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« Territoire-mouvements »
Les pôles d’échanges de Saint-Denis (93) et de Rennes (35)
Depuis une trentaine d’années, nous assistons au renouveau des transports publics urbains. Le
développement de Transports Collectifs en Site Propre (TCSP) est l’occasion pour les
Autorités Organisatrices de repenser, de restructurer et de requalifier le cadre urbain autour de
pôles d ‘échanges. Ces lieux étaient parfois qualifiés de « non-lieux » tant ils semblaient peu
hospitaliers pour les voyageurs. Mais dans une société urbaine toujours plus mobile, ces lieux
de la mobilité n’ont-ils pas vocation à constituer les nouvelles centralités d’une ville
structurée autour de ses grands réseaux de transport ? Dans cette ville en mouvement, les
pôles d’échanges requalifiés ne seraient plus des « non-lieux » mais des « lieuxmouvements », véritables « escales d’urbanité » offrant aux « nomades » urbains pris dans les
mailles d’une ville en réseau des aménités et des services (publics ou privés) à la vie
quotidienne. Ce nouveau regard porté sur ces lieux dédiés au mouvement appelle une révision
des missions des opérateurs transports et une redéfinition de la notion de service public. Quel
doit être la nature du service rendu ? C’est à la transformation du service de transport public
urbain, observé dans trois pôles d’échanges, de trois agglomérations françaises (Saint-Denis –
Rennes – Lille ¹) qu’est consacrée cette recherche sociologique. Elle s’inscrit dans le
prolongement des réflexions engagées, au milieu des années 90, par le Plan Urbanisme
Construction Architecture, la RATP et la SNCF dans le cadre du programme « lieuxmouvements de la ville ».
1 Le terrain lillois n’a pas fait l’objet du même travail d’investigation. La problématique de cette recherche a fortement orienté le choix
préférentiel de Rennes et de Saint-Denis qui présentent un ensemble de points communs (^pôles d’échanges nouvellement créés en bout de
ligne – quartier d’habitat social – université de Lettres et de SHS). La présence d’une université au pied du pôle d’échanges marque
fortement ces deux sites. Le site de Toulouse (Le Mirail) aurait probablement été plus judicieux.
Problématique
Les agents et les dispositifs techniques situés au plus près des usagers sont des interfaces
entre Le service public qu’ils représentent et qu’ils incarnent et le public qu’ils « servent ». Ils
traduisent les principes universels du service public de manière opératoire. Ils médiatisent la
relation et redéfinissent l’identité même du public. Les agents du service public ne sont pas
face à de simples « citoyens ». Ils coproduisent le service avec des « voyageurs » définis
comme « utilisateurs » d’un dispositif technique et « clients » d’un réseau. Cette traduction et
cette médiation sont par définition source de tension. C’est cette construction et ce travail
de définition identitaire qu’il faut pouvoir saisir et décrire. Décrire signifie rendre compte
des interactions qui mettent en présence un usager et un agent (ou un automate), mais aussi
mettre au jour le « script » ou le « scénario », inscrit dans le programme de fonctionnement du
dispositif technique (M. Akrich). Dans cette perspective, nous avons porté notre attention, non
pas simplement sur ces « interfaces », qui mettent en contact des agents et des automates avec
un public, mais sur l’ « univers » dans lequel est plongé le voyageur lors de son déplacement.
Nous considérons que cet univers du voyage, tel qu’il se donne à voir à l’usager dans un
complexe d’échanges est un monde d’intelligence distribuée. Cette intelligence, inscrite dans
la configuration des espaces et dans la signalétique est souvent médiatisée par des objets
(bornes ou plans) qui permettent à l’usager de se délester d’une part de la charge cognitive
qui va de pair avec son activité d’attente, d’orientation, de correspondance, etc ². Cet univers
composé d’artefacts est une « matrice cognitive » qui peut soulager le voyageur qui sait
pouvoir trouver dans cet environnement des ressources cognitives nécessaires à la
construction de son voyage. Ces artefacts cognitifs sont des « prises » (affordances) qui
adressent au voyageur qui sait les percevoir ou les chercher, des « invitations » à l’action.
