Download n°1 - janvier 2011 : Marc Alyn

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Couv_Phœnix n°1
9/02/11
12:42
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Au fond, le personnage secret de mon œuvre est Lazare : deux fois né, deux
fois mort, ayant traversé l’épaisseur terrifiante des ténèbres pour ressurgir
vivant, de l’autre côté. La découverte des ruines de la cité phénicienne de
Byblos, au Liban, m’offrira l’occasion d’une telle renaissance. Soudain, làbas, il fit très jour et j’aperçus, depuis les terrasses dominant la mer, sur le
promontoire des siècles réduits en poudre, la vie et la mort faisant l’amour au
bord d’une tombe royale d’où émergeait un alphabet miroitant de scarabées :
Marc Alyn
2011 — N O 1 — M ARC A LYN
Passeur des mots ton crible est une barque semblable à
la barque des morts
Et tu vas à travers la grande nuit de l’encre
Avec ton cœur qui bat dans tous les siècles à la fois.
ESTRIELLE
PARUTION TRIM
o 1
janvier 2011 — N
Marc Alyn
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— Bernard Mazo
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Partage des voix
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Téric Boucebci —
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Jean Oriz
Voix d’ailleurs
Giorgio Cittadini
Mise en scène
Notes de lectures
9 782919 638000
ISBN : 978-2-919638-00-0
Prix public : 16 €
PHŒNIX
No 1
M A RC A LY N
1980 : dixième anniversaire de la revue SUD
dans le jardin de la librairie La Touriale à Marseille
(de gauche à droite : Yves Broussard, André Ughetto, Jacques Lovichi, Christiane
Baroche, Jean-Max Tixier, Pierre Caminade, Benito Pelegrín, Frédéric Jacques
Temple, Jacques Lepage, Claude Pocheron, Léon-Gabriel Gros, Jean Puech)
LÉON-GABRIEL GROS
Un grand tumulte pour Phœnix.
En cœur battaient
Les volets de la mer
Ou ce tonnerre de cymbales
Pour la capture de l’essaim.
Chant multiple pareil à celui des galets
Ou au piétinement d’un troupeau sur les pierres
Quand elle bruit comme la grêle
La cohorte de laine rance et de vent âpre.
Ô tumulte qui est le chant le plus obscur
Dans le secret de notre chair, au carrefour
Des tempes où la vie
Échange ses monnaies sonores.
Transparente était la nuit,
Une aile de libellule
Portant ses œufs d’étoiles et leur givre
Sur le plus mince des tissus.
Quand se déchire comme un nuage foudroyé
Le calice le plus altier entre les lis,
Quand le pétrel perce le cœur du vent
Monte la plainte de Phœnix au seuil du vol.
phœnix n o 1
Il se fit un grand tumulte dans la nuit
Lorsque parut le messager.
De l’air très bleu
Les marches de cristal brillaient comme des gouttes
Dans le cœur noir, vertigineux des fleurs profondes
Où se perd le bourdon.
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Elle s’épanouit dans le vent coléreux
Mais sa corolle est très secrète, elle est mortelle
Et suave pourtant dans le ciel de la nuit.
phœnix n o 1
Comme un poignard sur du velours
La lame longue de la lune
Et ces gouttes de cire blonde
Qui perlent d’une étoile morte.
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Ô tumulte qu’il faut chanter,
Ô tumulte qu’il faut tisser !
Nous en ferons le vêtement
Des épaules sans espoir.
Car il est écrit « VOUS AUREZ
VOTRE DEMEURE DANS L’ORAGE,
VOUS N’AUREZ PAS D’AUTRES PROMESSES
QUE CELLES-LÀ QUI SE LÈVENT
DANS LA NUIT. »
Voici qu’il vient vers nous Phœnix le messager
Sans autre escorte que nos cris
Et les clairons du vent à l’agonie,
À bout de souffle.
Phœnix, voici le jour, ton frère retrouvé,
La rose est son bandeau, le lys est son épée,
Le peuple des épis à son souffle se dresse
Et le rire de l’alouette est dans ses yeux.
Tu foules dans tes pas ou ton vol l’herbe haute,
L’éclat de tes regards illumine les mers
Et ton cœur est léger, si vif en ta poitrine
Qu’elle est une forêt palpitante d’oiseaux.
phœnix n o 1
Salut, ô rayonnant, ô pur, Adolescent
Des montagnes de l’Alliance,
Frère du faon et de la biche, fils du vent
Voici régner les vastes houles de la joie,
Voici briller au sein de la brume les torches
Qui jaillissent de l’incendie et de l’horreur
Pour saluer le jour promis, les transparentes
Demeures de l’homme.
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Ô rayonnant, ô pur, le maître de l’année
Où se lèvent ces astres neufs
Qui président au siècle vierge sur le monde.
Quand se parent les fronts d’un rayon de ces astres
Ils sont baignés par les eaux vives du vrai chant,
Il en déferle des cohortes de colombes,
Qui précèdent le feu.
Mais toi tu restes seul, immobile, Phœnix,
Diamant sans un reflet et pure transparence,
Le plus terrible des regards,
Quand un monde nouveau apprend les lois d’Avril,
Quand l’esclave, brisant ses chaînes, redécouvre
Les gestes maladroits de l’homme libre.
L.-G. G.
Novembre 42-novembre 43
(Extrait de Phœnix, SUD Poésie, 1983)
phœnix n o 1
SAINT-JOHN PERSE
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Amis, la route fut longue et brève, où vous avez si fièrement
œuvré. Le temps d’un demi-siècle consume pour vous l’espace
d’une course allègrement courue. Et du haut lieu français où vous
avez conduit l’attelage, vous pouvez – halte brève – prendre
mesure du parcours. Des pas de jeunes hommes résonnent encore
au loin, qui se sont faits depuis des pas de vétérans.
Amis, votre œuvre fut créatrice. La conduite d’une revue littéraire est œuvre vive et prise aux sources. Les certitudes qu’elle
conjugue sont celles de l’esprit et du cœur.
[…]
Pour vous l’éclair dans le taillis. À d’autres, sédentaires, la possession d’état, la mise en coupe réglée et l’accommodement. Le
gain du jour n’est point votre profit. Moins soucieux du miel que
de l’envol de vos essaims, vous viviez en prodigues. Et prospérer
pour vous fut toujours synonyme d’essaimer.
L’aventure vous lie, qui vous précède et qui vous crée. Elle
n’abolit rien d’antérieur. Il monte sur vos pas autant de passé que
de futur. Ainsi, en terre haute, l’ascension d’un double horizon,
maritime et terrestre.
[…]
Amis, l’heure s’accroît et la route reprend. Avec vous, hommes
fervents, sur l’incessante route ! Avec vous, hommes d’honneur et
de franchise, dans la mêlée du Siècle ! L’année à son plus haut et la
tâche à son comble, soyez fêtés, pionniers, à la croisée des routes
automnales : l’heure vous dit sa plénitude à l’équinoxe de
Septembre.
S.-J. P.
À ceux des Cahiers du Sud,
septembre 1963
La filiation clairement revendiquée des Cahiers du SUD à SUD,
puis à Autre SUD, n’est pas démentie par la disparition du mot
SUD dans le titre de notre nouvelle revue. Simplement, il nous a
paru que, s’il fallait certes conserver la mémoire de nos origines,
nous avions d’autres moyens pour cela que reprendre ad vitam
æternam, sous telle ou telle forme, un mot glorieux mais qui devenait casserole, alors que le nouveau titre devait, à notre idée, s’inscrire dans cette continuité tout en signalant une certaine forme de
rupture délibérée. C’est pourquoi, considérant que notre logo
(fruit des interventions juxtaposées de trois d’entre nous, et définitivement adopté) représentait un oiseau volant dans un soleil de
flamme ; que la publication nouvelle prouvait sa capacité à
renaître des cendres de la précédente ; que notre jeune doyen,
F. J. Temple, avait créé en son temps une revue nommée Fénix ;
qu’enfin notre ami Léon-Gabriel Gros – qui fut, on le sait, rédacteur en chef des Cahiers du SUD puis membre du conseil de
rédaction de SUD – nous fit l’honneur et l’amitié de publier son
ultime recueil dans la « petite » collection SUD Poésie sous le titre
flamboyant de Phœnix, et que ce serait un hommage à lui rendre
en assurant beaucoup plus subtilement la filiation, le rédacteur en
chef de la défunte Autre SUD, abandonnant son idée d’intégrer le
mot SUD au nouveau titre, proposa, pour la revue naissante, le
titre : Phœnix, dans cette graphie puisque c’était précisément une
spécificité voulue par le poète – comme nous l’apprend André
Ughetto en sa belle préface aux Œuvres complètes de L.-G. G. justement parues aux éditions SUD. Et ce titre, dangereux mais beau,
sifflant comme un coup de fouet, fut adopté à l’unanimité par le
conseil de rédaction d’Autre SUD, qui signait ainsi l’acte de naissance de ces nouveaux cahiers littéraires internationaux et s’en instituait le conseil. Outre les membres reconduits, après la
douloureuse disparition de Jean-Max Tixier et l’amicale et indispensable venue de Téric Boucebci, un autre ami qui n’est plus à
phœnix n o 1
Phœnix, voici le jour !
Léon-Gabriel Gros
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phœnix n o 1
présenter, Jean Orizet (né du côté de l’Estaque !) nous fit l’honneur et la joie d’accepter de s’agréger à l’équipe.
Cette présentation est donc collégialement signée : Yves
Broussard, Téric Boucebci, Françoise Donadieu, Joëlle Gardes,
Daniel Leuwers, Jacques Lovichi, Jean Orizet, Jean Poncet,
Frédéric Jacques Temple et André Ughetto, qui constituent le
conseil souverain de Phœnix.
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N.B. : Lors du dernier des repas aux Arcenaulx durant lesquels le
conseil de rédaction de la défunte revue Autre SUD avait coutume de
rencontrer nombre de ses lecteurs, ce qui devint habituel à chaque
parution et le sera pour Phœnix, nous avons eu la surprise, le plaisir
et la joie de voir (sans les trois coups) apparaître notre ami Marcel
Maréchal – exceptionnellement de passage à Marseille pour y présenter Bada – venu nous saluer et rappeler les liens très forts qui unissaient alors notre revue au théâtre national de la Criée : soirées
consacrées à chacun d’entre nous ; numéros spéciaux sur Jean Vauthier
– auteur fétiche de Marcel – ou sur cet autre ami, Jacques Audiberti ;
et tant de manifestations communes, enthousiastes et fraternelles. J’y
ai vu, pour ma part (et je ne suis sûrement pas le seul), le signe
annonciateur d’une future réussite pour Phœnix, que confirma la
présence de Jean Puech, de la librairie La Touriale, qui tint naguère,
avec quelques autres, la revue SUD sur les fonts baptismaux sous
l’autorité de Jean Malrieu. Décidément, il n’est point de hasard ! J. L.
sommaire
Marc Alyn
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37
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Partage des voix
Pierre Dhainaut : Avril perpétuel de l’âme
Jean-Pierre Cramoisan : Petites Méditations de Bohème
Cristophe Munier : De la poésie comme une langue étrangère
Téric Boucebci : Poèmes
Isabelle Baladine Howald : Tardive
Alain Fabre-Catalan : Proses boréales
Jean Orizet : Le Ryōan-ji, jardin secret des signes
Le Dandy de Montbrison
Bernard Mazo : Retour au silence
Benito Pelegrín : Postlude à Quart(iers) Nord
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Voix d’ailleurs
Giorgio Cittadini : Lettres à Dibi
phœnix n o 1
André Ughetto : Alyn parmi nous
Marc Alyn : Proses de l’intérieur du poème
Daniel Leuwers : Entretien avec Marc Alyn
Jacques Lovichi : Alphabets d’Éros
Bernard Mazo : Marc Alyn, ou « La Nostalgie de l’absolu »
Sylvestre Clancier : Marc Alyn : Fulgurance et voyance
Emmanuel Hiriart : La respiration du symbole – Notes sur
l’œuvre en prose de Marc Alyn
Pierre Brunel : Du Piéton de Venise au Tireur isolé
113
Le Festival d’Avignon, par Jacques Lovichi : Papperlapaap,
spectacle de Christoph Marthaler, dans une scénographie d’Anna
Vierbrock, 122 – Germain Nouveau, le mendiant magnifique, de et
par Philippe Chuyen avec Jean-Louis Todisco, compagnie
Artscénicum, 123 – La Tragédie du roi Richard II, de William
Shakespeare, mise en scène de Jean-Baptiste Sastre, avec Denis
Podalydès, 123.
Deux spectacles de l’Espagnole Angélica Liddell au Festival
d’Avignon, par Christilla Vasserot : La Casa de la fuerza et L’Année
de Richard, 126.
Festival international de danse de Vaison-la-Romaine, par
Françoise Donadieu : Dunas, chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui
et Maria Pagès, 128.
Notes de lectures
Poésie : Juste une pierre noire, de Jeannine Baude, 132 – Méditations
des lieux, d’Adrienne Arth, Claude Ber, Joëlle Gardes, photographies
d’Adrienne Arth ; Par-delà les murs, photographies de Patrick
Gardes, gravures de Martine Rastello, textes de Joëlle Gardes, 134
– Ayesha, de Téric Boucebci, 137 – Bruissant, de Gaëlle Guyot, 138
– Grandeur nature, d’Yves Broussard, 140 – Préface à la vie /
Prefazione alla vita : Otto poeti francesi della Revista « Autre
Sud », 141 – Quelques premiers vers, de Germain Nouveau, 142.
Romans, récits, nouvelles : L’Œil postiche de la statue kongo,
d’Anne-Christine Tinel, 144 – Éclats d’enfance toulonnaise (19361952), de Marcel Migozzi, avec des dessins de Serge Plagnol ; La Seule
Rescapée, de Marcel Migozzi, 145 – C’est tous les jours comme ça :
Les Dernières Notes d’Anthelme Bonnard, de Pierre Autin-Grenier, 147.
Études, essais et documents : Jorge Luis Borges : La vie commence,
de Jean-Pierre Bernés, 147 – Frédéric Jacques Temple, l’aventure de
vivre, études réunies et présentées par Colette Camelin ; Le Centre
du monde & autres poèmes, de D.H. Lawrence, traduit par
F. J. Temple, 149 – L’Odyssée Cendrars, de Patrice Delbourg, 151 –
A Peaceful legionnaire : An Indochina sketchbook, 1948-1954, de
Helmut Loofs-Wissowa, 153 – Jan Karski, le « roman » et l’histoire,
de Jean-Louis Panné, 155.
phœnix n o 1
Mise en scène
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M A RC A LY N
Dossier rassemblé par André Ughetto
Marc Alyn, dessin de Colette Deblé
ANDRÉ UGHETTO
C’est en 2006 que j’ai rencontré pour la première fois Marc Alyn
et son épouse Nohad Salameh chez leurs amis Pierre et Marie
Cayol qui organisaient dans leur demeure gardoise de Tavel une
lecture des deux poètes présentant leurs derniers ouvrages parus.
Parmi ceux-ci Le Dieu de sable, que le poète éditeur Jean Portante
avait pris dans sa jeune maison Phi. À cette occasion, prenant
conscience de l’ampleur et de la diversité de l’œuvre alynienne, je
plaidai avec succès au sein de la rédaction d’Autre Sud pour qu’un
hommage lui soit rendu, mais après la disparition de la revue qui
devait l’accueillir, c’est Phœnix, bien nommée pour la circonstance,
qui a permis d’en faire renaître le projet et de rassembler le dossier
qu’on va lire. On y trouvera d’abord des inédits de la même veine
superbe que les poèmes du Tireur isolé, également publié par les
éditions Phi en ce printemps 2010. L’entretien de l’auteur avec
Daniel Leuwers, le « salut » que lui adresse Jacques Lovichi, les
approches chronologiques complémentaires de Bernard Mazo et
de Sylvestre Clancier, permettent de suivre son trajet de poète.
Emmanuel Hiriart s’intéresse quant à lui à la fonction symbolique
des proses, notamment à travers les textes qu’il qualifie plaisamment de « guides du piéton somnambule », et ce sont encore ces
proses poétiques, du Piéton de Venise au Tireur isolé, qui inspirent
les analyses de Pierre Brunel, révélatrices de leur caractère « rimbaldien » en référence aux Illuminations.
Cependant le poète qui arpente Paris point du jour – cet autre
« guide » que je conseille à tous les voyageurs désireux de connaître
les secrets de la capitale – me rappelle, à l’instar de Baudelaire, les
changements qui affectent sans cesse son « cœur » de ville et c’est à
des prédécesseurs plus immédiats, du XXe siècle, que pour ma part
j’aimerais comparer Marc Alyn : en constatant chez lui par
exemple, comme chez Saint-John Perse, une attraction vers
l’ailleurs – la Chine du poète d’Anabase ayant pour pendant le
marc alyn
ALYN PARMI NOUS
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marc alyn
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Proche-Orient chez le poète de Byblos. En imaginant d’autres
motifs de ressemblance avec l’auteur d’Amers ou d’Éloges, je
découvre chez Marc également la prégnance de l’enfance et la
magie de l’élément féminin. La grande éloquence et la capacité de
profération sont nettement perceptibles dans Les Alphabets du feu
ou L’Œil imaginaire. Cependant le caractère parfois oraculaire de
ces poèmes se trouve corrigé, ou « bémolisé », par un sens aigu de
l’humour et de l’autodérision. La solennité (ou sa menace) peut
donc être aussitôt détruite par le « scud » d’un jeu de mots. Et puis
le goût de Marc pour les aphorismes engage à un rapprochement
avec René Char qui en a semé dans tous ses recueils. Marc,
d’ailleurs, pas moins que Char, est un poète de la poésie, chez qui
un scepticisme de bon aloi (on songe assez souvent aux maximes
de La Rochefoucauld) interdit la moindre pose prophétique.
N’ayant pas eu les « moyens d’existence » (pour citer comme il
le fait un titre de Jean Rousselot) de ses aînés surréalistes, il a dû
consentir à un travail « forcé » (critiques, livres de commande) qui
a fortement développé en lui autant l’esprit de recherche que le
sentiment de la relativité de toute gloire littéraire. J’irai jusqu’à
affirmer que sa « condition » ouvrière – expression que j’emprunte
à l’œuvre de Simone Weil portant ce titre – l’a enrichi d’une vraie
connaissance de l’esprit populaire sans qu’il ait eu besoin d’un
engagement politique public pour la confirmer.
Enfin Marc, poussant sa curiosité vers des ouvrages de derrière
les fagots – traités d’alchimie, manuels de tarologie, livres de théosophes – ne verse jamais dans l’hermétisme de l’obscur et incommunicable. Il est bon à cet instant de se souvenir qu’Hermès était
dit aussi « conducteur d’âmes ». Eh bien, c’est cette vocation qui
me semble finalement caractériser le mieux le poète Marc Alyn. Il
sait comme Victor Hugo quelle doit être la fonction du poète, qui
est d’apporter à ses lecteurs, pour les éclairer à travers les tracas et
les fracas du siècle, une lampe de haute spiritualité, dégagée des
dogmes générateurs de guerres, et qui tremble un peu, chez un
qui partage, ainsi que Psyché, l’émoi de contempler l’Amour.
A.U.
MARC ALYN
PROSES DE L’INTÉRIEUR DU POÈME
Quand les mots somnambules vont et viennent sur les parvis de
la mémoire, dans l’intervalle, l’entre-temps, la césure éblouie, quel
au-delà s’avance à leur rencontre avec sa lampe allumée en plein
jour, comme l’Hermite des tarots ? À peine ouverte, la fenêtre
déverse en nos yeux la fraîcheur des jacinthes d’eau et l’or en
fusion du soleil alchimiste. Le temps pensif, sourcilleux, fait son
bourdonnement de guêpe prise au piège d’une vitre, seul à durer
parmi tant d’éternités en trompe-l’œil. Sur la laisse de mer, à la
frange des grands textes, les poètes cheminent, laissant la trace
de leurs pas au bord de la marée phosphorescente, dans la
magnificence tragique de l’espace. La phrase panoramique
remonte ses filets débordant d’archipels, de galaxies, de brouillons
d’univers où la mort ne constitue guère qu’une faute de frappe,
tout début naissant de sa fin. De vertige en voltige, du vol plané
de l’étincelle à la respiration glorieuse de la flamme, nous
progressons ainsi vers les confins tremblés de la parole, dépourvus
de projet, libres dans le temps circulaire, faisant halte de loin en
loin en de vastes clairières.
marc alyn
(Inédits, été 2010)
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Comme on provoque par hasard, frôlant quelque mécanisme
invisible, l’ouverture d’une porte dans l’épaisseur de la muraille,
il nous arrivait de franchir, d’un pas leste de funambule, la
frontière indistincte séparant l’ici du surnaturel. La nuit végétale,
bruissante de tant de feuillages, nous accueillait au bout de
sentiers de traverse contournant les lieux habités. Aucun cadran
n’avouait l’heure. Des yeux absents, tournés vers le dedans comme
ceux des chevaux de mine, s’efforçaient vainement de nous voir,
fantômes endurcis dans la clarté frisante, sur la déclivité hypocrite
de l’âge. En ces lieux reculés – si proches cependant que nos cils
les frôlaient à la moindre caresse –, la structure occulte de
l’univers apparaissait en un éclair, sur-le-champ raturée, absorbée
par des superpositions successives d’absence, tandis que se
repliaient les ailes de l’énigme – fabuleux parapluie. Faudrait-il
s’accoutumer à subsister sur ces pointes d’aiguille, ces lames à
double tranchant, ces hautes crêtes barbelées que seul un soleil
d’abysses de loin en loin visitait ? Par bonheur, nous n’étions que
des gens du voyage, nulle part attendus, résidents d’un livre dont
les chapitres seraient des chambres. Guidés par nos chiens
aveugles, nous reprenions l’ascenseur jusqu’aux jardins suspendus
de Babel, où une statue de marbre blanc avait veillé sur notre
sourire, tout au long de la nuit natale.
marc alyn
Les arbres habitaient la maison, profitant des orages pour
introduire leurs museaux de feuillage par les volets disjoints
jusqu’aux sournois portraits d’ancêtres aux barbes légendaires, que
la guillotine guettait. Dehors, l’automne crépitait : feu de raisin et
de coqs de bruyère à l’écart des solitudes métaphysiques où les
mailles des syllabes capturaient une typographie d’abeilles. Dans
des chambres dépourvues de portes, de fenêtres, envahies par des
livres que l’ombre seule feuilletait, une horloge arrêtée demandait
l’heure au temps sous l’œil sans tain de miroirs à la retraite,
ressassant les reflets d’instants défigurés. L’effacement incessant
du vécu se devinait à des altérations de l’agencement des choses,
comme si la majestueuse ordonnance du monde se réduisait, après
usage, à de l’espace plus ou moins chiffonné. Au point culminant
de la nuit, l’insomniaque se laissait couler à pic au fond d’un mot
cueilli au hasard, et l’infini s’avançait sous forme d’une voyante
nue chargée de figues et de pêches dans l’aurore couleur d’airelle.
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Des forces inconnues vivaient à notre place, respirant l’air,
occupant l’espace. L’éternité n’était guère partageuse en ce lieu
exposé où la poésie, aggravée de marges et de neiges, survivait en
vendant son sang aux notables des hauts quartiers. Tatoueurs de
papillons sur croupes ou perceurs d’oreilles dans les fêtes foraines,
nous exercions toutes sortes d’activités d’une inutilité bouleversante pour joindre les deux bouts en attendant l’annonciation.
L’Histoire, vestiaire de Barbe-Bleue débordant d’uniformes criblés
de balles et de dentelles ensanglantées, attendait le client aux
portes des goulags accompagnée d’hymnes et de cantiques. Tout
était donné en vrac, sans mode d’emploi : à chacun de trier parmi
ces dés, ces faux jetons, ces cartes biseautées, sa propre ligne de vie
avant qu’elle ne l’étrangle. En dépit de ces menues contrariétés,
nous prenions le temps de caresser au passage une jeune rivière,
bouclée comme un agneau, qui passait, chatouillant de son rire le
paysage voyageur.
marc alyn
Le temps d’apprendre par cœur la mort, puis de l’oublier, nous
n’étions plus là pour personne – mais demain qui l’aurait été ?
Déjà je devais faire un nœud à ma mémoire afin de ressusciter les
traits oblitérés d’amis ensevelis sous le papier glacé de grotesques
photos d’identité, vestiges de destins calcinés. À peine
subsisteraient quelques traits de couleurs sur les parois de grottes
envahies de gravats et de matière noire, ex-lumière passée à
l’ennemi. Mais nul regard n’atteindrait ces gisements d’images.
L’oreille nous manquait pour capter la prière que les choses, de
toute leur pathétique immobilité, s’efforçaient désespérément
d’émettre. Tout se réduirait à un enchevêtrement de chiendent, de
fourmis gastronomes et d’escaliers abrupts menant à des balcons
de glace. Un cavalier, gardien du bout des eaux, surgirait du
brouillard pour nous communiquer des nouvelles fraîches de
l’infini. Puis des précipices gigognes nous éloigneraient de nousmêmes, refoulés dans les ultimes retranchements de la durée,
traversés de vieux fleuves et de langues perdues.
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Certains égaraient leur mémoire comme une bille ou une clef –
oubliant même d’oublier ; d’autres, coupables d’infidélité à
l’égard de leur propre substance, endossaient l’apparence des
choses, des instants, des êtres rencontrés, s’éveillant alouette,
squelette, scarabée, épouvantail au seuil d’un champ de blé. Seule
importait la part rêvée de notre vie vaguement éclairée par des
lanternes d’ombre dans les feuilles, quand les saisons incestueuses
s’enchevêtraient et que l’été aux pieds fourchus foulait la grappe
rouge-sang de l’automne. Nos yeux nous précédaient au fond des
terriers du sommeil où s’entassait un prodigieux butin d’images
que nos doubles dilapideraient en compagnie d’accortes repasseuses toujours disposées à se plier en quatre pour éviter de
froisser l’amour. Quelle aube bondissante allions-nous rejoindre
ou fuir parmi ces lilas de glace et ces amoncellements solennels de
blocs de lave noire édifiant sans fin d’autres châteaux du Graal ?
Des accès de solitude nous frappaient au plus rauque des foules.
Retenu par son filet de voix au-dessus du vertige, Lazare s’émerveillait d’arpenter un cadastre exquis dont le décor en trompel’œil n’eût pas dupé un chat atteint de cécité.
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Des morts tirés à quatre épingles conduisaient l’attelage de
Fantômas lancé à tombeau ouvert vers les bas quartiers de
l’énigme. On entendait tinter les colliers de grelots par-dessus les
sanglots d’une étrangère dépouillée de sa robe sur les coussins de
cuir par des doigts intraitables ; et les rares passants essuyaient
un feu nourri d’invectives, rebroussant chemin vers les zones
éclairées. La vie fuyait ainsi de chapitre en chapitre, folle alliée de
forfaits imaginaires, fouaillée par une écriture de haut bord ample
et incisive, qui fonçait vers l’ailleurs en inversant les rôles. Tous les
héros étaient fictifs au même titre que l’auteur dont la tâche
consistait à présenter les mots aux choses et les choses aux mots
en vue d’égarements partagés. Il en naissait des significations
inouïes, tête-bêche sauvages, offrant une vue imprenable sur le
grand large. Là-bas, le claquement des lessives marines annonçait
la cité : oriflammes, grand’voile déployée, pièces de lingerie roses,
cramoisies, mordorées, plus vaporeuses que la fin du monde…
Du haut des remparts, les veilleurs visaient les yeux. Puis l’aube
s’envolait et l’on découvrait, blotti entre les roues, l’enfant perdu
depuis tant d’années : grand pour son âge tel un prisonnier élargi.
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Fatigué de la gravitation universelle, il prêtait l’oreille au pas des
sentinelles sur le chemin de ronde du cadran de l’horloge. Les
wagons du métro regorgeaient de jupes entravées et de jeans
dévoyés serrés de près aux heures de pointe. Les journaux du
matin relataient la colère d’un million d’éleveurs de fourmis, en
Chine, dévorés de dettes criardes. Un peu plus haut, un peu plus
bas dans l’épaisseur du temps se creusaient les trous noirs de
l’inconscient de Dieu – statue sans socle dépourvue de matière et
de forme, statue sans rien nippée de loques d’air. La mort, petite
frappe, rôdait alentour, folle de lignes droites entassant des pierres
blanches dans l’obscur. À l’aube, on ramassait l’univers en lambeaux
parmi les revenants écrabouillés et les géométries sinistrées. Des
pans disloqués d’images en proie au séisme composaient un
fabuleux édifice où il goûtait le bonheur de se perdre au cours de
perpétuelles allées et venues entre l’état d’extrême éveil et le
sommeil de plomb des cosmonautes échoués au fond de la Mer
de la Sérénité. L’ange avait la majesté terrifiante des montagnes –
moins la lourdeur.
marc alyn
Dès que nous détournions le regard, les revenants enjambaient la
croisée, brûlant de nous rejoindre dans l’espoir de trouver place en
nos poèmes ; ainsi l’oiseau prend appui sur le vide qui l’habite
pour voler immobile au cœur de la vitesse. Nous abattions
nombre de ces visiteurs indésirables, aveugles en demi-deuil, grâce
à des salves d’images à fragmentation qui causaient du dégât, mais
d’autres affluaient – ou étaient-ce les mêmes ? La mort coffrait
avec la même indifférence innocents et coupables ; nous l’écoutions
chercher en vain le sommeil en ses barques étroites : froissements
de pages tournées, quatuors à corde pour violons ou pendus,
insurrection de roses, lupercales de statues. Il convenait de réorienter le vivant, de le détordre, malgré contorsions, étirements et
saccades, afin de l’initier aux voluptés d’une définitive entrée en
matière. S’ensuivaient de suaves supplices, de lascives arabesques
assorties de rauques vocalises et de cinglantes reparties saupoudrées d’orties blanches : la peau s’encanaillait au contact de chairs
imaginaires consumées peu à peu, mystiques des bas-fonds avides
d’accéder, par les passages secrets du fantasme, à la chambre royale
veillée par l’Œil triangulaire.
