitunoreillersursatêtepourneplusypenser. Cettenuit-là,donc,lebébéavaitlehoquetdansleventredeLucette. Onn'imaginepasl'influenceduhoquetd'unfœtussurunefilletteenceinteàfleurdepeau. Fabien,lui,dormaitcommeunbienheureux.Elle,elleenétaitàsahuitièmeheured'insomnie,et àsonhuitièmemoisdegrossesse.Sonventreénormeluidonnaitl'impressiondecontenirunebombe àretardement. Chaque hoquètement lui semblait correspondre au tic-tac qui la rapprochait du moment de l'explosion.Lefantasmedevintréalité:ilyeutbeletbiendéflagration–danslatêtedeLucette. Elleseleva,mueparuneconvictionsoudainequiluiouvritgrandslesyeux. Elle alla chercher le revolver là où Fabien le cachait. Elle revint près du lit où le garçon dormait.Elleregardasonbeauvisageenvisantsatempeetmurmura: –Jet'aime,maisjedoisprotégerlebébécontretoi. Elleapprochalecanonettirajusqu'àviderlechargeur. Elleregardalesangsurlemur.Ensuite,trèscalme,elletéléphonaàlapolice: –Jeviensdetuermonmari.Venez. Quandlespoliciersarrivèrent,ilsfurentaccueillisparuneenfantenceintejusqu'auxyeuxqui tenaitunrevolverdanssamaindroite. –Posezcettearme!dirent-ilsenlamenaçant. –Oh,ellen'estpluschargée,répondit-elleenobéissant. Elleconduisitlespoliciersjusqu'aulitconjugalpourmontrersonœuvre. –Onl'emmèneaucommissariatouàl'hôpital? –Pourquoiàl'hôpital?Jenesuispasmalade. –Nousnesavonspas.Maisvousêtesenceinte. –Jenesuispassurlepointd'accoucher.Emmenez-moiaucommissariat,exigea-t-elle,comme sic'étaitundroit. Quandcefutchosefaite,onluiditqu'ellepouvaitappelerunavocat.Elleditquecen'étaitpas nécessaire.Unhommedansunbureauluiposadesquestionsàn'enplusfinir,aunombredesquelles figurait: –Pourquoiavez-voustuévotremari? –Dansmonventre,lepetitavaitlehoquet. –Oui,etensuite? –Rien.J'aituéFabien. –Vousl'aveztuéparcequelepetitavaitlehoquet? Elleparutinterloquéeavantderépondre: –Non.Cen'estpassisimple.Celadit,lepetitn'apluslehoquet. –Vousaveztuévotremaripourfairepasserlehoquetdupetit? Elleeutunriredéplacé: –Non,enfin,c'estridicule! –Pourquoiavez-voustuévotremari? –Pourprotégermonbébé,affirma-t-elle,cettefoisavecunsérieuxtragique. –Ah.Votremaril'avaitmenacé? –Oui. –IIfallaitlediretoutdesuite. –Oui. –Etdequoilemenaçait-il? –Ilvoulaitl'appelerTanguysic'étaitungarçonetJoëllesic'étaitunefille. –Etpuis? –Rien. –Vousaveztuévotremariparcequevousn'aimiezpassonchoixdeprénoms? Ellefronçalessourcils.Ellesentaitbienqu'ilmanquaitquelquechoseàsonargumentationet, pourtant,elleétaitsûred'avoirraison. Ellecomprenaittrèsbiensongeste ettrouvaitd'autantplus frustrantdenepasparveniràl'expliquer.Elledécidaalorsdesetaire. –Vousêtessûrequevousnevoulezpasunavocat? Elle en était sûre. Comment eût-elle expliqué cela à un avocat? Il l'eût prise pour une folle, commelesautres.Pluselleparlait,plusonlaprenaitpourunefolle.Donc,ellelabouclerait. Ellefutincarcérée.Uneinfirmièrevenaitlavoirchaquejour. Quandonluiannonçaitunevisitedesamèreoudesagrandesœur,ellerefusait. Ellenerépondaitqu'auxquestionsconcernantsagrossesse.Sinon,ellerestaitmuette. Dans sa tête, elle se parlait: «J'ai eu raison de tuer Fabien. Il n'était pas mauvais, il était médiocre. La seule chose qui n'était pas médiocre en lui, c'était son revolver, mais il n'en aurait jamaisfaitqu'unusagemédiocre,contrelespetitsvoyousduvoisinage,oualorsilauraitlaisséle bébé jouer avec. J'ai eu raison de le retourner contre lui. Vouloir appeler son enfant Tanguy ou Joëlle,c'estvouloirluioffrirunmondemédiocre,unhorizondéjàfermé.Moi,jeveuxquemonbébé aitl'infiniàsaportée.Jeveuxquemonenfantnesesentelimitéparrien,jeveuxquesonprénomlui suggèreundestinhorsnorme.» Lucetteaccouchaenprisond'unepetitefille.Ellelapritdanssesbrasetlaregardaavectout l'amourdumonde.Jamaisonnevitjeunemèreplusémerveillée. –Tuestropbelle!répétait-elleaubébé. –Commentl'appellerez-vous? –Plectrude. Une délégation de matonnes, de psychologues, de vagues juristes et de médecins plus vagues encoredéfilaauprèsdeLucettepourprotester:ellenepouvaitpasappelersafillecommeça. –Jelepeux.IlyaeuunesaintePlectrude.Jenesaispluscequ'elleafaitmaiselleaexisté.On consultaunspécialistequiconfirma. –Pensezàl'enfant,Lucette. –Jenepensequ'àelle. –Çaneluiposeraquedesproblèmes. –Çapréviendralesgensqu'elleestexceptionnelle. –Onpeuts'appelerMarieetêtreexceptionnelle. –Marie,çaneprotègepas.Plectrude,çaprotège:cettefinrude,çasonnecommeunbouclier. –Appelez-laGertrude,alors.C'estplusfacileàporter. –Non.CedébutdePlectrude,çafaitpenseràunpectoral:ceprénomestuntalisman. –Ceprénomestgrotesqueetvotreenfantseralariséedesgens. –Non:illarendraassezfortepourqu'ellesedéfende. –Pourquoiluidonnerd'embléeuneraisondesedéfendre?Elleauraassezd'obstaclescomme ça! –Vousditesçapourmoi? –Entreautres. –Rassurez-vous,jenelagêneraipaslongtemps.Etmaintenant,écoutez-moi:jesuisenprison, jesuisprivéedemesdroits.Laseulelibertéquimeresteconsisteàappelermonenfantcommeje veux. –C'estégoïste,Lucette. –Aucontraire.Etpuis,çanevousregardepas. Ellefitbaptiserlebébéenprisonpourêtresûredecontrôlerl'affaire. Lanuitmême,elleconfectionnaunecordeavecsesdrapsdéchirésetsependitdanssacellule. Au matin, on retrouva son cadavre léger. Elle n'avait laissé aucune lettre, aucune explication. Le prénomdesafille,surlequelelleavaittantinsisté,luitintlieudetestament. Clémence, la grande sœur de Lucette, vint chercher le bébé à la prison. On ne fut que trop contentdesedébarrasserdecettepetitenéesousd'aussieffroyablesauspices.Clémenceetsonmari Denis avaient deux enfants de quatre et deux ans, Nicole et Béatrice. Ils décidèrent que Plectrude seraitleurtroisième. NicoleetBéatricevinrentregarderleurnouvellesœur.Ellesn'avaientaucuneraisondepenser qu'elleétaitlafilledeLucette,dontellesn'avaientd'ailleursjamaisvraimentenregistrél'existence. Ellesétaienttroppetitespourserendrecomptequ'elleportaitunprénomàcoucherdehorset l'adoptèrent,malgréquelquesproblèmesdeprononciation.Longtemps,ellesl'appelèrent«Plecrude». Jamais on ne vit bébé plus doué pour se faire aimer. Sentait-elle que les circonstances de sa naissanceavaientététragiques?Elleconjuraitsonentourage,àforcederegardsdéchirants,den'en tenir aucun compte. Il faut préciser qu'elle avait pour cela un atout: des yeux d'une beauté invraisemblable. Cette nouvelle-née petite et maigre plantait sur sa cible un regard énorme – énorme de dimension et de signification. Ses yeux immenses et magnifiques disaient à Clémence et à Denis: «Aimez-moi!Votredestinestdem'aimer!Jen'aiquehuitsemaines,maisjen'ensuispasmoinsun êtregrandiose!Sivoussaviez,siseulementvoussaviez…» Denis et Clémence avaient l'air de savoir. D'emblée, ils eurent pour Plectrude une sorte d'admiration.Elleétaitétrangejusquedanssafaçondeboiresonbiberonàunelenteurinsoutenable, de ne jamais pleurer, de dormir peu la nuit et beaucoup le jour, de montrer d'un doigt décidé les objetsqu'elleconvoitait. Elle regardait gravement, profondément, quiconque la prenait dans ses bras, comme pour exprimerquec'étaitlàledébutd'unegrandehistoired'amouretqu'ilyavaitdequoiêtrebouleversé. Clémence,quiavaitfollementaimésasœurdéfunte,reportasurPlectrudecettepassion.Ellene l'aimapasplusquesesdeuxenfants:ellel'aimadifféremment.NicoleetBéatriceluiinspiraientune tendressedébordante;Plec-trudeluiinspiraitdelavénération. Ses deux aînées étaient mignonnes, gentilles, intelligentes, agréables; la petite dernière était horsnorme–splendide,intense,énigmatique,loufoque. Denisaussifutfoud'elledèsledébutetleresta.Maisrienjamaisneputégalerl'amoursacré queClémenceluivoua.EntrelasœuretlafilledeLucette,cefutunravage. Plectrude n'avait aucun appétit et grandissait aussi lentement qu'elle mangeait. C'était désespérant.NicoleetBéatricedévoraientetcroissaientàvued'œil.Ellesavaientdesjouesrondes etrosésquiréjouissaientleursparents.ChezPlectrude,seulslesyeuxgrandissaient. –Est-cequ'onvavraimentl'appelercommeça?demandaunjourDenis. –Biensûr.Masœuratenuàcequ'elleporteceprénom. –Tasœurétaitfolle. –Non.Masœurétaitfragile.Detoutefaçon,c'estjoli,Plectrude. –Tutrouves? –Oui.Etpuisçaluivabien. –Jenesuispasd'accord.Elleal'aird'unefée.Moi,jel'auraisappeléeAurore. –C'esttroptard.Lespetitesl'ontdéjàadoptéesoussonvraiprénom.Etjet'assurequeçaluiva bien:çafaitprincessegothique. –Pauvregosse!Al'école,çaseralourdàporter. –Paspourelle.Elleaassezdepersonnalitépourça. Plectrudeprononçasonpremiermotàl'âgenormaletcefut:«Maman!» Clémences'extasia.Hilare,Denisluifitobserverquelepremiermotdechacundesesenfants– etd'ailleursdetouslesenfantsdumonde–étaitMaman. –Cen'estpaspareil,ditClémence. Pendanttrèslongtemps,«maman»futleseulmotdePlectrude.Commelecordonombilical,ce mot lui était un lien suffisant avec le monde. D'emblée, elle l'avait voisé à la perfection, avec sa voyellenasaleàlafin,d'unevoixsûre,aulieudu«mamamama»delaplupartdesbébés. Elleleprononçaitrarementmais,quandelleleprononçait,c'étaitavecuneclartésolennellequi forçaitl'attention.Oneûtjuréqu'ellechoisissaitsonmomentpourménagerseseffets. Clémence avait six ans quand Lucette était née: elle se souvenait très bien de sa sœur à la naissance,àunan,àdeuxans,etc.Aucuneconfusionn'étaitpossible: –Lucetteétaitordinaire.Ellepleuraitbeaucoup,elleétaittouràtouradorableetinsupportable. Elle n'avait rien d'exceptionnel. Plec-trude ne lui ressemble en rien: elle est silencieuse, sérieuse, réfléchie.Onsentcombienelleestintelligente. Denissemoquaitgentimentdesafemme: –Cessedeparlerd'ellecommedumessie.C'estunecharmantepetite,voilàtout. Illahissaitàboutdebrasau-dessusdesatêteens'attendrissant. Beaucoupplustard,Plectrudedit:«Papa.» Lelendemain,parpurediplomatie,elledit:«Nicole»et«Béatrice». Sonélocutionétaitimpeccable. Elle mettait à parler la même parcimonie philosophique qu'elle mettait à manger. Chaque nouveau mot lui demandait autant de concentration et de méditation que les nouveaux aliments qui apparaissaientdanssonassiette. Quandellevoyaitunlégumeinconnuauseindesapurée,elleledésignaitàClémence. –Ça?demandait-elle. –Ça,c'estdupoireau.Poi-reau.Essaie,c'esttrèsbon. Plectrudepassaitd'abordunedemi-heureàcontemplerlemorceaudepoireaudanssacuiller. Elleleportaitàsonnezpourenévaluerleparfum,puisellel'observaitencoreetencore. –C'estfroid,maintenant!disaitDenisavechumeur. Elle n'en avait cure. Quand elle estimait que son examen était fini, elle prenait l'aliment en boucheetlegoûtaitlonguement.Ellen'émettaitpasdejugement:ellerecommençaitl'expérienceavec undeuxièmemorceau,puisuntroisième.Leplusétonnantétaitqu'elleprocédaitainsimêmequand sonverdictultime,aprèsquatretentatives,était: –Jedéteste. Normalement, quand un enfant a horreur d'un aliment, il le sait dès qu'il l'a effleuré avec sa langue.Plectrude,elle,voulaitêtresûredesesgoûts. Pour les mots, c'était pareil; elle conservait en elle les nouveautés verbales et les examinait sousleurscouturesinnombrablesavantdelesressortir,leplussouventhorsdepropos,àlasurprise générale: –Girafe! Pourquoidisait-elle«girafe»alorsqu'onétaitentraindesepréparerpourlapromenade?Onla soupçonnaitdenepascomprendrecequ'elleclamait.Or,ellecomprenait.C'étaitseulementquesa réflexionétaitindépendantedescontingencesextérieures.Soudain,aumomentd'enfilersonmanteau, l'espritdePlectrudeavaitachevédedigérerl'immensitéducouetdespattesdelagirafe:ilfallait donc qu'elle prononce son nom, histoire d'avertir les gens du surgissement de la girafe dans son universintérieur. –As-turemarquécombiensavoixestjolie?disaitClémence. –Tuasdéjàentenduunenfantquin'avaitpasunevoixmignonne?remarquaitDenis. –Justement!Elleaunevoixjolie,pasunevoixmignonne,répliquait-elle. Enseptembre,onlamitàl'écolematernelle. –Elleauratroisansdansunmois.C'estunpeutôt,peut-être. Lànefutpasleproblème. Aprèsquelquesjours,lamaîtresseavertitClémencequ'ellenepouvaitpasgarderPlectrude. –Elleestencoretroppetite,n'est-cepas? –Non,madame.J'aidesenfantspluspetitsqu'elleenclasse. –Alors? –C'estàcausedesonregard. –Quoi? –Ellefaitpleurerlesautresenfantsrienqu'enlesregardantfixement.Etjedoisdirequejeles comprends:quandc'estmoiqu'elleregarde,jesuismalàl'aise. Clémence,folledefierté,annonçaauxgensquesafilleavaitétérenvoyéedel'écolematernelle àcausedesesyeux.Personnen'avaitjamaisentenduunepareillehistoire. Déjà,lesgensmarmonnaient: –Vousavezconnudesenfantsquis'étaientfaitrenvoyerdel'écolematernelle,vous? –Etpourleursyeux,enplus! –C'estvraiqu'elleregardebizarrement,cettegosse! –Lesdeuxaînéessontsisages,sigentilles.C'estundémon,lapetitedernière! Connaissait-onouneconnaissait-onpaslescirconstancesdesanaissance?Clémencesegarda bien d'aller interroger les voisins là-dessus. Elle préféra considérer comme acquise la filiation directequilareliaitàPlectrude. Elleétaitraviequesontête-à-têteaveclapetiteseprolongeât.Lematin,Denispartaitautravail avec les deux aînées qu'il conduisait l'une à l'école, l'autre en maternelle. Clémence restait seule aveclapetitedernière. Dèsquelaporteserefermaitsursonmarietsesenfants,ellesemétamorphosaitenuneautre personne. Elle devenait le composé de fée et de sorcière que la présence exclusive de Plectrude révélaitenelle. –Nousavonslechamplibre.Allonsnouschanger. Ellesechangeaitausensleplusprofondduterme:nonseulementelleenlevaitsesvêtements ordinairespours'enroulerdansdesétoffesluxueusesquiluidonnaientl'allured'unereineindienne, maiselletroquaitsonâmedemèredefamillecontrecelled'unecréaturefantasmagoriquedotéede pouvoirsexceptionnels. Sousleregardfixedel'enfant,lajeunefemmedevingt-huitanslaissaitsortirdesonseinlafée deseizeansetlasorcièrededixmilleansquiyétaientcontenues. Elledéshabillaitensuitelapetiteetlarevêtaitdelarobedeprincessequ'elleluiavaitachetée en cachette. Elle la prenait par la main et la conduisait devant le grand miroir où elles se contemplaient. –Tuasvucommenoussommesbelles? Plectrudesoupiraitdebonheur. Puiselledansaitpourcharmersapetitedetroisans.Celle-cijubilaitetentraitdansladanse. Clémenceluitenaitlesmains,poursoudainempoignersatailleetlafairevolerdanslesairs. Plectrudepoussaitdescrisdejoie. –Maintenant,regarderleschoses,demandaitl'enfantquiconnaissaitlerituel. –Quelleschoses?feignaitd'ignorerClémence. –Leschosesdeprincesse. Les choses de princesse étaient les objets qui, pour l'une ou l'autre raison, avaient été élus comme nobles, magnifiques, insolites, rares – dignes, enfin, d'être admirés par une aussi auguste personne. Clémencerassemblait,surletapisd'Orientdusalon,sesbijouxanciens,desmulesenvelours carminqu'elleavaitportéesunseulsoir,lepetitface-à-maincerclédedoruresArtnouveau,l'étuià cigarettesenargent,lafiasquearabeenlaitonincrustédepierres faussesetimpressionnantes,une pairedegantsendentelleblanche,lesbaguesmoyenâgeusesenplastiquebarioléquePlectrudeavait reçuesd'undistributeurautomatique,lacouronneencartondorédelafêtedesRois. Onobtenaitainsiunmonceaudisparatequechacunetrouvaitmerveilleux:enclignantdesyeux, oneûtdituntrésorvéritable. Bouche bée, la petite regardait ce butin de pirates. Elle prenait en main chaque objet et le contemplaitavecunsérieuxextatique. Parfois,lagrandeluimettaittouslesbijouxainsiquelesmules;ensuite,elleluitendaitlefaceà-mainetluidisait: –Tuvasvoircommetuesbelle. Retenant son souffle, la petite regardait son reflet dans le miroir: au cœur du cerclage de dorures,elledécouvraitunereinedetroisans,uneprêtressechamarrée,unefiancéepersanelejour desesnoces,unesaintebyzantineposantpouruneicône.Encetteimageinsenséed'elle-même,elle sereconnaissait. N'importe qui eût éclaté de rire au spectacle de cette enfançonne parée comme une châsse délirante.Clémencesouriaitmaisneriaitpas:cequilafrappait,plusquelecomiquedelascène, c'étaitlabeautédelapetite.Elleétaitbellecommelesgravuresquel'ontrouvaitdansleslivresde contesdeféesdutempsjadis. «Lesenfantsd'aujourd'huinesontplusbeauxcommeça»,pensait-elleabsurdement–lesenfants dupassén'étaientsûrementpasmieux. Elle mettait de la «musique de princesse» (Tchaïkovski, Prokofiev) et préparait un goûter d'enfantenguisededéjeuner:paind'épice,gâteauxauchocolat,chaussonsauxpommes,biscuitsaux amandes,flanàlavanille,avecpourboissonsducidredouxetdusiropd'orgeat. Clémencedisposaitcesgâteriessurlatableavecunehonteamusée:jamaisellen'auraitautorisé ses deux aînées à se nourrir uniquement de sucreries. Elle se justifiait en pensant que le cas de Plectrudeétaitdifférent: –C'estunrepaspourenfantsdecontedefées. Ellefermaitlesrideaux,allumaitdesbougiesetappelaitlapetite.Celle-cigrignotaitàpeine, écoutantavecdegrandsyeuxattentifscequeluiracontaitsamaman. Vers quatorze heures, Clémence s'apercevait soudain que les aînées rentreraient dans à peine troisheuresetqu'ellenes'étaitacquittéed'aucunedestâchesd'unemèredefamille. Ellesautaitalorsdansdesvêtementsordinaires,couraitaucoindelarueacheterdesaliments sérieux, rentrait pour donner au logis une apparence possible, jetait le linge sale dans la machine puispartaitàl'écolechercherlesenfants.Danssonempressement,ellen'avaitpastoujoursletemps oulaprésenced'espritd'enleveràPlectrudesondéguisement–pourlasimpleraisonqu'àsesyeux cen'étaitpasundéguisement. Ainsi, on voyait marcher dans la rue une jeune femme enjouée, tenant par la main une microscopiquecréatureparéecommenel'eussentpasosélesprincessesdesMilleetUneNuits. Alasortiedel'école,cespectacleprovoquaittouràtourlaperplexité,lerire,l'émerveillement etladésapprobation. NicoleetBéatricepoussaienttoujoursdescrisdejoieenvoyantl'accoutrementdeleurpetite sœur,maiscertainesmèresdisaientàhauteetintelligiblevoix: –Onn'apasidéed'habilleruneenfantcommeça! –Cen'estpasunanimaldecirque. –Ilnefaudrapass'étonnersicettepetitetournemal,plustard! –Seservirdesesenfantspourfairesonintéressante,c'estinqualifiable. Il y avait aussi des adultes moins bêtes pour s'attendrir devant l'apparition. Cette dernière y éprouvait du plaisir, tout en trouvant normal, au fond, d'être ainsi contemplée, car elle avait remarqué,danslemiroir,qu'elleétaittrèsbelle–etenavaitressentiunémoivoluptueux. Ilimporteicid'ouvriruneparenthèseafindecloreunefoispourtoutesundébutoiseuxquidure depuisbeaucouptroplongtemps.Cecipourraits'appelerl'encycliqueauxArsinoé. DansLe Misanthrope de Molière, la jeune, jolie et coquette Célimène se voit tancer par la vieilleetamèreArsinoéqui,vertedejalousie,vientluisignifierqu'ellenedevraitpastantjouirde sa beauté. Célimène lui répond de façon absolument délectable. Hélas, le génie de Molière n'aura serviàrien,puisqu'oncontinue,prèsdequatresièclesplustard,àtenirdesproposmoralisateurs, austèresetpisse-vinaigrequandunêtrealemalheurdesourireàsonreflet. L'auteurdeceslignesn'ajamaiséprouvédeplaisiràsevoirdansunmiroir,maissicettegrâce luiavaitétéaccordée,elleneseseraitrienrefusédecetinnocentplaisir. C'estsurtoutauxArsinoédumondeentierquecediscourss'adresse:envérité,qu'avez-vousày redire?Aquicesbienheureusesnuisent-ellesenjouissantdeleurbeauté?Nesont-ellespasplutôtles bienfaitricesdenotretristecondition,ennousoffrantàcontemplerd'aussiadmirablesvisages? L'auteur ne parle pas ici de ceux qui ont fait d'une fausse joliesse un principe de mépris et d'exclusion,maisdeceuxqui,simplementravisparleurimage,veulentassocierlesautresàleurjoie naturelle. Si les Arsinoé déployaient, à tâcher de tirer meilleur parti de leur propre physique, l'énergie qu'ellesconsacrentàdéblatérercontrelesCélimène,ellesseraientdeuxfoismoinslaides. Déjà,àlasortiedel'école,desArsinoédetouslesâgess'enprenaientàPlectrude.Celle-ci,en bonneCélimène,n'enavaitcureetnesesouciaitquedesesadmirateurs,surlevisagedesquelselle guettaitlasurpriseenchantée.Lapetiteyéprouvaitunplaisiringénuquilarendaitencoreplusbelle. Clémenceramenaitaulogislestroisenfants.Tandisquelesaînéess'affairaientauxdevoirsouaux dessins, elle préparait des repas sérieux _ du jambon, de la purée – et souriait parfois de la différencedetraitementalimentairedesaprogéniture. Pourtant, on n'eût pas pu l'accuser de favoritisme: elle aimait autant ses trois enfants. C'était pourchacuneunamouràl'imagedecellequil'inspirait:sageetsolidepourNicoleetBéatrice,fouet féeriquepourPlectrude.Ellen'enétaitpasmoinsunebonnemère. Quandondemandaàlapetitecequ'ellevoulaitcommecadeaud'anniversairepoursesquatre ans,elleréponditsansl'ombred'unehésitation: –Deschaussonsdeballerine. Manièresubtiledesignifieràsesparentscequ'ellevoulaitdevenir.Rienn'eûtpudonnerplus dejoieàClémence:elleavaitétérefusée,àquinzeans,àl'examend'entréedespetitsratsdel'Opéra, etnes'enétaitjamaisconsolée. OninscrivitPlectrudeàuncoursdeballetpourdébutantesdequatreans.Nonseulementelle n'enfutpasrenvoyéepourcausederegardintense,maiselleyfutaussitôtdistinguée. –Cettepetiteadesyeuxdedanseuse,ditlaprofesseur. – Comment peut-on avoir des yeux de danseuse? s'étonna Clémence. N'a-t-elle pas plutôt un corpsdedanseuse,unegrâcededanseuse? – Oui, elle a tout cela. Mais elle a aussi des yeux de danseuse et, croyez-moi, c'est le plus importantetleplusrare.Siuneballerinen'apasderegard,elleneserajamaisprésenteàsadanse. Ce qui était certain, c'était que les yeux de Plectrude atteignaient, quand elle dansait, une intensitéextraordinaire.«Elles'esttrouvée»,pensaitClémence. Acinqans,lapetiten'allaittoujourspasàl'écolematernelle.Samèreestimaitqu'allerquatre foisparsemaineaucoursdeballetsuffisaitàluiapprendrel'artdevivreavecd'autresenfants. –Onn'enseignepasqueçaenmaternelle,protestaitDenis. – A-t-elle vraiment besoin de savoir comment coller des gommettes, faire des colliers de nouillesetdumacramé?disaitsonépouse,lesyeuxauciel. Envérité,Clémencevoulaitprolongerautantquepossiblesontête-à-têteaveclafillette.Elle adorait les journées qu'elle passait en sa compagnie. Et les leçons de danse avaient sur l'école maternelleunesupérioritéindéniable:lamamanavaitledroitd'yassister. Elle regardait virevolter l'enfant avec une fierté extatique: «Elle a un don, cette gosse!» En comparaison,lesautrespetitesfillessemblaientdescanetonnes. Aprèslescours,laprofesseurnemanquaitpasdevenirluidire: –Ilfautqu'ellecontinue.Elleestexceptionnelle. Clémenceramenaitsafilleaulogisenluirépétantlescomplimentsqu'elleavaitreçuspourelle. Plectrudelesaccueillaitaveclagrâced'unediva. – De toute façon, l'école maternelle n'est pas obligatoire, concluait Denis avec un fatalisme amuséd'hommesoumis. Hélas,lecourspréparatoire,lui,étaitobligatoire. Enaoût,commesonmaris'apprêtaitàyinscrirePlectrude,lamamanprotesta: –Ellen'aquecinqans! –Elleaurasixansenoctobre. Cette fois, il tint bon. Et le 1er septembre, ce ne fut plus deux mais trois enfants qu'ils conduisirentàl'école. Lapetitedernièren'yétaitd'ailleurspasopposée.Elleétaitplutôtfaraudeàl'idéed'essayerson cartable. On assista donc à une rentrée étrange: c'était la mère qui pleurait en voyant s'éloigner l'enfant. Plectrudedéchantavite.C'étaittrèsdifférentdesleçonsdeballet.Ilfallutresterassisependant desheuressansbouger.Ilfallutécouterunefemmedontlesproposn'étaientpasintéressants. Il y eut une récréation. Elle se précipita dans la cour pour faire des bonds, tant ses pauvres jambesn'enpouvaientplusd'immobilité. Pendantcetemps,lesautresenfantsjouaientensemble:laplupartseconnaissaientdéjàdepuis l'école maternelle. Ils se racontaient des choses. Plectrude se demanda ce qu'ils pouvaient bien se dire. Elle se rapprocha pour écouter. C'était un bruissement ininterrompu, produit par un grand nombre de voix, qu'elle ne parvenait pas à attribuer à leurs propriétaires: il y était question de la maîtresse, des vacances, d'une certaine Magali, d'élastiques, et donne-moi un Malabar, et Magali c'estmacopine,maistais-toit'estropbête,maaaaiheuuuu,t'aspasdesCarambar,pourquoijenesuis pas dans la classe de Magali, arrête, on jouera plus avec toi, je le dirai à la maîtresse, ouh la rapporteuse, d'abord t'avais qu'à pas me pousser, Magali elle m'aime plus que toi, et puis tes chaussures elles sont moches, arrêteuh, les filles c'est bête, je suis content de ne pas être dans ta classe,etMagali… Plectrudes'enfut,épouvantée. Ensuite,ilfallutencoreécouterlamaîtresse.Cequ'elledisaitn'étaittoujourspasintéressant;au moinsétait-ceplushomogènequelebavardagedesmômes.C'eûtétésupportables'iln'yavaiteuce devoird'immobilité.Heureusement,ilyavaitunefenêtre. –Disdonc,toi! Au cinquième «dis donc, toi!», et comme la classe entière riait, Plectrude comprit qu'on s'adressaitàelleettournaversl'assembléedesyeuxstupéfaits. –Tuenmetsdutempsàréagir!ditlamaîtresse. Touslesenfantss'étaientretournéspourregardercellequiavaitétépriseenfaute.C'étaitune sensationatroce.Lapetitedanseusesedemandaquelétaitson|crime. –C'estmoiqu'ilfautregarder,etpaslafenêtre!conclutlafemme. Commeiln'yavaitrienàrépondre,l'enfantsetut. –Ondit:«Oui,madame»! –Oui,madame. –Commentt'appelles-tu?demandal'institutrice,l'airdepenser:«Jet'aiàl'œil,toi!» –Plectrude. –Pardon? – Plectrude, articula-t-elle d'une voix claire. Les enfants étaient encore trop petits pour être conscientsdel'énormitédeceprénom.Madame,elle,écarquillalesyeux,vérifiasursonregistreet conclut: –Ehbien,situcherchesàfairetonintéressante,c'estréussi. Commesic'étaitellequiavaitchoisisonpropreprénom. Lapetitepensa:«Elleenadebonnes,celle-là!C'estellequichercheàfairesonintéressante! Lapreuve,c'estqu'ellenesupportepasdenepasêtreregardée!Elleveutsefaireremarquermais ellen'estpasintéressante!» Cependant,puisquel'institutriceétaitlechef,l'enfantobéit.Ellesemitàlaregarderavecses grandsyeuxfixes.Madameenfutdéstabiliséemaisn'osapasprotester,depeurdedonnerdesordres contradictoires. Le pire fut atteint à l'heure du déjeuner. Les élèves furent conduits dans une vaste cantine où régnaituneodeurcaractéristique,mélangedevomidemômeetdedésinfectant. Ilsdurents'asseoiràdestablesdedix.Plec-trudenesavaitpasoùalleretfermalesyeuxafin denepasdevoirchoisir.Unflotlamenaàunetabléed'inconnus. Des dames apportèrent des plats au contenu et aux couleurs non identifiables. Paniquée, Plectrude ne put se décider à mettre ces corps étrangers dans son assiette. On la servit donc d'autorité et elle se retrouva devant une gamelle pleine de purée verdâtre et de petits carrés de viandebrune. Ellesedemandacequiluivalaitunsortaussicruel.Jusqu'alors,pourelle,ledéjeuneravaitété unepureféerieoù,àlalueurdeschandelles,protégéedumondepardestenturesdeveloursrouge, une maman belle et vêtue avec magnificence lui apportait des gâteaux et des crèmes qu'elle n'était mêmepasforcéedemanger,ausondemusiquescélestes. Etlà,aumilieudescrisd'enfantsmochesetsales,enunesallelaideoùçasentaitbizarre,on jetaitdanssonassiettedelapuréeverteetonluisignifiaitqu'ellenequitteraitpaslacantinesans avoirtoutavalé. Scandalisée par l'injustice du destin, la petite se mit en devoir de vider la gamelle. C'était épouvantable.Elleavaitunmalfouàdéglutir.Ami-parcours,ellevomitdansl'assietteetcomprit l'originedel'odeur. –Beuh,t'esdégueulasse!luidirentlesenfants. Unedamevintenleverlagamelleetsoupira:«Ah!làlà!» Aumoins,ellenefutplusobligéedemangercejour-là. Après ce cauchemar, il fallut encore écouter celle qui, sans succès, cherchait à faire son intéressante.Ellenotaitsurletableaunoirdesassemblagesdetraitsquin'étaientmêmepasbeaux. Aquatreheuresetdemie,Plectrudefutenfinautoriséeàquittercelieuaussiabsurdequ'abject. Alasortiedel'école,elleaperçutsamamanetcourutversellecommeoncourtverslesalut. Aupremierregard,Clémencesutcombiensonenfantavaitsouffert.Ellelaserradanssesbras enmurmurantdesparolesderéconfort: –Là,là,c'estfini,c'estfini. –C'estvrai?espéralapetite.Jen'yretourneraiplus? –Si.C'estobligé.Maistut'habitueras.EtPlectrude,atterrée,compritqu'onn'étaitpassurcette planètepourleplaisir. Ellenes'habituapas.L'écoleétaitunegéhenneetleresta. Heureusement,ilyavaitlescoursdeballet.Autantcequel'institutriceenseignaitétaitinutileet vilain, autant ce que le professeur de danse enseignait était indispensable et sublime. Ce décalage commença à poser quelques problèmes. Après plusieurs mois, la plupart des enfants de la classe parvenaient à déchiffrer les lettres et à en tracer. Plectrude, elle, semblait avoir décidé que ces choses-lànelaconcernaientpas:quandarrivaitsontouretquelamaîtresseluimontraitunelettre inscriteautableau,elleprononçaitunsonauhasard,toujoursàcôtédelaplaque,avecunmanque d'intérêtunpeutropmanifeste. L'institutrice finit par exiger de voir les parents de cette cancre. Denis en fut gêné: Nicole et Béatriceétaientdebonnesélèvesetnel'avaientpashabituéàcegenred'humiliation.Clémence,sans l'avouer, ressentit une obscure fierté: décidément, cette petite rebelle ne faisait rien comme tout le monde. –Siçacontinuecommeça,ellevaredoublersonCP!annonçalamaîtressemenaçante. La maman ouvrit des yeux admiratifs: elle n'avait jamais entendu parler d'un enfant qui redoublait son cours préparatoire. Cela lui parut une action d'éclat, une audace, une insolence aristocratique. Quel enfant oserait redoubler son CP? Là où même les plus médiocres s'en tiraient sanstropd'embarras,safilleaffirmaitdéjàcrânementsadifférence,non,sonexception! Denis,lui,nel'entenditpasdecetteoreille: –Nousallonsréagir,madame!Nousallonsprendrelasituationenmain! –Leredoublementest-ilencoreévitable?demandaClémence,pleined'unespoirquelestiers interprétèrentàl'envers. –Biensûr.Dumomentqu'elleparvientàlireleslettresavantlafindel'annéescolaire. Lamamancachasadéception.C'étaittropbeaupourêtrevrai! –Elleleslira,madame,ditDenis.C'estbizarre:cettepetiteapourtantl'airtrèsintelligente. –C'estpossible,monsieur.Leproblème,c'estqueçanel'intéressepas. «Ça ne l'intéresse pas! releva Clémence. Elle est formidable! Ça ne l'intéresse pas! Quelle personnalité!Làoùlesmômesavalenttoutsansbroncher,maPlectrudefaitdéjàletrientrecequiest intéressantetcequinel'estpas!» –Çanem'intéressepas,Papa. –Enfin,c'estintéressant,d'apprendreàlire!protestaDenis. –Pourquoi? –Pourliredeshistoires. –Tuparles.Danslelivredelecture,lamaîtressenouslitparfoisdeshistoires.C'esttellement embêtantquej'arrêted'écouterauboutdedeuxminutes. Clémenceapplauditmentalement. –TuveuxredoublertonCP?C'estçaquetuveux?s'emportaDenis. –Jeveuxdevenirdanseuse. –Mêmepourdevenirdanseuse,tudoisréussirtonCP. L'épouses'aperçutsoudainquesonmariavaitraison.Elleréagitaussitôt.Danssachambre,elle allachercherungigantesquelivredusiècledernier.Ellepritlapetitesursesgenouxetfeuilletaavec elle,religieusement,lerecueildecontesdefées.Elleeutsoindenepasluifairelalecture,dese contenterdeluimontrerlestrèsbellesillustrations. Cefutunchocdanslaviedel'enfant:ellen'avaitjamaisétéaussiémerveilléequ'endécouvrant ces princesses trop magnifiques pour toucher terre, qui, enfermées dans leur tour, parlaient à des oiseauxbleusquiétaientdesprinces,ousedéguisaientensouillonspourréapparaîtreencoreplus sublimes,quatrepagesplusloin. Ellesutàl'instant,avecunecertitudeàlaportéedesseulespetitesfilles,qu'elledeviendraitun jourl'unedecescréaturesquirendentlescrapaudsnostalgiques,lessorcièresabjectesetlesprinces abrutis. –Net'inquiètepas,ditClémenceàDenis.Avantlafindelasemaine,ellelira. Lepronosticétaitau-dessousdelavérité:deuxjoursplustard,lecerveaudePlectrudeavait tiréprofitdeslettresassommantesetvainesqu'ilcroyaitnepasavoirabsorbéesenclasseettrouvé lacohérenceentrelessignes,lessonsetlesens.Deuxjoursplustard,ellelisaitcentfoismieuxque lesmeilleursélèvesduCP.Commequoiiln'estqu'uneclefpouraccéderausavoir,etc'estledésir. Lelivredecontesluiétaitapparutellemoded'emploipourdevenirl'unedesprincessesdes illustrations.Puisquelalectureluiétaitdésormaisnécessaire,sonintelligencel'avaitassimilée. –Queneluias-tumontrécebouquinplustôt?s'extasiaDenis. –Cerecueilestuntrésor.Jenevoulaispaslegâcherenleluimontranttroptôt.Ilfallaitqu'elle soitenâged'apprécieruneœuvred'art. Deuxjoursplustard,donc,lamaîtresseavaitconstatéleprodige:lapetitecancrequi,seulede sonespèce,neparvenaitàidentifieraucunelettre,lisaitàprésentcommeunepremièredeclassede dixans. Endeuxjours,elleavaitappriscequ'uneprofessionnellen'avaitpasréussiàluienseigneren cinqmois.L'institutricecrutquelesparentsavaientuneméthodesecrèteetleurtéléphona.Denis,fou defierté,luiracontalavérité: –Nousn'avonsrienfaitdutout.Nousluiavonsseulementmontréunlivreassezbeaupourlui donnerenviedelire.C'estcequiluimanquait. Danssoningénuité,lepèreneserenditpascomptequ'ilcommettaitunegrossegaffe. La maîtresse, qui n'avait jamais beaucoup aimé Plectrude, se mit dès lors à la détester. Non seulementelleconsidéracemiraclecommeunehumiliationpersonnelle,maisenpluselleéprouva enverslapetitelahainequ'unespritmoyenressentvis-à-visd'unespritsupérieur:«Mademoiselle avaitbesoinquelelivresoitbeau!Voyez-vousça!Ilestassezbeaupourlesautres!» Dans sa perplexité