Ainsi, parallèlement à la « description » des dispositifs techniques, il faut pouvoir saisir ces
« prises » inscrites dans l’environnement car elles participent à « distribution de
l’intelligence ». il convient de s’intéresser au contenu qu’elles proposent en matière
d’information mais aussi au design des objets et des espaces. C’est pourquoi, nous sommes
très attentifs à la manière par laquelle le service public se donne à voir aux usagers à travers
les formes, les matières et les couleurs de la tenue de ses agents, de l’architecture intérieure de
ses stations ou du design de ses automates. En offrant des « prises » à l’usager, les
concepteurs d’un pôle d’échanges orientent son regard et construisent son « point de vue » sur
le service. Se donner à voir est ainsi une manière de mettre en scène la symbolique
républicaine.
Le voyageur se déplace rarement les mains dans les poches. Il embarque avec lui des outils
qui lui permettront d’appareiller son regard ou d’accéder à des espaces réservés aux membres
ou aux abonnés d’un réseau. Le « nomade urbain » est devenu (…) l’animal borné des villes
dont parlait Marx : borné parce qu’il a déposé dans son environnement les savoirs
naturalistes dont son ancêtre portait le fardeau dans sa mémoire ou son apprentissage…³.
Le « nomade urbain » peut se délester de la charge de transporter son attirail sur son dos. Il
peut se reposer sur cet environnement riche en ressources. Il lui suffit de disposer des
compétences, mais aussi des cartes, des clefs et des codes pour pouvoir se brancher et avoir
prise sur ces ressources déposées ou distribuées dans l’environnement.
Les pôles d’échanges retenus dans le cadre de cette recherche sont des équipements
relativement récents situés au cœur de quartiers d’habitat social contenus dans le périmètre de
la politique de la ville. Ces « quartiers de a relégation » (J. Donzelot) connaissent de
profondes transformations auxquelles participent directement ces pôles d’échanges qui
contribuent à leur désenclavement. Ces pôles (composés de parcs-relais) constituent des
portes d’entrée permettant au « étrangers » venus en automobile ou en bus de débarquer sur le
« continent » de la ville agglomérée. Il sont des « boîtes de vitesses » dans cette ville à trois
vitesses décrite pat Jacques Donzelot. Ces « lieux-mouvements » semblent se dilater et se
confondre avec les territoires qui les accueillent. Ces territoires requalifiés et réhabilités après
ou parallèlement à la création du pôle d’échanges, semblent eux-mêmes appartenir à cet
« univers du voyage ». Pour qualifier ces « lieux-mouvements » dilatés, nous parlerons de
« territoires-mouvements ». L’enjeu pour nous est bien de circonscrire ces territoires
restreints dont le centre serait dessiné par le pôle d’échanges.
Ces « territoires-mouvements » peuvent-ils devenir des « supports de savoirs » ou des
« mondes d’intelligence distribuée » offerts au « nomade urbain » engagé dans une « vie
mobile » ? Peuvent-ils devenir des « ports » pour des périphériques qui viendraient se
connecter sur cette ressource urbaine ? Sont-ils de simples « boîtes de vitesses » pour une
« ville-mobile » ?
_______________________________
2 Les lieux-mouvements de la ville, Consultation de recherche 1994-1995, RATP-SNCF-Ministère de l’Equipement du Logement, des
Transports et du Tourisme.
3 I. Joseph, Gares intelligences, accessibilité urbaine et relais de la ville dense, RATP n° 125, Nov. 1999
Résultats de la recherche.
1. Tout semble opposer Rennes et Saint-Denis. A Rennes, les deux stations de bout de ligne
équipées de leur parc-relais dessinent un territoire étiré le long du boulevard Kennedy. Ces
stations constituent les polarités inversées d’un « teritoire-mouvements ». La première
(Kennedy), située dans un quartier d’habitat social en cours de requalification, s’ouvre sur une
cours urbaine qui demain sera richement dotée en services et en commerces, la seconde,
située au pied de l’université, constitue le centre d’une place dépourvue de services à la vie
quotidienne. La première semble appeler les étudiants à investir un quartier stigmatisé où ils
pourront trouver des ressources à la vie étudiante. A Saint-Denis, le pôle d’échanges semble
absorber une partie de l’université qui en devient le prolongement (la nouvelle et unique
entrée de l’université se trouve dans l’axe de la station de métro). Les escaliers mécaniques de
l’université canalisent les flux vers le métro. Les grillages de la cité Allende, de l’université et
de la cité universitaire dessinent les frontières d’un territoire qui a pour centre une esplanade
dépourvue de services. Rien n’arrête l’étudiant qui semble invité à quitter les lieux et à
s’engouffrer dans le « siphon » du métro (il le fera d’autant plus volontiers que la très large
majorité des étudiants de Paris 8 ne réside pas dans le département).