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marc alyn
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Celles qui officiaient à bouche que veux-tu, en fondu enchaîné
sous la coulée des miroirs, Mélusines champagnisées aux paupières violines acculées dans l’ultime réduit du château mis à sac
en compagnie de donneurs d’ordres non identifiés ; celles-là,
sveltes scélérates pratiquant le péché périlleux à l’élastique, l’âme
en porte-jarretelles, barbouillées de rimmel comme un enfant de
mûres – où reposent-elles désormais sur leurs oreilles délicates que
nul bijou ne vient dorer, à jamais privées d’yeux, de lèvres et de
langue, poupées abandonnées dans la décharge publique de
l’éternité ? Ce qui rend la mort si cruelle, c’est la proximité des
vivants, le corps à corps des amants au fond des chambres, la
neige attisant l’été, le tapage nocturne mené par les forêts féroces,
et cette lune orgiaque, occupée à ronger le ciel.
M.A.
DANIEL LEUWERS
Les débuts, le déclic initial.
Débute-t-on jamais en poésie ? Et à quel moment cesse-t-on de
commencer ? La question des origines se révèle forcément insoluble en un domaine où tout procède du mouvement, de l’aptitude à la métamorphose, de la remise en cause permanente des
valeurs sombres ou claires de la langue simultanément révélées et
occultées. J’ai exprimé cela, sur un mode lapidaire, dans Le
Silentiaire : « Un poète ne débute pas : il survient, il surgit. Un
poème ne finit point : il phréatise à six pieds sous l’oubli. » Bien
entendu, nous ne saurions préciser, ni vous, ni moi, ni personne, la
nature réelle de ce don de poésie qui nous traverse à la façon d’un
fleuve, nous dérobant au passage un cri, une pépite, avant de déferler plus loin pour entraîner les pales d’autres moulins. Dès le
ventre maternel, nous prêtons l’oreille aux échos assourdis de la
voix humaine dont la sonorité nous bouleverse et, mystérieusement, nous éveille. Peut-être les poètes se recrutent-ils parmi ces
rêveurs actifs de la vie prénatale, déjà en proie à la musique du
verbe avant même d’en pouvoir saisir la signification ? L’oreille, qui
sert de regard aux aveugles, s’accomplit dans l’ouïe-dire, contact
privilégié, actif, avec le langage parlé, bientôt relayé par l’écrit.
Pour ma part, je fus un usager précoce de « ce vice impuni, la
lecture », avide dès l’enfance d’apprivoiser l’énigme dissimulée
sous la couverture des livres encombrant la demeure familiale,
mon père étant lui-même un fameux dévoreur d’imprimés, rêvant
sa vie au lieu de la gagner, ou plutôt la dilapidant au profit de ses
royaumes imaginaires. Pour accéder à l’expression écrite, aux balbutiements du poème, il me faudra atteindre la puberté, l’âge où
les mots font l’amour. Je l’ai évoqué ailleurs : « Le surgissement
d’un poète (qui se confond avec la découverte de sa propre voix)
se révèle indissociable d’une prise de conscience quasi physique de
ce phénomène d’affinités électives et de possession intime des
marc alyn
ENTRETIEN AVEC MARC ALYN
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marc alyn
vocables, dont la finalité se nomme l’image. » (Mémoires provisoires). Orphée jaillit d’Éros, lui-même frère ennemi de Thanatos.
L’explosion lyrique, chez l’adolescent poète, est parallèle à celle du
sexe (le Sexe, le Texte) et de son ombre portée – la mort.
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Tout jeune, vous éprouvez un désir fou de poésie. Comment cela se
manifeste-t-il, dans quel contexte ?
En mon étroite chambre sans porte (on y pénétrait par la
fenêtre), à Reims, je brave le froid de l’hiver champenois pour tenter de capturer quelques-unes des étincelles que produit le verbe au
contact de la durée – lame sous la meule à affûter – dans l’espoir de
loin en loin exaucé d’accéder au point d’incandescence du poème.
En ce temps-là, je pose des réponses comme d’autres des questions,
soupçonnant le caractère réversible de chaque pensée. Je lis des
poètes morts qui m’enseignent à naître et auxquels je rends souffle
un instant – vieux frères des profondeurs. Lorsque le sommeil me
terrasse, je grince des dents, la bouche comblée de mots. Je rêve
d’une poésie verticale, toujours en marche et, trop souvent, m’emmêle dans le fil de ma phrase, guetté par quelque nœud coulant
invisible et féroce. Il m’apparaît obscurément que le présent n’est
que le passé de l’avenir et qu’il convient de bousculer l’ordre des
chronologies en vue de tirer parti des ressources infinies du temps.
À dix-sept ans, dans une mansarde exiguë de l’avenue de
Wagram, à Paris, je poursuis le même combat avec l’ange (la
langue) tandis que la pluie roule au-dessus de ma tête sur la vitre
d’un vasistas rouillé. Je me suis fait quelques amis chez les poètes ;
ils m’ouvrent leurs revues, me prêtent des livres, m’encouragent.
Ils sont pauvres le plus souvent comme je le suis moi-même et
nous nous retrouvons dans les sous-sols de cafés inchangés depuis
Apollinaire, à Saint-Michel, à Montparnasse ou du côté du PalaisRoyal ; ce sont les catacombes où se réfugient les derniers insoumis d’un monde de plus en plus assujetti à la dictature de
l’objet-roi et de la déesse Raison, ceux qui n’entrent pas dans le
moule déformant. S’ensuit la publication de quelques plaquettes,
puis d’un premier recueil, Liberté de voir, et, enfin, du Temps des
autres qu’accueille Pierre Seghers et que couronne, le jour anniversaire de mes vingt ans, le 18 mars 1957, le Prix Max Jacob. Je passe
Vous rompez avec la vie littéraire, mais non point avec l’écriture
poétique.
Dans un mas délabré situé au large de la cité quelque peu
magique d’Uzès, je débarque un beau matin, au terme d’une fuite
à travers des paysages qui semblent s’inventer à mesure. Le but de
tout voyage n’est-il pas de soigner le temps par l’espace et de se
rencontrer ailleurs sous d’autres traits, faute de réussir à se perdre ?
Le lieu, d’un vert sévère, invite à la concentration, au repli vers les
cieux du dedans. Tout est maçonné de soleil, barricadé de chaleur,
verrouillé de cigales. Peut-on rêver meilleur endroit pour célébrer
la Nuit ? « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours », affir-
marc alyn
ainsi, avec la promptitude de l’éclair, de la marge absolue à la
notoriété, situation dont je ne profite guère puisque je dois quitter aussitôt la scène – la guerre d’Algérie aidant –, endossant l’uniforme pour un service militaire d’une durée de deux ans et demi :
le temps des autres !
De retour à Paris, les lauriers sont coupés et les lampions
éteints ; seule subsiste « la réalité rugueuse à étreindre » évoquée
par Rimbaud à la fin de sa Saison en enfer. Logé à Aubervilliers
dans un immeuble H.L.M. dominant un gris cadastre de rues
baptisées par Éluard en personne (son père achetait, lotissait et
revendait des terrains à l’est de Paris) de noms de poètes, je
mesure l’étendue de ma solitude et tire les rideaux pour polir les
poèmes de Délébiles parallèlement à l’édification d’un roman, Le
Déplacement. Il ne me déplaît pas trop de repartir ainsi de zéro,
allégé de tous bagages, loin des destinées clefs en main. À compter
de Délébiles, ma poésie se transforme, s’épure, gagne en densité
aussi bien qu’en transparence, ce qui déconcerte quelques lecteurs. Parallèlement à ce lent travail de somnambule dans la
fumée des gauloises bleues, je rédige articles, préfaces, rapports de
lecture pour des éditeurs, adaptations de poésies étrangères ainsi
qu’un dictionnaire des auteurs français. L’argent « gagné dans les
prairies lyriques » arrive au compte-gouttes et s’évapore aussi sec.
Bientôt, Paris me sort par les yeux et je décide de m’évader en
direction du Sud « profond », de m’établir à Uzès, loin des cocktails, des coteries et des cocteauricos.
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mait déjà Jean Racine lors de son séjour uzétien. Effectivement,
les astres paraissent ici si proches qu’on peut aisément les
confondre avec les fruits pendus aux branches du jardin, bons à
cueillir, à croquer, à savourer. Bientôt, le désir me prendra de partir vers l’Orient « frugal et princier » en quête d’autres vergers
d’étoiles, de Venise à Babylone.
Nuit majeure et Infini au-delà, recueils initiatiques, cosmiques,
annoncent « l’instant fulgurant », la révélation future de Byblos,
intuition fondatrice de la trilogie Les Alphabets du Feu ; j’ignore alors
qu’il me faudra payer ce haut moment de création de la perte de ma
voix au sens symbolique, puis physique du terme. Après Infini audelà commence en effet ce que Bernard Noël a nommé « la face de
silence » : l’envers de la tapisserie verbale révélant rafistolages, mailles
perdues, tout l’écheveau étrangleur du fil tors des Parques. Durant
une longue période, je lutte pour respirer, pratiquant une désécriture
tragique, cisaillant avec rage les barbelés du discours et me livrant à
de coupables extrémités à l’égard du sacro-saint langage. À la fin de
Nuit majeure, le labyrinthe s’étend et occupe toute la place (Quelque
chose de blanchâtre / Lentement chemine à ma rencontre…) ; dans
Infini au-delà le poète s’invente « un grand style de silence » afin de
« mettre aux fers le chant et le forcer / par un si haut refus à s’aggraver de
sens. » C’est le début d’une glaciation extrême sous un soleil impitoyable, dont on trouvera trace dans Douze poèmes de l’été :
L’affreuse ascèse consistait à disperser
au plus sec du désert les moissons et les fruits,
à entasser les grains sur le sable, à laisser
les grappes se corrompre à deux pas de la soif.
Comment en sortir, sinon par le haut ? Parvenu au fond du fleuve,
le noyé donne le coup de pied salvateur qui le renvoie vers la surface,
l’air, la clarté ! La biographie intérieure d’un artiste est façonnée de
chutes successives qui le désintègrent ou le projettent plus avant. Au
fond, le personnage secret de mon œuvre est Lazare : deux fois né,
deux fois mort, ayant traversé l’épaisseur terrifiante des ténèbres
pour ressurgir vivant, de l’autre côté. La découverte des ruines de la
cité phénicienne de Byblos, au Liban, m’offrira l’occasion d’une telle
renaissance. Soudain, là-bas, il fit très jour et j’aperçus, depuis les
terrasses dominant la mer, sur le promontoire des siècles réduits en
poudre, la vie et la mort faisant l’amour au bord d’une tombe royale
d’où émergeait un alphabet miroitant de scarabées :
Le Liban, justement…
Lors de ma première rencontre avec le site archéologique de
Byblos, en 1972, un proche prit une photographie où l’on me
voyait déambuler parmi les ruines, avec des bras tendus de somnambule, évaluant la texture de l’air, tel un oiseau au bord du ciel.
L’envol du somnambule ! Je sais aujourd’hui à quel point ce cliché
correspond à une réalité que les mots eussent été impuissants à
dépeindre : il fixe le moment du passage à travers une frontière
invisible en direction de l’outre-temps, domaine où les forces
antagonistes se rejoignent et s’épousent. Suis-je jamais revenu de
cette seconde si vaste qu’elle contenait mon existence et celle de
nos prédécesseurs de tous les âges, la promesse de l’être après l’été,
l’impitoyable candeur du monde, et la tendresse que l’on élève
jusqu’à ses lèvres, au petit jour, dans le bol couleur de lait où
tremble un reste de nuit ?
Comme en d’autres temps Nerval ou Germain Nouveau, j’étais
parti pour l’Orient dans l’espoir d’y retrouver mon Aurélia/Lou/
Nadja aimée, puis perdue dans quelque destinée antérieure à
laquelle je n’avais plus accès. Et cette femme, Nohad Salameh,
poète et poème, m’attendait en personne, fidèle au rendez-vous,
aussitôt identifiée à la Dame protectrice de Byblos.
Nul n’ignore le rôle joué par cette très ancienne cité quant à la
formation de l’écriture ; n’a-t-elle pas donné son nom à la Bible et,
par extension, au livre ? Au milieu de ce cimetière de lettres s’acharnant désespérément à renouer leurs jambages sous la terre afin de
reconstituer mots, phrases, livres, je reconnus le sourire de l’ange
dans l’entrebâillement de la porte d’ombre d’où filtrait une indes-
marc alyn
Passeur des mots ton crible est une barque semblable à
la barque des morts
Et tu vas à travers la grande nuit de l’encre
Avec ton cœur qui bat dans tous les siècles à la fois.
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criptible clarté. Les trois volumes des Alphabets du Feu sont le fruit
de ce choc initial inlassablement médité et traduit en poèmes.
Des années plus tard, je retrouverai Nohad à Paris, grâce à un
enchaînement de miracles (« Celui qui ne croit pas aux miracles
n’est pas réaliste… »), et nous accomplirons ensemble d’autres
voyages initiatiques, notamment à Ninive, Babylone (« la porte du
dieu ») et Bagdad. Dans l’intervalle, la guerre civile avait éclaté au
Liban, et Beyrouth, divisée en secteurs ennemis, percée de meurtrières, était devenue un lieu de mort « saignant à la une au fond
de l’encre des journaux », comme je l’avais noté dans Le Livre des
amants, recueil vécu, écrit et imprimé à la lueur des tirs, durant
mes séjours aux côtés de Nohad.
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L’amour n’est-il pas le moteur essentiel du poème ?
L’amour, cauchemar de la mort, est le cœur battant du poème,
le réservoir de son énergie fabuleuse et le bruit de fond accompagnant sa perpétuelle imminence. « La grande force est le désir »,
affirme Guillaume Apollinaire, tandis que René Char exalte « le
désir demeuré désir » et Saint-John Perse les vaisseaux « étroits »
que sont les lits des amants entraînés par le fleuve. Jouissance et
souffrance, délire et connaissance, le poème est une petite mort
qui dure, l’issue d’un processus alchimique aboutissant à la transmutation en or du couple transfiguré.
Dans Byblos et L’Œil imaginaire, vous évoquez « la promesse de la
résurrection des Mots ». Qu’est-ce à dire ?
Dans un lieu tel que Byblos, à ce point lié à la naissance de
l’écrit qu’il est impossible de prononcer son nom sans évoquer le
Livre, la résurrection des mots n’a rien d’invraisemblable. Les
vocables gisent sous le sol, gravés au fronton de monuments ensevelis, alphabet enterré vif qui semble appeler au secours. Le poète
n’écrit-il pas sous la dictée des morts, c’est-à-dire en s’appuyant
sur la mémoire d’autres textes infiniment répercutés ? Nul besoin
de tables tournantes pour donner voix à la « bouche d’ombre » : la
poésie est un dialogue incessant entre les œuvres passées, présentes
et futures, au cours duquel le temps, créateur de mort, est inversé
dans le sens de la vie. Le souffle de l’un passe dans les mots des
« Le poème, prière à l’envers qui ne quémande rien » (L’Œil imaginaire, p. 50). Comment l’entendez-vous ?
À l’origine, le poème était incantation : parole magique destinée
à opérer un sortilège. On a pu comparer le vers à un nœud sonore
passé au cou des dieux – pour les enchanter, les capturer et les plier
aux volontés de la créature. La prière n’est pas autre chose en son
principe : une parole intérieure chuchotée, parfois murmurée en
chœur, dont on espère qu’elle sera entendue et exaucée en haut
lieu. Mais la formule magique revêt un caractère impérieux, dominateur, totalement étranger à la prière, qui s’humilie devant les
Puissances et les Trônes célestes dans l’espoir d’en tirer des avantages immédiats, des grâces. Le poème, quant à lui, ne commande
ni ne demande : acte gratuit par excellence, il prodigue à tous ses
richesses sans rien exiger en échange. Ne pourrait-on dire qu’il fait
l’aumône à Dieu lui-même en sa solitude étoilée ? C’est l’un des
sens possibles du poème Le Soliste, dans L’Œil imaginaire :
Mais déjà j’édifiais le poème afin d’y établir ma résidence principale
laissant sur la porte la clef :
que le plus démuni entre ici se chauffer.
Vos peintres…
« Je peins, et ils écrivent », constatait Picasso à propos des
poètes, ouvrant, selon son habitude, de vastes perspectives par le
biais d’une formulation minimum. Quand le peintre appareille,
toute toile dehors, vers le grand large des images, la vibration qui
marc alyn
autres, et les ranime, tel le vent jouant ses cavatines dans la flûte
des os. Qui mieux que le poète sait à quel point faire la charité aux
fantômes est un placement à long terme ? Lorsque l’Ange sonnera,
de sa trompette éclatante, le « debout les morts » mettant fin à la
sieste gratuite et obligatoire où le néant voisine avec le « né en »
des stèles, peut-être les mots se lèveront-ils eux aussi comme ces
animaux de famille conviés à la fête… On peut imaginer un
Jugement dernier du langage avec Jean Paulhan (par exemple)
dans le rôle de Thot, pesant chaque vocable à ses subtiles balances,
lui-même veillé de près par Anubis aux oreilles de chien policier !
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l’anime ne se distingue guère de l’élan intérieur du poète griffonnant les premiers vocables embués de silence du poème encore
incertain d’exister. Dans les deux cas, c’est l’homme qui se parle à
lui-même au seuil de la grotte primordiale : le dessin s’organise en
écriture, un soupçon d’invisible s’incarne dans le trait, la touche,
la couleur. « Il m’est impossible, assurait André Breton, de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre. » L’atelier de
l’artiste aussi bien que le cabinet d’écriture donnent sur l’ailleurs.
À quoi rêvent les paysages sinon à se transfigurer en tableaux ? La
parole, quant à elle, aspire à s’envoler de la page pour retrouver
l’ivresse de l’oralité en attendant de retomber dans le piège tendu
par quelque nouveau veilleur à l’affût.
Que vaudrait un artiste qui ne serait pas également un poète ?
Et comment imaginer ce dernier totalement dépourvu de l’Œil de
proie du voyant ? Hugo dessinait d’un trait de foudre des opéras
gothiques, usant d’une encre jaillie des puits artésiens de la nuit.
Michel-Ange composait des Rimes dont les vers, taillés à facettes,
s’apparentaient au règne minéral. Et j’aurai garde d’oublier ici
telle lettre admirable de Rilke à Rodin : « Et il y a autour de mon
cœur un silence profond où se dressent vos paroles comme des
statues. » Si nous nous refusons désormais à séparer les divers
modes d’expression créatrice en genres, écoles ou chapelles, c’est
que nous savons depuis le surréalisme que tout résulte d’une
source unique. Les Calligrammes d’Apollinaire peuvent être définis comme des dessins réalisés à l’aide de mots, tandis que
Michaux invente l’alphabet infernal des métamorphoses et
Christian Dotremont le « logogramme » : « J’arrive : rien, je
regarde : rien encore, j’insiste : une touffe d’herbe ». J’aime les
peintres qui écoutent passionnément la respiration de l’avenir
derrière la porte des couleurs, les architectes de l’informel et les
assassins philanthropes laissant partout leurs empreintes. Dans
l’échoppe de l’imagier, de l’imaginaire, le monde n’en finit pas de
se refaire une beauté entre deux abîmes.
Votre conception de l’image ? Affinités avec le surréalisme ?
C’est par leurs miroirs que les chambres se souviennent des
vivants disparus… L’image et la magie constituent les deux faces
Votre recueil Le Tireur isolé, qui vient de paraître cet été chez Phi,
s’ouvre sur une partie intitulée « L’Aventure initiatique » et se clôt sur
« Rosa alchemica ». J’ai envie de vous demander quelle place occupent
dans votre création l’initiation et l’alchimie ?
« Quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », est-il dit au seuil du chef-d’œuvre cinématographique de
Murnau, Nosferatu. La notion de pont « traversé » (titre d’un
recueil de récits de rêves de Paulhan, puis enseigne de la librairie
de Marcel Béalu) suppose qu’il existe un point de passage, une
sorte de poste-frontière entre l’invisible et le monde des vivants.
On y échange des messages, des images, des marchandises interdites payées en monnaie de songe. Les poètes ont ici leurs grandes
et petites entrées, ce qu’ils doivent, non à quelque mission prophétique, mais à la disponibilité inventive et ludique de leur sensibilité. « Les poètes, souvent ils devinent », assurait Picasso. Ainsi
tombe-t-on par hasard sur une fréquence inconnue en cherchant
simplement de la musique sur le cadran du poste de radio.
Il existe en poésie une riche généalogie initiatique, depuis les
romantiques allemands jusqu’aux surréalistes, les uns liés aux
marc alyn
d’une même monnaie : l’as romain, souvent orné du double visage
de Janus et que l’on plaçait comme viatique sur les paupières et les
lèvres des voyageurs de l’au-delà. Au sein de l’écriture créatrice –
celle qui ne se réduit pas à la relation des faits ou au développement
logique de l’idée –, l’image représente l’élément mobile, la surprise
éblouissante, le point de jonction du réseau infini des « correspondances ». « Le poème, précise Bachelard, est essentiellement une
aspiration à des images nouvelles ». Sans doute la notion de « stupéfiant image », chère à Aragon et aux surréalistes, a-t-elle fait son
temps, remplacée par des « joints » d’un autre type, mais l’on ne saurait renoncer à la « liberté grande » de l’image sans risquer de tomber, non dans la prose (portée au contraire à des altitudes inouïes par
Breton, Gracq, Mandiargues), mais dans un affligeant prosaïsme.
Au naturel de l’image on mesure le niveau du poète, sa « surface », le
rapport entre sa « base » et son « sommet », pour faire référence à
Char. Seule l’image portée au rouge, libérée de toute pesanteur,
insurgée, amoureuse, permet de brûler les meubles du savoir.
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autres grâce au nœud coulant de Nerval, lequel, je l’ai suggéré
ailleurs, « écrivait haut et court. » L’inventeur des « sommeils »,
Robert Desnos, se présentait comme « un dormeur debout, un
rêveur éveillé, ligoté par les liens du rêve et qui ne peut plus agir
dans la vie qu’au risque, éveillé lui-même, de n’avoir plus autour
de lui que des somnambules, des aveugles, des muets. » N’est-ce
pas là accomplir ce que Hugo nommait « son œuvre de fantôme » ? Qu’il « travaille à devenir voyant », comme le voulait
Rimbaud, ou à mériter (Homère, Borges…) le terrible privilège
de la cécité, qui éclaire les choses de l’intérieur, toutes les
démarches extrêmes du poète vont dans le sens d’un éclatement
des limites en vue d’une rencontre avec l’inconnu. À travers
Rimbaud, Mallarmé, Artaud et les autres, l’alchimie du verbe
demeure l’élément moteur de la poésie vivante.
La dimension ésotérique, vous avez raison de le souligner,
occupe une place plus éclatante dans Le Tireur isolé ; ce n’est certes
pas une nouveauté chez moi depuis Nuit majeure, mais peut-être
le fil d’or de la quête scintille-t-il désormais au premier plan : fil
d’Ariane pour s’échapper du labyrinthe, ou s’y enfoncer sans
retour. La poésie ne constitue-t-elle pas en elle-même une initiation ? Le poète, homme réfléchi, tout miroitant d’images, distille
inlassablement le langage comme l’alchimiste, « messie des
métaux », ses liqueurs philosophales. Il n’ignore point que de
grands mystères attendent d’être percés, non seulement dans
l’alphabet éclaté des astres, mais aussi, plus près, au cœur d’un
grain de blé. Laissant à d’autres la tâche vaine de fabriquer de l’or,
il me semble préférable de suivre l’exemple du peintre Yves Klein
qui – en compagnie de Dino Buzzati – jetait à la Seine des lingots,
des paillettes aurifères afin de restituer au fleuve, enrichi d’arcanes
et d’espaces, le « fabuleux métal » issu des profondeurs…
D.L.
JACQUES LOVICHI
ALPHABETS D’ÉROS
« Les mots font l’amour au silence. »
M.A.
« Tout spasme naît des mots qui caressent nos nerfs », écrit déjà
Marc Alyn en 1976, lors de son « exil d’Uzès », dans l’un des Douze
poèmes de l’été. Mais c’est de La Parole planète, panneau central du
triptyque qui constitue Les Alphabets du Feu, que je voudrais tirer
l’essentiel de cette brève méditation sur l’écriture, et plus spécialement l’écriture poétique par laquelle Marc Alyn s’empare de la
nature dans son aspect sacré comme dans son aspect charnel.
Ainsi peut-on dire que, chez lui du moins, la poétique est en
quelque sorte une érotique diffuse et transcendée. Je n’en veux
pour preuve que ces quelques vers arrachés à l’un des Dit(s) du
poème et que je retranscris ici sans commentaire inutile :
Parfum de pêche de ta voix !
Ta parole est le songe amoureux des abeilles.
Je caresse un blason du corps féminin.
J’embrasse à bouche que veux-tu la nuque d’une cantilène.
Les sonnets de tes seins emprisonnent mes mains.
Femme je t’épèle ainsi que versets du Cantique des cantiques
Envahis de vocables laineux qui filent moutonnant
Sur l’épaule arrondie où coule la nuit courbe.
Tatouage : écriture sur ta peau
Que je déchiffre en répétant la phrase
Exquise d’un genou
Le vers fou d’une cuisse
La croupe ailée de Bérénice.
marc alyn
à Nohad Salameh,
et à tous « ceux qui font pacte avec l’Immense ».
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Il y a, chez Marc Alyn, une telle évidence de la fonction médiatique et, osons le mot, sacerdotale, du poète, une telle certitude de
« voyance » (dans un sens moins proche que l’on pourrait croire de
la parole rimbaldienne), qu’elles demandent une adhésion totale
ou un rejet définitif. Je voudrais ne faire pousser aucun haut cri en
déclarant que, pour moi, dans sa conception du rôle qu’il est
amené à jouer, ce poète est plus proche de Hugo, pour paradoxal
que cela paraisse, que de l’habitant d’Une Saison en enfer. Et c’est,
de ma part, une extraordinaire louange. (Je n’ai rien contre Jean
Arthur, bien entendu…). De cette haute conscience de la fonction
prophétique du poème et du poète vient sans nul doute la sourde
hostilité que certains lui témoignèrent. « Ce qui gêne un peu,
aujourd’hui, à la lecture – et qu’on ne remarquait pas –, c’est une
certaine prétention littéraire, dénoncée par ailleurs », écrivait par
exemple Serge Brindeau dans La Poésie contemporaine de langue
française depuis 1945, ne se rendant sans doute pas compte qu’il
contribuait ainsi, sans le vouloir, à l’édification d’un piédestal
dont, rassurons-nous, le poète descend aussi souvent qu’il est
nécessaire. Jean Bouhier et Pierre Garnier, qui furent de nos amis
tout comme Jean Rousselot, eussent pu, là-dessus, dire des choses
intéressantes. (« Dès ses premiers vers, il s’est imposé par la sûreté,
l’accent généreux et frais de sa diction, son émouvante volonté de
donner à la poésie une signification morale », écrit d’ailleurs
Rousselot, signalant une tendance à la fois unanimiste et éluardienne dont il se serait écarté, penchant vers un onirisme surréaliste et érotique.) Ajoutons que son action en faveur des autres
poètes, une forme de générosité aujourd’hui bien rare dans le
microcosme poétique, font litière de toutes ces rumeurs qui relèvent à coup sûr (la poésie « nationale » ayant été attaquée aux
aubes) du stupide et sournois règlement de compte. Au reste, un
poète qui ne porterait pas très haut l’ambition de la (de sa) poésie,
n’aurait pas compris grand-chose à l’essence même de la poésie et
ne mériterait pas le nom de poète. Robert Sabatier écrit, citant
Mandiargues à propos d’Alyn : « Dans une inclination spontanée
au mythe et à la merveille, il a sa musique propre, son accentuation, sa tonalité : “Je n’invente rien, j’incante / Sous la dictée, la
contrainte / D’un inconnu qui m’habite / Et se repaît de mes
craintes.” » Ce sont là paroles d’une orgueilleuse humilité (justifiée)
qui écartent définitivement toute accusation de vanité. La « métaphysique » de Marc Alyn est aussi, est surtout fusion, aux deux sens
principaux de ce terme. L’Éros n’en est donc jamais loin.
Pour le scripteur (ou Le Scribe errant) des Alphabets du Feu, la
nature est, à l’évidence, féminine. Et le poète est là pour la révéler
aux autres et pour en jouir. Voilà pourquoi, au matin :
Un sourcier retroussait les jupes des prairies de sa verge de coudrier
Afin d’illuminer le sexe des eaux noires.
La femme nue dans l’eau devint une rivière.
Le fleuve fut la chair où riant je plongeai
Avalé par son sexe de verre.
Et pourquoi enfin le poète se dit submergé « par l’odeur féminine de l’eau qui ronronnait sur les cailloux / Joyeuse d’être bue. »
Définissant les moyens mis en œuvre, Robert Sabatier écrit
encore : « Il use des pouvoirs d’incantation d’une poésie d’un classicisme atténué en employant tous les mètres ou, s’il écrit en vers
libres, a la même rigueur, la même contention, une certaine
minutie quasi valéryenne. Il a pris du recul, il est allé au-delà des
données de la spontanéité pour écrire comme on grave… »
Et cela est si vrai que le poète peut écrire, sans la moindre ostentation :
Je lègue la douceur poivrée de mes voyelles
À cette femme aux lèvres d’orchidée
Qui adorait me murmurer
À l’oreille d’une roseraie endormie
Et j’éprouvais d’étranges voluptés
À sentir sur mes mots sa langue comme une aile.
J’ai dit et je répète ici – dût-il me démentir – que, pour Marc
Alyn, le contact avec le monde est de nature clairement érotique.
marc alyn
Pourquoi encore :
39
Je n’en veux pour preuve que ces trois vers « qui dansent à l’orée
du matin » :
marc alyn
Le désir des soleils se concentre en un fruit
Et la courbe d’une femme endormie
Épouse l’univers.