rageuse, elle relut de bout en bout le livre de lecture incriminé. Y était narréelaviequotidiennedeThierry,petitgarçonsouriant,etdesagrandesœurMicheline,quilui préparaitdestartinespoursongoûteretl'empêchaitdefairedesbêtises,carelleétaitraisonnable. – Enfin, c'est charmant! s'exclama-t-elle au terme de sa lecture. C'est frais, c'est ravissant! Qu'est-cequ'illuifaut,àcettepéronnelle? Illuifallaitdel'or,delamyrrheetdel'encens,delapourpreetdeslys,duveloursbleunuit seméd'étoiles,desgravuresdeGustaveDoré,desfillettesauxbeauxyeuxgravesetàlabouchesans sourire,desloupsdouloureusementséduisants,desforêtsmaléfiques–illuifallaittoutsauflegoûter dupetitThierryetdesagrandesœurMicheline. L'institutriceneperditplusuneoccasiond'exprimersahaineenversPlectrude.Commecelle-ci restaitladernièreencalcul,lamaîtressel'appelait«lecasdésespéré».Unjouroùelleneparvenait pasàeffectueruneadditionélémentaire,Madamel'invitaàretourneràsaplaceenluidisant: –Toi,çanesertàrienquetufassesdesefforts.Tun'yarriveraspas. Les élèves de CP étaient encore à cet âge suiviste où l'adulte a toujours raison et où la contestationestimpensable.Plectrudefutdoncl'objetdetouslesmépris. Aucoursdeballet,envertud'unelogiqueidentique,elleétaitlareine.Laprofesseurs'extasiait sursesaptitudeset,sansoserledire(carcen'eûtpasététrèspédagogiqueenverslesautresenfants), latraitaitcommelameilleureélèvequ'elleaiteuedesonexistence.Parconséquent,lespetitesfilles vénéraientPlectrudeetjouaientdescoudespourdanserauprèsd'elle. Ainsi,elleavaitdeuxviesbiendistinctes.Ilyavaitlaviedel'école,oùelleétaitseulecontre tous,etlavieducoursdeballet,oùelleétaitlavedette. Elleavait assez de luciditépour serendrecompteque les enfants ducoursde danseseraient peut-être les premières à la mépriser, si elles étaient au cours préparatoire avec elle. Pour cette raison, Plectrude se montrait distante envers celles qui sollicitaient son amitié – et cette attitude exacerbaitencoredavantagelapassiondespetitesballerines. Alafindel'année,elleréussitsonCPdejustesse,auprixd'effortssoutenusencalcul.Pourla récompenser,sesparentsluioffrirentunebarremurale,afinqu'ellepûteffectuersesexercicesdevant legrandmiroir.Ellepassalesvacancesàs'entraîner.Finaoût,elletenaitsonpieddanslamain. Alarentréescolairel'attendaitunesurprise:lacompositiondesaclasseétaitlamêmequecelle del'annéeprécédente,àunenotoireexceptionprès.Ilyavaitunenouvelle. C était une inconnue pour tous sauf pour elle, puisque c'était Roselyne du cours de ballet. Ebahiedebonheurd'êtredanslaclassedesonidole,elledemandal'autorisationdes'asseoiràcôté dePlectrude.Jamaisauparavantcetteplacen'avaitétésollicitée:elleluifutdoncattribuée. PlectrudereprésentaitpourRoselynel'idéalabsolu.Ellepassaitdesheuresàcontemplercette égérieinaccessiblequi,parmiracle,étaitdevenuesavoisineàl'école. Plectrude se demanda si cette vénération résisterait à la découverte de son impopularité scolaire.Unjour,commel'institutriceremarquaitsafaiblesseencalcul,lesenfantssepermirentdes commentairesbêtesetméchantssurleurcondisciple.Roselynes'indignadeceprocédéetditàcelle qu'onraillait: –Tuasvucommentilstetraitent? Lacancre,habituée,haussalesépaules.Roselynenel'enadmiraqueplusetconclutpar: –Jelesdéteste! Plectrudesutalorsqu'elleavaituneamie. Celachangeasavie. Comment expliquer le prestige considérable dont jouit l'amitié aux yeux des enfants? Ceux-ci croient,àtortd'ailleurs,qu'ilestdudevoirdeleursparents,deleursfrèresetsœurs,delesaimer.Ils ne conçoivent pas qu'on puisse leur reconnaître du mérite pour ce qui relève, selon eux, de leur mission. Il est typique de l'enfant de dire: «Je l'aime parce que c'est mon frère (mon père, ma sœur…).C'estobligé.» L'ami,d'aprèsl'enfant,estceluiquilechoisit.L'amiestceluiquiluioffrecequineluiestpas dû.L'amitiéestdoncpourl'enfantleluxesuprême–etleluxeestcedontlesâmesbiennéesontle plusardentbesoin.L'amitiédonneàl'enfantlesensdufastedel'existence. Deretouràl'appartement,Plectrudeannonçaavecsolennité: –J'aiuneamie. C'était la première fois qu'on l'entendait dire cela. Clémence en eut d'abord un pincement au cœur.Trèsvite,elleparvintàseraisonner:iln'yauraitjamaisdeconcurrenceentrel'intruseetelle. Lesamis,çapasse.Unemère,çanepassepas. –Invite-laàdîner,dit-elleàsafille.Plectrudeouvritdesyeuxterrifiés: –Pourquoi? – Comment, pourquoi? Pour nous la présenter. Nous voulons connaître ton amie. La petite découvritàcetteoccasion,quequandonvoulaitrencontrerquelqu'un,onl'invitaitàdîner.Celalui parutinquiétantetabsurde:connaissait-onmieuxlesgensquandonlesavaitvusmanger?Sitelétait lecas,ellen'osaitimaginerl'opinionqu'onavaitd'elleàl'école,oùlacantineétaitpourelleunlieu detortureetdevomissements. Plectrudeseditque,siellevoulaitconnaîtrequelqu'un,ellel'inviteraitàjouer.N'était-cepas danslejeuquelesgensserévélaient? Roselynen'enfutpasmoinsinvitéeàdîner,puisquetelétaitl'usagepourlesadultes.Leschoses se passèrent très bien. Plectrude attendit avec impatience que les mondanités s'achevassent: elle savaitqu'elledormiraitavecsonamie,danssachambre,etcetteidéeluiparaissaitformidable. Ténèbres,enfin. –Tuaspeurdunoir?espéra-t-elle. –Oui,ditRoselyne. –Moipas! –Danslenoir,jevoisdesbêtesmonstrueuses. –Moiaussi.Maisj'aimeça._Tuaimesça,lesdragons? –Oui!Etleschauves-sourisaussi. –Çanetefaitpaspeur? –Non.Parcequejesuisleurreine. –Commentlesais-tu? –Jel'aidécidé. Roselynetrouvacetteexplicationadmirable. –Jesuislareinedetoutcequ'onvoitdanslenoir:lesméduses,lescrocodiles,lesserpents,les araignées,lesrequins,lesdinosaures,leslimaces,lespieuvres. –Çanetedégoûtepas? –Non.Jelestrouvebeaux. –Riennetedégoûte,alors?_Si!Lesfiguessèches. –C'estpasdégoûtant,lesfiguessèches!_Tuenmanges? –Oui. –N'enmangeplus,situm'aimes. –Pourquoi? –Lesvendeuseslesmâchentetpuiselleslesremettentdanslepaquet. –Qu'est-cequeturacontes? –Pourquoicrois-tuquec'esttoutécraséetmoche? –C'estvrai,cequetudis? –Jetelejure.Lesvendeuseslesmâchentetpuislesrecrachent. –Beuh! –Tuvois!Iln'yariendeplusdégoûtantaumondequelesfiguessèches. Elles se pâmèrent d'un dégoût commun qui les porta au septième ciel. Elles se détaillèrent longuementl'aspectrépugnantdecefruitdesséchéenpoussantdescrisdeplaisir. –Jetejurequejen'enmangeraiplusjamais,ditsolennellementRoselyne. –Mêmesouslatorture? –Mêmesouslatorture! –Etsiont'enenfoncedanslabouche,deforce? –Jejuredevomir!déclaral'enfant,aveclavoixd'unejeunemariée. Cettenuitélevaleuramitiéaurangdeculteàmystères. Enclasse,lestatutdePlectrudeavaitchangé.Elleétaitpasséedelaconditiondepestiféréeà celledemeilleureamieadulée.Siaumoinselleavaitétéadoréeparuneclochedesonespèce,on eûtpucontinueràladéclarerindésirable.MaisRoselyneétaitquelqu'undebiensoustousrapports auxyeuxdesélèves.Sonseuldéfaut,quiconsistaitàêtreunenouvelle,étaitunetaretrèséphémère. Dèslors,onsedemandasionnes'étaitpastrompéausujetdePlectrude. Evidemment,cesdiscussionsn'eurentjamaislieu.C'estdansl'inconscientcollectifdelaclasse quecesréflexionscirculèrent.Leurimpactn'enfutqueplusgrand. Certes, Plectrude demeurait une cancre en calcul et en beaucoup d'autres branches. Mais les enfantsdécouvrirentquelafaiblesseencertainesmatières,surtoutquandelleatteignaitdesdegrés extrêmes,avaitquelquechosed'admirabléetd'héroïque.Peuàpeu,ilscomprirentlecharmedecette formedesubversion. L'institutrice,elle,nesemblaitpaslecomprendre. Lesparentsfurentànouveauconvoqués. –Avecvotrepermission,nousallonsfairepasserdestestsàvotreenfant. Iln'yavaitpasmoyenderefuser.Denisenressentitunehumiliationprofonde:onconsidéraitsa fille comme une handicapée. Clémence exulta: Plectrude était hors norme. Quand bien même on détecteraitquelapetiteétaitunedébilementale,elleprendraitcelacommeunsigned'élection. Onsoumitdoncàl'enfanttoutessortesdesuiteslogiques,d'énumérationsabsconses,defigures géométriques avec énigmeshorsde propos, de formulespompeusement appeléesalgorithmes. Elle réponditmécaniquement,leplusvitepossible,pourdissimuleruneviolenteenviederire. Fut-celehasardoulefruitdel'absencederéflexion?Elleobtintunrésultatsiexcellentquec'en étaiteffarant.Etcefutainsiqu'enl'espaced'uneheure,Plectrudepassadustatutdesimpletteàcelui degénie. –Jenesuispasétonnée,commentasamère,vexéedel'émerveillementdesonmari. Cechangementdeterminologiecomportaitdesavantages,commenetardapasàleremarquerla petite.Avant,quandellenes'ensortaitpasavecunexercice,l'institutricelaregardaitavecaffliction etlesplusodieuxdesélèvessemoquaientd'elle.Aprésent,quandellenevenaitpasàboutd'une opérationsimple,lamaîtresselacontemplaitcommel'albatrosdeBaudelaire,quesonintelligence degéanteempêchaitdecalculer,etsescondisciplesavaienthonted'entrouversottementlasolution. Par ailleurs, comme elle était réellement intelligente, elle se demanda pourquoi elle ne parvenait pas à résoudre des calculs faciles, alors que, pendant les tests, elle avait répondu correctement à des exercices qui la dépassaient. Elle se souvint qu'elle n'avait absolument pas réfléchipendantcesexamensetconclutquelaclefétaitdansl'irréflexionabsolue. Dèslors,ellepritsoindeneplusréfléchirquandonlamettaitdevantuneopérationetdenoter lespremierschiffresquiluipassaientparlatête.Sesrésultatsn'endevinrentpasmeilleurs,maisils n'endevinrentpaspiresnonplus.Elledécidaparconséquentdeconservercetteméthode,qui,pour êtred'uneinefficacitéégaleàlaprécédente,étaitdéfoulanteàravir.Etcefutainsiqu'elledevintla cancreleplusestiméedeFrance. Touteûtétéparfaits'iln'yavaiteu,àlafindechaqueannéescolaire,cesformalitésennuyeuses destinéesàsélectionnerceuxquiauraientlebonheurdepasserdanslaclassesupérieure. CettepériodeétaitlecauchemardePlec-trudequin'étaitquetropconscientedurôleduhasard dans ces péripéties. Heureusement, sa réputation de génie la précédait: quand le professeur voyait l'incongruitédesesrésultatsenmathématiques,ilenconcluaitquel'enfantavaitpeut-êtreraisondans uneautredimensionetpassaitl'éponge.Oualors,ilquestionnaitlapetitesursonraisonnement,etce qu'elle disait le laissait pantois d'incompréhension. Elle avait appris à mimer ce que les gens croyaient être le langage d'une surdouée. Par exemple, au terme d'un charabia échevelé, elle concluaitparunlimpide:«C'estévident.» Ce n'était pas du tout évident pour les maîtres et maîtresses. Mais ils préféraient ne pas s'en vanteretdonnaientàcetteélèveleurnihilobstat. Génieoupasgénie,lafilletten'avaitqu'uneobsession:ladanse. Plusellegrandissait,pluslesprofesseurss'émerveillaientdesesdons.Elleavaitlavirtuositéet lagrâce,larigueuretlafantaisie,lajoliesseetlesenstragique,laprécisionetl'élan. Le mieux, c'est qu'on la sentait heureuse de danser – prodigieusement heureuse. On sentait sa jubilationàlivrersoncorpsàlagrandeénergiedeladanse.C'étaitcommesisonâmen'avaitattendu queceladepuisdixmilleansL'arabesquelalibéraitdequelquemystérieusetensionintérieure. Quiplusest,ondevinaitqu'elleavaitlesensduspectacle:laprésenced'unpublicaugmentait sontalent,etpluslesregardsdontelleétaitl'objetavaientd'acuité,plussonmouvementétaitintense. Il y avait aussi ce miracle de sveltesse qui ne la lâchait pas. Plectrude était et restait d'une minceurdigned'unbas-reliefégyptien.Salégèretéinsultaitauxloisdelapesanteur. Enfin,sansjamaiss'êtreconsultés,lesprofesseursdisaientd'ellelamêmechose: –Elleadesyeuxdedanseuse. Clémence avait parfois l'impression que trop de fées s'étaient penchées sur le berceau de l'enfant:ellecraignaitquecelanefinisseparattirerlesfoudresdivines. Heureusement,saprogénitures'accommodaitduprodigesansaucunproblème.Plectruden'avait pasempiétésurlesdomainesdesesdeuxaînées:Nicoleétaitpremièreensciencesetenéducation physique,Béatriceavaitlabossedesmathématiquesetlesensdel'histoire.Peut-êtrepardiplomatie instinctive,lapetiteétaitnulledanstoutescesmatières–mêmeengymnastique,oùladansesemblait neluiêtred'aucunsecours. Ainsi,Denisavaitcoutumed'attribueràchacundesesrejetonsuntiersdesaccèsàl'univers: «Nicole sera une scientifique et une athlète: pourquoi pas cosmonaute? Béatrice sera une intellectuelle à la tête peuplée de nombres et de faits: elle fera des statistiques historiques. Et Plectrudeestuneartistedébordantedecharisme:elleseradanseuseouleaderpolitique,oulesdeux àlafois.» Il concluait son pronostic par un éclat de rire qui était de fierté et non de doute. Les enfants l'écoutaient avec plaisir, car de telles paroles étaient flatteuses: mais la plus jeune ne pouvait se défendre d'une certaine perplexité, tant devant ces oppositions qui lui paraissaient ennemies du savoirquedevantl'assurancepaternelle. Elleavaitbeaun'avoirquedixansetnepasêtreenavancepoursonâge,elleavaitquandmême comprisunegrandechose:quelesgens,surcetteterre,nerécoltaientpascequileursemblaitdû. Parailleurs,avoirdixansestcequipeutarriverdemieuxàunêtrehumain.Afortioriàune petitedanseuseauréoléeduprestigedesonart. Dix ans est le moment le plus solaire de l'enfance. Aucun signe d'adolescence n'est encore visible à l'horizon: rien que l'enfance bien mûre, riche d'une expérience déjà longue, sans ce sentiment de perte qui assaille dès les prémices de la puberté. A dix ans, on n'est pas forcément heureux,maisonestforcémentvivant,plusvivantquequiconque. Plectrude,àdixans,étaitunnoyaud'intensevie.Elleétaitausommetdesonrègne.Ellerégnait sur son école de danse, dont elle était l'étoile incontestée, toutes tranches d'âge confondues. Elle régnaitsursaclassedeseptième,quimenaçaitdedevenirunecancrocra-tie,tantl'élèvelaplusnulle enmathématiques,sciences,histoire,géographie,gymnastique,etc.,étaitconsidéréecommeungénie. Ellerégnaitsurlecœurdesamèrequiavaitpourelleunengouementinfini.Etellerégnaitsur Roselyne,quil'aimaitautantqu'ellel'admirait. Plectrude n'avait pas le triomphe écrasant. Son statut extraordinaire ne la transforma pas en l'une de ces pimbêches de dix ans qui se croient au-dessus des lois de l'amitié. Elle avait pour Roselyneundévouementetluivouaitunculteégauxàceuxdesonamiepourelle. Uneobscurepresciencesemblaitl'avoiravertiequ'ellepouvaitperdresontrône.Cetteangoisse étaitd'autantplusvraisemblablequ'elleserappelaitl'époqueoùelleétaitlariséedesaclasse. RoselyneetPlectrudes'étaientdéjàmariéesplusieursfois,leplussouventl'uneàl'autre,mais pasobligatoirement.Ilpouvaitaussiarriverqu'ellesépousassentungarçondeleurclassequi,lors de fabuleuses cérémonies, était représenté par son propre ectoplasme, parfois sous forme d'un épouvantailàsoneffigie,parfoissousformedeRoselyneoudePlectrudedéguiséeenhomme–un chapeauclaquesuffisaitàcechangementdesexe. En vérité, l'identité du mari importait peu. Du moment que l'individu réel ou imaginaire ne présentait pas de vices rédhibitoires (gourmette, voix de fausset ou propension à commencer ses phrasespar:«Enfait…»),ilpouvaitconvenir.Lebutdujeuétaitdecréerunedansenuptiale,genre decomédie-balletdignedeLulli,avecdeschantsimprovisésàpartirdesparolesleplustragiques possible. Eneffet,ilétaitinévitablequ'aprèsdetropcourtesnoces,l'épouxsetransformâtenoiseauouen crapaud,etquel'épouseseretrouvâtenferméedansunehautetouravecuneconsigneinvivable. –Pourquoiçaseterminetoujoursmal?demandaunjourRoselyne. –Parcequec'estbeaucoupplusbeaucommeça,assuraPlectrude. Cethiver-là,ladanseuseinventaunjeusublimed'héroïsme:ils'agissaitdeselaisserensevelir parlaneige,sansbouger,sansopposerlamoindrerésistance. –Faireunbonhommedeneige,c'esttropfacile,avait-elledécrété.Ilfautdevenirunbonhomme deneige,enrestantdeboutsouslesflocons,ouungisantdeneige,ensecouchantdansunjardin. Roselynelaregardaavecadmirationsceptique. –Toi,tuferaslebonhomme,etmoilegisant,enchaînaPlectrude. Sonamien'osadiresesréticences.Etellesseretrouvèrenttouteslesdeuxsouslaneige,l'une allongéeàmêmelesoletl'autredebout.Cettedernièrecessatrèsvitedetrouverçadrôle:elleavait froidauxpieds,enviedebouger,aucuneenviedesetransformerenmonumentvivant,etenpluselle s'ennuyaitcar,endignesstatues,lesdeuxfillettesétaienttenuesdesetaire. Legisant,lui,exultait.Ilavaitgardélesyeuxouverts,commelesmortsavantl'interventiond'un tiers.Ensecouchantparterre,ilavaitabandonnésoncorps:ils'étaitdésolidarisédelasensation glacialeetdelapeurphysiqued'ylaissersapeau.Iln'étaitplusqu'unvisagesoumisauxforcesdu ciel. Saféminitéd'enfantdedixansn'étaitpasprésente,nonqu'ellefutencombrante:legisantn'avait conservéqueleminimumdelui-mêmeafind'opposerlemoinsderésistancepossibleaudéferlement livide. Sesyeuxgrandsouvertsregardaientlespectacleleplusfascinantdumonde:lamortblanche, éclatée,quel'universluienvoyaitenpuzzle,piècesdétachéesd'unmystèreimmense. Parfois,sonregardscrutaitsoncorps,quifutenseveliavantsonvisage,parcequelesvêtements isolaientlachaleurquis'endégageait.Puissesyeuxregagnaientlesnuages,etpeuàpeulatiédeur desjouesdiminuait,etbientôtlelinceulputydéposersonpremiervoile,etlegisants'empêchade sourirepournepasenaltérerl'élégance. Un milliard de flocons plus tard, la mince silhouette du gisant était presque indiscernable, à peineunaccidentdansl'amalgameblancdujardin. Laseuletricherieavaitconsistéàcillerparfois,pastoujoursexprèsd'ailleurs.Ainsi,sesyeux avaientconservéleuraccèsaucieletpouvaientencoreobserverlalentechutemortelle. L'air passait au travers de la couche glacée, évitant au gisant l'asphyxie. Il ressentait une impression formidable, surhumaine, celle d'une lutte contre il ne savait qui, contre un ange inidentifiable–laneigeoului-même?