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Je ne peux plus dire ton nom. (…) Ne le
prends pas mal : ces parenthèses sont pour ta
protection. Ne les considère pas comme une
insulte. Elles sont comme une étreinte qui
t’entoure, la caresse parfaite, l’hommage ultime
de quelqu’un dont le métier est d’écrire des
noms. Imagine qu’elles sont le câlin que je ne
te ferai plus, comme mon bras autour de tes
épaules. Beaucoup d’espace de chaque côté pour
que tu ne te sentes pas étouffé. Je ne veux pas
t’effrayer. Tu es si vite effarouché. Tout le
monde a ses limites. Les miennes sont ces parenthèses. Un jour, les syllabes de ton nom m’ont
fait si mal qu’elles n’ont plus passé mes lèvres.
Elles étaient coincées tout à l’intérieur, agrippées
avec de petites griffes, tatouées dans le dedans
de moi. Impossible de les en sortir, plus
j’essayais, plus cela me rentrait dans la chair.
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PREMIÈRE PARTIE
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Quand j’ai décidé d’en finir, j’ai attendu le
mercredi, puis je me suis donné les moyens de
mes ambitions limitées. Rien n’est plus grotesque qu’un suicide raté. J’ai acquis un joli
calibre chromé. Je l’ai choisi maniable, avec des
petites balles qui évoquaient les poids de la
balance de ma Mémé et un canon fin qui aurait
sans doute déçu une star de porno. Le vendeur,
VRP de banlieue, m’avait proposé un nouveau
modèle muni de projectiles explosifs dont il
garantissait l’efficacité largement éprouvée dans
les rues de Miami. J’ai remercié et décliné. Je
n’ai pas ce type de snobisme. La collection de
l’année précédente me convenait parfaitement.
Et puis, je ne voulais pas me faire exploser la
tête, on a sa dignité. Il me déplaisait fort d’imaginer toutes sortes de pénibles en train de
décoller mes restes à la spatule en faisant de
l’humour de carabin. J’ai mis le canon dans ma
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bouche, une turlutte infernale. J’ai éprouvé sur
ma langue, contre mes lèvres, la raideur de
l’arme, le froid du métal. J’ai senti la saveur
écœurante de la graisse et j’ai tiré. Mon doigt
posé sur la détente a accentué sa pression.
Encore. Plus fort. Plus fort encore. Et il ne s’est
rien passé. J’avais dû faire une mauvaise manip’.
Ce fichu mode d’emploi traduit du coréen.
J’aurais dû acheter français. Nos emplettes sont
nos emplois. J’ai enlevé l’arme de ma bouche en
me heurtant douloureusement les dents. Je l’ai
jetée rageusement contre le mur. Et le coup est
parti, fauchant l’halogène qui a défoncé la baie
vitrée. J’ai dit quelques très gros mots. Puis, j’ai
éclaté de rire. Il n’y avait plus que ça à faire.
Quand le vitrier a été parti, j’ai longtemps sucé
le liquide douceâtre qui jaillissait de mon doigt.
J’avais trouvé le moyen de me couper en ramassant les bouts de verre. Et je m’étais sévèrement
entaillé un orteil. J’ai mis le flingue dans un
tiroir. Il y avait un tel fatras de gadgets promotionnels que je n’ai pas eu besoin de le cacher.
On pouvait aisément croire qu’il s’agissait d’un
jouet.
À l’hôpital, le médecin m’a dit que j’avais eu
de la chance, que je ne conserverais qu’une légère
claudication de cet accident stupide. A-t-on idée
de vouloir planter un clou dans une vitre avec
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un marteau ? Il m’a conseillé de faire appel à un
pro, m’a parlé d’une chaîne de magasins spécialisée en bricolage. Le docteur me regardait avec
une compassion consternée. Il devait me trouver
moins pittoresque que les gens qui débarquent
avec des trucs ahurissants dans le fondement et
des excuses créatives pour expliquer leur présence : « Docteur, vous allez rire… » Ma bêtise
lui semblait très quelconque. Qui aurait eu envie
de chercher plus loin ? En boitillant jusqu’à
l’ascenseur, j’ai pensé que, si le ridicule tuait,
j’aurais mené à bien mon projet.
Je me penche sur ton lit et te regarde dormir.
Tu fais des bulles en ronflant doucement. Je te
parle et tu ne m’écoutes pas. Ce n’est pas grave.
