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11. SENS CRITIQUE Responsable : Mathilde BRANTHOMME RAPPELS 08-09 La très vivante production théâtrale québécoise génère chaque saison des critiques diverses, voire hétéroclites, qui nourrissent notre rapport au théâtre. En rendant compte des productions à l’affiche, les critiques partagent leurs coups de cœur ou exposent des lectures parfois acerbes, incitant ainsi les lecteurs à aiguiser leur propre sens critique. La passion et la générosité des critiques qui ont répondu à l’appel de Rappels nous a permis de regrouper trente-et-un articles dans la section « Sens critique ». Ceux-ci sont parus entre mai 2008 et juin 2009 dans divers médias québécois – magazines, revues, journaux – et ont été rédigés par seize critiques 1. Ces textes présentent certaines pièces marquantes de la saison 2008-2009 tout en étant révélateurs de la réception de ces spectacles. Ce sont donc vingt-neuf productions qui font l’objet d’articles dans cette section. La sélection de textes envoyés par les critiques porte ainsi sur deux évènements jeunes publics (La migration des oiseaux invisibles, La robe de ma mère), sur trois spectacles étrangers en accueil (Krum, Molora, Questo Buio Feroce), sur quatre productions de langue anglaise (Death and the Maiden, Molora, Tryst, With Bated Breath) ainsi que sur un grand nombre de créations qui manifestent la grande vitalité du théâtre québécois. À travers les plumes d’Hervé Guay et d’Aurélie Olivier, les Cahiers de théâtre Jeu et le magazine bimensuel Spirale exposent des analyses poussées de productions importantes, ouvrant ainsi un vaste espace de pensée sur la production théâtrale québécoise. Les quotidiens et hebdomadaires culturels offrent quant à eux des lectures qui peuvent participer au développement de notre propre sens critique ou qui livrent tout simplement les sentiments et opinions des journalistes par rapport à une pièce. Il faut souligner l’accueil enthousiaste que les critiques ont réservé à la pièce Woyzeck, une création de la troupe montréalaise Sibyllines, dont le texte de Georg Büchner a été adapté et mis en scène par Brigitte Haentjens. La création Bob, de René Daniel Dubois, mise en scène par René Richard Cyr, mérite aussi une attention toute particulière, que lui donne Alexandre Cadieux, en ayant obtenu le prix de la critique dans la catégorie Montréal pour la saison 2008-2009 et en soulignant avec brio le quarantième anniversaire du Théâtre d’Aujourd’hui. À Ottawa, la centième production du Théâtre du Trillium, Grincements et autres bruits, a engendré de beaux moments d’hilarité et d’étonnements ravis. Enfin, le spectacle déambulatoire, Où tu vas quand tu dors en marchant...? a ravi, même sous la pluie, les aventuriers en quête de nouvelles sensations théâtrales et c’est avec plaisir que le lecteur pourra suivre les pas de Jean St-Hilaire dans la Vieille Capitale. Les critiques anglophones ont chaleureusement répondu à la demande de Rappels, notamment Coralie Duchesne, du tout nouveau magazine indépendant, culturel et artistique The Rover, qui rend compte de deux créations montréalaises. Pat Donnelly souligne quant à elle la profondeur et la grandeur de Molora, de Yael Farber, et n’hésite pas à écrire qu’il s’agit d’une des meilleures productions qu’elle n’ait jamais vues. 1 Les articles sont reproduits intégralement. Seules les coquilles et les fautes d’orthographe ont été corrigées au besoin. NDLR. 2 SENS CRITIQUE Finalement, cette sélection ne se veut pas exhaustive : un coup d’œil sur le discours critique d’une saison théâtrale riche et haute en couleur. Elle nous plonge, le temps d’une lecture, dans les remous d’une scène qui n’a pas fini de nous surprendre. 3 RAPPELS 08-09 Pi...?! de Christian Bégin Mise en scène de Marie Charlebois Les Éternels Pigistes Christian SAINT-PIERRE, « Revenir à la vie », Voir Montréal, 22 mai 2008. <http://www.voir.ca/publishing/article.as px?zone=1§ion=8&article=58412> Avec Pi...?!, une pièce de Christian Bégin mise en scène par Marie Charlebois, Les Éternels pigistes font un retour fracassant. Il y avait déjà quatre ans que Les Éternels pigistes ne nous avaient rien donné à se mettre sous la dent. En 2003, Mille feuilles procédait à une critique mordante mais surtout désopilante d’une société obsédée par la consommation et la communication. Ces jours-ci, le collectif défend une pièce de Christian Bégin sur les angoisses viscérales de l’être humain. Tout en inscrivant leur spectacle dans la droite lignée de ce qu’ils ont fait auparavant, les créateurs de Pi...?! arrivent à se réinventer. La facture de la pièce est assez classique. À la suite d’un accident de voiture, Emmanuel (Bégin), chef cuisinier, est déclaré cliniquement mort pendant 17 minutes. Huit mois plus tard, de retour dans son chic appartement, plus irrité que jamais par les mensonges qui l’entourent, l’homme cède aux supplications de sa femme Gabrielle et accepte de recevoir des amis à souper. Il ne pose qu’une seule condition : ne pas parler de l’accident. Évidemment, il ne sera question que de ça. charmante horticultrice d’origine étatsunienne (Isabelle Vincent). Malgré les efforts de Gabrielle, déterminée à faire de cette soirée une réussite, le repas prendra rapidement une tournure complètement délirante. Surtout à partir du moment où Marc, le frère schizoïde de Gabrielle (Patrice Coquereau), fait irruption. Véritable fou du roi, cet homme, obsédé par la mort, dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Grâce à lui, mais aussi à l’alcool et à quelques jeux de société pour le moins révélateurs, les personnages vont graduellement déballer leurs peurs les plus profondes. La mort, la solitude, l’abandon, le vieillissement du corps et de l’âme... tout y passe. Bien sûr, on rit beaucoup. Mais pas seulement. Par moments, l’écriture est remarquablement juste, étonnamment sensible. Notamment dans les bouleversants monologues de Sue et Gabrielle, des passages avec lesquels Vincent et Charlebois offrent les plus beaux moments de la soirée. Après Circus minimus, où il donnait une voix de stentor à un clown très en colère, Bégin prouve qu’il peut incarner et nuancer ses préoccupations dans toute une galerie de personnages, une faune attachante à laquelle le talent des comédiens et la direction inspirée de Marie Charlebois donnent beaucoup de relief. Autour de la table, il y a PierreLouis et Sue, un professeur de cégep pédant (Pier Paquette) et sa conjointe, 4 SENS CRITIQUE Oh les beaux jours de Samuel Beckett Mise en scène d’André Brassard Espace GO Sylvie ST-JACQUES, « Oh, quelle femme! », La Presse, 13 septembre 2008, cahier « Arts et spectacles », p. 12. Oh les beaux jours de Samuel Beckett est une œuvre intemporelle et exigeante, qui prend toute sa force dans le souffle et le sens que lui donne le metteur en scène qui s’y attaque. Sur la scène de l’Espace GO, apparaît ou plutôt règne une triomphale Andrée Lachapelle, en Winnie dont le bas du corps est prisonnier d’un tas de sable bleu. La beauté et la joie de vivre, qui font un pied de nez au passage du temps : on ne saurait imaginer choix plus éloquent, pour personnifier l’idée de résilience. L’éclairage est vif, violent. La dame, vêtue d’une tenue festive, flotte au-dessus des choses. « Dans la merde jusqu’au cou », elle dit sa lente déchéance avec cette voix chantante incomparable. Un lotus sorti de la boue. Le tableau, saisissant, est presque insupportable de beauté, de cruauté et de fatalité. Voir ainsi cette Andrée Lachapelle se réjouir de l’absence de douleur, qui clame que la mobilité est une malédiction, qui s’extasie de la beauté du jour, demande la paix (c’est-àdire la lune), est à la fois dérangeant et apaisant. On projette ce que l’on veut, sur ce miroir de nos vies qu’est la pièce de Beckett. André Brassard, grandement inspiré par l’aura de sa muse, mise sur le contraste entre la joie et la beauté immortelles de la dame et la tragédie du destin humain. Dirigée par l’homme de théâtre qui retrouve son métier après quatre ans de repos forcé, Andrée Lachapelle a la grâce mélancolique, la légèreté magnifiée par l’immobilité forcée. Brassard, qui a situé la pièce dans un contexte qui ressemble à un lendemain de catastrophe nucléaire, ne fournit cependant pas au spectateur son interprétation personnelle de la pièce de Beckett. Le texte et la prestation d’Andrée Lachapelle suffisent. De même que l’essentielle présence de Roger Larue, en Willie, l’époux ravagé qui apparaît à quelques reprises, tristement vêtu de haillons sales. Un rôle ingrat qu’il livre avec humilité et justesse. Autant Winnie est souveraine, dans sa prison qu’elle transforme en trône royal, s’entourant d’objets pour cultiver sa coquetterie, autant Willie s’enlise dans un trou noir de désespoir. Il faut voir Lachapelle exhorter son ‘mari’ d’élever un doigt, pour lui confirmer sa présence. Il lui offrira les cinq. Et elle louera le ciel pour ce « beau jour ». Elle a tout perdu ou presque, sa vue décline, elle s’émerveille de la présence d’une fourmi, mais il lui reste sa chanson. La gravité n’est cependant pas évacuée de cette production d’Oh les beaux jours, qui finit quand même par basculer vers l’inexorablement sombre. Et oui, bien sûr, il s’agit d’une pièce exigeante qui demande une attention soutenue et un effort d’interprétation, de la part du spectateur. Mais l’exercice est 5 RAPPELS 08-09 payant : on sort de là grandi, troublé, humanisé. À mon humble avis, cette production d’Oh les beaux jours marque d’une pierre blanche la trajectoire de Brassard et de Lachapelle. De cette rencontre artistique et personnelle est née une pièce forte, significative, totalement singulière. Le genre d’oeuvre qui nous aide à vivre. 6 SENS CRITIQUE Vu d’ici de Mathieu Arsenault, adapté par Mathieu Arsenault, Christian Lapointe et Jocelyn Pelletier Mise en scène de Christian Lapointe Théâtre La Chapelle Lili MARIN, « Ferme la radio, brûle les journaux », Radio-Canada.ca, 29 septembre 2008. <http://www.radio-canada.ca/artsspectacles/PlusArts/2008/09/29/001-vudici-marin.asp> Contre le divertissement, le capitalisme asservissant et la guerre en Afghanistan, la nouvelle création du Théâtre Péril montre que le Québec n’a rien de rose, Vu d’ici. Monologue coupde-poing dans les dents, le texte de Mathieu Arsenault, tel que mis en scène par Christian Lapointe et déclamé par Jocelyn Pelletier, varlope la société « distincte » et lance un appel à la dissidence « souveraine et sexy ». Qui a dit que la génération PassePartout, qui a manifesté au Sommet des Amériques, allait s’épanouir dans les stationnements des Best Buy et se contenter de bas prix pour combler son existence? Ces jeunes, qui ont maintenant 30 ans, ne vont pas tous se taire. L’un d’entre eux se révolte, dans l’inconfort de son salon, cherchant la différence. partie de la bourse qu’elle a reçue avec le prix Siminovitch l’automne dernier. Auteur du meilleur spectacle de l’année, en 2007, selon l’hebdomadaire Voir, Christian Lapointe s’est formé notamment auprès des Denis Marleau et Wajdi Mouawad, en retenant visiblement le meilleur, soit le sens de l’épure et l’approche viscérale. Il propose donc, avec Vu d’ici, un spectacle à la fois minimal et foisonnant, qui ouvre non seulement la saison, mais une nouvelle ère au Théâtre La Chapelle, celle du directeur Jack Udashkin. Monologue enragé et engagé Jonchée de téléviseurs allumés à différentes chaînes, recouverte de gazon synthétique, la scène, telle qu’habitée par Jocelyn Pelletier, a le même effet aspirant que le petit écran, les odeurs en plus. Car il y a aussi un four à microondes, qui réchauffe des aliments aussi vides que les émissions qui jouent en même temps que la pièce (les 3600 secondes d’extase de Marc Labrèche et la Boutique TVA n’auront jamais semblé aussi futiles). Du livre à la scène Cette voix a d’abord éclaté sur papier, dans un livre paru chez Triptyque. Elle a ensuite happé Christian Lapointe, qui a déjà flirté avec celle de Sarah Kane et celle de Claude Gauvreau. Il a décidé de s’y frotter, sans subvention, mais avec un coup de pouce de Brigitte Haentjens, qui lui a versé une Un lazy-boy et un panier d’épicerie géant, symboles de l’avachissement des bonnes gens et de leur appétit toujours plus grand pour la bouffe molle, grasse et sucrée, complètent le tableau. Seul, pendant une heure et demie, Jocelyn Pelletier fait face au public et 7 RAPPELS 08-09 récite avec une verve désespérée ce texte enragé et engagé, qui n’a rien à envier au Speak white de Michèle Lalonde, qu’il cite d’ailleurs. Il emprunte aussi quelques mots spasmés à Nelligan, rappelle par moments la fille maigre d’Anne Hébert et s’emporte dans un romantisme lyrique digne de Gaston Miron. Livré par un acteur troublant, qui a un petit quelque chose de David Lahaye (la mèche blonde tombant devant les yeux perçants), Vu d’ici est d’une dureté et d’une beauté toute rabotée. 8 SENS CRITIQUE Bob de René-Daniel Dubois Mise en scène de René Richard Cyr Théâtre d’Aujourd’hui Alexandre CADIEUX, « La voix de son maître », Le Devoir, 3 novembre 2008, cahier « Culture », p. b8. Invité à monter sur scène après la représentation en ce soir de première, René-Daniel Dubois est resté coi. On aura cru l’entendre un bref instant prononcer quelques répliques préenregistrées dans Bob, son « nouveau vieux » texte en chantier depuis 17 ans et créé en ce moment au Théâtre d’Aujourd’hui. Mais la voix de Dubois, on l’a beaucoup entendue par le passé : dans ses pièces comme 26 bis, impasse du Colonel Foisy, dans ses autoEntretiens de 600 pages et dans ses nombreux coups de gueule sur la politique provinciale et fédérale qui en ont irrité plus d’un. Difficile, donc, de ne pas entendre la voix de Dubois partout dans Bob et, en ce sens, personne ne pourra accuser l’auteur de manquer de cohérence. Les thèmes abordés sont ceux que le dramaturge et professeur défend dans ses oeuvres, dans ses textes d’opinion, dans ses cours : l’importance du fond, du contenu, de la culture, de l’art. Voilà ce qui ressort de ce texte au romantisme souvent exacerbé et livré la pédale au plancher, l’histoire d’un de ces êtres extraordinaires, trop sensibles, trop brillants, trop beaux, incapables de vivre parmi les zombies robotisés qui forment notre morte et morne société. Un comédien qui se croyait poète maudit, mais qui finit par comprendre que son don lui confère la responsabilité d’aller au-devant des autres pour partager la Magie, l’Amour et l’Art. Le tout est parcimonieusement émaillé de quelques bonnes tirades, plus caustiques que fielleuses, sur le milieu du théâtre et les écoles de formation. Bob n’étant pas encore publié, il est difficile de savoir exactement quels éléments de mise en scène ont été proposés par René Richard Cyr et lesquels étaient déjà dans le texte. Un chœur de dix comédiens et comédiennes se charge des didascalies et de la manipulation des quelques objets. La grande salle du Théâtre d’Aujourd’hui est exploitée avec créativité, de la scène à la cabine de régie en passant par le balcon. Pas de doute, on est au théâtre, et cette simplicité, cette connivence font que le spectacle, qui fait près de quatre heures avec l’entracte, tient pour l’essentiel le spectateur en constant éveil. Étienne Pilon est particulièrement fougueux dans l’exigeant rôle-titre, et il trouve en Benoît McGinnis un homologue de choix. Ce dernier interprète Andy, le coursier à vélo qui permettra à Bob de secouer la torpeur qui l’habite depuis la disparition d’Agnès, sa muse de 50 ans son aînée. Au ton plutôt fleur bleue de sa prestation vidéo de la première partie, on préfère la Michelle Rossignol en chair et en robe, plutôt maligne, du second acte. Prosaïquement, platement, faut-il aller voir Bob? Bien sûr que oui. Pour 9 RAPPELS 08-09 l’inventivité de la mise en scène, pour le jeu qui laisse pantois et pour fournir amplement de munitions lors de vos prochaines discussions sur René-Daniel Dubois, que vous soyez son célébrant le plus enflammé ou son détracteur le plus virulent. 