40
Qu’ajouter à cela, qui est écrasant ? Peut-être ce qu’en écrivait
Sabatier (encore lui !) dans sa monumentale Histoire de la Poésie
française aux entours des années quatre-vingt à propos du jeune
poète de 1950 : « Tout ce que souhaitaient les poètes se trouvait là :
une fraîcheur chère aux admirateurs de Cadou, un enthousiasme,
une joie, un souffle, un regard neuf sur le monde, une diction personnelle, une manière de contourner les réminiscences, d’aller audevant des conquêtes. L’art était sans reproche, le travail du vers
digne des grands artisans, la spontanéité allant de pair avec une
prise de conscience des forces du langage. »
Plus d’un demi-siècle après Le Chemin de la parole, c’est toujours et définitivement vrai.
J.L.
La Licorne captive,
février 2010
BERNARD MAZO
C’était au temps de nos vingt ans. Notre poésie, à défaut d’être
déjà originale, baignait souvent dans une lueur crépusculaire, parfois tragique, car nous n’avions, pour la plupart, qu’une seule
perspective, celle d’être probablement envoyés, en tant qu’appelés
du contingent, en Algérie où la guerre « sans nom » s’intensifiait.
C’est alors qu’au cœur de cette époque désenchantée, dans le
Landerneau de la poésie française, éclata un véritable coup de tonnerre : un jeune prodige de vingt ans, un poète pratiquement
inconnu, faisait une entrée fracassante en poésie. Il venait de
publier en 1957, aux éditions Seghers, un recueil d’une étonnante
précocité et d’une singularité « rimbaldienne », Le Temps des autres.
Il avait tout juste vingt ans. Venu de Reims, où il était né en
1937, Marc Alain Fécherolle, ayant choisi comme nom de plume
celui de Marc Alyn, se voyait non seulement immédiatement
reconnu, mais adoubé par quelques-uns de ses prestigieux aînés,
ceux qui composaient à l’époque le jury du grand prix de poésie
Max Jacob qui lui était attribué.
Naissance d’un poète
Le Temps des autres n’était pas sorti tout armé de l’inspiration
du juvénile Marc Alyn. En 1954, à dix-sept ans – l’âge de l’éclosion
poétique de Rimbaud – Marc Alyn avait déjà publié trois
recueils : Le Chemin de la parole (Millas-Martin), Rien que vivre
(Les Cahiers de Rochefort) et Demain l’amour (Le Véhicule), où
l’on pouvait lire :
Pour effrayer le vent, nègre aux dents poussiéreuses,
Les hommes ont dressé des girouettes de fer sur les toits.
Jean Breton en avait donné une préface où il saluait un « poète
impatient, inspiré, [qui faisait] éclater les images comme des grenades ». Marc Alyn proclamait alors :
marc alyn
MARC ALYN, OU « LA NOSTALGIE DE L’ABSOLU »
41
marc alyn
Maintenant et demain je n’ai pas peur
Des maléfices répandus
Par la corne d’abondance des calendriers
Aujourd’hui et demain, je laisse sur le sable
S’évanouir mes pas
Pour que dans dix mille ans renaisse
Le même sommeil de mousse et de champignons bleus
Dont ton souvenir est l’otage.
42
Cette même année 1954, il avait lancé une revue au titre rouge,
Terre de feu, dont l’ambition avouée était d’« inventer une nourriture à base de soleil ». Avec le soutien de Jean Bouhier – celui-là
même qui était à l’origine de l’« École de Rochefort » – et Pierre
Garnier, il dénonçait la triste « poésie nationale » visant à l’édification des « masses populaires ». Marc Alyn se sentait plus proche
d’Éluard et d’un René Guy Cadou, mort trois ans auparavant à
trente ans, que d’Aragon, le patron des Lettres françaises. Sa revue
eut une existence très éphémère, puisqu’elle ne dura qu’un an,
suscitant quatre numéros.
Le Temps des autres
Moi qui ai le grand privilège de pouvoir relire les poèmes de ce
recueil, depuis longtemps épuisé, je puis affirmer que la poésie qui
se déploie ici n’a pas pris une ride, que plus de cinquante ans
après, la magie de cette écriture a résisté à l’usure du temps,
comme tout œuvre authentique qui accède mystérieusement à
l’intemporel.
Le long poème d’ouverture offrait cette singulière vision :
Tout ressemblait à ces fleurs
qui n’ont plus force de vivre
et je voyais fuir la rive
d’un passé encore saignant
agitant vers moi ses doigts
en lambeaux, ses doigts d’étoiles
tandis que mon cœur jouait
avec les fruits du langage.
J’étais fou comme on est fort.
J’étais seul comme on est mille. […]
Mais j’ouvrais trop grand les yeux :
J’étais comme ces miroirs
Qui reflètent sans rien voir.
Les choses avaient un poids
décisif, une chaleur
dont mon corps prenait conscience.
Mes frères multipliaient
leurs purs visages de plantes
à l’orée de ma stupeur.
J’étais beau de leur splendeur.
J’étais grand de leur détresse.
marc alyn
Le recueil se terminait par un dizain d’une beauté que rien, à
mes yeux, n’est venu altérer :
43
L’espérance, c’est avoir
l’humanité dans ses veines.
L’envol du poète, prosateur et essayiste
L’entrée en fanfare de Marc Alyn dans le champ poétique français n’aura pas été un feu de paille. Échappant au piège de la notoriété immédiate, de l’étiquette du jeune poète prodige – une
image qui aurait pu lui coller à la peau comme la tunique de
Nessus –, il tourne tôt le dos aux pièges clinquants de la vie littéraire parisienne pour, selon sa propre définition, « un exil émerveillé » dans le sud de la France, au cœur de la vieille ville d’Uzès
chère à Jean Racine et André Gide.
Réfugié dans sa Thébaïde méridionale, il y puisera durant une
trentaine d’années – ne retournant à Paris qu’en 1987 – une ardeur
créatrice jamais démentie.
Bien qu’adonné sans interruption à l’élaboration d’une œuvre
poétique jalonnée jusqu’à ce jour d’une vingtaine de recueils et
d’une demi-douzaine d’œuvres en prose (dans lesquelles l’em-
marc alyn
44
preinte du poète est toujours présente), il est également actif sur le
front de la critique littéraire à laquelle il a consacré près d’une quinzaine d’essais et des recensions poétiques en de nombreuses revues,
notamment dans Art et spectacles et Le Figaro littéraire. Il fonde,
d’autre part, et dirige pendant de nombreuses années la collection
de poésie des éditions Flammarion. Entre 1960 et 1972, il fait
paraître, dans la collection Poètes d’aujourd’hui de Pierre Seghers,
des monographies sur Mauriac, Dylan Thomas, André Richaud,
Norge, le Slovène Kosovel. Il opère en 1962 un rassemblement de
Poètes du XVI e siècle, écrit en 1965 un essai sur Gérard de Nerval, présente La Nouvelle Poésie française aux Éditions Robert Morel en
1968 ; en 1972, Pierre Belfond accueille ses Entretiens avec Lawrence
Durell. N’oublions pas, du côté de la prose, un roman, à ce jour
unique, Le Déplacement (Flammarion, 1964) ; et un récit – autobiographique –, Mémoires provisoires (L’Harmattan, 2002).
Du côté de la poésie
L’œuvre est considérable. Tentons d’en recenser les lignes de
force, d’en souligner l’unicité.
Déjà, dans Cruels Divertissements, une suite de poèmes en prose
parue en 1957 chez Seghers, un an après la parution du Temps des
autres, le poète attendait de « la littérature » qu’elle lui permette de
supporter par « un cérémonial des sens la vie épouvantable ».
À mesure qu’il avance, recueil après recueil, dans l’approfondissement du langage, le creusement minutieux des images « au goût
de chant sauvage » avec Brûler le Feu (Seghers, 1959) et Délébiles
(Ides et Calendes, 1962), Marc Alyn ne peut s’empêcher de mesurer la fragilité, voire l’aspect dérisoire des mots qu’il convoque
dans l’élaboration du poème, la vanité de leurs efforts pour forer
le silence de la page blanche. Lorsque la venue inévitable de la
mort clôturera sa trajectoire terrestre, « à l’instant de l’orgueil
raboté », que vaudra alors cette obstination à vouloir trouver le
mot juste, la perfection recherchée du chant poétique ? Puisque :
Un Dieu sans fin détisse maille à maille
La foule des morts où germent les mots
Si lucide soit-il vis-à-vis des pouvoirs limités de l’écriture, le
poète n’en évoque pas moins la nécessité intérieure de dire le
monde, de tenter d’en déchiffrer le mystère : « La parole me fut
donnée / pour retenir la terre ferme… », malgré le chaos du monde :
En 1972, Marc Alyn publie un de ses recueils les plus accomplis, Infini au-delà (Flammarion), couronné en 1973 par le prix
Apollinaire. Il y exprime un émerveillement continu :
Je savais le secret : les grains et les issues
Contenaient l’univers. Un soupçon de pollen
À lui seul recélait les espaces, les astres.
marc alyn
Il pleut des plaies sur les bras tendus de la terre,
Les volcans ouvrent des paupières étonnées
À de curieuses caresses,
Et l’on fourbit des armes quelque part
Pour assassiner les oiseaux.
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Il s’y glorifie d’« Avoir été / Un élément du paysage, / Ici, sous ce
ciel, / À telle heure en été. » ; d’« Avoir été / L’esprit, le centre / De cet
espace entre deux feux, / Puis se couler dans le silence / Pour une éternité sans yeux. »
Entre 1976 et 1988, quatre recueils suivront, avant d’arriver à
l’année 1991, date à laquelle Marc Alyn se lance dans la composition d’un énorme ouvrage poétique qui paraîtra en 1993, Les
Alphabets du feu, trilogie d’un lyrisme foisonnant. Trois recueils
qui n’en font qu’un « pour mettre en gerbe les moissons de
l’éclair », précisait l’auteur, tandis qu’il résumait son projet à travers leurs titres : « Au commencement, il y a Byblos : le port phénicien où, voici plus de 3 000 ans, furent gravées les lettres-mères de
notre alphabet. Six millénaires de bruit, de fureur et de volupté.
[…] Ressuscitant ce monde englouti, le poète entreprend une
conquête magique (La Parole planète) ; il devient le Scribe errant
sur les grands chemins de l’imaginaire. »
Ce « voyage » initiatique obtenait en 1994 la double distinction
du Grand Prix de la Société des Gens de Lettres et le Grand Prix
marc alyn
de Poésie de l’Académie française. Honneurs qui – pas plus que le
« Max Jacob » jadis – n’ont point interrompu sa quête. L’État naissant, L’Œil imaginaire, Le Miel de l’abîme constituent comme une
seconde œuvre encore à découvrir, culminant aujourd’hui avec
Le Tireur isolé (paru en mai 2010). En prose, d’importants essais,
Le Piéton de Venise, Paris point du jour, Approche de l’art moderne et
Monsieur le chat, ont démontré la curiosité et l’érudition d’un
auteur toujours prêt à faire éclater les limites des genres.
Laissons la conclusion au poète lui-même pour qui : « Le poème
ne s’adresse pas à l’homme social mais à la part profonde et nue en
nous qui recèle quelque nostalgie de l’absolu » :
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Je n’invente rien, j’incante
Sous la dictée, la contrainte
D’un inconnu qui m’habite
Et se repaît de mes craintes.
B.M.
SYLVESTRE CLANCIER
Le jury du prix Max Jacob, décerné au Temps des autres,
comprenait Jean Cocteau, Jules Supervielle, André Salmon, Pierre
Mac Orlan, Jean Paulhan, Jean Rousselot, Marcel Béalu… Cette
pléiade d’importants écrivains du siècle dernier reconnaît spontanément dans la poésie de Marc Alyn la fulgurance d’un génie à la
fois singulier et universel.
Alain Bosquet écrivit dans La Table Ronde : « Cette frénésie,
c’était celle d’Éluard, encore qu’Alyn ait une résonance moins élégiaque et parfois plus ferme. Cet enfant de l’absurde a un instinct
du mot juste qui confond et que n’entame nullement un besoin
inné du mystère. Dire avec netteté l’indicible, c’est plus que de
l’habileté ou de l’intelligence : c’est un don qu’en d’autres temps
on eût salué du terme de voyance. »
Plus de cinquante ans plus tard, l’œuvre poétique de Marc
Alyn, composée d’une vingtaine de recueils, a été couronnée par
le Goncourt de la poésie, distinction qui attire justement le regard
sur un poète-phare de sa génération, de ceux qui sont nés dans
l’immédiat avant-guerre de 39-40. Oui, en ce début du XXIe siècle,
Marc Alyn est un de nos poètes majeurs, qui « assume et accepte »,
a dit Philippe Soupault, « la destinée douloureuse et prodigieuse,
merveilleuse et dangereuse, celle d’être un poète, uniquement un
poète ».
Si je devais d’emblée qualifier cette poésie à partir du titre que
j’ai donné à mon étude, Fulgurance et voyance, je dirais qu’elle est
aussi bien orphique qu’apollinienne, solaire mais également sensible aux mystères de la nuit, de l’âme humaine féminine et masculine à la fois, des règnes minéral, végétal, animal, ainsi que des
grands mythes : cosmique et initiatique, elle se caractérise au plan
formel par des images jamais vues et des formules souvent lapidaires, ce dernier trait étant nettement marqué dans les recueils les
plus récents, comme Le Silentiaire paru chez Dumerchez, en 2004,
marc alyn
MARC ALYN : FULGURANCE ET VOYANCE
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ou Le Dieu de sable publié par Phi, en 2007, dans lesquels le poète
tend vers l’aphorisme. L’humour et l’ironie ne sont jamais absents
de cette poésie sensible et grave, philosophique et humaniste :
marc alyn
Puisque tout court à l’abîme d’une foulée sauvage, prends le
temps d’agripper un vertige à ta taille.
(Le Silentiaire)
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Dès ses débuts, la poésie de Marc Alyn fait preuve d’une
immense liberté, de cette « liberté libre » dont parlait Rimbaud.
Affranchie de la rime qu’Aragon avait pourtant remise en usage et
qui marquait encore la poésie des années cinquante chez nombre
de poètes, elle s’irradie de fulgurances surréelles. La même année
1954 vit paraître une première plaquette, Le Chemin de la parole, et
Rien que vivre, dans le 4e cahier de la 8e série des Cahiers de
Rochefort. Jean Breton ouvrait sa collection Le Véhicule par
Demain l’amour de Marc Alyn qu’il désignait en ces termes : « ami
de l’homme, guerrier tendre, camarade couvert de rosée », et Jean
Rousselot disait de lui : « Ce jeune homme est doué d’un souffle,
d’un bonheur d’invention et d’expression absolument remarquables devant lesquels tombe toute notion d’école. » En 1956,
dans Liberté de voir, Marc Alyn ajoute de nombreux inédits aux
poèmes publiés précédemment. Serge Brindeau, l’aîné de douze
ans, notait : « Nous rêvions d’une fraternité solaire, “objectif
Soleil” : ce fut la devise de Marc Alyn. […] Nous prenions en
charge ce que Marc Alyn allait appeler “le temps des autres” ».
Dès les premiers recueils, Alyn s’interroge sur les jardins de l’enfance dont nous avons égaré la clef, et adopte la démarche de l’initié qui se construit à travers les mystères, ou de l’alchimiste à la
recherche de la pierre philosophale. Dans les années qui suivent,
sa poésie prend souvent des accents d’invocation à l’univers entier.
Comme le souligne avec justesse l’un de ses exégètes, Bernard
Fournier, dans son essai L’Imaginaire dans la poésie de Marc Alyn
(L’Harmattan, 2004), « Le poète est pris entre les feux infernaux et
la nostalgie de l’origine, née de terre et d’eau. Le poème est un
acte qui reprend la somme d’un homme depuis son origine jusqu’à sa fin. » Le poète sent en lui la présence de forces obscures :
La gloire de la voix était de se taire
de s’inventer un grand style de silence
afin de mettre aux fers le chant et le forcer
par un si haut refus à s’aggraver de sens.
marc alyn
« Nulle part le minéral / n’a trouvé plus bel asile / que dans l’homme
et ses limons » (Délébiles). Héritier de la pensée grecque et égyptienne, il se sait issu des commencements mythiques et tend vers
quelque ailleurs qui lui échappe. Son but, retrouver une parole
perdue : « Elle était là avant la bouche / avant la langue / dans le clapotis du sang tendre / qui déjà nous nommait » (Délébiles).
« Le temps n’attaque pas l’homme en état de veille », assure-t-il.
« Lente est la nuit, épouse la page, il faut naître encore ». C’est
donc bien le poème qui crée le poète et non l’inverse, comme le
souligne Bernard Fournier, et l’attention extrême accordée à la
valeur des mots rapproche Alyn d’un Mallarmé, d’un Nerval ou
d’un Pierre Jean Jouve.
Dans les années soixante, Nuit majeure est un livre à nos yeux
monumental : de contestation spirituelle et de critique intellectuelle, renouant avec une tradition qu’avaient explorée, entre
autres, Victor Hugo et Gérard de Nerval, et fondée sur la conviction que le mystère est la meilleure part de l’humain. Il passe
néanmoins presque inaperçu parmi les événements du mois de
Mai 1968, où avait été programmée sa sortie. « [Il] contenait entre
autres choses, rappelle Marc Alyn, une description allégorique de
la situation de la poésie à ce moment précis du XXe siècle. Tel Quel
et le structuralisme s’acharnaient à dissoudre la personnalité
intime (le “je”, le “moi”) du poète, tuant le “tu” du partage au profit de quelque ordinateur triant les phrases et comptabilisant les
images issues des seules associations sémantiques, hors du
contrôle et des délires de la subjectivité. […] Chez moi, heureusement, le naturel revenait toujours au grand galop. Un instant
caressé par la tentation du suicide intérieur, j’ouvrais à nouveau
les yeux et reprenais la barre » (Mémoires provisoires, 2002).
Ainsi le sujet du recueil suivant, Infini au-delà, est-il le retour à
la parole obtenue au terme d’une ascèse :
49
marc alyn
50
Retrouvant ses pleins pouvoirs de poète, Marc Alyn fonde des
villes, voyage, exhume les dieux solaires du Midi gallo-romain,
« ouvre les rideaux pourpres du théâtre d’Éros où les chairs dénudées, fourrées de lune, accèdent à la céleste soudure grâce à une
profusion d’étreintes », bâtit « des poèmes sur l’eau, organise des
combats de soleils et de coqs, invente des végétaux, incante des
océans. » Au travers de poèmes plus brefs que ceux des recueils
précédents, il concentre intensément son écriture, qu’il caractérise
ainsi dans Mémoires provisoires : « Je frôle ici le minéral en son
expression la plus translucide : un quartz laiteux, tranchant,
habité d’immensités en voyage ». C’est peu de temps après la sortie du recueil qu’il part pour l’Orient. Il allait, nous confie-t-il, « à
la rencontre de la Dame de Gebal en vue d’existences ultérieures,
au déroulement inimaginable. » Or, la première personne qu’il
remarque en pénétrant dans le salon d’honneur de l’aéroport, où
l’attendaient amis et journalistes, était « une jeune poète aux longs
cheveux d’ébène, aux yeux débordant d’horizons, de promesses »,
qu’il reconnut sur-le-champ sans l’avoir jamais vue. « Cette belle
ténébreuse dont la présence illuminait, c’était Nohad Salameh,
attentive et pudique, douloureuse et hiératique comme ces statues
de Cybèle, l’Aphrodite asiatique représentée avec la lune à sa
gauche et, à sa droite, le soleil ». Alyn lui offrit d’emblée l’Infini
au-delà qu’il tenait à la main, et ce fut entre eux l’instant magnétique évoqué dans une strophe de Byblos :
Soudain levant les yeux j’ai vu tous tes visages
femme-amphore lourde de glycines de bleuets de menthe
de réséda d’iode de piment de cardamome
de laurier-rose et de chevreuil :
seconde de ma vie qu’emplit à peine l’infini
forêt que j’ai tenue dans ma main comme un nid.
Cet amour qui le fit renaître, il va le chanter, le célébrer sous
toutes ses formes dans un livre admirable, Le Livre des amants, qui
s’ouvre sur une litanie poignante dans la lignée des Troubadours,
élargie par l’usage d’un vers de seize syllabes :
J’ai tant à faire l’amour que je n’ai plus le temps de vivre
en vain j’appelle à mon secours la raison : qu’elle me délivre !
Mais sans amour que vaut de vivre ? Ah ! Que cesse ici-bas
mon cours
si j’oublie un instant d’être ivre ou si me délaisse l’amour.
Suit ce portrait en forme de blason :
Ces poèmes tendres et virils se rattachent à la tradition magnifiée par Pétrarque et Ronsard. Dans Traversée de la nuit, la fusion
paraît totale :
L’un par l’autre comblés de sommets et d’abîmes
nous coulons vers la mer, noués comme deux rimes.
Et la mort quelquefois, d’une balle perdue,
accepte de mourir, pour rire, en l’aube nue.
On sent bien à la lecture de ce chef-d’œuvre combien Marc
Alyn, à la plume à la fois céleste, grave et sensible, a su trouver la
rose et l’or philosophal en transmutant l’amour qui a changé sa
vie en tendresse et sagesse.
Fruit d’une double expérience, à la fois amoureuse et mystique,
Byblos, premier ouvrage constitutif des Alphabets du feu, relate un
itinéraire spirituel conduisant « de l’amour à l’Amour et des dieux
à Dieu » :
J’avance vers la Mer promise de ta bouche alchimique
et c’est voyage d’initié qui va de Baal au Graal
à travers déserts et brasiers dans le surgissement de l’être :
Astarté Isis Baalat ô Dame de Gebal !
[...]
Dans la main de Dieu il y a un caillou où nos noms sont écrits
ainsi qu’un jeu de dés qui déplient l’infini.
marc alyn
La femme de jour, la femme de nuit :
l’une fait le lit, l’autre fait l’amour.
L’une lit le livre et l’autre écrit.
Semblable à la neige est celle de nuit.
Plus noire que jais est celle du jour.
51
marc alyn
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La boucle se referme et l’on voit comment cette chute fait écho
à celle du Livre des amants, où les gisants magnifiques étaient promis à vivre l’instant éternel du recommencement de l’amour. En
1996, Marc Alyn réunit en un seul et même recueil l’ensemble de
sa poésie amoureuse, à savoir deux recueils dans leur version définitive, Poèmes pour notre amour (1985) et Le Livre des amants
(1988), avec une partie inaugurale, Théâtre d’Éros, reprise d’Infini
au-delà (1972) ; d’autres poèmes étant extraits de Nuit majeure,
Infini au-delà, Douze Poèmes de l’été ; les Noces à Byblos venant de
Byblos, et les deux derniers textes du Scribe errant. Ce volume, une
île à part dans la création de l’auteur, d’un côté traduit ce que Paul
Éluard nommait « une longue réflexion amoureuse », de l’autre
installe un laboratoire de formes faisant appel à toutes les ressources de la prosodie. Roger Caillois considérait cet ensemble
comme « les plus beaux poèmes d’amour de la seconde moitié du
XXe siècle ».
La préface relate la genèse du seul Livre des amants, qu’il faut
situer dans le contexte historique, ayant été vécu, écrit et imprimé
à Beyrouth, sous les bombes, durant la guerre civile. Dans le
Cérémonial de la Ville-femme, la capitale libanaise, où souffle un
vent d’épopée, est identifiée à la femme :
Août semait sur ta peau des sauges, des absinthes
et je ne savais plus au terme de l’étreinte
si tu étais la Ville ou si la Ville-femme
se livrait en mes mains au Jugement des flammes.
Avant de conclure cette brève étude, je voudrais attirer l’attention sur un autre versant, tout aussi passionnant, de l’écriture poétique de Marc Alyn, celui de ses poèmes en prose. La publication
de L’Œil imaginaire, en 1998, puis du Miel de l’abîme, en 2000,
fait suite à la dure épreuve qu’a eu à subir le poète atteint d’un
cancer qui le priva longtemps de sa voix. Dans L’Œil imaginaire,
Marc Alyn se révèle, à l’instar d’un Michaux ou d’un Pinget,
métaphysicien facétieux de l’absurde, ouvrant la voie au sens
secret des choses à travers les brèches pratiquées dans le mur de
nos certitudes. L’humour, souvent grinçant, alimente ces fatrasies
marc alyn
créatives. On le retrouvera dans Le Silentiaire (2004), puis Le Dieu
de sable (2007), mais sa veine apparaissait dès 1957 dans ses Cruels
Divertissements. Le Miel de l’abîme tentait de définir la mission du
poète du XXIe siècle comme celle d’un homme disposant d’une
double voix. N’est-ce pas ce qu’il éprouve dans sa chair de
« voyant », capable de vies parallèles, dont l’art dérange et qui n’est
reconnu que par exception ? Nerval n’est pas loin, non plus que
les romantiques allemands dont Marc Alyn depuis toujours se
sent proche. On songe ici à ses aînés de trente ans, nés comme lui
à Reims, ces voyants illuminés, nyctalopes révoltés, que furent les
fondateurs du Grand Jeu, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte,
Roger Vaillant, auxquels il a souvent rendu hommage, comme il a
su honorer la mémoire de Roger Caillois, Rémois lui aussi, grand
voyageur et « voyant » des secrets de la nature.
Marc Alyn, « scribe errant » ou « tireur isolé », fait partie de ces
voyageurs traqués qui, dans leurs apparents égarements, nous révèlent notre vérité.
53
S.C.
EMMANUEL HIRIART
LA RESPIRATION DU SYMBOLE
NOTES SUR L’ŒUVRE EN PROSE DE MARC ALYN
marc alyn
« Notre existence ne tient qu’à un fil, mais il est d’or
et nous relie à la pelote du soleil. »
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Si Marc Alyn est avant tout poète, même lorsqu’il s’éloigne du
genre poésie, il est aussi l’auteur d’une œuvre en prose abondante
et diverse. À côté de textes critiques sur des poètes et des peintres
(ces derniers envisagés dans Approches de l’art moderne), un autre
ensemble réunit ce que je serais tenté d’appeler les guides du piéton somnambule, Le Piéton de Venise, Monsieur le chat et Paris
point du jour, un roman – Le Déplacement –, des recueils d’aphorismes poétiques – Le Dieu de sable, Le Silentiaire – et d’autres
recueils – L’Œil imaginaire, Le Miel de l’abîme – relevant largement du poème en prose, et parmi eux le tout récent Tireur isolé.
S’intègrent aussi à cet ensemble les Mémoires provisoires de l’écrivain. Cette diversité n’est pas éclatement absolu : elle recèle une
cohérence thématique plus forte que ne le donne à penser notre
rapide présentation. Les « guides » du piéton somnambule, où
l’on rencontre autant de morts et de monuments disparus que de
vivants, parfois bien plus fantomatiques que les créatures vives de
nos mémoires, pourraient être présentés comme des promenades
érudites transcendées par la jouissance impérieuse d’écrire, passant en fraude mille poèmes en prose venus hanter les rêves de lecteurs étrangers au marché clandestin de l’édition poétique.
L’œuvre en prose est aussi lieu de création poétique. On pourrait en dire ce que Marc Alyn dit de celle d’André de Richaud : il
« nous invite à le suivre, pour le seul plaisir de la marche, à travers
un labyrinthe d’images folles, sans fin s’expliquant elles-mêmes, se
critiquant, et se situant, par là, dans l’espace poétique ». En ajoutant ce qu’il écrit à propos d’Aurélia, de Nerval : « le rêve et la vie
s’épanchent l’un en l’autre pour aboutir à la fabuleuse réconcilia-
Une géographie symbolique
Explorant Venise, Paris… et les gouttières avec les chats,
l’œuvre en prose offre au lecteur l’expérience d’un espace-symbole. Venise est la ville palimpseste, s’ouvrant comme un livre au
sens : « … ville livre par excellence, non seulement en raison du
rôle capital qu’elle joua dans le développement de l’édition et de
l’érudition gréco-latine, mais pour des raisons qui échappent à la
raison, liées à l’intuition magique, comme si quelque message
crypté, d’ordre métaphysique, était emprisonné dans les pierres,
exigeant d’être libéré et traduit ».
Ici encore, le lien avec l’œuvre poétique est fort : on pense aux
« dits du poème » des Alphabets du feu, à la « lettre » finale de Nuit
majeure : « À qui écrire aujourd’hui, sinon au langage ? » Le poème
– Venise devenue langage par la médiation du poète qu’elle métamorphose – devient espace, durée, temps autre. Et lorsque la nuit
quotidienne s’empare de Venise et devient nuit majeure du symbole, saint… Marc, autrement dit à la fois l’église et le poète luimême, est l’athanor de cette transmutation : « Quant à la
basilique, que Byron comparaît à un crabe, elle apparaît sous son
vrai jour de transformateur des hautes tensions invisibles, laboratoire central producteur d’énergies phénoménales qui assument
un rôle dans la transmutation alchimique des rêves ».
Joueuse, la ville devient une écriture parfois légère, qui séduit le
temps d’un regard-phrase : « Comment décrire ce phénomène
d’harmonieuse vivacité qu’est une vénitienne ? Le poète ne peut
que louer au passage, d’un sourire, la richesse des enjambements,
et de la césure ! »
marc alyn
tion de l’âme et du cosmos ». Renouer avec le cosmos par l’expérience symbolique est la grande ambition de Marc Alyn, explicitement pensée et affirmée depuis Nuit majeure. Cette aventure
s’inscrit à contre-courant de bien des modes contemporaines et
n’entend s’inscrire que dans l’espace-temps marginal et vital du
poème. L’écriture prosaïque, moins fortement cristallisée que le
vers, offre un espace de liberté qui contribue à l’élaboration et à la
vitalité de l’expérience symbolique, en un laboratoire propice aux
formations de poèmes à venir.