–maisaussid'unesérénitéremarquable,siprofondeétaitson acceptation. En revanche, sur le bonhomme, cela ne prenait pas. Indiscipliné et peu convaincu de la pertinence de cette expérimentation, il ne pouvait s'empêcher de remuer. Par ailleurs, la position deboutfavorisaitmoinsl'ensevelissement–etencoremoinslasoumission. Roselyne regardait le gisant en se demandant ce qu'elle devait faire. Elle connaissait le caractèrejusqu'au-boutistedesonamieetsavaitqu'elleluiinterdiraitdesemêlerdesonsalut. Elleavaitreçulaconsignedenepasparlermaiselledécidadel'enfreindre: –Plectrude,tum'entends? Iln'yeutpasderéponse. Celapouvaitsignifierque,furieusedeladésobéissancedubonhomme,elledécidaitdelepunir parlesilence.Unetelleattitudeeûtétédanssoncaractère. Celapouvaitaussisignifierquelquechosedetrèsdifférent. TempêtesouslecrânedeRoselyne. Lacouchedeneigeétaitdevenuesiépaissesurlevisagedugisantque,mêmeencillant,ilne pouvaitplusl'évacuer.Lesorificesquijusque-làétaientrestéslibresautourdesyeuxserefermèrent. D'abord, la lumière du jour parvint encore à passer au travers du voile, et le gisant eut la sublimevisiond'undômedecristauxàquelquesmillimètresdesespupilles:c'étaitbeaucommeun trésordegemmes. Bientôt,lelinceuldevintopaque.Lecandidatàlamortseretrouvadanslenoir.Lafascination desténèbresétaitgrande:ilétaitincroyablededécouvrirqu'endessousdetantdeblancheurrégnait unetelleobscurité.Peuàpeu,l'amalgamesedensifia.Legisants'aperçutquel'airnepassaitplus.Il voulutseleverpourselibérerdecebâillon,maislacoucheglacéeavaitgelé,formantuniglooaux proportionsexactesdesoncorps,etilcompritqu'ilétaitprisonnierdecequiseraitsoncercueil. Le vivant eut alors une attitude de vivant: il cria. Les hurlements furent amortis par les centimètres de neige: il n'émergea du monticule qu'un gémissement à peine audible. Roselyne finit parl'entendreetsejetasursonamiequ'ellearrachaautombeaudeflocons,transformantsesmains enpelleteuse.Levisagebleuapparut,d'unebeautéspectrale.Lasurvivantepoussauncridedélire: –C'étaitmagnifique! –Pourquoitunetelevaispas?Tuétaisentraindemourir! –Parcequej'étaisenfermée.Laneigeavaitgelé. –Non,ellen'avaitpasgelé.J'aipularetireràlamain! –Ahbon?C'estquelefroidm'avaitrenduetropfaiblepourbouger,alors. ElleditcelaavecunetelledésinvolturequeRoselyne,perplexe,sedemandasicen'étaitpas unesimulation.Maisnon,elleétaitvraimentbleue.Onnepeutpasfairesemblantdemourir,quand même. Plectrudesemitdeboutetregardalecielavecreconnaissance. –C'estformidable,cequim'estarrivé! –Tuesfolle.Jenesaispassituterendscompteque,sansmoi,tuneseraisplusvivante. –Oui.Jeteremercie,tum'assauvée.C'estencoreplusbeaucommeça. –Qu'est-cequ'ilyadebeaulà-dedans? –Tout! Lapetiteexaltéerentrachezelleetenfutquittepourungrosrhume. Son amie trouva qu'elle s'en était tirée à bon compte. Son admiration pour la danseuse ne l'empêchait pas de penser qu'elle déraillait: il fallait toujours qu'elle mît en scène son existence, qu'elle se projetât dans le grandiose, qu'elle organisât de sublimes dangers là où régnait le calme, qu'elleenréchappâtavecdesairsmiraculés. Roselyne ne put jamais se débarrasser du soupçon que Plectrude était restée volontairement enferméesoussonlinceuldeneige:elleconnaissaitlesgoûtsdesonamieetsavaitqu'elleeûttrouvé l'histoirebeaucoupmoinsadmirablesielleenétaitsortieelle-même.Pourcomplaireàsespropres conceptionsesthétiques,elleavaitpréféréattendred'êtresauvée.Etellesedemandaitsiellen'eût pasétécapabledeselaissermourirplutôtqued'enfreindrelesloishéroïquesdesonpersonnage. Certes,ellen'eutjamaislaconfirmationdesessupputations.Elleessayaitparfoisdeseprouver lecontraire:«Aprèstout,ellem'aappeléeàl'aide.Sielleavaitvraimentétéfolle,ellen'auraitpas criéausecours.» Mais d'autres faits troublants avaient lieu, qui l'intriguaient. Quand elles attendaient le bus ensemble,Plectrudeavaittendanceàsetenirsurlarueetàydemeurermêmequandilpassaitdes voitures. Roselyne la ramenait alors, d'un geste autoritaire, sur le trottoir. A cet instant précis, la danseuseavaituneexpressionbouleverséedeplaisir. Sonamienesavaitpascequ'elledevaitenpenser.Celal'énervaitunpeu. Unjour,ellerésolutdenepasintervenir,pourvoir.Ellevit. Un camion fonçait droit sur Plectrude qui n'en restait pas moins sur la chaussée. Il était impossiblequ'ellenes'enfutpasaperçue.Etpourtant,ellenebougeaitpas. Roselyne se rendit compte que son amie la regardait droit dans les yeux. Cependant, elle se répétait ce leitmotiv intérieur: «Je la laisse se débrouiller, je la laisse se débrouiller.» Le camion approchaitdangereusement. –Attention!hurlaRoselyne. Ladanseusedemeuraimmobile,lesyeuxdanslesyeuxdesonamie. Aladernièreseconde,Roselynel'arrachaàlarueenl'attrapantd'unbrasfurieux. Plectrudeeneutlabouchedéforméede jouissance. –Tum'assauvée,dit-elleenunsoupirextatique. –Tuescomplètementfolle,s'emportal'autre.Lecamionauraittrèsbienpunousfauchertoutes lesdeux.Tuauraisvouluquejemeureàcausedetoi? –Non,s'étonnal'enfant,l'airdenepasavoirenvisagécetteéventualité. –Alorsnerecommenceplusjamais!Elleseletintpourdit. Ensonforintérieur,Plectrudeserepassamillefoislascènedelaneige. SaversionenétaittrèsdifférentedecelledeRoselyne. Envérité,elleétaitàcepointdanseusequ'ellevivaitlesmoindresscènesdesaviecommedes ballets.Leschorégraphiesautorisaientquelesensdutragiquesemanifestâtàtoutboutdechamp:ce qui,danslequotidien,étaitgrotesque,nel'étaitpasàl'opéraetl'étaitencoremoinsendanse. «Jemesuisdonnéeàlaneigedanslejardin,jemesuiscouchéesouselleetelleaélevéune cathédraleautourdemoi,jel'aivueconstruirelentementlesmurs,puislesvoûtes,j'étaislegisant avec la cathédrale pour moi seul, ensuite les portes se sont refermées et la mort est venue me chercher, elle était d'abord blanche et douce, puis noire et violente, elle allait s'emparer de moi quandmonangegardienestvenumesauver,àladernièreseconde.» Tant qu'à être sauvée, il valait mieux l'être à la dernière seconde: c'était beaucoup plus beau commeça.Unsalutquin'eûtpasétéultime,c'eûtétéunefautedegoût. Roselynenesavaitpasqu'ellejouaitlerôledel'angegardien. Plectrude eut douze ans. C'était la première fois qu'un anniversaire lui donnait un vague pincementaucœur.Jusque-là,uneannéedeplus,çaluiparaissaittoujoursbonàprendre:c'étaitun motifdefierté,unpashéroïqueversdeslendemainsforcémentbeaux.Douzeans,c'étaitcommeune limite:ledernieranniversaireinnocent. Treizeans,ellerefusaitd'ypenser.Çasonnaithorrible.Lemondedesteenagersl'attiraitaussi peu que possible. Treize ans, ce devait être plein de déchirures, de malaise, d'acné, de première règles,desoutiens-gorgeetautresatrocités. Douze ans, c'était le dernier anniversaire où elle pouvait se sentir à l'abri des calamités de l'adolescence.Ellecaressaavecdélectationsontorseplatcommeleparquet. Ladanseuseallaseblottirdanslesbrasdesamère.Celui-cilacajola,ladorlota,luiditdes petitsmotsd'amour,lafrictionna–luiprodigualesmilletendressesexquisesquelesmeilleuresdes mèresdonnentàleursfilles. Plectrudeadoraitça.Ellefermaitlesyeuxdeplaisir:aucunamour,pensait-elle,nepourraitlui plaireautantqueceluidesamère.Etredanslesbrasd'ungarçon,çanelafaisaitpasrêver.Etredans lesbrasdeClémence,c'étaitl'absolu. Oui,maissamèrel'aimerait-elletoujoursautantquandelleseraituneadolescenteboutonneuse? Cetteidéelaterrifia.Ellen'osapasposerlaquestion. Dès lors, Plectrude cultiva son enfance. Elle était comme un propriétaire terrien qui, pendant desannées,auraitdisposéd'undomainegigantesqueetqui,suiteàunecatastrophe,n'enauraitplus possédé qu'un petit arpent. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle entretenait son lopin de terreavecdestrésorsdesoinetd'amour,bichonnantlesraresfleursd'enfancequ'illuiétaitencore possibled'arroser. Ellesecoiffaitdenattesoudecouettes,sevêtaitexclusivementdesalopettes,sepromenaiten serrantunoursenpeluchesursoncœur,s'asseyaitsurlesolpournouerleslacetsdesesKickers. Pourselivreràcescomportementsdemôme,ellen'avaitpasàseforcer:elleselaissaitaller auversantfavoridesonêtre,conscienteque,l'annéesuivante,ellenelepourraitplus. De tels règlements peuvent sembler bizarres. Ils ne le sont pas pour les enfants et les petits adolescents,quiobserventavecminutieceuxdesleursquisontsoitenavancesoitenretard,avec desadmirationsaussiparadoxalesqueleurmépris.Ceuxquiexagèrentsoitleursavancessoitleurs retardss'attirentl'opprobre,lasanction,leridiculeou,plusrarement,uneréputationhéroïque. Prenez une classe de cinquième, de quatrième, et demandez à n'importe quelle fille de cette classelesquellesdesesconsœursportentdéjàunsoutien-gorge:vousserezétonnédelaprécisionde laréponse. DanslaclassedePlectrude–cinquième,déjà–ilyeneutbienquelques-unespoursemoquer desescouettes,maisc'étaitprécisémentdesfillesquiétaientenavanceducôtédusoutien-gorge,ce qui leur valait plus de dérision que de louanges: on pourrait donc supposer que leurs railleries compensaientleurjalousiepourletorseplatdeladanseuse. L'attitudedesgarçonsenverslespionnièresdusoutien-gorgeétaitambiguë:ilslesreluquaient toutentenantsurellesdespropostrèsméprisants.C'estd'ailleursunehabitudequelesexemasculin conservesaviedurant,quedecalomnierhautetfortcequihantesesobsessionsmasturbatoires. Lespremièresmanifestationsdelasexualitéapparurentàl'horizondelaclassedecinquième, inspirant à Plectrude le besoin de se barder d'une innocence prononcée. Elle eût été incapable de mettredesmotssursapeur:ellesavaitseulementquesicertainesdesescondisciplessesentaient déjàprêtespources«chosesbizarres»,ellenel'étaitpas,elle.Elles'appliquaitinconsciemmentàen avertirlesautres,àgrandrenfortd'enfance. Aumoisdenovembre,onannonçal'arrivéed'unnouveau. Plectrudeaimaitlesnouveaux.Roselynefut-elledevenuesameilleureamiesiellen'avaitpas été une nouvelle, cinq ans auparavant? La petite danseuse se trouvait toujours des atomes crochus aveccesinconnusplusoumoinseffarés. L'attitudeconscienteounondelaplupartdesmômesconsistaitàsemontrerimpitoyableenvers lenouveauoulanouvelle:lamoindredeses«différences»(ilpelaituneorangeavecuncouteau,ou alorss'exclamait«crotte!»àlaplaceduclassique«merde!»)suscitaitdesgloussements. Plectrude,elle,s'émerveillaitdecescomportementsétranges:ilsluiinspiraientl'enthousiasme del'ethnologuefaceauxmœursd'unepeupladeexotique.«Cettemanièredepelersonorangeavecun couteau, c'est beau, c'est étonnant!» ou encore: «Crotte, c'est tellement inattendu!» Elle allait audevantdesnouveauxavecl'accueillantegénérositéd'uneTahitiennerecevantdesmarinseuropéenset brandissantsonsourireenguisedecollierd'hibiscus. Le nouveau était particulièrement poignant quand il poussait l'incongruité jusqu'à arriver en coursd'annéescolaireaulieudesejoindreautroupeaudeseptembre. C'était le cas de ce nouveau nouveau. La petite danseuse était déjà dans les meilleures dispositions envers lui quand il entra. Le visage de Plectrude se figea en un mélange d'horreur et d'admiration. Ils'appelaitMathieuSaladin.Onluitrouvauneplaceaufond,prèsduchauffage. Plectrude n'écouta pas un mot de ce que le professeur racontait. Ce qu'elle éprouvait était extraordinaire. Elle avait mal à la cage thora-cique et elle adorait ça. Mille fois elle voulut se retournerpourregarderlegarçon.Engénéral,elleneseprivaitpasdecontemplerlesgensjusqu'à l'impolitesse.Là,ellenepouvaitpas. Vintenfinlarécréation.Endestempsplusordinaires,lapetitedanseusefutvenueau-devantdu nouveau avec un sourire lumineux, pour le mettre à l'aise. Cette fois, elle restait désespérément immobile. Enrevanche,lesautresétaientfidèlesàleurshabitudeshostiles: –Disdonc,lenouveau,ilafaitlaguerreduViêt-nam,ouquoi? –Onval'appelerlebalafré.Plectrudesentitlacolèremonterenelle.Elledutseretenirpourne pashurler: –Taisez-vous!Cettecicatriceestsplendide!Jen'aijamaisvuungarçonaussisublime! LabouchedeMathieuSaladinétaitfendueendeuxparunelongueplaieperpendiculaire,bien recousue mais terriblement visible. C'était beaucoup trop grand pour évoquer la marque postopératoired'unbec-de-lièvre. Pour la danseuse, il n'y eut aucune hésitation: c'était une blessure de combat au sabre. Le patronymedugarçonluiévoquaitlescontesdesMilleetUneNuits,enquoiellen'avaitd'ailleurs pas tort, car c'était un nom de lointaine origine persane. Dès lors, il allait de soi que le garçon possédait un sabre recourbé. Il avait dû s'en servir pour taillader quelque infâme croisé venu revendiquerletombeauduChrist.Avantdemordrelapoussière,lechevalierchrétien,enungeste vengeur d'une mesquinerie révoltante (car, enfin, Mathieu Sala-din s'était contenté de le couper en morceaux,cequiétaitbiennormalparlestempsquicouraient),luiavaitlancésonépéeentraversde labouche,inscrivantpourjamaiscecombatsursonvisage. Lenouveauavaitdestraitsréguliers,classiques,àlafoisaimablesetimpassibles.Lacicatrice n'enétaitquemieuxmiseenvaleur.Plec-trude,muette,s'émerveillaitdecequ'elleressentait. –Etalors,tunevaspasaccueillirlenouveau,commed'habitude?ditRoselyne. La danseuse pensa que son silence risquait d'attirer l'attention. Elle rassembla son courage, respiraungrandcoupetmarchaverslegarçonavecunsourirecrispé. Il était justement avec un immonde gaillard du nom de Didier, un redoublant, qui essayait de s'accaparerMathieuSaladin,histoiredesevanterd'avoirunbalafréparmisesrelations. –Bonjour,Mathieu,bafouilla-t-elle.Jem'appellePlectrude. –Bonjour,répondit-il,sobreetpoli. Normalement,elleajoutaituneformuletarteetgentille,dustyle:«Soislebienvenuparminous» ou:«J'espèrequetut'amuserasbienavecnous.»Là,elleneputriendire.Elletournalestalonset retournaàsaplace. –Drôledeprénom,maistrèsjoliefille,commentaMathieuSaladin. –Ouais,bof, murmuraDidier en jouantlesblasés. Situ veux de la gonzesse,prends pasune gamine.Tiens,regardeMuriel:moi,jel'appelleGrosSeins. –Eneffet,constatalenouveau. –Tuveuxquejeteprésente? Etavantmêmed'avoirsaréponse,ilpritlegarçonparl'épauleetleconduisitau-devantdela créature au torse avantageux. La danseuse n'entendit pas ce qu'ils se dirent. Elle eut en bouche un goûtamer. Lanuitquisuivitcettepremièrerencontre,Plectrudesetintcediscours: «IIestpourmoi.Ilestàmoi.Ilnelesaitpas,maisilm'appartient.Jemelepromets:Mathieu Saladinestpourmoi.Peuimportequecesoitdansunmoisoudansvingtans.Jemelejure.» Elle se le répéta pendant des heures, comme une formule incantatoire, avec une assurance qu'elleneretrouveraitplusavantlongtemps. Dèslelendemain,enclasse,elledutserendreàl'évidence:lenouveaun'avaitpasunregard pourelle.Elledardaitsurluisesyeux,superbessansqu'illesremarquâtlemoinsdumonde. «S'il n'était pas blessé, il serait simplement beau. Avec cette cicatrice, il est magnifique», se répétait-elle. Sans qu'elle le sût, cette obsession pour cette marque de combat était riche de signification, PlectrudesecroyaitlavraiefilledeClémenceetdeDenisetnesavaitriendescirconstancesdesa naissance véritable. Elle ignorait l'extraordinaire violence qui avait salué son arrivée parmi les vivants. Pourtant,ildevaityavoirunerégion,danssesténèbresintérieures,quis'étaitimprégnéedece climat de meurtre et de sang, car ce qu'elle éprouvait en contemplant la cicatrice du garçon était profondcommeunmalancestral. Consolation:s'ilnes'intéressaitpasàelle,ilfallaitreconnaîtrequ'ilnes'intéressaitàpersonne