10 SENS CRITIQUE Grincements et autres bruits de Paul Émond Mise en scène d’Anne-Marie White Théâtre du Trillium Marthe LEMERY, « Un beau moment de théâtre », Le Droit, 6 novembre 2008, cahier « Arts & spectacles », p. 23. L’exercice aurait pu être froid comme une vivisection et donner des frissons de déplaisir. Eh bien non! Grincements et autres bruits, pièce du Belge Paul Emond, que le Théâtre du Trillium présente jusqu’au 15 novembre à la Nouvelle Scène, aurait pu tout aussi bien s’intituler Scènes grinçantes mais réjouissantes de la vie conjugale. Ce regard quasi scientifique posé sur quatre couples au moment précis où la communication s’emballe entre eux lire « au moment où ils plongent dans un match verbal d’insignifiances, quand ce n’est d’injures et d’accusations » - a tout du happening théâtral. On s’amuse, on rit beaucoup, on se rassure surtout - ces couples-là, pathétiques à force d’être ordinaires, n’ont évidemment rien à voir avec nous... Mais est-ce si vrai? Et pour ce beau moment de théâtre, il faut louer l’imagination débridée de la metteure en scène AnneMarie White, qui a compris qu’à pièce absurde devait correspondre une mise en scène dadaïste. Au-dessus du texte qui tourne en rond comme un chien tourne après sa queue, elle a plaqué un discours autrement plus puissant des corps, qui se touchent, se repoussent, se frôlent, se fuient. Elle a joué avec maestria des silences et des insertions musicales à la manière d’un chef d’orchestre, pour leur donner autant d’importance que les partitions verbales. Elle a aussi obtenu de son quatuor d’interprètes un jeu particulièrement allumé, vif et cinglant, traversé par moments d’une veine de grotesque qui rend bien l’idée de déraison dans laquelle pataugent les quatre couples en scène. Le sens de la repartie Quatre couples disparates, sans aucun lien entre eux, si ce n’est qu’ils sont munis d’une arme au pouvoir redoutable, le sens de la repartie. Verbomotrice, leur conversation ressemble à un mitraillage de faits et d’invectives, qui évite soigneusement le terrain miné des émotions et des sentiments. On frôle l’absurdité, sans y verser jamais totalement, ce qui démultiplie l’effet d’étrangeté et d’hilarité. Chacun de ces couples vient faire son petit numéro sur le vaste espace scénique (très belle conception de Josée Bergeron-Proulx), blanc comme une salle d’opération, découpé en aires de jeu par le truchement de quelques accessoires - un lit, un lavabo, un banc de parc, un fauteuil crapaud. On assistera successivement à la naissance d’un couple, à une séance particulièrement orageuse de lavage de vaisselle, à une chicane de couple au beau milieu de la nuit, et à un dialogue de sourds alors que madame regarde son télé feuilleton préféré. 11 RAPPELS 08-09 Tout ça est d’une banalité qui, a priori, ne pique guère la curiosité ni n’attire la sympathie du spectateur. Toute tentative de chercher un second degré qui élèverait la portée de ces répliques terre-à-terre aboutit immanquablement au fond d’un cul-desac. Certains personnages répètent même à satiété des répliques telles : « Tu ne trouves pas que ça devient absurde? » ou « Tout ça ne mène à rien », ou encore « C’est ridicule et avilissant » qui sonnent comme des échos à nos propres réflexions. Pourtant, en aucun moment, on ne se lasse de les observer. On se délecte même de leur petit numéro de cirque de la banalité tant le rythme du spectacle est enlevé, sauf dans le cinquième tableau, où tout se fige alors qu’en voix hors champ, on entend hommes et femmes pérorer sur les grandeurs et les misères de l’amour. Cette rupture de ton et de rythme est la seule petite faiblesse, parce qu’elle n’apporte, somme toute, pas grand-chose à une mise en scène par ailleurs stupéfiante. Tous les comédiens sont totalement investis dans leurs rôles et tous offrent une performance magistrale, mais le jeu physique d’une grande souplesse de Maxine Turcotte est à souligner au crayon rouge. On en redemanderait de sa laveuse de vaisselle enflammée ou de sa téléphage. À la conception des costumes, Angela Haché mérite aussi une mention honorable pour avoir su habiller cette bande de déjantés dans toute la gamme des bruns (y a-t-il couleur plus banale que celle-là) avec ici et là, des accents de couleur flamboyante. 12 SENS CRITIQUE Kiwi Texte et mise en scène de Daniel Danis Compagnie Daniel Danis Jean ST-HILAIRE, « Lumière des catacombes », Le Soleil, 25 novembre 2008, cahier « Arts et spectacles », p. 39. Daniel Danis a le don d’envoûter avec les mots, de nommer en termes simples, poignants et poétiques l’enfance, sa fragilité et sa résistance. Dans Kiwi, présentée pour la dernière fois ce soir, à la salle Multi de Méduse, il fait la preuve qu’il sait aussi émouvoir avec l’image et les nouveaux médias. Théâtre-film sur la jeunesse des bas-fonds, Kiwi nous entraîne dans une commune d’enfants errants surveillée de près par la police d’une ville sur le point d’accueillir les Jeux olympiques. Les protagonistes sont Kiwi, sur les dernières marches de l’enfance, et son protecteur Litchi, un jeune ado. Avec leurs amis qui portent tous des noms de fruits ou de légumes, ils forment une famille, s’identifient comme telle. Une famille qui s’invente une société, avec ses stratégies d’entraide et de survie, et son mantra : « On va s’en sortir », dut-on se droguer. Une famille qui réinvente l’espoir au nom d’une quête : l’acquisition de la maison de pierres où ils dormiront au chaud et en sécurité, dut-on voler et se vendre pour l’acheter. Une immense tendresse monte du début à la fin de cet univers sordide. Danis, qui a mis en scène son texte, raconte avec une caméra vidéo night shot qui, comme son nom l’indique, permet la captation d’images de nuit. Le procédé sert très bien le propos. Ses images bleutées et à l’aura expressionniste créent l’impression d’un reportage dans les catacombes, d’un monde parallèle où on se terre sous terre, dans l’obscurité, à l’abri des regards outrés ou gênés et des coups. Les jeunes comédiens Marie Delhaye et Baptiste Amann incarnent ces deux jeunes avec présence et sensibilité. Les images du chef opérateur Stéphane Nota nous constituent voyeurs du sort de ces enfants de l’ombre avides d’un avenir sous la lumière. D’autres captées chez les enfants des rues de Roumanie, documents d’une infinie tristesse, illustrent le dénuement obscène de ces enfants interdits de dignité et de soins, et privés d’éducation. Théâtre ou cinéma? On ne se pose pas longtemps la question. Là, dans le noir, du jeu vivant et une caméra alimentent en les reliant deux écrans disposés en V évasé. Y défile une histoire d’une totale lisibilité. Une histoire révoltante et belle, une histoire d’enterrés vivants appelle la lumière du monde. 13 RAPPELS 08-09 Seuls Texte et mise en scène de Wajdi Mouawad Théâtre d’Aujourd’hui Hervé GUAY, « Les blessures enfouies sous la thèse », Spirale, n° 224, janvier-février 2009, p. 53-54. tableau de Rembrandt, deux autres ingrédients qu’il a incorporés avec soin à son solo. Comme la plupart des formes sophistiquées d’écriture, une thèse s’élabore dans la solitude. L’exercice engendre souvent de longues périodes d’incertitude, voire de confusion, avant et pendant la rédaction. Ça, c’est si le principal intéressé se rend jusqu’à cette étape ultime. De plus, la thèse se révèle, à bien des égards, tout autant une confrontation avec soi-même qu’avec le sujet choisi. Pour mieux le dire, une thèse, dès lors qu’elle est entreprise avec un minimum de sérieux, provoque presque inévitablement une mise en crise du sujet. La résolution de cette crise n’est pas toujours directement liée au sujet traité, mais la dissertation et le malaise entretiennent la plupart du temps un lien mystérieux. Comme si le sujet choisi révélait après coup au chercheur les raisons secrètes qui les unissent. Dans ce drame, l’alter ego de l’auteur, Harwan, écrit une thèse sur Robert Lepage. Celle-ci sème la confusion en lui. Il ne trouve plus les mots pour y mettre fin. Il ne comprend plus pourquoi il a choisi comme sujet « Le cadre comme espace identitaire dans les solos de Robert Lepage ». Tout est rédigé, mais il est incapable d’écrire sa conclusion. De plus, il repousse sans cesse l’entrevue qu’il a promis de réaliser avec Lepage, entrevue, dont il espère, non sans naïveté, qu’elle lui fournira les clés manquantes pour comprendre son œuvre. La thèse et son sujet Les possibilités dramatiques de la situation dans laquelle se retrouve l’étudiant sur le point de terminer sa thèse n’ont pas échappé à Wajdi Mouawad. Il raconte dans Seuls. Chemin, texte et peinture, la très belle monographie qu’il consacre au processus de création de ce spectacle, comment il en est venu à faire de son protagoniste l’un de ces thésards anonymes. Il explique aussi l’admiration qu’il porte au travail de Robert Lepage ainsi qu’au Retour du fils prodigue, le célèbre D’emblée, à la scène, Seuls nous montre un étudiant en « sociologie de l’imaginaire », au milieu de la trentaine, en piteux état. Harwan se réveille dans un appartement à repeindre, à peine meublé d’un lit de fer. Un vieux téléphone à cadran, un répondeur et un ordinateur portatif dernier cri sont posés directement sur le sol. Le déménagement récent paraît s’expliquer par une rupture amoureuse, dont le jeune homme ne s’est pas encore remis. Nous le surprenons un beau matin, dans toute sa vulnérabilité, vêtu d’un caleçon, quand retentit l’appel de son directeur de thèse. Paul Rusenski lui demande d’avancer la date de la soutenance. Pour l’en convaincre, il prend prétexte de la mort d’un collègue qui tenait beaucoup à ce que Harwan finisse sa thèse (« Il ne faudra pas le perdre celui-là, il a quelque chose. »). 14 SENS CRITIQUE C’est ainsi que le jeune homme devance l’entrevue qu’il désire réaliser avec Robert Lepage, aidé en cela par l’agente de Lepage qui lui organise un rendezvous à Saint-Pétersbourg pour interviewer l’artiste globe-trotter. Ce périple impromptu fait prendre à l’existence de Harwan un tournant imprévisible. Émule de Lepage En fait, Wajdi Mouawad relève un pari intéressant en se posant en émule de Lepage et en lui empruntant une forme, la pièce à un seul acteur, que l’homme de théâtre de Québec a récemment menée, en particulier avec La face cachée de la lune, à un haut degré de perfection. L’aventure permet en outre à l’auteur d’Incendies de fouler à nouveau les planches, lui qui n’avait pas joué depuis longtemps. Or, la rencontre entre les deux créateurs s’avère des plus stimulantes, d’autant que, sur plusieurs plans, ils sont aux antipodes l’un de l’autre. Mouawad le reconnaît sans ambages. Pour lui, les histoires racontées par Robert Lepage mettent toujours en scène un personnage qui quitte la maison pour découvrir le monde, tandis que les siennes présentent un être égaré qui tente de rentrer chez lui. Archétypes opposés très bien résumés, selon lui, par la formule du critique français, Georges Banu : « La quête, c’est la tentative de découvrir le monde ; l’odyssée, c’est la tentative de rentrer chez soi. » Mais le contraste entre Lepage et Mouawad ne s’arrête pas là. Il est aussi d’ordre esthétique. À cet égard, leurs voix s’avèrent, pour ainsi dire, irréconciliables. La première, toute en colère et en profération, d’une ampleur souvent logorrhéique; la seconde, posée et pince sans rire, annonciatrice de métamorphoses et portée sur les jeux de miroirs. Ce dernier aspect est sans doute celui par lequel les deux créateurs se rejoignent, car ils ont tous deux une propension à créer des alter ego qui ajoutent à leurs œuvres une dimension quasi autobiographique. Grâce aux diverses sources d’inspiration réunies dans Seuls, Mouawad exploite avec profit le potentiel de la pièce à un seul comédien mise au point par Lepage. Premièrement, cette forme lui permet d’explorer les multiples facettes qui se côtoient en lui. Deuxièmement, il créée une complicité indéniable avec l’amateur de théâtre averti en reprenant, modifiant et transformant une forme dramatique désormais bien connue… rendue étrange, ne serait-ce que parce qu’elle est habituellement associée à un autre créateur que Lepage. Forme que Mouawad retourne et alimente de ses propres obsessions jusqu’à l’amener là où elle est peu allée : dans la pure expérience sensorielle que procure la longue séquence de peinture en direct sur laquelle se termine la pièce. Plus radicalement encore, la quête caractéristique des solos de Lepage se métamorphose ici en un retour aux sources typique des pièces de Mouawad – par coma interposé, cette fois. Durant la première partie du spectacle, Harwan fait beaucoup penser à l’étudiant de La Face cachée de la lune. Comme lui, son existence n’est pas très reluisante. Sa copine l’a quitté. Il est miné par la relation conflictuelle qu’il entretient avec son père. Sa sœur ne cesse de l’embêter à propos de l’arabe qu’il ne parle presque plus. Il fait lui aussi un voyage éclair en Russie où il échoue dans sa tentative d’interviewer Lepage. Du moins, a-t-il le temps de 15 RAPPELS 08-09 s’imprégner du Retour du fils prodigue de Rembrandt qu’il admire à l’Ermitage. Toutefois, Harwan se différencie aussi du héros coincé de Lepage. D’origine libanaise, il vit à Montréal. Il est profondément marqué par l’exil et la guerre qui l’ont dépossédé d’une enfance jusque-là heureuse. De cet « enchantement perdu », il ne se remet pas. Adulte, il s’enfonce dans un ennui et un mal de vivre auxquels sa thèse ne parvient pas à l’arracher. D’ailleurs, qu’est pour lui cette thèse, sinon un moyen de fuir une vie banale qui ne le satisfait pas? La réussite de Seuls vient aussi d’autre chose. Au cours des répétitions, Mouawad a dû se rendre à l’évidence : son solo ne pouvait pas être fondé avant tout sur le verbe, comme l’étaient ses spectacles précédents. Il est devenu, selon sa propre expression, un « oiseau polyphonique », c’est-à-dire le produit de multiples écritures, dont plusieurs de nature non textuelle. L’effet Lepage, quoi! Aussi, outre un texte consistant, Seuls comporte-t-il une première partie agrémentée d’importants éléments visuels. À des moments précis, la fenêtre de l’appartement de Harwan se transforme en écran. Y défilent des bribes de son existence, telles des photos du temps où le jeune homme coulait des jours heureux avec sa copine. Son ordinateur diffuse également de la musique témoignant de la nostalgie qui l’anime envers son pays d’origine. Le répondeur fait, de son côté, entendre la voix du père, du directeur de thèse et de la sœur d’Harwan qui cherchent à le rejoindre dans son nouvel antre. Tous ces moyens font que ce segment baigne dans une douce mélancolie, non dénuée d’humour cependant, une tonalité qui obtient, pour la première fois, à ma connaissance, autant d’espace dans une production de Wajdi Mouawad. Orgie de couleurs À l’inverse, la dernière partie du spectacle, plutôt silencieuse, nous immerge dans une orgie de couleurs. Le spectateur apprend que Harwan est prisonnier d’un coma et coupé du monde. Il a été victime d’un accident survenu dans un