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besoin en eau (1). » Histoire de la folie : elle
frappe une première fois la France dans les
années soixante-dix. Le bonsaï fut le cadeau
chic. Livré sans mode d'emploi offert à des
mondains indifférents, il creva. Les dealers ont
compris la leçon. Ils ont organisé le marché.
Sachant que les Français sont incapables de
résister à une offre de stage, ils organisent des
cours d'initiation qui remportent un franc succès. Bisson, le marchand de plantes rares de la
rue Dauphine, propose même deux heures de
cours gratuit pour chaque achat d'un bonsaï.
En outre, quand les bonsés font du ski, ils
peuvent laisser en pension le petit arbre, selon
le système déjà appliqué aux vieux et aux
chiens. Bref, tout indique que la nouvelle épidémie de bonsite asiatique est là pourdurer.
Le bonsaï n'est plus un snobisme mais un
dandysme. Ce n'est plus (seulement) un objet
de prestige mais un sujet de préoccupation. Les
très jeunes plants se vendent de mieux en
Mieux. Le bonsé postmoderne aime à nanifier
lui-même — par mise en coupe, taille des feuilles et des branches, pincement des bourgeons
— et à donner sa marque personnelle au bonsaï
en manipulant sa forme — par ligaturage. Avec
un plant de trois ou quatre ans On a déjà, deux
ans plus tard, un petit arbre:Un bonsaï déjà
formé, cela va de 300 à 50 000 francs (sans les
accessoires). Mais pour 150 francs on peut déjà
se faire un bon petit plant, avec la coupe assortie et le manuel de base. C'est après, une fois
fixée la clientèle, que les doses augmentent.
Le bonsaï est japonais et, comme tout ce qui
est japonais c'est une invention chinoise.
Viennent de Canton ou de Taiwan beaucoup
de petits arbres d'intérieur (essences tropicales
— jugées moins classe par les puristes que les
essences tempérées d'extérieur, mis à part les
bambous nains et quelques autres). Mais le
triangle d'or, c'est Omya un village de pépiniéristes situé près de Tokyo. A Onnya, le Japonais cesse brutalement d'être un « industrielagressif-à-la-conquête-de-nos-marchés » pour
devenir un «maître-impassible-qui-dispense-un-savoir-ancestral ». Pour gagner sa
vie dans le bonsaï, il est recommandé d'aller
apprendre à Omya et de se faire tirer une photo
avec un maître.
En Europe, le virus a d'abord touché les
Pays-Bas et l'Allemagne. C'est là que se fournissent beaucoup de marchands français. Dans
'
'
rocher : ishitsuld. (Remarque 1: je mets les
noms japonais, qui ajoutent au sérieux. Remarque 2: éviter les petits personnages en
plastique, c'est rien plouc.) Dans ses rêves insensés, le bonsé pense que les campagnes seraient plus belles si on les construisait sur les
balcons des villes. Telle une sculpture de Giacometti, le petit arbre rend proche ce qui est
lointain. Comme l'usage du L.S.D:, cela provoque des distorsions de la vision. Le bonsé se
voit très grand, il observe ses arbres du dessus ;
l'instant d'après, il plonge son regard sous les
ramures il redevient un enfant dans la futaie.
C'est le syndrome de Gulliver, bien connu des
amateurs de train électrique quand ils mettent
la tête au sol pour regarder s'approcher la loco.
Sauf qu'il est assez difficile d'organiser des
déraillements de bonsaïs. Aspects cliniques
(suite) : la bonsite est un mal héréditaire. Les
Japonais Se la transmettent de père en fils.
André Gilet, qui n'a pas d'enfants, s'inquiète :
« Qui s'en occupera après moi? » Si on ne
prend pas la précaution de le faire crever, un
grand bonsaï nécessite des dispositions testamentaires. C'est une plante qui regarde passer
les hommes. L'existence n'est qu'un petit
moment dans la vie des essences. Les bonsés les
plus atteints sont des mecs. Cela fonctionne
chez eux comme la pêche ou la photo.