55
marc alyn
56
Mais parfois le désir du rêveur le conduit à des expériences
d’une tout autre portée : Venise « séduit et se laisse prendre par
le regard, aux marges de l’imaginaire et d’une exploration physique identique à la mort. Qui la pénètre se fond dans la fraîcheur translucide d’un fruit. Et la musique accompagne
sournoisement chaque caresse : l’organisme est le créateur d’orgasmes, l’instrument de la Révélation. À Venise seulement, nous
pouvons aspirer à devenir Dieu ». (Mais les lecteurs de Byblos
savent que c’est à Byblos qu’on peut réellement le devenir : pour
parler comme les alchimistes, on serait tenté de dire que la prose
vénitienne est l’albedo qui permet… d’abandonner les livres, de
passer des connaissances au savoir, mais que le vers phénicien,
haut langage cristallisé, reste le lieu de la rubedo, de la métamorphose finale…)
Écriture et systèmes symboliques
La dernière citation permet de retrouver, dans l’expérience symbolique, des éléments traditionnels : l’initiation passe par une
phase de descente aux enfers, elle s’exprime à travers le symbolisme alchimiste. Il ne faudrait pas en déduire qu’elle se contente
d’une reprise de traditions ; elle s’y réfère, en joue, mais librement,
comme d’une transparence supplémentaire ajoutée à ses profondeurs oniriques ; en effet, « seul le temps rêvé est vécu ». Deux
exemples de libre utilisation de systèmes symboliques traditionnels, l’astrologie et le tarot, permettront de montrer comment le
poète habite et par là revitalise le symbole.
Les poissons apparaissent assez souvent dans sa prose, bien
qu’un peu moins que les oiseaux dont Marc Alyn parle couramment la « langue ». Ainsi, au début du Déplacement, le héros
s’arrête-t-il devant les poissons de la fontaine ; ceux-ci sont
« incapables de renoncer à chercher la faille qui leur permettra
quelque jour de se faufiler jusqu’à la nappe qui s’étend, ils le pressentent, sous les rues et affleure parfois l’hiver aux voûtes de salpêtre des caves ».
On retrouve ces poissons à Venise (la faille existait donc…) :
« On voit alors l’eau se faufiler sous la porte, accompagnée parfois
d’un poisson lent et méditatif. Je m’assieds sous les feuilles,
marc alyn
j’écoute les bruits de Venise, je respire son air marin mêlé d’un
vague relent de siphon bouché ; la mélodie aquatique s’impose,
s’insinue, vibration frémissante ».
Il n’y a pas là qu’une rêverie bachelardienne du poisson-chat.
Marc Alyn appartient en effet au signe astrologique des Poissons,
élément biographique qu’il estime signifiant. Ce poisson, c’est
donc aussi le poète qui doit refuser l’immobilité des lignes, sous
peine de mort (thème du roman Le Déplacement). Peut-être
même, si l’on se réfère au symbole évangélique, le Christ qui doit
mourir pour renaître à sa nature divine… Comme le rappelle un
aphorisme du Dieu de sable, « Chacun de nous, menacé par la
chute perpétuelle de l’être vers les formes inférieures de la matière,
s’efforçait de retenir sa substance en noyant le poisson dans des
flots somnambules », texte écrit comme il se doit à l’imparfait,
temps du rêve, ou du moins des textes oniriques.
Le Tarot est un autre système symbolique que Marc Alyn pratique volontiers. On trouve dans son œuvre des Rêves secrets des
tarots comme un « Tarot de Venise ». Le « septième tarot » clôt
L’Œil imaginaire. De manière plus discrète, le Tarot habite aussi
Les Degrés de l’extase, une série de poèmes en prose du Tireur
isolé. Ces 22 textes ne se réfèrent pas explicitement aux 22 arcanes
majeurs, ils parlent de l’aventure amoureuse, depuis le désir initial – premier moteur de tout le processus de symbolisation chez
Marc Alyn – jusqu’à sa réalisation et sa sublimation. S’il est au
premier abord difficile de mettre chaque texte en regard de l’arcane majeur correspondant, une lecture attentive permet néanmoins d’éloquents rapprochements : le texte 4 par exemple peut
se référer au livre de la papesse (arcane 2) : « Elle est le livre, le lit.
Il la lit, elle se livre : c’est alors qu’il la lie » (on remarquera la
liberté des jeux de mots n’hésitant pas à bousculer le « bon goût »
classique, assez caractéristique de la prose de Marc Alyn ; ils
disent ici un désir assez cru, logique au début du parcours initiatique). Le texte 21 se réfère manifestement au soleil (arcane 19).
Que le numéro du texte ne soit pas celui de l’arcane correspondant, c’est sans doute à cause de l’action vagabonde du mat,
poète ou fou, dans ce contexte amoureux d’« amoureuse initiation », pour reprendre une expression de Milosz ! Un tarot du
57
XVII e
marc alyn
siècle, celui de Noblet, ne remplaçait-il pas le bâton du
bateleur par un phallus ? Au terme du parcours, on observe toutefois une déception : « cependant la jouissance du corps laissait à
désirer » et finalement « le juge étourdi abattait le gagnant d’une
balle en plein rêve. »
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La cruauté du poète
Comme il est dit dans la lettre finale de Nuit majeure, le verbe
« se rêve et se nie pour mieux se rajeunir ». Je rapprocherais cette
affirmation des observations de Gilbert Durand : « Une image
symbolique a sans cesse besoin d’être revécue », « l’image symbolique s’incarnant dans une culture et dans un langage culturel
risque de se scléroser en dogme et en syntaxe. C’est en ce point
que la lettre menace l’esprit lorsque la poétique prophétique est
suspectée ou muselée ».
Marc Alyn, lui, affirme que « Briseurs d’idoles et visionnaires de
divinités gigognes, notre fonction fut d’agrandir le monde par
adjonction d’espaces ou d’espèces imaginaires ». L’histoire abolit,
l’un après l’autre, les dieux et leurs systèmes symboliques ; il ne
s’agit pas pour le poète d’inventer une nouvelle religion, un nouveau dieu, mais de faire revivre l’énergie psychique et verbale qui
leur permit de relier l’homme à l’inconnu désirable. La re-symbolisation du monde passe donc paradoxalement par une écriture
irrévérencieuse, cruelle, bousculant comme nous l’avons vu plus
haut le « bon goût », c’est-à-dire la somnolence langagière, la gravité des pontifes du verbe… Marc Alyn évoquait, à propos de
Mauriac, une crainte du « péché de poésie » : « Mauriac, homme
intérieur par excellence, a effectué assez de “plongées” dans ces
profondeurs de l’âme où la poésie prend forme pour ne pas ignorer qu’un poète est appelé, un jour ou l’autre – s’il ne triche pas –
à frôler des gouffres insondables où sa raison risque de sombrer ».
Le pseudonyme de Marc Alyn fait assurément allusion à l’alyn,
accélérateur des opérations alchimiques, mais aussi à… Marcel
Allain, l’un des créateurs de Fantômas. On est donc entre l’initiation ésotérique et le roman policier plus ou moins parodique aimé
des surréalistes, entre le premier et le cinquantième degré, en
plein miracle de la multiplication des sens. En même temps qu’il
L’homme symbole
Le désir amoureux est, chez Marc Alyn, consubstantiel au
Verbe. En effet, « la volupté – communion de l’espèce double –
mène plus loin dans l’absolu que nombre de prières ». Il arrive
donc que certains textes, notamment anciens, réduisent la femme
à un objet de désir… Je pense par exemple à « l’intellectuelle » des
Cruels Divertissements. Cependant l’analyse que Marc Alyn fait
des créateurs, et surtout dans ses livres récents, donne une place
importante à la création féminine, par exemple dans son
Anthologie poétique amoureuse, ou plus encore dans ses Approches
de l’art moderne. Il souligne bien sûr sa part croissante dans la
création contemporaine. Au-delà, il évoque la fécondité (la création féminine ayant à ses yeux des caractéristiques spécifiques) et
la difficulté de la création partagée entre un homme et une
femme. Son roman Le Déplacement évoque l’échec d’un couple de
créateurs ; le héros (antihéros) va presque jusqu’au meurtre, du
moins au meurtre symbolique, puisqu’il a enfermé sa compagne
dans un rôle de muse. Les « degrés de l’extase », que nous avons
évoqués plus haut, semblent conduire à une conclusion plus opti-
marc alyn
rejoint la « nuit majeure » du symbole, le poète chahute donc les
mots d’ordre. C’est le travail des poèmes en prose, et plus encore
des aphorismes que de « ranimer éternellement la parole, seul feu
qui nous reste dans la nuit glacée de l’espèce ».
On sait que l’un des recueils de Marc Alyn s’intitule Le
Silentiaire. Ce titre un peu mystérieux fait évidemment allusion
(l’incipit l’atteste) à Paul le Silentiaire, l’un des derniers poètes
païens de l’antiquité grecque, connu pour ses poèmes érotiques ;
mais il faut aussi rappeler que dans l’antiquité le travail d’un silentiaire était d’imposer le silence aux esclaves (il me semble qu’on
peut dire sans forcer le texte que l’aphorisme sert à faire taire le
prêt-à-penser, le prêt-à-parler, le prêt-à-voir). Par ailleurs on qualifie aussi de silentiaire un moine ayant fait vœu de silence ; on sait
que Marc Alyn a dû reconquérir sa voix après son cancer du
larynx : le symbole reste inséparable de la vie, force de transformation du poème. Il s’agit de « non seulement créer, mais se créer
soi-même au terme d’innombrables cruci-fictions ».
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miste (s’appuyant sur certaines virtualités de la tradition ésotérique, comme la tradition alchimique du rebis, androgyne reconstitué et « chemin » vers la pierre philosophale). N’est-il pas
significatif que sortent en même temps chez Phi les derniers
recueils de Marc Alyn et de Nohad Salameh ? Qu’on se rappelle
cette phrase célèbre du Banquet de Platon : « Chacun d’entre nous
est donc le symbole d’un être humain, puisqu’il a été coupé, à la
façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse chacun est en quête de son symbole. »
marc alyn
E.H.
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PIERRE BRUNEL
DU PIÉTON DE VENISE AU TIREUR ISOLÉ
Puissances de tristesse
Cette strophe et les seize suivantes, où la stagnation fait place à
une légèreté rebondissante, datent de 1828. Musset a dix-huit ans.
Il sort du lycée Henri IV et il n’est pas encore allé en Italie. Ce que
Marc Alyn appelle « l’épisode Musset » n’a pas eu lieu. Venise n’a
pas encore exercé sur l’amant de George Sand ce que Maurice
Barrès appelait ses « puissances de tristesse » et la future bonne
dame de Nohant n’a pas encore « joui en vraie dogaresse sur les
cendres du cœur de Musset », selon une autre forte formule que
donne à lire ce volume si vivant de Marc Alyn, Le Piéton de Venise
(Bartillat, 2005).
Livre vivant sur une ville qui passe parfois pour une ville morte.
Ce fut le titre d’une pièce de Gabriele D’Annunzio, La Città
morta, un « drame alambiqué, de haute teneur en ennui », que
Sarah Bernhardt voulut monter à Paris et qui n’émerge que négativement dans les pages que Marc Alyn a consacrées à l’amant
d’une autre grande actrice, Eleonora Duse. D’Annunzio a fait
d’elle une allégorie féminine de Venise : elle fut belle, mais elle est
dégradée par le temps.
Sept étrangers à Venise
Il faut lire ces sept portraits qui, sous le titre Sept Voyageurs
transfigurés, constituent la partie médiane du livre de Marc Alyn.
Aux différents visages de la cité des Doges dont le piéton attentif
a levé un à un les voiles comme l’enfant lève les voiles de l’Aube
marc alyn
Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge,
Pas un pêcheur dans l’eau,
Pas un falot.
61
marc alyn
62
dans la plus parfaite des Illuminations, sont évoqués sept autres
passants de Venise, avant Marc Alyn lui-même : outre
D’Annunzio, Joseph Brodsky, le poète d’Aqua Alta, expulsé
d’Union soviétique en 1972, émigré aux États-Unis, mais venant
terminer sa vie à Venise. Richard Wagner, bien sûr, prêt pour La
Lugubre Gondole de Franz Liszt, son beau-père, son interprète et
pourtant d’une certaine manière son rival. Byron, sensible à la
décadence de Venise avant tout décadentisme. Cet original que
fut le baron Corvo, alias Frederick Rolfe. Plus inattendu encore,
le dessinateur Hugo Pratt, qui se rencontra lui-même à Venise
sous les traits de Corto Maltese, le marin à la boucle d’oreilles.
Et, pour finir Ezra Pound, patriarche et provocateur, fidèle jusqu’au bout aux marches de la Dogana et au Canale Grande, « prisonnier du temps dont les parois de plus en plus se resserrent »,
comme l’écrit Marc Alyn, jusqu’à cette nuit du 31 octobre 1972
où le canot-ambulance vient le prendre pour le conduire à l’hôpital général de Zanipolo.
Être désorienté dans une ville de l’Orient
Marc Alyn a choisi de placer en épigraphe à son livre ces vers de
Pound :
Je suis venu ici dans ma prime jeunesse
et j’ai pris place sous le crocodile
Là, au pied de la colonne, face à l’ouest,
le vendredi,
Et j’ai dit : demain je m’installerai du côté sud
Et le lendemain, au sud-ouest.
Mais est-il si facile de s’orienter dans Venise ? Il y a Venise la
rouge, mais aussi Venise la noire, la Venise des ténèbres, sous le
regard des Trois philosophes de Giorgione admirablement évoqués
dans le chapitre « Signori di notte ». Il y a Venise sous la pluie, devinée par Marc Alyn lors d’un premier réveil. Et je me souviens d’un
autre réveil, dans un hôtel du quai des Schiavoni : Venise dans un
brouillard épais auprès duquel le fog londonien n’est que brume
légère. Dehors les ruelles devenaient des tunnels, l’eau glauque des
Encore Rimbaud malgré l’absence
Rimbaud, vous le rappelez, n’est jamais passé par Venise quand
il est parti pour l’Orient, pour « les pays poivrés et détrempés »
auxquels se vouent les colons de « Démocratie ». Mais dans un
autre poème des Illuminations, « Promontoire », il a évoqué les
« Embankments d’une Venise louche ». Curieux alliage vénétolondonien pratiqué par un alchimiste du verbe qui, comme vous
l’écrivez si bien, « sut chanter comme personne les villes fantastiques où nichent les poèmes ». Votre livre en est un, un poème
plein, riche, savoureux, lucide, pénétrant et pénétré, et assurément un poème pour aujourd’hui.
L’Aventure initiatique
Mais voici un tout autre voyage dans le livre de Marc Alyn
publié en 2010 par les éditions Phi, Le Tireur isolé. Cet élégant
recueil de poèmes se place sous le signe d’un départ de la démesure vers d’autres cieux, vers d’autres lieux, et ceci dès l’épigraphe,
qui donne la tonalité et le sens de l’ensemble :
Quand la démesure ne trouve plus à se loger nulle part
Gênant l’espace aux entournures
Prends le maquis en compagnie du poète
Qui progresse d’un pas de silence
À travers la nuit blanche
Précédé de ses mots sauvages aux oreilles de loup.
marc alyn
canaux semblait recéler des puissances maléfiques. Cher Marc
Alyn, ce jour-là le piéton de Venise que j’étais ne voyait pas la
pointe de ses chaussures. Et comme j’aime votre livre, précisément,
parce qu’au lieu d’une Venise pour cartes postales, pour touristes
naïfs et pour jeunes mariés, il nous met immédiatement en face
d’un port grouillant où « l’Asie débarque », il nous fait pénétrer
dans l’antre du dragon, il nous rend sensible Venise l’alchimique, il
y fait circuler les tarots, dont l’arcane 17 cher à André Breton, il
répand les effluves d’épices parfois pervers. Vous avez intitulé l’un
de vos chapitres « Manger Venise », mais n’est-ce pas Venise aussi
qui risque de nous dévorer ?
63
marc alyn
64
Faut-il chasser loin de la Grèce et de tout l’espace pénétré de
culture hellénique cette démesure, cette hybris qui y était à la fois
crainte et détestée ? Ou, au contraire, a-t-on besoin d’une telle
démesure dont le poète d’aujourd’hui serait en quelque sorte le
dépositaire ? Marc Alyn n’est pas suspect de semblables excès, et
surtout pas de ceux qu’il arriva à Rimbaud d’exprimer avec violence. Il s’agit plutôt pour lui d’échapper à l’espace, cette
contrainte, de mettre en liberté les mots, de les conduire vers une
nuit blanche qui n’est ni celle des Aventures d’Arthur Gordon Pym
ou du Sphinx des glaces, ou encore de la Circeto rimbaldienne
dans les Illuminations, mais dans une autre Cimmérie située aux
confins du silence.
Il se présente comme une manière de chasseur, ce tireur isolé
précédé de ses mots sauvages aux oreilles de loup, en route sur de
« hauts plateaux enchâssés de neiges déchirantes » qui ne sont pas
sans rappeler le « chaos polaire » de « Dévotion », donc « Circeto
des hautes glaces ». Et son aventure initiatique pourrait être désignée comme l’un de ces « voyages métaphysiques » dont il est
question dans le même poème en prose de Rimbaud : aux confins
de la parole et du silence, à la ligne de partage entre un monde et
un autre monde qui, pour le poète de Charleville, ne se situait
nullement dans celui qui est prédit ou promis au chrétien.
Marc Alyn caractérise admirablement cette ligne de partage – et
il s’agit bien cette fois de la sienne – comme « ligne de partage
entre l’être et l’été ». C’est la première des équivoques poétiques
fondées sur de subtils jeux de mots qui vont abonder dans Le
Tireur isolé. Je serais tenté de dire que ce sont autant de ses coups,
s’il est vrai qu’il se confond avec le poète. Été opposé à l’hiver des
neiges déchirantes, été laissé loin de ce qui est en train d’être et
qui en est pourtant inévitablement tributaire, présent lié au passé
par le fil du temps. L’enfance est d’ailleurs encore là qui veille sur
le sort du promeneur solitaire, le protégeant des « anges maraudeurs », qui peuvent n’être que des « anges gordiens ».
Il est l’homme de la frontière, ce poète marcheur (car pour lui
comme pour Rimbaud, « marcher s’identifiait à la poésie
même »). Il est aussi l’homme de l’ascension, atteignant des points
de vertige. Le mot, qui servit peut-être de titre à un poème de
L’Or natal
Tel est le titre de la deuxième section du Tireur isolé.
Immédiatement, le familier de Rimbaud (si tant est qu’on puisse
l’être) retrouve un motif marquant, de « Larme », poème de
mai 1872, à la revendication de « Mauvais Sang », « J’aurai de
l’or », dans Une saison en enfer. La tentative alchimique, qui avait
été d’une autre manière celle de Baudelaire, passe évidemment par
un tel motif.
Mais l’or de l’alchimiste est fabriqué, acquis. L’or natal est un or
donné, qui a pu être perdu, mais doit pouvoir être retrouvé. À la
prose serrée de L’Aventure initiatique succède ici le vers libre et
parfois même le vers mesuré, et c’est bien à la poésie qu’il appartient de « recueill[ir] l’or natal du verbe », « de connivence avec les
profondeurs ». Il ne manque à l’évocation ni le regard sur les dixsept ans ni l’exigence d’harmonie, fût-elle à recréer, ni les « ter-
marc alyn
Rimbaud (celui qui commence par « Qu’est-ce pour nous, mon
cœur ») et apparaît dans le cours d’une des Illuminations,
« Mouvement », revient maintes fois dans Le Tireur isolé, dans un
cadre de montagne qui est celui d’« écritures à pic » et, si l’on peut
pousser le jeu de mots jusqu’à la familiarité, d’écritures qui tombent à pic dans un monde qui en a besoin.
Tout s’anime, tout renaît, tout est paré d’une fraîcheur nouvelle, tout ressusciterait même si le mot n’avait une connotation
trop religieuse. Certes on échappe difficilement à un tel lexique.
Le Rimbaud d’« Après le Déluge » recommençait une Genèse
manquée. Ici le tireur isolé est animé par « un ardent désir de
genèse ». Aller vers l’Orient a le même sens que communier avec
le matin en s’aidant de la seule parole. Nul besoin ici d’Aden ou
d’Abyssinie. Tout au plus passe « l’haleine du désert », et, en elle,
l’haleine du désir. Si, dans le texte 21, « l’Orient dépl[oie] obstinément devant lui ses chemins de faîte », c’est avec le danger d’une
multiplicité des possibles qui tournerait vite à l’abracadabrantesque. Le fantasme des vies multiples, qui passait et dans Une saison en enfer et dans les Illuminations, entraînerait vers l’absurde et
ce retournement : « “L’homme existe-t-il ?” s’interrogeait Dieu,
hésitant à parier sur ce mauvais fantôme. »
65
marc alyn
rasses de l’Hôtel de l’Univers » où figure le Rimbaud d’Aden sur
une photographie récemment découverte et mise en valeur par
Jean-Jacques Lefrère. Et il n’est pas d’autre manière d’apaiser la
soif que le feu. Rimbaud l’avait bien compris, jusqu’à l’ultime
épuisement.
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Les Degrés de l’extase
Ce troisième titre est sans doute le moins rimbaldien de tous.
Le mot « extase » est plus verlainien que rimbaldien (« C’est
l’extase langoureuse », dans les Ariettes oubliées), encore que dans
ce texte-phare dont on a souvent voulu faire la dernière des
Illuminations, « Génie », on voie passer cet être merveilleux, incarnation de tous les espoirs, « dans le ciel de tempête et les drapeaux
d’extase ».
Éros ne se confond pas avec ce Génie-là, même s’il était porteur
d’affections énormes et d’amours réinventées. Et les « retoucheuses d’extase » procèdent par petites touches et par légers raccrocs. Marc Alyn est plus proche de Rimbaud quand il exalte
« l’énergie du désir » et ce qu’il a d’« indomptable ». Et si les
images vont se fragmentant et se multipliant (on retrouve même
parmi elles le catleya de Proust), c’est parce qu’Éros est ici avant
tout « le dieu-verbe ». L’Abyssin lui-même cède la place à
« l’abysse » et à « l’Abyssine », avec un nouveau passage par Venise
et la transformation du Livre des morts tibétain ou du Livre des
morts égyptien en « Livre des morts vénitiens » (avec la variante
orthographique qui implique une modification de sens). Et c’est
bien une manière de livre des mortes et des morts que cette section, dans les moments mêmes où se déploie un Bal des Ardents
et où la fête tourne à l’or-gie.
Rosa alchemica
La dernière section du Tireur isolé ramène à l’alchimie. Mais, à
dire vrai, on ne l’avait pas quittée, on n’avait pas quitté l’alchimie du
verbe. Non que Marc Alyn en revienne, comme Rimbaud dénonçant après coup « l’histoire d’une de [s]es folies ». Mais il y revient.
Cette Rosa alchemica tient lieu de Rosa mystica dans une Comédie
qui se veut moins divine que non divine, l’alchimiste restant « ciblé
P.B.
marc alyn
par l’invisible », comme l’indique le poème en vers qui sert d’épigraphe à cette nouvelle et ultime série de poèmes en prose.
Il est moins de Dieu ici que de « fantôme de Dieu » tandis que
« des anges d’une clairvoyance d’effraie travers[ent] les vivants à la
vitesse de la lumière ». Chacun erre à l’aveuglette dans son propre
mystère et dans un monde multiplié. Il reste bien peu sur la
langue de l’alchimiste du goût de divinité ancienne. C’est, il faut
en être conscient, le leurre des mythologies dans ces conservatoires que sont les livres – dictionnaires inclus !
Si passe un « pressentiment de Dieu », c’est encore à la faveur
d’une illusion de l’été, d’un faux acquis de l’avoir-été. On n’embrasse pas cette aube-là, si incertaine. On ne se confine pas non
plus dans un crépuscule qui serait par trop désespérant. Et c’est
encore au texte qu’on fait confiance, à l’alchimie du verbe, à
l’Architexte (Marc Alyn reprend le mot de Gérard Genette),
« l’Architexte toujours futur, roul[a]nt ses voyelles hallucinées »
comme le furent celles du célèbre sonnet, « reflétant les lointains
sans déserter le proche, cursif et solennel dans le vent ébouriffé ».
« Mais que salubre est le vent ! » : ce vers de Rimbaud, dans La
Rivière de cassis, était celui qu’André Breton préférait. C’est dans
ce vent-là que Marc Alyn fait passer le vivant, le poète, le tireur
isolé dont ce serait, en définitive, le seul et le vrai compagnon.
67
PA RTAG E
D E S VO I X
PIERRE DHAINAUT
AVRIL PERPÉTUEL DE L’ÂME
partage des voix
à Fabienne, Gilles et Nathan,
à Patricia Castex Menier,
nés dans le mois sacré
D’abord la lumière
qui t’ouvre les lèvres : ensuite
écarte les rideaux.
Dès le seuil prononce
un mot toujours neuf,
tu confonds givre et trilles.
70
Est-ce la neige encore,
la frondaison ? Offre-toi
sans répondre aux chemins libres.
Avance, ne te soucie pas
d’inscrire une trace,
un enfant te précède.
Ne sois que souffles
et vois : une glycine
a débordé le mur.
N’arrache aucune fleur,
tu t’élargis,
l’air ne vient que du large.
Oublie tous les noms,
sauf ceux du jardin,
à la fois des rivages.
Rien ne reste invisible,
dis à présent
le parfum des lilas.
Pluie fine, en fête,
ferme les yeux, réveille
le chant des grives.
partage des voix
Pleines mains sur l’écorce,
écoute aussi bien
le silence, la sève.
71
Les ailes, le cœur,
laisse-les battre,
laisse-les battre ensemble.
Rayonne, tu en as le temps
entre deux syllabes
d’un pas à l’autre.
Si tu t’arrêtes,
choisis l’ombre d’un arbre,
pense alors aux falaises.
Le vent sur les épaules,
vacille, l’espace ruisselle
d’embruns, de pollen.
Herbe au soleil ou galets
sous l’écume, ne demande plus
jusqu’où tu iras.
partage des voix
D’une même voix parle
à la nuit comme à l’aube
uniquement de ce qui va éclore.
Accorde une place
à l’écho, regarde au loin
aux creux des paumes.
Franchis l’horizon
avec le poème,
l’essor s’y réinvente.
72
P.D.
JEAN-PIERRE CRAMOISAN
PETITES MÉDITATIONS DE BOHÈME
I
II
Toujours, ardeur violente et renouvelée, les départs plus
renversants que les visions perdues.
Ô le silence glacé des solitudes et la magie des lieux que nous ne
connaissons pas, que nous ne connaîtrons sans doute jamais.
Ô l’intensité des chaos intérieurs plus déroutants que les
sommeils solaires.
Ô l’esprit et sa maladie rongeuse, le corps.
La vieillesse, l’inanité des énergies.
Quel vide nous attend ?
Quel néant va nous engloutir ?
III
Corps, grincements des chairs dans la douleur et le plaisir
extatiques
(Ô les meurtrissures bleuâtres et le sang vineux !) ;
Corps, absence fatale des chaleurs réconfortantes dans la lutte
insensée
(Ô les entrailles larvées et le sang noir !) ;
Corps, monstrueuse gestation des plus sombres pressentiments
(Ô les brunes puanteurs et les carcasses verdies sous les pierres !) ;
Éternel désespoir.
partage des voix
Si mon cœur est trouble c’est qu’un cadavre y pousse.
73
IV
En quelque matinée de printemps que l’on se puisse trouver, la
vase au fond du lac reposera nos yeux fatigués par de sauvages
excursions psychologiques.
Voici que les soleils boueux s’infiltrent déjà dans les retraites les
plus sûres !
partage des voix
V
74
Où sont ces anciennes pérégrinations qui nous obsèdent encore ?
Quel souvenir nous fera retrouver le va-et-vient des sèves
Dans l’air délayé des matins ?
VI
Toujours, même pendant la période des nerfs, le culte des
noblesses infirmes.
Ô les richesses latentes et somptueusement discrètes.
Ô vigueur, notre jeune force indispensable au divorce supérieur
de la raison.
Ô force ou l’avènement des plus hautes consécrations de la
douleur lucide.
VII
Son ventre : Éros séreux, pureté des laites encore tiédies après la
fuite de l’organe turgide, gemmes répandues sur les épaisses et
granuleuses lèvres grenat pruineux, ventouse sang-de-dragon,
coquille roguée d’aurorales pondaisons.
Son ventre : échos des vagues lointaines enfermées dans la nuit des
spectres.
Sa respiration : la naissance d’une conscience suspendue dans le
vide liquide.
Un germe bulbeux envenime l’émonctoire.
VIII
L’eau de tes yeux serpente par des canaux de chair et de flammes.
À tes lèvres, la fièvre bourgeonne en des cristaux de musiques.
Au bas d’un thalweg qu’éclaire un rayon de cendre, les remparts
s’édifient sur les embâcles de notre misérable rivière.
Libérée des tortures du langage, une magie tord les racines de
l’inconscient.
La lumière crisse et rampe, les os flamboient, le corps s’élargit, les
enluminures faciales grésillent.
Le sang et les larmes de pierre versées pour cette veillée alimentent
désormais tes chairs nouvelles.
X
partage des voix
IX
75
Boinvilliers. Soirée.
La plaine monte dans les brumes, le lac s’engorge dans ses eaux.
Il y a des détritus de lune et des chiures d’étoile sur la surface de
la mare aux rainettes.
Une sorcière est montée au clocher de la vieille église.
J.-P.C.
CRISTOPHE MUNIER
DE LA POÉSIE COMME UNE LANGUE ÉTRANGÈRE
car la poésie est réticente aux mots
partage des voix
La Poèmeraie
76
LE BUREAU
Porte à plat, radeau.
Une lampe, lune confidente, et l’humus de feuilles raturées.
Le bureau, après toutes ses mises à flot, est toujours là – solide
sous les coudes – avec sa fibre douce.
J’y pose les mains comme Colomb imprima ses bottes trempées
d’eau de mer sur le sable.
LES OUTILS
Cheval de Troie du poème, mots rusés feignant de perdre sens,
jouant aveugles et bègues au rendez-vous des baigneuses.
LA POÈMERAIE
On entre à la poèmeraie sur les recommandations d’instants
mineurs, éclos d’eux seuls, qui ont fait bouture dans notre
mémoire. Mot de passe : distiller des brassées de vie.
MENTALES
Assis, je veille à la venue des mots – déflagration d’un sentiment,
orchidée sonore, concepts en écharpes de parfum…
Papille mentale, l’intuition attire la poésie.
Puis la vision se travaille sur un établi d’affût et d’effacement.
Mon seul privilège : la faculté de tri. Moustiques, crissements de
la hutte, relents mentaux divers… Mes papilles mentales ont
depuis longtemps repéré le plumage de la bécasse.