photomaton et qui l’a laissé entre la vie et la mort. Le coma dans lequel le héros est plongé est dès lors présenté comme une lutte pour sa survie dépeinte sous la forme d’un corps-à-corps qu’il se livre à lui-même. À l’aide de seaux de peinture de couleurs vives dont il s’empare fébrilement, il donne l’impression de vouloir se réinventer. Il s’enduit le corps de gouache, l’étale et la déverse sur des grands panneaux recouverts de plastique. Le tout dure un bon moment et constitue une sorte de cérémonial organique et barbare qui tient à la fois de Jackson Pollock, du dripping et du body art. Comme si Harwan cherchait à renouer avec les sensations brutes de l’enfance, son absence d’inhibition, son entièreté et sa spontanéité. Lui qui s’était plus tôt montré fasciné par la toile de Rembrandt illustrant la parabole biblique de l’enfant prodigue, il termine son travail pictural en échancrant le tableau admiré et va prendre dans celui-ci la position qu’y occupe le père. En somme, il ouvre les bras à l’enfant qui revient vers lui. En d’autres mots, Harwan rentre chez lui. L’effet est saisissant. Cette deuxième partie de Seuls transporte d’ailleurs le spectateur dans une expérience principalement 16 SENS CRITIQUE sensorielle. Il ne doit presque plus compter sur les ressources de la parole pour comprendre ce qui arrive à Harwan. Il est appelé à projeter ce que ressent le héros, à imaginer le trajet intérieur qu’il est en train d’accomplir, à formuler sa propre lecture de ce que son corps cherche à exprimer. Et c’est, à mon avis, une belle qualité de ce spectacle que d’oser livrer le spectateur à ses propres sens, sans lui fournir de mode d’emploi. Exemplaire est aussi le chemin parcouru par Mouawad dans ce solo comme auteur et interprète. D’abord, l’acteur faire preuve d’une belle sobriété avant de verser dans une ferveur proche de l’autisme. Ensuite, l’auteur mêle adroitement les multiples références qu’il s’est données, afin de brosser un portrait prenant d’un être blessé – au propre comme au figuré – qu’il fait remonter, non sans mal, vers la lumière. Les blessures enfouies sous la thèse, si on me passe l’expression, sont mises au jour : exil, solitude, enfance, perte de la langue maternelle, etc. Abcès que Harwan crève, lors du dernier tableau, dans un rituel d’une puissante sauvagerie et d’une indéniable beauté. Par ce solo, Wajdi Mouawad continue donc à creuser ses propres obsessions, mais il parvient encore une fois à les décliner autrement qu’il ne l’avait fait jusqu’ici. Seuls confirme en outre l’ampleur de la palette artistique de Wajdi Mouawad, capable de s’imposer aussi bien par son souffle épique que dans une veine plus intimiste. Il faut certes de l’abattage pour passer aussi aisément de la profondeur immémoriale des forêts aux blessures jamais cicatrisées qu’une thèse peut si aisément cacher. 17 RAPPELS 08-09 Hedda Gabler de Henrik Ibsen Mise en scène de Lorraine Côté Théâtre de la Bordée Jean ST-HILAIRE, « Un grand drame monté de main de maître », Le Soleil, vendredi 16 janvier, cahier « Arts et spectacles », p. 34. Rentrée d’hiver de grand style à la Bordée, où la metteure en scène Lorraine Côté et ses gens présentent une Hedda Gabler lumineuse malgré son pouls sombre. Rien n’a été laissé au hasard dans le traitement dramatique et esthétique de cette fable complexe de Henrik Ibsen (1828-1906) sur l’anéantissement d’une femme adulée des hommes et redoutée des femmes, mais incapable d’aimer de retour, pas plus ceux-là que celles-ci. Véronique Côté fait une grande Hedda. Sensible de bout en bout aux nuances des dialogues et de l’action, elle épouse les contradictions de l’héroïne avec une incollable précision, dans le maintien comme dans la voix. Elle est aussi vraie en belle égoïste glaçante qu’en charmeuse et manipulatrice. Quand Hedda minaude pour arriver à ses fins obscures, ce n’est jamais qu’en tigresse, et la comédienne l’a très bien compris. Jürgen Tesman, son mari, apporte un contraste comique bienvenu à l’histoire. Hugues Frenette dépasse la silhouette amusante dans le rôle de ce spécialiste de l’histoire des civilisations, un être carriériste et peu allumé sitôt sorti de son champ d’expertise. Il n’en gomme pas le ridicule, tout en faisant bien sentir que, dans son babil attentionné, le personnage essaie de camoufler sa crainte de n’être pas aimé. Créée en 1890, Hedda Gabler fait partie de ces pièces de vieillesse sombres dans lesquelles Ibsen prend la mesure de travers humains et du conformisme étouffant de la société de l’époque. Bien connue des études féministes, l’oeuvre brosse le portrait d’une femme au seuil de la trentaine en grave crise d’identité. Qui est Hedda? Le produit d’une éducation répressive. La belle fille qui, n’ayant pas appris à exercer sa volonté, jalouse ceux et celles qui en sont capables et se découvre avec horreur, trop tard, simple commodité décorative du pouvoir mâle. Elle est tout ça et peut-être, aussi, une possédée de forces qui la dépassent, la prisonnière de sa nature névrotique. Plus encore que le Woyzeck de Büchner, les pulsions destructives l’emportent sur les pulsions de vie en elle. La pièce commence comme Hedda et Tesman rentrent de leur long voyage de noces. Ejlert Lvborg, ancien prétendant d’Hedda et écrivain prometteur mais maudit, surgit au bras d’une ancienne rivale. Hedda est d’autant plus troublée qu’elle est enceinte et qu’elle se sent incapable d’aimer l’enfant à naître, à plus forte raison l’enfant d’un père qu’elle méprise. Le drame se joue dans un magnifique décor composé d’éléments de mobilier d’époque disposés de part et d’autre d’un foyer central érigé devant 18 SENS CRITIQUE un haut mur au lambris sombre, prolongement d’un plancher à l’identique. D’entrée, des touches florales jettent une ombre prémonitoire sur le lieu : c’est là où Hedda vient s’enterrer. Avec une grande rigueur dans sa direction d’acteurs et le découpage de l’action, Lorraine Côté réussit à concilier tension et pourrissement de l’atmosphère. Le désenchantement d’Hedda se fait de plus en plus corrosif. Le juge Brack n’y est pas pour peu, Réjean Vallée est superbe dans ce rôle de ce maître chanteur élégant. Jean-Sébastien Ouellette joue un Lvborg très crédible, justement ébranlé de revoir Hedda, tandis que Thea Elvsted, sa muse, trouve une belle fragilité en Valérie Marquis. Tout dans cette Hedda Gabler respire la minutie et le bon goût. Les costumes sont merveilleux. Les lumières, tout comme la musique, discrète mais agissante, évoquent bien cet angoissant univers de faux-semblants où le jour entre peu. Coiffures et maquillages répondent eux aussi de la facture léchée de cette production qui impose le détour par la Bordée. Car l’accomplissement de Lorraine Côté et de son équipe est grand dans cette oeuvre casse-cou à laquelle sont redevables nombre de drames modernes parmi les meilleurs. 19 RAPPELS 08-09 Molora Texte et mise en scène de Yael Farber The Farber Foundry Pat DONNELLY. « Greek tragedy transformed and audience transfixed », The Gazette, 24 janvier 2009, cahier « Culture », p. E3. Molora has theatrical magic is Cinquième Salle of Place des Arts. arrived. And afoot in the This Greek tragedy transformed by auteur director Yael Farber into a South African ritual for the 21st century is simply one of the best productions this critic has ever seen, anywhere. Such solemnity. Molora (it means ashes in SeSotho) feels like a communal incantation informed by the wars and wisdom of the ages. Such passion. The performers throw themselves into their roles as if their lives depended on each line, each gesture. Such simplicity. All is to a purpose, nothing wasted. Such gravitas. The South African village chorus sows the ceremonial tone and continues to up the ante as the (Xhosa language) voice of conscience throughout, each chant, gesture or musical intervention (by mouth harp, calabash-bow or milking drum) is invested with meaning, serving the story. And what a compelling, durable story, handed down to us through the ages with the help of Homer, Euripides, Aeschylus, Sophocles, and any number of interlocutors in between. (The Aeschylus trilogy known as The Oresteia is most familiar, along with Elektra, by Euripides.) In Farber’s hands the ancient Greek myth of the fall of the House of Atreus has become an African quilt of many sources, including the Old Testament and William Shakespeare. (Elektra delivers an altered version of the “Hath not a Jew eyes?” speech from The Merchant of Venice.) At the same time, Farber has pared it down to the dysfunctional family essentials, within a South African context: a cigarette-puffing, gumbootwearing, alcoholic mother, Klytemnestra (Dorothy Ann Gould), who murders her husband, Agamemnon, with a pickaxe; an abused, enraged daughter, Elektra (Jabulile Tshabalala), faithful to her father¹s memory, who prays for the return of her brother, Orestes; and a noble warrior of a brother, Orestes (Sandile Matsheni), who returns, in disguise, bearing false ashes, to avenge his father’s death. Agamemnon’s mistress, Cassandra, has been edited out. And the presence of Klytemnestra’s lover, Aegisthus, is only suggested by his clothing. Compared to Ariane Mnouchkine’s Les Atrides (same story, four plays,10 hours), which played here in 1992, this two-hour Molora is miraculously succinct. 20 SENS CRITIQUE The entry of the chorus (six women in plaid blankets and turbans, one man in a suit), one-by-one from the audience, is quiet and deliberate. But the dramatic build soon takes hold and intensifies as the bloody drama of the fall of the House of Atreus unfolds. From the face-off between mother and daughter behind microphones within the context of a Truth and Reconciliation Commission, to the otherworldly ending, Molora never ceases to fascinate. Gould, who won the South African 2008 National Best Actress award for Molora, is a powerhouse of Glenda Jackson/Judi Dench calibre. That her inaugural Canadian performance (and that of the play) is taking place in Montreal rather than Toronto is a coup. Tshabalala’s Elektra is heartwrenching, fierce and brave. Matsheni’s Orestes is bold, majestic -- athletic. At one point, he literally walks on air. In ancient Greece, theatre was obligatory because it was deemed necessary to maintain a healthy society. Citizens were fined for not going. Molora helps us understand why. 21 RAPPELS 08-09 Le Complexe de Thénardier de José Pliya Mise en scène de Denis Marleau Espace GO et Théâtre UBU Christian SAINT-PIERRE, « Livrer combat », Voir Montréal, 29 janvier 2009. <http://www.voir.ca/publishing/article.as px?zone=1§ion=8&article=62577> Denis Marleau retrouve le dramaturge béninois José Pliya et la comédienne Christiane Pasquier, un vrai trésor national, pour Le Complexe de Thénardier, un spectacle doté d’une force d’attraction peu commune. Ici, plus encore peut-être que dans Nous étions assis sur le rivage du monde..., la première pièce de José Pliya que Denis Marleau avait portée à la scène, chaque mot est un scalpel que l’on plonge dans l’âme de l’autre. Avec leurs phrases ciselées, imparables, les deux personnages du Complexe de Thénardier livrent combat. En fait, entre les deux femmes, différentes mais prisonnières de la même grande misère, celle de la guerre, des droits humains bafoués et des conflits ethniques qui n’en finissent plus, les rapports de force ne cessent de s’inverser. Qui manipule qui? Qui rescape qui? Qui condamne qui? La réalité est complexe. Si bien qu’on en finit par se demander qui est le bourreau et qui est la victime. Cette ambiguïté, c’est la force du huis clos de Pliya, son principal intérêt. Cela, Marleau l’a bien compris. C’est pourquoi il en joue avec maestria. Dans un décor austère, percé de quelques fenêtres ou se meuvent doucement des ombres blafardes, une femme d’un certain âge, résignée - on la devine de retour d’une nuit entière à vendre son corps -, et une jeune femme, papillonnante, le coeur encore plein d’espoir, s’affrontent en un sublime et terrible ballet. Les corps parcourent le plateau en toute synchronie, comme pour rééquilibrer les lignes de force d’un grand tableau. La première a recueilli la seconde il y a quelques années, en a fait sa bonne, lui aurait sauvé la vie. Aujourd’hui, Vido veut prendre son envol, quitter la maison. Mais La Mère, qui l’entend tout autrement, déchaîne son immense violence sur la jeune femme, menace de la broyer. Puis le volcan s’apaise, le roc laisse voir des brèches, une vulnérabilité. À vue d’oeil, le personnage retrouve des traits humains. Mais à quel prix est-ce qu’on baisse les armes en temps de guerre? Au final, quelqu’un devra abdiquer. On vous laisse le soin de découvrir qui et comment. Petit bémol : le jeu plus ou moins affirmé de Muriel Legrand. C’est probablement une question de direction d’acteur, mais la comédienne belge adopte souvent un ton juvénile qui gêne. Cela dit, à cette joute dans laquelle chaque mot compte, dans laquelle chaque souffle, chaque pause, exprime tant de violence contenue, tant de tendresse inavouable, Christiane Pasquier se livre tout entière. Déployant le sens du texte hypnotique de Pliya avec autant d’aisance qu’elle en détache les syllabes, la comédienne donne une fois de plus une interprétation majestueuse. 22 SENS CRITIQUE Scotstown Texte et mise en scène de Fabien Cloutier La Petite Licorne Lili MARIN, « Scotstown, l’aliénation du Québec profond », RadioCanada.ca, 30 janvier 2009. <http://www.radio-canada.ca/artsspectacles/PlusArts/2009/01/30/001scotstown-marin.asp> Pauvreté intellectuelle, homophobie, suicide, pollution agricole... Scotstown brosse un tableau peu flatteur des régions reculées de la Belle Province. Beaucoup d’humour et un peu de chasse-galeries égayent cet univers sombre, que Fabien Cloutier déballe avec verve. Ce spectacle solo a d’abord été un conte urbain, en 2005. Intitulé alors Ousqu’y é Chabot?, il avait permis à son auteur de se faire remarquer par la critique. Et pour cause! Il décape, ne s’embarrassant d’aucun vernis politiquement correct ou d’auto censure. Le personnage en scène énonce tout haut, candidement, ce que plusieurs doivent penser, mais gardent pour eux et leur entourage, à défaut d’avoir accès à une tribune « nationale ». Ce personnage, un jeune homme probablement décrocheur, gagne sa vie grâce à la culture d’une substance illicite. Là où il vit, un village non loin de Mégantic, les sources de désennui semblent aussi rares que dans la campagne russe des Trois soeurs de Tchekhov. Cependant, il ne perd pas de temps à rêver de la grande ville et à se morfondre. Il va y fêter Noël avec son « chum » Chabot. Les aventures qui leur arrivent, sordides comme c’est souvent le cas dans les contes urbains, projettent l’histoire dans une dimension fantastique. Le retour à la réalité du quotidien n’en est que plus dur, mais narré avec autant d’aplomb. Voilà la force incroyable de Fabien Cloutier : il parvient à maintenir l’intensité dramatique pendant près de deux heures, laissant peu de répit aux spectateurs, qui s’esclaffent et qui s’exclament. Parce que le propos a de quoi déranger. Sans aucun complexe, le personnage assène ses vérités sur les grosses ou les « fifs ». Le langage est cru, vulgaire, limité à la grossièreté. Le manque de vocabulaire, qui rend omniprésents les sacres dans toutes les fonctions syntaxiques, donne cependant un rythme enlevant au monologue. Celui-ci est ponctué par des envolées musicales : parodique (Boom Desjardins), tonitruante (du gros métal sale) ou sentimentale (une balade country). Ces différentes couleurs teintent la personnalité du protagoniste, qui n’a rien à voir avec un héros, comme toujours dans la dramaturgie et la cinématographie québécoise. C’est néanmoins un personnage complexe, presque attachant, avec un regard lucide sur sa société. Ses yeux sont d’ailleurs très expressifs, notamment lorsqu’il rapporte qu’un Russe trouve que 23 RAPPELS 08-09 Scotstown est l’endroit au Québec qui lui rappelle le plus sa patrie... 