Il faut que je mette les bouchées doubles. Tu
sais si peu de choses de moi. Je connais tant sur
toi. C’est injuste, voilà pourquoi je m’engage à
la sincérité. Je le dois à ton sourire. Je le dois à
cette moue délicieuse, à ces grands yeux. Je pourrais te regarder pendant des heures. Laisse-moi
jouer les Shéhérazade, mon bébé. Qui a dit que
quand on aime, on ne conte pas ? Tu te berceras
de mon histoire. Je me repaîtrai de ton aspect.
Pour le mien, que te dire ? Je suis le genre de
fille qui fait penser les hommes avec leur tête.
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J’ai toujours su que j’étais quelconque. Tu es
celui qui m’a fait regretter de n’être que moi.
Tu m’as donné l’envie d’être ta bombe, ton
idéal. Me décrire ? Voilà qui est vite fait. Je passe
partout sans coincer. Un peu de tout, sans
carence réelle et sans aucun excès. Un boitement
discret de la jambe droite depuis que j’ai essayé
de me tirer une balle dans la bouche. Pas de
quoi déclencher les passions… Toujours sur le
pont, rarement malade, mon corps assure le service minimum quand je suis occupée. C’est lui
que les gens connaissent, qu’ils aiment bien. Il
répond au téléphone, manie les casseroles et les
claviers. Il mange ce qu’on lui donne, fait où
on lui dit. Pourtant, je ne l’aime pas. J’ai bien
pensé à la chirurgie esthétique, mais ça ne peut
convenir qu’à des gens dont les besoins sont
ciblés. On peut vaincre les tares. Rien n’est plus
difficile à combattre que la médiocrité. Je suis
un mélange du lapin d’Alice et du raton de L’Âge
de glace. Tu sais, celui qui est fou de son gland,
obligeant les journalistes français à toutes sortes
de périphrases pour éviter les mauvais jeux
de mots des mauvais esprits. Par la faute de
ce damné rongeur, bien des enfants sont
aujourd’hui persuadés que le fruit du chêne est
la noisette… Peu importe ce que ce souriceau
aime tant. Toi, tu es mon gland (et ça n’a rien
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d’obscène), ma noisette ou ce qu’on voudra : la
fixette d’une créature obsessive, opiniâtre et malchanceuse, façon coyote de dessin animé. Tu es
de ces brioches qu’on mange pour le goûter, sans
autre valeur que celle d’un plaisir gourmand, pas
de qualités nutritionnelles, des calories vides et
des formes pleines. Un bonheur pour les yeux,
les doigts et les narines avant même qu’on ne
pense à y planter ses dents.
J’aime te donner à boire. Tes grands yeux
reconnaissants. Ta bouche sur la tasse. Le liquide
coulant doucement le long de ta joue. Tu aimes
le lait chocolaté. J’y ai rajouté du quinoa, que j’ai
longtemps pris pour un poisson tropical avant de
comprendre qu’il s’agissait d’une graine bonne
pour la santé. Je n’y connais pas grand-chose en
céréales. La seule chose que je maîtrise vraiment,
c’est mon métier. Je suis journaliste de cinéma.
J’aime mieux dire ça que « critique », parce que
ça donne un petit air aventureux. Cela laisse de
la place au rêve, à l’imagination. La journaliste
de cinéma sort de son trou. Elle s’aère en faisant
des interviews. Tu m’aurais finalement préférée
critique, retenue loin de toi par un métier de sale
obscure. J’ai questionné les plus grandes vedettes.
Je leur ai parlé. Vient alors la chose la plus
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difficile à avouer. Je n’ai jamais rencontré Johnny
Depp. Un vide embarrassant sur un tableau de
chasse impressionnant. Une carence que je
souffre d’admettre en société. Pourtant, les stars
ne m’importent guère, mais Johnny fait rêver
sans que je puisse expliquer pourquoi. Ce n’est
pas que je sois blasée (…), c’est juste de l’indifférence polie et policée par de nombreuses années
de pratique. La meilleure, celle qui est indiscernable même par l’œil le mieux aguerri. Celle qui
fait que tout glisse sur moi, sans accrocher davantage qu’au fond de mes casseroles bien récurées.
Kevlar et Teflon sont mes autres prénoms. J’écris
au kilomètre, énurétique de la copie, plus proche
des sept mercenaires que des sept samouraïs.
J’abats de la besogne pour quatorze. J’ai tout du
nègre, si ce n’est que je signe mes textes. Ils sont
à mon image. Négresse blanche, j’ai fini par me
faire à l’idée de n’avoir pas vraiment de couleur.