d'autre.MathieuSaladinétaitd'humeurégale,sestraitsétaientpeumobiles,sonvisagen'exprimait rienendehorsd'unepolitesseneutrequiétaitdestinéeàtous.Ilétaitdegrandetaille,trèsminceet trèsfrêle.Sesyeuxavaientlasagessedeceuxquiontsouffert. Quandonluiposaitunequestion,ilprenaitletempsdelaréflexionetcequ'ilrépondaitétait toujoursintelligent.Plectruden'avaitjamaisrencontréungarçonaussipeustupide. Iln'étaitniparticulièrementfortnispectacu-lairementmauvaisenaucunematière.Ilatteignait danschaquebrancheleniveaucorrectquiluipermettaitdenepassefaireremarquer. Lapetitedanseuse,dontlesrésultatsétaientconstantsdenullitéaveclesannées,l'admiraitpour cela.Encoreheureuxqu'elleeûtgagnélasympathieetunecertaineestimeauprèsdesespairs:sinon, elleeûteuencoreplusdemalàsupporterlesréactionsquesuscitaientsesréponses. –Pourquoinoussortez-vousdetellespitreries?demandaientcertainsprofesseurs,atterrésdece qu'elledisait. Elle eût voulu leur dire que ce n'était pas exprès. Mais elle avait le sentiment que cela aggraverait son cas. Tant qu'à provoquer les fous rires de la classe entière, autant plaider la préméditation. Les professeurs croyaient qu'elle était fière des réactions du groupe et les suscitait. C'était le contraire.Quandsesbourdesdéclenchaientl'hilaritégénérale,elleavaitenviedeseterrer. Un exemple parmi des centaines: comme le thème du cours était la ville de Paris et ses monumentshistoriques,PlectrudefutinterrogéesurleLouvre.LaréponseattendueétaitleCarrousel duLouvre;lapetiterépondit: –L'arcdetriomphedeCadetRousselle. Laclasseapplauditàcettenouvelleânerieavecl'enthousiasmed'unpublicsaluantsoncomique. Plectrude était désemparée. Ses yeux cherchèrent le visage de Mathieu Saladin: elle vit qu'il riait de bon cœur, avec attendrissement. Elle soupira d'un mélange de soulagement et de dépit: soulagement, car c'eût pu être pire; dépit, car c'était une expression très différente de celle qu'elle avaitespéréprovoquerchezlui. «Siseulementilpouvaitmevoirdanser!»pensait-elle. Hélas,commentluirévélersondon?Ellen'allaitquandmêmepasvenirau-devantdeluietlui sortirdebutenblancqu'elleétaitl'étoiledesagénération. Combledemalchance,lenouveaunefréquentaitguèrequeDidier.Ilnefallaitpascomptersur cemauvaissujetpourleluiapprendre:DidiersefichaitdePlectrudeetduballetcommedel'an40. Il ne parlait que de revues cochonnes, de football, de cigarettes et de bière. Fort de son année de plus,iljouaitàl'adulte,prétendaitqu'ilserasait,cequiétaitdifficileàcroire,etsevantaitdeses succès auprès des filles de quatrième ou de troisième. A se demander ce que Mathieu Saladin trouvait à la compagnie de ce débile. Au fond, il était clair qu'il ne lui trouvait rien: il côtoyait DidierparcequeDidiervoulaits'afficheraveclui.Ilsesouciaitduredoublantcommed'uneguigne. Ilnelegênaitpas. Unjour,auprixd'uncouragefantastique,ellevintparleràsonhérospendantlarécréation.Elle s'entenditluidemanderquelchanteurilaimait. Ilréponditaimablementqu'aucunchanteurneleconvainquaitetque,pourcetteraison,ilavait constituéungrouperockavecquelquesamis: –Onseréunitdanslegaragedemesparentspourcréerlamusiquequ'onvoudraitentendre. Plectrude faillit s'évanouir d'admiration. Elle était trop amoureuse pour avoir de la présence d'espritetneditdoncpascequ'elleeûtvouludire: –J'aimeraisbienvousentendrejouer,tongroupeettoi. Elledemeuramuette.MathieuSaladinenconclutquecelanel'intéressaitpas;ilnel'invitadonc pasdanssongarage.S'ill'avaitfait,ellen'eûtpasperduseptansdesavie.Petitescauses,grands effets. –Ettoi,tuaimesquoi,commemusique?demandalegarçon. Ce fut un désastre. Elle était encore à l'âge où l'on écoute la même musique que ses parents. Denis et Clémence adoraient la bonne chanson française, Barbara, Léo Ferré, Jacques Brel, Serge Reggiani, Charles Trenet: si elle avait donné l'un de ces noms, c'eût été une réponse excellente et hautementrespectable. MaisPlectrudeeuthonte:«Adouzeans,tun'esmêmepasfichued'avoirtespropresgoûts!Tune vaspasluirépondreça:ilcomprendraitquec'estlamusiquedetesparents.» Hélas,ellen'avaitaucuneidéedequiétaientlesbonschanteursdelafindesannéessoixantedix.Elleneconnaissaitqu'unseulnometcefutceluiqu'ellecita: –Dave. LaréactiondeMathieuSaladinnefutpasvraimentméchante:iléclataderire.«Pasdedoute, cettefilleestunerigolote!»pensa-t-il. Elleeûtputirerpartidecettehilarité.Malheureusement,ellelavécutcommeunehumiliation. Elletournalestalonsets'enalla.«Jeneluiadresseraiplusjamaislaparole»,sedit-elle. Commença pour elle une période de décadence. Ses résultats scolaires, de mauvais qu'ils avaient toujours été, passèrent à exécrables. La réputation de génie qui jusque-là avait semé le troubledansl'âmedesprofesseursnesuffisaitplus. Plectrudeymettaitdusien:ellesemblaitavoiroptépourlesuicidescolaire.Nonsansgriserie, ellesefracassaitcontrelesbornesdelanullitéetlesfaisaitvolerenéclats.Cen'étaitpasexprès qu'elle répondait des énormités aux questions des professeurs: son seul choix était de ne plus se contrôler. Désormais, elle se laisserait aller, elle dirait ce que sa pente intérieure de cancre lui dicterait,niplusnimoins.Lebutn'étaitpasd'attirerl'attention(mêmesi,pourêtresincère,celane luidéplaisaitpas)maisd'êtrerejetée,renvoyée,expulséecommelecorpsétrangerqu'elleétait. Le reste de la classe l'entendait proférer des monstruosités géographiques («le Nil prend sa source dans la mer Méditerranée et ne se jette nulle part»), géométriques («l'angle droit bout à quatre-vingt-dix degrés»), orthographiques («le participe passé s'accorde avec les femmes sauf quandilyaunhommedanslegroupe»),historiques(«LouisXIVdevintprotestantquandilépousa Edith de Nantes») et biologiques («le chat a les yeux nubiles et les griffes nyctalopes») avec admiration. Admiration du reste partagée par la fillette elle-même. En effet, ce n'était pas sans un étonnementextatiquequ'elles'entendaitdiredetellesbourdes:ellen'enrevenaitpasdecontenirtant deperlessurréalistesetprenaitconsciencedel'infiniquiétaitenelle. Quantauxautresélèves,ilsétaientpersuadésquel'attitudedePlectrudeétaitpureprovocation. Chaque fois que le professeur l'interrogeait, ils retenaient leur souffle, puis ils s'émerveillaient de l'aplombnaturelaveclequelellesortaitsestrouvailles.Ilscroyaientquesonbutétaitdesemoquer del'institutionscolaireetapplaudissaientàsoncourage. Sa réputation franchit les limites de la classe. A la récréation, tout l'établissement venait demanderauxélèvesdecinquième«ladernièredePlectrude».Onseracontaitseshautsfaitscomme unechansondegeste. Laconclusionétaittoujoursidentique: –Elleyvafort! –Tuyvasunpeufort,non?s'emportasonpèreenvoyantsoncarnetdenotes. –Jeneveuxplusalleràl'école,Papa.Cen'estpaspourmoi. –Çanesepasserapascommeça! –Jeveuxdevenirpetitratdel'OpéradeParis.Celanetombapasdansl'oreilled'unesourde. –Ellearaison!ditClémence. –Tuladéfends,enplus? –Biensûr!C'estungéniedeladanse,notrePlectrude!Asonâge,ilfautqu'elles'ydonnecorps etâme!Pourquoicontinuerait-elleàperdresontempsavecdesparticipespassés? Lejourmême,Clémencetéléphonaàl'écoledespetitsrats. L'habituelleécolededansedelafillettesemontraenthousiaste: –Nousespérionsquevousprendriezunetelledécision!Elleestfaitepourça! Onluiécrivitdeslettresderecommandationoùl'onparlaitd'ellecommedelafuturePavlova. Ellefutconvoquéeparl'Opéraafindepasserunexamen.Clémencehurlaenrecevantlalettre deconvocation,quinesignifiaitpourtantrien. Lejourfixé,PlectrudeetsamèreprirentleRER.LecœurdeClémencebattaitencoreplusfort queceluidelapetitequandellesarrivèrentàl'écoledesrats. Deuxsemainesplustard,Plectrudereçutsalettred'admission.Cefutleplusbeaujourdelavie desamère. En septembre, elle commencerait l'école de l'Opéra, où elle serait pensionnaire. La fillette vivaitunrêve.Ungranddestins'ouvraitdevantelle. Onétaitenavril.Denisinsistapourqu'elleterminâtetréussîtsonannéescolaire: –Commentça,tupourrasdirequetut'esarrêtéeenquatrième. Lapetitetrouvadérisoirecetteentourloupe.Cependant,paraffectionpoursonpère,elledonna uncoupdecollieretobtintdejustesselesrésultatssuffisants.Elleavaitdésormaislafaveurdetous. Lecollègeentiersavaitpourquoiellepartaitets'enenorgueillissait.Mêmelesprofesseursdont Plectrudeavaitétélecauchemardéclaraientqu'ilsavaienttoujourssentile«génie»decetteenfant. Les pions vantaient sa grâce, les dames de la cantine louangeaient son manque d'appétit, le professeur d'éducation physique (branche dans laquelle la danseuse brillait par sa faiblesse) évoquaitsasouplesseetlafinessedesesmuscles;lecomblefutatteintquandceuxdesélèvesqui n'avaientjamaiscessédelahaïrdepuislecourspréparatoireseflattèrentd'êtresesamis. Hélas,leseulêtredelaclassequelapetiteeûtvouluimpressionnermanifestauneadmiration polie.SielleavaitmieuxconnuMathieuSaladin,elleeûtsupourquoisonvisageétaitsiimpassible. Envérité,ilpensait:«Etmerde!Moiquipensaisavoircinqansdevantmoipourarriveràmes fins!Etellequivadeveniruneétoile!Jenelareverraiplusjamais,c'estcertain.Siaumoinselle était une amie, j'aurais un prétexte pour la rencontrer à l'avenir. Mais je n'ai jamais vraiment lié amitiéavecelleetjenevaispasconduirecommecesploucsquifontsemblantdel'adorerdepuis qu'ilssaventcequil'attend.» Ledernierjourdeclasse,MathieuSaladinluiditaurevoiravecfroideur. «Encore heureux que je quitte le collège, soupira la danseuse. Je vais cesser de le voir et je penseraipeut-êtremoinsàlui.Çaluiestparfaitementégal,quejem'enaille!» Cet été-là, ils ne partirent pas en vacances: l'école des rats coûtait cher. A l'appartement, le téléphonesonnaitsanscesse:c'étaitunvoisin,unoncle,uncamarade,uncollègue,quivoulaitvenir voirlephénomène. –Etelleestbelle,enplus!s'exclamaient-ilsàsavue. Plectrudeavaithâted'êtrepensionnaireafind'échapperàcedéfilépermanentdebadauds. Poursedésennuyer,elleruminaitsonchagrind'amour.Ellemontaitausommetdesonarbredont elle enlaçait le tronc en fermant les yeux. Elle se racontait des histoires et le cerisier devenait MathieuSaladin. Elle les rouvrait et prenait conscience de la sottise de son attitude. Elle enrageait: «Qu'il est bêted'avoirdouzeansetdemietdeplaireàtoutlemondesaufàMathieuSaladin!» Lanuit,danssonlit,elleseracontaitdeshistoiresbeaucoupplusintenses:MathieuSaladinet elleétaientenfermésdansuntonneauquel'onjetaitdansleschutesduNiagara.Letonneauexplosait surdesrochersetc'étaittouràtourelleouluiquiétaitblesséouinaniméetqu'ilfallaitsauver. Lesdeuxversionsavaientdubon.Quandc'étaitellequ'ilfallaitsauver,elleadoraitqu'ilplonge pourlarechercheraufonddesremous,qu'ill'enlacepourlarameneràlaviepuisque,surlaberge, il lui fasse la respirationartificielle; quand c'étaitluiqui était blessé, ellelesortait de l'eau et se racontaitsesplaiesdontelleléchaitlesang,seréjouissantdesnouvellescicatricesquiallaientle rendreencoreplusbeau. Ellefinissaitparressentirdesfrissonsdedésirquilarendaientfolle. Elleattendaitlarentréecommeunelibération.Cefutuneincarcération. Ellesavaitqu'àl'écoledesratsrégneraitunedisciplinedefer.Pourtant,cequ'elley découvrit surpassadeloinsespressentimentslesplusdélirants. Plectrudeavaittoujoursétélaplusmincedetouslesgroupementshumainsdanslesquelselle s'étaitaventurée.Ici,ellefaisaitpartiedes«normales».Cellesqu'onqualifiaitdeminceseussentété appeléessquelettiquesendehorsdupensionnat.Quantàcellesqui,danslemondeextérieur,eussent ététrouvéesdeproportionsordinaires,ellesétaientencesmurstraitéesde«grossesvaches». Le premier jour fut digne d'une boucherie. Une espèce de maigre et vieille charcutière vint passer en revue les élèves commesi elles avaient été desmorceaux deviande. Elle les séparaen troiscatégoriesàquielletintcesdiscours: –Lesminces,c'estbien,continuezcommeça.Lesnormales,çava,maisjevousaiàl'œil.Les grossesvaches,soitvousmaigrissez,soitvouspartez:iln'yapasdeplaceicipourlestruies. Cesaimableshurlementsfurentsaluésparl'hilaritédes«minces»:oneûtditdescadavresqui rigolaient.«Ellessontmonstrueuses»,pensaPlectrude. Une «grosse vache», qui était une jolie fillette d'un gabarit parfaitement normal, éclata en sanglots.Lavieillevintl'engueulerencestermes: –Pasdesensibleriesici!Situveuxcontinueràt'empiffrerdesucresd'orgedanslesjupesdeta maman,personneneteretient! Ensuite, on mesura et pesa les jeunes morceaux de viande. Plectrude, qui aurait treize ans un mois plus tard, mesurait un mètre cinquante-cinq et pesait quarante kilos, ce qui était peu, surtout comptetenudufaitqu'elleétaittoutenmuscles,commeunedanseusequiserespecte;onneluien signifiapasmoinsquec'étaitun«maximumànepasdépasser». Atoutescesfillettes,cepremierjouràl'écoledesratsdonnal'impressiond'uneévictionbrutale del'enfance:laveille,leurscorpsétaientencoredesplantesaiméesquel'onarrosaitetchérissaitet dont la croissance était espérée comme un merveilleux phénomène naturel, garant des beaux lendemains,leursfamillesétaientdesjardinsdeterregrasseoùlavieétaitlenteetdouillette.Etlà, dujouraulendemain,onlesarrachaitàceterreauhumideetellesseretrouvaientdansunmondesec, oùunœilâpredespécialisteextrême-orientaldécrétaitquetelletigedevaitêtreallongée,quetelle racinedevaitêtreaffinée,etqu'ellesleseraient,degréoudeforce,car,depuisletemps,onavaitdes techniquespourcela. Ici,pasdetendressedanslesyeuxdesadultes:rienqu'unscalpelguettantlesdernièrespulpes del'enfance.Lespetitesvenaientd'effectuerunvoyageinstantanédanslessièclesetdansl'espace: ellesétaientpasséesenquelquessecondesdelafinduIIemillénaireenFranceàlaChinemédiévale. C'étaitpeudirequ'encesmursrégnaitunedisciplinedefer.L'entraînementcommençaittôtle matinetseterminaittardlesoir,avecd'insignifiantesinterruptionspourunrepasquineméritaitpas cenometpouruneplaged'étudespendantlaquellelesélèvessavouraientsiprofondémentlerepos ducorpsqu'ellesenoubliaientl'effortintellectuelrequis. Acerégime-là,touteslesfillesmaigrirent,ycompriscellesquiétaientdéjàtropmaigres.Ces dernières,loindes'eninquiétercommel'eussentfaitdespersonnesdebonsens,s'enréjouirent.On n'étaitjamaistropsquelettique. Contrairement à ce que le premier jour avait laissé supposer, le poids n'était pourtant pas la principale préoccupation. Les corps étaient tellement exténués par les heures interminables d'exercices que l'obsession était simplement de s'asseoir. Les moments oùl'on n'employaitpas ses musclesétaientvécuscommedesmiracles. Dès le lever, Plectrude attendait le coucher. L'instant où l'on confiait au lit sa carcasse douloureusedefatiguepourl'yabandonnerpendantlanuitétaitsivoluptueuxqu'onneparvenaitpas àpenseràautrechose.C'étaitlaseuledétentedesfillettes;lesrepas,àl'opposé,étaientdesmoments d'angoisse. Les professeurs avaient tant diabolisé la nourriture qu'elle en paraissait alléchante, si médiocrefut-elle.Lesenfantsl'appréhendaientavecterreur,dégoûtéesdudésirqu'ellesuscitait.Une bouchéeavaléeétaitunebouchéedetrop. Très vite, Plectrude se posa des questions. Elle était venue dans cet établissement pour y devenirunedanseuse,paspouryperdrelegoûtdevivreaupointdenepasavoird'idéalplusélevé quelesommeil.Ici,elletravaillaitladansedumatinausoir,sansavoirlesentimentdedanser:elle étaitcommeunécrivainforcédenepasécrireetd'étudierlagrammairesansdiscontinuer.Certes,la grammaire est essentielle, mais seulement en vue de l'écriture: privée de son but, elle est un code stérile.Plectrudenes'étaitjamaissentieaussipeudanseusequedepuissonarrivéeàl'écoledesrats. Danslecoursdeballetqu'elleavaitfréquentélesannéesprécédentes,ilyavaitplacepourdepetites chorégraphies.Ici,onfaisaitdesexercices,pointfinal.Labarrefinissaitparévoquerlesgalères. Cetteperplexitésemblaitpartagéeparbeaucoupd'élèves.Aucunen'enparlaitet,cependant,on sentaitledécouragementserépandreparmilesenfants. Il y eut des abandons. Ils semblaient avoir été espérés par les autorités. Ces défections en entraînaientd'autres.CedégraissagespontanéenchantaitlesmaîtresetmeurtrissaitPlectrude,pour quichaquedépartéquivalaitàundécès. Ce qui devait arriver arriva: elle fut tentée de partir. Ce qui l'en empêcha fut la sourde impressionquesamèreleluireprocheraitetquemêmesesexcellentesexplicationsneserviraientà rien. Sansdouteleschefsdel'écoleattendaient-ilsl'abandond'unelistedéterminéedepersonnescar, dujouraulendemain,leurattitudechangea.Lesélèvesfurentconvoquéesdansunesalleplusgrande qued'habitude,oùonleurtintd'abordcelangage: –Vousavezdûobserver,cesdernierstemps,denombreuxdéparts.Nousn'ironspasjusqu'àdire