TERROIR
DE LA COMÈTE
Il arrive qu’une intuition déroule – l’éclair de sa saisie – un
manuscrit d’odeurs spacieuses : ici un galbe d’horizon, là un rot
de pièces d’or…
Et voilà le poète avec sa meute de mots truffiers, cernant, attisant
la palpitation qui vient de l’iriser. Dans ce monde, le voilà muni
d’un bâton d’instinct aux accents de torche et de songe.
partage des voix
PAPILLES
77
RATURES
L’auréole de duvets et de paille du poème se gagne à la faux.
partage des voix
Cyclope encharbonné, le poète épieute sans retenue à même les
lèvres de la mine. Volcans martelés, fontaines élaguées : à peine
formés les mots sont traversés d’un éclair noir. En plein qui-vive,
le poète piétine une boue de lettres. Seul, entre son secret et ce
qu’il attend d’en dire, poreux et sans pitié, le poète rature sans
relâche, passe des heures à guider cet intransigeant nez mental –
véritable gouvernail équarrisseur.
78
Première arche : les vestiges sont recopiés.
Nouveau désastre et nouvelle feuille. Mais le noyau du pouls est là.
*
Très peu de mots respirent d’eux-mêmes.
Plus rare encore celui qui peut écrire jusqu’à la peau même du
poème et confirmer l’inattendu.
TITRES
Certains existent avant le poème, comme le nom d’un enfant
dont l’amour n’a pas encore été fait.
D’autres ont besoin d’un champ de ratures et d’un long siège
d’incertitudes et de rencontres.
Bien après leur genèse, tous sont là, riches d’une vie incluse, eux
les sceaux dont la seule lecture suffit à raconter une histoire.
EN JACHÈRE, ÉTOILE PHRÉATIQUE
Décor du drame : le ciel noir d’un long silence est finalement
retombé en une pluie de cendres sur le recueil en jachère. Des
éclairs de chaleur ont alors dressé leur cri bref, hissant un horizon
au-dessus du manque d’écrire. Après tous ces chemins pris gardés
pour soi, après toutes ces marches effacées, le poète a repris sa
concoction d’élans, mais lui manque encore l’envergure de tonner.
Le poète : Après des mois sans toi, par où reprendre la vie que je
t’avais confiée ?
La poésie : Je suis ton étoile phréatique.
*
L’absence compte autant. Le rythme c’est elle.
partage des voix
VOLCAN
*
79
Le poète fait son pain au miel des nuits lentes
il s’engironne à son bonheur phréatique.
Quand il repart d’en poésie, c’est toujours sa cascade sur le dos.
C.M.
TÉRIC BOUCEBCI
POÈMES
partage des voix
Soustraire au présent un jour,
pour demain et les jours qui suivent,
80
être un rayon qui s’élève à l’horizon,
une étreinte à la vie,
dans ce regard enivrant,
brûlant,
qui reçoit la Lumière.
*
Un tumulte à venir
blanc, gris, noir,
en volutes ouatées
avance inexorablement vers nous.
*
Un son, un jour, une nuit ou l’entre deux,
un instant de bruit,
quelque part
et… l’Univers
Trace,
Sur mon corps,
des fleurs en boutons
des aurores d’hiver,
traces
de tes yeux.
Les lignes de tes envies tissent des motifs
des vallées escarpées et des monts noyés de coquelicots.
Traces, où je lis de mes doigts les sillons des questions
laissés sur ma peau
livre ouvert.
*
partage des voix
*
81
J’ai rêvé.
Au chant du coq, je l’ai su.
Étrange et familier ce monde d’à côté.
Une goutte d’eau perle sur la vitre,
il est six heures.
Derrière le carreau de la chambre, les montagnes.
Jusqu’où aller ?
*
partage des voix
alla Signora e al Signore Ciampi
Castagneto Carducci… du nom du poète.
Cyprès, questionnés par son retour,
ville posée sur une colline de Toscane.
Des escaliers,
usés par les pluies,
font de ces maisons d’un autre temps une ligne disjointe,
resserrée,
où se faufilent, seules, les ruelles qui les séparent.
Les pierres, sonnent dures. Pleines.
Sous les pas, le temps s’est réfugié.
Le frisson qui parcourt les arbres emplit les rues d’un silence creux
où résonne l’absence des rythmes mécaniques.
82
L’âne ne tourne plus autour du puits, le balancier est suspendu,
attentif au moindre geste qui lui donnerait du sens.
Les pavés sont labourés, comme en attente de semailles.
Les chariots lourds ne passent plus, ne marquent plus.
Aucun sifflement d’alambic.
Une voûte s’ouvre sur l’atelier.
Des mains invisibles semblent s’agiter,
la forge est devenue fourneau.
Ce n’est plus le fer mais les viandes qui font rougir les braises.
Les volutes de fumée brûlantes ont cédé la place aux fumets
des formes étranges naissent et dessinent, suspendues sous les
plafonds de pierre,
les gestes oubliés que l’atelier récite de mémoire.
Immobiles,
les roues, les cordes, les chaînes.
Immobiles
les plateaux, les mécanismes complexes.
Immobiles…
Le soufflet, inspire, expire… seul, il fait crépiter le bois et
s’essouffle à faire naître les mouvements fantomatiques qui
s’accrochent aux machines dans un nuage d’espérance vaine.
T.B.
partage des voix
Immobiles, elles attendent à chacune de ses respirations l’ultime
incarnation qui leur rendra le bruit de la vie.
83
ISABELLE BALADINE HOWALD
TARDIVE
partage des voix
pour Roland et Christiane
84
Juste avant : on entend
presque quelque chose, sans être sûr, quelque chose d’infime,
inaperçu sans cette alarme qui vibre plus qu’elle ne sonne.
Pour moi depuis toujours comme un sifflement,
sans possibilité d’identifier sa
provenance.
Notamment juste avant le sommeil, un peu trop tard.
Ce que j’écris je ne l’entends pas. Je ne l’entendrai jamais.
Je n’entends ni musique ni mot, parfois juste ce sifflement
à contretemps – un temps trop tard, souvent suite à un éclat
d’image.
Après sifflement me dit :
« Lui, toujours un peu détourné » (Tünström)
Tourne la tête (de quel côté ?)
prendre une vue comme prendre un morceau du monde
vue au passage, là :
Je me souviens de l’étroit praticable de bois souple sur lequel il
fallait marcher à pas mesurés,
enfant. L’abîme déjà apparaissait, l’espace d’un rythme par où
fendre.
partage des voix
parois grilles jambes bras désarticulés
gris lors de la chute : zébrures de l’air
immobilité de la pluie horizontale
quand tu voles
85
Courant depuis quand – loin déjà
partage des voix
ces bribes – ce revenant
tandis que je remonte entre les portes difficiles à écarter,
le bruit assourdissant des roues du vent de l’air, le bref passage sur
les plaques de métal mouvantes entre lesquelles apparaît/disparaît
un sol inatteignable.
86
Effacement rose
ce peu
le soir au fond du ciel :
espace à vider de la poésie
Transparence ou gravure, rouge Lalique fabriqué à partir de l’or
ou bleu profond St Louis
blanc laiteux dans le cœur en verre que tu portes comme une
goutte épanchée dans le verre dépoli
Sous les arbres, ce bref miroitement de l’eau aperçu trop tard en
passant, eau sombre sous les feuillages, ronds inégaux de lumière
mate, mouvants, insaisissables.
(mois de Mai)
partage des voix
Une phrase, par exemple, moi qui n’ai jamais prononcé le mot
vers
(ni prononcé ni écrit).
La poésie serait pour moi cette phrase
commencée dans un sifflement et finie, si tant elle l’est, dans un
souffle
son suspens provoquant
son rythme,
son arrêt brutal comme au bord d’une falaise,
ou sa fluidité ininterrompue :
87
Rien sans doute depuis l’enfance ne me fascine davantage que cet
éclat biseauté, entrevu tant de fois, de tant de façons.
Le sifflement enfilé dans l’air n’est pas différent.
Rien n’indique davantage le scintillement qui me hante l’œil
comme l’ouïe.
(cristaux de neige du bracelet offert : le moindre de ces mots
m’enchante)
I.B.H.
Été 2008
ALAIN FABRE-CATALAN
PROSES BORÉALES
partage des voix
(Extraits)
88
Ces lignes de prose extraites d’un recueil inédit ont été écrites pour
saluer la figure de Jakob Lenz, écrivain pré-romantique de langue
allemande, né le 23 janvier 1751. Contemporain du jeune Goethe, il
séjourna à Strasbourg de 1771 à 1776. Personnage emblématique du
mouvement Sturm und Drang, Lenz entama, après sa rupture avec
Goethe, une vie d’errance à travers l’Allemagne du sud et la Suisse.
Gagné par des crises de désespoir, il entreprit le 20 janvier 1778 la
traversée hivernale des Vosges pour chercher refuge auprès du pasteur
Oberlin. Les signes de la folie qui accompagnèrent ses pas peu à peu
allaient le submerger. Après d’autres périples à travers l’Europe, on le
découvrit mort dans une rue de Moscou, le 4 juin 1792.
« C’était le 20 janvier. Lenz marchait dans la montagne. » Ainsi
commence la nouvelle intitulée Lenz, écrite par Georg Büchner, au
cours de l’automne 1835, et qui reste inachevée.
« Es war ihm wie ein Schatten, ein Traum. »
« C’était pour lui comme une ombre, un rêve. »
LÀ-BAS
Il était là, le dernier à parler. L’autre l’avait pressé de questions,
d’une commune parole brisant l’éphémère lien du silence. Saisi
par le même vertige, un frisson le traversait à la pensée qu’il ne
trouverait jamais l’issue.
S’adressant à celui qui portait sa plainte dans la froide lueur du
matin, il songeait que plus tard les pas de l’inconnu se
confondraient avec les siens, épuisant ses forces dans la plus haute
neige.
Sur la crête franchissant la ligne claire, il gravissait enfin l’aube
dernière, arc-boutée presque jusqu’au cercle dormant de la nuit
dans ses remous d’ombre, sous l’étoile parlant à son approche.
Neige au-dehors, sur la terre dépouillée de tout attribut de
couleur jusqu’à la chaude lumière qui balbutie encore près des
soleils disparus, mille et mille flocons s’évanouissent dans le noir
de la neige au-dedans.
Sur la brèche battue par les orages, il sait que tout n’est
qu’illusion. Déjà, il tombe et rejoint l’ici-bas où demeure de l’été
l’ultime éblouissement.
Le froid cède le pas à celui qui porte l’oracle, souffle déchiré par
la lame coupante de l’air, pétrifié dans le présent.
Il n’est d’autre saison, corps tout entier livré à la joie frémissante
de la route, à ce balancement d’eau forçant les rames au long des
palais de marbre. Est-ce là parmi tant de féeries la Venise des
glaces et sa noire gondole au front des heures vives franchissant le
port étrangement paré de désespoir ?
Avec ses yeux d’enfant, il va, pressé dans sa course, silhouette
jetée dans le bleu nageant sous le masque, ciel incendié, – la voix
du vent recule vers le nord, les orages et l’explosion des étoiles.
partage des voix
Derrière la muraille blanche veillant dans l’attente, là-bas, sans
laisser de traces, il plongeait si près de l’obscurité vivante du ciel,
– en quête d’un rivage, naufragé sans retour emporté vers d’autres
lendemains.
89
SOIR
Ce qui restait en lui n’était plus qu’un point à peine visible,
comme déporté dans le paysage, libre étendue qui s’offrait à
découvert sous la neige aveuglante.
partage des voix
Visage fouetté par les embruns, il s’engagea dans le passage
suspendu, avec la crainte de trébucher et le rappel de la houle grise
au bord de l’escarpement. Il avançait avec fébrilité, surprenant les
clartés du soir qui s’avivaient aux limites du ciel, – dans cette
effervescence que les astres tirent de leur cours.
90
Un instant cerné par le vide, son regard bascula, rapide
embrasement de l’heure qui s’aiguise, lucidité du noir trouvant
appui sur l’idée de la chute, avant de se perdre sur les hauteurs
dans un brusque mouvement d’air.
Le déséquilibre s’accomplit à l’extrémité de l’effroi. Devant le
ciel en abîme, il lui arrivait de regretter de ne pouvoir marcher sur
la tête. Il allait devant lui indifférent, absorbant le monde à la
manière d’un rêve, à mesure que la lune croissait avec ce trop
plein de vie qui le brûlait depuis l’enfance.
À chaque pas, la route s’effaçait sous le signe d’un adieu, là-bas,
corps embourbé dans le péril de la neige. Il poursuivait sa marche,
tenu en alerte avec l’inquiétude du gibier nouée au cœur, – après
cette ascension irrésistible, déboulant sur la pente.
Dans sa hâte, porté par le courant de tant de pas qui s’avancent,
il gagnait l’esquif parmi les chemins d’eau, dans sa tête rêveuse
rompant le fil d’une blessure obscure. Pareil geste contre
l’évidence des choses suffirait-il à dire le tourment d’une fin de
jour qui se retire ne cédant rien sur son éclat ?
Il la prenait à témoin de sa vie même cette distance qu’il avait à
gravir, – à moins qu’il ne traverse les jours et les heures dans cet
étrange équipage où l’étoile innommée, de quelques branches
vives, fait son lit de silence, toujours plus avant – comme Lenz qui
s’en fut par la montagne, foulant la neige qui ne tombait pas en
terre mais sortait de sa pensée, de sa bouche vidée de mots dans
l’obscurité, un soir que le soleil avait sombré.
Pas lui seulement, celui qui parlait en son nom, déjà
s’aventurait debout, visage effacé, dans l’effarement blanc.
PERDUS
Quelle est cette énigme au bout de la ligne qui court et se
rompt, poussière de ciel où se retranche le jour incomparable,
acharné à découvrir l’invisible patience de l’herbe livrée nue au
caprice des vents ?
La césure n’a d’autre nom contre la chair qui s’ouvre et palpite
à force de lèvres, morsure du gel qui fend la rive, secrète lumière
où respirer et jeter l’ancre dans son sillage, beauté défaite parmi
les pierres, quelques bribes de phrases résonnent dans le désordre
imprévisible du sommeil, – comme des pas qui s’ébruitent.
Cet instant que le soleil promet au détour du champ, l’espace
pris à revers dans la précipitation des paroles de pluie, l’air écorché
sous le débordement des mots, la neige en attente au cœur de
l’éclair, éclats de voix en lambeaux figées dans les méandres du
froid, – comme un dernier regard qui plonge dans le vif, l’hiver
s’annonce avant que d’être là, – donnant libre cours aux
morcellements de la terre et du ciel.
La nuit s’illumine au bord d’un feu obstiné, à peine un peu de
sang touche le visage de la neige, sa lumière souveraine au fond
des yeux, penché sur la trace complice qui n’en finit jamais.
Matins ou soirs, ivres du temps perdu, le monde est en attente
d’un regard, parole ouverte sur le ciel, sa main se heurte à
l’infranchissable murmure.
partage des voix
SOLEILS
91
N’est-ce pas le masque du désir qui se perd et s’oublie dans le
lit des rivières gelées où se coucheront nos vies, éparpillées dans
les brisures de l’ombre qui dort, – au plus près du miroitement
incessant des eaux ?
partage des voix
TRAVERSÉE
92
La nuit se défaisait lente et noire, encore endolorie, revenant à
elle d’un si long péril, comme en son lit se dénouant à l’écart, trop
tôt arrachée à la course blanche d’un demi-sommeil qu’éclairait à
peine le premier vacillement du jour, sur le corps allongé du
dormeur en quête de lui-même.
Nuages et pluie emportés par les fièvres de l’hiver, fallait-il
rendre à son pas la mesure de l’impossible, – d’un récit fuyant
sous la débâcle muette des naufrages, l’épreuve d’un chagrin sans
cesse renouvelé ?
Loin, dans les méandres de la terre glacée, s’épuise une voix
tenue de dire la brûlure du paysage, cette vaine douleur d’exister
au plus fort de la halte quand se libère l’espace. Perdu dans la
tempête, il marche encore, tête nue, ainsi désaccordé, – il roule
sur la pente des heures, ébloui par la rumeur de la neige. En
amont, s’en retourne la plainte bruissante à chaque emportement
du vent, corps ployé sous la pesée des paroles empruntées au gel.
Dans son élan, une phrase tombée malgré lui de ses lèvres
meurtries semblait se perdre en chemin. Un tourbillon d’ivresse
au cœur, rien à ses yeux ne comptait plus que ses efforts sans
relâche ni repentir vers l’improbable horizon qui lui faisait signe
avec l’érosion des mots, dans le moindre frémissement de l’air qui
emplissait sa gorge.
La route était l’espoir même qui le tenait en vie, dans cette
vigoureuse tension de tous ses muscles qui laissaient remonter en
lui le souvenir de ces lieux qu’il n’avait cessé d’habiter.
Il commençait de l’éprouver, ce mal de la veille, cette fièvre
blanche qui traversait ses épaules et s’appesantissait à nouveau, par
vagues sur sa nuque, une fièvre qui s’agrippait à ses yeux noyés de
sel, sous ses paupières attisant les feux.
NEIGE
QUI DURE
Dans le murmure sans fin qui tombait du ciel pour s’en aller,
impassible par-delà les hautes enjambées de la neige tremblante
en ses éclats de songe, moitié enseveli, il lui semblait que le
monde n’avait d’autre destinée à être là, suivant la coulée franche
des ravins vers le tarissement des ombres.
Sitôt déchiré le voile avec son drapé de lumière, le masque des
flocons dansait. À le voir ainsi qui tourbillonnait en lui, d’une si
brève lutte entre les congères oubliant la fatigue, il s’épuisait à
tenir le cap dans sa fuite.
Sa pensée trébuchait, il butait sur un mot, un autre s’avançait
sur le bord, aussitôt venu à la pointe de la langue, il en sentait le
doux frémissement. Il lui en venait sans cesse qui frappaient à la
vitre pour le tirer du néant, de cette distraction où il se tenait.
Avec obstination liant les mots à d’autres mots, il cherchait à
assembler les lieux et les moments de sa vie, – depuis ce jour où il
était parti, sans autre empressement que de mettre ses pas sur
l’arête tranchante des pierres, avec le vent et sa rumeur pour
compagne, sous le haut ciel de l’air où filaient les nuages
partage des voix
Il revoyait la blancheur en équilibre dans le silence, un rien
d’illusoire, cette sensation de glisser vers des jours calmes et
transparents dénombrant d’invisibles étoiles sous l’enchevêtrement des mots, – rien d’autre que cette fatigue d’autrefois
qu’il semblait guetter au détour d’une phrase, plus près du corps
qui s’abandonne.
93
infatigables au long des collines, là où l’on discernait à peine une
nappe de brume grise qui descendait au-dessus des bois, là où le
tracé de la route s’exténuait dans l’étendue visible que recouvrait
le silence des premières neiges.
partage des voix
Qu’était-il, sinon cette fugitive image qui bascula au septième
jour se consumant entre la pierre et le bâton dans les replis du
temps, pareille obscurité qu’à son nom seul l’abîme avait désertée,
– pareil écueil sur ses lèvres retenant un fragment de clarté ?
94
A.F.-C.
JEAN ORIZET
LE RYŌAN-JI, JARDIN SECRET DES SIGNES
« Le Tao engendre l’Un, l’Un engendre Deux,
Deux engendre Trois, Trois engendre
l’infinité des créatures »
Après le bruit de la vitesse dans le Shinkansen entre Tokyo et
Kyōto, voici le silence de l’immobile devant le jardin du Ryōan-Ji.
Il est le plus célèbre des Kare san sui ou jardins secs de l’art zen.
On attribue sa paternité au maître Sōami qui l’aurait dessiné
vers la fin du XVe siècle, mais le fait n’est pas avéré. Ce peintre de
haute réputation, né en 1472 et mort en 1523, est plus sûrement
l’auteur du Ryōgen-in ou Ryōgintei, composition de pierres sur
un lit de mousses qu’il aurait dessinée en 1502. On lui prête aussi
– puisqu’on ne prête qu’aux riches – le tracé du Daisen-in, autre
jardin sec du monastère zen de Daitoku-ji daté, lui, de 1509.
Le Ryōan-ji est un espace rectangulaire de trente mètres sur dix,
au sol constitué d’un gravier blanc ratissé chaque matin selon un
rituel établi. Il appartient au type « trois-cinq-sept », c’est-à-dire
qu’il comporte trois groupes de pierres, l’un comprenant trois
pierres, l’autre, trois pierres plus deux et le dernier, cinq pierres
plus deux, ce qui donne quinze pierres au total. C’est un type de
jardin classique de la période Momoyama (XVIe-XVIIe siècles).
Il s’inscrit dans la ligne des jardins minéraux et représente
l’aboutissement d’un exercice d’abstraction auquel se livrent les
moines zen. Cette Voie des Pierres est utilisée par les artistes dans
la pratique du Tao comme ils utilisent la Voie du Pinceau, pour
essayer de transmettre un message de sagesse et de beauté.
Dans un jardin zen, tout invite au regard intérieur de la méditation, en contact avec l’Essence qui permettra d’atteindre « l’éveil ».
Pour les adeptes du zen, cet Éveil s’obtient plus aisément par une
partage des voix
Lao Tseu
95
partage des voix
96
contemplation attentive du monde dans ses plus humbles détails
que par celle des mandalas qui, dans la tradition bouddhiste du
Grand Véhicule, représentent l’Univers et sont le support de la
méditation. Une composition de pierres comme celle du Ryōan-ji
n’existe réellement que par l’œil et l’esprit qui la contemplent.
Ce jardin est surplombé d’un élégant pavillon faisant office de
déambulatoire et il est clos sur deux côtés d’un mur dont l’argile
pétrie dans l’huile des siècles semble irriguer, par ses mauves, ses
ocres et ses bruns, les veines d’une géologie de la patience.
La disposition, sur l’espace du jardin, des quinze pierres de
formes et de tailles différentes est telle que l’observateur, où qu’il
se trouve, n’en peut voir que quatorze à la fois.
Assis sur la banquette en bois qui borde le Ryōan-ji, après une
heure de méditation, j’ai formulé pour moi-même cette lecture de
la symbolique zen : la pierre que je ne vois pas est la seule qui
compte au moment où je regarde les autres ; elle est le silence de
mon œil, l’invisible reflet de mon âme, l’absolu de ma perception.
Libre à moi, dans cet entretemps de la vision né de façon si subtile, de m’identifier à ce mur contenant tous les remparts, ce mur
où la glaise coule à marée basse vers le halo bleuté des siècles ; libre
à moi d’y mêler ce lézard, ce tigre, ces forêts dont l’impatience
cogne aux portes. Libre à moi d’aspirer de l’intérieur les veines du
dragon, de bâtir d’une montagne à l’autre des ponts éclaboussés
d’immobile par une cascade pétrée. Libre à moi d’être l’architecte
qui meuble l’espace du monde et d’acquérir la sagesse du lichen.
Montbrison est un chef-lieu d’arrondissement du département
de la Loire. Cette petite ville assez terne est le berceau de ma
famille paternelle, les Orizet.
D’après mes informations, le préfixe de ce patronyme indiquerait une relation au travail de l’or. À une certaine époque, des gisements aurifères auraient existé dans la région. Peut-être certains
de mes ancêtres étaient-ils orfèvres ou orpailleurs ?
Montbrison est aussi la ville qui a vu naître, un 13 janvier 1874,
le poète Henry Jean-Marie Levet.
Tous les vrais amateurs de poésie le connaissent, ne serait-ce que
par un sonnet que l’on se répète comme un mot de passe ou une
formule de reconnaissance pour initiés ; son titre est « Outwards »,
littéralement : « Vers l’extérieur ».
L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze nœuds sur l’Océan Indien…
Le soleil se couche en des confitures de crimes,
Dans cette mer plate comme avec la main.
– Miss Roseway, qui se rend à Adelaïde,
Vers le Sweet Home au fiancé australien,
Miss Roseway, hélas, n’a cure de mon spleen ;
Sa lorgnette sur les Laquedives, au loin…
– Je vais me préparer – sans entrain ! – pour la fête
De ce soir : sur le pont, lampions, danses, romances
(Je dois accompagner Miss Roseway qui quête
– Fort gentiment – pour les familles des marins
Naufragés !) Oh, qu’en valse lente, ses reins
À mon bras droit, je l’entraîne sans violence
Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens…
partage des voix
LE DANDY DE MONTBRISON
97
partage des voix
98
Ce sonnet atypique avec ses fragments de vers entre parenthèses
et ses mots anglais, écrit en « vers faux » selon la formule de Valery
Larbaud, et où les hémistiches dansent, où la césure disloque
l’alexandrin, est un des plus singuliers poèmes du XXe siècle. Il est
aussi le plus emblématique des Cartes postales, ce même recueil
qui aura suffi, grâce à Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue, à faire
connaître Henry J.-M. Levet. Les deux compères sont en effet les
« découvreurs » du poète.
Le 28 février 1911, ils se mettent en route, à partir de Vichy où
réside Larbaud, pour Montbrison. Ils vont tenter d’obtenir des
parents de Levet – lequel est mort en décembre 1906 – l’autorisation de publier des poèmes de leur fils. Larbaud a raconté ce
voyage. Parvenus à destination, ils se rendent d’abord au cimetière
et déposent, sur le caveau de famille des Levet, un bouquet de
cinéraires en fleurs. Installés à l’Hôtel du Lion d’Or où ils font un
bon déjeuner suivi d’une courte promenade, ils se rendent ensuite
chez les parents du poète : « grande habitation un peu bourgeoise
et un peu campagnarde, avec double porte au vestibule : la porte
d’entrée et une porte intérieure vitrée, avec des losanges de couleurs », note Larbaud.
Dans la conversation entre Fargue et Larbaud datée du 2 mars
1911, « à l’intérieur d’une limousine en marche sur la route nationale entre Saint-Étienne et Montbrison », les deux amis échangent leurs impressions après la visite aux Levet. Fargue, avec son
sens aigu de l’observation, fait cette description : « La maison des
Levet était blanche entre les arbres ; on devine des coupes de pétunias, de belles-de-nuit. Un tout petit jet d’eau, pareil à ceux des
tirs, montait péniblement avec une espèce de déclic, par instants
un bruit qui faisait penser à un duel derrière un massif… »
Et Larbaud, avec davantage d’empathie pour le poète disparu,
répond à son ami : « Malgré tout, j’ai l’impression que je l’ai enfin
rencontré [il fait allusion à Levet, bien sûr], que je l’ai enfin
approché d’aussi près qu’il m’était possible de le faire. Quelque
chose de lui était là, dans la ville où il venait passer ses vacances et
où il revenait de temps en temps après ses voyages aux Indes et ses
séjours comme vice-consul aux Philippines et aux Canaries, laissant accrochés aux murs de sa chambre ces souvenirs que nous
partage des voix
avons vus : des jouets étranges, des photographies de rajahs dédicacées en anglais, le drapeau d’un État presque inconnu – tout
cela mêlé à des portraits d’amis, celui du dessinateur Forain par
exemple, et à des photographies de lui en uniforme de viceconsul. Et cette photo du buste de Rimbaud, qu’il était allé
prendre à Charleville, faisant le voyage exprès ».
Larbaud raconte alors à Fargue comment il a connu les poèmes
de Levet : en lisant trois « Cartes postales » publiées en 1902 dans
une revue intitulée L’Effort. « Le soir même, ajoute-t-il, je savais
ces trois “Cartes postales” par cœur » (dont celle de l’ArmandBéhic).
À cette époque-là, Levet devait être à Manille. Larbaud pensait
que le petit recueil qu’ils pourraient faire publier serait sans doute
aussi précieux que Les Chimères de Gérard de Nerval.
« Pour moi, continue Fargue, si Levet avait vécu, il se fût sans
cesse renouvelé, et que ne nous eût-il pas donné ? »
Les fameuses Cartes postales paraîtront en 1943 chez Gallimard,
dans la collection « Métamorphoses », à 2 500 exemplaires, avec la
bénédiction de Jean Paulhan.
Plus loin, Larbaud, qui n’a jamais rencontré Levet, demande à
Fargue comment, lui, l’a connu.
Et le « Piéton de Paris » évoque pour son compagnon de voyage
les errances parisiennes en compagnie de Levet.
C’était vers 1895. Fargue avait dix-neuf ans, Levet vingt et un.
Ils faisaient la navette entre le Quartier Latin et Montparnasse.
Les soirs d’été, ils montaient sur l’impériale du petit omnibus à
deux chevaux Place Pigalle – Halles aux vins, pour aller d’un
endroit à l’autre. Ils aimaient les quartiers excentriques, les bistros du canal Saint-Martin, les ateliers des Buttes-Chaumont. Ils
lisaient les poèmes d’Oscar Wilde, les livres de Marcel Schwob
et admiraient les tableaux de Whistler, de Lautrec, de Van Gogh
et de Gauguin. Ils allaient aussi du « Mercure de France » à
l’ancien Moulin de la Galette avec ses tonnelles et ses tables
peintes en vert.
Levet, note Fargue, avait déjà senti le grand appel d’air des
voyages. Il n’en avait guère fait mais il les pressentait. Il aimait les
atlas et les cartes, les rocking-chairs et les hôtels cosmopolites. Les
99
partage des voix
100
deux poètes rêvaient à des siestes dans les îles du Pacifique, à des
iguanes et à des cocktails roses.
Après avoir vécu chez ses parents rue Cambon – son père était
député de la Loire – Levet habita quelque temps un petit appartement rue Caulaincourt.
En 1896, il s’installa rue Fontaine et, en 1897, rue Lepic. Ses vêtements étaient d’une coupe anglaise. (Il avait d’ailleurs anglicisé son
nom en « Levey »). Il aimait les casquettes de yachtman et les
hauts-de-forme évasés, mais il collectionnait les feutres et les sombreros sévillans. Dandy, le poète l’était jusqu’au bout des ongles. Il
portait volontiers des costumes à grands carreaux, des gilets bleus
et des souliers couleur jaune d’œuf. Il lui arrivait de teindre ses cheveux en vert. Il appréciait les beaux bagages, les porte-habits en
cuir, les cannes de Briggs et les cravates de Charvet.
