Download Jacques Roubaud, "S`écrire sous la contrainte"
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L’art donne à la vie sa dignité (idée obsolète dans le monde-marché ; see le livre de Joseph Mouton : Sois artiste). S’écrire s o us la co n tra in te La règle constitutive de l’Oulipo s’interprète dans cette perspective. Ainsi que les buts du groupe ; là est son «sérieux ». (remarques 1967-1999) La conception d’atelier oulipien est implicitement contenue dans l’idée d’art qui est la sienne (zénonienne). 5. vme : ce n’est pas un projet solipsiste comme la Recherche (solipsisme biographique + mensonge) ou Ulysse (forme dégradée de l’idée Renaissance de la correspondance macrocosme-microcosme) et Finnegan’s wake (solipsisme langagier, lexical). 6. vme : la contrainte est traitée avec scrupule et simultanément une totale « irresponsabilité». Jacques ROUBAUD 7. vme : position de G. P. celle du « bricoleur » (see introduction du « cahier des charges ») mais voir aussi Merz (pas Mario, Schwitters). 1. Le mot oreille contient, oulipiennement, le mot oeil. La Disparition, dont la contrainte est pour l’œil, s’entend ; au moins autant une œuvre « aurale » qu’écrite. 2. vme retarde l’achèvement en multipliant les fins locales (le roman de…, pluralité de romans, pluriel du titre). Un autre ordre de lecture serait possible. L’ordre choisi est celui du parcours de chapitres associés à une figure-page, donc à la fois conventionnel, arbitraire (imite le conventionnel, l’arbitraire), n’ayant donc pas de commencement absolu, ni de fin absolue. 3. Histoire oulipienne des mathématiques « à la Perec » : Frege est un mot en « revenentes » ; s’oppose à Cantor, lipogrammatique en e. (Legendre) (Serre) versus (Cartan). (Berge) versus (Gauss), Hamilton, Pascal. 4. Perec zénonien : l’oulipo est « art des contraintes » au sens zénonien (Art (définition de Zénon le Stoïque), résumé : « An art is a system of insights in a constitution they have reached by being exercised together in the interests of some objective among them that are of good use in life. »). L’art (au sens zénonien) intervient pour définir l’unité de la vie depuis ses débuts ; il commande organisation d’une vie. vme désigne La Vie mode d’emploi. jms désigne Je me souviens. 8. vme : le préambule sur l’art du puzzle ; c’est aussi évidemment quelque chose sur l’art du romancier. Il doit « puzzler » le lecteur (le rendre perplexe (quoique après coup) : esthétique de la perplexité). Mais il ne peut le faire ni par le traitement mécanique (le découpage industriel), ni par le découpage au hasard. Le rôle de la contrainte (des contraintes) est de lui permettre de prendre la voie de la « mesure » (mezura) entre le métrique et le chaotique (la voie rythmique donc). 9. vme : la voie des contraintes établit l’écran nécessaire entre la narration et la biographie. 10. vme : l’art du puzzle, dans le préambule, est affirmé art d’artisan. Tel l’art du roman, l’art oulipien. 11. vme (mais d’application plus générale) : que le roman doit pouvoir être lu par le lecteur sans préalable et à la vitesse du lecteur, qui ne saurait être la vitesse de lecture du critique ou du chercheur. 12. vme (mais d’application plus vaste) : peut être lu à la fois savamment et innocemment (encore une fois aux antipodes de Joyce). S ’ÉCRIRE SOUS LA CONTRAINTE 119 13. vme : comme dans le cas du puzzle, est composé aussi pour un lecteur. Mais ce n’est pas un lecteur essentiellement savant, ni un lecteur essentiellement ignorant. La première position (possiblement celle de Joyce : roman pour PhD) est celle du canonique avant-gardiste. La deuxième (see Marguerite Duras) est celle du mépris (post-avant-gardiste). 