que nous les avons délibérément provoqués, nous n'aurons cependant pas l'hypocrisie de les regretter. Ilyeutunsilence,sansdoutedansleseulbutdemettrelesenfantsmalàl'aise. – Celles qui sont parties ont prouvé qu'elles n'avaient pas vraiment envie de danser; plus exactement,ellesontmontréqu'ellesn'avaientpaslapatiencenécessaireàunedanseusevéritable. Savez-vous ce que certaines de ces péronnelles ont déclaré, en annonçant leur défection? Qu'elles étaient venues pour danser et qu'ici, on ne dansait pas. Qu'est-ce qu'elles s'imaginaient, celles-là? Qu'après-demain,ellesnousinterpréteraientLeLacdescygnes? Plectrude se rappelaune expression de sa mère:«battre le chien devant le loup». Oui, c'était biencela:lesprofesseursétaiententraindebattreleschiensdevantlesloups. – Danser, cela se mérite. Danser, danser sur une scène devant un public, est le plus grand bonheur du monde. A dire vrai, même sans public, même sans scène, danser est l'ivresse absolue. Une joie si profonde justifie les sacrifices les plus cruels. L'éducation que nous vous donnons ici tendàprésenterladansepourcequ'elleest:nonpaslemoyen,maislarécompense.Ilseraitimmoral delaisserdanserdesélèvesquinel'auraientpasmérité.Huitheuresàlabarreparjouretunrégime defamine,celaneparaîtradurqu'àcellesquin'ontpasassezenviededanser.Alors,quecellesqui veulentencorepartirpartent! Plusaucunenepartit.Lemessageavaitétébienreçu.Commequoil'onpeutaccepterlespires disciplines,pourvuqu'ellesvoussoientexpliquées. Larécompensearriva:ondansa. Certes, ce fut deux fois rien. Mais le simple fait de quitter la barre pour s'élancer, sous les regards des autres, au centre de la salle, d'y virevolter quelques instants et de sentir combien son corpspossédaitl'artdecepasétaitaffolant.Sidixsecondespouvaientprocurertantdeplaisir,on osaitàpeinerêverdecequ'onéprouveraitendansantdeuxheures. Pourlapremièrefois,PlectrudeplaignaitRoselynequin'avaitpasétéreçueàl'écoledesrats. Elleneseraitjamaisqu'unejeunefilleordinairepourquiladanseseraitundélassement.Aprésent, Plectrudebénissaitladuretédesesprofesseurs,quiluiavaientapprisquecetartétaitunereligion. Ce qui, jusque-là, l'avait scandalisée, lui semblait maintenant normal. Qu'on les affamât, les abrutît à la barre de rabâchages techniques des heures d'affilée, qu'on les injuriât, qu'on traitât de grossesvachesdesgaminessansaucunerondeur,toutceladésormaisluiparaissaitacceptable. Ilyavaitmêmedeschosesbienpiresqui,audébut,luidonnaientenviedecrieràl'atteinteaux droitsdel'hommeetqui,àprésent,nelarévoltaientplus.Cellesquiprésentaientplustôtqued'autres des signes de puberté se voyaient obligées d'avaler des pilules interdites qui bloquaient certaines mutationsdel'adolescence.Autermed'unepetiteenquête,Plectrudes'aperçutquepersonnen'avait sesrèglesàl'écoledesrats,pasmêmedanslesclassessupérieures. Elleenavaitdiscutéencachetteavecunegrandequiluiavaitdit: – Pour la plupart des élèves, les pilules ne sont même pas nécessaires: la sous-alimentation suffitàbloquerlecyclemenstrueletlesmodificationsphysiquesqu'entraînél'apparitiondesrègles. Pourtant, il y a quelques dures à cuire qui parviennent quand même à devenir pubères malgré les privations.Celles-cidoiventprendrelafameusepilulequiarrêtelesmenstruations.Letampon,c'est l'objetintrouvabledel'école. –N'ya-t-ilpasdesfillesquiontleursrèglesencachette? – Tu es folle! Elles savent que c'est contre leur intérêt. C'est elles-mêmes qui demandent la pilule. Cetteconversation,ensontemps,avaitscandaliséPlectrude.Aprésent,elleadmettaitlespires manipulations,elletrouvaitmagnifiqueslesloisSpartiatesdel'établissement. Sonespritétaitsubjugué,àlalettre:souslejougdesprofesseurs,leurdonnantraisonentout. Heureusement, à l'intérieur de sa tête, la voix de l'enfance encore proche, plus savamment contestatairequecelledel'adolescence,lasauvait,quiluisusurraitd'hygiéniquesénor-mités:«Saistupourquoicelieus'appellel'écoledesrats?Onditquec'estlenomdesélèves,maisc'estceluides professeurs.Oui,cesontdesrats,despingres,avecdegrandesdentspourrongerlaviandesurle corpsdesballerines.Nousavonsdumériteàavoirlapassiondeladansealorsqu'ilsl'ontsipeu: eux,cequilesintéresse,enbonsratsqu'ilssont,c'estdenousratisser,denousbouffer.Rats,çaveut direavares,etsiçan'étaitqued'argent!Avaresdebeauté,deplaisir,devieetmêmededanse!Tu parlesqu'ilsaimentladanse!Ilssontsespiresennemis!Ilssontchoisispourleurhainedeladanse, exprès,parceques'ilsl'aimaient,ceseraittropfacilepournous.Aimercequ'aimésonprofesseur,ce serait trop naturel. Ici, on exige de nous ce qui est surhumain: se sacrifier pour un art haï de nos maîtres, trahi cent fois par jour par la petitesse de leur esprit. La danse, c'est l'élan, la grâce, la générosité,ledonabsolu–lecontrairedelamentalitéd'unrat.» Le dictionnaire Robert lui fournit l'alimentation qu'elle n'avait plus. Plectrude lut avec gourmandise et délectation: «rat d'égout, être fait comme un rat, face de rat, radin, rapiat». Oui, vraiment,l'écoleportaitbiensonnom. Il y avait pourtant une salubrité réelle à choisir des professeurs abjects. L'institution pensait, non sans raison, qu'il eût été immoral d'encourager les ballerines. La danse, art total s'il en fut, requérait l'investissement entier de l'être. Il était donc obligatoire d'éprouver la motivation des enfants en sapant jusqu'aux bases leur idéal. Celles qui ne résisteraient pas ne pourraient jamais avoirl'envergurementaled'uneétoile.Detelsprocédés,pourmonstrueuxqu'ilsfussent,relevaientdu combledel'éthique. Seulement,lesprofesseursnelesavaientpas.Ilsn'étaientpasaucourantdelamissionsuprême deleursadismeetl'exerçaientparpurevolontédenuire. C'estainsiqu'ensecret,Plectrudeappritaussiàdansercontreeux. En trois mois, elle perdit cinq kilos. Elle s'en réjouit. D'autant qu'elle avait remarqué un phénomène extraordinaire: en passant au-dessous de la barre symbolique des quarante kilos, elle n'avaitpasseulementperdudupoids,elleavaitaussiperdudusentiment. Mathieu Saladin: ce nom qui auparavant la mettait en transe la laissait désormais de glace. Pourtant,ellen'avaitpasrevucegarçon,nieudesesnouvelles:iln'avaitdoncpuladécevoir.Elle n'avaitpasnonplusrencontréd'autresgarçonsquieussentpuluifaireoublierceluiqu'elleaimait. Cen'étaitpasdavantagel'écoulementdutempsquil'avaitrefroidie.Troismois,c'étaitcourt.Et puis,elles'étaittropobservéepournepasremarquerl'enchaînementdescausesetdeseffets:chaque kiloenmoinsemportaitdanssafonteunepartdesonamour.Elleneleregrettaitpas,aucontraire: pourpouvoirleregretter,ileûtfalluqu'elleéprouvâtencoredusentiment.Elleseréjouissaitd'être débarrasséedecedoublefardeau:lescinqkilosetcetteencombrantepassion. Plectrudesepromitderetenircettegrandeloi:l'amour,leregret,ledésir,l'engouement–toutes cessottisesétaientdesmaladiessécrétéesparlescorpsdeplusdequarantekilos. Siparmalheurunjourellepesaitànouveaucepoidsd'obèseetsi,enconséquence,lesentiment recommençait à torturer son cœur, elle connaîtrait le remède à cette pathologie ridicule: ne plus manger,selaisserdescendreendessousdelabarredesquarantekilos. Quand on pesait trente-cinq kilos, la vie était différente: l'obsession consistait à vaincre les épreuvesphysiquesdujour,àdistribuersonénergiedemanièreàenavoirassezpourleshuitheures d'exercices,àaffronteraveccouragelestentationsdurepas,àcacherfièrementl'épuisementdeses forces–àdanser,enfin,quandonl'auraitmérité. Ladanseétaitlaseuletranscendance.Ellejustifiaitpleinementcetteexistencearide.Joueravec sasantén'avaitaucuneimportancepourvuquel'onpûtconnaîtrecettesensationincroyablequiétait celledel'envol. Il y a un malentendu autour de la danse classique. Pour beaucoup, elle n'est qu'un univers ridiculedetutusetdechaussonsrosés,demaniérismesàpointesetdemièvreriesaériennes.Lepire, c'estquec'estvrai:elleestcela. Maisellen'estpasquecela.Débarrassezleballetdesesafféteriesgnangnan,desontulle,de sonacadémismeetdeseschignonsromantiques:vousconstaterezqu'ilresteraquelquechoseetque cettechoseesténorme.Lapreuveenestquelesmeilleursdanseursmodernesserecrutentàl'école classique. CarleGraalduballet,c'estl'envol.Aucunprofesseurneleformulecommeça,depeurd'avoir l'aird'unfoufurieux.Maisquiaapprislatechniquedelasissone,del'entrechat,dugrandjetéen avant,nepeutplusendouter:cequ'onchercheàluienseigner,c'estl'artdes'envoler. Silesexercicesàlabarresontsiennuyeux,c'estparcequecelle-ciestunperchoir.Quandon rêve de s'envoler, on enrage d'être contraint à s'amarrer à un morceau de bois, des heures durant, alorsquel'onsentdanssesmembresl'appeldel'airlibre. En vérité, la barre correspond à l'entraînement que les oisillons reçoivent au nid: on leur apprend à déployer leurs ailes avant de s'en servir. Pour les oisillons, quelques heures suffisent. Mais si un humain a le projet invraisemblable de changer d'espèce et d'apprendre à voler, il est normalqu'ildoiveyconsacrerplusieursannéesd'exercicesexténuants. Ilenserarécompenséau-delàdesesespérancesquandviendralemomentoùilauraledroitde quitterleperchoir–labarre–etdesejeterdansl'espace.Lespectateursceptiquenevoitpeut-être pas ce qui se passe dans le corps de la danseuse classique à cet instant précis: c'est une folie véritable.Etquecettedémencerespecteuncodeetunedisciplinedefern'enlèverienaucôtéinsensé del'affaire:leballetclassiqueestl'ensembledestechniquesvisantàprésentercommepossibleet raisonnablel'idéedel'envolhumain.Dèslors,comments'étonnerdesatoursgrotesquesvoiregrandguignolesquesdanslesquelscettedanses'exerce?S'attend-onvraimentàcequ'unprojetaussidingue soitceluidegenssainsd'esprit? Cettelongueincises'adresseàceuxchezquileballetnesuscitequelerire.Ilsontraisonde rire,maisqu'ilsnesecontententpasderire:ladanseclassiquecacheaussiunidéalterrifiant. Etlesravagesquecedernierpeutexercerdansunjeuneespritéquivalentàceuxd'unedrogue dure. ANoël,ilfallutpasserdecourtesvacancesdanssafamille. Aucune élève de l'école des rats ne s'en réjouissait. Au contraire, cette perspective les emplissait d'appréhension. Des vacances: à quoi cela pouvait-il bien servir? Cela se justifiait du tempsoùlebutdelavieétaitleplaisir.Maiscetteépoque,quiétaitcelledel'enfance,étaitrévolue: àprésent,leseulsensdel'existenceétaitladanse. Et la vie de famille, composée essentiellement de repas et d'avachissement, était en contradictionavecl'obsessionnouvelle. Plectrudeseditquec'étaitça,aussi,quitterl'enfance:neplusseréjouiràl'approchedeNoël. C'étaitlapremièrefoisquecelaluiarrivait.Elleavaiteuraison,l'anpassé,detantcraindrel'âgede treizeans.Elleavaitvraimentchangé. Tous le constatèrent. Sa maigreur les frappa: sa mère fut la seule à s'en émerveiller. Denis, Nicole,BéatriceetRoselyne,qu'onavaitinvitée,désapprouvèrent: –Tuasunvisageenlamedecouteau. –Elleestdanseuse,protestaClémence.Ilnefallaitpasvousattendreàcequ'ellenousrevienne avecdesjouesrondes.Tuestrèsbelle,machérie. Au-delàdesamaigreur,unemodificationplusprofondeleslaissad'autantplusperplexesqu'ils ne lui trouvèrent pas de nom. Peut-être n'osèrent-ils simplement pas la formuler tant elle était sinistre:Plectrudeavaitperdubeaucoupdesafraîcheur.Ellequiavaittoujoursétéunefilletterieuse manquaitàprésentdecetentrainqu'onluiavaitconnu. «C'estsansdoutelechocdesretrouvailles»,pensaDenis. Maiscetteimpressions'accentuaaufildesjours.C'étaitcommesiladanseuseétaitabsente:Sa bienveillanceapparentecachaitmalsonindifférence. Quant aux repas, ils semblaient la torturer. On avait l'habitude qu'elle mange très peu; maintenant,ellen'avalaitcarrémentplusrien,etonlasentaittendueaussilongtempsqu'onn'avaitpas quittélatable. Si ses proches avaient pu voir ce qui se passait dans la tête de Plectrude, ils se seraient inquiétésencoredavantage. D'abord, le jour de son arrivée, ils lui avaient tous semblé obèses. Même Roselyne, une adolescentemince,luiparuténorme.Ellesedemandaitcommentilssupportaientleurembonpoint. Ellesedemandaitsurtoutcommentilstoléraientcettevievainequiétaitlaleur,cettemollesse étaleetsansbut.Ellebénissaitsonexistencedureetsesprivations:elleaumoins,elleallaitvers quelquechose.Cen'étaitpasqu'elleavaitlecultedelasouffrance,maiselleavaitbesoindesens:en cela,déjà,elleétaitadolescente. Enaparté,Roselyneluiracontalesmillehistoiresdeleurclasse.Ellepouffaitets'excitait: –Ettusaisquoi?EhbienVanessa,ellesortavecFred,oui,letypedetroisième! Trèsvite,ellefutdéçuedel'absencedesuccèsqu'ellerécoltait: – Tu as été dans leur classe pendant plus longtemps que moi et tu t'en fous, de ce qui leur arrive? –Neleprendspasmal.Situsavaiscommetoutcelaestloindemoi,maintenant. –MêmeMathieuSaladin?demandaRoselyne,finemouchedupassémaispasduprésent. –Biensûr,ditPlectrudeaveclassitude. –Çan'apastoujoursétécommeça. –Çal'est. –Ilyadesgarçonsàtonécole? –Non.Ilsprennentleurscoursséparément.Onnelesvoitjamais. –Rienquedesfilles,alors?Quellegalère! –Tusais,onn'apasletempsdepenseràceschoses-là. Plectruden'eutpaslecouragedeselancerdanssesexplicationssurlabarrièrequiséparaitles plusdequarantekilosdesmoinsdequarantekilos,maiselleensentaitplusquejamaislaréalité. Qu'est-ce qu'elle s'en fichait, de ces ridicules flirts scolaires! Cette pauvre Roselyne lui faisait d'autantpluspitiéqu'elleportaitdésormaisunsoutien-gorge. –Tuveuxquejetelemontre? –Quoi? –Monsoutif.Tun'arrêtespasdelezieuterpendantquejeteparle. Roselynesoulevasontee-shirt.Plectrudehurlad'horreur. En son for intérieur, la petite, qui avait appris à danser contre ses professeurs, apprit aussi à vivre contre sa famille. Elle ne lui disait rien mais elle observait les siens avec consternation: «Commeilssontaffalés!Commeilssontsoumisauxloisdelapesanteur!Lavie,cedoitêtrepluset mieuxqueça.» Elletrouvaitqueleurexistence,àl'inversedelasienne,n'avaitaucunetenue.Etelleavaithonte poureux.Parfois,ellesedemandaitsiellen'étaitpasuneorphelinequ'ilsavaientadoptée. –Jet'assurequ'ellem'inquiète.Elleesttrèsmaigre,ditDenis. –Oui,etalors?C'estunedanseuse,réponditClémence. –Lesdanseusesnesontpastoujoursaussimaigresqu'elle. –Elleatreizeans.Acetâge,c'estnormal. Rassuré par cet argument, Denis put trouver le sommeil. La capacité d'auto-aveuglement des parentsestimmense:partantd'unconstatexact–lafréquencedelamaigreurchezlesadolescents-, ilsgommaientlescirconstances.Leurfilleétaittrèsfineparnature,certes:samaigreuractuellen'en étaitpasnaturellepourautant. Lesfêtespassèrent.Plectruderetournaàl'école,poursonplusgrandsoulagement. –J'aiparfoisl'impressiond'avoirperduuneenfant,ditDenis. –Tueségoïste,protestaClémence.Elleestheureuse. Ellesetrompaitdoublement.D'abord,lafilletten'étaitpasheureuse.Ensuite,l'égoïsmedeson marin'étaitriencomparéausien:elleeûttellementvouluêtreballerineet,grâceàPlectrude,elle assouvissaitcetteambitionparprocuration.Peuluiimportaitdesacrifierlasantédesonenfantàcet idéal.Sionleluiavaitdit,elleeûtouvertdegrandsyeuxetsefutexclamée: –Jeneveuxquelebonheurdemafille! Etc'eûtétédesapartfranchiseabsolue.Lesparentsnesaventpascequeleursincéritécache. CequePlectrudevivaitàl'écoledesratsnes'appelaitpaslebonheur:ilfautàcedernierun minimumdesentimentdesécurité.Lafilletten'enavaitpasl'ombre,enquoielleavaitraison:àson stade,ellenejouaitplusavecsasanté,puisqu'ellejouaitsasanté.Ellelesavait. CequePlectrudevivaitàl'écoledesratss'appelaitl'ivresse:cetteextasesenourrissaitd'une dose énorme d'oubli. Oubli des privations, de la souffrance physique, du danger, de la peur. Moyennant ces amnésies volontaires, elle pouvait se jeter dans la danse et y connaître la folle illusion,latransedel'envol. Elleétaitentraindedevenirl'unedesmeilleuresélèves.Certes,ellen'étaitpaslaplusmaigre, mais elle était sans conteste la plus gracieuse: elle possédait cette merveilleuse aisance du mouvement qui est la plus suprême injustice de la nature, car la grâce est donnée ou refusée à la naissancesansqu'aucuneffortultérieurnepuissepalliersonmanque. Etpuis,cequinegâtaitrien,c'estqu'elleétaitlaplusjolie.Mêmeàtrente-cinqkilos,ellene ressemblait pas à ces cadavres dont les professeurs louaient la maigreur: elle avait ses yeux de danseuse qui illuminaient son visage de leur beauté fantastique. Et les maîtres savaient, sans pour autant en parler à leurs élèves, que la joliesse compte énormément dans le choix des danseuses