24 SENS CRITIQUE Une maison face au nord de Jean-Rock Gaudreault Mise en scène de Jacinthe Potvin Théâtre La Rubrique, Tandem et Théâtre français de Toronto Christiane LAFORGE, « Un privilège pour le spectateur, Le Quotidien, 31 janvier 2009, « Arts », p. 21. Un grand moment! La création de la pièce « sUne maison face au nord », mercredi soir à Jonquière aura été un privilège. Joyeux trentenaire a su dire le dramaturge Jean-Rock Gaudreault au Théâtre La Rubrique en leur offrant cette pièce à mettre au monde. Un public ému, amusé, conquis par la beauté d’un texte superbement porté par des comédiens impeccables dans leur jeu. La pièce Avec tendresse, avec humour, avec doigté, Jean-Rock Gaudreault a su raconter les saisons de toute une vie, en brossant subtilement le portrait social, économique, politique et familial d’un couple. Mieux encore, il a campé son histoire sur les flancs de Chicoutimi surplombant la rivière Saguenay, risquant des détails précis - la rue Racine, le Progrès-Dimanche, Place du Royaume – sans y enfermer son texte. Il ne serait pas impossible d’adapter la géographie du récit à d’autres régions semblables, car le propos demeure universel. L’auteur s’insinue dans le cœur d’un couple en fin de parcours, mettant à nu les traces de leur existence : le chagrin inconsolé de l’enfance, les grandes illusions amoureuses, les souvenirs heureux d’une maison pleine des cris d’enfants turbulents, le dur labeur pour gagner son pain, la confrontation à leurs préjugés face à l’étranger, les désillusions politiques, l’éloignement des enfants. Tissé dans les nuances de ces confrontations de la vie, leur présent est la somme de joies et de tristesses qu’ils affrontent chacun à leur façon. « Ça m’a pris rien qu’une heure pour faire le tour de c’que j’ai ramassé pendant toute une vie, déclare Henri. Quand tu dis que toute ton histoire est là, sur des étagères ; tout c’qui a servi à bâtir des centaines de maisons, pis d’garages… Y a pas un coin d’la région où j’ai pas travaillé. Ben, dans a rue pour m’en r’venir ici, tout avait l’air de s’écrouler. Là, j’ai eu pour mon dire : « Mon vieux, tout ce qui t’entoure est en train de sacrer l’camp, pis t’en fais partie. » Le jeu La force du texte prend toute son ampleur par la voix des comédiens. On les croirait taillés sur mesure, tous indistinctement, pour les mots qu’ils portent avec brio. Il aurait été si facile de pousser un peu trop dans la caricature, de jouer grossier ou mélodramatique. Rien de tel. Tout est crédible, mesuré, tantôt drôle, tantôt émouvant. Il fallait une direction 25 RAPPELS 08-09 habile pour saisir la grandeur de ce qui semble petit. Guy Mignault (Henri) maîtrise bien les nuances de ce personnage tout d’une pièce, au caractère tranchant, bourru, épris de son pays et si meurtri par les humains. «Quand j’me suis rendu compte que mon rêve était en train d’me mentir, j’me suis réveillé carré » lui fait dire l’auteur, confiant à ce personnage les répliques les plus percutantes : « On fera pas notre pays. On l’aura pas pis, pour moi, ça va rester une des grandes peines de ma vie. Comme si il y avait une promesse que j’avais pas tenue. Rien que d’en parler… C’est comme si j’avais hérité d’une sorte de colère… » Le propos semble politique, mais le ton révèle davantage la complexité d’une société qui ne retrouve plus ses balises. Les liens avec le savoureux Larry (A.-J.Henderson) qui absorbe toute la poésie d’Henri, lui retournant sa manière de voir en disant : « C’est toujours spécial la première neige, hein? La lumière… L’odeur… C’est comme si la terre était prise par surprise.» La relation filiale qu’établit Henriquez (Marcelo Arroyo) avec son enthousiasme naïf : «Le Canada, c’est le paradis pour mes enfants». Deux exemples d’une capacité d’accueil sans nier celle du rejet. Le paradoxe. pays, dans la tendresse-colère envers des enfants qui n’ont pas réalisé les rêves que l’on a fait pour eux et l’affectionrancune marquant les rides du couple. Louisette Dussault rend bien la nature complexe et contradictoire de la femme si résistante qu’elle se casse dans la tempête, chêne ayant tout à apprendre du roseau. Mise en scène L’ingéniosité des décors permet d’alterner entre plusieurs lieux… et de nous convaincre de les voir tel que décrits. La mise en scène impose un rythme qui, s’il semble parfois trop lent, laisse respirer les répliques qui, sous l’apparente simplicité du langage, sont chargées d’un contenu intense qu’il faut prendre le temps d’absorber. Entre chaque scène, le lien musical et les effets sonores, cris des outardes ou chant d’oiseaux, créent une sorte de rupture, un temps d’arrêt. Sur le moment, on le perçoit comme un choix nécessaire pour passer d’un décor à l’autre, au risque de rompre l’intensité de l’envolée oratoire. Impossible d’y trouver une alternative et, avec le recul, cette impression de coupure dans le rythme s’estompe, devenant plutôt un temps suspendu utile au changement d’ambiance voulue. À la finale une ovation bien méritée! Un paradoxe qui se devine dans le sentiment amour-haine à l’égard du 26 SENS CRITIQUE Le sourire de la morte d’André Ducharme Mise en scène de Pascale Tremblay Théâtre du Double Signe Steve BERGERON, « D’une belle saleté », La Tribune, 5 février 2009, p. 20. La pièce Le sourire de la morte n’a vraiment pas grand-chose pour elle. Texte très dense d’André Ducharme, propos durs, crus, violents, voire vulgaires, atmosphère noire, musique lugubre, beaucoup de tourments et de laids sentiments... Tout ça pendant presque deux heures sans entracte, avec très peu de soupapes. Vaut mieux être psychologiquement préparé. Cela étant, ce spectacle vaut le détour. L’oeuvre que présente le Théâtre du Double Signe, sans doute une des plus sombres de l’histoire de la compagnie, fait partie de ces productions dont on ressort satisfait, même sans avoir tout compris, même sans être complètement touché, et malgré les imperfections. Sans doute à cause de la belle qualité de texte, de mise en scène et d’interprétation. Le sourire de la morte se passe entre la ville et la forêt, la liberté et la cage. Louis (Patrick Quintal) est en prison depuis cinq ans pour le meurtre d’Émilie (Véronic Rodrigue). Jeanne (Geneviève Saint-Louis), la soeur aînée d’Émilie, vient rencontrer Louis pour tenter de comprendre, mais surtout calmer le tourment de se sentir responsable. Pendant les visites, Louis retourne en songe à ces moments vécus avec Émilie, dans sa cabane en pleine forêt. Très vite, on découvrira les horribles enfances des personnages principaux, la bête blessée qui se cache dans le meurtrier, la jalousie féroce entre les deux soeurs, la maladie mentale qui détruit Émilie. Il devient dès lors impossible de départager un bon d’un mauvais, ni même d’établir si Louis a bel et bien commis l’assassinat. Pas de noir d’encre, ni de blanc immaculé, juste un camaïeu de gris. Quatre quarts de scène Et aussi pour la cohérence de ce cloaque ne laissant presque aucune chance aux belles émotions. La metteure en scène Pascale Tremblay n’a pas cherché à ménager le spectateur de toute cette sauvagerie. Tous les hommes souffrent et font souffrir, ils portent le meilleur comme le pire, l’ange comme la bête, constate-t-elle. Une direction dont elle ne déroge pas, laissant le spectateur avec ses propres dilemmes et questionnements. Dans un univers aussi rebutant, difficile de se laisser aller à un engagement émotif. Le défilement rapide des dialogues laisse parfois peu d’emprise, surtout dans la première scène. Mais la folie d’Émilie, brillamment interprétée, finit par exercer sa contagion. Elle est là, la soupape, quand Louis se remémore la belle sauvage, tantôt enfant, tantôt tigresse, drôle ici, émouvante là. 27 RAPPELS 08-09 Patrick Quintal enfile magistralement le kaléidoscope d’émotions de Louis, de la fanfaronnade à la prostration, en passant par l’espoir et le désespoir. Peut-être juste un chouia de nonchalance de trop dans le maintien du corps lorsque Louis nargue Jeanne. Pour Geneviève Saint-Louis, qui doit jouer le très difficile rôle de Jeanne, la partie n’est pas encore gagnée. On ne sent pas la motivation derrière toutes les répliques. Dans le souffle que demande le personnage, des bribes de phrases sonnent parfois faux. La comédienne essaie peut-être trop d’extérioriser les tourments intérieurs de Jeanne, ou alors elle manque de temps pour laisser respirer le texte. Maintenant, où trouver l’espace dans ce spectacle déjà long? Beau dilemme... Enrobée d’une musique sinistre pleine de cris d’animaux, l’histoire évolue sur une scène savamment divisée en quatre : en haut, Jeanne et son avocat Sarto (juste Jean-François Hamel), en bas, Louis et Émilie. Côté cour, la prison. Côté jardin, la forêt (recréée par projections sur écran). Une transposition scénique très parlante de la dichotomie entre liberté et enfermement. Quelles sont les clefs dont usera Jeanne pour accepter sa responsabilité et vivre avec? André Ducharme ne l’énonce pas clairement. Mais peut-être voir l’être humain tel qu’il est constitue en soi un bon début. 28 SENS CRITIQUE La Migration des oiseaux invisibles de Jean-Rock Gaudreault Mise en scène de Jacynthe Potvin Maison Théâtre Michel BÉLAIR, « Sauter… », Le Devoir, 7 février 2009, cahier « Culture », p. e2. Quand on a 12 ans ou même 8, il faut déjà faire des choix. Rien qui touche le portefeuille d’actions, bien sûr, mais des choix importants qui font que l’on ne devient pas un « invisible ». Quelqu’un qui « ne compte pas » parce qu’il se confond avec la grisaille ordinaire le plus souvent en s’écrasant devant le pouvoir en place, aussi familial, aussi intime soit-il. Ce qu’il ne faut jamais accepter de faire, tous les enfants le savent... C’est un peu ce qui est arrivé, bien malgré eux, à Sinbad et à Rat d’eau, avant qu’on les rencontre, tous deux jeunes passagers clandestins, sur un immense cargo-conteneur en route vers « la liberté ». L’image du navire en pleine mer et du passager clandestin est très forte; elle le devient encore plus à mesure que les petits spectateurs saisissent ce qui a amené là les deux personnages. Ils découvriront que Rat d’eau est un enfant terrorisé et Sinbad, un jeune fugueur. Que le premier se voit forcé d’exécuter les ordres aboyés par un capitaine sans âme dont il a même intégré la voix; et l’autre, menacé de se voir lancé à la mer. Le plus récent texte de Jean-Rock Gaudreault – que l’on avait vu en presque grande première à Coups de théâtre et qui en est maintenant à la vingtaine de représentations – a fort bien mûri et raconte de façon encore plus touchante l’amitié naissante entre ces deux personnages élimés par la vie. Dans un décor particulièrement réussi, les deux comédiennes, Marie-Josée Forget et Marilyn Perreault, sont remarquables et réussissent dès les premières minutes à emporter la salle tout entière dans leur périlleux périple vers l’affranchissement. Dans sa définition des personnages, la mise en scène de Jacynthe Potvin joue un peu sur la caricature et les repères faciles à saisir pour les enfants, mais elle est néanmoins fort efficace en dédramatisant juste ce qu’il faut une situation qui pourrait devenir insoutenable de désespoir. Résultat : à l’instar de Sinbad et de Rat d’eau, les enfants y croient jusqu’à la fin et sont prêts à sauter eux aussi quand on voit apparaître la côte. Bravo! Pas étonnant que tout cela se soit terminé par une interminable salve d’applaudissements ponctuée de cris enthousiastes, l’autre matin à la Maison Théâtre. Ce qui est quand même particulièrement émouvant pour un croulant forcé de constater la qualité d’écoute des enfants devant une histoire, fut-elle pas particulièrement jojo, qui sait les rejoindre et les toucher. On en veut encore! 29 RAPPELS 08-09 Krum de Hanokh Levin Mise en scène de Krzysztof Warlikowski TR Warszawa de Varsovie et CNA Marthe LEMERY, « Ça ne ressemble à rien de ce qu’on a déjà vu, Krum entre en force au CNA », Le Droit, 19 février 2009, cahier « Arts & spectacles », p. 24. vide, est suspendu un immense écran sur lequel défileront plus tard les surtitres mais aussi des séquences vidéo et, à l’occasion, le visage en gros plan de comédiens sur le plateau. L’univers du metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski a fait irruption avec force sur la scène du Théâtre français (TF) du CNA, mardi soir, avec la première nord-américaine de Krum, une pièce donnant à voir l’éclat si particulier de son immense génie. Et préparez-vous : ce spectacle, d’une liberté scénique jouissive, ne ressemble à rien de ce que vous avez pu voir jusqu’à présent. Sur cette scène descendra, à travers une douzaine de personnages, toute la tristesse du monde, tout le poids de ces rêves humains – rêves de gloire, rêves d’accomplissement de soi – terrassés avant même d’avoir pu exister. C’est Krum qui mène le bal, lui qui avait eu le courage de quitter cette ville blême et sans issue pour aller chercher ailleurs sa bonne fortune et qui revient au bercail en début de spectacle, les mains vides, avec, dans le coeur, la flèche empoisonnée de la désillusion. Sa défaite sonne le glas des rêves de son entourage, de tous ces gens tétanisés par la peur d’aller au-delà des normes, anesthésiés par le quotidien répétitif et usant et qui ne ressentent leur humanité qu’à travers de fugaces éclairs de conscience, au moment de l’amour, dans la maladie ou face à la mort. Et je ne fais pas uniquement référence au fait que la pièce, écrite en hébreu par un auteur israélien, Hanokh Levin, soit jouée à Ottawa en polonais dans cette langue « chuintante et râpeuse » comme l’avait qualifiée le directeur artistique du Théâtre français, Wajdi Mouawad – avec surtitres français et anglais. Non, cette pièce, qui recycle le matériau dramatique le plus éculé qui soit, la chimérique quête du bonheur, accède, grâce au travail lumineux de Warlikowski, à la grandeur mythique d’une tragédie grecque, réinventée pour des scènes urbaines. Avant même le début de la pièce, le vaste plateau dépouillé attire le regard, prépare la conscience à ce qui va suivre. On dirait une salle paroissiale banale avec ses grandes portes battantes, ses divans élimés, ses chaises dépareillées, son éclairage cru. Au centre de l’espace Autour de Krum, il y a sa mère, une battante amère, son ancienne flamme Trouda, qui veut aimer, coûte que coûte, Tougati, le perpétuel affligé qui épousera Douba, émouvante dans sa naïveté imbécile, Tachtik, l’ingénieur sans ressort, Felicia, la commère arrosée par son propre fiel, Bertoldo, l’Italien lubrique, Kika, l’allumeuse. En gros, une cour des miracles des éclopés de l’ennui, qui survivent à force d’expédients que sont les ragots, l’alcool, le sexe, le cinéma. 