14. vme : tout le monde ne peut pas lire. Il faut savoir lire, au sens ordinaire. Il est préférable d’avoir une certaine expérience de la lecture de romans. Il faut faire un effort (mais il sera récompensé) de pénétration. Mais il n’écarte que ceux qui ont une vision dégradée, démagogique, de la littérature. 14 bis. vme : la vie de l’auteur intervient comme clinamen dans les contraintes. 15. vme : le « biographique » n’est ni l’intention de l’œuvre ni la dissimulation (ou l’erreur) de l’œuvre, mais son accident. 16. vme : il n’est pas nécessaire de savoir « hors le livre » pour lire ce livre. 17. L’écriture sous contrainte est à la fois traditionnelle et moderne, et échappe donc à l’opposition paresseuse que l’on fait généralement entre les deux. 18. Quel rôle jouait donc pour lui la contrainte ? C’était un pharmakon, un remède (remède et poison ; poison aussi !) à la mélancolie du roman qu’éprouve le romancier dans une époque où la répétitivité maniaque des schémas éprouvés depuis déjà au moins deux siècles engendre l’ennui profond, passion fondamentale du XX¬ siècle ; horreur et dégoût du « déjà vu » caché, et mal caché sous les apparences d’une nouveauté factice. Il lui fallait absolument y échapper ; sinon se taire. 19. L’art de la contrainte – L’intention didactique n’est jamais absente, puisque à toute nouveauté vraie dans les arts du langage il faut des lecteurs capables de la reconnaître, et de s’y sentir heureux. 20. G. P. – Il y avait eu dans sa décision de devenir oulipien, au moins au début, une certaine influence du Jeu des perles de verre 120 PORTRAIT (S) DE GEORGES PEREC de Hermann Hesse. Eh oui ! Mais il en vint à découvrir le visage dissimulé et moins amène de la métaphore ludique et gymnastique : la brusque contradiction ressentie, alors qu’il était engagé dans l’expérience d’écrire comme roman feuilleton, W, qui utilisait plus ou moins directement cette image mi-sportive mi-mystique, entre une représentation de la joie du sport et cette « joie par le labeur » mise en exergue sadique à la porte des camps nazis, fit qu’il n’ignora pas que son entreprise était non seulement paradoxale, mais était même hantée par le dérisoire. (Le roman habituel, le roman-aspirine peut parfaitement ne pas sentir cela). Il s’était mis dans une position qui comme celle de l’équilibriste ou du logicien est difficile à soutenir avec une conviction constante. 21. À de nombreux moments il voulut se débarrasser de la forme, chercher ce qu’il appelait des contraintes douces, écrire un poème sans contrainte autre que celle, particulièrement effrayante cependant, de ne pas en avoir, c’est-à-dire d’affronter le visage du blanc se présentant à lui dans le miroir d’une page. 22. Le kabbaliste : les kabbalistes, ces vieux oulipiens pessimistes. 23. Une des tâches du jeu avec contrainte oulipien tel qu’il apparaît le mieux, chez Perec, est analogue à l’une des tâches du jeu de langage wittgensteinien : créer un monde possible de langue et le comparer avec le nôtre. 24. Certains des mondes-poésie créés par une contrainte oulipienne sont des mondes partiellement dépeuplés : monde de La Disparition, monde de la « contrainte du prisonnier » ; monde de La Clôture, spécialement. Le monde du « français sans e » ou celui du « français du prisonnier » sont cependant des mondes complets, consistants, mais ils apparaissent en même temps comme reconstruits de notre monde après des catastrophes, des déchirures. 25. On remarquera que le « monde des a » (celui de What a man) par exemple est un trop petit monde pour apparaître autre qu’un monde de bande dessinée unidimensionnel. Le monde de La Disparition ou le « monde du prisonnier », en revanche, sont des mondes suffisamment riches, tout en portant en eux l’absence qui S ’ÉCRIRE SOUS LA CONTRAINTE 121 33. Perec, en tant qu’auteur oulipien, est celui qui essaya, aussi, de sortir du labyrinthe construit pour lui par Queneau et Le Lionnais. les suscite et les désigne. Une « fiction du prisonnier », allant audelà des exemples didactiques, « ostensifs » qui limitent pour le moment la contrainte, paraît potentiellement envisageable. 