étoiles;àcetégard,Plec-trudeétaitdeloinlamieuxlotie. C'étaitsasantéquilatracassaitensecret.Ellen'enparlaitàpersonnemais,lanuit,elleavaitsi mal aux jambes qu'elle devait s'empêcher de crier. Sans avoir aucune notion de médecine, elle en soupçonnait la raison: elle avait supprimé jusqu'à la moindre trace de produits laitiers dans son alimentation.Eneffet,elleavaitremarquéqu'illuisuffisaitdequelquescuilleréesdeyaourtmaigre poursesentir«gonflée»(encoreeût-ilfalluvoircequ'elleappelait«gonflée»). Or, le yaourt maigre était le seul laitage admis dans l'établissement. S'en passer revenait à éliminer tout apport en calcium, lequel était censé cimenter l'adolescence. Si fous que fussent les adultes de l'école, aucun ne recommandait de se priver de yaourt, et même les élèves les plus décharnéesenmangeaient.Plectrudebannitcetaliment. Cettecarenceentraînatrèsvited'atrocesdouleursdanslesjambes,pourpeuquelapetiterestât immobilequelquesheures,cequiétaitlecaslanuit.Pouréliminercettesouffrance,ilfallaitselever etbouger.Maislemomentoùlesjambesseremettaientenmouvementétaitunsupplicedigned'une séance de torture: Plectrude devait mordre un chiffon pour ne pas hurler. Elle avait à chaque fois l'impressionquelesosdesesmolletsetdesescuissesallaientserompre. Ellecompritqueladécalcificationétaitlacausedecetourment.Pourtant,elleneputsedécider à reprendre de ce maudit yaourt. Sans le savoir, elle était victime de la machine intérieure de l'anorexie, qui considère chaque privation comme irréversible, sauf à ressentir une culpabilité insoutenable. Elleperditencoredeuxkilos,cequilaconfirmadansl'idéequeleyaourtmaigreétait«lourd». Lors des vacances de Pâques, son père lui dit qu'elle était devenue un squelette et que c'était horrible,maissamèrerabrouaaussitôtDenisets'extasiasurlabeautédesafille.Clémenceétaitle seul membre de sa famille que Plectrude voyait encore avec plaisir: «Elle au moins, elle me comprend.» Ses sœurs et même Roselyne la regardaient comme une étrangère. Elle ne faisait plus partiedeleurgroupe:ilsnesesentaientriendecommunaveccetassemblaged'ossements. Depuis qu'elle était descendue plus bas que trente-cinq kilos, la danseuse éprouvait encore moinsdesentiments.Ellenesouffritdoncpasdecetteexclusion. Plectrudeadmiraitsavie:ellesesentaitcommel'héroïneuniqued'uneluttecontrelapesanteur. Ellel'affrontaitparlejeûneetparladanse. LeGraalétaitl'envolet,detousleschevaliers,Plectrudeétaitlaplusprochedel'atteindre.Que luiimportaientlesdouleursnocturnesenregarddel'immensitédesaquête? Lesmois,lesannéess'écoulèrent.Ladanseuses'intégraàsonécolecommeunecarméliteàson ordre.Endehorsdel'établissement,pointdesalut. Elleétaitl'étoilemontante.Onparlaitd'elleenhautlieu:ellelesavait. Elleatteignitl'âgedequinzeans.Ellemesuraittoujoursunmètrecinquante-cinqetn'avaitdonc pas même grandi d'un demi-centimètre depuis son entrée à l'école des rats. Son poids: trente-deux kilos. Illuisemblaitparfoisqu'ellen'avaitjamaiseudevieavant.Elleespéraitquesonexistencene changeraitjamais.L'admirationd'autrui,réelleoufantasmée,luisuffisaitcommerapportaffectif. Ellesavaitaussiquesamèrel'aimaitfollement.Minederien,laconsciencedecetamourlui servaitdecolonnevertébrale.Unjour,elleparladesesproblèmesdejambesàClémence;celle-ci secontentadeluidire: –Quetuescourageuse! Plectrude savoura le compliment. Pourtant, en son for intérieur, elle eut l'impression que sa mèreeûtdûluidirequelquechosedetrèsdifférent.Ellenesavaitpasquoi. Ce qui devait arriver arriva. Un matin de novembre, comme Plectrude venait de se lever en mordantsonchiffonpournepashurlerdedouleur,elles'effondra:elleentendituncraquementdans sacuisse. Ellenepouvaitplusbouger.Elleappelaàl'aide.Onl'hospitalisa. Undocteurquinel'avaitpasencorevueexaminasesradios. –Quelâgeacettefemme? –Quinzeans. –Quoi?!Elleal'ossatured'uneménopau-séedesoixanteans! Onl'interrogea.Elledévoilalepotauxrosés:elleneprenaitplusaucunproduitlaitierdepuis deuxannées–àl'âgeoùlecorpsenadesbesoinsdémentiels. –Vousêtesanorexique? –Non,voyons!s'insurgea-t-elledebonne foi. –Voustrouvezquec'estnormaldepesertrentekilosàvotreâge? –Trente-deuxkilos!protesta-t-elle. –Vouscroyezqueçachangequelquechose?EllerecourutauxargumentsdeClémence: –Jesuisballerine.Ilvautmieuxnepasavoirderondeursdansmonmétier. –Jenesavaispasqu'onrecrutaitlesdanseusesdanslescampsdeconcentration. –Vousêtesfou!Vousinsultezmonécole! – A votre avis, que faut-il penser d'un établissement où on laisse une adolescente s'autodétruire?Jevaisappelerlapolice,ditlemédecinquin'avaitpasfroidauxyeux. Plectrudeeutl'instinctdeprotégersonordre: –Non!C'estmafaute!Jemesuisprivéeencachette!Personnenesavait. – Personne ne voulait savoir. Le résultat, c'est que vous vous êtes cassé le tibia rien qu'en tombant par terre. Si vous étiez normale, un mois de plâtre suffirait. Dans votre état, je ne sais combiendemoisvousallezdevoirlegarder,ceplâtre.Sansparlerdelarééducationquisuivra. –Maisalors,jenevaispaspouvoirdanserpendantlongtemps? –Mademoiselle,vousnepourrezplusjamaisdanser. LecœurdePlectrudecessadebattre.Ellesombradansunesortedecoma. Elleensortitquelquesjoursplustard.Passélemomentexquisoùl'onnesesouvientderien, elleserappelasacondamnation.Unegentilleinfirmièreluiconfirmalasanction: –Votreossatureesttropgravementfragilisée,surtoutdanslesjambes.Mêmequandvotretibia serarétabli,vousnepourrezpasrecommencerladanse.Lemoindresaut,lemoindrechocpourrait vousbriser.Ilfaudradesannéesdesuralimentationenproduitslaitierspourvousrecalcifier. Annoncer à Plectrude qu'elle ne pourrait plus danser revenait à annoncer à Napoléon qu'il n'auraitjamaisplusd'armée:c'étaitlaprivernonpasdesavocationmaisdesondestin. Ellenepouvaitpasycroire.Elleinterrogeatouslesmédecinspossiblesetimaginables:iln'y eneutpasunpourluilaisserunelueurd'espoir.Ilfautlesenféliciter:ileûtsuffiquel'und'entreeux luiaccordâtuncentièmedechancedeguérisonetelles'yfûtaccrochéeaupointd'ylaisserlavie. Aprèsquelquesjours,Plectrudes'étonnaqueClémencenefutpasàsonchevet.Elledemandaà téléphoner. Son père lui dit qu'à l'annonce de la terrible nouvelle, sa mère était tombée gravement malade: –Elleadelafièvre,elledélire.Elleseprendpourtoi.Elledit:«Jen'aiquequinzeans,mon rêvenepeutpasêtredéjàfini,jeseraidanseuse,jenepeuxpasêtreautrechosequedanseuse!» L'idéedelasouffrancedeClémenceachevaPlectrude.Danssonlitd'hôpital,elleregardaitle goutte-à-gouttequilanourrissait:elleavaitvraimentlaconvictionqu'illuiinjectaitdumalheuren guised'aliment. Aussilongtempsquelemoindremouvementluifutinterdit,Plectruderestaàl'hôpital.Sonpère venaitparfoisluirendrevisite.ElledemandaitpourquoiClémencenel'accompagnaitpas. –Tamèreestencoretropmalade,répondait-il. Celaduradesmois.Personned'autrenevintlavoir,nidel'écoledesrats,nidesafamille,ni desonanciencollège:commequoiPlectruden'appartenaitplusàaucunmonde. Elle passait ses journées à ne faire strictement rien. Elle ne voulait rien lire, ni livres ni journaux.Ellerefusaitlatélévision.Ondiagnostiquaunedépressionprofonde. Ellenepouvaitrienavaler.Encoreheureuxqu'ilyeûtlegoutte-à-goutte.Cedernierluiinspirait pourtantdudégoût:ilétaitcequilarattachaitàlavie,malgréelle. Quandcefutleprintemps,onlaramenachezsesparents.Soncœurbattaitàl'idéederevoirsa mère:cesouhaitluifutrefusé.Lapetites'insurgea: –Cen'estpaspossible!Elleestmorteouquoi? –Non,elleestvivante.Maiselleneveutpasquetulavoiesdanscetétat. C'étaitplusquePlectruden'enpouvaitsupporter.Elleattenditquesessœursfussentaulycéeet quesonpèrefutsortipourquittersonlit:ellepouvaitàprésentsedéplaceràl'aidedebéquilles. Elletitubajusqu'àlachambreparentale,oùClémenceétaitentraindedormir.Enlavoyant,la petitelacrutmorte:elleavaitleteintgrisetluiparutencoreplusmaigrequ'elle.Elles'effondraà côtéd'elleenpleurant: –Maman!Maman! Ladormeuses'éveillaetluidit: –Tun'aspasledroitd'êtreici. –J'avaistropbesoindetevoir.Etpuismaintenantc'estfait,etc'estmieuxcommeça:jepréfère savoir comment tu es. Du moment que tu es vivante, le reste m'est égal. Tu vas recommencer à manger,tuvasallermieux:nousallonsguérirtouteslesdeux,maman. Elleremarquaquesamèrerestaitfroideetnel'étreignaitpas. –Serre-moidanstesbras,j'enaitellementbesoin! Clémencedemeuraitinerte. –Pauvremaman,tuestropfaiblemêmepourça. Elleseredressaetlaregarda.Commeelleavaitchangé!Iln'yavaitplusaucunechaleurdans lesyeuxdesamère.Quelquechoseétaitmortenelle:Plectrudenevoulutpaslecomprendre. Ellesedit:«Mamanseprendpourmoi.Elleacessédemangerparcequej'aicessédemanger. Sijemange,ellemangera.Sijeguéris,elleguérira.» Lapetitesetraînajusqu'àlacuisineetpritunetablettedechocolat.Ensuite,ellerevintdansla chambredeClémenceets'assitsurlelit,prèsd'elle. –Regarde,maman,jemange. Le chocolat traumatisa sa bouche qui avait perdu l'habitude des aliments, a fortiori d'une friandiseaussiriche.Plectrudes'efforçadenepasmontrersonmalaise. –C'estduchocolataulait,maman,c'estpleindecalcium.C'estbonpourmoi. C'était donc ça, manger? Ses entrailles tressaillaient, son estomac se révoltait, Plectrude se sentitsurlepointdetournerdel'œil,maisellenes'évanouitpas:ellevomit–sursesgenoux. Humiliée,désolée,ellerestaimmobileàcontemplersonœuvre. Cefutalorsquesamèredit,d'unevoixsèche: –Tumedégoûtes. Lapetiteregardal'œilglacialdelafemmequivenaitdeluilancerunetellecondamnation.Elle ne voulut pas croire ce qu'elle avait entendu et vu. Elle s'enfuit aussi vite que ses béquilles le lui permettaient. Plectrudetombasursonlitetpleuraautantquel'onpeutpleurer.Elles'endormit. Quandelles'éveilla,ellesentitunphénomèneinvraisemblable:elleavaitfaim. ElledemandaàBéatrice,quientre-tempsétaitrentrée,deluiapporterunplateau. –Victoire!applauditsasœurquinetardapasàluiramenerdupain,dufromage,delacompote, dujambonetduchocolat. Lapetitenepritpascedernierquiluirappelaittroplerécentvomissement;encompensation, elledévoralereste. Béatriceexultait. L'appétitétaitrevenu.Cen'étaitpasdelaboulimiemaisdesainesfringales.Ellemangeaittrois copieux repas par jour, avec une attirance particulière pour le fromage, comme si son corps la renseignaitsursesbesoinslesplusurgents.Sonpèreetsessœursétaientravis. Acerégime,Plectruderepritrapidementdupoids.Elleretrouvasesquarantekilosetsonbeau visage.Toutallaitpourlemieux.Elleparvenaitmêmeànepaséprouverdeculpabilité,cequipour uneancienneanorexiqueestextraordinaire. Commeellel'avaitprévu,saguérisonguéritsamère.Celle-ciquittaenfinsachambreetrevitsa fille,qu'ellen'avaitplusaperçuedepuislejouroùelleavaitvomi.Ellelaregardaavecconsternation ets'écria: –Tuasgrossi! –Oui,maman,balbutialapetite. –Quelleidée!Tuétaissijolieavant! –Tunemetrouvespasjolie,commeça? –Non.Tuesgrosse. –Enfin,maman!Jepèsequarantekilos. –C'estbiencequejedisais:tuasgrossidehuitkilos. –J'enavaisbesoin! –C'estcequetutedispouravoirbonneconscience.Tuavaisbesoindecalcium,pasdepoids. Situt'imaginesquetuasl'aird'unedanseuse,maintenant! – Mais maman, je ne peux plus danser. Je ne suis plus une danseuse. Sais-tu combien j'en souffre?Neretournepasleferdanslaplaie! –Situensouffrais,tun'auraispastantd'appétit. Lepireétaitlavoixdureaveclaquellecettefemmeluiassenasonverdict. –Pourquoimeparles-tucommeça?Nesuis-jeplustafille? –Tun'asjamaisétémafille. Clémenceluiracontatout:Lucette,Fabien,l'assassinatdeFabienparLucette,sanaissanceen prison,lesuicidedeLucette. –Qu'est-cequetumeracontes?gémitPlec-trude. –Demandeàtonpère–enfin,àtononcle-,situnemecroispas. Lapremièreincrédulitépassée,lapetiteparvintàdire: –Pourquoimedis-tuçaaujourd'hui? –Ilfallaitbientel'avouerunjour,non? –Biensûr.Maispourquoidecettefaçonsicruelle?Jusqu'ici,tuasétépourmoilameilleure desmères.Là,tumeparlescommesijen'avaisjamaisététafille. –Parcequetum'astrahie.Tusaiscombienjerêvaisquetusoisdanseuse. –J'aieuunaccident!Cen'estpasmafaute. –Si,c'esttafaute!Situnet'étaispasstupidementdécalcifiée! –Jet'avaisparlédemesdouleursauxjambes! –C'estfaux! –Si,jet'enavaisparlé!Tum'avaismêmefélicitéepourmoncourage. –Tumens! – Je ne mens pas! Tu trouves que c'est normal, une mère qui félicite sa fille d'avoir mal aux jambes?C'étaitunappelausecoursettunel'asmêmepasentendu. –C'estça,disquec'estmafaute.LamauvaisefoideClémencelaissaPlectrudesansvoix. Touts'effondrait:ellen'avaitplusdedestin,ellen'avaitplusdeparents,ellen'avaitplusrien. Denisétaitgentilmaisfaible.ClémenceluiordonnadecesserdeféliciterPlectrudepourson appétitretrouvé: –Nel'encouragepasàgrossir,voyons! Ellen'estpasgrosse,bégaya-t-il.Unpeuronde,peut-être. Le«unpeuronde»signifiaàlapetitequ'elleavaitperduunallié. Direàunefilledequinzeansqu'elleestgrosse,voire«unpeuronde»,quandellepèsequarante kilos,revientàluiinterdiredegrandir. Une fillette, face à un tel désastre, n'a que deux possibilités: la rechute dans l'anorexie ou la boulimie.Parmiracle,Plectrudenesombranidansl'unenidansl'autre.Elleconservasonappétit. Elleavaitdesfringalesquen'importequelmédecineûttrouvéessalutairesetqueClémencedéclarait «monstrueuses». Envérité,c'étaitunesantésuprêmequiintimaitàPlectruded'avoirfaim:elleavaitdesannées d'adolescenceàrattraper.Grâceàsafrénésiedefromage,ellegranditdetroiscentimètres.Unmètre cinquante-huit,c'étaitquandmêmemieuxqu'unmètrecinquante-cinq,commetailleadulte. Aseizeans,elleeutsesrègles.Ellel'annonçaàClémencecommeunemerveilleusenouvelle. Celle-cihaussalesépaulesavecmépris. –Çanetefaitpasplaisir,quejesoisenfinnormale? –Combienpèses-tu? –Quarante-septkilos. –C'estbiencequejepensais:tuesobèse. –Quarante-septkilospourunmètrecinquante-huit,tutrouvesçaobèse? –Regardelavéritéenface:tuesénorme. Plectrude, qui avait retrouvé le plein usage de ses jambes, alla se jeter sur son lit. Elle ne pleurapas:elleressentitunecrisedehainequiduradesheures.Elletapaitdupoingsursonoreiller et,àl'intérieurdesoncrâne,unevoixhurlait:«Elleveutmetuer!Mamèreveutmamort!» Jamaisellen'avaitcessédeconsidérerClémencecommesamère:peuluiimportaitqu'ellefut sortiedesonventreounon.Elleétaitsamèreparcequ'elleétaitcellequiluiavaitvraimentdonnéla vie–etc'étaitlamêmequi,àprésent,voulaitlaluiretirer. A sa place, nombre d'adolescentes se seraient suicidées. L'instinct de survie devait être sacrementancréenPlectrudecarellefinitparsereleverendisantàhauteetcalmevoix: –Jenetelaisseraipasmetuer,maman. Elleserepritenmain,autantquecelaétaitpossibleàunefilledeseizeansquiavaittoutperdu. Puisquesamèreétaitdevenuefolle,elleseraitadulteàsaplace. Elle s'inscrivit à un cours de théâtre. Elle y fît grande impression. Son prénom y contribua. S'appeler Plectrude, c'était à double tranchant: soit on était laide et ce prénom soulignait votre laideur,soitonétaitbelleetl'étrangesonoritédePlectrudedémultipliaitvotrebeauté. Ce qui fut son cas. On était déjà frappé quand on voyait entrer cette jeune fille aux yeux superbesetàladémarchededanseuse.Quandonapprenaitsonprénom,onlaregardaitdavantageet onadmiraitsescheveuxsublimes,sonexpressiontragique,saboucheparfaite,sonteintidéal. Sonprofesseurluiditqu'elleavait«unphysique»(elletrouvacetteexpressionétrange:toutle monden'avait-ilpasunphysique?)etluiconseilladeseprésenteràdescastings. Cefutainsiqu'onlasélectionnapourjouerlerôledeGéraldineChaplinadolescentedansun téléfilm;enlavoyant,l'actrices'exclama:«Jen'étaispassibelleàsonâge!»Onnepouvaitpourtant nierunecertaineparentéentrecesdeuxvisagesd'uneminceurextrême. Ce genre de prestations rapportait à la jeune fille un peu d'argent, pas assez, hélas, pour lui permettredefuirsamère,cequiétaitdevenusonbut.Lesoir,ellerentraitàl'appartementleplus tard possible, afin de ne pas croiser Clémence. Elle ne pouvait cependant toujours l'éviter et se voyaitalorsaccueillied'un: –Tiens!VoilàBouboule!Danslemeilleurdescas.Danslepire,celadevenait: –Bonsoir,Dondon! Onpourraitmalcomprendrecommentdesproposaussisurréalisteslablessaientàcepoint;ce seraitignorerl'airdégoûtéaveclequelcescommentairesluiétaientassénés. Unjour,PlectrudeosarépliquerqueBéatrice,septkilosdeplusqu'elle,nerecevaitjamaisde remarquesaussidésobligeantes.Aquoisamèrerépondit: –Çan'arienàvoir,tusaisbien! Ellen'eutpasl'audacededirequenon,ellenesavaitpasbien.Toutcequ'ellecomprit,c'estque sasœuravaitledroitd'êtrenormaleetpaselle. Un soir, comme Plectrude n'avait pu trouver de prétexte pour ne pas dîner avec les siens, et comme Clémence prenait un air scandalisé chaque fois