Puis Fargue avoue à Larbaud qu’il n’a que de vagues souvenirs
des départs et des retours de Levet. L’Annuaire diplomatique nous
renseigne là-dessus : de décembre 1897 à juin 1898, Levet est
chargé de mission en Inde et en Indo-Chine pour le Ministère de
l’Instruction Publique, mission qu’il doit, en partie, à l’entregent
de son député de père. Celui-ci disait de son fils, avec bienveillance et résignation, qu’il était « un original, comme tous les
artistes ». Nommé vice-consul de troisième classe, il devient secrétaire-archiviste à Manille en novembre 1902. Puis il y est chargé de
la chancellerie. En février 1906, le voilà à la chancellerie de Las
Palmas aux Canaries. Le 12 septembre de la même année, Henry
Jean-Marie Levet est mis en arrêt-maladie pour bronchite par le
docteur Dulac de Montbrison. Il avait été victime, en juin 1904,
d’une congestion pulmonaire. Le 18 septembre, après une intervention de son père, il bénéficie d’une prolongation et s’installe
avec sa mère à Menton, où il meurt le 14 décembre à l’âge de
trente-deux ans.
La mère du poète a raconté la mort de son fils « dans une villa à
perron qui donnait sur le boulevard du Midi ». Il s’était levé,
quoique très faible, mais plein de gaîté. Vers midi et demie, il a
mangé une aile de faisan. Vers deux heures, le médecin est venu
lui faire une piqûre. Il savait que sa fin était proche mais n’en laissait rien paraître.
J’aurai un fauteuil roulant « plein d’odeurs légères »
Que poussera lentement un valet bien stylé :
Un soleil doux vernira mes heures dernières
Cet hiver, sur la Promenade des Anglais.
J.O.
partage des voix
Vers sept heures, il mangea deux côtelettes d’agneau et dit qu’il
voulait dormir. Vers neuf heures, un grand froid l’envahit. On lui
mit une bouillotte sur le ventre. Il s’assoupit puis s’éveilla en sursaut ; son regard se fixa sur sa mère et il cria très fort : « Maman ! »
Ses yeux étaient grands ouverts mais il était déjà mort.
De retour à Vichy vers le 3 ou le 4 mars, Valery Larbaud et
Léon-Paul Fargue trouvèrent une lettre de Monsieur Levet par
laquelle celui-ci les priait de ne pas s’occuper de la publication des
œuvres de son fils. Georges Levet allait mourir peu après.
Il faudra donc attendre trente-deux ans avant que ne soient
publiées les fameuses Cartes postales.
Elles nous parlent de Calcutta, de Bombay, de Brazzaville, de
Biskra, de la Plata, de Nagasaki, de Port-Saïd, de Nice et des
Antilles. Pour le poète globe-trotter que je suis, et qui a mis ses pas
dans ceux de Levet, ces brefs messages gardent intacte leur magie.
Henry Jean-Marie Levet, poète rare, dandy provocateur, homosexuel discret, diplomate dilettante, a vécu de façon si lointaine, si
ténue et si brève, que certains l’ont pris pour une invention de
Fargue et de Larbaud, une supercherie littéraire. Quelle superbe
façon d’exister mieux en existant moins !
Lucide, il avait écrit en stoïcien à son ami Francis Jourdain :
101
BERNARD MAZO
RETOUR AU SILENCE
partage des voix
Toute écriture
tout poème
retournent
un jour
au silence
102
*
C’est l’espoir
qui n’en finit pas
de nous rêver
dans l’insomnie
du sommeil
*
Ma parole
est faite
du bruissement
de toutes
les autres
*
Qu’attends-tu
de la vie trop courte ?
tu voudrais
simplement
être là
au cœur du monde
écouter le battement
aveugle de ton sang
trouver enfin
les mots
pour dessiner
sur les grandes plages
du silence
*
On dirait
que le poème
surgit de nulle part
comme le reflet
d’un avant-monde
englouti
dont l’harmonie perdue
consume les rêves des hommes
*
Certains jours
on voudrait
simplement
demeurer là
à ras des choses
à ne plus bouger
à ne plus parler
à oublier
ses rêves fracassés
à ne même plus
partage des voix
cet espace inconnu
qui me hante
103
chercher à savoir
que faire
de son existence
exténuée
*
partage des voix
Quelqu’un ne dort pas
il guette
la venue de la nuit
Il interroge
la réalité des choses
qui s’effacent
Il se tient debout
adossé au temps
immuable
104
Il a le visage
de l’indicible
B.M.
Gassin, été 2008
BENITO PELEGRÍN
Dans le parc
arasé,
les poteaux
ont fleuri
et quadrillent le ciel.
Un pylône
haussé du col
joue les tours Eiffel.
Sur la décharge
en pente,
un arbre désolé
dresse vers l’eau du ciel
ses branches
de noyé.
Un cèdre
rescapé
sabre et zèbre
l’azur
d’une inutile foudre.
partage des voix
POSTLUDE À QUART(IERS) NORD
105
B. 1
partage des voix
La tuile volubile,
de rhétorique lasse,
s’est rendue
aux arguments
du béton.
Grisaille de la gomme
Sur la tache rosée.
B. 4
Douceur
des
détritus
joueurs de corne d’ abondance
aux
animaux
errants
et au chien bien nourri, amateur
de sensations plus
fortes,
plongé
dans
la poubelle.
106
B. 7
Une auto
désossée
réchauffe son squelette au soleil
pour revivre la nuit :
refuge d’amoureux,
de camés
et de chats tous gris.
Le volant désaxé,
Astre exorbité
Aux rayons
éclipsés
par la rouille.
Un grillon
s’essaye à grésiller
dans l’incertaine nuit.
B. 9
Les fe nêtres
pas sent la nuit
au
cri
ble
d’un ciel
troué d’étoiles.
Les étoiles
en retrait
de l’éclat de la lune.
Essoufflée,
blafarde,
l’aube
embue la vitre
d’un ciel indécis.
partage des voix
Quinze ét ages
s’ illu
minent
pres
que
una ni me ment
d’une même télé
à
l’ unis son
ex
ces
sif.
107
Moi aussi, les vignettes
partage des voix
1. CARTE
108
La Vierge de la Garde allume son cierge
et pointe
son doux index
vers le ciel obscurci,
paratonnerre pieux
aux vices d’ici
bien connus de Paris.
D’un fort à l’autre fort,
les autos
font un collier de perles
au cou du Vieux-Port,
faute de la chaîne
qui en fermait l’entrée.
La Canebière déverse
son trop-plein de lumières
dans l’eau.
Il ne manque qu’un timbre
à ma carte-postale.
B.P.
VOIX
D’AILLEURS
voix d’ailleurs
Giorgio Cittadini est né à Palerme. Il a occupé jusqu’à une date
récente la chaire de radiologie à l’université de Gênes et a publié de
nombreux articles et ouvrages dans le domaine de l’imagerie médicale.
C’est en 1985 qu’il publie son premier recueil de poèmes, La Gioia di
cercare (ECIG, Genova), suivi en 1988 de Il Pensiero del coccio
(ECIG, Genova). En 1988 il publie également La Morte di Mirsilo
(Sellerio Editore, Palermo), qui obtient en 1989 le prix Rhegium Julii,
un des prix de poésie les plus importants en Italie. Le monde antique,
comme dans Il Pensiero di Ulisse, suite dont la traduction par Joëlle
Gardes a été publiée en janvier 2009 par la revue Les Archers, est très
présent dans son œuvre. C’est à partir du passé et de la mémoire qu’il
affronte le monde contemporain. Il travaille actuellement à un recueil,
Residui di tuono, dont l’inspiration est liée à la musique, art auquel
il est très sensible (il pratique d’ailleurs assidûment la clarinette).
Sa poésie se nourrit aussi de poètes modernes et contemporains,
parmi lesquels Saint-John Perse, dont il a traduit plusieurs poèmes, en
particulier Anabase (ECIG, Genova, 2000).
Il est également l’auteur d’un roman, Ariele e dopo (ECIG, 1999),
où l’influence d’Ulysse de James Joyce est sensible.
Les Lettere a Dibì sont inédites.
111
GIORGIO CITTADINI
LETTERE A DIBÌ
voix d’ailleurs
IL MARE
112
Tu ami veramente il mare:
t’illumini quando ne parli.
Credo, per quel che d’infinito
che ti è sempre mancato.
Ma questo, vedi, ci accomuna.
Tante piccole cose
anche se più pesanti di macigni.
Certe volte vorrei
essere un po’ il tuo mare,
altero sì, ma nel contempo
pacato, tenero, avvolgente.
Credimi, non è cosa nuova
accomunare cose grandi e piccole.
GIORGIO CITTADINI
LETTRES À DIBI
Tu aimes sincèrement la mer
et t’illumines à en parler.
C’est, je crois, pour la part d’infini
qui t’a toujours manqué.
Mais cela, vois-tu, nous réunit.
Tant de choses infimes
et plus lourdes pourtant que les rochers.
Je voudrais pour toi
être comme la mer
farouche mais apaisée,
tendre et enveloppante.
Crois-moi, elle n’est pas nouvelle
la réunion des choses grandes et infimes.
voix d’ailleurs
LA MER
113
voix d’ailleurs
IL SILENZIO
V’è nel silenzio oggi, Dibì,
l’eco di antichi palpiti
terso come il vibrare di siringi.
Il cuore ne è toccato e già sussulta
nei labirinti del sogno.
La tua saggezza m’è presente
ed io ne ho sigillato ogni parola.
Ma nel silenzio dolcemente franto
si stagliano i tuoi occhi,
il tuo volto s’accende
d’una fiamma tagliente,
s’apre e chiude all’istante ogni tua fibra.
Sale imperiosa la speranza:
possa tu saldamente un giorno
cogliere nell’incavo della fronte
quel punto che dà luce, luce, e ancora luce.
114
IL FISCHIO
Nell’aria sale il fischio di sirena.
Fra poco tu sarai lontana
tra le certezze delle mura care,
il luccichio del mare
al filo d’orizzonte.
Quante le cose ingrate
che ci colsero istante dopo istante
mentre il prodigo cuore
ci pulsava silente.
Un senso d’incompiuto
sale dal giorno che mi lascia.
Cercherò di sentirti qui vicina:
se ci sfugge anche il sogno…
Aujourd’hui, Dibi, le silence bruit
d’un écho de frémissements antiques
clair comme la vibration des syrinx.
Le cœur en est ému et tressaille déjà
dans les labyrinthes du songe.
Ta sagesse est présente en moi
j’en ai scellé chaque parole.
Mais dans le silence doucement rompu
se détachent tes yeux
ton visage s’illumine
d’une flamme vive
et en un instant s’ouvre et se ferme chacune des fibres de ton être.
Impérieuse surgit l’espérance :
le jour puisse-t-il venir où tu retiendras
au creux de ton front
ce point qui donne la lumière, la lumière, et encore la lumière.
voix d’ailleurs
LE SILENCE
115
LE SIFFLEMENT
Dans l’air surgit le sifflement de la sirène.
Bientôt tu seras loin
entre les certitudes des murs qui te sont chers,
et la mer scintillera
au fil de l’horizon.
Tant de choses ingrates
nous ont assaillis instant après instant
pendant que notre cœur prodigue
battait en silence.
Un sentiment d’incomplétude
surgit du jour qui m’abandonne.
Je tenterai de recréer ta présence :
si le songe lui-même nous fuit…
voix d’ailleurs
LO SCACCO
116
Certo, ti spaventa la somma.
Quante cose lontane
dai tuoi modi di sempre!
E poi come aggirare le lucerne
degli sguardi importuni?
Soffiandovi di sopra
come le candeline sulla torta?
Facile a dirsi, meno a farsi.
Eccoci dunque preda
del burkha delle convenzioni.
E lo scacco è già matto.
IL MARÒZ
Chiedi di restaurare la tua pace.
Lo chiedi con dolcezza utilizzando
la tattica più consona, il silenzio.
Ed ecco che cercarti lungo il giorno
è come marcia vana nella neve
senza una luce all’orizzonte
senza un punto d’approdo
mentre incombe il maròz.
Tace anche il postiglione
reprimendo la nenia
che gli sale dal cuore.
Le bilan, bien sûr, t’épouvante.
Tant de choses éloignées
de tes habitudes de toujours !
Et comment éviter les torches
des regards importuns ?
Soufflerons-nous pour les éteindre
comme bougies sur le gâteau ?
Facile à dire plus qu’à faire.
Nous voici donc emprisonnés
dans la burqa des conventions.
Et c’est déjà échec et mat.
LE MAROZ
Tu demandes que la paix te soit rendue.
Tu le demandes avec la douceur
de la tactique la meilleure, qui est silence.
Partir à ta recherche au long du jour
est comme une marche vaine dans la neige
sans une lumière à l’horizon
sans un point où se réfugier
sous la menace du maroz.
Il se tait aussi le postillon
qui réprime la complainte
qui monte en lui du fond du cœur.
voix d’ailleurs
LES ÉCHECS
117
voix d’ailleurs
MERIGGIO
118
Il tempo rode le ore
nel meriggio assolato. Dallo stagno
sale lungo le volte del convento
il gracidio delle ranocchie,
empie il silenzio che mi schiaccia
come un macigno sotto i miei pensieri.
Tu sei lontana, non mi giunge
suono alcuno di te
presa dal gioco dei tuoi giorni
nel negarti e concederti.
Amare è solo amare,
è gioia, è luce, è fremito
che scaturisce da ogni cosa.
Amare è solo amare,
non ha spazi per somme e sottrazioni,
né per bilance ed alchimie.
Ecco, volevo dirti questo:
noi ci spegniamo inesorabilmente
per eccesso di calcolo.
Le temps ronge les heures
au soleil de midi.
De l’étang le long des voûtes du couvent
monte le coassement des grenouilles.
Il emplit le silence qui tel un rocher
m’écrase du poids de mes pensées.
Tu es au loin, il ne m’arrive
aucun son venant de toi
qui es prise par le jeu de tes journées
entre refus et acquiescement.
Aimer n’est rien qu’aimer,
joie, lumière, frémissement
qui jaillit de toute chose.
Aimer n’est rien qu’aimer,
et n’a de place pour les additions et les soustractions,
les bilans et les alchimies.
Écoute ce que je veux te dire :
nous nous éteignons inexorablement
dans l’excès des calculs.
G.C.
Poèmes présentés et traduits de l’italien par Joëlle Gardes
voix d’ailleurs
MIDI
119
PRIX LÉON-GABRIEL GROS
La revue PHŒNIX attribue chaque année le prix de poésie LéonGabriel Gros. Il récompense le manuscrit poétique d’un écrivain
français ou étranger (traduit en français). Le lauréat du prix verra
son œuvre publiée par la revue PHŒNIX sous la forme d’un
numéro spécial de la revue. Il recevra 20 exemplaires de son livre
imprimé. Dans le cas d’une œuvre traduite, le traducteur recevra
également 20 exemplaires du livre.
Participation
Les manuscrits doivent comprendre entre 50 et 140 pages numérotées. Dans le cas d’une œuvre traduite, il convient d’envoyer l’original et sa traduction ; l’ensemble, dans ce cas, doit comprendre
entre 100 et 140 pages, l’œuvre primée étant alors publiée en version bilingue. Sous réserve que l’auteur en ait conservé les droits de
publication, les poèmes présentés peuvent avoir été publiés en
revue. Le concours est annuel et permanent : il n’y a donc pas de
date limite de candidature, mais seul un manuscrit reçu avant le
1er juillet de chaque année est susceptible d’être publié à la fin de
l’année en cours. Les manuscrits sont à envoyer :
– sous forme électronique à l’adresse : [email protected]
– et en un exemplaire papier à l’adresse : PHŒNIX, 4 rue
Fénelon, 13006 Marseille, France.
Les manuscrits sont anonymés avant transmission au jury.
Aucun accusé de réception n’est délivré. Les manuscrits ne sont
pas retournés.
Composition du jury
Le jury est composé de trois membres du Conseil de rédaction de
la revue PHŒNIX et de quatre membres extérieurs choisis par
celui-ci. La composition du jury – mais non sa structure –
change chaque année.
Le jury se réunit et délibère souverainement.
MISE
EN SCÈNE
JACQUES LOVICHI
mise en scène
LE FESTIVAL D’AVIGNON
122
Papperlapaap, spectacle de Christoph Marthaler, dans une scénographie d’Anna Vierbrock.
Décidément, la Cour d’honneur du Palais des Papes se défend avec
âpreté des spectacles « géniaux » qu’on lui inflige. Et gagne à chaque
coup par chaos. Ce qui, ô mânes de Vilar ! est une excellente chose.
Mais cela ne durera pas éternellement. Papperlapaap ? Faut-il vraiment
qu’une manifestation d’une telle ampleur soit parfaitement ratée pour
emporter les suffrages de l’intelligentsia parisienne ? Si c’est le cas, par
pitié, batifolez à Paris, mais ne laissez pas déshonorer un lieu de si prestigieuse histoire théâtrale. J’entends d’ici les protestations offusquées de
ceux (et celles) qui prétendent enseigner le beau aux abrutis de la province : les pauvres !… rien compris, aucun imaginaire, références
vieillottes, hargnes campagnardes, bêtise rétrograde et passéiste, en un
mot des malheureux qui refusent d’entrer dans la somptuosité (si, si, il y
en a une, c’est même tout ce qu’il y a) de la grandiose supercherie. Car
il y existe une sorte de génie dans le ratage. Le public n’y est pas, comme
on le croit, complice. Il est victime. Ici, flattant son désir d’être « dans le
coup », on se paie littéralement sa tête. En est-il conscient ? Certains
spectateurs rient parfois, faiblement. De leur propre bêtise ?
J’écrivais naguère, à propos de l’Inferno de Castelluccci présenté au
même lieu et dans les mêmes conditions : « Vouloir retranscrire ce texte
(celui de la Divine Comédie) en des images quasi silencieuses, fussentelles sublimes, serait d’une téméraire imbécillité ». Qui fut, bienheureusement, évitée. Encore alors y avait-il un texte. Ce qui n’est, hélas, pas le
cas dans Papperlapappouille. Ici, c’est la mort veule et programmée de la
parole. Un immense talent gâché. Du génie systématiquement dévoyé.
Car les acteurs-chanteurs sont au-dessus de tout éloge. Portent le vide
avec un courage désespéré. Et une admirable détermination. Pour le
reste, quelques métaphores élémentaires qui ne peuvent plus extasier
que Saint-Germain-des-Prés, et une absurde migration de lemmings qui
occupe le paysage durant des heures. On est ici dans l’improvisation
Germain Nouveau, le mendiant magnifique, de et par Philippe
Chuyen avec Jean-Louis Todisco, compagnie Artscénicum.
Accessoirement (et très modestement) on put voir chez Marie Jouanic
au Centre international de poésie d’Avignon, animée par Philippe
Chuyen et Jean-Louis Todisco, une admirable soirée consacrée au très
méconnu poète Germain Nouveau, le « troisième homme » (des trois le
véritable maudit, ce que ne furent ni Rimbaud ni Verlaine, ses amis
proches). Quelques poèmes bien choisis et interprétés dans l’esprit du
poète, quelques extraits de correspondance en situation firent de la chose
un moment rare. Enfin un spectacle d’une intense qualité où l’on ne
perd jamais son temps ! Le off a parfois du bon !
La Tragédie du roi Richard II, de William Shakespeare, mise en
scène de Jean-Baptiste Sastre, avec Denis Podalydès.
On aura beau faire et beau dire, prétendait naguère la sagesse des
Nations, avec un humour quelque peu nostalgique, on rencontrera de
moins en moins, dans nos rues et sur nos places, les glorieux survivants
de la « Der des ders ». On rencontre pourtant parfois, pour combien de
temps encore ? quelques survivants du festival d’Avignon. Du vrai.
Mentalité d’anciens combattants, dira-t-on. Presque gâteux, oui ! J’en
suis, j’en suis, Messieurs, sans nulle vanité. Il me souvient du Cid de
Gérard Philipe (non sans un peu de Fanfan la Tulipe) ; du Faiseur de
Jean Vilar, et de sa ritournelle d’entrée ; du Macbeth avec Casarès et
Cuny dans le rôle-titre (Cuny, vous savez bien : le visiteur du Soir !) ; ou
mise en scène
totale, « spectacles d’une insolence et d’une exigence extrême, taillés au
cordeau d’une intelligence implacable », écrivent, en contradiction avec
eux-mêmes, certains inconditionnels. Il leur en faut peu pour être
éblouis par l’indigence la plus crasse, par le fumeux du propos, par un
n’importe quoi épouvantablement prétentieux, faussement intellectuel,
par une érudition évidente, mais plaquée et redondante ; donc, inutile
en sa pédanterie. Pauvres comédiens, qui tirent – malgré tout – leur
épingle de cet à-peu-près tragique, de ce fourre-tout indigent. Suffit-il,
une fois pour toutes, d’avoir un statut international (« un des plus
grands créateurs de théâtre d’aujourd’hui… »), pour se permettre n’importe quoi ? N’importe quand et n’importe où. Rien à voir avec l’esprit
d’Avignon. C’est subventionné ? Affligeant.
123
mise en scène
124
encore du Richard II dans lequel s’investissait si admirablement toute la
troupe du T.N.P. Ce Richard-là inaugura en fait le Festival. Donna le
ton. On allait y assister comme on va à la messe. Même si le célébrant
était quelquefois violemment critiqué. On y respectait le texte et l’auteur. Public et acteurs communiaient avec ferveur dans l’amour de
l’écriture magnifiée par son passage à l’oralité. Cela n’excluait nullement
l’humour, ni l’autocritique. Des pointures comme Sorano ou Noiret y
veillaient. Vilar lui-même, plus austère, ne négligeait pas cet aspect des
choses et je l’ai vu rire de bon cœur aux facéties de tel ou tel. Je l’ai vu
aussi, en majestueux costume de scène, interrompre une représentation
de Richard pour engueuler (« morigéner », aurait-il dit) le public attentif
certes mais trop bruyant à son goût. Qui aurait ce courage aujourd’hui ?
Connivence, amour et respect, là était l’esprit d’Avignon. J’y reviendrai
peut-être.
La Tragédie du roi Richard II, mise en scène par Jean-Baptiste Sastre,
tentait sans doute de renouer avec la tradition tout en la renouvelant.
Bonne direction (un rien polysémique). Il y est presque parvenu. Non
grâce à la traduction nouvelle (et dont j’attendais beaucoup) de Frédéric
Boyer, trop volontairement prosaïque, trop délibérément anachronique ; pas davantage grâce aux costumes hétéroclites et franchement caricaturaux (ah ! la couronne de Richard, comme jamais n’en eût
un roi) ; encore moins dans l’idée de faire jouer certains rôles masculins
(souvent avec une outrageuse grandiloquence) par des femmes – mais
après tout, le phénomène inverse était de règle au Globe du temps de
Will. Non, la partielle réussite est dans la gestuelle et le déplacement des
acteurs – voir les folles courses circulaires d’un Podalydès qui sauve le
spectacle à lui tout seul, même s’il tire le personnage aux antipodes de
l’interprétation qu’en donnait Vilar. Et c’est parfaitement son droit
comme celui du metteur en scène. Dans la Cour d’honneur du Palais
des Papes, soufflait ce soir-là, malgré tout, l’esprit d’Avignon. Le changement progressif et continu du « ton », passant insidieusement de la
grosse farce à la tragédie (Shakespeare – qui mélangeait si efficacement
les genres – l’a nommée tragédie, après tout…) et la subtilité de cette
évolution, donnent à réfléchir en profondeur sur le terrible destin des
gens qui nous gouvernent. Ah ! si tous les chefs d’état finissaient par
devenir aussi lucides, pitoyables et touchants que celui-ci ! Peut-être les
plaindrions-nous au lieu de les accabler de nos sarcasmes mérités. Si
J.L.
mise en scène
nous savions ce qui se trame vraiment dans les cabinets du pouvoir, ce
qui s’ourdit dans tel « premier cercle », un peu d’indulgence, peut-être,
remonterait à la surface. Moins de mépris surtout.
En dehors de la notoriété mondiale qui draine sur les bords du Rhône
toutes sortes de spectateurs non préparés à l’esprit des lieux et pour lesquels il faut à tout prix (démagogie oblige) faire du « moderne », deux
choses au moins ont, au cours de son histoire, affaibli et pour finir tué le
Festival. D’abord un off pléthorique où se côtoient le meilleur et le pire,
mais qui, de toute façon, éloigne le public des grandes scènes parce que
le fric est roi et que l’on peut, à moindre frais, « faire » Avignon sans
entrer dans le « in »… Ensuite, de catastrophiques erreurs de programmation qui, sous prétexte de renouveler le Festival, en ont détourné,
étouffé l’esprit jusqu’à l’agonie. On ne peut créer à (passez-moi le en, je
vous prie !), à Avignon donc, n’importe quelle œuvre, aussi intéressante
soit-elle. Certains échecs se justifient presque uniquement par le choix
du lieu. Comme aussi certaines réussites.
Oui, ce Richard-là était fait pour redonner un peu de son sens au lieu
prestigieux qui lui servait de cadre. Cela suffira-t-il à restaurer ce que j’ai
appelé l’esprit d’Avignon et qui fit tant défaut ces dernières années ? C’est
peu probable. Mais si le Festival survit, on le devra en grande partie,
malgré quelques erreurs et beaucoup de maladresses, à Sastre et – surtout – à Podalydès. Ce qui n’est pas un mince éloge.
Et, pourvu qu’il redevienne – comme était le vieux T.N.P – sinon
national, du moins populaire, longue vie encore, s’il n’est trop tard, au
merveilleux Festival d’Avignon !
125
CHRISTILLA VASSEROT
mise en scène
DEUX SPECTACLES DE L’ESPAGNOLE
ANGÉLICA LIDDELL AU FESTIVAL D’AVIGNON
126
La Casa de la fuerza (au Cloître des Carmes).
L’Année de Richard (à la Chapelle des Pénitents blancs).
Angélica Liddell : un prénom et un nom que peu de personnes en
France connaissaient jusqu’à ce mois de juillet 2010 où cette jeune
Espagnole fut sacrée « révélation », « événement » de la dernière édition
du Festival d’Avignon. En 2008 et en 2009, à Pont-à-Mousson, à l’occasion du festival La Mousson d’Été, certains avaient pu assister à la mise
en espace de deux de ses pièces : Et les poissons partirent combattre les
hommes, puis Belgrade (publiées aux éditions Théâtrales). Cet été, à
Avignon, le public français a pu non seulement mieux connaître
Angélica Liddell en tant qu’auteur, mais aussi la découvrir comme metteur en scène et comédienne. Elle y a en effet présenté deux spectacles
qu’elle a écrits, mis en scène et où elle joue : L’Année de Richard et La
Maison de la force. Bien que fort différents, ils sont tous deux à l’image
d’un théâtre nourri par la rage, le déchirement et la compassion, c’est-àdire l’art de partager la douleur.
Son théâtre est celui d’une « résistante civile », comme elle se définit
elle-même. Dans L’Année de Richard, une variation sur le Richard III de
Shakespeare, Angélica Liddell prend la parole pour ne plus la lâcher. Elle
donne corps et voix au monstre, au tyran qui se sert des bassesses et de la
servilité de ses sujets pour mieux asseoir son pouvoir, tout en exploitant
les failles de la démocratie. Dans La Maison de la force, la parole revient
aux victimes. « Aucune montagne, aucune forêt, aucun désert ne nous
délivrera du mal que les autres trament à notre intention », annonce une
fillette seule sur scène au début du spectacle. Six femmes, trois sœurs de
souffrance (comme chez Tchekhov), puis trois autres, commencent alors
à se raconter. Le spectacle est long (plus de cinq heures), parce qu’elles
prennent le temps de parler, au rythme des souvenirs, souvent mauvais,
qui reviennent à leur mémoire, et parce que l’histoire de la violence et
des humiliations subies par les femmes n’en finit pas de recommencer, ici
ou ailleurs, en Espagne ou au Mexique, puisque c’est là que se clôt La
Maison de la force : dans un pays où les femmes meurent à la pelle, violées, torturées, assassinées comme en témoigne la liste des mortes de
Ciudad Juárez lue par l’une des comédiennes.
C’est un théâtre qui tient aussi de la performance. Sur scène, le corps
prend le relais de la parole, il se tend, il se convulse, il saigne parfois,
quand l’horreur est telle que les mots ne sont plus à la hauteur.
C.V.
mise en scène
(Christilla Vasserot est la traductrice française d’Angélica Liddell)
127
FRANÇOISE DONADIEU
mise en scène
FESTIVAL INTERNATIONAL DE DANSE
THÉÂTRE ANTIQUE, VAISON-LA-ROMAINE
128
Dunas, chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Maria Pagès,
musique de Szimon Brzoska et Rubén Lebaniegos, avec, entre autres,
Ismaël de la Rosa (voix flamenca) et El Arabi Serghini (voix arabe).
Sidi Larbi Cherkaoui, né d’un père marocain et d’une mère flamande,
danseur de hip-hop avant de devenir « une star de la danse contemporaine », ressemble à un petit personnage de bande dessinée. Il promène
de par le monde son air naïf et futé pour y rencontrer des artistes qui
n’ont en commun que l’extrême qualité et la spécificité d’une pratique
traditionnelle. De ces rencontres naissent des chorégraphies dans lesquelles il emprunte à l’Autre autant qu’il l’enrichit. Ainsi avec A Filetta :
Apocrifú ; avec des moines chinois Shaolin : Sutra ; et une performance,
Play, à Londres avec Shantala Shivalingappa, danseuse de kuchipundi.
Il serait cependant injuste de réduire le travail de ce chorégraphe dans
Dunas, spectacle créé avec la reine du flamenco Maria Pagès, à une
« fusion », comme on le dit de certaines musiques à la mode, entre deux
techniques artistiques, voire même entre deux cultures. Dans le spectacle donné au Théâtre Antique de Vaison-la-Romaine, Sidi Larbi
Cherkaoui s’attache d’abord à construire un univers dans lequel il
accueille l’autre, l’étrangère (femme, espagnole, représentante d’une
prestigieuse tradition) et il expérimente ensuite, une fois l’invitée en
confiance, tous les rapports rendus possibles par la médiation de la
danse, c’est-à-dire de l’art du geste.