34. L’idée du Chef-d’œuvre oulipien. – Comme le facteur de la Grande Rhétorique, la tâche de l’auteur oulipien est la fabrication d’un Chef-d’œuvre, architecture de contraintes oulipiennes oulipiennement agencées. vme est la seule œuvre oulipienne qui s’approche de cette idée. 26. La langue s’use, c’est sûr. Mais une certaine accélération de cette usure résulte de l’ubiquité télévisuelle, ainsi que de la bêtise naturelle ou induite de ceux qui y parlent. Exemples : surréalisme, n’importe quoi mode d’emploi… – C’est comme ça. – Qu’est-ce qui vous oblige à participer à cette dégradation ? – Tout le monde le fait. – Ce n’est pas une réponse. « Tout le monde » était pétainiste en 1940… 35. Examinant la « carrière » de Perec, il apparaît que, comme oulipien, il était à la fois un artiste verbal, et un artiste collectif. L’oulipisme est un métier d’art. 27. Certaines contraintes ne peuvent pas créer un monde-possible de poésie (de conte, de récit). Elles sont trop limitatives. Elles permettent tout au plus un petit village artificiel (exemple : contraintes des mots aux lettres dans l’ordre lexicographique proposées par Perec lors du dernier stage Oulipo de Villeneuve-lèsAvignon en 1980). Elles posent un défi : réussir, malgré tout, à y faire vivre des récits, des poèmes. 36. Dans Je me souviens, G. P. fait son autoportrait à la lumière « infra-ordinaire », un portrait de l’artiste se souvenant. Et il y apparaît entièrement ressemblant, mais en creux. 37. (janvier 1995) Avec les années, l’Oulipo retrouve de plus en plus les destinations anciennes formelles (au sens d’occasions formelles) de la poésie : encomiastiques, escarnir e maldizer (pas assez), mariages, naissances… Il est passé de l’occasion strictement privée (premières « belles absentes ») à semi-privée (les épithalames de G. P.) à la circonstance publique, sur commande même (Tramway de Strasbourg). La composition sous contrainte (see Grands Rhétoriqueurs, Troubadours) se prête particulièrement bien à cette démarche. 28. Les ressources limitées des contraintes dures appellent, suggèrent, imposent presque, certains registres de langue : enfantin, pornographique, extravagant, parodique. 29. C’est l’exploit de La Disparition : avoir fait vivre le « monde sans e ». 30. What a man – Le jeu oral / écrit de la contrainte permet d’approcher sans l’atteindre la saturation sonore (oreille) tout en respectant la saturation littérale maximale (oeil). 31. L’existence de l’Oulipo (indiscutable) n’assure pas qu’il existe un seul auteur réellement oulipien. G. P. est celui qui s’en approche le mieux. 32. La célèbre définition de l’auteur oulipien, « un oulipien est Afin de respecter les intentions de l’auteur, l’éditeur n’a pas appliqué ici toutes les contraintes qu’impose le code typographique. 38. Après l’oulipien-rat, l’oulipien-taupe. Un soir d’été brûlant et sec en East-Anglia, un automobiliste arrêté en sueur sur le bord d’une petite route vit avec stupeur l’asphalte mou, noir et gluant se soulever et sortir une taupe. L’auteur oulipien, ainsi, est une taupe qui choisit d’émerger non de la terre meuble du champ mais de la route goudronnée par la contrainte. 39. jms est une via negativa de l’autobiographie. un rat qui construit le labyrinthe dont il se propose de sortir », suppose une idée particulière du monde dans lequel l’oulipien vit : que c’est un piège construit par un démon cruel et subtil. 122 PORTRAIT (S) DE GEORGES PEREC S ’ÉCRIRE SOUS LA CONTRAINTE 123