2. A Rennes, le pôle d’échanges et l’université semblent s’ouvrir et se dilater pour absorber de
proche en proche le quartier, progressivement transformé en vaste campus. L’université en se
dotant d’un bâtiment monumental (Présidence) en forme de porte urbaine affirme
symboliquement sa présence dans le quartier et dans la ville.
A Saint-Denis, les différents acteurs institutionnels clôturent leur territoire dans une logique
défensive. La passerelle reliant les anciens bâtiments de l’université aux nouveaux permet de
s’affranchir du territoire. Cette passerelle est un point d’observation de l’espace public qui à la
tombée de la nuit devient un no man’s land inquiétant.
Néanmoins, dans les deux cas étudiés, la présence d’un pôle d’échanges, les politiques de
renouvellement urbain conduites par les communes et le développement des universités
tendent à repousser plus loin « la ville de la relégation ».
3. La constitution de ces « territoires-mouvements » se heurte parfois aux résidents de ces
territoires qui ne se reconnaissent pas dans la figure du « nomade urbain » inscrite dans le
programme de fonctionnement de ces espaces ou qui refusent de voir le cadre bâti de leur
environnement devenir un lieu de dépôt ou un support d’inscription de la connaissance
nécessaire à la construction du déplacement d’un étranger parfois venu du périurbain. Voler
un téléphone portable, détériorer un automate ou couvrir d’affiches un plan de quartier, est
probablement une manière de clore un espace sur l’ici et maintenant des relations de face à
face, de couper les « extensions numériques » et de priver de « prothèses visuelles » un
« nomade urbain » qui ne trouvera plus de ressources dans un environnement devenu hostile.
C’est probablement une manière de fermer cette ville en « libre-service » qui s’offre à
l’étranger qui en possède les clefs (cartes à puce) et le mode d’emploi (compétences
cognitives). C’est refuser des conventions standardisées en référence à des principes issus
d’un « monde industriel » (au sens de Boltanski et Thévenot) au profit d’arrangements locaux
qui supposent une grande familiarité des lieux. Le « nomade urbain » ne peut plus alors se
déplier ou se déployer dans un environnement qui constituerait, d’une certaine manière, le
prolongement de lui-même. La construction de ce « monde d’intelligence distribuée » ou de
cette matrice cognitive suppose une très forte maîtrise du territoire et donne lieu à de
véritables luttes entre résidents et opérateurs transport. Si les uns tentent de faire des murs de
la ville des supports d’inscription de la connaissance (signalétique, plans, écrans
d’information) et des espaces de dialogues (automates) dédiés à la coproduction d’un service,
les autres refusent ce traitement ergonomique des surfaces. Les murs et les sols sont des
supports d’expression pour dire sa colère ou promouvoir ses produits (petites annonces,
affichettes, autocollants).
4. Si les situations rennaise et dionysienne semblent a priori comparables, elles connaissent
pourtant des développements très différents : l’ouverture et la dilation du pôle d’échanges
dans le premier cas, la fermeture et le repli des différents acteurs institutionnels dans le
second. Mais Rennes, qui fait figure de bonne élève en matière de développement urbain,
nous propose une « situation de laboratoire ». Rennes étonne par son niveau d’intégration :
un opérateur transport gère une ligne de métro et un réseau de bus comprenant une seule
zone tarifaire pour le compte d’une autorité organisatrice (Rennes-métropole » sur un
périmètre de transport urbain (PTU) qui correspond au périmètre d’un établissement public de
coopération intercommunale (communauté d’agglomération). Cet EPCI dispose de la
compétence-transport depuis 1992 et peut « lever l’impôt » (taxe professionnelle unique)
depuis cette date. A Saint-Denis, les choses sont infiniment plus complexes. Plaine Commune
est une toute jeune communauté d’agglomération qui, bien que très dynamique, à longtemps
souffert de la faiblesse de l’intercommunalité. Le pôle d’échanges est situé à la frontière de
trois communes qui poursuivaient des projets de développement différents et concurrents. Par
ailleurs, les communes et les groupements de communes d’Ile de France ne sont pas autorités
organisatrices. Le « centre-bus » de Saint-Denis dessert deux départements et la ligne 13 en
traverse trois.