« L'homme est moins nuancé dans sa passion,
dit Françoise Charlane. Il achète trop de matériel et croit que ça va marcher tout de suite. »
Isabelle Samson : « Quand un homme offre un
bonsarà sa femme, c'est lui qui va s'en occuper.
La femme reste avec ses plantes vertes. » Ponr
la nana, le bonsaï a quand même un avantage :
pendant ce temps, son jules ne fait pas la cuisine.
Aspects cliniques (suite et fin).: troubles de
la personnalité, dédoublement schizoïde. En
phase terminale, le bonsé voit. dans le petit
arbre une sorte de Golem. Façonné à l'image de
soui créateur, il lui survit, éternellement vert et
beau. C'est à la fois le mythe de Faust et celui de
Dorian Gray. «Les bonsaïs ressemblent à
leurs propriétaires, assure Isabelle Samson:
Les gens compliqués veulent des arbres tourmentés. Les clients bien assis dans la vie recherchent des troncs droits. » A quand une
rubrique de bonsologie dans « Elle »?
Un cran au-dessus, on entre dans le trip
animiste, genre « baisse le son, les bonsaïs
écoutent ». L'arbre perçoit la pensée émanant de la volonté de l'éleveur, écrit Gérard
Leprêtre. //lui obéit en regarnissant une partie
vide ou en poussant dans un sens déterminé. Il
suffit pour cela que l'éleveur regarde son arbre
en imaginant la branche ainsi formée. »
Après cette séquence visionnaire, le film
s'achève d'une façon atroce. L'ahuri se laisse
inoculer un jeune plant de Cerissa japonica par
les soins de Mme Cbelane. Très vite, sa vue se
trouble, il sent des bambous nains qui s'enfoncent sous ses ongles, un Pistaccia sinensis s'accroche à ses cheveux, un Juniperus rigida au
regard dément le griffe au visage. Un Acer
palmatum atropurpureurri jette une tache sanglante sur le carreau. Et malgré la chaleur le
voici qui frissonne (ou, malgré le froid, la sueur
lui vient au front, selon la météo).
;
Genévrier
de Chiné,
77 centimètres,
environ 80 ans
vingt ou trente ans, on pourra d'ailleurs se
passer de l'Asie : tout arbre peut être nanifié
quand on a le nô aho, comme disent les Japonais. Israël fournit déjà des oliviers nains et la
France de petits hêtres.
« Les margoulins prolifèrent, se lamente un
professionnel. On vous vend de petits arbres
non travaillés sous le nom de bonsaïs. On gonfle les âges. » Un bonsaï, au Japon, c'est le
temps aboli ; seules comptent la rigueur et la
beauté du façonnage. La bourgeoisie française,
en revanche, donne du prix aux années, elle
annexe le bonsaï à son goût de l'ancien. Autre
manipulation : lès catalogues qui proposent
dés « graines à bonsaï »Al n'y a pas de graines à
bonsaï mais seulement des graines d'arbre
propices à la création d'un bonsaï. La nanification n'est pas une opération génétique. Elle
naît d'une action mécanique sur les racines, les
branches, les bourgeons et les feuilles.
Le film dresse ensuite un tableau clinique de
la bonsite. Il en ressort élue le bonsaï est hallucinogène. Déjà, en soi, le petit arbre est hyperréaliste. Toutes espèces de techniques y
contribuent : ainsi le jin, qui consiste à vieillir
artificiellement une branche, ou le style fuldnagashi (« forme battue par les vents ») ou, très
vogue, la forme forestière (yose-ue). Ou le
en vogue
paysage
ou encore l'arbre pris sur un
•
- Rémy Samson
;
ALAIN SCHTFRES
(1) « Les Bonsaïs », par Gérard Leprêtre, RusticaDargaud.
NOTRE ÉPOQUE/ LE NOUVEL OBSERVATEUR 43
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