L’univers construit pour la rencontre avec Maria Pagès, c’est le
désert, les dunes, parce qu’« elles sont en constante formation, en
constante transformation ». Évoquées sur scène par des voiles beiges
qui ondulent au vent, elles sont le lieu de naissance des deux danseurs
qui se font face, s’approchent, se rejoignent, se touchent et dévoilent
leurs mains par la grâce desquelles va s’accomplir la geste de l’homme
et de la femme : on y assistera à des affrontements violents comme aux
plus magnifiques accords ; et cela vaut aussi pour la musique, parfois
F.D.
mise en scène
classique, parfois arabe, mais le plus souvent flamenca puisque son
rythme est « le rythme du cœur ».
Quant aux gestes, ils sont magnifiés par la splendide Maria Pagès et
« subtilisés » par le chorégraphe danseur ; en effet, il les dérobe, se les
approprie et il les affine, les rend plus spirituels, à la fois plus légers et
plus drôles. Une fois affirmée la confondante beauté d’une danse aussi
pure que virtuose, il faut dire que le génie de Cherkaoui se situe au plan
du décalage humoristique qu’il impose au jeu chorégraphique. Dans le
rapport qu’il explore entre l’homme et la femme, il est petit et fragile, elle
est grande et puissante ; elle est investie de toute la noblesse d’une tradition, il semble dans ses habits d’adolescent ordinaire venir de la rue. Et
dans une séquence éblouissante, elle instaure un rapport de domination
auquel il consent, lui pantin désarticulé, se traînant à genoux, elle,
debout immense, frappant des talons comme si elle le piétinait. Mais
dans les pas de deux, accompagnant les gestes qu’elle propose, il lui suffit
de les prolonger d’une seconde, pour qu’il semble prêt à s’envoler. Bien
que ses bras s’élèvent comme des flammes, Maria Pagès reste terrienne,
Sidi Larbi Cherkaoui est aérien, c’est un feu follet. Et par là il échappe,
tout en lui rendant hommage, à l’emprise totalitaire de la femme, de la
tradition, de la perfection. Il est « absolument moderne ».
129
N OT E S
DE LECTURES
notes de lectures
POÉSIE
132
Juste une pierre noire, de Jeannine Baude, Éditions Bruno
Doucey.
Ce livre de Jeanine Baude, qui vient de paraître aux nouvelles
éditions Bruno Doucey, est un parcours initiatique. Au fil de la
coulée d’une eau matricielle, celle de la mer, du fleuve, de l’océan,
dont la présence scande le texte et qui, du « Fleuve premier » au
« Fleuve dernier », traverse le « dit de la mort », le poème déploie un
élan continu en même temps qu’il module chacune de ces « stations », pour reprendre le thème christique qui scande la seconde
partie, nous menant de la plongée dans l’abîme au retour à la vie.
Significativement la reprise anaphorique (le « dis-moi » du
« Fleuve Premier » et le « écrire au quotidien » du « Fleuve dernier »)
qui ouvre et clôt le recueil enserre la plongée dans la mort entre
deux appels à la vie. Conjuration d’abord à ce seuil où « l’âme se
délivre / de sa robe charnelle » : « Dis-moi le livre, le chant, les
radeaux / qui remontent le fleuve / les ombelles, les alcôves / la course
folle vers l’estuaire / la course folle vers l’incendie » et sursaut de résistance vitale : « si la fièvre te gagne / tu ris / de ce rire océan venu de
plus loin que la peur » – quand, corps abattu sur le lit « île dressée »,
il s’agit d’aller tout de même : « Ne renonce pas et monte la colline /
[…] et si les galaxies s’effritent à ton approche / ressoude l’océan ».
C’est pas à pas que le poème suit le calvaire de celle « allongée,
fatiguée, ravagée » qui n’en demeure pas moins « solaire », « séductrice », « guerrière » jusque dans « ce dit de la mort » qui inscrit
dans l’écriture son effacement impensable : « d’un coup de gomme
tout rayer. Le texte mangé, englouti, perdu. / le corps, ses désirs, sa soif.
La lumière. Tout ». L’expérience déborde de l’individuel et le
poème s’aventure au seuil de l’indicible entrant dans un dialogue
avec lui-même qui croise le récit de la montée au Golgotha et,
souligné par l’italique, le constat dur et sans concession d’un réel
implacable avec « les journaux de la veille éparpillés sur les chaises »,
le « sifflement qui glisse, s’installe dans les tuyauteries de la cuisine » et
partout le corps souffrant, « en tas, comme matière. Les rides creusées. À l’intérieur du fruit, de la cellule blette, le ver, le vibrion ». Le
« corps sous l’enclume » quand dans la « demeure du mourant » c’est à
notes de lectures
chaque fois et pour chacun même épreuve qui se rejoue. Le texte
résonne de cet entrelacement de voix multiples mêlant le rappel
de la passion christique, la méditation, le souvenir (celui des
femmes de Provence, de la mort du père, du goût de l’enfance
incarné dans le « pain perdu ») et la sensation brutale du corps qui
s’en va – « Coma. Putréfaction. Passage », « La chair est pâle. On
peut supposer qu’elle vire au brun, desquame, véhicule des humeurs
pestilentielles ». La mort quotidienne – « dernier passage, du lit vers
le cercueil » – y rejoint celle « des hommes et des femmes échevelés qui
fuient la guerre, le désastre » et le poème dit à la fois l’impensable de
la disparition de soi – « qui dérive tandis que je m’emmure » – et le
partage d’une destinée commune : « Là étendue, disloquée,
détruite, amnésique, puis-je refaire en entier le parcours d’une vie ? /
Là, étendue, le temps des vivants me paraît si court. Leurs dagues si
étroites. Leurs feux, pauvres. Et cette expérience de la mort, si vaste,
ouverte à tous les vents de l’enfer ».
Avec le retour à la vie, le poème retourne comme à l’ordre de la
marche, allant, s’ouvrant, s’aérant peu à peu, reprenant souffle et
respiration à l’image du corps qui revient à la vie. Nul ne sort
indemne d’une telle traversée. Et le lecteur non plus, conduit à
cette connaissance des lointains sur lesquels il est vain de se questionner : « ne pas se poser de questions après le désastre l’aube vient » ;
aux mains des enfants sur le lit, à « leurs baisers sur les paupières »
repart « le navire », la « barque » « le radeau » fragile. « Rien à comprendre sinon la vie, son fleuve… » tandis que renaît le vivre dans sa
vitalité – « mais cette eau vive ce sang qui coule dans mes veines à
nouveau / cette frénésie d’être » – et que se refait alliance dans une
humilité nouvelle aussi attentive à tout recenser, le souvenir d’enfance « cartable au dos », l’instant quotidien – « dans le premier troquet se rafraîchir se nourrir, parler » – le bruit de la mer et du vent,
la clarté du jour, les pas, le tout de tout qui se déplie alors dans un
« appel à vivre » qui, tandis que surgit le phénix symbolique de la
résurrection, invite à « accourir proposer se dresser vivant / se livrer
sans jamais avoir pieds et poings liés / sur la dérive inscrire le radeau /
en deçà au delà ».
D’une même voix s’énoncent, indissociables, un art poétique et
une sagesse dans son double sens originel de savoir et de goûter :
133
notes de lectures
134
« s’ouvre le livre dans la terre profonde / comme labours s’inscrivant
sillons qui se retournent sous le soc / selon l’énigme / l’encre les veines
du laboureur… » et « casque contre casque aimer / comme l’amant
gémit au sexe de l’amante ». Car c’est bien de « sauver le texte et le
corps d’un suicide intégral absolu » qu’il s’agit, de « sauver la chair,
l’esprit qui cogne aux tempes le cri l’éclair / sa vibration sauver l’être
sa coquille nacrée » quand se lient le geste d’aimer et celui d’écrire,
quand corps et texte ne faisant qu’un et que « se prononce avec le je
les os qui avancent / dans leurs gaines les muscles / les tendons / les cheveux les poils les cils le visage les yeux / dans un accord parfait une
désinence du verbe / aimer ou marcher / écrire semelles de vent sur /
les mousses lichens graminées tendres ténus… ». Ne reste qu’à épeler
le monde dans un « écrire au quotidien » qui est à la fois réconciliation et injonction à une présence au présent à laquelle le vertige
de la mort a donné son ancrage, qu’à « écrire au quotidien la sueur
le sang l’écharpe le feu », « écrire au quotidien les saisons leurs charrois
leurs désinences », « une maison, une saison / une glycine… » la totalité de la vie depuis son « chant se déversant » jusqu’à la « terrible
usure » avec « la lourde peine la nuit qui rassasie / les soleils amoncelés de la rue les ordures… » en une énumération du monde qui en
fait « boire au poème la saveur et la plaie ». Et c’est avec lui être au
vivant dans sa fragilité, dans une plénitude trouée, une sensualité
du corps et du mot qui joignent ici l’ouvrage de vivre et d’écrire
avec une force dépouillée qui touche à l’essentiel et réussit ce
« rapt du vivant » soustrayant au muet de la mort la part de la
parole. Claude Ber •
Méditations des lieux, d’Adrienne Arth, Claude Ber, Joëlle
Gardes, photographies d’Adrienne Arth, Éditions de l’Amandier.
Par-delà les murs, photographies de Patrick Gardes, gravures de Martine Rastello, textes de Joëlle Gardes, Éditions de
l’Amandier.
Rien ne définit mieux la triple entreprise, dont les résultats sont
consignés dans Méditation des lieux, que l’Avant-propos anonyme,
ambitieusement (mais justement) intitulé : De l’art comme exercice
spirituel. À quoi bon faire du texte sur du texte lorsqu’on peut
aller puiser à la source ? Donc : Les textes, et les photographies qui les
notes de lectures
accompagnent, sont nés d’une résidence d’artistes au Monastère de
Saorge […] en août 2006.
Sentes et clôtures de Joëlle Gardes, en même temps qu’un inventaire de lieux est une méditation sur l’écriture ; plus généralement,
sur la création. Et, au-delà, sur le sens même de la vie. Dans une
langue d’une rare pureté l’auteur chante « la poésie pour les autres,
ceux qui y ont droit, qu’on regarde de loin, parce que ce n’est pas
sérieux, ou parce que c’est trop sérieux. » Et semble trouver – au moins
partiellement – à la question non formulée, une réponse sous forme
d’interrogation : « Fragmentation, éclats, la grenade s’ouvre et laisse
voir ses grains de sang. Pour que Perséphone revienne consoler Cybèle, il
lui faut passer de nombreux mois dans la demeure sombre de son époux.
Faut-il donc se renfermer longtemps dans l’enfer de soi pour qu’enfin
l’écriture explose et offre ses grains juteux ? » Méditation lucide et sensible sur l’obscur de l’art en chacun de nous.
Depuis Lieu des éparts, que de chemin parcouru par Claude Ber
– qu’on ne présente plus – jusqu’à Pareil pour tous. Elle y nomme
les lieux et prend le paysage à bras-le-corps : « … l’eau familière du
lavoir, les calades abruptes de l’enfance dans ces villages perchés des
vallées alpines… tout épouse la pente du versant : façades en biseau
des maisons à flanc de rocher, raidillons plongeant à pic, brusques
déboulées de ravines jusqu’en bas dans le coupant en V de la vallée où
coule une de ces rivières torrents, Vésubie, Roya ou Verdon, dont les
torsades serpentent de lônes en cascades jusqu’à la mer. » Délimitant
subtilement les territoires du passé et du révolu qu’elle oppose,
Claude Ber se livre à des réminiscences dont la douceur n’implique pas le regret ni un quelconque passéisme. C’est au
contraire un salutaire retour sur soi qui règle quelques comptes
avec le passé. « Parfois, écrit-elle, j’ai compassion de ce que je suis
devenue, parfois je suis simplement agacée d’être encore en ma compagnie. » Prétexte (et post-texte) à l’enfance, le séjour, désormais,
déroule ses heurts (violents) et ses fastes (modestes et grandioses).
Mais sourd aussi, comme incidemment, la genèse d’une écriture.
Jamais peut-être ne s’était-elle livrée aussi totalement. Il existe, et
c’en est la preuve, une pudeur de l’impudeur. Celle qui ressuscite
les morts par la vertu des mots. « L’heure est venue de s’assoupir dans
la lucidité du jour. » Éblouissant.
135
notes de lectures
136
Contrairement à l’ordinaire, la photographe Adrienne Arth ne
se contente pas de livrer des clichés – au demeurant fort beaux et
frôlant l’informel –, elle produit un texte : Déambulations, stations, chemin, qui donne brillamment quelques clefs de son travail
tout en se révélant une œuvre en soi. « Dans une ruelle, une vieille
femme marche en pantoufles sales et se retourne d’un air suspicieux,
un pansement à l’œil droit. Elle est borgne. Moi aussi, je vis borgne,
toujours un œil caché par l’objectif. Je suis aussi borgne du dedans. Je
regarde dehors sans me voir. »
Et c’est pourtant le peintre en elle qui aura le dernier mot après
avoir eu le premier : « Sur le chemin du retour, je cueille des œillets
de poète, rose fuchsia, encore pleins de rosée. Je les mettrai dans ma
cellule, roses contre le mur blanc, dans un vase blanc, d’où surgit le
vert de la tige, entre le visage aux deux mains et le bras gauche du
Christ pris dans les lignes du plâtre. »
Récusant toute invite à ces résidences d’artistes dont l’aspect
artificiel me paraissait suspect, qui impliquait la production d’un
texte de circonstance pour ne pas dire de commande, j’ai toujours
courtoisement décliné les offres hospitalières de ce type. À moins
qu’ici encore l’exception ne confirme la règle, Méditation des lieux
m’amènerait sans nul doute à reconsidérer les choses.
*
Par-delà les murs prolonge en quelque sorte la méditation à trois
voix. On y retrouve des textes de Joëlle Gardes, précédemment
nommée, avec des photographies de Patrick Gardes et des gravures de Martine Rastello. Trois façons encore d’explorer un territoire commun.
Sculpteur et photographe, P. Gardes recompose la nature dans
ses œuvres. Venues du Portugal, d’Italie, de Thaïlande, de Chine
ou du Laos, mais aussi de divers coins de France, les photos qu’il
nous propose constituent, dans une confondante économie
d’images, un ensemble qui jamais ne tombe dans un exotisme de
pacotille ou dans un pittoresque facile. Il n’est même pas nécessaire de se référer à ses peintres de prédilection pour constater
l’originalité et la maturité de son regard.
Ayesha, de Téric Boucebci, Éditions Dalimen.
Cette phrase de Jean Malrieu, « la poésie comme la science exige
un langage de rigueur », m'accompagne toujours, dans mes méditations comme dans mes lectures ; et Téric Boucebci me semble
appartenir à cette famille de poètes authentiques.
Tous les poèmes de ce recueil sont bâtis sur la même épure
qu’une lumière pure accompagne. Ils témoignent d’une extrême
rigueur dans tout ce qui valorise l’existence.
L’extrémité du cercle est devenue heureuse
pleine de vie,
chaque main porte le bruit
chaque voix son message,
et les vivats entraînent l’artiste au firmament…
Certes, comme Héraclite, il sait que « commencement et fin
coïncident sur le pourtour du cercle… »
D’une profonde justesse, le poème dit bien :
L’aube appelle l’éveil de ses lueurs,
délaissant le parfum de la nuit
aux esprits qui s’attardent, fascinés, par la beauté du monde.
Et toute réflexion s’impose dans le possible avec Aimer et être.
Riches en devenir les poèmes, passant toujours de l’immanence à la
notes de lectures
Dans ses gravures à l’eau-forte, aquatinte et carborundum qui
illustrent de leur monochromie les têtes de chapitre, Martine
Rastello oscille entre silence et transparence en un dépouillement
graphique qui est la marque évidente de son art.
Quant à Joëlle Gardes, dont les textes denses et ramassés constituent l’indispensable contrepoint au visible, elle explore avec bonheur les thèmes essentiels de l’existence et sa parole brève sert à
merveille les sinuosités de sa méditation sans que la moindre lourdeur verbale n’empêche l’envol de l’imaginaire. Comme elle le
proclame dès la première page : Par-delà les murs s’ouvrent l’espace
intérieur et la plaine illimitée du songe. Et c’est elle qui en détient
les clefs. Jacques Lovichi •
137
transcendance, suscitent la plus saine des méditations. Le dernier
poème dit bien :
notes de lectures
Dans le premier matin d’hiver,
à l’aube montante,
le monde est devenu cristal,
silencieux
[...]
Le long du pétale une larme coule
et vient nourrir la terre.
138
Cette terre sans qui, nous le savons bien, rien ne serait possible
pour le bonheur de l’Homme, toujours en devenir. Yves Broussard •
Bruissant, de Gaëlle Guyot, Éditions de l’Amandier, collection
« Accent grave, accent aigu ».
Dernière parution de la récente collection « Accent grave,
accent aigu » aux éditions de l’Amandier, le recueil de Bruissant
enchevêtre un double parcours, l’un, chronologique, de l’enfance
à la vie actuelle, l’autre, spatial, de la campagne à la ville, surtout
Paris, où se déroule la vie actuelle. Le parcours chronologique se
fait à rebours, puisque le recueil s’ouvre sur un texte intitulé
« Quelques jours avant la mort », et se ferme sur un court poème,
qui, dans sa densité, célèbre les forces vitales à travers la lumière,
qui lui donne son titre. Cinq sections, sans titre, regroupent à
chaque fois, en nombre sensiblement équivalent, des textes autour
de la grand-mère, liée à l’alpage, au « chaos de pierre inquiet où
l’eau tournoie », aux gestes rituels, « beurre coupé droit en couche
trop haute sur le pain », et autour de la ville, de ses enseignes, de
son Métropolitain, de ses habitants qui égrènent leur complainte.
Entre ces deux univers, un poème parle des cartes, battues et
rebattues, et questionnées par la grand-mère, comme s’il s’agissait
de battre et de rebattre les cartes de la vie et de la mort, pour
« ordonner le jeu en vue d’un tour ». La structure nette de l’ensemble semble là pour contenir la force et parfois la violence intérieur des sentiments de celle qui dit « Je », et la violence extérieure
du monde. La grand-mère, Monique Hottegindre, est l’objet
d’une fascination-répulsion, « emperruquée », « crue aimant l’or »,
mais aussi « aimant cyclamen », et c’est à elle que se fait la « présentation de l’enfant » :
La dureté n’est pas seulement celle de la grand-mère mais aussi
celle du monde qui broie les êtres :
sans céans je n’ai plus pas
sauf
j’ai ecchymoses
urine
injures
chevilles gonflées
et pourtant elle ne saurait masquer sa splendeur, celle des choses, et
surtout des êtres, évoqués par leur nom quand ils sont connus, ou
plus anonymes comme le « très beau travesti » de la rue des
Archives, « chaloupe seins boules louve foule houle », ou ces
« hommes sur les toits » pour réparer les « ouvrages bleutés que le
temps a défaits » et qui sont « transfigurés » par « la seule hauteur ».
Une même tension traverse l’écriture, souvent sur le mode du
constat dépouillé, de listes qui tentent de capter un peu de la diversité de l’univers, mais aussi de sortes de calligrammes comme dans
le poème Météores, où les mots sont séparés tels de lourdes gouttes
de pluie, ou Patience, qui alterne des blocs compacts avec des
colonnes qui évoquent les tas de cartes disposés selon des règles
définies. Une émotion surgit de tous ces contrastes, et la traversée
du temps et de l’espace qui nous est proposée pourrait être celle de
chacun de nous, occupé à brasser les cartes qu’il a reçues :
de clairs enchaînements de causes surviennent
grand jeu
les cartes te gouvernent
Joëlle Gardes •
notes de lectures
j’ai peur que tu t’endormes qu’il glisse de tes bras
mais je te l’ai porté
je te le confie
c’est lui
139
notes de lectures
140
Grandeur nature, d’Yves Broussard, Le Taillis Pré.
Le dernier recueil de poésie d’Yves Broussard, entre une citation
de Pierre Dhainaut, qui affirme qu’un livre n’est vivant que s’il n’est
pas « définitif », et un fragment de René Char, qui définit la poésie
par le détachement, nous offre, sous forme de courts fragments –
mais nous sommes depuis longtemps habitués à sa brièveté synonyme de densité – une longue méditation qu’on pourrait qualifier
d’éthique. Car c’est bien là la plus haute mission de la poésie que de
nourrir notre réflexion et de nous donner des leçons de vie (nous
avons le « devoir d’exister ») face à la nuit, à l’ombre, et au sens qui
se dérobe en permanence et qu’elle nous aide à déchiffrer :
C’est dans la détresse
et le dénuement
que se régénère l’âme.
Les titres des neuf sections qui se succèdent sont suffisamment
explicites pour dire le conflit de l’ombre et de la lumière, l’exigence
du poète qui doit avoir un « regard ajusté », mais surtout le mouvement continu vers l’avant (« désirs neufs ») et la volonté de résistance (« encore et toujours »). La tension des contraires est déjà dans
l’écriture, entre le dépouillement de quelques lignes ou quelques
mots sur la page, l’extrême abstraction, y compris dans certains
mots rares (mais si justes) comme « illucescente », et l’extrême enracinement dans le réel. Chaque poète a des lieux et des moments privilégiés. Chez Yves Broussard, c’est souvent la montagne ou le
jardin sous la neige qui sont évoqués, même s’il arrive aux feuilles de
reverdir et aux roses trémières de signaler « l’entrée du royaume », et
l’aube est telle que le premier jour du monde, chargée de possibles
et du « frémissement du temps ». Les chiens aboient dans le lointain, l’oiseau « libre de tout règne » s’envole dans la clairière. C’est
ainsi un univers charnel qui est évoqué, le pain y est odorant, l’outil
familier, et le rire de l’enfance bruit encore dans l’âge maintenant
avancé. Si la nuit s’ouvre au doute et au néant qui menacent, si
l’espoir bien souvent n’est plus qu’un « châle déchiré accroché au
buisson », le jour libère nos pensées et rend l’homme, et surtout le
poète à sa tâche de « guetteur infatigable ». Porté par ses rêves et ses
souvenirs, lourd de ses attentes, il refuse le néant. La mort d’un ami
(le mot n’est jamais prononcé) n’est qu’une « disparition dans
l’épaisseur du temps », qui nous absorbera tous. Et l’âge qui nous
rapproche du terme ne tarit pas les désirs :
Il réconcilie, et « l’être » alors « s’éprend de toute absence »,
synonyme – et c’est le dernier mot du recueil – de « dilection ».
Chaque mot porte, chaque recherche typographique importe,
chaque poème a la précision d’une épure et la grâce d’une peinture chinoise :
Résolument
l’herbe repousse le ciel
jusqu’aux confins
du possible
Le temps de la lecture de Grandeur nature, nous avons aussi
entrevu les confins du possible. J.G. •
Préface à la vie. Prefazione alla vita. Otto poeti francesi
della Rivista Autre Sud. Introduzione di Jean Orizet. Traduzione di Guido Zavanone. De Ferrari.
« Huit passeurs poètes », comme les qualifie dans sa préface Jean
Orizet, lui-même poète originaire du Sud, sont rassemblés dans
cette anthologie, Gérard Blua, Yves Broussard, Daniel Leuwers,
Jacques Lovichi, Jean Poncet, Frédéric Jacques Temple, Jean-Max
Tixier et André Ughetto, qui ont tous participé à l’aventure
d’Autre Sud. Le volume s’ouvre sur une citation de Saint-John
Perse, envers qui la plupart ont, en d’autres lieux, avoué leur
dette : elle rappelle que la poésie n’existe que pour nous permettre
de mieux vivre. Et c’est bien de vie, et de mort, qu’il est question
dans la plupart de ces poèmes. On aura une pensée spéciale pour
ceux de Jean-Max Tixier, qui résonnent comme une triste prémonition quand il parle du temps qui « goutte à goutte te détruit »
(« ti distrugge goccia a goccia ») et « te repousse vers le vide et vers le
notes de lectures
L’âge venant
l’harmonie des contraires
rythme ma respiration
141
notes de lectures
142
néant » (« ti rispinge verso il vuoto e verso il nulla »). Chacun à leur
manière, à travers méditations ou évocations de paysages, les huit
poètes s’interrogent sur le mystère de l’existence, car, dans ce Sud
d’où ils sont originaires et où ils vivent généralement, la lumière
cache plus qu’elle ne dévoile : « Midi l’aveugle », disait Saint-John
Perse. Mais cette poésie enracinée en Méditerranée n’est pas pour
autant régionale et leur quête atteint à l’universel. C’est un autre
poète qui les a traduits, Guido Zavanone (il dirige également la
collection qui les accueille) sans jamais les trahir, attentif au sens
précis des mots comme au rythme et à la musicalité, qui lui
impose d’heureuses transpositions, de dispositions et de mots. À
l’heure de la disparition d’Autre Sud, l’anthologie de Guido
Zavanone vient à point nommé rappeler que la poésie, elle,
demeure. J.G. •
Quelques premiers vers, de Germain Nouveau, Édition de la
Société de Découragement de l’Escrime, Bruxelles, Liège, 2009.
Il nous est venu de Belgique à la fin de l’année 2009, un livre
tout à la fois beau et utile. Couverture au graphisme simple et élégant, papier glacé qui donne aux reproductions de manuscrits et
de fac-similés un charme désuet et coquet, cet objet précieux
contient « quelques premiers vers » de Germain Nouveau, l’un des
plus grands poètes du XIXe siècle (certains le disent), l’un des plus
méconnus (tout le monde s’accorde sur ce point). Et pourtant, ce
« mendiant magnifique » n’a jamais manqué d’ardents défenseurs
ni de grands amateurs* !
Parmi ceux-là, Jean-Philippe de Wind et Pascale Vandegeerde. Ils
sont tous deux avocats et ont une passion entêtée pour la vérité et
pour Nouveau. Ils passent leur temps disponible à tenter de retrouver les morceaux perdus et éparpillés de l’œuvre que le poète n’a pas
*Pour citer ceux que les nouveaux éditeurs saluent à la fin de leur préface,
Jacques Lovichi (Le Cas Germain Nouveau, critiques, description, hypothèses,
avec trente et une planches photographiques commentées hors-texte, thèse de
doctorat, Aix-en-Provence, 1963-1964) et Pierre-Olivier Walzer, éditeur de
Nouveau dans la collection de la Pléiade (Lautréamont, Germain Nouveau,
Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1970).
notes de lectures
voulu sauvegarder et que d’autres, peu scrupuleux, se sont appropriés. C’est le résultat de ces recherches qu’ils ont publié en
octobre 2009. Ils ont choisi de réunir dans cette nouvelle édition
Quelques premiers vers, accompagnés de manuscrits et de fac-similés, le titre choisi pour l’ouvrage désignant le premier obstacle rencontré dans cette aventure éditoriale : définir le corpus des premiers
vers. Quant aux autres difficultés, les éditeurs les signalent avec la
plus grande sincérité dans la préface, avouant avec modestie et un
peu d’autodérision que leur projet de corriger les éventuelles
« erreurs » de l’édition de la Pléiade était un projet ambitieux mais
très difficile à réaliser. En effet, ils se sont heurtés à l’égoïsme, la
mesquinerie des collectionneurs privés (ils signalent en revanche la
bonne volonté des institutions publiques) et quand ils ont eu accès
à un manuscrit original, à l’écriture « déroutante » de Nouveau, certains fac-similés n’étant parfois pas beaucoup plus lisibles.
Malgré toutes ces difficultés, ils offrent aux amateurs comme
aux spécialistes une base de données, pour certaines nouvelles et
pour toutes certifiées, dans la mesure où quand ils n’ont pas
retrouvé « de trace précise ou moins précise » du poème édité, il en
est fait mention dans les notes, qui sont la partie la plus intéressante de cette nouvelle présentation. Les notes nous permettent
de comprendre la genèse de certains poèmes, leurs sources (voir la
note passionnante sur La Chanson du Mendiant) et surtout de
revenir sur la possible chronologie de ces premiers vers (chronologie toujours soigneusement justifiée, surtout si elle contredit une
prise de position antérieure sur ce sujet).
Quant au lecteur de poésie, néophyte dans l’étude génétique
des textes, il a double plaisir : découvrir certains poèmes peu
connus et s’initier au travail de l’édition scientifique.
Remercions la Belgique d’avoir enfanté de si clairvoyants
amoureux de la poésie et mentionnons pour finir un ton direct
et souvent humoristique dans les commentaires des éditeurs.
Pour preuve, semble-t-il, le nom de la maison d’édition qui renvoie, on l’apprend à la toute fin comme une récompense pour
les bons lecteurs, à une lettre testament de Nouveau qui aurait
été « heureux de fonder une Société de Découragement de
l’Escrime ». Françoise Donadieu •
143
notes de lectures
ROMANS, RÉCITS, NOUVELLES
144
L’Œil postiche de la statue kongo, d’Anne-Christine Tinel,
Éditions Elyzad.
Chez le même éditeur, Anne-Christine Tinel nous avait déjà
donné un premier beau roman, Tunis, par hasard, dont les qualités se confirment dans celui-ci, en forme affichée de roman policier, si un roman policier se définit en ce qu’il met en scène une
ou plusieurs morts non naturelles, et un enquêteur.
L’enquêteur ici est une femme, Anne Cabane, qui exerce la
profession peu connue d’enquêtrice de personnalité, ce qui signifie qu’elle aide à cerner le caractère et le comportement d’un
accusé et, du même coup, de la victime. La victime, c’est Emna,
qui a épousé Martin après son divorce d’avec Lucie, celle qu’on
accuse précisément de l’avoir poussée dans le Rhône. Mais le triangle amoureux est trop beau pour être vrai, et il s’avère que
Lucie, lisse, calme, silencieuse, que tous décrivent comme une
bibliothécaire modèle, et qui allait prendre le voile, n’a guère le
visage d’une meurtrière. Il s’avère surtout que le vrai sujet du
livre, ce n’est pas l’énigme, dont on n’aura d’ailleurs pas le fin
mot, mais une autre enquête que mène Anne Cabane, sur sa
grand-mère, qui vient de mourir, et sur ses origines. C’est là le
ventre du livre, s’il est permis de faire référence au thème obsédant du désir et du refus d’enfant. Anne est enceinte, et Lucie,
Emna, et une autre femme qui fut à Tunis la maîtresse de Martin,
sont prisonnières de rapports compliqués à la maternité. Anne,
qui ne saura pas si Lucie a tué ou non, va découvrir le secret de sa
grand-mère, Mme Karabotchka, au nom sorti de Gogol, qui dissimule le vrai. Ce ne sont pas les deux séries d’événements qui
importent, encore qu’ils permettent de beaux portraits, surtout
de femmes, « reliées par le ressentiment de la serpillière », mais la
double quête en elle-même, non dans ce qu’elle a d’anecdotique,
mais dans la réflexion sur l’origine, qu’elle soit motivation d’un
acte ou filiation. Terme de l’enquête de personnalité, terme de la
grossesse, terme de l’« énigme familiale » : tout n’est affaire que de
quête existentielle et de mise à jour de blessures, dans le refus
Éclats d’enfance toulonnaise (1936-1952), de Marcel Migozzi,
avec des dessins de Serge Plagnol, Géhess Éditions, collection
« Témoin(s) ».