5. Les concepteurs des pôles d’échanges étudiés sont porteurs d’une vision du voyageur
radicalement opposée. Le Val est un ascenseur horizontal. A la différence du métro lillois, le
métro rennais ne propose aucun service. Rien n’arrête le regard du voyageur ou ne détourne
sa trajectoire. La station lisse et fonctionnelle s’illustre par sa vacuité. Elle invite au
mouvement. Le voyageur semble entièrement pris en main par le dispositif technique qui
l’entoure. Il est réduit à la figure de l’utilisateur d’un dispositif technique. Mais c’est cette
prise en main et cette réduction qui lui permettent de penser à autre chose. L’environnement
technique semble le porter, lui offrant ainsi la possibilité de s’échapper et de se libérer de la
charge de produire son déplacement. Mais pour que la « magie » opère, il faut qu’il est toute
confiance dans le dispositif. La station est un espace sous-contrôle.
La RATP reconnaît, au contraire, la diversité des identités du voyageur. C’est pourquoi,
l’entreprise lui offre une large gamme de services. Elle entend ne plus être une simple
entreprise de transport, mais devenir un prestataire de services urbains. La RATP change
progressivement de culture professionnelle. L’exploitant devient acteur de la ville. La ville est
dans le pôle d’échanges. Le pôle d’échanges doit devenir un lieu de vie. Le pôle est une
version moderne du relais de poste : on y change de monture, on s’y restaure, on s’y détend,
on y prend des informations utiles pour la suite du voyage. Mais ce relais ne s’adresse pas au
seul voyageur client de la RATP. Il s’adresse aussi au citoyen qui sommeille en chaque
voyageur. Celui-ci pourra trouver sur sa route des représentants du service public (EDF, CAF,
Poste…), soucieux de se rapprocher de leurs usagers ou des accès à ces services. La RATP
offre ainsi à ses clients un service global d’accessibilité urbaine. Elle favorise les mobilités
physiques et virtuelles qui permettent au citoyen comme au citadin d’ouvrir la ville.
6. Les situations de tension ou de violence vécues par les agents de la RATP de Saint-Denis
sont le produit d’une coproduction qui n’est pas sans relation avec la logique défensive
évoquée plus haut. Le programme de fonctionnement de la station favorise l’expression d’un
« acteur-mouvement » doté de compétences (« compétence de flot »4). Mais cette figure
semble être niée lorsque le voyageur se présente au guichet. Le guichet est d’abord une
« recette » ou une « caisse » qu’il convient de protéger. Aussi, les agents « assignés à
résidence » ne peuvent pas trier les demandes et orienter les flux vers les automates. Par
ailleurs, ils peinent à satisfaire un voyageur en quête d’informations. Le guichet est d’abord
pensé pour reçevoir un « client » qui constitue une menace potentielle.
7. La maîtrise de ces territoires semble passer par une présence et une visibilité renforcées,
des représentants du service public. A Saint-Denis, la RATP mène une réflexion sur de
nouveaux métiers qui permettraient d’offrir un meilleur accueil aux voyageurs, mais aussi
d’affirmer son autorité sur des territoires qui lui sont parfois contestés. Cette présence
humaine renforcée est une manière de mettre un frein à une logique de protection sécuritaire
qui participe à la coproduction de l’insécurité et de la violence. A Rennes, l’opérateur
transport compte largement sur la vigilance des voyageurs et le poids du « regard de l’autre »
pour dissuader les fraudeurs. La construction d’un espace en ligne droite et l’absence de
recoins favorisent l’écoulement des flux et la surveillance des lieux ouverts au regard de tous.
Les stations sont placées sous le regard d’un système de vidéosurveillance actif.
A. Huet – S. Chevrier – M. Savina
4 S. Dubuisson, A. Hennion, V. Rabeharisoa, « Passages et arrêts en gare : border son temps, flotter, se réengager », in. I.
Joseph, Villes en gares, Paris : Aube, 1999
Synthèse – « Territoire -mouvements. Les pôles d’échanges de Saint-Denis et de Rennes ». LARES-PUCA Janvier 2005