30 SENS CRITIQUE Glauque et déprimant cet univers? Pas forcément. La mise en scène énergique de Warlikowski, qui investit jusqu’à la salle, théâtralise le banal pour mieux le sublimer. Une atmosphère de kermesse imprègne la pièce. On y rit somme toute beaucoup, même si le rire peut nous rester de travers dans la gorge, lorsqu’il touche à nos propres zones d’inconfort. Et l’on n’est guère surpris, à mesure qu’on assiste aux tentatives désespérées de ces spécimens humains de s’élever malgré leurs ailes rognées, à éprouver pour eux de la compassion, voire de la tendresse. La douzaine de comédiens qui portent sur scène ces êtres fragiles habitent leurs rôles avec une telle énergie qu’ils abolissent la frontière imaginaire entre le personnage et son interprète. Avec un jeu parfois surdimensionné ou, au contraire, tout intériorisé, ils livrent une prestation chorale inoubliable. Il y aurait tant d’autres aspects de ce spectacle à relever, l’utilisation intelligente de la musique et de la vidéo, l’apport crucial des éclairages, le contrepoint entre le jeu et l’ironie du texte... Mais il faut aller le voir pour s’en faire une juste idée. 31 RAPPELS 08-09 L’asile de la pureté, de Claude Gauvreau Mise en scène de Martin Faucher Théâtre du Trident Marie LALIBERTÉ, « Exigeant, nécessaire », Voir Québec, 12 mars 2009, p. 16. <http://www.voir.ca/publishing/article.as px?zone=2§ion=8&article=63332> L’asile de la pureté, texte de Claude Gauvreau mis en scène par Martin Faucher, secoue la scène d’une bourrasque singulière : explosion de mots, langue magnifique, énergie brute. C’est à une cérémonie baroque, où se mélangent critique, lyrisme et caricature, que convie la pièce de Gauvreau. Martin Faucher y répond par une mise en scène faisant alterner dépouillement et désordre, pureté et laideur, sur fond de musique entre angoisse sourde et déchaînement (Marc Vallée). Au centre du tourbillon : Donatien Marcassilar, jeune poète qui, pour honorer la mémoire de sa muse disparue, entreprend de jeûner jusqu’à la rejoindre dans la mort. Dans sa forteresse de détermination, il reçoit visite après visite : chacun, ou presque, cherche à le dissuader de poursuivre son jeûne, qui par affection, qui par intérêt. « Entre l’impureté et mon cœur de faon, le duel est engagé », répond-il. Pour incarner cette galerie de personnages hétéroclites, 12 comédiens au jeu impeccable et impressionnant (dont Hugues Frenette, Jean-Sébastien Ouellette, Réjean Vallée, remarquables). À côté des personnages centraux et de quelques présences hallucinatoires, issues du délire de la faim, ils offrent l’image Charge de l’orignal épormyable (La) grotesque d’une société aux visées méprisables, contre laquelle Marcassilar s’insurge. Pièce sur le rejet du conformisme, le refus, au nom de l’idéal, des compromissions, L’asile de la pureté devient le symbole de toute résistance. Faucher le suggère d’ailleurs par l’ajout d’un très beau et pertinent prologue soulignant la portée politique de l’œuvre. On est frappé par l’actualité criante de ce texte dense, aux images parfois sublimes, datant pourtant de 1953 : signe d’une solide audace, marque d’une grande œuvre. 32 SENS CRITIQUE Tryst de Karoline Leach Mise en scène de Diana Leblanc Théâtre Leanor et Alvin Segal Pat DONNELLY. « Bravura, buttoned-down Drama », The Gazette, 14 mars 2009, cahier « Culture », p. E3. So many plot twists, such a small play. Or perhaps British playwright Karoline Leach’s Tryst, which just opened a the Segal Centre, isn’t so small after all -- even though it only requires just two actors, a minimal set and about two hours running time. Adelaide Pinchin and George Love look and sound like two stock characters out of an Edwardian novel. He, the cad, wears a bowler hat, and talks like a toff. She, the spinster, wears starchy grey, and can’t stop apologizing for herself. But Leach grounds their motivations in modern psychology, even using the word “shag” (for sexual intercourse) , which one associates with a much later era, as she carves a thriller out of their mental gymnastics. The play, set in 1910, begins with Adelaide (Michelle Giroux),and George (C. David Johnson) making diary-entry declarations about themselves to the audience, then entering into the action of the play, by degrees, as show-and-tell. Adelaide gives a painstaking description of her narrow little life, living with her parents, working in the back room of the shop, expecting nothing better, ever. George, not unlike Alfie in the 1966 film starring Michael Caine, is up front about being a sly, feckless bounder. But his rationalization is more calculated and business-like. He searches for a certain, vulnerable, needy type – with a little something stashed away. In Adelaide’s case, it’s a diamond-studded brooch, inherited from her aunt, that catches his eye. Charm, flattery, wild claims to fictitious social credentials and a speedy proposal do the rest. “They always say yes,” boasts the frequently married man of no fixed address. At the Segal, dangling-spaghetti curtains form a giant, veiled cube centre stage, creating a necessary intimacy while suggesting the Magritte school of the abstract. As the play progresses into the hat shop, the outer curtain is pulled back. It’s an elegant, dramatically useful look, marred slightly by clear plastic chairs which whisper “anachronism” and a tiny hotel bed that offers little opportunity for rest let alone conjugal pleasures. Most important, this refreshingly spare set, co-designed by Astrid Janson and Sherri Catt, allows the actors to act. Director Diana Leblanc has chosen a perfectly matched pair of Canada’s finest thespians for this production. Michelle Giroux, a Stratford 33 RAPPELS 08-09 regular who hasn’t performed in this city since her National Theatre School days, and the suave Johnson, of Street Legal fame, complement each other beautifully. Both performances are detailed, consistently British, and thoroughly compelling. Giroux navigates the skids and curves of the text with breathtaking agility, offering an edgy balance of fragility and strength. Johnson’s George is as affably familiar as he is deeply deceptive. It helps to know that playwright Leach is the author of a groundbreaking work of non-fiction. Her Shadow of the Dreamchild: The Myth and Reality of Lewis Carroll, a study of the life of the author of Alice in Wonderland which caused a major scholarly stir when it came out in 1999. This Tryst is Stratford-level, thinkers theatre (with a dash of soap), delivered to your Montreal doorstep. Don’t miss it. 34 SENS CRITIQUE Hôtel Pacifique de Fanny Britt Mise en scène de Geoffrey Gaquère Théâtre Debout Philippe COUTURE, « Chambres avec vue », Voir Montréal, 19 mars 2009. <http://www.voir.ca/publishing/article.as px?zone=1§ion=8&article=63424> Le metteur en scène Geoffrey Gaquère aborde le nouveau texte de Fanny Britt, Hôtel Pacifique, dans un registre plus intimiste que dénonciateur. Avec cette pièce qui mélange, sur fond de visite présidentielle, les destins de trois couples au bord du précipice, le tout nouveau Théâtre Debout voulait crier son engagement. Le spectacle contient bien sûr des traces de colère, mais propose plutôt une réflexion intimiste sur les difficultés de la vie à deux, et ce, dans une langue bien moins incisive que ne le faisait Couche avec moi (c’est l’hiver), une précédente pièce de Fanny Britt. Hôtel Pacifique est loin d’être aussi virulent que souhaité, mais ce n’est peut-être pas plus mal, car il s’y déploie quand même beaucoup de sens. Il y a Claire (Monique Spaziani) et Paul (Benoît Dagenais), le vieux couple portant en lui le poids des années. Ici, Britt met de l’avant les ressorts psychologiques : blessures du passé, espoirs et résignations tranquilles se bousculent des nuances particulièrement bien rendues par Spaziani. Il y a aussi Rachel (Johanne Haberlin) et Lou (Patrick Hivon), le couple impossible. Elle veut vivre l’engagement et se fondre à l’univers de son homme; il cherche à retrouver la foi. Hivon compose ici un juif loubavitch taciturne et triste, aussi crédible que touchant. Et puis il y a Max (François Bernier, en ado attardé peu subtil) et Mia (Madeleine Péloquin, très juste), le jeune couple aux rêves hollywoodiens. C’est par eux que la critique sociale s’articule le mieux : ils sont le portrait désespérant d’une génération surmédiatisée. La mise en scène témoigne d’ailleurs mieux des conséquences néfastes de l’hypermédiatisation qu’elle ne tisse des parallèles entre la déchéance du couple et l’inertie politique. Comme dans une téléréalité (mais sans les scénarios préétablis), le spectateur adopte la posture du voyeur et s’insère dans l’intimité des chambres d’hôtel. L’éclairage est sombre, les silences ne sont pas camouflés, l’ambiance est à la confidence et à la mise à nu. Les trois couples évoluent dans le même décor, eux aussi voyeurs du couple voisin, connectés d’une manière ou d’une autre, ce que la mise en scène suggère par de très jolies mais trop rares intrusions des couples dans l’univers des autres. La télé, rassembleuse, n’est jamais bien loin et lance crûment son contenu devant les personnages tétanisés. Image forte sur laquelle le spectacle insiste davantage que sur la visite présidentielle en arrière-plan, qui apparaît plus anecdotique que signifiante. 35 RAPPELS 08-09 La charge de l’orignal épormyable de Claude Gauvreau Mise en scène de Lorraine Pintal Théâtre du Nouveau Monde Christian SAINT-PIERRE, « Bouc émissaire », Voir Montréal, 19 mars 2009. <http://www.voir.ca/publishing/article.as px?zone=1§ion=8&article=63420> Avec La Charge de l’orignal épormyable, Lorraine Pintal termine en beauté son audacieux triptyque Gauvreau. De l’audace, il en faut pour monter le démesurément talentueux Claude Gauvreau, une oeuvre follement géniale, sulfureuse, que plusieurs se contentent d’estimer ou, pire encore, de folkloriser, de tourner en dérision. Comme Brassard et Ronfard, Lorraine Pintal se reconnaît, comme artiste et comme citoyenne, dans ce verbe subversif qu’elle ose, pour notre plus grand bonheur, prendre à bras-le-corps. Après Les oranges sont vertes et L’Asile de la pureté, La Charge de l’orignal épormyable continue d’agiter solidement les consciences. Traverser les années sans rien perdre de son caractère subversif, c’est le propre des plus grandes oeuvres d’art. Inviter, à notre époque de conformisme et de compromis, entre les murs de la plus grande institution théâtrale québécoise pareille dose de refus, de révolte et de résistance, c’est ce qu’il est convenu d’appeler un geste d’audace. Une audace que nous saluons. Pour François Papineau, la rencontre avec Mycroft Mixeudeim est aussi exceptionnelle que celle qui s’était produite avec Ulysse et Achille. Sans esbroufe, le comédien exprime la force vive de son personnage, son immense courage, même sous les pires tortures. Sous nos yeux, tel un phénix, il ne cesse de renaître de ses cendres. Dans le cours de la représentation, ses monologues sont des points d’orgue, des moments de grâce. Autour de l’orignal, véritable bouc émissaire, on trouve quatre individus qui s’acharnent à détruire ce qui n’est autre que l’objet de leur désir. De la bête fabuleuse, les membres du quatuor (Éric Bernier, Céline Bonnier, Francis Ducharme et Sylvie Moreau) n’auront jamais le talent, la conviction et la grandeur d’âme. Et c’est précisément ce qui les rend furieux, les pousse à réduire l’animal au silence. Dans les habits sixties de Marc Senécal, les quatre comédiens imposent des personnages machiavéliques à souhait. Mais il faut souligner les exploits physiques de Ducharme. L’acteur a beaucoup de cordes à son arc et ce rôle lui permet de s’en servir, magnifiquement. Dans l’extravagante robe rouge de Dydrame Daduve, Pascale Montpetit est tout à fait à sa place. Il en va de même pour Didier Lucien, qui transporte tout naturellement l’attirail du sadique mais diablement lucide Letasse-Cromagnon. Lorraine Pintal a choisi de situer l’action dans un centre de détention, un bunker en béton au coeur d’une dense forêt, cette « nature rebelle et compacte » à laquelle le texte de Gauvreau fait allusion. Le résultat, signé par le scénographe Jean Bard et le concepteur d’éclairages Michel Beaulieu, est fonctionnel et somptueux. 36 SENS CRITIQUE Partout la nature et la culture s’affrontent, les créations de l’homme et celles des dieux se disputent le territoire. La musique de Walter Boudreau, qui avait aussi composé celle de L’Asile de la pureté, joue un rôle crucial. On y entend les cris et les bruissements de la forêt, mais aussi des airs circassiens, une juxtaposition qui suscite fascination et angoisse. Deux mots qui décrivent très bien le spectacle dans son ensemble. 37 RAPPELS 08-09 Woyzeck de Georg Büchner, adapté par Brigitte Haentjens Mise en scène de Brigitte Haentjens Sibyllines Alexandre CADIEUX, « Lessivé par l’impitoyable danse du monde », Le Devoir, 23 mars 2009, cahier « Culture », p. b8. Alors que la crise économique brise des vies et que les échos d’horribles tueries nous arrivent d’Allemagne, de Belgique ou des ÉtatsUnis, Brigitte Haentjens plonge dans une oeuvre qui s’attaque aux causes et aux conséquences de l’aliénation de l’individu qui débouche sur la mort. Son Woyzeck, qu’accueille l’Usine C, constitue un spectacle qui, bien qu’écartelé entre plusieurs pôles, bénéficie du travail d’une équipe de comédiens qui insufflent beaucoup de vie à l’ensemble. dans leurs coupes et irréelles dans leurs coloris? Ou encore une construction puisant dans les méandres de la mémoire collective, des années 40 à aujourd’hui, notamment à travers les chansons précédemment citées? Le mariage n’est pas évident non plus entre ces repères culturels et la scénographie plus symboliste d’Anick La Bissonnière, véritable sculpture magnifique d’épuration. Georg Büchner (1813-1837) fut activiste politique, auteur, professeur de philosophie et scientifique. Il s’inspira d’un fait divers pour écrire Woyzeck, pièce inachevée dont les fragments constituent une matière toujours aussi attirante pour les metteurs en scène. À titre d’adaptatrice, Haentjens dresse des ponts entre le monde du soldat Woyzeck et une certaine réalité québécoise grâce à la langue et à certaines références, comme ces ritournelles connues nées sous la plume de Luc Plamondon ou de Zachary Richard qui remplacent ici les chansons populaires allemandes. Le propos apparaît plus limpide dans le jeu des acteurs, et la forte distribution qu’a réunie Haentjens porte très bien cette charge. Marc Béland, les yeux rougis, le souffle continuellement court, illustre parfaitement l’épuisement de l’homme de peu de mots, l’ouvrier sans cesse discrédité et exploité par son entourage. La sobriété de son interprétation contraste finement avec l’outrance volontaire de certaines figures qui virevoltent autour de lui, surtout Paul Ahmarani en Docteur et Paul Savoie en Capitaine. Ironiquement, Béland le danseur incarne ici celui qui peine à suivre les autres personnages dans leurs gigues et claquettes infernales qui ponctuent la représentation, ces jeux audelà de la portée du pauvre hère qui voit sa belle Marie (Évelyne Rompré, franche et directe) se laisser séduire par le libidineux Tambour-major (Sébastien Ricard, haïssable à souhait). Mais quel est-il, ce Québec auquel renvoie la production? Celui d’avant la Révolution tranquille, comme l’évoquent les costumes d’un autre temps signés par Yso, des tenues datées Le Woyzeck de Sibyllines, tout à fait à sa place dans le parcours de la compagnie qui présentait il y a un an le terrible Blasté de Sarah Kane, prend l’affiche alors que deux oeuvres de 38 SENS CRITIQUE Claude Gauvreau sont présentées en ce moment au Québec, l’une au TNM et l’autre au Trident. Trois oeuvres de facture différente, mais qui nous forcent à réfléchir, en ces temps troublés, sur le sort de ces hommes et de ces femmes lessivés par l’impitoyable danse du monde. 