La Seule Rescapée, de Marcel Migozzi, Éditions La Porte,
Yves Perrine éditeur.
Même pour ceux qui n’en sont jamais vraiment sortis, vient le
jour où chacun, qu’il écrive ou pas, éprouve le besoin de faire
retour à son enfance pour la fixer définitivement. Aussi empathique soit-on, il convient de s’interroger sur l’utilité qu’il y aurait
à narrer une histoire si personnelle qu’elle devrait n’intéresser que
l’auteur. En chacune de nos enfances se peuvent retrouver des éléments communs – et pour commencer, l’enfance elle-même – qui
nous parlent et dans lesquels nous pouvons tous nous revivre.
Aussi différentes qu’aient paru nos existences (géographiquement,
familialement, socialement), ce qui nous réunissait était bien plus
fort que ce qui nous divisait car notre vie était beaucoup plus
notes de lectures
d’enfant ou dans le refus de l’amour. De même que les blessures
infligées aux objets, elles dérangent l’ordre de l’univers. L’œil
postiche de la statue kongo répare la fissure qui lui a été infligée,
comme les mensonges de la grand-mère et le silence de Lucie
réparent les blessures de l’Histoire et de leurs histoires. Mais si on
les dissimule un temps, on ne peut les supprimer. Anne, l’enquêtrice-narratrice, devra s’adapter à sa nouvelle identité et lui donner un sens. La quête ne s’arrête pas, elle fait partie du simple fait
d’exister. Au bout du compte, le roman policier n’en est peut-être
pas un, et l’intrigue qu’un prétexte à cette remontée dans le passé
au moment où l’avenir s’ouvre sur une maternité. Et pourtant, le
texte est bien construit conformément aux attentes du genre,
avec des indices lentement donnés, des retournements, des surprises : c’est dans cette impossibilité à être classé que réside son
originalité. L’écriture elle-même est double, tendue, sous forme
de phrases brèves et de notations qui s’épuisent jusqu’à n’être
plus qu’un mot, mais parfois aussi lyrique et ample, à l’image du
nouveau moi de la narratrice qui se forme en elle comme le bébé
dans son ventre. En définitive, s’agirait-il d’un roman de formation ? Joëlle Gardes •
145
notes de lectures
ouverte, beaucoup plus collective, beaucoup moins égoïste qu’en
cette époque-ci, période rétractée où l’on ne sait même plus qui
sont ses voisins de palier. À ce titre, des livres comme celui de
Migozzi, outre un besoin de dire qui nous étions et ce qui nous a
constitués, témoignent généreusement d’une période révolue et
trouvent place dans l’Histoire d’une « autre » civilisation. Les
hommes qui n’ont pas de passé n’ont aucun avenir. Et ne peuvent
revendiquer l’appartenance à aucune civilisation. La plupart des
« jeunes » d’aujourd’hui ont peu de souvenirs, et c’est en quoi ils
sont plus à plaindre qu’à blâmer.
146
Les jambes nues c’est mon enfance.
Nous les gardions jusqu’à quinze ans ou presque ! Elles
vivaient, battaient à l’air froid, connaissaient d’autres jambes
nues [...] aujourd’hui devant la maternelle, les jambes nues ont
disparu. De petits bonshommes pleurent entre eux sans essuyer
leurs larmes, sans sexe, sans mains parfois, les moufles les ont
dévorées. Misère, plus de genoux écorchés, plus de croûtes aux
beaux bruns ! Dommage !
Fils d’ouvriers ou de bourgeois, nous avions tous les jambes
nues ; ni télévision (mais des livres !), ni portables (et peu de fixes
chez nous, d’où la nécessité d’écrire), et pas davantage d’ordinateurs (le nom, sans doute, n’avait même pas encore été inventé).
Une autre civilisation, disais-je, que restitue, pour la mémoire, le
beau livre de Migozzi, qui publie par ailleurs aux éditions La
Porte, chez Yves Perrine dont on ne soulignera jamais assez le
mérite, quelques brefs poèmes sur Oradour (on est toujours dans
le domaine du souvenir…) sous le titre La Seule Rescapée.
maison avec un trou sans porte
qui siffle sur le ciel
fanatiquement bleu
le feu n’a pas d’humanité
se livre à l’air
déchet de honte
cendres soumises doit-on juger
la mémoire
la seule rescapée
C’est tous les jours comme ça : Les Dernières Notes d’Anthelme
Bonnard, de Pierre Autin-Grenier, Finitude.
Anthelme Bonnard ne fait pour ainsi dire rien. Oisif d’un certain
âge, il écrit, fume, boit, se désespère. Voilà qui suffirait à le rendre
dangereux. Il observe ses contemporains et il prend des notes sur un
quotidien étrangement inquiétant. Une femme et un petit vendeur
d’orgasmes s’y font dévorer, une épidémie d’infarctus se propage
tandis que disparaissent toutes les personnes possédant le patronyme
Martin. Des verres de Mâcon sont lichés, des cigarettes fumées. Des
étudiants y sont tabassés par la nouvelle Police du peuple pour une
bonne et simple raison : ils lisent des livres. Pourtant, tout le monde
le sait, « Lire peut entraîner des lésions cérébrales graves ».
Maître de la forme brève, Pierre Autin-Grenier nous offre ici
quarante-sept croquis de la vie quotidienne en bord de Saône et
ailleurs – à une époque qui, n’en doutons pas, est la nôtre. Des
échos de Vialatte et de Thomas Bernhard, un salut à Éric
Chevillard, mais l’on pense aussi à Orwell. Racontés d’un ton
mélancoliquement badin, les faits divers d’Anthelme forment un
kaléidoscope. Que le lecteur y jette son œil. Il y verra une certaine
image de notre temps avec ses polices nouvelles, ses asphyxies et
ses censures – l’espoir aussi, malgré tout, « d’une fenêtre audacieusement entrouverte ». François Bordes •
ÉTUDES, ESSAIS ET DOCUMENTS
Jorge Luis Borges : La vie commence, de Jean-Pierre Bernés,
Le Cherche-Midi.
À l’été 1986, le 24 juin peut-être, le bruit a couru que Jorge Luis
Borges venait de mourir à Genève. La rumeur était, bien sûr,
infondée. Nous étions quelques-uns à savoir que Borges avait dix
mille vies sans cesse réinventées. Impossible qu’il fût mortel. Il
notes de lectures
Comme il faut peu de mots parfois pour dire l’essentiel !
Privilège de la vraie poésie. Jacques Lovichi •
147
notes de lectures
148
pouvait à la rigueur disparaître pour une durée indéterminée dans
un de ses nombreux labyrinthes ou dans quelque cabinet secret de
sa bibliothèque de Babel ; pas plus.
En mai 2010, un livre paraît, signé Jean-Pierre Bernés, d’abord
ami intime de Borges puis éditeur de son œuvre complète dans La
Pléiade. Cet ouvrage apporte la preuve que l’écrivain est toujours
parmi nous. Quand j’écris sur Borges, je suis troublé car je ne puis
m’empêcher de songer à ce qu’il disait un jour : « Nous sommes
tous les héritiers de millions de scribes qui ont déjà écrit, longtemps avant nous, tout ce qui est essentiel. Nous sommes tous des
copistes et les histoires que nous racontons ont déjà été racontées ».
Comment, après de tels propos, oser écrire encore ? Mais il le faut.
Ceux qui aiment Borges se doivent de poursuivre leur travail d’exploration, et d’abord sur Borges lui-même. Il en avait exprimé le
souhait : « On ne sait rien de l’intimité de Dante, de Cervantès ou
de Shakespeare ; moi, je veux qu’on sache, il faudra dire ». La
publication du livre de Bernés me remet en mémoire ma première
rencontre avec Borges, le mardi 14 septembre 1982 à Buenos Aires.
Notre attaché culturel avait organisé un rendez-vous au domicile
de l’écrivain, 994 rue Maipu, à 10 heures du matin.
Vingt-huit ans après la rencontre de Buenos-Aires, je retrouve
dans le livre de Bernés un Borges plus vivant que jamais, plus
proche encore, s’il se peut, de ma sensibilité d’écrivain. La maîtrise de celui qui a donné ses lettres de noblesse au « conte métaphysique » continue de me fasciner : la « fiction » borgésienne se
construit souvent à partir de ces archétypes qui nourrissent les
mythologies, et donc l’inconscient collectif : l’éternel retour, le
thème du double, le jeu des miroirs, la mise en abyme, le
Labyrinthe, la Kabbale, l’Aleph.
Un essayiste a défini cette « fiction » comme « une aventure
d’idée », autrement dit la mise en situation d’une idée abstraite,
mais dans laquelle Borges intègre sa culture universelle, sa pensée
philosophique, sa fantaisie. Le magicien aveugle aimait à répéter
cette formule : « N’oubliez pas que la fiction est une réécriture de
la réalité ». D’ailleurs, la vie, pour lui, nous rappelle Bernés, n’était
faite que de variantes infinies, de versions et de perversions qui
répètent, à leur rythme, des redites programmées.
Frédéric Jacques Temple, l’aventure de vivre, études réunies
et présentées par Colette Camelin à l’occasion du colloque
organisé par Béatrice Bonhomme, Laure Michel et Patrick
Quillier, tenu en 2007 au monastère de Saorge et à Aiglun.
Éditions de La Licorne, Presses universitaires de Rennes.
Le Centre du monde & autres poèmes, de D. H. Lawrence,
traduit par F. J. Temple, L’Arbre éditeur, tirage limité.
Il n’est pas indifférent – ni effet de hasard – que les actes de ce
second colloque, consacré à Frédéric Jacques Temple moins de dix
notes de lectures
Borges n’a cessé de réfléchir à de nouveaux projets littéraires
qu’il définissait comme « des formes de l’espoir ». Il en avait exclu
le roman, considéré comme une routine, une superstition des
écrivains. Lors de ses conversations avec Jean-Pierre Bernés,
Borges lui avait donné, avec un humour caustique, la recette pour
écrire un roman : « Vous commencez par : “Il pleuvait”. Vous
racontez des déjeuners, des petits déjeuners, les menus, les coucheries, le suicide de la belle-sœur à la fin et vous remplissez de
descriptions 300 ou 400 pages, c’est mieux. N’oubliez surtout pas
les coucheries et les desserts ! » On voit en quelle estime Borges
tenait ce genre littéraire !
Vers la fin du mois de mai 1986, à l’Hôtel l’Arbalète, à Genève,
Jorge Luis Borges eut cette phrase à l’adresse de son biographe et
confident, qu’il prononça en français : « Je ne sais pas dans quelle
langue je vais mourir » et il ajouta, en espagnol cette fois, « Pero
soy un escritor, verdad ? » (Mais je suis un écrivain, n’est-ce-pas ?),
répondant ainsi lui-même, par une pirouette, à la question qu’il
venait de formuler.
Borges a toujours recommandé, à qui voulait l’entendre, d’être
attentif aux « mystérieuses bifurcations du destin ».
Dans une des Fictions que je préfère, « Le Jardin aux sentiers qui
bifurquent », le docteur Stephen Albert dit au narrateur : « Le
temps bifurque perpétuellement vers d’innombrables futurs ».
Voilà exactement ce qui est arrivé à Jorge Luis Borges en cet été
1986 : son destin a bifurqué vers un autre futur où il a retrouvé, à
côté de Voltaire et de Kafka, son ami Montaigne avec qui il aimait
à se « coudoyer ». La vie commence… Jean Orizet •
149
notes de lectures
150
ans après celui de l’université de Nanterre, commence et finisse
par l’image d’un ciel saturé d’oiseaux (Courlis et balbuzards, les
oiseaux de Fréderic Jacques Temple, par Jean-Carlo Flückiger, Vol de
tadornes sur Maguelone, par votre serviteur), ni que les pages retenues soient harmonieusement distribuées entre chercheurs universitaires et poètes, certains participants jouant d’ailleurs sur les
deux tableaux. Je connais peu de poètes contemporains sur lesquels on éprouve une aussi incoercible envie d’écrire que celui qui
fait l’objet (et le sujet) de ce livre. Et ce n’est pas la dernière manifestation d’intérêt dont Temple ait été l’objet. Il doit bien y avoir
quelques raisons à cela. Elles nous sont admirablement données
par les études contenues dans ce volume dont le travail proprement littéraire et critique ne masque jamais l’affectif. Car c’est
bien un homme autant qu’une œuvre qui se présentent ici aux
yeux du lecteur. Je n’en veux pour preuve que des bribes de certains titres : L’art d’évoquer les minutes heureuses ; Célébrer le
vivant ; À l’écoute… ; Aventure de la mémoire et porosité de l’être au
monde ; Mémoire et présence ; L’écriture fictionnelle de la mémoire ;
De la mémoire au mémorial, etc. Ce que souligne fort bien, en son
avant-propos qui n’est pas, aussi fouillé soit-il, qu’une présentation du livre mais une véritable étude, le maître d’œuvre, Colette
Camelin. Tant de convergences chez des gens qui ne se sont évidemment pas concertés, délimitent en fait le territoire du poète. Si
tant est que l’on puisse délimiter l’infini. Il ne saurait être question, en si peu de lignes, de faire apparaître toutes les richesses
d’un ouvrage dont je conseille très vivement la lecture non seulement pour Temple mais pour ce qu’il s’y dit de la poésie. Je me
contenterai donc d’indiquer qu’il contient un émouvant – mais
trop bref pour nos curiosités – cahier de photographies de diverses
époques (1930 pour la plus ancienne), et surtout – car là après tout
est le cœur de l’entreprise et sa justification première – des
poèmes inédits, d’où je tirerai ce fragment de Larzac :
Enfant, berger de mes troupeaux de rêves,
j’allais foulant la folle avoine
sur les ardents plateaux déserts
où règne la senteur enivrante des buis
[...]
J’allais à travers les cheveux d’ange
escorté de chardonnerets
éperdu
indifférent aux lendemains.
Jadis des livres m’ont ouvert
les portes du monde
tracé des pistes en des forêts profondes
à travers l’archipel des lacs.
En quelques mots, simples comme matin du monde, Temple s’y
révèle tout entier.
*
Comme (presque) tous les poètes de sa stature, « FJT » est aussi,
dans sa générosité native, un admirable passeur. J’en veux pour
preuve la dernière série de traductions de poèmes de D.H.
Lawrence dont voici un extrait pour mettre l’eau à la bouche du
lecteur :
Cette mer ne mourra jamais, toujours jeune et bleue sans fin
gonflant à l’aube ses collines
et protégeant l’esquif de Dionysos,
frêle et sombre, au mât pesant des grappes
parmi les dauphins bondissants.
Ce pourrait être, c’est encore, autant que du Lawrence, du
Frédéric Jacques Temple. Jacques Lovichi •
L’Odyssée Cendrars, de Patrice Delbourg, Écriture éditions.
Le signataire de cette note de lecture – écrite avant tout développement polémique – n’est nullement un spécialiste de
Cendrars. Peu au fait des mini-tempêtes qui agitent le micro-
notes de lectures
Et ceci, tiré de Onè Onti :
151
notes de lectures
152
cosme, il n’a jugé le livre que sur ses qualités littéraires, et comme
une fiction prenant appui sur un personnage certes réel mais
simple prétexte à un portrait en creux de l’auteur. C’est une
étrange entreprise que celle à laquelle se livre le toujours étonnant
Patrice Delbourg en ces quelques deux cent vingt pages. On
connaissait de longue date son attrait (sa fascination ?) pour
Cendrars mais, au regard de tout ce qui a déjà été écrit sur l’auteur
de L’Or ou de Moravagine – à commencer par les travaux de
Claude Leroy, les écrits de Jérôme Camilly et de F. J. Temple, ou
le numéro 26 (Cendrars vivant) de la revue SUD, qui publia également dans un numéro spécial (1988) les Actes du colloque de Cerisy
1987 consacrés à celui que Delbourg appelle drôlement le onemanchot – on imaginait mal comment l’auteur des Jongleurs de
mots allait aborder le sujet d’une façon neuve et originale. Il prend
le parti d’un apparent glossaire, constitué d’autant de chapitres
qu’il y a de lettres dans notre alphabet et, de Alfa Romeo à Zone,
nous conte à sa manière, en vingt-six chapitres-poèmes, la vie et
l’œuvre de Frédéric Louis Sauser auxquelles on sent bien, chemin
faisant, qu’il s’identifie peu ou prou. Ce qui nous en apprend
autant – plus peut-être – sur Patrice que sur Blaise. Si l’on s’attend
à trouver des têtes de chapitre intitulées : Bourlingue, Fabulateur,
Transsibérien, Wagon-Lit (le chien, pas le moyen de locomotion !),
ou Helvétie, on peut s’étonner d’en rencontrer d’autres plus inattendues comme Élastique, Jonglerie, Kodak, Quotidien, Vieil âge
ou Xénophobie. Pourtant le puzzle se reconstitue à merveille pour
dessiner le portrait d’un homme libre, parfois antipathique et
même insupportable en raison de cette liberté-même. « Cendrars,
pour sa part, ne consentit jamais à jouer le jeu de la modernité qui
faisait les beaux jours de tant d’opportunistes », écrit-il de cet
homme qui « cherche non à émouvoir comme Apollinaire, mais à
surprendre loin de la glu du sentiment et de l’autocomplaisance
pathologique. » Ce qui ne l’empêche pas d’écrire ailleurs et fort justement que l’« on ne peut écrire qu’un livre ou plusieurs fois le même
livre. C’est pourquoi tous les beaux livres se ressemblent. Ils sont tous
autobiographiques. » Analysant les fondements de l’écriture de
Cendrars, il souligne que celui-ci « met à jour des textes à géométrie
variable, lisibles par différentes générations et qui vont confirmer son
A Peaceful legionnaire – An Indochina sketchbook, 19481954, de Helmut Loofs-Wissowa, Veritas Publishers.
Quel livre superbe, reflet de la vie et du talent d’un homme hors
du commun !
Commençons par l’homme, Helmut Loofs-Wissowa, le légionnaire pacifique mentionné dans le titre. Les chats, dit-on, ont sept
vies : Loofs-Wissowa appartient à coup sûr à l’espèce des félidés.
Né à Halle en 1927, il est enrôlé par la Wehrmacht à l’âge de
17 ans, envoyé sur le front de l’Est, qu’il rejoint à pied et dont il
reviendra, toujours à pied et sans nourriture. En 1947, il fuit la
zone d’occupation soviétique, rejoint la zone française et s’engage
dans la Légion étrangère : Marseille, puis Saïda en Algérie,
Indochine enfin, juste à temps pour y retrouver la guerre. Il quitte
notes de lectures
image d’auteur tout-terrain auprès du grand public. » Tiens ! ce solitaire qui se soucie de la gloire comme d’une guigne écrit pour
séduire le plus vaste public de lecteurs ? Quelle aventure !
« L’aventurier, selon le mot du poète Pierre Reverdy, est celui qui
invente ses aventures et les plus beaux voyages sont ceux que l’on fait
en imagination. » Voyage autour de ma chambre ? Non : réinvention gratifiante d’une réalité pas toujours à la hauteur. Ainsi
naissent, positivement, les mythomanes. Et c’est une excellente
chose pour la littérature.
Que l’on me permette, achevant cette note, de citer une charge
« de haulte graisse » dont, même si elle est un peu longue, le respect
dû au lecteur ne saurait faire l’économie. Parlant de Blaise encore :
« Sa poésie casse d’emblée la vieille vaisselle symboliste et fait pâlir les
effigies des compassés d’alors. Il n’y a qu’à se baisser pour ramasser. Son
Excellence Paul Claudel, ambassadeur en viager qui fait le paon devant
la moindre rosette. Les rideaux de fumée de Perse, le grand manipulateur à l’ego surdimensionné, avide de reconnaissance, tout le pathétique
cortège des simagrées de Saint-John léger, léger… René Char, bricoleur
de nuées métaphysiques qui ne cesse de se pousser du col… Louis Aragon
qui s’agenouille devant Staline. Paul Éluard qui se veut l’ami du genre
humain. Le pontife André Breton, bouffi de certitudes, qui pérore à
l’encan et multiplie diktats et exclusions… Quelle purge ! » Jubilatoire !
Cendrars indeed ? Non, Delbourg. Chapeau ! J.L. •
153
notes de lectures
154
l’Indochine et la Légion en 1954, se lance dans des études
d’archéologie et d’anthropologie – Allemagne, France, Suisse – et
obtient son doctorat en 1960. Après un passage au Musée
d’anthropologie de Berlin-Ouest, il est nommé à la Faculté des
études orientales de l’Université nationale australienne en 1961. Il
y restera jusqu’à la fin de sa carrière, en 1992.
Francophile acharné autant qu’élégant francophone, LoofsWissowa a été le président de l’Alliance française de Canberra,
ville où il a également contribué à la fondation de la « Petite
École » française, école maternelle francophone encore en activité
aujourd’hui. Cerise incongrue sur le gâteau de sa vie romanesque,
le légionnaire pacifique Loofs-Wissowa, Allemand naturalisé
Australien, a été, pendant de longues années, le représentant en
Australie des Anciens Combattants français !
Son livre maintenant. Cent pages de grand format reproduisent en quadrichromie des centaines d’œuvres réalisées pendant ses années à la Légion Étrangère – car Loofs-Wissowa est
aussi un grand artiste ! Toutes les techniques graphiques, ou
presque, y sont utilisées – crayon, encre, pastel, aquarelle –,
seules ou en combinaisons diverses. On y trouve, bien sûr,
quelques scènes de la vie militaire. Mais le gros du livre, et son
principal intérêt, réside dans la rencontre de Loofs-Wissowa
avec l’Indochine et ses habitants. Dans l’introduction à son
texte, à la fois informatif et profondément humain, Le Sud du
sud, rédigé en 1965, il écrit :
Nul occidental, je pense, qui s’est jamais rendu au Vietnam ne
peut s’empêcher d’être profondément marqué par ce pays, par
l’étrange beauté de ses paysages autant que par la grâce et le
charme de son peuple. Et à coup sûr, tous ceux que cette émotion
a touchés déplorent sincèrement le sort cruel qui, depuis maintenant plus d’une génération, empêche ce pays de connaître la paix
après qu’il a été contraint de combattre pour son indépendance
pendant la majeure partie de son histoire.
Ce livre, toutefois, n’est pas un ouvrage politique. Il essaie simplement de saisir et de transmettre quelques impressions de la
beauté de la terre et du peuple du Vietnam, beauté éternelle,
Grâce à son art, où l’irréprochable technique graphique serait
vaine s’il n’avait, avant tout, un regard particulièrement affûté et
plein d’une profonde empathie, nul doute que le légionnaire pacifique a atteint son but : nous faire partager ses émotions de jeunesse, fixer la beauté immémoriale des cultures indochinoises et
rendre l’hommage du cœur – et de l’intelligence, car le dessinateur ne cesse jamais d’être aussi un anthropologue – aux peuples
de cette région. Jean Poncet •
notes de lectures
indépendante des guerres et des révolutions […]. A l’instar des
habitants de Schilda, au Moyen-Âge, qui tentèrent d’enfermer la
lumière du soleil dans leurs sacs et leurs paniers pour la relâcher
dans leur nouvel hôtel de ville après avoir découvert qu’il était
bien sombre, l’architecte ayant oublié les fenêtres, les pages qui
suivent essaient de capturer un peu du soleil du Vietnam pour là
où on en a besoin, c’est-à-dire notre esprit lorsqu’il songe à cet
Infortuné Pays… Puissent-elles atteindre leur but avec plus de
succès que les habitants de Schilda !
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Jan Karski, le « roman » et l’histoire, de Jean-Louis Panné,
Pascal Galodé éditeurs.
La parution, en 2009, d’un livre de Yannick Haenel intitulé
Jan Karski sonnait comme une heureuse nouvelle. Qui, en effet
se souvenait encore de ce résistant polonais qui, le premier,
alarma les Alliés sur la mise en œuvre de la « solution finale » ?
Claude Lanzmann avait retrouvé sa trace et avait réalisé un
entretien avec lui pour son film Shoah. En 2004, Jean-Louis
Panné et Céline Gervais-Francelle avaient fait republier les
mémoires de Karski, Mon témoignage devant le monde, histoire
d’un État secret, chez un éditeur confidentiel. Cinq ans après
cette reparution, le livre de Yannick Haenel marquait une reconnaissance de la figure de Karski. Le plan du roman paru chez
Gallimard est simple : une première partie reprend le témoignage de Shoah, une seconde résume les mémoires, une troisième, enfin, changeant radicalement de point de vue, prend le
« je » de Karski. Yannick Haenel, revendiquant les libertés de la
fiction, prête au résistant des idées et des interprétations très
notes de lectures
156
éloignées de celles de l’homme réel. Beau sujet de dissertations,
de séminaires et de colloques sur les rapports entre roman et histoire. Et puis, patatras ! des historiens se cabrèrent. Annette
Wieviorka tira la première salve (« Faux témoignage », L’Histoire,
janvier 2010). Puis, Claude Lanzmann, tira à boulets rouges
(« Un faux roman », Marianne, 23 janvier 2010), déclenchant
une polémique violente et sans merci. Le livre de Jean-Louis
Panné ne mettra sans doute pas fin à cette querelle ; il fournira
par contre d’indispensables éléments pour connaître Jan
Kozielewski, ce résistant polonais qui prit pendant la guerre le
nom de Jan Karski.
Ancien secrétaire de Boris Souvarine, Panné reste fidèle aux
exigeantes leçons du révolutionnaire devenu historien. Il traque
l’anachronisme, chasse les erreurs factuelles et dénonce les
reconstructions abusives. Ici, le lecteur trouvera des faits, des
analyses et des attaques tranchantes contre ce que l’auteur
nomme « une littérature de ventriloque ». L’homme dont parle
Panné est bien différent de celui de Yannick Haenel. Issu d’une
longue réflexion sur la résistance, la guerre et les totalitarismes,
nourri d’une connaissance très approfondie du sujet, ce livre
propose de corriger les erreurs du romancier et de redonner la
parole au « vrai » Karski. L’action de ce dernier est donc replacée dans son contexte polonais, l’auteur insistant en particulier
sur l’importance du rôle de l’Armia Krajowa, la résistance intérieure. Outre ce travail de contextualisation, l’ouvrage contient
des écrits de Karski, comme par exemple un article sur la
Pologne occupée paru en décembre 1943 dans La France libre.
L’ouvrage contient aussi une étude de Jean-Louis Panné sur la
résistance polonaise.
La conclusion est une attaque contre la « littérature moisie »
dont Haenel serait un représentant. Pour Panné, le livre du
romancier répondrait en effet à des objectifs idéologiques. Il
s’agirait, entre autres, de diffuser l’idée d’une co-responsabilité
des Alliés dans la Shoah – et d’imposer ainsi une équivalence
entre nazisme et démocraties libérales. Le passage du roman présentant un Roosevelt repu et libidineux, indifférent au sort des
Juifs, trimbale en effet des clichés d’un âge qu’on croyait révolu.
On voit, effectivement, de quelle vieille corde cette grosse ficellelà serait faite. Mais s’agit-il d’un objectif ou d’un reflet idéologique ? Au-delà des approximations et des erreurs, la question
centrale n’est-elle pas posée par le lapsus commis par Haenel luimême dans l’exergue de son livre ? Un vers de Celan ouvre en
effet ainsi le roman : « qui témoigne pour le témoin ? ». Or, la traduction correcte est : « Personne ne témoigne pour le témoin ».
N’est-ce pas cette hybris – avoir voulu être celui qui « témoigne
pour le témoin » – qui vaut à Haenel la volée de bois verts des
historiens, et de la part de Claude Lanzmann, la poix, le goudron
et les plumes ?
L’ouvrage de Jean-Louis Panné apporte une précieuse contribution, riche d’informations, d’analyses et de documents sur ce
Juste parmi les nations dont le nom n’est désormais plus
inconnu du public français. Après avoir réédité les mémoires du
résistant polonais en 2004, Panné apporte aujourd’hui de nouveaux éléments pour comprendre et connaître l’histoire de Jan
Karski. François Bordes •
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Couv_Phœnix n°1
3/01/11
11:38
Page 1
Au fond, le personnage secret de mon œuvre est Lazare : deux fois né, deux
fois mort, ayant traversé l’épaisseur terrifiante des ténèbres pour ressurgir
vivant, de l’autre côté. La découverte des ruines de la cité phénicienne de
Byblos, au Liban, m’offrira l’occasion d’une telle renaissance. Soudain, làbas, il fit très jour et j’aperçus, depuis les terrasses dominant la mer, sur le
promontoire des siècles réduits en poudre, la vie et la mort faisant l’amour au
bord d’une tombe royale d’où émergeait un alphabet miroitant de scarabées :
Marc Alyn
2010 — N O 1 — M ARC A LYN
Passeur des mots ton crible est une barque semblable à
la barque des morts
Et tu vas à travers la grande nuit de l’encre
Avec ton cœur qui bat dans tous les siècles à la fois.
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PARUTION TRIM
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Marc Alyn
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inédits — entretie
— Bernard Mazo
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Partage des voix
— Cristophe Mun
-Pierre Cramoisan
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Téric Boucebci —
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ard Mazo — Beni
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et
Jean Oriz
Voix d’ailleurs
Giorgio Cittadini
Mise en scène
Notes de lectures
9 782919 638000
ISBN : 978-2-919638-00-0
Prix public : 16 €