Je me dis parfois que je n’existe pas en tant
qu’être humain, que je ne suis qu’une suite de
fonctions. Un couteau suisse, en moins joli, à la
fois machine à écrire, à laver, à visionner, à cuisiner, à parler, à questionner. Le plus drôle est
que ça m’allait fort bien jusqu’au jour où je t’ai
trouvé…
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Je suis née prématurée. Un mercredi de
février. Je n’avais pas une heure d’existence
qu’on se méprenait déjà sur mon compte. Je
n’avais pas envie de vivre. Ce qu’ils croyaient
être une soif de découverte était ma première
tentative de suicide. J’avais trop tardé. J’avais
raté la fenêtre de lancement et Houston s’en
battait les flancs. Je les entendais se congratuler
parce qu’il ne manquait rien – doigts, oreilles,
yeux et membres – tout avait répondu à l’appel
ou presque. Je semblais être un bébé parfaitement conformé. Seule ma grand-mère était
convaincue que je n’en avais pas pour longtemps. Une opinion qu’elle exprimait sans
ambages avec un tel manque de tact que ma
mère fondait en larmes sans rien trouver à
répondre. L’aïeule me considérait comme un
monstre. C’est le seul point sur lequel nous ne
sommes jamais parvenues à tomber parfaitement
d’accord, ma Mémé et moi. Maintenant, elle est
morte et moi pas. Si j’ai fini par accepter de
vivre, c’est sans doute par pur esprit de contradiction.
Une fois sortie, il a fallu faire avec. Alors j’ai
fait. Mon statut d’enfant prématurée m’a donné
une valeur accrue aux yeux des Parents. Je
régnais en despote. De mes brèves années de
pouvoir, il ne me reste que l’impression tenace
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que tout m’a été dû. J’ai des images stroboscopiques. Moi à la mer. Moi à la neige. Moi en
forêt. On me donnait de bonnes choses à
manger. Il y avait des yaourts divinement sucrés
à tous les repas. Des crèmes caramel maison, des
potages avec de vrais légumes et un gros bout
de beurre dont j’aimais à capturer l’étonnante
fraîcheur sur une cuillerée de soupe fumante, des
tartes aux pommes… Et surtout, des biscottes
beurrées saupoudrées de Banania. J’adorais ça.
Je regardais le monsieur noir hilare sur la boîte.
Il n’avait aucune raison de rire, mais je ne le
savais pas. Je me fourrais de la poudre jusque
sur le nez et ça me faisait éternuer. J’aimais
mordre soudainement dans la tartine comme
pour la prendre par surprise. Je me souviens
encore du petit croissant que laissait la marque
de mes dents. De la couche de beurre surplombée de chocolat, stratification d’une géologie gourmande que je me plaisais parfois à
balayer de la langue pour sentir la surface
rugueuse de la biscotte. C’était mon goûter préféré. Du moelleux sucré en haut, du craquant
un peu salé en bas. Je commençais à me dire
que l’existence avait du bon. L’univers tournait
autour de moi, j’en usais comme l’ont fait les
rois. Soleil de leurs vies, j’ignorais le sens du mot
« révolution ». Je n’ai donc pas compris la portée
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de ce qu’on m’annonçait quand j’ai entendu le
mot « bébé ». Ne m’en veux pas, chéri, je ne
savais rien de toi. Et mon extrême jeunesse ne
m’avait pas enseigné que les mines réjouies des
adultes sont souvent synonymes de catastrophes
industrielles. Ils me présentaient la chose avec
l’enthousiasme habituellement réservé aux expéditions au Jardin d’acclimatation. Le petit train.
La rivière enchantée. La pêche magique où l’on
gagne des cadeaux en attrapant des canards en
caoutchouc. La barbe à papa rosée qui colle à la
bouche et aux doigts. J’ignorais que j’étais en
sursis. J’ai patienté avec eux. Les jours passaient.
L’excitation montait. Si seulement j’avais pu
imaginer…
J’aimerais que tu cesses de mâchouiller ce dossier de presse. Tu vas encore t’étouffer et je serai
obligée d’aller chercher des morceaux de Richard
Berry dans ta gorge avec une pince à épiler. La
dernière fois, tu n’as guère apprécié. Écoute-moi
plutôt. Laisse ma voix te bercer. Là, c’est mieux.
Tu souris. J’aimerais penser que c’est parce que
tu jouis délicieusement de l’absurdité de ma
situation. J’avais six ans quand est venu l’enfant
et que les choses se sont précisées. Sa naissance
ne m’a pas fait de peine. Je la décrirais plus
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