39 RAPPELS 08-09 Christian SAINT-PIERRE, « Les possédés », Voir Montréal, 26 mars 2009. <http://www.voir.ca/publishing/article.as px?zone=1§ion=8&article=63540> Brigitte Haentjens offre un Woyzeck galvanisant, pétri de contrastes et d’américanité. Il n’est jamais simple de s’approprier un texte classique, mais il est plus difficile encore de faire sienne une oeuvre qui a été aussi souvent et aussi magistralement revisitée que Woyzeck. Heureusement, Brigitte Haentjens, à la tête de la compagnie Sibyllines depuis 1997, offre ces jours-ci une relecture du chef-d’oeuvre de Büchner qui est assez singulière et cohérente pour rivaliser avec celles de Marleau, Schilling ou Ostermeier. La metteure en scène entraîne l’action de la pièce, écrite dans la première moitié du 19e siècle, dans une Amérique qui ne nous est pas du tout étrangère, relativement contemporaine, plutôt québécoise. Chose certaine, il s’agit d’une terre de contrastes. Une terre qu’on martèle, qu’on gravit, qu’on tente, sans grand succès, de dompter. Sur ce territoire s’affrontent le français et l’anglais, les ouvriers et les notables, les forts et les faibles, le bien et le mal, la nature et la culture, le camp du oui et celui du non... L’adaptation des références culturelles, géographiques et sociopolitiques du texte, une tâche qui a bénéficié des lumières de Louis Bouchard, Fanny Britt, Stéphane Lépine et Marie-Elisabeth Morf, est audacieuse et efficace. Impossible de ne pas se sentir concerné par le portrait, de ne pas dialoguer avec une oeuvre dont les forces vives et les antagonismes sont si brillamment révélés. L’espace créé par Anick La Bissonnière (scénographie) et Claude Cournoyer (éclairages) est une véritable splendeur. Le plateau est vaste, presque vide, balayé de faisceaux de lumière latéraux et surplombé par une immense passerelle rougeoyante incrustée de néons, une structure métallique qui se lance vers la salle et entraîne les personnages hors de scène. On pense à des installations minières, ou encore ferroviaires, une vision fantasmatique du Nord de l’Ontario. Les costumes d’Yso contribuent à cette impression, surtout les chemises à carreaux et les salopettes. Les autres tenues, de ville, tiennent davantage des années 60. Dans le rôle-titre, Marc Béland navigue sobrement entre le déséquilibre mental et le mysticisme, adopte une vulnérabilité qui rend sa descente aux enfers encore plus poignante. Le Docteur de Paul Ahmarani est sautillant à souhait. Le Capitaine de Paul Savoie, aussi veule qu’il le faut. Mais les compositions les plus impressionnantes sont celles d’Évelyne Rompré - sa Marie est livrée au désir de la chair comme à celui d’une vie meilleure - et Sébastien Ricard - son Tambour-major, piaffant, virtuose du pied et du bassin, est, lorsqu’il se décide à ouvrir la bouche, une terrifiante incarnation de la bêtise. Il faut dire en terminant que la représentation, ponctuée par la musique en direct d’Alexander MacSween, est portée par les scènes de groupe, des moments où les comédiens forment un choeur pour pratiquer un amalgame de gigue et de claquettes, une danse en ligne aussi incongrue qu’irrésistible. Il y 40 SENS CRITIQUE a là un contrepoint comique, une rupture franche avec le tragique de l’oeuvre, un parti pris qu’il faut résolument admettre pour apprécier l’ensemble de l’expérience. Si on y arrive, le plaisir est peu commun. 41 RAPPELS 08-09 Hervé GUAY, « Le chœur de Woyzeck », Spirale, n° 227, juillet-août 2009, p. 55-56. « You are as good as a chorus, my lord », réagit Ophélie aux nombreux commentaires d’Hamlet émis durant Le Meurtre de Gonzague, représenté pour tendre un piège au couple royal au milieu de la tragédie de Shakespeare. « Bon comme un chœur », voilà certes une expression que plus personne ne songerait à employer de nos jours, sauf peut-être à propos de la mise en scène de Woyzeck de Georg Büchner proposée par Brigitte Haentjens à l’Usine C en mars dernier. Œuvre phare à partir de laquelle cette metteure en scène d’exception poursuit sa méditation sur la condition féminine, la folie et le pouvoir. La totalité l’émiettement plutôt que Or, s’il existe une pièce qui aurait dû décourager l’emploi d’un jeu choral, c’est bien celle-là. On a tant glosé sur le caractère morcelé de ce drame, sur l’état d’inachèvement du manuscrit ainsi qu’à propos de l’indécidabilité de l’ordre des scènes que Woyzeck est presque devenu l’emblème d’une poétique de la fragmentation et de la dispersion. Dans Le spectateur en dialogue : le jeu du théâtre (P.O.L., 1995), Bernard Dort résume bien l’aura qui entoure la pièce : « Son inachèvement, l’incertitude de bien des passages, l’absence de commentaires ou de déclarations d’intention de Büchner font de ce texte l’un des plus problématiques de la littérature occidentale ». Pourtant, les dernières études universitaires tendent plutôt à montrer « que l’inachèvement de Woyzeck est tout relatif et que les fragments ne sont pas interchangeables 2». Quoi qu’il en soit, que le morcellement de l’œuvre n’ait pas obnubilé la directrice artistique de Sibyllines me paraît être la raison principale pour laquelle sa relecture a quelque chose de rafraîchissant. En effet, plutôt que de creuser la veine de l’éclatement et de l’éparpillement – qu’elle ne néglige pas pour autant –, Brigitte Haentjens exploite et met davantage en évidence la chaîne des causalités qui font de ce drame inspiré d’un fait divers une tragédie implacable. Et concrètement, c’est en traitant le microcosme où évolue Woyzeck comme une totalité organique à laquelle elle donne la forme d’un chœur omniprésent qu’elle y parvient. Un vaste espace et un chœur Cette mise en scène s’ouvre sur une sonnerie d’usine qui inscrit d’emblée la pièce dans le petit peuple où l’a située Büchner. Cependant, si des vestiges de la révolution industrielle hantent le plateau, comme la présence de quelques rails de chemin de fer et d’un bassin d’eau croupie, côté jardin, l’immense passerelle d’un rouge vif qui surplombe la scène et sa diagonale percutante sont bien de notre temps. En cela, le décor d’Annick La Bissonnière créé une continuité entre les deux époques, celles de l’écriture et de la représentation. À l’inverse, ses costumes tout à fait contemporains font définitivement 2 Jessie Mill, « Le laboratoire Woyzeck : autopsie de trois mises à l’épreuve scéniques par Thomas Ostermeier, Arpad Schilling et Robert Wilson », mémoire de maîtrise, UQAM, 2008, p. 11. L’autre citation de Jessie Mill que l’on retrouvera plus loin dans ce texte renvoie aussi à cet essai éclairant. 42 SENS CRITIQUE basculer le drame écrit en 1837 dans la nôtre, comme du reste les chansons populaires qui pimentent ensuite la représentation et achèvent de l’ancrer dans un quartier ouvrier d’aujourd’hui. Outre un pouvoir d’évocation certain, cette scénographie réussit surtout à préserver un vaste espace de jeu au bénéfice du chœur des personnages de Woyzeck qui ne tarde pas à l’habiter d’une présence à la fois massive et charnelle. Cette double qualité émanant de ses acteurs, Brigitte Haentjens l’obtient par des entrées de groupe spectaculaires suivies de tableaux à deux ou à trois chorégraphiées dans les moindres détails. Elle semble s’être inspirée pour ses entrées massives d’un Jean-Pierre Perrault qui faisaient évoluer en bloc ses danseurs sur une pente située au fond de la scène. En surgissant ainsi, les acteurs de Haentjens imposent immédiatement une frontalité grâce à laquelle plus rien n’échappe au regard. Ils s’engagent également dans une lutte avec le sol qu’ils mènent avec ou sans souliers à claquettes. Les scènes plus intimes, surtout celle mettant au prise Marie, le Tambour-major et Woyzeck, sont axées pour leur part sur des rapports d’attraction et de répulsion perceptibles au premier coup d’œil. Le corps des acteurs s’y révèle en proie au désir et à la violence, comme si un cinéaste les montrait en gros plan. La puissance de ces moments naît également du contraste qu’ils créent avec les scènes d’interaction collective où les acteurs font décor et obtiennent autrement une réelle force de frappe. De la traduction à l’adaptation Haentjens ne cache pas que la mise au point d’une traduction pour cette production fut très ardue. Elle n’a pas échappé au symptôme qui frappe la plupart des metteurs en scène s’attaquant à l’œuvre au dire de Jessie Mill : « Aborder Woyzeck équivaut à entrer dans le cercle d’éternelles discussions – voire de discussions byzantines – quant à l’établissement définitif du texte, et quant à sa traduction qui relève ellemême d’un tour de force ». Le travail de restitution d’un microcosme ouvrier crédible passe ici par une nouvelle adaptation de la pièce qui en ressort québécisée, tant sur le plan de la langue que des citations culturelles – essentiellement des chansons populaires d’ici. La metteure en scène cherchait à trouver un équivalent français à l’allemand cru de Büchner tout en s’assurant que la pièce continue de baigner dans la pauvreté matérielle et intellectuelle. En matière de langue, le dosage n’est peut-être pas parfait, mais le parti pris fonctionne largement. Pour ce qui est des chansons, la sentimentalité des mélodies sélectionnées traduit bien les états d’âme des personnages et ajoute une pointe d’ironie aux amours tourmentées de Marie et de Woyzeck. Cela étant, s’il a pu en déranger quelques-uns, ce désir de rapprocher le texte du public demeure, à mon sens, second par rapport à la volonté de lui conserver son âpreté, voire sa cruauté. Cette sauvagerie éclate tout particulièrement dans le lien explicite créé dans cette mise en scène entre la persécution dont Woyzeck est l’objet et la vengeance qu’il exerce sur plus faible que lui, laquelle culmine dans le meurtre sordide de sa compagne Marie. Une fois de plus, c’est à l’intersection du social et du privé que la lecture féministe de 43 RAPPELS 08-09 Haentjens éclaire avec le plus d’acuité la pièce en montrant les conséquences sur les êtres « de l’oppression, du déracinement, du classement », comme elle l’écrit elle-même dans le programme du spectacle. Prestations relevées et jeu d’ensemble Dans ce contexte, nul ne s’étonnera de l’importance accordée au personnage de Marie dans cette mise en scène. Évelyne Rompré rend d’ailleurs magnifiquement cette fille-mère à la beauté déclinante et au fatalisme affiché. Par exemple, sa sensualité à fleur de peau de fille du peuple s’éveille aussitôt que le tambourmajor la remarque. Dans ce dernier rôle, Sébastien Ricard offre une prestation éblouissante. C’est la fois un séducteur sûr de lui et un mafieux intraitable : en un mot, une belle crapule. Il faut les voir sortir de scène, lui et Marie, fougueux, encastrés l’un dans l’autre. En comparaison, Marc Béland a l’air beaucoup moins flamboyant dans le rôletitre. Il emprunte notamment à l’être de chair et de sang qui a servi de modèle à Büchner une « léthargie mentale » qui étonne. Mais il évite par là le misérabilisme. Il nous fait en outre assister au spectacle troublant d’un esprit qui se disloque peu à peu sous nos yeux. Le jeu grotesque et excessif exigé des interprètes du docteur (Paul Ahmarani) et du capitaine (Paul Savoie) est moins convaincant et ne rend pas justice à la critique de la science élaborée par l’auteur. Inversement, Gaétan Nadeau et surtout Catherine Allard esquissent des silhouettes à la fois nuancées et colorées d’homme et de femme sans qualités. La scène où Allard conte sans broncher des horreurs à un gamin compte parmi les plus poétiques du spectacle. Au-delà cependant des prestations individuelles, la troupe réunie par Brigitte Haentjens offre à elle seule un jeu d’ensemble d’une tenue et d’une rigueur fascinantes. C’est pour ma part ce jeu choral qui m’a le plus impressionné. Car en formant et en faisant interagir côte à côte les divers membres du corps social, en mettant en relief les relations qu’ils nouent les uns avec les autres, les désirs qui les animent, Haentjens exhibe les forces sociales qui façonnent les êtres des deux sexes de haut en bas de l’échelle sociale. Des metteurs en scène qui œuvrent à Montréal, c’est elle qui me paraît le mieux avoir retenu la leçon de Brecht à laquelle elle ajoute une sensibilité au corps en scène et à la pensée féministe. Aussi son travail se reconnaît-il à cette alliance de corporéité percutante et de lucidité politique désenchantée. 44 SENS CRITIQUE Le bruit des os qui craquent de Suzanne Lebeau Mise en scène de Gervais Gaudreault Théâtre d’Aujourd’hui Marie LABRECQUE, « L’enfance blessée », Le Devoir, 7 avril 2009, cahier « Culture », p. b8. C’est dur à rater : la présentation de la pièce Le bruit des os qui craquent n’est pas tout à fait comme les autres. Présentée en collaboration avec Amnistie Internationale, la pièce est de plus accompagnée d’une petite exposition de la photographe Lara Rosenoff dans le hall du Théâtre d’Aujourd’hui. Bref, il s’agit là de théâtre « utile », lié à une problématique sociopolitique réelle. La création de Suzanne Lebeau veut attirer l’attention sur le drame, révoltant et trop occulté, des enfants-soldats. Destiné à l’origine au jeune public, le récit présente le dépouillement et la simplicité forte d’une fable : on y raconte la fuite de deux de ces militaires en herbe vers la liberté; un pénible exode marqué par la faim, la soif, la peur et la fatigue. Enrôlée de force chez les rebelles, Elikia, 13 ans, entraîne à sa suite le petit Joseph (Sébastien René) qui, fraîchement arraché à sa famille, possède encore la tendresse et l’innocence de l’enfance, alors que la comédienne Émilie Dionne donne un juste mélange de dureté et de vulnérabilité à son adolescente vieillie prématurément par les souffrances. Malgré l’horreur de ce qui est arrivé à ces personnages, ce texte dense montre une certaine retenue bienvenue. Il y a une mise à distance du drame : l’action, déjà passée, est à la fois racontée et jouée par les enfants, et les jeunes personnages évoluent derrière une toile. À l’avant-plan et en alternance, une infirmière vient témoigner devant une commission internationale. Les extraits qu’elle lit du journal intime de la jeune Elikia - dont l’écriture est particulièrement prenante - viennent parfois appuyer ou expliquer très directement la scène qui s’est déroulée avant entre les deux enfants. Des interventions de cet unique personnage adulte ressort une inévitable dimension pédagogique. Mais c’est aussi ce qui permet de dépasser la seule émotion brute pour atteindre un certain niveau de réflexion. Et Lise Roy porte le rôle avec une dignité touchante. La comédienne prête sa belle voix empreinte de solennité à ce personnage qui tente de donner un caractère personnel au phénomène des enfants-soldats en dévoilant les paroles d’Elikia, de faire entendre le drame humain derrière les statistiques. Difficile de ne pas conclure que son auditeur invisible et silencieux, qui refuse d’entendre les détails et est pressé de retourner à sa vie confortable, c’est nous tous... 45 RAPPELS 08-09 Maldoror-Paysage Texte et mise en scène d’Olivier Kemeid Trois Tristes Tigres Philippe COUTURE, « Théâtre de la cruauté », Voir Montréal, 16 avril 2009. <http://www.voir.ca/publishing/article.as px?zone=1§ion=8&article=63852> Après L’Énéide, de Virgile, voilà qu’Olivier Kemeid plonge dans l’oeuvre de Lautréamont avec Maldoror-Paysage, un spectacle très éclectique. effleurant le spoken word, l’adresse au spectateur et la marionnette. Une très contemporaine transposition des tourbillons formels du texte, même si tout cela n’est pas également maîtrisé et est difficile à digérer d’un coup. On a le sentiment qu’il y a là matière à deux ou trois spectacles. À l’image de l’oeuvre labyrinthique de Lautréamont, la pièce d’Olivier Kemeid ne saurait être jugée selon une seule et même perspective. À la sortie du spectacle, il faut se prêter à l’exercice de la décantation progressive ce qui est le propre des spectacles intelligents et durables. L’auteur et metteur en scène de Maldoror-Paysage a raison de voir dans Les Chants de Maldoror une matière malléable, tant ce « poème » ne se soucie guère de la linéarité. À vrai dire, la pièce transmet mieux l’ambiguïté narrative des Chants de Maldoror que leur éparpillement. Sur scène, c’est l’idée d’un personnage démultiplié qui frappe, dans le rapport entre Maldoror (Pierre Limoges) et les corps frénétiques des autres personnages (Mathieu Gosselin, Jean-François Nadeau, Vincent-Guillaume Otis et Elkhana Talbi). Souvent unis dans une même émotion, ils se dissocient ensuite pour faire vivre l’imaginaire de Maldoror et le bestiaire étonnant qui en émerge (crapauds parlants et autres créatures hybrides). Le collage qui nous est proposé en chambarde la chronologie en exposant d’abord des épisodes du sixième chant. Moments charnières de l’oeuvre, où Isidore Ducasse séduit le jeune Mervyn et finit par le tuer, après quoi il deviendra Maldoror, être violent et cruel qui lutte contre sa conscience. Kemeid y glisse aussi des éléments de la biographie de Lautréamont, adolescent rejeté qui aurait conservé de cette période des blessures tout au long de sa vie. Puis, le metteur en scène se laisse porter par les déraillements du bouquin. Le spectacle est éclaté dans sa forme, C’est par là aussi que le spectacle revêt des allures de pièce-paysage. Le concept, duquel Kemeid se réclame, est de Gertrude Stein et définit des oeuvres dans lesquelles le spectateur est invité à promener librement son regard sur scène. D’un corps à l’autre, on peut effectivement voir le récit se démultiplier. Le décor, épuré mais multidimensionnel, convoque aussi une pluralité de lieux et d’actions. Mais ne soyons pas dupes : les mots prédominent et dirigent le regard, dans un spectacle traduisant avant tout l’amour de son metteur en scène pour les paroles fortes. 