qu'elle avalait une bouchée, elle finit par protester: –Maman,cessedemeregardercommeça!Tun'asjamaisvuquelqu'unmanger? –C'estpourtonbien,machérie.Jem'inquiètedetaboulimie! –Boulimie! Plectruderegardafixementsonpère,puissessœurs,avantdedire: –Vousêtestroplâchespourmedéfendre!Lepèrebalbutia: –Çanemedérangepasquetuaiesbonappétit. –Lâche!lançalajeunefille.Jemangemoinsquetoi. Nicolehaussalesépaules. –J'enairienàfoutre,devosconneries. –Jen'enattendaispasmoinsdetoi,grinçal'adolescente. Béatricerespiraungrandcouppuiselledit: –Bon,maman,j'aimeraisquetulaissesmasœurtranquille,d'accord? –Merci,ditlajeunefille. CefutalorsqueClémencesouritetclama: –Cen'estpastasœur,Béatrice! –Qu'est-cequeturacontes? –Crois-tuquelemomentsoitbienchoisi?murmuraDenis. Lamèreselevaetallachercherunephotoqu'ellejetasurlatable. –C'estLucette,masœur,quiestlavraiemèredePlectrude. Pendantqu'elleracontaitl'histoireàNicoleetBéatrice,lapetiteavaitsaisilaphotoetregardait avidementlejolivisagedelamorte. Lessœursétaientabasourdies. –Jeluiressemble,ditl'adolescente. Ellepensaquesamères'étaitsuicidéeàdix-neufansetqueceseraitsondestinàelleaussi: «J'aiseizeans.Encoretroisansàvivre,etunenfantàmettreaumonde.» Dèslors,Plectrudeeut,pourlesnombreuxgarçonsquitournaientautourd'elle,desregardsqui n'étaientpasdesonâge.Ellenepouvaitlesdévisagersanspenser:«Voudrais-jeunbébédeceluici?» Le plus souvent, la réponse intime était non, tant il paraissait inimaginable d'avoir un enfant avecteloutelgodelureau. Aucoursdethéâtre,leprofesseurdécidaquePlectrudeetundesescamaradesjoueraientune scènedeLaCantatricechauve.Cetexteintriguasiprofondémentlajeunefillequ'elleseprocurales œuvrescomplètesd'Ionesco.Cefutunerévélation:elleconnutenfincettefièvrequipousseàliredes nuitsentières. Elle avait souvent essayé de lire, mais les livres lui tombaient des mains. Sans doute chaque êtrea-t-il,dansl'universdel'écrit,uneœuvrequiletransformeraenlecteur,àsupposerqueledestin favoriseleurrencontre.CequePlatonditdelamoitiéamoureuse,cetautrequicirculequelquepart etqu'ilconvientdetrouver,saufàdemeurerincompletjusqu'aujourdutrépas,estencoreplusvrai pourleslivres. «Ionesco est l'auteur qui m'était destiné», pensa l'adolescente. Elle en conçut un bonheur considérable,l'ivressequeseulepeutprocurerladécouverted'unlivreaimé. Il peut arriver qu'un premier coup de foudre littéraire déchaîne le goût de la lecture chez l'intéressé;cenefutpaslecasdelajeunefille,quin'ouvritd'autreslivresquepoursepersuaderde leur ennui. Elle décida qu'elle ne lirait pas d'autres auteurs et s'enorgueillit du prestige d'une telle fidélité. Unsoir,commeelleregardaitlatélévision,Plectrudeappritl'existencedeCatherineRinger.En l'entendantchanter,elleressentitunmélanged'engouementetd'amertume:engouement,parcequ'elle la trouvait formidable; amertume, parce qu'elle eût voulu faire très précisément ce métier, alors qu'ellen'enavaitnilacapacité,nilesmoyens,nilamoindrenotion. Sielleavaitétélegenredefillequiaunenouvelleambitionparsemaine,cen'eûtpasététrès grave.Cen'étaithélaspassoncas.Adix-septans,Plectrudeavaitpeud'enthousiasme.Sescoursde théâtrenelapassionnaientpas.Elleeûtvendusonâmepourreprendreladanse,maislesmédecins, s'ilsavaientconstatéunnetprogrèsdanssarecalcification,étaientunanimespourluiinterdireson anciennevocation. SiladécouvertedeCatherineRingerfutuntelchocpourl'adolescente,c'estparcequ'ellelui donnait,pourlapremièrefois,unrêveétrangeràladanse. Elle se consola en pensant qu'elle allait mourir dans deux ans et au'entre-ternes elle devrait mettreunenfantaumonde:«Jen'aipasletempsd'êtrechanteuse.» Aucoursdethéâtre,PlectrudeeutàjouerunpassagedeLaLeçond'Ionesco.Pouruncomédien, obtenir l'un des rôles principaux dans une pièce de son auteur préféré, c'est à la fois Byzance et Cythère,RomeetleVatican. Ilseraitfauxdedirequ'elledevintlajeuneélèvedelapièce.Elleavaittoujoursétécerôle, cette fille si enthousiaste face aux apprentissages élus qu'elle en venait à les pervertir et à les démolir – encouragée et devancée en cela, bien entendu, par le professeur, grand masticateur de savoiretd'étudiants. Ellefutl'élèveavectantdesensdusacréquecelacontaminalapartieadverse:celuiquireçut lerôleduprofesseurfutautomatiquementchoisiparPlectrude. Lorsd'unerépétition,commeilluidisaitunerépliqued'unevéritéprodigieuse(«Laphilologie mèneaucrime»),elleluiréponditqu'ilseraitlepèredesonenfant.Ilcrutàunprocédélangagier dignedeLaCantatricechauveet acquiesça. La nuit même, elle le prit au mot. Un mois plustard, Plectrude sut qu'elle était enceinte. Avis à ceux, s'ils existent, qui ne verraient encore en Ionesco qu'unauteurcomique. PLECTRUDE avait l'âge de sa propre mère quand elle accoucha: dix-neuf ans. Le bébé fut appeléSimon.Ilétaitbeauetbienportant. L'adolescenteressentitunefabuleuseboufféed'amourenledécouvrant.Ellenesedoutaitpas qu'elleauraitàcepointlafibrematernelleetledéplora:«Çanevapasêtrefaciledesesuicider.» Elleétaitpourtantdéterminéeàallerjusqu'aubout:«J'aidéjàmisdel'eaudanslevindemon destinenrenonçantàtuerlepèredeSimon.Maismoi,jen'ycouperaipas.» Elleberçaitlepetitenluimurmurant: – Je t'aime, Simon, je t'aime. Je mourrai parce que je dois mourir. Si j'avais le choix, je resteraisauprèsdetoi.Jedoismourir:c'estunordre,jelesens. Unesemaineplustard,ellesedit:«C'estmaintenantoujamais.Sijecontinueàvivre,jevais tropm'attacheràSimon.Plusj'attendrai,plusceseradifficile.» Ellen'écrivitaucunelettre,pourcettenobleraisonqu'ellen'aimaitpasécrire.Detoutemanière, sonacteluiparaissaitsilisiblequ'ellenevoyaitpaslanécessitédel'expliquer. Commeellenesesentaitaucuncourage,elledécidaderevêtirsesplusbeauxvêtements:elle avaitdéjàremarquéquel'élégancedonnaitducœurauventre. Deuxansplustôt,elleavaittrouvéauxpucesunerobed'archiduchessefantasmatiqueenvelours bleunuit,avecdesdentellescouleurdevieilor,sisomptueusequ'elleétaitimportable. «Sijenelametspasaujourd'hui,jenelamettraijamais»,sedit-elle,avantd'éclaterderireen prenantconsciencedelaprofondevéritédecettepensée. La grossesse l'avait un peu amaigrie et elle flottait dans la robe: elle s'en accommoda. Elle lâcha sa chevelure magnifique qui lui tombait jusqu'aux fesses. Quand elle se fut composé un maquillagedeféetragique,elleseplutetdécrétaqu'ellepouvaitsesuicidersansrougir. Plectrude embrassa Simon. Au moment de sortir de chez elle, elle se demanda comment elle allait procéder: se jetterait-elle sous un train, sous une voiture, ou dans la Seine? Elle ne s'était mêmepasposélaquestion:«Jeverraibien»,conclut-elle.«Sionsesouciedecegenrededétails,on nefaitplusrien.» Ellemarchajusqu'àlagare.Ellen'eutpaslecouragedeseprécipitersouslesrouesduRER. «Tantqu'àmourir,autantmouriràParis,etdemoinsvilainefaçon»,sedit-elle,nonsansuncertain sens des convenances. Elle monta donc dans le train, où, de mémoire de banlieusards, on n'avait jamais vu une passagère d'aussi superbe allure, d'autant qu'elle souriait d'une oreille à l'autre: la perspectivedusuicidelamettaitd'excellentehumeur. ElledescenditdanslecentredelavilleetmarchalelongdelaSeine,àlarecherchedupontqui favoriserait le mieux son entreprise. Comme elle hésitait entre le pont Alexandre-111, le pont des ArtsetlePont-Neuf,ellemarchalongtemps,effectuantd'incessantsallers-retourspourreconsidérer leursméritesrespectifs. Finalement, le pont Alexandre-III fut recalé pour magnificence exagérée et le pont des Arts éliminépourexcèsd'intimité.LePont-Neuffutéluquilaséduisittantparsonanciennetéqueparses plates-formesendemi-lune,idéalespourlesréflexionsdedernièreminute. Hommesetfemmesseretournaientsurlepassagedecettebeautéquines'enrendaitpascompte, tantsonprojetl'absorbait.Ellenes'étaitplussentieaussieuphoriquedepuisl'enfance. Elles'assitsurleborddupont,piedsdanslevide.Beaucoupdegensadoptaientcetteposition qui n'attirait plus l'attention de personne. Elle regarda autour d'elle. Un ciel gris pesait sur NotreDame,l'eaudelaSeinefrisaitauvent.Soudainl'âgedumondefrappaPlectrude:commesesdixneufannéesseraientviteengloutiesdanslessièclesdeParis! Elle eut un vertige et son exaltation tomba: toute cette grandeur de ce qui dure, toute cette éternitédontelleneferaitpaspartie!Elleavaitapportéàlaterreunenfantquinesesouviendraitpas d'elle. Sinon, rien. La seule personne qu'elle avait aimée d'amour était sa mère: en se tuant, elle obéissait à celle qui ne l'aimait plus. «C'est faux: il y a aussi Simon. Je l'aime. Mais vu combien l'amourd'unemèreestnocif,ilvautmieuxquejeleluiépargne.» Soussesjambes,legrandvidedufleuvel'appelait. «Pourquoiai-jeattenducemomentpoursentircequimemanque?Mavieafaimetsoif,ilne m'estrienarrivédecequipeutnourriretabreuverl'existence,j'ailecœurdesséché,latêtedénutrie, àlaplacedel'âmej'aiunecarence,est-cedanscetétatqu'ilfautmourir?» Lenéantvrombissaitsouselle.Laquestionl'écrasait,ellefuttentéed'yéchapperenlaissantses piedsdevenirpluslourdsquesoncerveau. Acetinstantprécis,unevoixhurla,deloin: –Plectrude! «M'appelle-t-ondechezlesmortsoudechezlesvivants?»sedemanda-t-elle. Ellesepenchaversl'eau,commesielleallaityvoirquelqu'un. Lecriredoublad'intensité: –Plectrude! C'étaitunevoixd'homme. Elleseretournaendirectionduhurlement. Ce jour-là, Mathieu Saladin avait éprouvé le besoin incompréhensible de quitter son XVIIe arrondissementnatalpoursepromenerlelongdelaSeine. Ilprofitaitdecettejournéedouceetgrisequandilavaitvuvenirensensinverse,surletrottoir, uneapparition:unejeunefilled'unesplendeursidérante,vêtuecommepourunbalcostumé. Ils'étaitarrêtépourlaregarderpasser.Ellenel'avaitpasvu.Ellenevoyaitpersonne,avecses grandsyeuxhallucinés.Cefutalorsqu'ill'avaitreconnue.Ilavaitsouridejoie:«Jel'airetrouvée! Ondiraitqu'elleesttoujoursaussifolle.Cettefois-ci,jenelalâcheplus.» IIs'étaitlivréàceplaisirquiconsisteàsuivreensecretunepersonnequ'onconnaît,àobserver sescomportements,àinterprétersesgestes. Quand elle avait enjambé le Pont-Neuf, il n'avait pas eu peur: il l'avait vue avec un visage joyeux,ellen'avaitpasl'airdésespéré.Ils'étaitaccoudéauborddelaSeineetpenchépourregarder sonanciennecamaradedeclasse. Peuàpeu,ilavaittrouvéquePlectrudeavaituneattitudedespluslouches.Sonexaltationmême luiavaitparususpecte;quandilavaiteulanetteimpressionqu'elleallaitsejeterdanslefleuve,il avaithurlésonprénometcouruverselle. Ellelereconnutaussitôt. Ilseurentlepréludeamoureuxlepluscourtdel'Histoire. –Tuasquelqu'un?demandaMathieusansperdreuneseconde. –Célibataire,avecunbébé,répondit-elleaussisec. –Parfait.Tumeveux? –Oui. Il empoigna les hanches de Plectrude et les retourna à cent quatre-vingts degrés, pour qu'elle n'eûtpluslespiedsdanslevide.Ilsseroulèrentunpatinafindescellercequiavaitétédit. –Tun'étaispasentraindetesuicider,parhasard? –Non,répondit-elleparpudeur. Illuiroulaunnouveaupatin.Ellepensa:«IIyauneminute,j'étaissurlepointdemejeterdans levide,etmaintenantjesuisdanslesbrasdel'hommedemavie,quejen'avaisplusvudepuissept ans,quejecroyaisneplusjamaisrevoir.Jedécidederemettremamortàunedateultérieure.» Plectrudedécouvritunechosesurprenante:onpouvaitêtreheureuxàl'âgeadulte. –Jevaistemontreroùj'habite,dit-ilenl'emmenant. –Quetuesrapide! –J'aiperduseptans.Çam'asuffi. SiMathieuSaladinavaitpusedouterdunombred'engueuladesquecetaveuallaitluivaloir,il l'eûtbouclée.CombiendefoisPlectrudeneluicria-t-ellepas: ,-Etdirequetum'aslaisséeattendreseptans!Etdirequetum'alaisséesouffrir! AquoiMathieuprotestait: –Toiaussi,tum'aslaissé!Pourquoinem'avais-tupasditquetum'aimais,àdouzeans? –C'estlerôledugarçon!coupaitPlectrude,péremptoire. Un jour, comme Plectrude entamait le couplet du déjà célèbre «et dire que tu m'as laissée attendreseptans!»,Mathieuycoupacourtparunerévélation: –Tun'espaslaseuleàavoirétéàl'hôpital.Dedouzeàdix-huitans,j'aiétéhospitalisésixfois. –Monsieurs'esttrouvéunenouvelleexcuse?Etpourquelsbobostesoignait-on? –Pourêtrepluscomplet,sacheque,deunàdix-huitans,j'aiétéhospitalisédix-huitfois.Elle fronçalessourcils. –C'estunelonguehistoire,commença-t-il. Al'âged'unan,MathieuSaladinétaitmort. Le bébé Mathieu Saladin marchait à quatre pattes dans le salon de ses parents, explorant l'universpassionnantdespiedsdefauteuiletdesdessousdetable.Dansuneprisedecourant,ily avait une rallonge qui ne donnait sur rien. Le bébé s'intéressa à cette ficelle qui s'achevait sur un demi-bulbedesplussaisissants:illemitdanssaboucheetsaliva.Ilreçutunedéchargequiletua. Le père de Mathieu ne put accepter cette sentence électrique. Il conduisit le bébé chez le meilleurmédecindelaplanètedansl'heurequisuivit.Personnenesutcequisepassa,maisilrendit lavieaupetitcorps. Encore fallait-il lui rendre une bouche: Mathieu Saladin n'avait plus rien qui correspondît à cetteappellation:nilèvres,nipalais.Lemédecinl'envoyachezlemeilleurchirurgiendel'univers qui préleva ici un peu de cartilage, là un peu de peau, et qui, au terme d'un minutieux patchwork, reconstitua,sinonunebouche,aumoinssastructure. –C'esttoutcequejepeuxfairecetteannée,conclut-il.Revenezl'anprochain. Chaqueannée,ilréopéraitMathieuSaladinetrajoutaitquelquechose.Puis,ilterminaitparles deuxphrasesdevenuesrituelles.Cefutlesujetdeplaisanteriesdel'enfanceetdel'adolescencedu miraculé: – Et si tu es bien sage, l'an prochain, on te fera une luette (une arrière-bouche, une membranevélaire,unecourburepalatale,unegin-givo-plastie,etc.). Plectrudel'écouta,ausommetdel'extase. –C'estpourçaquetuascettesublimecicatriceàlamoustache! –Sublime? –Iln'yariendeplusbeau! Ilsétaientvraimentdestinésl'unàl'autre,cesdeuxêtresquichacun,demanièresidifférente,au coursdelapremièreannéedeleurexistence,avaitcôtoyélamortdebeaucouptropprès. Lesfées,décidémenttropnombreuses,quiavaientaccablélajeunefilled'épreuvesàlamesure desgrâcesdontellesl'avaientparée,luienvoyèrentalorslapiredesplaiesd'Egypte:uneplaiede Belgique. Quelquesannéesavaientpassé.VivreleparfaitamouravecMathieuSaladin,musiciendeson état,avaitdonnéàPlectrudelecouragededevenirchanteuse,sousunpseudonymequiétaitunnom de dictionnaire et qui convenait ainsi à la dimension encyclopédique des souffrances qu'elle avait connues:Robert. Il est régulier que les plus grands malheurs prennent d'abord le visage de l'amitié: Plectrude rencontraAmélieNothombetvitenellel'amie,lasœurdontelleavaittantbesoin. Plectrudeluiracontasavie.Amélieécoutaaveceffarementcedestind'Atride.Elleluidemanda sitantdetentativesdemeurtresursapersonneneluiavaientpasdonnéledésirdetuer,envertude cetteloiquifaitdesvictimeslesmeilleursdesbourreaux. –Votrepèreaétéassassinéparvotremèrequandelleétaitenceintedevous,auhuitièmemois desagrossesse.Onalacertitudequevousétiezéveillée,puisquevousaviezlehoquet.Donc,vous êtestémoin! –Maisjen'airienvu! – Vous avez forcément perçu quelque chose. Vous êtes un témoin d'un genre très spécial: un témoininutero.Ilparaîtque,dansleventredeleurrnère,lesbébésentendentlamusiqueetsaventsi leurs parents font l'amour. Votre mère a vidé le chargeur sur votre père, dans un état de violence extrême:vousavezdûleressentir,d'unemanièreoud'uneautre. –Oùvoulez-vousenvenir? – Vous êtes imprégnée de ce meurtre. Ne parlons même pas des tentatives d'assassinat métaphoriquesquevousavezsubiesetquevousvousêtesimposéesparlasuite.Commentpourriezvousnepasdevenirmeurtrière? Plectrude,quin'yavaitjamaissongé,neputdèslorsqu'ypenser.Etcommeilyauneformede justice,elleassouvitsondésird'assassinatsurcellequileluiavaitsuggéré.Ellepritlefusilquine laquittaitpasetquiluiétaitutilequandelleallaitvoirsesproducteursettirasurlatemped'Amélie. «C'est tout ce que j'ai trouvé pour l'empêcher d'élucubrer», expliqua-t-elle à son mari, compréhensif. Plectrude et Mathieu, qui avaient en commun d'avoir souvent traversé le fleuve des Enfers, regardèrentlemacchabéeavecunelarmeaucoindesyeux.Celarenforçaencorelaconnivencedece coupletrèsémouvant. Dès lors, leur vie devint, à une syllabe près, une pièce d'Ionesco: «Amélie ou comment s'en débarrasser».C'étaituncadavrebienencombrant. L'assassinatacecidecomparableavecl'actesexuelqu'ilestsouventsuividelamêmequestion: quefaireducorps?Danslecasdel'actesexuel,onpeutsecontenterdepartir.Lemeurtrenepermet pas cette facilité. C'est aussi pour cette raison qu'il constitue un lien beaucoup plus fort entre les êtres. Al'heurequ'ilest,PlectrudeetMathieun'onttoujourspastrouvélasolution.