46 SENS CRITIQUE Le dragon bleu de Robert Lepage et Marie Michaud Mise en scène de Robert Lepage Théâtre du Nouveau Monde Sylvie ST-JACQUES, « Lepage et Tintin », La Presse, 27 avril 2009, cahier « Arts et spectacles », p. 3. Peut-être que je n’ai pas compris tout ce qu’il y avait à comprendre. Peutêtre que j’aurais dû relire Tintin, avant de me rendre au TNM. Peut-être qu’il y a des soirs, comme ça, où même Robert Lepage ne réussit pas à nous transporter ailleurs. Même lui. Or voilà, autant le dire sans détour : ce Dragon bleu, malgré toute la sophistication de sa facture, m’a laissée sur ma faim. Sans doute aurais-je dû imiter cet ami croisé avant le spectacle, qui m’a confié n’entretenir aucune attente. En effet, j’étais remplie d’expectatives et d’enthousiasme quand a défilé le générique sur l’écran transparent posé à l’avant-plan de la scène. Un générique? Évidemment. On est habitués, désormais, à cette façon qu’a Lepage de faire des films au théâtre. Et Le dragon bleu (que Lepage cosigne avec Marie Michaud) n’échappe pas à cette contamination des repères théâtraux par les codes du cinéma. Or, cette fois-ci, en plus de faire un film et un show de théâtre, Lepage s’improvise bédéiste. Trois protagonistes, donc, tracent cette histoire de désillusion, d’errance et de l’immense difficulté d’aimer les autres. Un Shanghai de galeries d’art, d’aéroports modernes et de trains ultras rapides est le lieu où sont réunis Claire, publicitaire montréalaise dans la quarantaine qui désire un enfant à tout prix, Pierre, galeriste québécois exilé en Chine qui a perdu ses idéaux communistes, et sa protégée Xiao Ling, jeune artiste qui incarne la jeunesse chinoise avec ses téléphones portables et son karaoké. Plus de 20 ans après La trilogie des dragons, on retrouve un Pierre Lamontagne (joué par Lepage) à la fois tendre et taciturne, anesthésié par sa vie de galeriste, un personnage qui finalement n’est qu’exploré en surface. Dommage, puisque cet être qui est allé vivre en Chine pour suivre ses idéaux communistes est une partition très riche pour Lepage, qui donne à ce rôle une sensibilité très émouvante. La fascination de ce personnage pour le tatouage (Lamontagne s’exile à Hong Kong pour se faire tatouer), donne à ce spectacle quelques-unes de ses scènes les plus belles et les plus énigmatiques. Le dragon bleu effleure aussi le sujet de la calligraphie chinoise, pour esquisser des liens entre les scènes et les personnages. Nous sommes chez Robert Lepage, donc dans un lieu très beau, très efficace, très attrayant pour le regard. Mais, il y a des mais... Une maladresse dans les dialogues et une superficialité dans la description de la quête des personnages. À vrai dire, on n’arrive jamais vraiment à sympathiser avec cette Claire Forêt wonder woman, alcoolique, baby hungry, ambitieuse, qui ne dépasse 47 RAPPELS 08-09 jamais le cliché. Quant à la jeune artiste défendue par Tai Wei Foo, sa présence ne devient appréciable que lorsque cette danseuse utilise le langage corporel. Comme toujours chez Lepage, plusieurs thèmes fusent dans tous les sens. Le désir d’enfant qui devient assourdissant quand l’ambition professionnelle a pris toute la place. L’attirance pour la Chine et son idéal communiste. L’exil de celui qui n’en pouvait plus du Québec et de « sa dérision, sa peur des étrangers... » L’amour, la tendresse, la solitude, la peur de l’autre, la possessivité, l’homosexualité variable, qui font des relations humaines un vrai champ de bataille. Il y a de tout cela, dans cette bande dessinée théâtrale qui confine dans des cases étroites ces vastes thèmes de l’expérience humaine. D’autres spectateurs plus doués que moi pour la légèreté trouveront sans doute leur compte dans cette expérience qui satisfera certainement les esthètes. Mais, ultimement, l’alignement de ces épisodes à la manière de Tintin et le lotus bleu n’a pas réussi à me transporter dans la Chine rêvée, détestée, idéalisée par ces trois personnages. Cette fois-ci, l’expérience de Lepage est plus près de la visite guidée que du vrai voyage intérieur. 48 SENS CRITIQUE With Bated Breath de Bryden MacDonald Mise en scène de Bryden MacDonald et Roy Surette Centaur Theatre Company Coralie DUCHESNE, « Spring Lamb on the Main », The Rover, 28 avril 2009. <http://roverarts.com/2009/04/springlamb-on-the-main/> The word naked has many contexts—naked truth, naked ambition, naked force, meaning unadorned, essential. It can also mean stripped of all protection, as when prisoners are interrogated naked, reducing them to their most vulnerable. In Montreal writer Bryden MacDonald’s new play, With Bated Breath, the naked body in all its beauty is frequently displayed, though not for its sensual impact alone. Nakedness reveals vulnerability to pain, loss, despair. MacDonald’s strengths as a playwright lie in his use of language, a mix of the ribald and lyrical, and his characters—misfits, cast outs, on the edges of society—whom he depicts with comic precision and compassion. Willy, a kid from small town Cape Breton, played by Michael Sutherland-Young, is young like a lamb stumbling happily towards the slaughterhouse. (Neighbours hint he comes from an abusive home.) He has one mysterious gift, to evoke desire in both men and women. This leads him to Montreal’s sleazy strip joints where, although he dances like a creature with hooves, he is a favourite of clients. A cynical stripper, Float, performed with lewd élan by Eloi Archambaudoin, tries to help Willy learn the ropes. But Willy is fleeing from demons he can’t comprehend, growing increasingly delusional until he vanishes. Married Bernie, who rescued him from a beating in Cape Breton, begins a neverending search fuelled by alcohol and meaningless sexual encounters, while Willy’s old neighbours recount his mysterious charms. The crux of the drama lies in a question: how did the first passionate encounter between Cape Breton farmer, Bernie, and bawdy Ricotta end up in the train wreck of their marriage, after Bernie helps Willy and brings him into their home. Neil Napier is a subtle yet powerful Bernie, seeking oblivion in drink, while Danette Mackay gives us a scalding Ricotta. The set by James Lavoie, lighting by Spike Lyne and sound-scape by Peter Cerone colour the emotional moods. Unfortunately, the dramatic momentum set up by the three-way conflict is dragged down by the pull of MacDonald’s looping back and forth time frames, and too many monologues from rural neighbours. Felicia Shulman is a venomous, wounded therefore wounding, gossip, and Sarah C. Carlson as Esta, brings pathos to her sappy Zen speeches. Yet they are extraneous characters who confuse instead of enlightening the central action. Nevertheless, MacDonald and Roy Surette have directed the play in 49 RAPPELS 08-09 tandem with audacious sensuality and deep compassion towards a daring finale of vulnerability, stripped down despair and loss. Not to be missed. to 50 SENS CRITIQUE La robe de ma mère de Serge Marois Mise en scène de Sylviane Fortuny L’Arrière-Pays Michel BÉLAIR, « En attendant... maman », Le Devoir, 16 mai 2009, cahier « Culture », p. e3. bien sûr. C’est tout. Rien de plus simple. Rien de plus réussi que ces 30 minutes avec des jumeaux (presque) identiques. Disons-le tout de suite : voilà la plus belle chose que Serge Marois ait jamais écrite. Cette ode à la fratrie sur fond de dévotion à la mère est un texte lumineux d’intelligence et de subtilité dont la metteure en scène française Sylviane Fortuny (elle vient de signer aussi le Molière jeunes publics) sait tirer tous les fils et souligner la moindre nuance. Mais reprenons-le ce fil dès le début. Pour donner chair aux constantes références à la mère, le duo FortunyMarois a créé le personnage d’une musicienne qui rythme, en retrait, les confidences d’Émile et Gaston en leur donnant une âme et en intervenant même parfois dans leur jeu et leurs chansons naïves. On ne pourra d’ailleurs s’empêcher de noter le répertoire musical du spectacle, qui est presque un personnage en soi, et auquel la mezzosoprano Claudine Ledoux réussit à insuffler une présence toujours pertinente. Quant à Lavalou et à Pomerlo, ils s’amusent comme deux gamins! Tout se passe sur la plage, où deux hommes se rencontrent : il fait beau, ils attendent visiblement quelqu’un sans trop se plaindre du retard de leur Godot à eux, puis ils engagent la conversation. Polis, bienveillants même, on le remarque tout de suite, ils se ressemblent vraiment comme deux gouttes d’eau. À mesure que l’action évolue, on se rend compte qu’ils partagent souvent les mêmes goûts... et presque les mêmes souvenirs. Ils en viennent à rire de tout, à s’amuser d’un rien en parlant, toujours, de la femme énigmatique qu’ils attendent chacun, qui surgira à la toute fin et qui est leur mère, Seul bémol au tableau : les spectateurs trop jeunes et l’état particulièrement « houleux » de la salle lors de l’avant-première, en matinée vendredi. Ce sont là des agacements qui ne devraient plus se reproduire mais qui, de toute façon, ne sont pas vraiment parvenus à écorcher la qualité d’ensemble de ce très beau spectacle. On aurait dit une perle dans le désert... 51 RAPPELS 08-09 Death and the Maiden de Ariel Dorfman, Mise en scène de Jesse Corbeil Altera Vitae Theatre Company Coralie DUCHESNE, « Violence and the Arts », The Rover, 21 mai 2009. <http://roverarts.com/2009/05/violenceand-the-arts/> Ariel Dorfman’s Death and the Maiden, put on by Montreal’s Altera Vitae Theatre Company at MainLine Theatre, opens on a woman, alone in her beach house in the darkening evening, starting with fear at every sound. She holds a gun in her hand yet she does not appear to be in any imminent danger. The woman is Paulina Salas, wife of lawyer Gerardo Escobar. When Gerardo arrives, Paulina’s anxiety is calmed. But Gerardo seems exasperated with her ‘carelessness’. He blames her because he was delayed by a flat tire, which she had neglected to replace, and for the missing jack she had given to her mother. If it hadn’t been for the kindly help of a Dr. Roberto Miranda, who drove him home, who knows how long he’d have been on the road. A trivial domestic spat ensues, ending in embraces. Yet an underlying tension lingers between the couple like clouds across the moon that hangs over their terrace.à Mood, meanings, appearances shift continually in Dorfman’s taut moral thriller. Nothing is exactly as it seems at first. Gerardo has just been nominated president of a committee to investigate the perpetrators of torture—but with the provision no punishment be exacted, a position the ever rational Gerardo supports. Unexpectedly Gerardo’s Good Samaritan, Dr. Miranda, arrives to congratulate him on his new position. A seemingly charming gentleman, he asserts Gerardo has a more balanced, humane approach to the criminals than he could show. Flattered, Gerardo insists the doctor remain the night. Silent in the background, Paulina has been plunged into horrific memories of fifteen years earlier when, a medical student, she was imprisoned by the secret police, and tortured for months. Although blindfolded during the torture, she is convinced she recognises, through his voice and smell, Dr. Miranda as the sadist who raped her time and again, while playing Schubert’s beautiful quartet, “Death and the Maiden”. During the night, Paulina exacts her own form of justice, dragging all three into a complex psychological drama. The three of them make counter accusations and confessions. Cracks within Gerardo and Paulina’s marriage widen, and we’re never quite sure where truth lies. Sam Croitoru’s ambivalent interpretation of the doctor – monster of hypocritical sadism or innocent man trapped in an untenable situation – is effective. His plaintive plea that nothing will appease her, that she will never believe in his innocence, almost wins us over. William Ward flounders somewhat in conveying Gerardo’s conflict between genuine concern for his wife’s mental 52 SENS CRITIQUE fragility and his career ambitions, sounding too shrill. Is Paulina seeking true justice, or bent on revenge at any cost? Is her mind unhinged by terrible experiences? Carolyn Fe gives a wrenching, raw performance. Dorfman avoids a clear-cut resolution. The last scene moves forward in time, offering an ambiguous if chilling resolution. Jesse Corbeil’s direction is sometimes ragged, but keeps a gripping pace. The set and sound by Daniel Legault skilfully evoke isolation. The change in location, using the real audience, is an effective choice. Note: Altera Vitae Theatre Company always collaborates with a charitable organization that offers services to the community. This time the organization is RIVO, which provides therapeutic services to the survivors of political violence – or torture. 53 RAPPELS 08-09 Où tu vas quand tu dors en marchant...? Coordination artistique de Frédéric Dubois Carrefour international de théâtre Jean ST-HILAIRE, « Une occasion en or de rincer son imper... », Le Soleil, 30 mai 2009, cahier « Actualités », p. 10. C’est injuste. Mai pleure sur le travail de 200 artistes, sur les milliers d’heures qu’ils ont mis à préparer le captivant spectacle déambulatoire Où tu vas quand tu dors en marchant...? dont c’est la dernière ce soir, de 21h à 23h. Le beau mois capricieux dût-il ne pas se consoler d’ici là, habillez-vous chaudement, passez un imper et immergez-vous dans l’atmosphère sans pareille de cette fête des sens et de l’âme imaginée par le coordonnateur Frédéric Dubois et cinq autres concepteurs, tous des gens qu’on n’a sûrement pas rémunérés à taux horaire... Une invitation à la lenteur, aux joies calmes de la curiosité et à la réflexion sur le mystère humain vous attend entre le parc Lucien-Borne et le parvis de l’église Saint-Roch. Le théâtre, l’installation, la performance, la musique et la danse vous laissent tour à tour amusés, étonnés, attendris et, à terme, sûrement joyeux. Jeudi, le braillard nous a frustrés, moi et plusieurs autres qui avions abordé le parcours par l’autre extrémité, de La noce chorégraphiée par Harold Rhéaume. Sans trop qu’on s’en rende compte, la pluie s’était mise de la partie et les pavés étaient devenus trop glissants, dangereux. Le plan B prévoyait de gros séchoirs pour les dernières représentations. Jusque-là, on n’avait pas vu le temps passer, l’ennui chômait. L’apesanteur s’est emparée de nous dès la zone de chuchotement, parc LucienBorne. Il faut voir le bivouac monté par Véronique Côté pour ses Jardins secrets, amendés aux confidences du public, rappelons-le. Trente-cinq lits sous une lune d’hélium, chacun occupé par un conteur et son secret. Le hasard nous a dirigés, une dame et moi, au lit Cabane où, une couette passée sur nos têtes, la comédienne Valérie Marquis nous a entraînés dans un touchant paradis d’enfance qu’attendait le « désamour ». Surréalisme cosmique Au parc Notre-Dame-de-Grâce, en contrebas, on craque devant les Apparitions de Claudie Gagnon. Les visiteurs font bouchon devant ses tableaux vivants au surréalisme comique, poétique et léché conçus à l’articulation du conte et des sept péchés capitaux, avec un soutien musical des plus imaginatifs. Dans l’allée pédestre centrale du boulevard Langelier, Dormance mécanique, de Pascal Robitaille, ralentit le pouls du temps avec d’étranges machines constituées, entre autres, de coupes montées sur de vieilles tables tournantes, des mécaniques peut-être à l’affût des origines cosmiques de la musique... Une virée en bus par les contrastes de la comédie humaine nous attend ensuite dans Avancez en arrière, 54 SENS CRITIQUE de Frédéric Dubois. C’est un parcours commenté jalonné de propos ironiques, de drames, de prétentions et vérités éternelles, et d’étonnantes apparitions, de péripatéticiennes sur échasses et de la mère du soldat inconnu, notamment. Rue Saint-Joseph, le scénographe Sébastien Dionne a posté ses performers en vitrine et dans une auto. Ses propositions jouent de l’image, de la solitude et du désir d’amour et de savoir, avec un souci rafraîchissant d’empathie avec la souffrance des rues. Au diable la pluie! Marchez cette manifestation. Il y a là un concept pour réchauffer les cités du monde. Et c’est gratuit. 55 RAPPELS 08-09 Questo Buio Feroce Conception et mise en scène de Pippo Delbono ERT et Compagnia Pippo Delbono Marie LABRECQUE, « Il danse avec la mort », Festival TransAmériques, Le Devoir, 5 juin 2009, cahier « Culture », p. b4. Avec Questo Buio Feroce, qui connaissait sa première nord-américaine hier soir, le metteur en scène italien Pippo Delbono se confronte à un spectre qu’on a généralement du mal à regarder en face. Le réputé créateur ne traite pourtant pas la mort, « cette obscurité féroce », avec la lourdeur attendue. En fait, rien n’est vraiment prévisible dans ce spectacle iconoclaste, montage de scènes souvent surprenantes, parfois ludiques, quelques fois indéchiffrables. Pippo Delbono travaille essentiellement avec l’image, le son (les voix ici sont souvent triturées, déformées) et les corps – dont plusieurs types de physique qu’on n’a pas l’habitude de voir sur scène. Peu de mots dans ce spectacle. De beaux extraits textuels, tirés de l’autobiographie du romancier américain Harold Brodkey, dont la pièce semble d’abord illustrer le combat contre le sida. La première image est saisissante. Dans un environnement d’une blancheur clinique, un corps décharné est étendu, presque entièrement dévêtu. Cet espace presque nu se remplit comme une salle d’attente, antichambre de la douleur où officient deux hommes habillés de combinaisons de décontamination. L’expérience de la souffrance humaine incarnée par un corps écartelé. Puis, le spectacle conjure la Faucheuse par un drôle de carnaval où est conviée toute une humanité, et où se succèdent des tableaux cultivant un goût pour l’incongru. Une évocation grotesque de Cendrillon, une performance de My Way par un crooner en caleçon, un défilé de costumes historiques, un adorable jeu de cachecache entre deux acteurs attachants (l’un trisomique, l’autre microcéphale)... Des images de la vie, de la mort, et un regard assez féroce sur notre monde. Avec sa musique envahissante (un menu éclectique, du baroque à Il était une fois dans l’Ouest, en passant par Charles Aznavour), son côté clinique, sa voix hors champ, sa charge d’humour, Questo Buio Feroce tient l’émotion à distance. Ce voyage vers la mort en est un vers la lumière, qui voit le protagoniste chasser les visages grimaçants du deuil pour accéder à une certaine paix. Un pied de nez à l’inévitable. 56 SENS CRITIQUE Lortie de Pierre Lefebvre Mise en scène de Daniel Brière Nouveau Théâtre Expérimental Aurélie OLIVIER, « Échec et mat », Cahiers de théâtre Jeu, n° 131, décembre 2009, juin 2009, p. 21-23. Le 8 mai 1984, le caporal Denis Lortie, âgé de 25 ans, faisait irruption dans le Salon bleu de l’Assemblée nationale avec la ferme intention de décharger sa mitraillette sur les députés. Son but : éliminer le gouvernement péquiste de René Lévesque. Même si le Salon bleu est vide ce jour-là, il tue tout de même trois personnes et en blesse une dizaine d’autres jusqu’à ce que le sergent d’armes de l’Assemblée nationale, René Marc Jalbert, responsable de la sécurité de l’établissement, entreprenne des pourparlers avec lui et le ramène à la raison. Tel est le point de départ de Lortie, création du Nouveau Théâtre Expérimental présentée à Espace Libre à l’automne 2008. Quand le fait divers devient mythe Écrit par Pierre Lefebvre, rédacteur en chef de la revue Liberté, le texte alterne entre différentes époques de la vie de Lortie et reprend les éléments connus du fait divers : l’enregistrement de la cassette expliquant ses actes; le déroulement chronologique de la journée, des coups de feu tirés sur la citadelle jusqu’à la reddition; certains éléments du procès. Pendant le spectacle, des images d’archives sont diffusées sur de multiples écrans de télévision, rappelant la surmédiatisation dont l’événement fut l’objet, et nous convainquant que nous ne sommes pas dans une fiction. La pièce dépasse toutefois le simple fait divers et devient un prétexte pour nous pencher sur nos rapports complexes et parfois troubles avec la paternité et l’État. Pour écrire son texte, Lefebvre s’est inspiré de l’essai écrit sur le sujet par Pierre Legendre, psychanalyste et historien du droit, Le crime du caporal Lortie : traité sur le Père, publié chez Fayard en 1989. Comme l’essai, la pièce est centrée sur le désir de tuer le père, exprimé par Lortie lors de son procès : « Mon père avait le visage du gouvernement du Québec. » C’est cette phrase qui tire le fait divers vers le mythe, lequel aborde – entre autres – les éléments primordiaux qui ont fait de l’homme ce qu’il est. Incapable de construire son identité propre, ne pouvant se définir autrement que par un père violent et éminemment destructeur, Lortie n’aurait eu d’autre choix que de le tuer pour mettre fin à son tourment. Mais celui-ci étant déjà mort, c’est un assassinat symbolique qu’il est contraint de réaliser pour se libérer. Le gouvernement représentant la figure de l’autorité au niveau de la société, comme le père au niveau de la famille, c’est sur lui que se reporte la haine du caporal. Dans Lortie, le crime n’est pas politique mais généalogique. Le poids du père Outre le texte, intelligent et admirablement bien construit, la grande force du spectacle réside dans l’interprétation magistrale d’Alexis Martin. En habits militaires, avec les cheveux plaqués, une raie sur le côté et 57 RAPPELS 08-09 des lunettes, il est tout simplement méconnaissable. Il incarne un Lortie en pleine crise psychotique, prostré, envahi de tics nerveux, nous livrant par bribes la violence qui a habité son histoire personnelle, le traumatisme qui en est résulté, son obsession de la figure paternelle, et la peur qui l’a saisi lorsqu’il est devenu père à son tour : « Quand j’ai vu, j’ai su que j’allais devenir pareil comme lui, pareil comme mon père. […] Je suis devenu un père quand mon fils est né 3. » Avec sa mitraillette, il vise le public installé dans des gradins qui se font face de part et d’autre de la scène, rappelant ceux du Salon bleu ; une disposition déstabilisante pour le spectateur qui se trouve ainsi au cœur de l’action. Le travail sur les mots est impressionnant : la syntaxe désarticulée de Lortie, ses multiples phrases inachevées en disent beaucoup sur la souffrance accumulée au cours des années ainsi que sur sa logique personnelle. Martin parvient à nous faire entrevoir les tréfonds de l’âme de Lortie et à lui donner une humanité que les simples faits ne peuvent lui conférer. Bien sûr, cette histoire est d’une effroyable violence, puisque plusieurs personnes y ont perdu la vie. Le metteur en scène Daniel Brière la traite toutefois avec beaucoup de subtilité, rappelant son existence sans en faire étalage, grâce à des images sur quelques-uns des écrans et à des bruitages plus suggestifs qu’agressants. On est ici bien loin du voyeurisme. La figure du père est aussi présente à travers le sergent d’armes Jalbert, interprété par Henri Chassé. Jalbert incarne l’image du bon père, par contraste avec le vrai père de Lortie. Pendant toute la durée de son intervention, il fait preuve à la fois d’autorité et d’une honnête bienveillance. D’un calme olympien, il s’adresse à Lortie comme à un être humain, écoute ce qu’il a à dire, cherche à le comprendre, tout en restant parfaitement honnête avec lui sur son rôle et ce qui attend Lortie lorsqu’il se rendra aux autorités. La relation qui s’établit progressivement entre eux est fascinante au point qu’on en oublie presque qu’on est au théâtre. Dommage que le visage d’Henri Chassé apparaissant sur les écrans de télévision quand il demande deux cafés nous fasse abruptement reprendre conscience qu’il s’agit bel et bien d’une représentation. De la psychanalyse à la tragédie Pour Lefebvre, cette affaire a quelque chose de tragique, ainsi qu’il l’a expliqué dans une entrevue accordée à Christian Saint-Pierre pour le journal Voir : « Pour moi, que Lortie ait fini par se livrer, qu’il ait décidé d’assumer sa folie devant la justice, c’est pour ça que c’est tragique, au sens classique du terme. Il a vu la lumière. Lortie qui accepte de se livrer, c’est Œdipe qui se crève les yeux après avoir réalisé ce qu’il a fait 4. » Outre Lortie et Jalbert, la pièce met en scène un chœur composé de trois femmes : Eugénie Gaillard, Pascale Montreuil et Catherine Vidal. Comme dans Bob, de René-Daniel Dubois, présenté au Théâtre d’Aujourd’hui cette année 5, le procédé est diablement efficace. Tout au long du spectacle, le 4 3 Toutes les citations sont des transcriptions effectuées à partir de la captation du spectacle réalisée par le Nouveau Théâtre Expérimental en novembre 2008 à Espace Libre. « Pierre Lefebvre et la pièce Lortie. Tragédie nationale. » Par Christian Saint-Pierre. Voir, 6 novembre 2008. 5 Voir à ce sujet l’article de Jean Cléo Godin dans ce numéro. 58 SENS CRITIQUE chœur exprime ce que Lortie ne parvient pas à énoncer et révèle la portée mythique, psychanalytique et philosophique de l’événement. Il fait, par exemple, un parallèle entre l’histoire de Lortie et le mythe de Thésée 6, comparant le labyrinthe dans lequel est enfermé le Minotaure avec celui qui se trouve dans la tête de Lortie : « L’histoire qu’on raconte à soir/ c’est rien qu’une autre histoire de monstre/ c’est rien qu’une autre histoire de labyrinthe/ mais comme cette histoire-là, elle se passe au Québec/ Thésée/ le labyrinthe ici il est dans la tête de Thésée/ puis une fois arrivé au bout il trouve rien […] Thésée arrive au bout du labyrinthe, qui se trouve dans sa tête, puis là/ il voit bien qu’il y a rien/ mais le Minotaure, le fils maudit, le monstre qui mange les enfants est pas là/ c’est encore pire que dans l’histoire des Grecs/ parce que même si le monstre est pas là, les enfants du pauvre monde se font quand même manger. » Les interventions du chœur sont fréquentes, et parfois un peu envahissantes – notamment lors du long dialogue entre Lortie et Jalbert –, mais elles enrichissent tout de même considérablement le propos. Les trois comédiennes, vêtues de blanc, font preuve d’une remarquable coordination, prononçant l’une après l’autre des morceaux de phrases, de manière presque musicale. Malgré la répétition du procédé, leurs interventions ne sont jamais lassantes. Tantôt elles respirent de manière audible, tantôt elles se prennent par la taille, parfois elles crient, se jettent au sol, serrent Lortie dans leurs bras, rient. Elles semblent faire partie de Lortie lui-même, comme un symbole de sa schizophrénie. Une histoire d’échec Lortie, c’est l’histoire d’un échec. Quand le caporal arrive dans le Salon bleu, celui-ci est vide. Ceux qui tombent sous ses coups ne sont pas ceux qui étaient visés, ce qui empêche l’exorcisme. « J’suis venu pour tuer, pis y a pas personne », dit Lortie. Comme Jalbert le lui explique, son acte était de toute façon voué à l’échec parce qu’un autre gouvernement aurait remplacé celui qu’il aurait abattu. Dans toute la pièce, on retrouve cette notion d’échec à différents niveaux : échec de la cellule familiale, échec de la société à intégrer l’un de ses membres (Lortie raconte que, dans l’armée, il fut la risée de ses camarades), échec à prendre en charge les individus fragiles et à les empêcher de commettre l’irréparable, échec de la police à arrêter un aliéné dangereux… L’expression de la folie étant culturelle 7, celle de Lortie est donc éminemment québécoise et la pièce nous amène à nous interroger sur nos manquements, en tant que société. Nous quittons la salle secoués, mais un peu plus éclairés, reconnaissants à Lefebvre d’avoir pris le pari de s’adresser à notre intelligence, et 6 Homme à tête de taureau et corps d’homme, fils de Pasiphaé (la femme de Minos) et d’un taureau, le Minotaure fut enfermé par Minos dans un labyrinthe construit par Dédale. Tous les neuf ans, sept jeunes gens et sept jeunes filles lui étaient envoyés en sacrifice. Une année, Thésée fit partie des jeunes gens. La fille de Minos, Ariane, qui était amoureuse de lui, lui révéla ce qui l’attendait et lui remis une bobine de fil, grâce à laquelle Thésée put sortir du labyrinthe après avoir tué le Minotaure. 7 Une illustration frappante est l’apparition, ces dernières années, d’un nouveau syndrome, baptisé syndrome de Truman, dans lequel le malade a l’illusion d’être le héros involontaire d’une émission télévisé, comme dans le film à succès The Truman Show. Voir à ce sujet l’article de Jennifer Peltz publié sur <cyberpresse.ca> le 1er décembre 2008 « Le syndrome de Truman, nouvelle maladie psychiatrique? ». 59 RAPPELS 08-09 de nous avoir offert un théâtre instruit mais ni doctoral ni pédant. 60